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comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »

02août

Sur le passionnant et très riche L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,

de Martin Kaltenecker,

aux Éditions MF.

Parmi les Arts non directement (= non étroitement) dépendants du langage _ de la parole, du discours _,
la musique est celui dont le formidable pouvoir de sens

et sur les sens : de l’esthésique à l’esthétique, pour dire l’essentiel !,
est probablement le plus étrange, complexe,

et donc délicat, voire difficile _ et d’autant passionnant : ce à quoi réussit parfaitement en ce travail auquel il s’est attelé Martin Kaltenecker _ à analyser,
en même temps que puissamment fascinant en l’étendue _ et intensité _ de ses pouvoirs ;

de même aussi que ce qui en échappe

peut devenir insidieusement troublant, dérangeant,

et bientôt importun, voire dangereux et à proscrire !

pour (et par) qui veut surtout, techniquement alors _ et pas artistiquement _ « s’en servir » :
l’homme est décidément et statistiquement  _ en tenant pour grosso modo « quantité négligeable » les singularités qualitatives _ bien davantage qu’un artiste,

un homo faber, et plus récemment un homo œconomicus, réductivement…

C’est là-dessus que raisonnent les statisticiennes disciplines dites assez improprement « sciences humaines »,
généralement peu sensibles, en leur minimalisme quantitatif méthodologique _ souvent sectaire _, au facteur qualitatif spécifiquement « humain » _ distinguer cependant ici l’approche beaucoup plus fine, bien que toujours encore (forcément !) statistique, d’une Nathalie Heinich, par rapport à celle d’un Pierre Bourdieu, en sociologie de l’Art : de Nathalie Heinich, lire les passionnants deux volumes La Sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Aux lieux d’être, 2006 [vol. 1], 2007 [vol. 2]…

D’où un certain asservissement _ cf les usages dominants des médias : idéologiques _ de l’esthétique, depuis le siècle dernier ; et pas seulement, ni le plus, loin de là, de la part des États totalitaires : l’esthétique _ en sa version de l’« agréable«  : cf par exemple le travail d’Edward Bernays (par ailleurs neveu de Freud), dès la décennie 1920, aux États-Unis : Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _ est trop aisément bonne fille…

Et, sur l’autre versant (que celui de l’émetteur-compositeur de musique,
comme du détenteur de pouvoir(s) ! en tous genres, et pas seulement artistiques, donc,
tous s’imbriquant les uns dans les autres en leurs usages de fait !,

la musique comporte aussi
d’infinies _ pour qui veut y regarder d’un peu près _ micro-modulations de réception-accueil

_ plaisir, goût, jouissance (proprement esthétiques, et pas seulement esthésiques : Paul Valéry l’a très clairement signalé en ses cours de Poïétique au Collège de France dès 1937 ; cf mon article du 26 août 2010 : Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple) :

selon un jeu lui-même délicat et complexe,

se formant seulement à l’expérience renouvelée et creusée, et approfondie, de l' »écoute musicale« 

de ce qui est alors « reçu« , activement, de la part du mélomane comme « œuvres«  (d’artistes) ;

selon un jeu, donc, d’activité(s)-passivité(s) de la part du récepteur-mélomane
ayant à « accueillir » (= recevoir activement : avec attention-concentration ! à ce qu’il écoute…) ce jeu-là de la musique (et des musiciens) _,

micro-modulations de réception-accueil dynamique éveillée
les plus étranges _ assez peu et assez mal identifiées par beaucoup, la plupart y demeurant carrément insensibles… _,
et devenant parfois chez quelques uns _ plus rares _, peu à peu,

et parfois même assez vite, depuis la marge d’abord floue et flottante du premier discours et des échanges-conversations,
sujettes à discussion, voire disputes s’exacerbant passionnément en s’énonçant
jusqu’à s’écrire

en quelques textes,

voire essais publiés _ plus ou moins difficiles (qui s’y intéresse vraiment et de près ?) à dénicher : Martin Kaltenecker l’a fait,
principalement dans des archives et bibliothèques germaniques qu’il s’est donné à parcourir et fouiller-explorer de toute sa curiosité très éminemment, déjà, cultivée :

c’est sur ces essais publiés, donc, (et non traduits jusqu’ici en français) qu’il se penche tout particulièrement, et c’est tout simplement passionnant ! (et pas sur « les revues musicales, les correspondances et journaux intimes » « qu’il a dû écarter«  (page 15) : la tâche (de recherche) aurait, sinon, pris une ampleur (et un temps) considérable(s)... _

quand l’époque devient, lentement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
celle du marché _ concurrentiel _ de l’Art

_ concurrentiel (c’est un pléonasme !) lui aussi, car n’échappant pas, lui non plus, aux progrès (assez peu résistibles, pour le plus gros) de la « marchandisation«  de toutes choses (« produits« ) et services : l’Art a toujours (lui aussi !) contexte et Histoire ! pourquoi et comment leur échapperait-il ?.. Même si existent aussi (en certains des artistes) des résistances (et au contexte et à l’Histoire) non négligeables… _,
et celle aussi _ par là même _ de carrières d’artistes  : dont celles des musiciens ;

pour la plupart d’entre eux du moins : qui, de fait, parmi ceux-ci, se contente de composer seulement pour lui-même ?

Cf cependant, ici, cette remarque de Martin Kaltenecker, page 9, à propos de « Carl-Philipp-Emanuel Bach,

qui se plaint _ en son autobiographie _ d’avoir été obligé _ sic _ d’écrire la plupart _ voilà ! _ de ses œuvres

« pour certaines personnes  _ soient quelques commanditaires _ et pour le public _ toujours particulier ; et ainsi donc à « cibler » ; à l’époque des « musiques adressées«  _,
si bien que j’ai été beaucoup plus limité _ alors _
que dans celles écrites uniquement pour moi-même _ avec le déploiement-envol enthousiaste de l’idiosyncrasie, en toute l’inventivité de la fantaisie, de son génie ;

soit, au moins en partie, une nouveauté à ce moment-ci de l’Histoire.
J’ai même dû suivre parfois des prescriptions ridicules« ,
indique très utilement Martin Kaltenecker,
à partir d’analyses (avec citations judicieuses incorporées) de George Barth, in The Pianist as Orator. Beethoven and the Transformation of Keyboard Style (en 1992)…

Une nouvelle civilité _ bourgeoise ? _ se développe en effet alors _ son expansion allant prendre assez vite pas mal d’ampleur _ à la Ville ;

et plus seulement rien qu’à la Cour :

Carl-Philipp-Emanuel lui-même a quitté _ en 1768 _ le service royal _ un peu trop fermé (et « serré«  aux entournures) _ de Frédéric II à la cour de Potsdam

pour la cité bourgeoise _ plus ouverte sur le reste du monde _ de Hambourg

en quelques postes _ un peu plus tolérants au brillant et à l’inventivité du génie même du compositeur _ que lui léguait son parrain _ lui-même très fervent inventif _ Georg-Philipp Telemann ;

une nouvelle civilité, donc, se développe alors

dont témoigne, par exemple _ et comme en modèle _, l’essor de la vie des salons parisiens _ ils ont débuté sous Louis XIII avec celui de (la romaine : sa mère est une Savelli) Madame de Rambouillet (cf là-dessus les passionnants travaux de Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation et Madame du Deffand et son monde) _ le long du XVIIIe siècle ;
ainsi que ce qui, un peu à leur suite _ et à celle des gallerie des palazzi italiens : Louis XIV qui offre une partie du palais du Louvre aux peintres, fut le filleul (et l’héritier des collections d’Art) du romain Giuliano Mazzarini (cf, par exemple, le Louis XIV artiste de Philippe Beaussant) _, devient « Salon de peinture », dans les Arts plastiques ;
ou encore, en musique cette fois, un peu plus que ce qui avait commencé par n’être que le « coin du Roi » et le « coin de la Reine« , à l’Opéra, sous le règne de Louis XV…

Commence ainsi

ce que l’on peut identifier comme « l’ère de l’Esthétique« 

_ cf et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne _ l’esthétique et la philosophie de l’Art du XVIIIe siècle à nos jours, et Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux _ essai sur le triomphe de l’esthétique _
et l’expansion de ce que Jacques Rancière nomme, lui, « le partage du sensible« …

Et c’est précisément le cas de ce marché de l’Art,
tout comme de ce déploiement d’une civilité

davantage civilisée, urbaine (« la civilisation des mœurs« , ainsi que la nomme, en sa _ aussi _ fragilité _ face à la régression de la barbarie _, Norbert Elias),
de (et en) la période
sur laquelle se penche l’analyse serrée et ultra-fine,
à la fois au microscope et au télescope _ pour reprendre le jeu des métaphores de Proust dans Le Temps retrouvé _, de Martin Kaltenecker ici :

aux XVIIIe et XIXe siècles,
dans le domaine de la musique,
dans laquelle les musiciens (de profession) vont avoir
_ mais ce n’est pas nouveau : la pratique de la musique (par des professionnels) s’inscrit elle aussi, forcément, et s’insère, dans les échanges fonctionnels de toute société _
à faire commerce
de leurs pratiques, tant la composition que l’interprétation,
sur un marché qui se restreint de moins en moins, alors

à ce moment de l’Histoire,

à un tout petit nombre de commanditaires (= une élite de très privilégiés, à beaucoup d’égards, et pas seulement « culturels » _ cf ici, sur le « culturel« , les remarques décisives de Jean Clair, notamment en son lucidissime L’Hiver de la culture ; ou celles de Michel Deguy, par exemple en l’admirable Le Sens de la visite _),
mais se met _ passablement _ à s’élargir _ de moins en moins virtuellementà une foule de plus en plus copieuse d’amateurs payants à conquérir (= charmer) :
soit à un « public » (!) de mélomanes
à amener à se rendre, et s’affilier, en se fidélisant..,
à l’opéra _ les premiers théâtres d’opéra naissent à Venise, cité marchande, vers 1650, à la suite du Teatro San Cassiano ouvert, lui le premier, en 1637 _, ou au concert public _ tel le Concert spirituel ouvert à Paris en 1725 _ ;

ensuite, à l’autre bout _ la fin _ de la période étudiée dans cet essai : après 1930,

ce sera bientôt l’expansion du marché de la musique enregistrée ;
et désormais celui _ personnellement j’y résiste ! _ des ventes-achats dématérialisées électroniques ;
mais Martin Kaltenecker fait le point seulement jusque vers 1920-1930 _ avec un bref aperçu sur ce qui va suivre, aux pages 373-376 de l’avant-dernier chapitre, « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle« ).

Après de passionnants aperçus (rapides, mais très parlants) sur l’Antiquité gréco-romaine,
dont, par exemple, le De musica du pseudo-Plutarque, écrit au IIe siècle de notre ère, avec la notion de « jugement (krisis) des éléments de la musique » (page 7) allant bien au-delà de la simple perception physico-acoustique ;
et le De Institutione musica de Boèce (vs. 480-524), mieux connu, page 19 ;
puis le Moyen-Âge, le Renaissance,
et le Baroque,

âge spécialement florissant de ce que Martin Kaltenecker nomme (et c’est le titre de son chapitre premier, pages 19 à 78) « la musique adressée«  : « la « rhétoricisation  » de l’univers musical reflète la promotion plus vaste _ voilà _ depuis la Renaissance des techniques d’argumentation (…) qui investit _ oui _ l’ensemble du domaine intellectuel » _ mis, lui aussi, « à contribution«  par les divers pouvoirs « en lice«  (lire ici Machiavel, Descartes, Hobbes, Locke, Adam Smith…) _, page 23,

démarre (page 59) le travail pointu merveilleusement passionnant de l’analyse focalisée de Martin Kaltenecker

sur « l’évolution de l’écoute musicale« 
au moment où va se trouver débordé et dépassé le distinguo (qui était encore celui de Carl-Philipp-Emanuel Bach, dans le second versant du XVIIIe siècle) entre « amateurs » et « connaisseurs« 

« On pourrait schématiser à grands traits l’évolution des discours sur l’écoute _ fait excellemment le point Martin Kaltenecker page 219, à l’entrée de son chapitre 5 « Écoutes romantiques«  _ en distinguant (1) une ère de l’effet, où les théoriciens grecs en particulier, s’interrogent sur l’impact vif et même dangereux de la musique dont il faut bien souvent protéger les auditeurs, moyennant un usage modéré de l’émotion.
Dans (2) l’ère de l’affect, l’auditeur doit surtout être persuadé, atteint et touché grâce à l’imitation et une disposition formelle claire et efficace.
A la fin du XVIIIe siècle, quand la musique prend une place nouvelle, naît (3) l’idée de l’œuvre comme interrogation : ce sera la conversation de la symphonie haydnienne qui joue avec les codes formels, puis l’avancée fulgurante de la musique de Beethoven, dont les œuvres les plus expérimentales apparaissent comme une question adressée à la musique ou au langage musical lui-même : dans ce cas-là, l’écoute musicale (…) devient question sur une question » :

nous y voici donc…


Peu à peu, tout au long de ce XVIIIe siècle, s’était ainsi fait jour, avant de s’élargir (et faire quelques polémiques jusqu’à s’écrire en quelques libelles, puis essais dûment publiés !),
une faille
entre l’écriture simplifiée et facile du « style galant« 

qui se répand alors comme une traînée de poudre parmi les compositeurs

depuis Naples _ Leo, Vinci, Pergolese, Jommelli : ce dernier et bien d’autres partent travailler dans les cours allemandes… _, en toute une Europe des « goûts » de plus en plus « réunis« 

_ ainsi en 1737, Johann-Sebastian Bach voit-il se lever une critique virulente de sa musique (accusée d’archaïsme) de la part de Johann-Adolf Scheibe… _,
et une écriture plus « stricte » _ ou « sévère«  _, selon une remarque de ce même Carl-Philipp-Emanuel Bach dans la préface _ page 23 de la traduction par Denis Collins _ de son célèbre Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier (note page 43 de L’Oreille divisée) :

pour soi-même, d’abord ;
mais aussi pour une « écoute » un peu plus « avertie« , de plus en plus et de mieux en mieux « réfléchie« , de la part d’un cercle grandissant de mélomanes devenant alors un cran mieux que « connaisseurs« ,

de la part des compositeurs…

Et ce serait bien là, sinon le tout-début, du moins l’émergence

de plus en plus et de mieux en mieux

_ de plus en plus consciemment, au moins : jusqu’à s’exprimer pour elle-même ; ici Martin Kaltenecker, en une très remarquable Introduction à son travail (pages 7 à 15) emprunte à Michel Foucault ses concepts de « discours«  (in L’Inquiétude de l’actualité, un entretien en juin 1975) et d’« archive«  (in L’Archéologie du savoir, en 1965) _,

ressentie

de l' »écoute » spécifiquement « musicale« …

De même que tous les autres Arts,

la musique est bien sûr sujette à sa propre historicité,
à la fois mêlée à, et dépendante de, toutes les historicités, fines et complexes, des diverses fonctionnalités, elles-mêmes complexes et entremêlées, des divers autres pouvoirs qu’elle côtoie, parmi toutes les manifestations sociétales de la culture,
et de leurs divers effets, parfois collaborant et s’entr’aidant, s’épaulant, parfois se dérangeant :

ce qui a pour conséquence _ forte _ la nécessité _ à qui veut mieux comprendre _ d’une méthode d’analyse à la fois historique et contextualisée

_ cf ici mon précédent article du 15 juillet dernier Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui  à propos de cet autre travail majeur (qu’on se le dise !) que sont les Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui aux Éditions Actes-Sud/Cité de la Musique, parus en mars 2011 _

de cette « évolution d’une écoute » spécifiquement « musicale« 

de ce que devient la musique _ artiste _ des compositeurs,

offerte à des « publics » eux-mêmes toujours diversifiés, jamais uniformes,

jusqu’à comporter une « oreille » elle-même « divisée« 

_ sur ce concept, lire le passage crucial où cette expression apparaît dans le livre, page 127 :

différer, au concert, la conversation sociale, « celle, parfois bruyante et agitée, entre sujets qui brûlent de formuler leur jugement ou de parler de leurs affaires, cette rumeur sociale qui entoure encore à l’époque de Haydn la réunion musicale comme le moment d’une sociabilité« ,

« signifie se diviser,

accepter d’endosser le rôle d’auditeur idéal prévu par l’œuvre,

plier les pulsions et les émotions de l’auditeur que l’on est « réellement »

à celui d’un narrataire,

et donc faire effort sur soi-même : l’oreille est divisée » _ ;

ce à quoi _ = la mise en œuvre de cette méthode d’analyse _ s’emploie avec une parfaite efficacité en son très éclairant détail,
l’excellent Martin Kaltenecker,
en ce très beau, très fin, très riche, passionnément éclairant, travail d’analyse et synthèse de l’histoire de notre aisthêsis musicale, de 455 pages, dans la collection Répercussions des Éditions MF

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,
pour une période « de l’évolution du langage musical

allant du style galant,
tentative de simplification contemporaine de l’opposition entre amateur et connaisseur,
jusqu’aux derniers feux du wagnérisme,
parallèle à la construction _ voilà _ d’un auditeur hypersensible, à l’affût _ voilà encore _ des sonorités mystérieuses, de timbres frappants » _ expression capitale, page 15, au final de la très éclairante Introduction _ :

soit de 1730 environ,
jusqu’aux deux premières décennies du XXe siècle :
le livre se termine, au chapitre 8 « Vers l’écoute artiste« ,
par une analyse de « L’Écoute selon Proust » (pages 406 à 425) ;

et cela à partir d’un travail principalement d’exploration (et analyse ultra-fine) de sources allemandes,
la plupart non traduites et inaccessibles jusqu’ici au lectorat de langue française :
car c’est pour beaucoup en Allemagne
que ces micro-modulations de l’écoute musicale surviennent, entre 1730 _ la fin de vie de Bach (1685-1750), avec la (significative) querelle de Scheibe en 1737 _ et 1920 _ « les derniers feux du wagnérisme«  _ :
autour de Beethoven et des écoutes romantiques ; puis le wagnérisme triomphant de la fin du XIXe siècle…

Même si Martin Kaltenecker ne l’aborde pas,

il aurait pu se pencher aussi

sur la perception-évaluation (critique) du baron Grimm de la situation artistique (et musicale) française _ en fait parisienne (ou versaillaise) _ au temps de l’Encyclopédie et de Diderot (de 1753 à 1773 pour les chroniques du Baron Grimm) ; puisque c’est le moment où s’élargit la faille des perceptions (et évaluations-jugements de goût) esthétiques dont Martin Kaltenecker va détailler le devenir assez vite de plus en plus « européen« ,
dont le centre se déplace en bonne partie, au XIXe siècle, dans le monde germanique ; et qui affecte ces capitales de la culture que sont toujours Paris et Londres _ Mozart et Haydn déjà s’y étaient rendus…

L' »écoute musicale«  telle que l’entend Martin Kaltenecker

est, bien sûr, « l’écoute d’une œuvre«  (page 8) appréhendée en tant que telle :

soit l’œuvre d’un artiste qui l’a composée ;

et œuvre de son génie en acte _ la part de fonctionnalité de l’œuvre diminuant en proportion de cette nouvelle valorisation en la musique de l’individu-auteur qui quitte bientôt sa livrée de domestique

et peut oser exposer une certaine singularité (inquiète et questionnante) : artiste…

Or, il s’est trouvé

_ je vais suivre ici l’excellente (très synthétique) Introduction au livre (pages 7 à 15) _

que « dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la confiance accordée à l’ouïe _ organe que l’on doit perfectionner parce qu’il découvre des richesses échappant au « froid regard », comme dit Johann Gottfried Herder _ va étayer une nouvelle conception de la concentration _ voilà _ sur des œuvres musicales compliquées _ et de plus en plus longues.

De tels changements peuvent être interprétés comme le reflet des évolutions d’une civilisation : « L’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée de l’humanité », écrit Karl Marx (dans ses Manuscrits de 1844) ; les sens sont éduqués _ civilisés _ par les productions artistiques, si bien que l’activité sensorielle de l’homme en tant qu’être socialisé diffère _ en effet _ de celui qui n’a jamais été confronté à une œuvre.« 

Et « selon une première approximation _ mais pas assez précise ni rigoureuse : c’est contre cette approximation grossière-là que se construit tout le travail d’analyse de ce livre-ci, si l’on veut… _, l’évolution des discours sur l’écoute musicale pendant la période qui nous occupera ici

suggère _ d’abord, et au musicologue _ une césure que l’on peut situer à la fin du XVIIIe siècle.

Décrite pour une large part grâce aux notions empruntées à la rhétorique, donc à l’art de persuader,

une œuvre musicale doit au XVIIIe siècle chercher l’auditeur, le convaincre, l’atteindre grâce à des affects qu’il pourra aisément saisir et une disposition formelle intelligible sur le champ.

À partir de Beethoven en revanche,

c’est à l’auditeur de faire un effort

et de régler son écoute _ voilà l’exigence sine qua non _ sur une œuvre éventuellement trop complexe pour être saisie sur l’instant.« 

(…)

Avec ce « surcroît d’effort« , il devient alors « possible de comprendre

_ c’est en effet aussi une activité « intellectuelle«  (« geistig« ) et d’« esprit vif«  ; cf les très éclairantes remarques de Hans Georg Nägeli (en 1826) données aux pages 127-128 : « Le sentiment d’art suprême ne représente un plaisir exaltant que là où il s’accompagne de la nostalgie de quelque idéal _ d’élévation. Or cette nostalgie n’est satisfaite que par la capacité de comprendre les sons tels qu’ils sont reliés les uns aux autres afin de former une œuvre d’art. De cela, même le sentiment _ même _ le plus vif est incapable ; seulement l’esprit vif. Il doit préparer ce plaisir pour le sentiment« . Aussi ce type précis d’amateur de musique « trouve (-t-il) son élément dans une vie qui s’élève _ voilà _ et s’efforce d’atteindre de la hauteur. (…) C’est à dessein que (cet amateur) qualifie d’intellectuel (geistig) son goût pour la musique ; avec précaution et circonspection, il veut augmenter celles de ses facultés que l’on nomme communément facultés intellectuelles, la raison pure et la raison pratique, grâce aux représentations et aux idées. Son activité intellectuelle consiste à saisir dans chaque œuvre d’art l’élément isolé dans son rapport au tout ; son effort vise seulement la cohérence, la structure planifiée, la multiplicité dans l’unité, la richesse des idées. Son activité consiste ainsi à comparer sans cesse, à distinguer, à mettre en relation, à relier, subsumer et intégrer _ opérations cruciales. Dans l’œuvre musicale, cette activité nous est inculquée en premier lieu par la composition supérieure, ce qu’on nomme en notre jargon une écriture développée (Ausarbeitung) et une disposition parfaitement calculée _ du compositeur _ ; même ce qui est nouveau dans l’œuvre d’art, tout ce que l’esprit humain ne peut calculer par avance, mais qu’il invente _ en son génie même ainsi sollicité _, sera ainsi saisi _ en aval : par cette « écoute musicale » spécifique nouvelle alors _ par cet amateur intellectuel dans le contexte de l’œuvre d’un calcul artistique«  _

il devient alors « possible de comprendre

des œuvres

qui peuvent (…) se présenter _ elles-mêmes _ comme une expérience, une énigme ou une question _ pour le compositeur en son propre créer…

L’écoute (…) devient alors question _ du mélomane _ sur une question _ du compositeur _

_ d’où l’importance croissante des textes _ voilà _ qui _ alors _ s’en inquiètent,

de toute une tension nouvelle _ sérieuse, voire grave _ qui entoure l’écoute« , page 9.

« Qu’en est-il cependant des pratiques _ d’écoute ; et, en amont, des compositions qui s’en soucient _ réelles ? Peut-on là aussi parler de changements, d’une coupure radicale _ univoque et générale _ autour de 1800 ?

« Plusieurs auteurs ont répondu par l’affirmative«  _ les musicologues Lydia Goehr (en 1992), Peter Kivy (en 1995), James H. Johnson (en 1991), cités page 9.

Mais « face à cette approche _ historico-musicologique _ par évolutions, stades successifs et ruptures,

on peut rappeler qu’une évaluation esthétique à travers l’écoute concentrée

_ qui dépasse (ou qui se combine avec) l’appréciation de la fonction (voilà !) qu’une œuvre remplit avec plus ou moins de bonheur, afin de rehausser des moments de sociabilité ou ponctuer des événements solennels _

est avérée _ ponctuellement, déjà au moins _ dès la Renaissance« , page 10.

« Ce n’est donc pas parce qu’elle n’est pas explicitement thématisée _ en des témoignages ; et si possible congruents ; cf Carlo Ginzburg : l’important (sur la méthodologie de l’historiographie) Unus testis (in Le Fil et les traces _ vrai faux fictif, pages 305 à 334) _

que l’écoute musicale _ dans laquelle l’œuvre est l’« objet d’une attention « soutenue et exclusive », comme dit James O. Young » (en son article The « Great Divide » in Music, en 2005) _ n’a guère existé avant la fin du XVIIIe siècle.

On peut _ donc : et telle est l’hypothèse de travail vecteur de ce livre !  _ préférer à l’hypothèse de ruptures et divisions radicales _ nettes, irréversibles, totales _

l’idée _ fine, souple et surtout combien plus juste ! _ de la coexistence _ le mot est ainsi souligné _ depuis toujours d’une pluralité _ voilà ! _ d’attitudes

et de visées _ mot souligné aussi : il s’agit là d’« intentionnalités«  ! _  d’écoute

_ celle par exemple qui procède par libre association d’images,

celle qui veut saisir la structure d’un morceau,

celle réceptive à la beauté du son

_ ces trois modalités d’écoute étant rien moins que centrales et capitales (!!!)

dans l’analyse raffinée très lucide que donne en ce livre important pour l’Histoire de l’aisthêsis, Martin Kaltenecker.

Il reste à expliquer cependant la densité croissante des réflexions _ mais il faut noter que l’écriture ainsi que la publication se multiplient aussi considérablement alors, en ce siècle des Lumières _ sur l’écoute musicale _ en tant que telle _ à partir du XVIIIe siècle.

Des témoignages comme celui du De Musica _ du Pseudo-Plutarque au « IIe siècle de notre ère« , page 9 _ sont frappants

mais restent isolés _ singuliers et très minoritaires _ et ne forment pas de masse critique _ statistiquement : soit un certain courant d’opinion un tant soit peu partagée socialement : ce à quoi s’intéressent les sociologues et les historiens (surtout s’ils n’ont pas assez lu Carlo Ginzburg) _ ; l’écoute musicale n’a pas, pour ainsi dire, acquis _ encore _ de visibilité _ sociale et historique : elle demeure pour l’heure seulement privée (voire peut-être singulière en son isolement) ; pour bien des musicologues aussi, en conséquence…


Dès qu’il est possible en revanche de parler d’un ensemble significatif de remarques
_ attestées en quelques textes (souvent « à dénicher » ! en quelques bibliothèques ou archives : ces textes ne courent pas les éditions les mieux diffusées !.) et qui soient, si peu que ce soit, un minimum congruents _, qui affirment par exemple, que telle écoute est la « bonne »,

cet ensemble peut constituer _ avec une consistance se remarquant dès lors _ ce qu’on nommer un discours,

au sens où l’entend Michel Foucault :

(…) «  »le discours » _ que ce dernier distingue de « ce qui«  seulement « se dit«  ici où là de manière éparse seulement _,

parmi tout ce qui se dit,

c’est l’ensemble des énoncés qui peuvent entrer à l’intérieur d’une certaine systématicité _ et pas se singulariser, seulement ; et demeurer inaperçu… _ ;

et entraîner _ en un effet de chaîne _ avec eux un certain nombre d’effets de pouvoir réguliers » _ soient se répétant : voilà qui aide davantage le repérage…

Au critère quantitatif (la masse critique)

s’ajoute donc celui d’une certaine cohérence _ ou congruence _,

ainsi que des effets concrets : un « ensemble discursif » cohérent devient alors actif _ productif d’effets très effectifs et repérables par leurs répétitions… _, page 12.

Surtout, « un discours peut étayer des pratiques compositionnelles.

Un compositeur ne crée _ voici un élément décisif de l’Histoire même de la musique comme Art ! _ pas seulement

à partir de techniques d’écriture

ou une vision poétique

_ telle celle de Lucien Durosoir sur laquelle je me suis (personnellement) penché en la première de mes interventions au colloque Un compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) ; compositeur (singulier !) dont le début de la période de composition prend place, en 1919, juste à la lisière de ce long XIXe siècle (1789-1914, si l’on voulait) où Martin Kaltenecker clôt son enquête sur « l’évolution de l’écoute musicale«  qui l’intéressait : les Actes de ce colloque qui s’est tenu au Palazzetto Bru-Zane à Venise (le Centre de Musique Romantique Française) les 19 et 20 février derniers, paraîtront aux Éditions Symétrie ; et j’ai intitulé cette contribution Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir _,

mais aussi à partir de discours,

dont la trace se repère _ à qui sait (et apprend à) la décrypter, du moins _ dans ses œuvres

à l’instar d’une citation ou d’une allusion musicale :

il y a construction réciproque _ l’expression est très justement soulignée ! _ entre la partition _ même _ et la parole critique,

va-et-vient entre une pratique et ce qui, discursivement, la sertit« , page 13 _ et c’est un tel « sertissage«  que Martin Kaltenecker dégage en ce travail très précis et fouillé, lumineusement.

« L’utilisation de la notion _ foucaldienne, donc, ici _ de discours

nous paraît _ ainsi _ mieux situer _ voilà : en la complexité diversifiée elle-même des « contextes«   _

la question de la continuité et des ruptures _ s’entremêlant _ d’une histoire de l’écoute _ proprement « musicale« , et pas seulement acoustique ; cf la différence qui s’ensuit aussi, entre esthésique et esthétique… ;

et cela, mieux que les coupures abruptes et ultra-nettes (cf le concept de « Great Divide«  de James O. Young, « ce « partage des eaux » dont parle Peter Kivy« , page 11) des auteurs cités plus haut… _ :

ce modèle permet de saisir

qu’à certains moments,

tel ou tel type d’écoute est _ doucement _ écarté _ au risque de devenir lentement, à terme, si celui-ci advient jamais,  obsolète… _,

ou non thématisé _ à la lisière de la plupart des  consciences _,

et qu’il devient prédominant _ pour ces mêmes consciences (devenant ainsi, par un phénomène de seuil, « visible« , voire majoritaire, ce type d’écoute-ci) _ à d’autres

sans que, dans la pratique, les autres _ pour autant _ s’évanouissent«  _ et disparaissent du jour au lendemain et à jamais : ils demeurent et « co-existent«  (voire « se combinent«  au nouveau type d’écoute prédominant) souvent très longtemps, au contraire : le goût (et ses critères) ne se montre(nt) jamais univoque(s) (ni totalitaires) dans l’Histoire des Arts et des pratiques y afférant.

A comparer à ce que Baldine Saint-Girons, en son si pertinent Le Pouvoir esthétique, nomme le « trilemme«  du Beau, du Sublime et de la Grâce, par exemple ;

ou au distinguo nietzschéen de l’Apollinien et du Dyonisiaque dans La Naissance de la tragédie

« À la fin du XVIIIe siècle par exemple,

le discours sur la concentration au concert

peut être « couplé » _ voilà _

avec le discours _ spiritualiste _ du recueillement religieux,

ou avec l’idée d’une gymnastique _ empirique, voire matérialiste _ des sens,

et gagner par là une autre visibilité _ sociale ; puis historique _ :

ce qui signifie qu’une telle concentration a de grandes chances d’avoir toujours _ au moins si peu que ce soit ; cf l’exemple du De Musica au IIe siècle de notre ère ; et Martin Kaltenecker de citer, pages 10 et 11, plusieurs exemples en l’ère baroque _ existé,

mais qu’elle est à cette époque-là instrumentée _ voilà ! l’utilitarisme (cf Adam Smith) commence aussi à se répandre alors ! _ différemment

et qu’elle acquiert, par son amplification discursive, une puissance _ très effective en ses effets, divers : tant sur l’écoute que sur la composition même _ nouvelle« , page 13.

« Foucault a proposé (in L’Archéologie du savoir, en 1965) de nommer « archive »

cette « loi de ce qui peut être dit _ socio-historiquement _,

le système _ l’époque est au structuralisme _ qui régit l’apparition _ et l’amplitude de réception et ré-utilisation-amplification _ des énoncés comme événements singuliers _ qui ne le restent pas, mais font « histoire«  ; et « société« 

Mais l’archive c’est aussi ce qui fait que ces choses dites _ d’abord plus ou moins singulièrement _

ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe (…)

mais qu’elles se regroupent en figures distinctes,

se composent _ voilà _ les unes avec les autres

selon des rapports multiples _ à repérer, détailler-analyser : ce à quoi s’emploie excellemment ce livre ! rétif en cela à l’exercice du résumé (ainsi qu’au trop aisément résumable)… _,

se maintiennent

ou s’estompent _ lentement ; rarement brusquement du jour au lendemain : le réel est plus subtil en sa complexité résistante _

selon des régularités spécifiques«  _ fin de la citation de Michel Foucault, page 14.

Et Martin Kaltenecker d’en déduire, toujours page 14 de sa remarquable Introduction,

et avec une modestie d’auteur qui l’honore :

« Nous tenterons (…) au moins de dessiner quelques unes _ en effet _ de ces « figures distinctes »,

elles-même formées d’énoncés dont on peut suivre _ magnifiquement ! c’est un des objets de ce travail très fin _ le cheminement et les métamorphoses _ subtiles, en effet ; et parfois même surprenantes.

Dans la période qui nous occupe,

chaque ensemble discursif s’appuie _ voilà _ à son tour _ chaque fois particulier _ sur des notions qui reviennent _ au moins dans le vocabulaire, qui n’est pas infini : ce sont ses usages qui sont « modulés » ! en fonction des variations (comportant toujours une part d’aléatoire : selon le jeu de quelques créations du génie humain) des contextes _ très souvent :

l’effet, l’affect, le sublime, l’image évoquée par la musique, l’organisme, la structure… _ sans être pour autant des invariants massifs et grossiers ; il faut ainsi aussi relever leurs propres métamorphoses, en fonction des combinaisons et des contextes mouvants : avec sagacité…

Au cours du temps, ces termes _ en effet _ changent de sens

ou d’éclairage

_ à la façon dont l’excellent Michaël Foessel a très brillamment analysé dans son formidable essai de philosophie politique État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire, les métamorphoses parfois surprenantes au premier regard, de termes (cachant des concepts cependant in fine bien distincts) tels que « État« , « sécurité« , « peur«  ou « souveraineté« , depuis, par exemple, Hobbes jusqu’aux régimes (ultra-)libéraux-autoritaires de maintenant ; ainsi que celles des avatars, aussi, du terme « démocratie«  ; cf là-dessus mon article du 18 janvier dernier : « Faire monde » face à l’angoisse du tout sécuritaire : la nécessaire anthropologie politique de Michaël Foessel _ :

l’effet musical sublime d’une musique

peut être analysé dans une perspective théologique

ou bien référé aux émotions physiques suscitées par un opéra de Rossini ;

la « conversation » éclairée _ et avec quelques « surprises », ou « scherzi »…  _ entre Haydn et l’auditeur de ses symphonies, comme appréciation partagée d’un jeu avec des codes formels,

se transformera

en une théorie de l’écoute « pré-analytique«  chez certains zélateurs de Beethoven.

Ces notions récurrentes peuvent enfin _ et surtout _ se combiner et se mêler :

Berlioz construit un univers où l’image et l’impact du timbre font alliance,

Wagner présente la puissance physiologique du son comme un effet sublime » ;

etc.

« Pour bien saisir ces termes _ en leurs emplois et efficace quant à l’écoute musicale des œuvres en leur historicité _,

il nous a semblé qu’il fallait à chaque fois _ en chaque situation particulière, sinon singulière _ tenir compte du contexte _ voilà ! _ des énoncés

_ là-dessus, cf mon article du 15 juillet dernier à propos du plus que très remarquable, indispensable !, ouvrage dirigé par Christian Accaoui Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musiqueComprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui

avec son art splendide des contextualisations… _,

afin de mesurer _ à l’optimum (qualitatif !) de justesse ! _ le poids et la place _ et le sens même _ qu’ils prennent chez les auteurs _ des textes (sur l’écoute musicale) à analyser _,

qu’ils soient théoriciens (de la musique), critiques musicaux, philosophes, romanciers, ou compositeurs. (…)

On ne traitera _ forcément : le temps de la recherche (ainsi que celui d’une vie) n’est pour personne illimité… _ (…) que d’une partie infime _ certes : ceux que le chercheur estime en son âme et conscience (et dans le laps de temps à lui-même imparti !) pertinents et suffisants (sans suffisance !) à son analyse (lui-même, ou d’autres auront, à sa suite, loisir de la compléter, ou corriger…) _ des textes où pourrait se dessiner un discours _ juste ! _ sur l’écoute :

l’auteur fait _ cependant _ le pari _ en donnant à paraître son travail en cet état-ci _,

sans lequel aucun projet de synthèse _ tel que celui de ce livre _ ne se conçoit _ en effet ! _,

que ceux des textes qu’il ignore _ tout savoir demeurant partiel _ ou qu’il a dû écarter _ en particulier les revues musicales, les correspondances et journaux intimes (car tout lire n’est pas possible quand le gisement de documentation éventuelle abonde…) _

pourront tout de même s’insérer _ sans contradiction, mais comme complément _ dans les classements, les regroupements, le dessin même du parcours historique proposé, sans le détruire« , pages 14-15 :

un grand parcours de l’histoire de l’écoute musicale du long XIXe siècle, dès la fin du Baroque jusqu’au début de la modernité plus expérimentale d’après la Grande Guerre, en somme,

se dessine fort clairement ainsi

dans les 456 pages de ce si riche, mais aussi très éclairant, grand livre

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles

L’apport principal de ce travail de sertissage minutieux et lumineux de Martin Kaltenecker ici

concerne donc le choix

(et la traduction : de l’allemand _ Martin Kaltenecker a précédemment traduit L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, de Carl Dahlhaus : une entrée fort précieuse dans le domaine à explorer ici ! _)

de ces textes de « théoriciens, critiques musicaux, philosophes, romanciers _ ceux-ci aussi : leur intuition pouvant témoigner excellemment du retentissement en profondeur des micro-modulations (à la limite du perceptible ; et du perçu de la plupart) du ressenti esthétique : tout particulièrement en la période du XIXe siècle analysée ici : jusqu’à Proust, au dernier chapitre _ ou compositeurs« 

qui permettent de dégager ces métamorphoses de « l’écoute musicale » au cours de la période choisie, c’est-à-dire « aux XVIIIe et XIXe siècles« …

Je dois noter ici l’apport fondamental

de l’articulation mise en œuvre par Martin Kaltenecker

entre les textes de Johann Georg Sulzer (1720-1779), Johann Nikolaus Forkel (1749-1818), Karl Friedrich Zelter (1758-1832), Hans Georg Nägeli (1773-1836), Christian Friedrich Michaelis (1780-1834), Adolf Bernhard Marx (1795-1866), Wilhelm Heinrich von Riehl (1823-1897), Eduard Hanslick (1825-1904), Hermann Kretzschmar (1848-1924), Hugo Riemann (1849-1919), Heinrich Schenker (1868-1935) ou Heinrich Besseler (1900-1969)

et l’activité même de composition

de compositeurs tels que Beethoven, Berlioz ou Wagner

_ « sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans l’élaboration d’un lieu spécifique » (à Bayreuth), page 307 _ , principalement,

en leur souci _ pour Berlioz et Wagner _ (ou désespoir _ pour Beethoven _) de l’écoute la plus adéquate de leur œuvre

par le public…

Pour aller vite,

voici comment Martin Kaltenecker lui-même « tente de résumer« , au début de son chapitre 5 (« Écoutes romantiques« ), aux pages 223 et suivantes,

en quatre rubriques,

« l’évolution des différents discours sur l’écoute

dans la période qui va de Beethoven à Wagner« 

_ le chapitre 6 sera consacré à « Wagner«  ; le chapitre 7, aux « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle«  ;  et le chapitre final (le huitième), à ce que Martin Kaltenecker caractérise comme un passage « Vers l’écoute artiste«  : je les aborderai ensuite… _ :

« 1. L’écoute réflexive était associée au XVIIIe siècle à l’idée d’une participation de l’entendement qui clarifiait les affects confus,

puis à celle d’une conversation avec l’auditeur idéal.

Elle évolue au cours du siècle suivant vers la notion d’écoute structurelle

visant une organicité ;

c’est aussi d’une certaine façon une « écoute allemande », qui tend vers une perception préanalytique, et qui déconsidère l’affect ;

elle se déploie dans l’espace de la concentration et de l’écoute répétée

et relève d’un travail ;

son genre est emblématiquement le quatuor à cordes

_ et elle fera l’objet d’analyses en terme de « musique absolue«  (ou, plus improprement traduite, « pure« ) : cf le livre majeur à cet égard d’Eduard Hanslick, en 1864, Von Musikalisch Schönen (Du Beau dans la musique, aux Éditions Christian Bourgois, en 1986) ; et l’analyse panoramique et pointue, tout à la fois, de Carl Dahlhaus, en 1978, Die Ideen der absoluten Musik (L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, aux Éditions Contrechamps, en 1997).

2. L’imagination avait été définie de façon double au XVIIIe siècle, comme une activité à la fois synthétique et centrifuge,

comme un décodage inventif, réalisé cependant au moyen d’images adéquates.

Elle évolue au siècle suivant vers une herméneutique musicale,

elle-même parallèle à l’usage d’appliquer des textes aux œuvres instrumentales,

tels les poèmes que Pauline Viardot inventera pour transformer certaines Mazurkas de Chopin en mélodies.

La cohérence d’une œuvre apparaît à l’écoute par projection

ou par détection

d’une narration imaginaire,

soit par association libre pendant l’exécution,

soit sous une forme plus systématique et fixée par écrit, comme on la trouvera dans les Guides de concert de Hermann Kretzschmar à la fin du siècle.

Il s’agit donc la plupart du temps de la transformation possible de toute musique, grâce à la projection sur elle d’un « moi » ou d’un « nous », et d’une histoire ;

toute symphonie est transformée en poème symphonique.

3. La musique ineffable, liée à l’Andacht comme attente passive de messages venant d’un au-delà diffus,

entre en harmonie avec la valorisation au XIXe siècle de l’élément religieux de l’art.

(…) Dès que la musique est considérée comme ayant trait au mystère,

un lien s’établit entre écoute mystérieuse et écoute esthésique.

(…) L’écoute mystérieuse et l’écoute esthésique sont reliées par une attitude qui consiste à « être à l’affût » _ ce lauschen que Nietzsche fait remonter à l’instinct du chasseur, et qui serait selon lui à l’origine même de la musique _ ;

elles visent toutes deux, davantage que la compréhension d’une forme, une épiphanie du Son _ via la thématique et le motif du son qui arrive de loin : aus der Ferne

4. Dans l’écoute sublime, l’auditeur est comme envahi : une passivité s’y joint à une dimension quasi corporelle et à un débordement de l’entendement qui n’arrive plus à synthétiser des effets de pure quantité ;

le sublime nous coupe le souffle.
Cette écoute est d’abord liée à l’œuvre symphonique de Beethoven, qui est parfois incompréhensible, voire laide pour certains, mais dont l’impact est incontestable.
 »

Martin Kaltenecker ajoute à cette présentation synthétique des (quatre premières) diverses formes d’ »écoutes musicales« ,

cette importante remarque-ci, page 225 :

« La plupart des discours portant sur l’écoute apparaissent encore à cette époque _ avant Riemann, dont la thèse de doctorat, en 1873, s’intitule Sur l’écoute musicale ; de même qu’en 1888, il prononce une conférence intitulée Comment écoutons-nos la musique ? (cf pages 354 à 363) _ sous une forme fragmentée,

et non comme une théorie complète ;

et ils se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard

_ en un article, « D’un nouveau genre et d’un nouveau plaisir de l’audition musicale », paru dans la Revue et Gazette musicale, le 22 octobre 1843, dont nous sont donnés quatre très parlants extraits, aux pages 221-222 :

Blanchard distingue en effet les « dilettanti qui ne fréquentent guère que l’opéra et sont réfractaires à toute innovation ou expérimentation musicale risquant de troubler le plaisir pris à l’expression de la parole chantée.

Face à eux, les auditeurs pour qui l’écoute musicale relève d’un effort«  (« un véritable travail« , dit Blanchard, page 222 ; car « saisir au passage les hardiesses harmoniques, les riches détails de l’instrumentation, les finesses mélodiques répandues çà et là dans l’orchestre, les beautés de ce style compliqué d’imitations qui constituent les œuvres des maîtres que nous venons de citer, n’est pas chose facile« ).

Et « entre ces deux groupes, le gros des auditeurs utilise la musique comme support à une projection d’images«  ;

Blanchard disant à propos de ces derniers : « Tout cela se confond dans un ensemble vaporeux pour les auditeurs ordinaires qui forment le plus grand nombre de l’auditoire musical ; et c’est des gens composant ce plus grand nombre que nous viennent les définitions vagues, la métaphysique sur la science des sons, les comparaisons avec les autres arts, source de cette esthétique bourgeoise« , cité toujours page 222 ;

et Blanchard de conclure ce panorama des « auditeurs de musique » : « Il est certain que le bonheur le mieux choisi, le plus complet de l’audition musicale pour un excellent musicien, c’est celui qu’il éprouve, comme exécutant ou comme auteur, à savourer un beau quatuor de Haydn, de Mozart ou de Beethoven (…). Il est vrai que c’est chose très rare à Paris, où ce genre de musique est presque tout-à-fait abandonné par les artistes et les amateurs«   _

et ils _ ces « discours sur l’écoute » _ se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard :

l’auditeur sérieux de la symphonie,

celui qui laisse libre cours à son imagination,

l’amateur d’opéra« , page 225.

Et Martin Kaltenecker de très utilement préciser encore, juste en suivant :

« Souvent, deux formes d’écoute sont couplées :

l’imagination et une écoute formelle ne s’excluent guère pour Schumann ;

Berlioz mêle l’imaginaire à l’esthésique ;

et Wagner vise autant l’ineffable que le sublime. »

En revanche, d’autres expriment « des oppositions plus ou moins tranchées entre telle ou telle attitude.

Ainsi George Sand s’exprime avec condescendance à propos de Meyerbeer, qui ne propose selon elle que des « images »,

alors que Beethoven susciterait des émotions et des pensées ayant trait aux sentiments intimes du moi

_ c’est donc le monde superficiel de l’opéra qui contraste _ pour elle _ avec l’écoute intense que permet la symphonie.

Chez Hanslik, (…) c’est tout à la fois la divagation imaginaire et la réception voluptueuse de l’opéra

qui seront déclarées inférieures à l’écoute structurelle du « jeu des formes en mouvement ».


Très souvent, une seule attitude est _ sectairement _ considérée comme appropriée,

et le mélange de plusieurs,

leur tressage _ terme particulièrement approprié ! _ au sein de l’écoute d’une même œuvre

n’est guère théorisé _ même s’il peut être constaté : on feint de s’étonner qu’un seul et même auditeur apprécie, par exemple, les opéras de Mozart et la partition « bruyante et confuse » des Bardes de Lesueur, ou qu’une foule « mélangée et écervelée » puisse s’enchanter aussi bien de Beethoven que de Rossini« , pages 225-226…

Puis, voici que triomphe bientôt en Allemagne un cinquième type d’ »écoute musicale » :

« un effet d’extase »  (page 304) sur « l’auditeur soumis »  (page 305) à rien moins qu‘ »une discipline esthétique«  (page 318),

tel que prôné _ cet effet _ et mis en place _ à Bayreuth _ par Wagner _ longuement détaillé au chapitre 6 (« Wagner« , aux  pages 293 à 341) _ : « Wagner est sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans un lieu spécifique » ad hoc, page 307 ;

« l’écoute wagnériste » peut « être caractérisée par deux aspects : un entraînement qui s’appuie sur la reconnaissance des leitmotivs, à travers une écoute dirigée, exercée au sein des cercles wagnériens, mais cela en vue de la pleine révélation de l’œuvre à Bayreuth même, lieu de l’extase et de l’hypersensibilité », page 318 ;

et « ce n’est qu’après 1900 qu’une nouvelle écoute de Wagner s’installera, qui ne s’efforcera plus, en se « crispant », de reconnaître les motifs dans l’orchestre, comme le remarque Richard Sternfeld en 1901« , page 319.

Un peu plus tard dans le XIXe siècle se développeront enfin de véritables « théories de l’écoute musicale« 

_ celles de Riemann, de Schenker, de Kretzschmar, de Gurney _

que Martin Kaltenecker détaille précisément en son chapitre 7 : « Théories musicales à la fin du XIXe siècle« , pages 343 à 376 _ juste avant un tout dernier chapitre, « Vers l’écoute artiste« , pages 377 à 425.

Ainsi, identifie-t-il successivement :

_ pour commencer, une « écoute cernée par l’histoire » (pages 343 à 354) :

« l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ dans la connaissance progressive des œuvres du passé : musicalement ressuscitées, peu à peu ;

« et c’est peut-être Brahms qui incarne pour la première fois cette figure du compositeur responsabilisé par la culture.

Ami de Friedrich Chrysander, qui dirigea la première édition monumentales des œuvres de Haendel, d’érudits comme Eusebius Mandyczewski, mais aussi collectionneur de manuscrits, abonné aux volumes que publie la Bachgesellschaft à partir de 1850, sous la direction de Philipp Spitta, grand brahmsien quant à lui, et des œuvres anciennes comprises dans les Denkmäler der Tonkunst,

Brahms lit et et étudie des œuvres de Marenzio, Eccard, Muffat, Buxtehude, Froberger, des fils de Bach, il éditera lui-même des pièces de Couperin et de Haendel, réfléchissant également sur la manière de réaliser la basse continue dans les cantates de Bach.

Le compositeur est dorénavant submergé par l’histoire musicale, à laquelle il ne peut plus tourner le dos ; il y a du musicologue en lui,

tout comme l’auditeur dispose d’un nombre croissant de références historiques, et donc de comparaisons possibles, qui forment une nouvelle condition de l’écoute musicale« , pages 348-349 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ Martin Kaltenecker prend appui ici sur les Études culturelles de trois siècles, de Wilhelm Heinrich von Riehl (en 1859), qui « s’inscrit ainsi dans le tournant réaliste (lui-même « typique de l’anti-romantisme et de l’anti-subjectivisme qui caractérise les années 1850« , remarque Martin Kaltenecker, page 345) qui gagne l’art et le mouvement intellectuel qui installe l’étude de l’histoire comme référence absolue, marquant le triomphe de l’historisme : toutes les époques et civilisations forment un objet d’étude égal en droit » ; « Riehl se dit confronté (…) à un » chaos d’oreilles diverses« , ce qui signifie en même temps l’égalité en droit d’expressions artistiques que l’on ne comprend plus, mais que l’on étudie attentivement. Riehl se tient dans la contradiction entre l’écoute impossible de la musique du passé et l’injonction de l’étudier de près«  ; Riehl écrivant : « la culture historique n’est pas seulement la simple connaissance de faits et de dates, mais la capacité, acquise par l’étude inlassable des sources, c’est-à-dire des œuvres d’art de toutes les époques, de rendre justice à tous les styles et à toutes les manières de voir, afin de pouvoir en tirer un plaisir complet. C’est dans ce sens qu’il faut pratiquer l’histoire de la musique dans les conservatoires supérieurs, en tant qu’enseignement régulier« , pages 345 à 347 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

infléchira de plus en plus l’écoute des mélomanes vers une classification des musiques :

chaque nouvelle œuvre _ qu’elle soit tirée du répertoire, mais encore inconnue de l’auditeur, ou création nouvelle _

est alors cataloguée, comparée à des repères de plus en plus nombreux, insérée dans une évolution générale ;

mouvement qui culminera avec l’avènement du gramophone, dans la possibilité de se constituer un « musée imaginaire » sonore« , page 349.

Ensuite, Martin Kaltenecker détaille

_ une »écoute de la tonalité » (pages 354 à 366)

à travers les thèses-analyses de Hugo Riemann (1849-1919) et de Heinrich Schenker (1868-1935).


Dans sa thèse de 1873 Sur l’écoute musicale, « la thèse développée par Hugo Riemann consiste à comparer ce que l’on entend en le raccordant toujours à un point fixe, qui est la tonique » (page 355) ;

mais « dans une conférence prononcée en 1888 sous le titre Comment écoutons-nous la musique ?, Riemann proposera une thèse beaucoup plus ample, qui définit l’œuvre musicale par trois éléments (qui peuvent fonder chacun un genre de musique), reliées à chaque fois à un besoin ou à une pulsion (Trieb).

Il y a tout d’abord en musique des facteurs élémentaires _ hauteurs, dynamiques, agogiques _, des énergies dont s’empare le désir de communiquer et de s’exprimer (c’est le Mitteilungstrieb).

Il  y a ensuite tout ce qui permettra de constituer une forme, provenant de la pulsion de jeu (Riemann reprend ici le terme de Spieltrieb de Schiller), lié à l’harmonie et au mètre, au découpage des sons en unités rythmiques.

Enfin, ce sont les éléments susceptibles de produire des associations, tout ce qui relève de la caractérisation, du pittoresque et qui vient du désir d’imiter (Nachahmungstrieb).

Par ailleurs, Riemann distingue deux principales modalités d’écoute, qu’il réfère à Schopenhauer : « (l’une) vit la musique comme la manifestation de sa propre volonté (subjectivation totale), alors que l’autre l’objective au moins en partie, pour produire une représentation« .

Une musique où l’élément formel prédomine ne sera donc qu’imparfaitement « subjectivée », alors que l’auditeur s’identifiera par exemple avec le contenu d’une musique à programme, qui nous émeut « par sympathie ».

(…) Riemann précise ce qu’il entend par objectivation : elle ne se compare pas à un « jeu de formes sonores » à la Hanslick, mais sera située tout au contraire du côté de la musique à programme et d’une imitation extérieure : « Dès que la musique veut objectiver, elle se détache de ce qui est sa sphère et son rayon d’action propre ». L’objectivation est donc une participation émotionnelle et un « vivre avec » (Mitterleben) les mouvements sonores :

(…) « L’activité de l’oreille _ écrit Riemann page 16 de cet essai _ ne se déploie pleinement qu’à travers l’activité d’enchaînement d’une succession d’impressions sonores, (…) dans le suivi du déroulement temporel de ce qui résonne. Or, ce n’est pas de l’examen des causes ce qui résonne et de ses transformations que provient  le plaisir esthétique de l’écoute musicale, mais de la poursuite gratifiante (lustvoll) des états qu’il provoque, de l’abandon entier vers les affects sans objet qu’il suscite. Il semble même que (…) le souvenir de ce que l’on a vécu soi-même, la sensation de notre propre corporéité joue un rôle central également  dans l’impression sonore.« 

Cette description aux accents déjà phénoménologiques met alors en avant tout ce qui correspond en musique à des attitudes et à des gestes. » (…)

« On doit constater, quand nous suivons ces états _ écrit Riemann, cité ici page 359 _, un affinement et une spécification presque merveilleux de la sensation, telle que nous ne pourrions guère l’obtenir, ne fût-ce qu’approximativement, par une simple réflexion au sujet de nos émotions. »

« L’ »objectivation » des éléments musicaux peut réussir ou échouer. Ainsi le timbre du hautbois, de la clarinette et de l’alto, rappelant les voix de femmes, attireront l’oreille des hommes, alors que le violoncelle, masculin, sollicitera l’empathie féminine ; en revanche des sonorités trop puissantes peuvent bloquer l’identification :

« La puissance extraordinaire du fortissimo de tout l’orchestre (…) produit sans nul doute aussi un effet élémentaire sur notre sensibilité, mais ne peut guère être subjectivé comme expression de notre vie psychique ; il se dresse devant nous comme une puissance située hors de nous-mêmes, qui nous est  supérieure, qui nous écrase et nous anéantit avec un effet sublime, mais que nous admirons cependant avec ravissement, alors que le sentiment d’être minuscule nous fait frissonner face à sa grandeur »  _ écrit Riemann, cité ici encore page 359.

(…) Le second domaine est celui du jeu formel, représentant un besoin fondamental chez l’homme qui aime à diviser et qui prend plaisir à « une suite bien ordonnée et agréable ». C’est lui qui exige le plus grand effort :

« Songeons à l’un des adagios de Beethoven si magnifiquement développés (ausgesponnen) : il y a là une telle variété formelle, une telle multiplicité de sentiments différenciés, une telle abondance de nuances, que l’on peut en effet comparer la participation active et compréhensive à un tel mouvement, à l’écoute et la vision d’une tragédie, qui mène également notre âme au travers d’une succession d’émotions logiquement enchaînées qui nous élèvent et nous purifient. Une grande part du charme qu’opère une telle œuvre d’art sur l’auditeur tient à la beauté de sa forme, si bien que les sentiments forts, profonds et sains nous atteignent par sympathie ; cette belle forme n’opère pas sur tous les hommes avec la même détermination, car elle exige la compréhension, une concentration assidue et une attention pleine et entière _ écrit Riemann page 40 et les suivantes. La « capacité de formation infinie de l’oreille », selon la formule de Wagner, consiste dans la faculté, augmentée par l’exercice, de saisir le rapport entre les sons (…). Les personnes qui ne s’occupent pas ou très peu de musique, prennent plaisir aux tournures harmoniques et mélodiques les plus simples, à une division thématique la plus simple et la plus claire possible, à une rythmique simple et facile à saisir ; et les œuvres d’un Bach, d’un Schumann, Wagner, Brahms sont pour eux, selon leur expression, trop savantes, c’est-à-dire trop compliquées. Ce n’est là qu’une manière de parler, et avec les meilleures raisons du monde, on n’inculquera pas à ces profanes, comme ils se nomment eux-mêmes, l’amour des compositeurs cités. Je souligne encore une fois qu’il faut de l’exercice et de la bonne volonté pour comprendre une grande œuvre musicale complexe. Si l’ensemble ne doit pas se décomposer en une série d’impressions isolées reliées de manière lâche, dont chacune n’est que de faible intensité, si l’une doit au contraire soutenir, élever, démultiplier l’autre, que ce soit par analogie ou par contraste, il faut à la fois saisir le détail isolé et suivre la cohérence formelle en toute conscience ; il faut donc une très bonne mémoire et mobiliser une activité intellectuelle synthétique. En d’autres termes, là où commencent les formes artistiques supérieures, là s’arrête aussi la possibilité de se débrouiller (durchkommen) avec une simple passivité, avec un abandon aussi docile soit-il aux impressions, et il devient nécessaire de collaborer _ voilà ! _ à l’œuvre. (…) L’exercice est indispensable, et une préparation par l’écoute d’une musique plus simple.« 

(…) « Tout ce domaine est donc placé sous le signe d’un dépassement de l’identification et de l’empathie psychologique immédiate, source d’un nouveau « plaisir esthétique ».« 

« Riemann ne dévalorise pourtant pas le troisième aspect, celui de la pulsion mimétique : imiter représente une constante anthropologique qui veut que l’auditeur « ajoute quelque chose » à la musique, qu’il tire de son « imagination (Phantasie) une activité productrice ». La capacité mimétique de la musique opère par analogies ou évocations, donc par un détour réflexif (celui de la subjectivité du créateur et celle de l’auditeur). L’œuvre qui veut activer, objectiver tel élément extramusical, va jouer avec les « éléments associatifs » des instruments (le trombone majestueux, le chalumeau pastoral), du registre (les aigus évoquent la lumière) ou du timbre (harmoniques des violons au début de Lohengrin).

Il est remarquable _ commente alors Martin Kaltenecker page 362 _ que Riemann résiste autant que possible dans ce texte de 1888 à une hiérarchisation des trois domaines musicaux qu’il délimite et des musiques orientées sur _ rien que  _ l’un d’eux : le monde de l’affect n’est pas associé à la sphère de l’opéra, l’approche formelle n’est pas érigée en modèle absolu, et l’imitation n’est pas dépréciée ; de même, conclut Riemann, il n’y a aucune raison de préférer les œuvres classiques à celles du Romantisme, de Liszt ou de Wagner : le théoricien doit se tenir au-dessus des querelles esthétiques et des camps.

Cette position est rendue possible en particulier grâce à l’aggiornamento physiologique de l’ancienne notion d’empathie, qui remonte au moins à Horace : l’intensité émotionnelle que le créateur infuse à son œuvre parce qu’il est lui-même ému, garantira l’intensité de l’identification du récepteur avec le compositeur ; l’auditeur peut ainsi participer au monde du génie _ voilà : encore faut-il qu’il y consente et le désire _, approfondir et enrichir sa propre vie émotionnelle _ en s’y passionnant même : c’est le cadeau de la grâce de l’Art !..

Pour que cette interaction _ voilà ! _ soit fructueuse, il faut mobiliser cependant une écoute concentrée au sein de chacun des domaines délimités : empathie avec les éléments premiers, attention méticuleuse à la structure, mais aussi un contrôle mimétique qui n’est pas de l’ordre de l’association libre, mais d’un effort : il faut une « saisie si possible précise _ voilà _ des images qui défilent », afin de

« comprendre _ ici, c’est à nouveau Riemann qui écrit, page 90 de son essai _ le détail les intentions du compositeur, en laissant travailler son imagination selon la direction qu’il nous a _ lui _  indiquée _ ainsi doit fonctionner l’interaction : avec souplesse (subjective) et exigence (à visée d’objectivité) tout à la fois. Que cela soit parfois une affaire très délicate, personne ne le contestera ; car là où la parole ne se joint pas à la musique comme un guide sûr, conférant à ses figures ambiguës un sens déterminé, l’imagination de l’auditeur s’emballera inévitablement de temps à autre et perdra le fil du programme, suite à quelque malentendu sur les intentions du compositeur ; tout cela ne relève pas de l’incompréhension, mais s’explique par la polysémie«  _ de ce qui n’est pas le discours (plus univoque, lui) de la langue

Quant à Heinrich Schenker,

« autre théoricien important » (page 363),

« au fil de ses travaux« , il « précisera progressivement la notion de « ligne génératrice » (Urlinie) qui définit selon lui toute musique classique : l’unité et la cohérence de toute œuvre remarquable reposent sur un Ursatz, une « configuration de base » qui rassemble une ligne supérieure descendant toujours vers la tonique en partant de la quinte, de la médiante ou de l’octave supérieure, et qui est toujours étayée par un mouvement de basse I-V-I.

Chaque analyse devra saisir l’œuvre comme une immense extension et un déploiement multiforme de ce mouvement cadentiel projetée sur un mouvement entier. (…) L’auditeur doit d’une certaine manière prendre « la place » du compositeur :

« la contemplation la plus parfaite de l’œuvre d’art musicale _ ici c’est Schenker qui s’exprime en son essai À l’écoute de la musique (1894), page 96 _ est et demeure celle qui intègre non seulement l’ensemble du matériau musical, mais qui reconnaît et ressent aussi entièrement les lois (propres ou étrangères) du compositeur qui y sont à l’œuvre, en somme la providence de la pièce. Mis à part les différences de l’arrière-plan psychique, une telle contemplation n’est pas sans ressemblances avec celle qu’effectue le compositeur lui-même, à partir du moment où l’effusion de son œuvre s’est achevée et où il est enfin capable de se l’approprier lui-même de l’extérieur, l’ayant soustraite pour tout jamais à ses émotions intérieures ».

« Schenker _ continue Martin Kaltenecker, page 364 _ récuse l’idée que l’auditeur tirerait d’une première écoute l’ »impression globale » d’un morceau : comment être vraiment sûr que l’on en ait saisi les « éléments principaux », a fortiori dans une musique où il y a « plusieurs éléments principaux » ?  C’est au contraire une écoute répétée qui nous habitue aux arcanes : « L’habitude seule aura aidé l’inexpérience de la première imagination créatrice à vaincre l’impuissance de l’oreille réceptrice« . Une telle écoute sera comme une visualisation de l’œuvre : Schenker reprend ici le thème classique de l’auditeur ou du lecteur qui se déplace « en avant et en arrière » dans l’œuvre :

« Ce qui représente dans l’écoute d’une œuvre d’art _ écrit Schenker page 101 de son essai _ le triomphe suprême, le délice dont on sera le plus fier, c’est d’élever, d’entraîner en somme l’oreille vers la puissance de l’œil. (…) Il existe situé quelque part très au-dessus de l’œuvre d’art, un point d’où l’esprit peut clairement dominer du regard et de l’ouïe tous ces chemins, ces points d’arrivée, ces repos et ces tempêtes _ tels que ceux d’un paysage _, toute la multiplicité et ses délimitations. Celui qui a trouvé ce point élevé _ et c’est à partir d’un tel point que le compositeur doit dérouler son œuvre _ pourra dire en toute tranquillité qu’il a « écouté » l’œuvre. Il est vrai que peu d’auditeurs de cette sorte existent.« 

Schenker _ commente alors ce passage Martin Kaltenecker, page 365 _ « installe l’écoute en surplomb comme un idéal absolu, et les musiques qui l’exigent comme des chefs-d’œuvre incontestables ; le pot-pourri est ainsi défini comme « allégeance à ceux qui ont l’oreille courte ».

Il s’ensuit une ligne directrice pour _ déjà _ l’interprétation musicale : le musicien ne doit pas faire ressortir les beaux thèmes et « atomiser » la musique ; face à la jeunesse, dira Schenker en 1919 dans une conversation avec Wilhelm Furtwängler, l’interprète a un « devoir de synthèse ». Car la jeunesse trop souvent est du côté du moment présent, auquel elle s’abandonne : l’écoute musicale du chef-d’œuvre en saisit au contraire la part intemporelle, et elle résiste à la séduction de beaux passages éphémères :

« Aujourd’hui précisément _ écrivait Schenker vers 1925 _, alors que la vie nue et tourbillonnante du jour, de l’heure même, est vantée comme étant le but suprême de l’existence _ au lieu d’arracher la vie au chaos _, aujourd’hui cet état d’esprit est devenu fatal aussi à la perception de l‘œuvre de génie. L’œuvre de génie se distingue pourtant de la vie par un projet improvisé sur l’instant et qui donne à l’ensemble un sens univoque ; il est donc contradictoire de vouloir nier, au nom de la vie et du présent, dont le dessin reste insondable aux hommes, celui qui se tient derrière toute œuvre d’art.« 

Ensuite, Martin Kaltenecker aborde un huitième type d’ »écoute « ,

qu’il caractérise comme « l’autre de la structure« ,

étudiée à travers les thèses de Hermann Kretzschmar (1848-1924) et Edmund Gurney (1847-1888),

aux pages 366 à 373.

Cette expression « l’autre de la structure » s’éclaire immédiatement quand Martin Kaltenecker présente cette forme d’écoute musicale en son opposition frontale aux « écoutes structurelles » qu’il vient d’analyser,

dont le modèle est peut-être la caractérisation de Hanslick, en son Du Beau en musique de 1854, page 366 ; et il en retrace, cette fois à nouveau, les racines historiques  :

« Nous avons vu que le discours sur l’écoute se fige au début du XIXe siècle

dans un face-à-face

entre une écoute structurelle,

alliée la plupart du temps à une production d’images cohérentes _ non arbitraires, non divagantes _ qui ne sont pas toujours ressenties comme antinomiques d’une saisie de la forme,

et l’écoute affective,

cernée parfois encore par la notion de sublime. »

Et ce conflit s’exacerbe en référence « à Hanslick, dont le livre _ en 1854 _ eut un si grand impact« .

Aussi, « les théories anti-hanslickiennes de l’écoute dans le dernier quart du siècle

valorisent(-t-elles) donc souvent l’image.

Ce que Hermann Kretzschmar (1848-1924) nommera « herméneutique musicale »

se comprend comme l’élaboration systématique et scientifique de l’imagination productrice.

Les trois volumes de son Guide de concert (Führer durch den Konzertsaal, 1888- 1890) sont certes conçus dans un but pédagogique : il s’agit d’éduquer « l’auditeur non entraîné », de le « préparer à des œuvres difficiles », puisque la « musique instrumentale est devenue plus compliquée » et le public « plus large et plus mélangé ». Mais l’herméneutique est aussi définie comme « art de la traduction » et inscrite dans la tradition prestigieuse de l’exégèse,

qui consiste à

« sonder le sens et le contenu intellectuel (Ideengehalt) que les formes renferment _ écrit Kretzschmar _, à chercher partout l’âme dans le corps, à dégager dans chaque phrase d’un texte, dans chaque membre d’une œuvre d’art, le noyau de la pensée, d’expliquer et d’interpréter le tout à partir de la connaissance la plus claire des détails les plus subtils, en utilisant tous les moyens fournis par le savoir spécialisé, la culture générale et le talent personnel. »

« La notion centrale de Kretzschmar

est celle d’émotion ou affect

qu’il s’agit de tirer au clair au moyen d’une paraphrase imagée«  _ commente Martin Kaltenecker, page 367.


« Composer et écouter de la musique _ en miroir _ n’a rien à voir avec de quelconques états ou talents somnambuliques _ écrit Kretzschmar _, c’est au contraire une activité qui exige une clarté d’esprit extrême. (…) La tâche de l’herméneute consiste donc en ceci : isoler les affects _ comme discrets _ dans les sons et traduire en paroles l’ossature de leur enchaînement. Maigre résultat en apparence, mais en vérité un acquis précieux ! Car celui qui traverse les sons et les formes sonores pour atteindre les affects, élève le plaisir sensuel, le travail formel au niveau d’une activité spirituelle, et il s’immunise contre les dangers et la honte d’une réception purement physique et animale de la musique.

S’il dispose de l’imagination et d’un certain degré _ aussi _ de talent artistique, tel qu’il est toujours présupposé quand on s’occupe de l’art, le squelette _ un peu décharné d’abord _ des affects s’animera infailliblement pour lui de façon subjective _ c’est-à-dire subjectivée : c’est une opération riche _, grâce à des figures et à des événements tirés de sa propre mémoire et de son expérience, aux univers _ vraiment vivants _ de la poésie, du rêve et des pressentiments.

Tout le matériel d’interprétation dont disposent l’esprit et le cœur défilera en un éclair et comme au vol _ telle une clé immédiate ainsi de l’incarnation affective de la musique défilant (elle-même) et perçue _ devant l’œil intérieur d’un tel auditeur ;

et il est prémuni contre de vraies rêveries _ divagantes et rebelles à la visée d’objectivité _ par l’attention portée aux affects, et sauvé d’un abandon pathologique à ceux qui le touchent personnellement _ en une mauvaise subjectivité, en quelque sorte : hors sujet _ et le fascinent de manière particulière _ éloignant par trop de la visée d’objectivité de l’œuvre _, par le devoir d’observer leur enchaînement, de contrôler l’art et la logique _ objective et objectivement _ du compositeur.« 

..

Ce que Martin Kaltenecker commente, page 368 :

« Kretzschmar situe donc l’herméneutique entre deux écoutes qu’il renvoie dos à dos : purement sensuelle pour l’une, purement formelle pour l’autre.

Afin d’étayer l’activité herméneutique, Kretzschmar préconise alors une réactualisation de la théorie des affects du XVIIIe siècle. (…) Si l’œuvre propose à l’écoute un « squelette » ou une « enveloppe » qu’il faut animer _ d’une chair vive d’affects _, Kretzschmar n’affirme pas pour autant que l’interprétation soit univoque : une multiplicité d’images et d’affects, pourvu qu’elles rendent l’affect fondamental _ de l’œuvre _, est concevable ; il serait « présomptueux de tenir et de déclarer qu’une de ces images est juste et valable exclusivement.«  (…) On opère avec des correspondances et des analogies en puisant dans un stock d’images qui sont dans une certaine mesure interchangeables (…) ; leur nature est « indifférente », c’est leur cohérence qui importe. Kretzschmar souligne (…) qu’il ne faut pas projeter _ en une opération divagante à l’excès _ sur une composition instrumentale « des histoires, des romans, de petits drames », mais saisir l’enchaînement _ sinon en quelque sorte objectif, du moins le plus possible conforme aux opérations mêmes du compositeur lui-même _ des affects, à l’aide d’exemples cohérents tirés de la culture et de l’expérience de l’auditeur« , page 369.

Soit un travail sérieux par ses efforts vers de la légitimité, même plurielle en la diversité de ses réalisations possibles…

De même,

« une théorie complète de la musique ajustée à l’auditeur et non pas au spécialiste, a été élaborée dans le grand ouvrage The Power of Sounds (1880) d’Edmund Gurney (1847-1888).

Pour l’Anglais, c’est le paramètre mélodique qui doit primer : une mélodie est comme un « visage », elle est « une unité organique qui forme une individualité » ;

et cette unité-là est plus forte que celle de la forme globale :

« car le tout _ écrit Gurney dans son livre _, en tant que combinaison de parties que nous goûtons successivement (et pour beaucoup d’entre elles, de façon indépendante), ne peut être saisissant que pour autant que les parties nous frappent. Ce caractère impressionnant ne peut être perçu que si notre attention se concentre _ en l’écoute _ sur chaque partie successivement _ tour à tour, et chacune à son tour _ et il ne peut être appréhendé (summed up) par des coups d’œil rapides.« 

Marin Kaltenecker commente : « Les unités mélodiques _ ainsi ressenties grâce à cette écoute attentive des parties successives _ sont des unités émotionnelles _ pour l’auditeur. Contrairement à l’architecture, dit Gurney, dont l’impact est global, l’effet _ dans le sujet qui écoute _ d’une musique est _ très concrètement _ tributaire de tels éléments individualisés : « Pour une partie à cause de l’extrême liberté et de l’individualité des formes mélodiques séparées, et pour partie à cause du fait que, comme elles se succèdent, et que nous devons surtout être occupés par une seule à chaque instant, il se trouve que les effets musicaux sont plutôt individuels que généraux.«  (…) La mélodie représente par ailleurs ce qui concentre toute la singularité de l’art musical, celle d’être forme en mouvement _ donc à la fois un processus, une avancée dans le temps, et une unité stable. Gurney désigne pour cette raison la mélodie du nom d’ideal motion, où l’adjectif « idéal » renvoie à l’idée platonicienne en tant que forme :

« C’est la fusion totale (oneness) de la forme et du mouvement qui fait la grande particularité de la mélodie et de la faculté par laquelle nous l’appréhendons » _ écrit Gurney.

L’écoute musicale réalise ainsi quelque chose dont l’œil est incapable : « La faculté effective de relier entre elles une longue série d’impressions qui s’évanouissent pour en tirer une unité.« 

Mais le trait essentiel de l’écoute est d’être progressive : elle relie et noue point par point, et non pas en procédant par rétroactions ou anticipations :

(…) « Même si telle ou telle partie d’un mouvement _ précise Gurney _ peut dans une mesure importante tirer son sens (owe its point) d’un autre, soit par un contraste qui inclut une vague représentation idéale de cet élément, soit par une ressemblance effective ou par référence à lui, cette relation s’établira au mieux avec une autre partie, et non avec le tout, et son effet sera d’augmenter le plaisir que nous tirons de cette partie-là. Certes le tout peut être (ou devenir tel quand nous nous serons familiarisés avec lui) si authentiquement organique, que chacune de ses parties pourra nous sembler comme la phase inaltérable d’un mouvement continu : malgré cela, c’est du plaisir que nous prenons aux parties, l’une après l’autre, que cette qualité d’organisme vivant et cohérent tire son effet.

Ainsi, le plaisir qui naît de l’ensemble n’a aucune signification, sauf à exprimer la somme _ voilà : patiente  _ des jouissances prises à la succession des moments, somme qui sera augmentée dans la mesure où augmentera le principe organique qui s’empare du tout.

En vérité, dire que les parties sont ce qu’il y a de plus important, signifie affirmer simplement notre incapacité à réaliser ce qui est une contradiction dans les termes _ prendre plaisir à quelque chose dont l’essence est une succession d’impressions par une saisie (review) simultanée de toutes ces impressions«  _ détaillait Gurney en son essai.

« La bonne écoute _ en déduit Martin Kaltenecker page 372 _ ne consiste donc guère dans l’approximation d’un parcours formel global,

mais dans la saisie _ successive _ de petites unités _ discrètes _ et de leur enchaînement. C’est là que réside la source de l’organicité de l’œuvre, et non pas dans la construction de grandes arches ou de rapports dialectiques : le schéma abstrait n’a aucune valeur en soi. Le « plaisir » pris aux parties est fonction d’une attention qui doit capter _ sans relâche _ toutes les sollicitations : « La musique est par excellence l’art dont les occasions sont brèves et délimitées (definite), et les appels qu’elle adresse à l’oreille sont frappants et péremptoires (arresting and peremptory).« 

Et Martin Kaltenecker de souligner, page 373 : « Cette attention rappelle la concentration riemanienne, mais elle ne vise pas ici les lois métriques ou la fonction harmonique des sons, seulement des unités affectives d’ordre mélodique.

Il s’ensuit que plusieurs dangers guettent la musique : la mélodie peut être brouillée, l’œuvre devenir un labyrinthe compliqué ou une pure mosaïque, dans lequel se perdra « le sentiment de la véritable unité de l’enchaînement et du développement » _ tous dangers illustrés selon Gurney par la musique de Wagner.

La mélodie véritable n’est pas celle qui est « infinie » _ elle est, comme le dit Gurney en une belle formule, une « affirmation qui ne demande pas tant des cris d’admiration que l’urgence d’un assentiment passionné ».« 

Apparaîtra alors, aussi,

un neuvième type d’ »écoute musicale« , à la fin du XIXe siècle,

baptisé l’ »écoute par effluves« ,

« qui s’empare d’une forme musicale quelconque pour la transformer en voile ou nuage musical » ;

et « qui peut ensuite être elle-même transposée dans une œuvre et en commander la structure » ; « la musique religieuse de Liszt, qu’il faudrait relire sous cet angle, obéit précisément à un tel ajustement d’une technique d’écriture à un certain type d’écoute. Ainsi, dans la Via Crucis (1879), d’où le contrepoint est éliminé, il n’y a pas de parcours de modulation construit, mais uniquement des affaissements et des atterrissages doux dans une autre tonalité ; la modalité désamorce la vectorisation tonale et la musique, pour traduire l’attente, la suspension, la compassion méditative« , page 396.

Et, quant au « dispositif proustien » de la perception (« artiste« ), sur lequel s’achève cet ample parcours d’exploration-analyse de Martin Kaltenecker,

« il y a ainsi (en lui) la matrice d’une valorisation de la perception qui sera l’une des nervures du discours sur l’art du XXe siècle :

la saisie en soi du sensible _ le son, le scintillement, la nuance, la différence _ s’entoure de l’aura d’un écart, d’un « pas de côté », d’un geste réfractaire même au sens politique, exécuté par défi contre les schématisations, les représentations et les structures.

Le caractère quasi religieux de la visée phénoménologique, en tant que succédané d’une transcendance, forme ainsi le cadre général du passage, depuis la fin du XIXe siècle, d’une métaphysique de la musique vers une phénoménologie de l’effet sonore.

Par là, peut-être, les fins de siècle se ressemblent« , conclut, page 425, ce chapitre

et son très beau livre,

Martin Kaltenecker

Titus Curiosus, le 4 août 2011

les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : « le pouvoir esthétique »

12sept

Sur Le Pouvoir esthétique,

de Baldine Saint-Girons,

paru en décembre 2009 aux Éditions Manucius : un travail capital

sur la fondamentale _ mais massivement masquée, dépréciée et étouffée _ anthropologie du sensible…

Après, le déjà admirable _ et plus que nécessaire, indispensable : civilisationnellement ! _ travail d’élucidation des processus extrêmement fins _ des micro, voire nano-dentelles… _ de formation _ dont le négatif, à l’inverse, est la négligence, l’appauvrissement, l’effacement, voire l’annihilation et le maintien en déshérence… _ de l’identité (riche et infiniment complexe

_ quand le sujet (humain !) n’est pas carrément décérébré, dénervé, vidé, détruit ! cf ici les fortes analyses et d’un Bernard Stiegler, et d’un Dany-Robert Dufour (ou, un peu plus en amont, déjà, celles de Norbert Elias et de Herbert Marcuse) : mais il est tellement plus facile (et rapide) d’appauvrir, détruire et annihiler que de former et construire, avec infinis tact et patience… : d’où l’importance cruciale, bien concrètement, des enjeux pédagogiques de l’enseignement et de l’éducation… _

par là-même !)

du sujet humain,

en ses modalités de construction _ versus l’évidement, l’anesthésie lente et, à terme, la destruction-annihilation, en négatif… _ de la sensibilité et de la sensation _ pas seulement artistique, bien loin de pareille restriction ! cf aussi les travaux éclairants sur ces processus-là de Jacques Rancière : Le Partage du sensible_, tout particulièrement dans le moment de l’aujourd’hui post-moderne,

qu’a été, en janvier 2008, L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;

voici, maintenant, que la magnifique Baldine Saint-Girons

nous donne _ avec la très puissante (rare, en ces jours, et plus encore à ce degré) générosité qui la caractérise : humainement ! _,

la poursuite lucidissime de ses analyses de l’Homo Æstheticus _ présent en tout un chacun ! _

en un nouveau travail d’une finesse exceptionnelle,

Le Pouvoir esthétique :

le livre,

paru aux Éditions Manucius en novembre 2009,

comporte 140 pages étonnamment incisives ;

telle une dentelle chirurgicale de micro, voire nano-précision,

dégageant avec une admirable clarté de précision, les processus s’entremêlant

_ que cet entremêlement fait trop vite, depuis si longtemps en la pensée occidentale (depuis le Timée de Platon ?), précipitamment (= paresseusement) qualifier de confusion irréductible, sans solution, à bien trop d’entre nous ;

et mettre, cette confusion chaotique de l’entremêlement, sur le compte (fatal !) de la sensorialité, ou, carrément, le corps,

dont souffrirait, et sans espoir de remède _ cf le très parlant mot final de Socrate (à Criton : « Criton, nous devons un coq à Asklepios !« …) in Phédon : pour s’acquitter de la dette de la délivrance qu’apporte à l’âme (immortelle, elle) la mort du corps !.. _,

le corps, donc,

dont souffrirait, et sans espoir de remède,

l’âme ! ou l’esprit… _ ;

en même temps qu’elle, Baldine _ l’auteur de ce travail, toujours admirablement présent (= présente ! en son écriture si vive !), en la dynamique hyper-attentive de son enquête-exploration-débroussaillage : un travail de précision pénélopéen ! _ ;

en même temps qu’elle, Baldine, donc, les commente, ces processus ultra-fins,

et, en permanence, inlassablement _ hyperpatiemment, en son enthousiasme d’énergie de penser inépuisable ! _, aussi y réfléchit,

en répondant à ses propres _ redoublées, en permanence _ objections _ ou scrupules de son penser-philosopher toujours au plus vert de sa vivacité, toujours, toujours en acte ! _

qu’elle ne cesse extrêmement pertinemment _ ainsi qu’aux auteurs qu’elle laboure de ses analyses, tels un Edmund Burke, en particulier en ses Recherches philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau ; ou un Emanuel Kant, en sa Critique de la faculté de juger, tout spécialement, parmi tous les autres que sa connaissance érudite met à très féconde contribution… _ (et philosophiquement !) de s’adresser ! à elle-même ;

comme ce mode _ philosophique ! _ d’enquêter est d’une magnifique fécondité ! et efficacité !

C’est proprement lumineux !


Le Pouvoir esthétique est
donc un livre remarquablement clair ;

offrant aussi, en sa conclusion, aux pages 136-137,

un très précieux tableau synoptique des « trois principes du pouvoir esthétique«  : le beau, le sublime, la grâce ;

dont le tissage _ très fin et guère exploré jusqu’ici ! _ permet de comprendre

tant l’histoire jusqu’à maintenant _ via, et la philosophie, et la rhétorique, et l’histoire des divers Arts, depuis l’Antiquité gréco-latine (que maîtrise tout particulièrement brillamment Baldine Saint-Girons, qui est loin de n’être qu’une « dix-huitiémiste«  !..) : ses analyses d’exemples, au passage, sont, elles aussi, remarquablement riches et éclairantes… _

de l’aesthesis occidentale ;

que, aussi, et même peut-être surtout _ cette partie, très originale, est passionnante ! _, les enjeux, en partie gravissimes, mais pas seulement _ il est aussi, ici, des ressources à explorer très positivement ! _ les plus contemporains de la post-modernité de ce XXIème siècle...

Il n’est que de comparer deux approches de ce livre de Baldine Saint-Girons ;

en deux articles que je me permets de donner ici,

tant ils éclairent ces deux directions d’exploration :

l’un est de Nicolas Floury, in Antiscolastique :

Si L’Acte esthétique, le précédent ouvrage de l’auteur, nous avait démontré que « l’acteur esthétique » était bien loin d’être un simple spectateur passif face au sensible,

ce nouveau livre de Baldine Saint Girons, Le Pouvoir esthétique, franchit un pas de plus. Baldine Saint Girons refuse, en effet, de réduire l’esthétique à une simple théorie de la réception et cherche à établir « une esthétique de la conception » ou du consilium (du projet) qui puisse répondre « à notre exigence intime de remonter aux principes qui régissent notre rapport au sensible ». Il faudra distinguer soigneusement les projets esthétiques, les stratégies esthétiques et les effets esthétiques.

« Faire état d’un ‘pouvoir esthétique’, c’est soutenir qu’il existe un pouvoir propre au sensible : pouvoir d’expression et de résonance, non limité à l’art stricto sensu et non réduit au beau », pouvoir qui « nous rend sensibles […] à l’apparaître de ce qui apparaît ». Parvenir à saisir les agents du pouvoir esthétique devient une nécessité engageant l’existence bien plus qu’une simple opération intellectuelle. C’est là le seul moyen d’esquisser un geste nous permettant de mettre en mouvement une pensée, un questionnement sur ce qui nous est le plus intime et étranger : « comment [en effet] arriver à sentir ce que je sens, à désirer ce que je désire, à penser ce que je pense ? ». Cela afin de nous sentir moins étranger à nous-même, en acceptant notre radicale division subjective, cette « non-coïncidence avec [nous-même] » avec laquelle nous devons composer.

Fondamentalement ce livre consiste dans le déploiement, par une construction fine, argumentée, mise en perspective pas à pas, d’un « trilemme esthétique ». Baldine Saint Girons opère ainsi un déplacement par rapport au XVIIIe siècle où seuls s’opposaient le beau et le sublime. Et nous avons désormais à composer avec une dialectique autrement plus retorse, sous-tendue par le biais des trois termes que sont le Beau, le Sublime et la Grâce. Tout l’enjeu est alors de montrer comment peuvent se nouer et se penser comme noués, tout en s’opposant sous certains aspects, ces trois principes du pouvoir esthétique. L’auteur démontre avec subtilité qu’il ne faut pas penser les principes comme hermétiques et étanches les uns aux autres, mais bien plutôt concevoir leur dialectique : une dialectique qui produit sur nous des effets, qu’il importe de mettre en évidence. Cela impose donc de concevoir le pouvoir esthétique dans son unité et sa diversité.

Plaire, inspirer, charmer, tels sont les trois principes, du pouvoir esthétique. Le beau plaît, le sublime inspire, la grâce charme.

Baldine Saint Girons restitue la généalogie des concepts de beau et de sublime en mettant en évidence ce qu’elle appelle le « dilemme esthétique », élaboré par Burke au XVIIIe siècle. La question est de savoir comment plaire (docere) s’oppose à inspirer (movere).

Avant de nous proposer le trilemme esthétique, qui est le cœur de cet ouvrage, Baldine Saint Girons montre que « le beau qui devient sublime ne se contente pas de terrasser ; il me sollicite et me met en mouvement. Il renouvelle le sentiment de ma présence au monde et me révèle que ma vocation est de me transcender moi-même ».

L’épineuse question sera alors de savoir, lorsqu’il s’agit d’user du pouvoir esthétique, s’il est préférable de chercher à plaire, ou plutôt à inspirer, ou bien encore à charmer.

En quoi ces principes peuvent-ils être pensés comme « exclusifs, chacun des deux autres » ? Telle est la question du trilemme esthétique. Une fois les trois grands principes du pouvoir esthétique (docere, movere, conciliare) dégagés, il s’agira pour l’auteur d’indiquer les diverses stratégies qui leur correspondent (imitation, invention, appropriation) et leurs effets sur le destinataire (admiration, étonnement, amour).

On comprendra alors comment le pouvoir esthétique n’est pas nécessairement destiné à de viles manipulations : il peut être l’origine d’une « cosmothérapie » ; et se trouver utilisé, ce qui demande certes le plus grand art, dans la difficile tâche d’enseigner.

La grâce se trouve pleinement réhabilitée dans le trilemme esthétique. Et nous garderons en mémoire qu’elle « établit des ponts entre les hommes et leur permet d’aller les uns vers les autres. Extirpant la haine et sa violence destructrice, c’est le sentiment dont la culture est la plus essentielle à la vie ».

Nicolas Floury

le second article est de Jean-Christophe Greletty, sur l’action littéraire :

On parle du pouvoir de la raison, du pouvoir politique, du pouvoir de la science, du pouvoir des armes, du pouvoir économique, du pouvoir de l’argent, de celui des corps, du sexe qui sont les enjeux d’une course infinie ; mais il est un autre pouvoir, moins «médiatique», plus secret, mais néanmoins d’une vigueur insoupçonnée : le Pouvoir Esthétique. C’est de celui-ci dont le livre de Baldine Saint Girons s’essaie à dénouer les fils, à mettre à jour les efficaces, les magies et les sortilèges.

Le Pouvoir Esthétique est le pouvoir premier, naturel et indépendant (non auxiliaire ou instrumental, comme la richesse ou la réputation) propre au sensible : capacité d’avoir des impressions, capacité d’en produire, recevoir et générer. En amont et en aval de l’Art. Mais, et c’est ce que montre Baldine Saint Girons, il ne se réduit pas aux beaux-arts, n’embrasse pas que le domaine du beau. Il concerne aussi toutes les activités humaines et les instruit ; car, nous le savons, rien n’apparaît en dehors de la sensation : la parole est audible, les corps sont visibles, les parfums nous enivrent, le vent, le soleil embrasent notre peau. Bref, pas de monde sans sensation.

Et c’est du monde essentiellement dont il est ici question. Et du monde le plus contemporain qui soit, celui du Spectacle : tautologique, omniprésent, universel. Après avoir fait une généalogie savante de la thématisation du Pouvoir Esthétique [Beau/Sublime/Grâce; Plaire/Inspirer/ Charmer] dans la Tradition : Aristote, Hobbes, Burke, Baumgarten, Kant, Hegel, Winckelman, etc.,

l’auteur ne manque pas de répondre à la provocation de l’Image moderne _ essentiellement visuelle, plastique, immédiatement mobilisable, manipulable, analphabète, telle un argument de type nouveau, étalée dans le visible et assénée par lui.

Car l’Image, loin d’être l’outil des autres pouvoirs, possède son autonomie, son propre génie, son propre vertige. Et règne aujourd’hui sur la circulation des jeux de plaisirs et de domination, en maître insoupçonné et inflexible de nos vies.

Mille exemples en témoignent : l’écran télévisuel autophage, l’infinie mise en scène politique, la planétarisation des icônes Michaël Jackson, Lady Di, ou Obama, la «fashion victimisation» consentie et voulue, etc.

«Le problème n’est pas de juger la manipulation esthétique : on ne saurait la condamner ou la légitimer a priori, comme si elle était un mal ou un bien en soi. Il est d’en reconnaître l’efficacité, d’en isoler et d’en démonter les mécanismes. Une manipulation esthétique en remplace toujours une autre, car nous sommes des êtres sensibles et impressionnables, toujours piégés et dupés ; mais il appartient de repérer comment procède le piège, la nature de ses lacs, et les moyens de nous en préserver».

Jean-Christophe Greletty

Sur ces perspectives quant à l’aisthesis et ses pouvoirs,

en amont comme en aval de la sensation

qui se forme, se déforme, se métamorphose avec plasticité _ cf ici les travaux de Catherine Malabou, dont, par exemple, l’Ontologie de l’accident _ essai sur la plasticité destructrice, parue aux Editions Léo Scheer, en février 2009… _,

je renverrai aussi aux analyses tellement lucides de mon amieelle aussi _, Marie-José Mondzain ;

notamment en son brillant Homo spectator _ à propos de la problématisation de laquelle j’ai proposé le concept d’imageance : ce grand livre est paru aux Éditions Bayard en octobre 2007 ;

et j’ai dialogué avec Marie-José Mondzain sur ce livre le 22 janvier 2008, dans les salons Albert Mollat…

Ces questions sont cruciales

autant que fondamentales

quant au devenir des sujets humains non-inhumains ;

et demandent le développement, la poursuite et l’approfondissement d’analyses ultra-fines ultra-pertinentes ; 

qui soient appliquées en faveur du devenir-sujet (et non-objet), urgemment.

Avec les apports de Bernard Stiegler, de Dany-Robert Dufour, de Catherine Malabou, de Marie-José Mondzain,

le magistral travail sur l’aisthesis de Baldine Saint-Girons _ aujourd’hui en ce très éclairant Le Pouvoir esthétique, aux Éditions Manucius… _,

est

pour l’humanité _ en bascule ! _ des humains-sujets

tout simplement

rien moins que

proprement essentiel


Titus Curiosus, ce 12 septembre 2010 

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