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En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa « Mademoiselle de Joncquières », et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye », extraite de son « Jacques le fataliste et son maître » : sur la capacité de transcender ou pas le poids des normes sociales et du regard d’autrui, ou le qu’en dira-t-on…

24jan

En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa «  Mademoiselle de Joncquières« , et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , extraite de son « Jacques le fataliste et son maître« ,

qu’exprimait mon article du lundi 16 janvier dernier «  » _ auquel je tiens beaucoup, et ai enrichi déjà à plusieurs reprises _,

voici, tout spécialement repris ici, cette précision que je viens ce matin du mardi 24 janvier, de lui donner, à propos du sens final même qu’ont donné, et Diderot à l’entreprise de son récit, et Emmanuel Mouret à l’entreprise de son film :

Les réputations des personnes étant assurément puissantes dans le monde – et c’est là aussi un cadre social et moral tout à fait décisif de la situation que nous présente ici en son merveilleux film Emmanuel Mouret :

même éloignés de tout (et de presque tous : sauf, pour ce qui concerne Madame de La Pommeraye, de ce bien précieux personnage inventé ici par Emmanuel Mouret par rapport au récit de Diderot, qu’est cette amie-confidente go-between, qui vient de temps en temps lui rapporter, alors qu’elle-même prend bien soin de se tenir retirée en la thébaïde de sa belle campagne, ce qui se bruisse dans Paris, où l’on voit tout… et rapporte tout !) ;

en conséquence de quoi les regards du « monde » (mondain !) des autres pèsent de leur non négligeable poids sur la conscience et le choix des actes de la plupart des personnes (qui y cèdent ;

y compris donc Madame de La Pommeraye qui fait de ce qu’en dira-t-on l’arme tranchante de sa vengeance) ;

à part quelques très rares un peu plus indifférents (et surtout finalement résistants au poids pressant de ces normes mondaines-là), tels qu’ici, justement, et le marquis des Arcis, et Mademoiselle de Joncquières, qui se laissent, au final du moins (et là est le retournement décisif de l’intrigue !), moins impressionner, pour le choix de leur conduite à tenir, par les normes qui ont principalement cours dans le monde, ainsi qu’Emmanuel Mouret le fait très explicitement déclarer, voilà, au marquis des Arcis à sa récente épouse, pour, en un très rapide mot, lui justifier son pardon (pour s’être laissée instrumentaliser en l’infamie ourdie par Madame de La Pommeraye : « Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur que je sois méchante : je ne le suis pas« , venait-elle de lui signifier…

Emmanuel Mouret faisant alors explicitement dire au marquis, à 95′ 47 du déroulé du film, ce que ne lui faisait pas prononcer Diderot, mais qu’impliquait cependant, bien sûr, l’acte même, fondamental, du pardon de celui-ci envers son épouse :

« _ Je ne crois pas que vous soyez méchante. Vous vous êtes laissée entraîner par faiblesse et autorité à un acte infâme. N’est-ce pas par la contrainte que vous m’avez menti et avez consent à cette union ?

_ Oui monsieur

_ Eh bien, apprenez que ma raison et mes principes ne sont pas ceux de tous mes contemporains : ils répugnent à une union sans inclination » ;

c’est-à-dire que lui, marquis des Arcis, savait oser ne pas se plier aux normes courantes des autres, et se mettre au-dessus de ces normes communes, en acceptant et assumant pleinement, en conscience lucide et entière liberté, d’avoir fait, en aveugle piégé qu’il était au départ, d’une ancienne catin son épouse :

« Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme; levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous…« …

Oui, le marquis des Arcis, ainsi que sa désormais épouse, tous deux, savent, à ce sublime héroïque moment-ci, s’extraire non seulement, bien sûr, de toute la gangue de leur passé, mais du bien lourd poids, aussi, des normes dominantes et des regards d’enfermement des autres  même si, un lecteur un peu retord, pourrait ici me rétorquer, me vient-il à l’idée ce matin du 25 janvier, que Diderot, avec au moins son personnage-pivot de fin lettré qu’est le marquis des Arcis, mais peut-être pas avec l’autre de ses personnages-pivots qu’est l’un peu moins cultivée jeune épouse de celui-ci, cède, en ce presque final de son récit de l’ « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , à la mode très vive à ce moment-là, du « sublime » de la vague « Sturm und Drang« , qui déferle, après l’Allemagne, aussi en France : un mouvement auquel Diderot (1713 – 1784) et son cher ami le baron Grimm (1723 – 1807) n’ont pas manqué d’être éminemment sensibles… Et c’est même assez probablement là une des raisons du très précoce succès, via traductions et publications en 1785 et 1792, par Schiller (1759 – 1805) et Mylius (1754 – 1827), de ce « Jacques le fataliste et son maître«  de Diderot, précisément d’abord en Allemagne : « Comme le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste fut connu en Allemagne avant de l’être en France. Schiller en avait traduit, en 1785, l’épisode de Mme de la Pommeraye, sous ce titre : Exemple singulier de la vengeance d’une femme _ conte moral _ voilà ! _, pour le journal Thalie. Il en tenait la copie de M. de Dalberg. Il parut, en 1792, une traduction du roman sous ce titre : Jacob und sein Herr (Jacques et son Maître), par Mylius. Le traducteur disait : « Jacques le Fataliste est une des pièces les plus précieuses de la succession littéraire non imprimée de Diderot. Ce petit roman sera difficilement _ tiens, tiens… _ publié dans la langue de l’auteur. Il en existe bien une vingtaine de copies en Allemagne, mais comme en dépôt. Elles doivent être conservées secrètement et n’être jamais mises au jour. Une de ces copies a été communiquée au traducteur, sous la promesse solennelle de ne pas confier le texte français à la presse »… » Et en 1794, « l’institut de France s’organisait. Un de ses premiers soins fut de s’occuper de dresser une sorte de bilan des richesses perdues de la littérature français _ du fait de la Révolution. On s’inquiéta, entre autres choses, d’un chant de Ver-Vert intitulé l’Ouvroir, qu’on crut être entre les mains du prince Henri de Prusse. Ce prince, qui, après avoir montré qu’il était bon capitaine, dut se réfugier dans une demi-obscurité pour ne pas risquer de trop déplaire à Frédéric II, son frère _ voilà  ! _, occupait noblement ses loisirs en cultivant les lettres, les arts et les sciences. Il était un des souscripteurs à la Correspondance de Grimm. Il s’intéressait particulièrement à Diderot _ voilà ; et nous savons qu’on parlait en permanence français à la cour de Berlin du roi Frédéric II. La lectrice de sa femme, Mme de Prémontval, dont il sera question dans le roman, avait pu lui en parler de visu. Ce n’est pas cependant par elle, comme l’a cru l’éditeur Brière, qu’il eut communication de Jacques le Fataliste, puisqu’elle était morte plusieurs années avant que ce livre fût écrit. Il _ le prince Henri de Prusse, donc (1726 – 1802) _ en possédait une copie au même titre que la vingtaine d’autres personnes dont parle Mylius. Seulement, il ne se crut pas obligé à la tenir secrète, et, en réponse à la demande du chant de Ver-Vert _ de Jean-Baptiste Gresset (1709 – 1777) _ qu’il n’avait pas, il offrit Jacques le Fataliste, qu’il avait _ voilà ! Il reçut des remercîments, et on le pria de mettre à exécution cette louable intention. Il répondit par cette nouvelle lettre : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée. L’Institut national ne me doit aucune reconnaissance pour le désir sincère que j’ai eu de lui prouver mon estime : l’empressement que j’aurais eu de lui envoyer le manuscrit qu’il désirait, s’il eût été en ma puissance, en est le garant. On ne peut pas rendre plus de justice aux grandes vues qui l’animent pour mieux diriger les connaissances de l’humanité. » Je regrette la perte que fait la littérature de ne pouvoir jouir des œuvres complètes de Gresset, cet auteur ayant une réputation si justement méritée. J’ai fait remettre au citoyen Gaillard, ministre plénipotentiaire de la République française, le manuscrit _ nous y voilà ! _ de Jacques le Fataliste. J’espère que l’Institut national en sera bientôt en possession. Je suis, avec les sentiments qui vous sont dus, votre affectionné, Henri ». Voici donc comment le texte original de Denis Diderot d’après lequel a été enfin diffusé en France ce très précieux « Jacques le fataliste et son maître« … Et fin ici de cette bien trop longue incise, simplement documentaire, rajoutée le 25 janvier.

Ce mouvement d’exhaussement sublime au-dessus des normes communes qui est aussi, au final, ce que Diderot lui-même a voulu lestement et subtilement mettre en valeur en son magnifique récit à rebondissements qu’est ce « Jacques le fataliste et son maître«  _ prudemment non publié par Diderot lui-même de son vivant (Diderot est décédé le 31 juillet 1784) en France, mais laissé au jugement plus distancié de la postérité…

C’est donc cette formidable capacité de gestes impromptus de liberté qu’Emmanuel Mouret vient nous laisser appréhender sur l’écran via la très vive mobilité en alerte et à certains moments décisifs jouissivement surprenante pour notre curiosité, des personnages virevoltants et, à ces moments-là au moins, imprévisibles, de ses films :

Emmanuel Mouret, ou les jubilatoires délicieuses surprises du pouvoir même de la liberté ainsi délicatement, avec douceur, finesse et subtilité, pour notre plaisir, si brillamment filmé.

Ce mardi 24 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval

18avr

Mercredi dernier, 14 avril 2010, Christian Laval était l’hôte de la Société de Philosophie de Bordeaux et de la librairie Mollat, dans les salons Albert-Mollat, copieusement remplis _ et avec une très remarquable qualité d’attention de la part de l’assistance _, pour la cinquième et dernière conférence de la saison 2009-2010 de notre Société.

Le « sujet«  _ déterminé en accord avec Barbara Stiegler, en charge de la présidence _ en était « Néolibéralisme et économie de la connaissance«  : le podcast de cette conférence, particulièrement clair, alerte et passionnant, dure 60 minutes…

C’est la lecture de La Nouvelle raison du monde _ essai sur la société libérale de Pierre Dardot et Christian Laval, aux Éditions de La Découverte ;

ainsi que les applications de ses dispositifs, plus spécifiquement, aux sphères de l’enseignement et de la recherche _ soient les domaines (et institutions) de la constitution et de la diffusion de la connaissance _ ;

qui a (et ont) incité Barbara Stiegler à inviter Christian Laval à éclairer le public sur les enjeux culturels _ et civilisationnels ! _ de ce bouleversement majeur, d’ampleur considérable ! qui affecte et les rapports sociaux et la conception de la subjectivité même, selon les intuitions lumineuses de Michel Foucault, en ses dernières leçons au Collège de France :

Le Gouvernement de soi et des autres _ Cours au Collège de France. 1982-1983

Le courage de la vérité _ Le Gouvernement de soi et des autres Cours au Collège de France. 1984 (de février à mars) ;

Michel Foucault meurt le 25 juin 1984…

Voici, déjà _ farci de quelques précisions de mon cru _, la fort éclairante quatrième de couverture de La Nouvelle raison du monde _ essai sur la société libérale :

« Après la crise financière de 2007-2008, il est devenu banal de dénoncer l’absurdité _ ravageuse _ d’un marché omniscient, omnipotent et autorégulateur. Cet ouvrage montre cependant que, loin de relever d’une pure «folie», ce chaos procède d’une rationalité dont l’action est souterraine, diffuse et globale _ d’ampleur considérable et à l’échelle de la planète. Cette rationalité, qui est la raison _ la ligne de force (de fait), comme la justification (de droit revendiqué, au moins…) _ du capitalisme contemporain, est le néolibéralisme lui-même _ voilà.

Explorant sa genèse doctrinale _ dans l’histoire des idées de l’Occident depuis les XVIIème et XVIIIème siècles, en Angleterre et en Écosse, pour commencer… _ et les circonstances politiques et économiques de son déploiement _ depuis l’arrivée au pouvoir (politique) des équipes soutenant Margaret Thatcher et Ronald Reagan, tout d’abord _, les auteurs lèvent les nombreux malentendus qui l’entourent : le néolibéralisme n’est ni un retour au libéralisme classique _ celui développé à partir des thèses de John Locke et d’Adam Smith _ ni la restauration d’un capitalisme «pur» qui refermerait la longue parenthèse keynésienne.

Commettre ce contresens, c’est ne pas comprendre _ bien dangereusement… _ ce qu’il y a précisément de nouveau _ voilà ; et de probablement irréversible, du fait de son ampleur et de sa vitesse de mise en œuvre : considérables _ dans le néolibéralisme _ qu’il faut donc, et urgemment, correctement penser : si l’on veut le contrer !..

Son originalité _ voilà ! _ tient plutôt d’un retournement que d’un retour : «Loin de voir dans le marché une donnée naturelle _ idéologiquement _ qui limiterait l’action de l’État, il se fixe pour objectif _ on ne peut plus pragmatique _ de construire le marché _ voilà ! sur ces questions (de naturel et artificiel), on se rapportera avec profit à l’ouvrage essentiel de Clément Rosset L’Anti-nature_ et de faire de l’entreprise le modèle _ structurel _ du gouvernement des sujets» _ comme l’a révélé l’intuition lumineuse de Michel Foucault dès le début de la décennie 80… Par des voies multiples, le néolibéralisme s’est imposé _ de fait, tout particulièrement en la première décennie du XXIème siècle ! _ comme la nouvelle raison du monde, qui fait de la concurrence _ voilà _ la norme universelle _ et exclusive ! _ des conduites ; et ne laisse intacte _ totalitairement, par là ! _ aucune sphère de l’existence humaine, individuelle ou collective _ voilà qui déborde considérablement du seul champ de l’économie !

Cette logique normative _ détruisant, tel Attila, tous ses obstacles _ érode jusqu’à la conception classique de la démocratie _ ce qui n’est tout de même pas rien ; particulièrement en France… Elle introduit des formes inédites d’assujettissement _ des personnes : voilà ! _ qui constituent, pour ceux qui la contestent, un défi politique et intellectuel inédit _ tant théorique, à penser, que pratique, à combattre et surmonter, donc…

Seule l’intelligence _ à construire _ de cette rationalité _ à démonter en sa mécanique (tant destructive que constructive) _ permettra de lui opposer _ avec quelques chances de succès _ une véritable résistance et d’ouvrir un autre avenir » _ civilisationnel, lui : là-dessus, se reporter au plus que jamais d’actualité L’Institution imaginaire de la société, de l’excellent Cornelius Castoriadis…

Ce que personnellement je retire de la conférence de Christian Laval mercredi soir dernier,

c’est l’urgence _ tant pratique que théorique _ d’une anthropologie faisant le point _ up to date _ sur ce qui est là détruit, par ce néo-libéralisme ; et sur ce qu’il faut aider et à préserver et à développer, a contrario de la misérable _ davantage encore que pauvre, réduite, simpliste : paresseuse ! et dépourvue d’imagination qualitative ! _ « employabilité« , en les hommes…

Un des paradoxes de la situation présente _ avec l’extension rapide et difficilement résistible, par sa massivité, de ce néo-libéralisme _

étant l’hostilité des inspirateurs de ce néo-libéralisme, Hayek et von Mises, à la logique de la planification ! ainsi que leur éloge de l’ignorance (de tout ce qui peut être jugé inutile) !…

D’où l’expression de « prolégomènes«  du titre de cet article.

Par là,

faire le point sur les racines du pragmatisme utilitariste :

chez un Jeremy Bentham, pour commencer ; mais aussi chez un Friedrich Hayek et un Ludwig von Mises ; et un Théodore Schultz et un Gary Baker ;

afin d’éclairer ses actuelles applications à l’échelle _ cruciale pour nous, Français, notamment, parmi les autres membres de l’Union européenne _ des directives européennes ;

ou dans un rapport _ « d’orientation sur l’université et la culture«  _ de Jean-Pierre Jouyet et Maurice Lévy à destination de Nicolas Sarkozy _ en 2008 ; mais ne pas oublier non plus que Jean-Pierre Jouyet faisait partie des « conseillers«  de Ségolène Royal en 2006-2007… _,

est plus qu’utile : nécessaire !

Au nom du réalisme de l’efficacité, de la raison de la rentabilité économique (= maximiser les gains en diminuant le plus possible les coûts

_ mais « coût«  pour qui ? qui tire, ici, les marrons du feu ? et qui brûle (= est brûlé) ? et est passé par « profits et pertes« , en ce drolatique jeu de bonneteau ?.. quid d’une expression telle que « ressources humaines«  ?.. hommes-moyens, mais pour quelles fins, donc ?.. et de qui ?.. _ ),

c’est à la fois l’ensemble des relations (de convivialité, d’affection, de reconnaissance : au-delà des critères de l’intérêt !!!) de chacun aux autres _ cf ici mon article du 11 novembre 2008 « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie » à propos du judicieux travail de Michaël Foessel La Privation de l’intime ! _ ;

sans compter, aussi, la solidarité, la fraternité, la générosité, l’amitié ou l’amour vrais!

ainsi que le statut de l’identité même _ terriblement appauvri ! survivre, consommer, s’enrichir, individuellement (et égoïstement)… : sans désirs vrais, ni sentiments ! _ de la personne

qui se voit attaqué, réduit, détruit !

Et pour quels misérables _ bling-bling (selon un misérable standing)… _ « profits » ?..

Il y a là matière à résister, en faveur d’un sujet « humain » vraiment actif et créateur de perspectives ouvertes et généreuses de vraie vie !..

Jeudi 15 avril dernier _ le lendemain même de la conférence de Christian Laval _,

en une double page de Libération, dans la rubrique « Économie » (pages 14-15),

un significatif article générique _ signé Catherine Maussion _, intitulé « Internet en toile de fonds« , et sous-titré « Les jeunes grands patrons français du web se réunissent (et s’affrontent) pour investir dans les start-up«  ;

accompagné de trois portraits de fondateurs de « fonds » :

Pierre Kosciusko-Morizet (un des 3 patrons du fonds Isai Developpement _ et patron de Price-Minister) : « Le credo du coach« ,

Marc Simoncini (fondateur-patron du fonds Jaina Capital _ et créateur de Meetic) : « Le concret avant tout« ,

& Xavier Niel (fondateur-patron du fonds Kima Ventures _ et patron de Free) : « La mise à tout va« .


La fonction de ces fonds :

aider _ financièrement (et de leurs conseils avisés) _ à « faire émerger des géants européens » d’Internet.

« Avec la crise, les fonds sont devenus beaucoup plus frileux ; il y a un trou dans la chaîne de financement« , confie Simoncini.

« Ces nouveaux investisseurs de la Toile joueraient donc sur la prise de risques assumée. « Ce qui manque en France _ ajoute Marie-Christine Levet (Jaina) _, c’est l’argent pour l’amorçage« … « Nous, on en a bavé, il faut aider les jeunes« .

« De là à en faire des philanthropes du Net ? Les fonds ne veulent pas du virtuel. Mais du retour. Isai veut rendre deux à trois fois leur mise aux investisseurs au bout de huit ans. « L’idée, c’est d’accompagner les boîtes, puis les revendre », dit-on à Jaina Capital _ avec plus-value ; mais cela va sans dire… Avant de recommencer ailleurs«  :

telle est la conclusion de la présentation de Catherine Maussion, page 14 de Libération.

Et Xavier Niel, in « La mise à tout va« , interrogé et présenté par Catherine Maussion :

« Niel guette des « projets simples » qu’il prend au sortir du nid et dans lesquels il mettra « des petits tickets », entre 5 000 et 150 000 Euros. A un rythme affolant : un investissement par semaine pour faire germer _ voilà _ une centaine de petits business. Niel se défend d’être« dans la recherche du profit immédiat ». La preuve : « On fait dix trucs bancals et on est content à la fin quand il y en a un qui marche ». Sur45 à 50 dossiers « faits » avant Kima Ventures, il recense 15 à 20 sociétés qui « bougent encore » ; 15 à 20 qui ont sombré ; 15 à 20 qui continuent doucement leur chemin. « Je ne suis pas sûr d’avoir gagné de l’argent » _ c’est de l’ordre du jeu… Sauf avec Deezer _ toutefois. « Un carton », souffle-t-il. Un retour sur investissement multiplié » par 40 ou 50″… »… Bingo !

Voilà l’illustration même de la logique _ ludico-financière : à vide !.. _ d' »innovation » du néo-libéralisme : en matière de recherche _ et création d’entreprises, ici.

En matière d’enseignement, la norme est celle de la « compétence« , mise en valeur strictement comme « employabilité«  _ pression des coûts et de la rentabilité « obligeant«  !

Et en ce qui concerne « la valeur économique«  des services et des produits, « la valeur d’usage n’est que le support de la valeur d’échange« , a dit en son exposé Christian Laval.

Quel sens y a-t-il à réduire tant d’existences humaines,

et même tant de compétences possibles _ combien de Mozart seront ainsi assassinés ? mais en anglais, « marketable skill«  désigne plus crûment un « savoir-faire négociable sur le marché«  : une « employabilité«  _,

à de si mesquins et avares calculs ?..

Qui en « profite » ? Au secours !!!

André Malraux rapporte ce mot _ bien intéressant _ de Staline à De Gaulle : « A la fin, c’est la mort qui gagne«  ; il suffirait, ainsi, de sur-vivre un peu plus longtemps que ses victimes. Soit la logique du crime des mafieux…

Ou encore : « Après nous le déluge !« … Sans responsabilité ; à l’heure de « Crime et châtiment« …

Une autre conception du vivre, du faire _ voire créer _ et du vivre-ensemble, plus fraternelle _ car les dégâts sociaux de la concurrence généralisée sont terribles ! _, doit être pensée et proposée, face à cette dévastation vide qui se répand…

Penser (et construire) le post-néolibéralisme : voilà la tâche…

A condition que les politiques alternatives (socio-démocrates, par exemple…) ne « se rendent » pas, comme elles l’ont fait depuis bientôt trente ans, à cette logique « réaliste« 

_ « There is no alternative » : les autres font ainsi… Un des grands maux de notre pauvre Europe… _

de la « modernité » marchandisée…

Un Jean-Pierre Jouyet est passé directement de l’équipe de Ségolène Royal en 2006-2007, au gouvernement nommé par Nicolas Sarkozy ;

c’est Lionel Jospin qui a mis en place la loi (de gouvernementabilité) Lolf _ loi organique relative aux lois de finances _ en France, le premier août 2001 ;

et que dire des Tony Blair et Gerhard Schröder ?.. _ et de leurs pantouflages au sortir du gouvernement ?..

Il y a du pain sur la planche… Au travail !

Pour se donner un supplément de « cœur à l’ouvrage« ,

on peut reprendre la devise (à panache) de Charles le Téméraire (1433-1477),

reprise déjà par Guillaume Ier d’Orange-Nassau (1533-1584 ; dont Turenne _ 1611-1675 _ est un des petits-fils) :

« Point n’est besoin d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer« … 

Titus Curiosus, ce 18 avril 2010 

La décidément obligeante question « Qu’est-ce que l’homme ? » dans le numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit : « L’Etat de Nicolas Sarkozy »

20mar

Un passionnant numéro de réflexion de philosophie et histoire (contemporaine !) politiques, que le numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit _ que dirige Olivier Mongin _, intitulé « L’État de Nicolas Sarkozy« 


J’y relève tout particulièrement les contributions du philosophe Michaël Foessel, l’auteur de « La Privatisation de l’intime« , aux Éditions du Seuil _ cf mon article du 11 novembre 2008 « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie«  _ :

outre

deux très remarquables entretiens _ passionnants et cruciaux ! _ l’un avec la philosophe Myriam Revault d’Allonnes et l’autre avec la juriste (et professeur au Collège de France, à la chaire d’études juridiques comparatives et internationalisation du droit, depuis 2002) Mireille Delmas-Marty :

« Le Sarkozysme est-il la « vérité » de la démocratie ?« , pour le premier de ces deux entretiens, pages 43 à 53 ;

« Détruire la démocratie au motif de la défendre« , pour le second, pages 145 à 162 (Michaël Foessel étant accompagné ici, aux questions, par Clémence Lalaut et Olivier Mongin),

ainsi que la présentation générale (avec Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue) de ce numéro de mars-avril de la revue Esprit, intitulée, elle, « Les Nouveaux contours de l’Etat. Introduction« , pages 6 à 11 ;

Michaël Foessel présente une très remarquable contribution personnelle, aux pages 12 à 23, intitulée « La Critique désarmée« , et sous-titrée « L’Antisarkozysme qui n’ose pas se dire » ;

et dont voici les titres des étapes du cheminement :

_ après une présentation (sans titre) du « problème » à explorer (et formuler, penser, cerner, identifier), aux pages 12 à 14 ;

_ « L’Antisarkozysme qui ose se dire«  _ sur ce qui est le moins instructif, mais seulement superficiellement médiatique, journalistique : cf le livre récent de Thomas Legrand : « Ce n’est rien qu’un Président qui nous fait perdre du temps«  (paru aux Éditions Stock au mois de janvier 2010) que critique au passage Michaël Foessel… _, aux pages 14 à 16 ;

_ « Critique du sarkozysme et autocritique de la gauche«  _ probablement une contribution majeure ! qui m’a particulièrement impressionné ! et rencontre quelques unes de mes intuitions… _ :

« la gauche ne peut parvenir à retrouver son rôle d’opposition sans faire au préalable l’autocritique de ses propres conceptions du pouvoir, de l’économie et des réformes« , résume fort pertinemment l’auteur lui-même, page 1, au début du sommaire des articles ;

ajoutant : « Mais pourquoi est-ce si difficile ?«  Et il y répond ! ; cela, aux pages 16 à 21 ;

_ « Les Nouveaux horizons du conflit« , aux pages 21 à 23 ; dont je retiens surtout ceci :

« La crise de la social-démocratie dont on parle beaucoup est aussi une crise de ses élites qui s’étonnent de ne pas avoir perçu les effets néfastes de la globalisation, alors même qu’elles profitaient _ ces dites élites de la social-démocratie… _ de ses bienfaits. A cet égard, le devenir professionnel de Blair ou de Schröder (le premier dans la finance internationale, le second chez le géant russe de l’énergie gazière) est un peu plus qu’un détail _ comme c’est parfaitement jugé ! Même si une telle promiscuité avec les milieux d’affaires affecte moins _ à y regarder, tout de même, d’un peu près… c’est toujours dans les détails que le diable se cache… _ la gauche française, les pratiques hexagonales du « (rétro)pantouflage » ne garantissent pas un point de vue lucide sur le prix politique de la culture de marché« , page 22.

Le questionnement avance encore un pas plus loin, page 23, non sans s’être référé juste auparavant au travail (important !) de la philosophe américaine Wendy Brown (« Les Habits neufs de la politique mondiale« )… :

« Au-delà de la fausse alternative entre l’horreur économique et les vertus émancipatrices de l’individualisme, le débat se situe au niveau des normes que l’homo œconomicus fait peser sur la citoyenneté. Pour éviter la « mélancolie », la gauche réformiste devrait se pencher sur ce qui, dans le monde contemporain, s’est décidé sans elle en termes de valeurs » _ voilà bien le cœur du débat !!! comme c’est excellemment perçu, cher Michaël !

Et encore un peu plus loin,

après une réflexion sur « retrouver le sens de la conflictualité » _ la plus authentiquement démocratique ! le débat et la discussion véritablement informés : sur les fins et les moyens mis à leur service ; sans faire erreur sur leur hiérarchie ! à rebours des divers réalismes seulement machiavéliques ! _

et sur le caractère on ne peut plus « indésirable«  de « phénomènes indésirables«  tels que ceux que défend et promeut l’action du sarkozysme et des sarkozyens avec la mise en place d’un « système libéral-autoritaire« 

(avec « l’invocation de l’Etat en même temps que la culture de l’entreprise, le dirigisme régalien accordé à l’affaiblissement des institutions _ démocratiques _, le discours sécuritaire au service de la liberté _ débridée _ d’entreprendre : tous ces paradoxes s’éclairent lorsqu’on les confronte à la mise en place d’un système libéral-autoritaire« ),

ceci : « L’antisarkozysme conséquent devrait prendre la mesure des bouleversements que son adversaire exprime plus qu’il ne les cause. Cela veut peut-être dire inventer une nouvelle langue _ ou encore : problématiser à nouveaux frais… _ capable de traduire l’exigence de justice _ un point capital ! _ en d’autres termes que ceux de la maximisation des profits« .

Soit « à l’opposition, il revient désormais _ la tâche et le travail : c’est tout un ! _ de redécrire le réel _ = mieux le penser et ainsi mieux le faire comprendre ! toujours une affaire du mieux juger ! _ pour empêcher qu’une seule voix puisse s’en réclamer. Dans ce domaine aussi les territoires abandonnés sont irrémédiablement perdus ».


Michaël Foessel a on ne peut mieux raison de prendre à cet endroit-ci la question.

Je me permets de reprendre aussi ici la « présentation » (telle que la propose et résume le sommaire de la revue) des entretiens avec Myriam Revault d’Allonnes et Mireille Delmas-Marty,

dont les deux récents livres _ tout fraîchement parus, aux Éditions du Seuil, tous deux _ sont très importants, tout à la fois urgents et admirables, tous deux, chacun en son domaine :

« Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie«  ;

et « Libertés et sureté dans un monde dangereux«  !

Pour l’entretien de Michaël Foessel avec Myriam Revault d’Allones, cela donne ceci, page 1 :

« L’exercice actuel du pouvoir nous apprend-il quelque chose sur la démocratie ? Si le sarkozysme bouscule les équilibres instables de notre régime, n’est-ce pas vers celui-ci qu’il faut tourner les critiques? Les nouvelles formes de « gouvernementalité » et les conceptions sous-jacentes de l’individu qu’elles expriment vont-elles transformer, au-delà des pratiques du pouvoir, notre conception même de la démocratie ? Comment, dès lors, défendre notre attachement à ce régime ?«  ;

et pour l’entretien de Michaël Foessel, Clémence Lalaut et Olivier Mongin avec Mireille Delmas-Marty, ceci, encore, page 3, cette fois, du sommaire :

« En partant de l’analyse d’une décision troublante, la création d’une « rétention de sûreté », la juriste montre comment celle-ci témoigne d’une transformation internationale du rapport au droit et à la sûreté dans un monde plus dangereux. Si cette évolution est frappante dans le cas français, elle n’est néanmoins pas isolée et traduit une évolution plus large des grands régimes juridiques à travers le monde« 

_ ce qui n’excuse certes rien ; mais au contraire justifie les luttes et les résistances démocratiques, et sur tous les fronts, notamment celui du droit et celui de l’action politique dans les démocraties telles qu’elles existent encore…

Bref, comme on le constate, j’espère, à cette lecture de présentation rapide de ce numéro

« L’Etat de Nicolas Sarkozy« 

de la revue Esprit de mars-avril 2010,

une contribution particulièrement notable à la réflexion et au débat démocratique

de l’état présent et à venir (= à construire) de notre Etat, de notre république, de notre démocratie française !

L’enjeu de fond

étant de définir (sans réduction !!!) ce qu’il en est de l’homme.

Soit redéployer, pour aujourd’hui, une réflexion anthropologique ;

d’où la question « Qu’est-ce que l’homme ? » de mon titre…

Ici, je veux relever quelques mots particulièrement essentiels de l’analyse que mène Myriam Revault d’Allonnes, page 50 :

A la question de Michaël Foessel : « On a coutume d’interpréter le culte de la performance, la valorisation de la concurrence et du profit (« travailler plus pour gagner plus ») d’un point de vue économique ou moral. En quoi de telles pratiques jouent-elles aussi un rôle politique dans les formes contemporaines de « subjectivation » de l’homme démocratique ?« ,

voici ce que répond Myriam Revault d’Allonnes :

« Cette perspective va très loin. Certes elle tend à induire, comme je viens de le dire, un certain type de comportement économique et moral. Mais elle ouvre aussi la voie à l’élaboration d’une nouvelle anthropologie _ c’est cela qui me sollicite, et même passionnément ! _ où les notions d’intérêt et de concurrence régleraient aussi bien l’action individuelle que l’action collective, restreignant ainsi _ très gravement !!! mortellement ; c’est une régression barbare ! _ la pluralité des formes d’existence des individus.

Les modes de subjectivation des individus n’engagent pas seulement leur rapport au pouvoir, mais leur rapport à eux-mêmes, la façon dont ils se constituent _ rien moins ! nous touchons ici au fondamental de l’humanisation ! _ à travers ces rapports de pouvoir. Ce culte de la performance, de l’efficacité, de la rentabilité vise à instaurer un nouveau type de normativité morale et politique _ rien moins !

C’est ainsi que sous couvert de produire de la certitude, elle tend à effacer la figure du sujet-citoyen au bénéfice d’un sujet calculant, entièrement _ et pauvrement, misérablement même, par cette « réduction«  terrible et proprement terrifiante pour si peu qu’on se mette à y réfléchir… _ rationnel _ = comptable ! _, entrepreneur de lui-même, déconnecté de l’horizon du « commun » _ partagé.

Par exemple, la notion de « responsabilité » qui se caractérise classiquement par l’imputation d’un acte à son auteur _ encore un concept-clé ! _ est vidée de son sens au profit d’un calcul rationnel des conséquences (qu’ai-je _ moi, moi seul ; sans les autres, réduits, eux, à de stricts moyens ; ou concurrents ; voire ennemis ! voici venir un monde « sans autrui«  ; vide de « personnes » (et de ce qu’elles sont, les unes vis-à-vis des autres, et avec elles, et ensemble ; un monde sans amitié ni amour, donc ; qu’on y médite !.. _ à gagner ? qu’ai-je à perdre ?). Toute l’épaisseur morale _ ainsi qu’existentielle ; est-ce séparable ? _ de la responsabilité _ avec les dilemmes qui l’accompagnent _ disparaît au profit de choix purement stratégiques voire tactiques.

Cette tentative pour « conduire les conduites » est une rationalité globale qui vise à uniformiser _ voilà ! _ nos manières d’être et nos pratiques et à réduire la pluralité de nos expériences _ ici, on relira « L’Homme unidimensionnel » de Herbert Marcuse, écrit aux États-Unis en 1964 et paru en traduction française (aux Éditions de Minuit) en 1968 : une anticipation lucide de ce qui se profilait déjà ; il est vrai que Marcuse (Berlin, 19 juillet 1898 – Starnberg, 29 juillet 1979) avait été témoin de l’Allemagne sous le totalitarisme nazi…

Dans quel « monde » serions-nous si cette rationalité venait à s’accomplir : un tel « monde » _ à la Carl Schmitt (1888 – 1985 ; lui n’a pas quitté l’Allemagne nazie…) ; cf « Le Nomos de la Terre«   _ serait-il encore habitable ? « …

Myriam Revault d’Allonnes prend donc position, page 52, et au nom de « l’exigence démocratique« , en faveur d’« une anthropologie de l’indétermination _ souple face à la pluralité ouverte des possibles _, de la pluralité et du conflit«  _ de la discussion et du débat informés et pacifiques _ ;

une « exigence démocratique«  qui « ne s’épuise pas dans la forme procédurale«  _ avec ses dangers de pragmatisme utilitariste à courte vue _ ; même si cette dernière « est fondamentale, car, au-delà d’arguments strictement défensifs (défense des libertés individuelles, du principe de l’équilibre _ et d’abord de la séparation et de l’indépendance _ des pouvoirs) elle porte en elle le principe de l’affirmation des droits.« 

On ne peut donc certes pas « se débarrasser de la démocratie«  !

conclut Myriam Revault d’Allonnes cet entretien avec Michaël Foessel , page 53.

Les conclusions de l’entretien avec Mireille Delmas-Marty vont aussi dans ce sens :

« En somme, une communauté de destin, dans un monde imprévisible, c’est une communauté capable d’anticiper sans renoncer à l’indétermination _ voilà : celle de sujets existentiels libres et responsables… _ et de s’adapter _ mais aussi accommoder le réel à leurs projets  _ en innovant, dans le domaine technologique, mais aussi juridique _ et d’autres : je pense ici aux thèses de Cornelius Castoriadis en sa magnifique « Institution imaginaire de la société«  Dépasser la contradiction entre liberté et sûreté, entre anthropologie guerrière et anthroplologie humaniste, entre droits et devoirs, c’est le défi lancé aux « forces imaginantes du droit »« ,

comme aux autres « forces imaginantes » (et civilisationnelles), aussi, du génie humain…

Une lecture éminemment conseillée donc

en ce moment, ce samedi, de réflexion électorale aussi

que ce numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit : « L’État de Nicolas Sarkozy« 


Titus Curiosus, ce 20 mars 2010

De la « crise » ; et du « naufrage intellectuel » à l’ère de la « rapacité » _ suite : les palais de l' »âge d’or », à Long Island

20oct

Voici, maintenant, ce très bel article de Paul R. Krugman _ « For richer » _,

publié dans le « New-York Times » le 20 octobre 2002,

puis, en traduction française, dans le numéro 636, du 9 janvier 2003, de « Courrier international », sous le titre de « Main basse sur l’Amérique » :

« Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island, l’une de mes excursions préférées était d’aller admirer, sur la côte nord, les magnifiques demeures de « l’âge d’or » _ la période qui sépare la fin de la guerre de Sécession, 1865, du début de la Première Guerre mondiale, 1914. Ces véritables palais n’étaient pas seulement des pièces de musée architecturales. C’étaient des monuments érigés en hommage à une société aujourd’hui disparue, dans laquelle les riches pouvaient se permettre d’employer des armées de domestiques nécessaires à l’entretien d’une maison de la taille d’un château européen. Quand je les contemplais, bien entendu, cette époque était révolue. Aucune ou presque ne servait plus de résidence privée. Celles qui n’avaient pas été transformées en musées abritaient une maison de retraite ou une école privée.

Car l’Amérique dans laquelle j’ai grandi _ l’Amérique des années 50 et 60 _ était une société de classes moyennes, tant dans les faits que dans les apparences. Les immenses écarts de revenus et de richesses de l’âge d’or avaient disparu. Certes, il y avait la pauvreté du « quart-monde », mais on considérait généralement à l’époque qu’il s’agissait d’un problème social, et non économique. Certes, quelques riches hommes d’affaires et héritiers de grosses fortunes menaient un train de vie sans commune mesure avec celui de l' »Américain moyen » ; mais ils n’étaient pas riches comme l’étaient les accapareurs qui avaient construit les manoirs et ils n’étaient pas très nombreux. L’époque où les ploutocrates constituaient une force avec laquelle il fallait compter dans la société américaine, sur un plan économique aussi bien que politique, semblait appartenir à un passé lointain.


La réalité quotidienne confirmait l’impression d’une société plutôt égalitaire. Les personnes qui avaient fait de longues études et exerçaient un bon métier (cadres moyens, professeurs d’université, voire avocats) prétendaient souvent gagner moins que les ouvriers syndiqués. Les familles considérées comme aisées vivaient dans des maisons à deux niveaux, avaient une femme de ménage qui venait une fois par semaine et passaient leurs vacances d’été en Europe. Mais, comme tout le monde, ces gens mettaient leurs enfants à l’école publique et prenaient eux-mêmes le volant pour se rendre au travail. Mais c’était il y a longtemps. L’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse était un autre pays.

Nous connaissons actuellement un nouvel « âge d’or », aussi extravagant que l’était l’original. Les palais sont de retour _ en 2002. En 1999, The New York Times Magazine a publié un portrait de Thierry Despont, « le pape des excès« , un architecte spécialisé dans les maisons pour richissimes. Ses créations affichent couramment une superficie de 2 000 à 6 000 mètres carrés ; les plus grandes sont à peine plus petites que la Maison-Blanche. Inutile de dire que les armées de domestiques sont également de retour. Les yachts aussi.

Comme le prouve l’article sur M. Despont, il serait injuste de dire que les inégalités croissantes aux Etats-Unis sont passées sous silence. Pourtant, un bref coup de projecteur sur le mode de vie des riches dépourvus de goût ne donne pas une idée précise des bouleversements qui sont intervenus dans la distribution des revenus et des richesses dans ce pays. A mon avis, rares sont ceux qui se rendent compte à quel point le fossé s’est creusé entre les très riches et les autres, sur une période relativement courte. De fait, il suffit d’évoquer le sujet pour être accusé d’appeler à la « lutte des classes« , à la « politique de l’envie« , et ainsi de suite. Aussi, très rares sont ceux qui sont disposés à parler des profondes répercussions _ économiques, sociales et politiques _ de cet écart grandissant _ en 2002.

Et pourtant, on ne peut comprendre ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis _ actuellement : c’était donc à l’automne 2002 _ sans saisir la portée, les causes et les conséquences de la très forte aggravation des inégalités qui a lieu depuis trente ans, et en particulier l’incroyable concentration des revenus et des richesses entre quelques mains. Pour comprendre l’actuelle vague _ en 2002, donc _ de scandales financiers, il faut savoir comment l’homme en costume de flanelle grise a été remplacé par le PDG au pouvoir régalien _ un tel « bilan » rétrospectif est encore plus opportun, et déssillant, en ce basculement d’octobre 2008…

Le divorce conflictuel de Jack Welch, le légendaire ancien président de General Electric (GE), a eu le mérite inattendu de soulever un coin du voile sur les privilèges dont bénéficient les grands patrons. On a ainsi appris qu’au moment de partir à la retraite, M. Welch s’était vu accorder l’usage à vie d’un appartement à Manhattan (repas, vins et blanchissage inclus), l’accès aux avions de l’entreprise et de multiples autres avantages en nature, d’une valeur d’au moins 2 millions de dollars par an. Ces cadeaux sont révélateurs : ils illustrent l’étendue des attentes des patrons, qui escomptent un traitement digne de l' »Ancien Régime« . En termes monétaires, cependant, ces faveurs ne devaient pas signifier grand-chose pour M. Welch. En l’an 2000, sa dernière année complète à la tête de GE, il a gagné 123 millions de dollars, principalement sous forme d’actions et de stock-options.

Mais les salaires mirifiques des présidents des grandes entreprises constituent-ils une nouveauté ? Eh bien, oui. Ces patrons ont toujours été bien payés par rapport au salarié moyen, mais il n’y a aucune comparaison possible entre ce qu’ils gagnaient il y a seulement une trentaine d’années et leurs salaires d’aujourd’hui. Durant ce laps de temps, la plupart d’entre nous n’avons obtenu que de modestes augmentations : le salaire moyen annuel aux Etats-Unis, exprimé en dollars de 1998 (c’est-à-dire hors inflation), est passé de 32 522 dollars en 1970 à 35 864 dollars en 1999 _ soit une hausse d’environ 10 % en vingt-neuf ans. C’est un progrès, certes, mais modeste. En revanche, d’après la revue Fortune, la rémunération annuelle des 100 PDG les mieux payés est passée, durant la même période, de 1,3 million de dollars _ soit trente-neuf fois la paie du salarié lambda _ à 37,5 millions de dollars par an, mille fois ce que touchent les salariés ordinaires _ et 2 884 % en vingt-neuf ans.

L’explosion des rémunérations des patrons est un phénomène en lui-même stupéfiant et important. Mais il ne s’agit là que de la manifestation la plus spectaculaire d’un mouvement plus vaste, à savoir la nouvelle concentration des richesses aux Etats-Unis. Les riches ont toujours été différents des gens comme vous et moi, selon l’expression de Scott Fitzgerald _ dans « Gatsby le Magnifique » , en 1925. Mais ils le sont bien plus maintenant _ de fait, ils le sont autant qu’à l’époque où l’écrivain a fait ce célèbre commentaire. C’est une affirmation controversée, pourtant elle ne devrait pas l’être. Les données du recensement montrent incontestablement qu’une part croissante des revenus est accaparée par 20 % des ménages et, à l’intérieur de ces 20 %, par 5 %. Néanmoins, nier cette évidence est devenu une activité en soi, fort bien financée. Les groupes de réflexion conservateurs ont produit d’innombrables études qui tentent de discréditer les informations, la méthodologie et, pis, les motivations de ceux qui rapportent l’évidence. Ces études reçoivent le soutien de personnalités influentes dans les pages éditoriales des journaux et sont abondamment citées par des responsables de droite. Il y a quatre ans, Alan Greenspan (mais pourquoi a-t-on toujours pensé que ce n’était pas un esprit partisan ?) a prononcé un discours important à la conférence annuelle de la Réserve fédérale _ dont il est le président _ qui revenait à nier l’aggravation des inégalités aux États-Unis.

Par leur simple existence, tous ces efforts concertés sont symptomatiques de l’influence grandissante de notre ploutocratie. Mais, derrière cet écran de fumée, créé à des fins politiques, l’élargissement du fossé ne fait aucun doute. En fait, les chiffres issus du recensement ne montrent pas la véritable ampleur des inégalités parce que, pour des raisons techniques, ils tendent à sous-estimer les très hauts revenus _ par exemple, il est peu probable qu’ils reflètent l’explosion des rémunérations des chefs d’entreprise. Or d’autres indices montrent que non seulement les inégalités s’accroissent, mais que le phénomène s’accentue à mesure qu’on s’approche du sommet. Ainsi, ce ne sont pas simplement les 20 % des ménages en haut de l’échelle qui ont vu leurs revenus s’accroître plus vite que ceux des classes moyennes : les 5 % au sommet ont fait mieux que les 15 % suivants, le 1 % tout en haut mieux que les 4 % suivants, et ainsi de suite jusqu’à Bill Gates _ le président fondateur de Microsoft est l’homme le plus riche du monde, selon le classement du magazine américain Forbes .

Des résultats encore plus saisissants nous viennent d’une enquête menée par les économistes français Thomas Piketty et Emmanuel Saez. En se fondant sur les déclarations fiscales, ils ont estimé les revenus des personnes aisées, riches et très très riches depuis 1913. Il en ressort avant tout que l’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse ne correspond pas à l’état normal de notre société, mais à un intermède entre deux âges d’or. L’Amérique d’avant 1930 était une société dans laquelle un petit nombre d’individus immensément fortunés contrôlaient une grande part de la richesse du pays. Nous ne sommes devenus une société de classes moyennes qu’après le recul brutal de la concentration des revenus durant le New Deal _ la politique menée par Roosevelt à partir de 1933 _, et surtout durant la Seconde Guerre mondiale. Les revenus sont ensuite restés assez équitablement partagés jusque dans les années 70 : la forte progression des revenus durant les trente années qui ont suivi 1945 a été largement répartie au sein de la population.

Mais, depuis, le fossé s’est rapidement creusé. MM. Piketty et Saez confirment ce que j’avais pressenti : nous sommes revenus au temps de Gatsby le Magnifique. Après trente années durant lesquelles les parts des plus gros contribuables étaient bien inférieures à leurs niveaux des années 20, l’ordre antérieur a été rétabli.

Et les grands gagnants sont les « très très riches ». Un stratagème souvent employé pour minimiser l’aggravation des inégalités consiste à recourir à une ventilation statistique assez grossière, en divisant la population en 5 quintiles comprenant chacun 20 % des ménages ou, au maximum, en 10 déciles. Le discours de M. Greenspan à Jackson Hole se fondait par exemple sur des données par déciles. De là à nier l’existence des riches, il n’y a qu’un pas. Ainsi, un commentateur conservateur pourrait concéder que la part du revenu national accaparée par 10 % des contribuables a quelque peu augmenté, avant de souligner qu’il suffit de gagner plus de 81 000 dollars par an pour faire partie de cette catégorie. Il ne s’agirait donc que d’un simple transfert au sein de la classe moyenne.

Mais pas du tout : ces 10 % comprennent certes un grand nombre d’individus faisant partie de la classe moyenne, mais ce ne sont pas eux qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu. L’essentiel de l’augmentation de la part de cette catégorie sur ces trente dernières années a été le fait du 1 % le plus riche (au-dessus de 230 000 dollars de revenus annuels en 1998) et non des 9 % suivants. De plus, 60 % de l’augmentation réalisée par ce 1 % sont allés à 0,1 % des contribuables, ceux dont les revenus annuels sont supérieurs à 790 000 dollars. Et, pour finir, près de la moitié de ces gains est allée à 13 000 foyers seulement (0,01 % des contribuables) qui disposent d’un revenu annuel de 17 millions de dollars en moyenne.

Alors, il n’est nullement exagéré de dire que nous sommes entrés dans un second « âge d’or ». A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, la caste des bâtisseurs de palais et des propriétaires de yachts avait plus ou moins disparu. Selon MM. Piketty et Saez, en 1970, 0,01 % des contribuables disposaient de 0,7 % du revenu total : ils ne gagnaient « que » 70 fois la moyenne, pas de quoi acheter ou entretenir une méga-résidence. Mais, en 1998, ces 0,01 % ont perçu plus de 3 % de l’ensemble des revenus. Cela signifie que les 13 000 familles les plus fortunées des États-Unis disposaient, à elles seules, d’un revenu presque égal à celui des 20 millions de ménages les plus modestes _ ou 300 fois supérieur à celui d’un ménage moyen.

Certains économistes _ mais pas tous _ essayant de comprendre ces inégalités croissantes ont commencé à prendre au sérieux une hypothèse qui aurait paru terriblement fumeuse il n’y a pas si longtemps. Cette théorie met l’accent sur le rôle des normes sociales dans l’établissement de limites à l’inégalité. Selon elle, le New Deal a eu des répercussions plus profondes sur la société américaine que ne l’ont cru ses plus fervents partisans : il a imposé des normes en matière d’égalité relative des salaires, qui ont duré pendant une trentaine d’années, créant cette société de classes moyennes que nous en étions venus à considérer comme normale. Mais ces standards ont commencé à perdre du terrain dans les années 70 et le recul n’a ensuite fait que s’accélérer.

On en a une première illustration avec les rémunérations des cadres supérieurs. Dans les années 60, les grandes entreprises américaines se sont comportées davantage comme des républiques socialistes que comme de féroces firmes capitalistes, et leurs dirigeants ressemblaient plus à des bureaucrates du service public qu’à des capitaines d’industrie. Je n’exagère pas. Il suffit de se reporter à la description du comportement du chef d’entreprise faite par John Kenneth Galbraith dans « Le Nouvel Etat industriel » _ aux Éditions Gallimard, en 1968. Selon l’économiste, une gestion saine exige de la retenue. Certes, le pouvoir de décision donne l’occasion de gagner de l’argent, mais si chacun cherchait à le faire, l’entreprise serait emportée par la cupidité. Un homme d’entreprise qui se respecte s’abstient de faire ce genre de choses ; un code efficace interdit ce type de conduite. En outre, la prise de décision collective fait en sorte que les agissements, voire les pensées de chacun, sont connus de tous. Tout ceci, selon Galbraith, plaçait la barre très haut en matière d’honnêteté personnelle.

Trente-cinq ans après, un article en couverture de Fortune s’intitulait « Vous avez acheté. Ils ont vendu« . « Dans toutes les entreprises américaines, est écrit en sous-titre, les dirigeants ont vendu leurs actions avant que leurs sociétés ne sombrent. Et qui se retrouve avec un paquet d’actions sans valeur ? Vous. » Je vous l’ai dit, notre pays a changé.

Laissons un instant de côté les malversations actuelles _ à l’automne 2002 _, et demandons-nous plutôt pourquoi les salaires relativement modestes des patrons d’il y a trente ans ont atteint leur niveau astronomique d’aujourd’hui. On a avancé deux explications, qui ont en commun de mettre l’accent sur l’évolution des normes et non sur des facteurs purement économiques. La plus optimiste trouve une analogie entre l’explosion des rémunérations des PDG et celle des joueurs de base-ball. Les patrons qui coûtent cher valent leur pesant d’or, parce que, pour une entreprise, avoir l’homme qu’il faut représente un énorme avantage par rapport à la concurrence. Dans la version plus pessimiste _ la plus plausible, selon moi _ la compétition pour attirer les talents joue un rôle mineur. Certes, un grand patron peut faire la différence _ mais ces énormes rémunérations sont trop souvent accordées à des dirigeants dont les prestations sont au mieux médiocres. La principale raison pour laquelle le chef d’entreprise gagne autant aujourd’hui est qu’il nomme les membres du conseil d’administration, lequel fixe sa rémunération et décide des nombreux avantages accordés aux administrateurs. Aussi, ce n’est pas « la main invisible du marché » qui décide des revenus astronomiques des cadres dirigeants, c’est « la poignée de main invisible » échangée dans la salle du conseil d’administration. Mais pourquoi ces patrons n’étaient-ils pas aussi grassement payés il y a trente ans ? Là encore, il s’agit de « culture d’entreprise ». Pour toute une génération, après la Seconde Guerre mondiale, la peur du scandale a imposé une certaine retenue. De nos jours, personne ne s’offusque plus. En d’autres termes, l’explosion des salaires des patrons traduit un changement social plutôt que la loi purement économique de l’offre et de la demande. Il ne faut pas la considérer comme une tendance du marché, mais comme quelque chose d’analogue à la révolution sexuelle des années 60 _ un relâchement d’anciennes contraintes, une nouvelle permissivité. Mais en l’occurrence, la permissivité est financière et non sexuelle.

Comment expliquer une telle évolution de la culture d’entreprise ? Économistes et théoriciens du management commencent à peine à y réfléchir, mais on peut d’ores et déjà suggérer quelques facteurs. L’un d’eux concerne le changement structurel des marchés financiers. Dans son nouveau livre « Searching for a Corporate Savior » _ « A la recherche du sauveur de l’entreprise » _, Rakesh Khurana, de la Harvard Business School, estime que dans les années 80 et 90, le  » capitalisme managérial » _ le monde de l’homme en costume de flanelle grise _ a été remplacé par le « capitalisme investisseur ». Les investisseurs institutionnels voulaient des chefs héroïques, souvent venus de l’extérieur, et ils étaient prêts à débourser des sommes énormes pour les attirer. D’ailleurs, le sous-titre du livre de Rakesh Khurana est « La quête irrationnelle du PDG charismatique » _ « The Irrational Quest for Charismatic CEO’s«  .

Mais les théoriciens à la mode ne trouvent rien d’irrationnel à cette quête. Depuis les années 80, on attache toujours plus d’importance au « leadership« , autrement dit aux qualités personnelles, à la personnalité charismatique du chef. Lorsque Lee Iacocca, le PDG de Chrysler, est devenu une figure connue du grand public au début des années 80, il était pratiquement seul dans ce cas : comme le rappelle Rakesh Khurana, au cours de l’année 1980, un seul numéro de Business Week a montré un PDG en couverture. En 1999, 19 unes leur ont été consacrées. Une fois qu’il est devenu normal, voire nécessaire pour un patron d’être célèbre, il est également plus facile de faire de lui un homme riche.

Les économistes ont également contribué à légitimer des niveaux de rémunération autrefois impensables. Dans les années 80 et 90, d’innombrables articles écrits par des universitaires  _ popularisés dans les revues économiques et intégrées par les consultants dans leurs recommandations _ donnaient raison à Gordon Gekko _ financier incarné par Michael Douglas dans le film « Wall Street » , réalisé par Oliver Stone en 1987 _  : la cupidité est une bonne chose, et elle marche. Pour obtenir le meilleur des dirigeants d’entreprise, prétendaient ces articles, il est nécessaire d’aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires. Et pour ce faire, il faut leur attribuer généreusement des actions ou des stock-options.

Loin de moi toute insinuation sur la corruption personnelle des économistes et des théoriciens du management. Il s’agirait plutôt d’un processus inconscient et subtil : les idées reprises par les écoles de commerce et qui rapportaient de coquets honoraires de consultant ou de conférencier, allaient dans le sens d’une tendance existante et donc lui apportaient leur caution.

Ce que suggèrent maintenant des économistes comme MM. Piketty et Saez est que l’histoire des revenus des patrons a valeur de symbole. Bien plus que ne l’imaginent économistes et partisans de l’économie de marché, les salaires, surtout les plus élevés, sont déterminés par les normes sociales. Dans les années 30 et 40, de nouvelles conceptions de l’égalité se sont imposées, en grande partie sous l’impulsion des hommes politiques. Dans les années 80 et 90, elles se sont vues remplacées par le « laisser-faire », avec pour conséquence l’explosion des revenus au sommet de l’échelle. Un incident en dit long sur ce phénomène. Répondant à un courrier électronique d’une téléspectatrice canadienne, Robert Novak, l’un des animateurs de l’émission Crossfire sur CNN, s’est fendu de ce petit discours : « Marg, comme la plupart des Canadiens, vous n’êtes pas bien informée et vous vous trompez. Aux États-Unis, la durée de vie y est la plus longue, l’espérance de vie y est plus grande que dans n’importe quel autre pays au monde, y compris le Canada. C’est un fait. » Mais les faits donnent tort à M. Novak. Les Canadiens vivent en moyenne deux ans de plus que les Américains. Et l’espérance de vie aux États-Unis est bien inférieure à ce qu’elle est au Canada, au Japon et dans tous les grands pays d’Europe occidentale. Nous vivons un peu moins longtemps que les Grecs, un peu plus que les Portugais. Les hommes font de moins vieux os aux États-Unis qu’au Costa Rica. Néanmoins, on comprend pourquoi M. Novak croyait que nous étions les meilleurs. Après tout, nous sommes le pays le plus riche du monde, avec un PIB réel par habitant d’environ 20 % supérieur à celui du Canada. Et dans ce pays, nous croyons dur comme fer qu’une marée montante ne laisse aucun bateau échoué. Notre richesse nationale montante ne se traduit-elle pas par un niveau de vie élevé pour tous les Américains ?

Eh bien, non. Si nous avons le revenu par habitant le plus élevé parmi les pays développés, c’est surtout parce que nos riches sont bien plus riches. D’où cette idée radicale : si les riches obtiennent plus, il en reste moins pour les autres. Cette thèse _ qui est une simple question d’arithmétique _ est systématiquement assimilée à la défense de la « lutte des classes ». Si l’accusateur se fait un peu plus précis, il dira probablement qu’il n’y a pas de quoi faire un drame de la richesse de quelques personnes. Cela pour deux raisons : d’abord, parce que si l’élite gagne apparemment beaucoup d’argent, sa part du total reste faible _ autrement dit, tout compte fait, les riches ne prennent pas une si grande part du gâteau que cela ; ensuite, parce qu’essayer de réduire les hauts salaires fait surtout du tort aux personnes défavorisées, les tentatives de redistribution entraînant une démotivation.

Il fut un temps où ces arguments étaient tout à fait pertinents : lorsque nous étions dans une société de classes moyennes. Mais ils se défendent beaucoup moins de nos jours. En premier lieu, la part des riches dans le revenu total n’est plus négligeable. A l’heure actuelle _ c’était en 2002 _, 1 % des ménages touchent environ 16 % du revenu total brut, et environ 14 % du revenu net. Cette part a pratiquement doublé en trente ans, et elle est désormais comparable à celle des 40 % de la population les moins favorisés. Le transfert en faveur des privilégiés est donc important. D’un point de vue purement mathématique, les revenus des familles modestes ont dû, normalement, augmenter bien moins que le revenu moyen. Et c’est ce qui s’est effectivement passé. Le revenu moyen des ménages, hors inflation, a crû de 28 % entre 1979 et 1997. Mais le revenu médian _ celui d’une famille au milieu de l’échelle de distribution, qui constitue un meilleur indicateur de la situation des familles américaines _ n’a augmenté que de 10 %. Quant au revenu du cinquième de la population situé au bas de l’échelle, il a même légèrement baissé.

Nous nous enorgueillissons, à juste titre, de notre croissance économique sans précédent. Mais depuis quelques dizaines d’années, il est frappant de voir à quel point cette croissance a peu profité aux familles ordinaires. Le revenu médian ne s’est accru que d’environ 0,5 % par an _ et ce gain était probablement imputable pour l’essentiel à la durée plus longue du temps de travail des femmes. En outre, les chiffres ne reflètent pas la précarité grandissante dont souffre le salarié moyen. A l’époque où le constructeur automobile General Motors était surnommé en interne « Généreux Motors« , nombre de ses salariés pensaient jouir de la sécurité de l’emploi _ l’entreprise ne les licencierait que si elle n’avait vraiment plus le choix. Nombreux étaient ceux dont le contrat de travail prévoyait une assurance maladie même après un licenciement. Ils bénéficiaient d’un régime de retraite qui ne dépendait pas de la Bourse. De nos jours, les entreprises bien établies procèdent couramment à des dégraissages massifs. Perdre son emploi, c’est perdre sa couverture médicale, et comme des millions de personnes l’ont appris à leurs dépens, un plan d’épargne d’entreprise ne garantit en aucune manière une retraite confortable.

Il n’en reste pas moins que, pour une grande partie de la population, si le système économique américain crée beaucoup d’inégalités, il génère aussi des revenus plus élevés, et par conséquent tout le monde y gagne. C’est la morale que Business Week a tirée dans un récent numéro spécial sur les « 25 idées pour un monde en mutation« . L’une de ces idées était que « les riches s’enrichissent, et c’est normal« . Les revenus les plus élevés, entend-on souvent dire, sont le fruit d’une économie de marché qui encourage avec moult récompenses les bons résultats. C’est le système qui permet ce genre de performance, autrement dit, les privilégiés n’amassent pas des fortunes aux dépens des gens comme vous et moi. Les esprits chagrins feront remarquer que l’explosion des rémunérations des patrons n’est que très vaguement liée à leurs performances réelles. Jack Welch comptait parmi les 10 PDG les mieux payés aux Etats-Unis en 2000, et on pourrait soutenir qu’il le méritait. Mais qu’en est-il de Dennis Kozlowski de Tyco _ forcé à la démission et inculpé de fraude et vol _, ou de Gerald Levin de Time Warner _ autre groupe en crise dont la comptabilité fait l’objet d’une enquête fédérale _, qui figuraient également sur cette liste ?

Est-il possible de produire des preuves directes des effets de l’inégalité ? On ne peut pas remonter le cours de l’Histoire et se demander ce qui serait arrivé si les normes sociales de l’Amérique des classes moyennes avaient continué à limiter les plus forts revenus, et si la politique gouvernementale avait lutté contre les inégalités croissantes au lieu de les renforcer. Mais nous pouvons nous comparer à d’autres pays industrialisés. Et les résultats ont de quoi surprendre. Nombreux sont les Américains qui croient que, vivant dans le pays le plus riche du monde avec le PIB réel par habitant le plus élevé, ils s’en portent forcément tous mieux : ce ne sont pas uniquement nos riches qui sont plus riches que leurs pairs à l’étranger ; la famille américaine typique est bien mieux lotie que son homologue ailleurs, et même nos pauvres s’en tirent bien par rapport au reste du monde.
Hélas, ce n’est pas vrai. Prenons le cas de la Suède, cette « bête noire » des conservateurs. Il y a quelques mois, le cybergourou conservateur Glenn Reynolds a fait sensation en soulignant que le PIB par tête de la Suède est comparable à celui du Mississippi : voyez, ces ridicules partisans de l’État-providence se sont eux-mêmes appauvris ! M. Reynolds a sans doute conclu que le Suédois moyen est aussi pauvre que l’habitant moyen du Mississippi, et par conséquent bien moins favorisé que l’Américain moyen. Mais les Suédois vivent trois ans de plus que les Américains. La mortalité infantile en Suède est moitié moindre qu’aux États-Unis, et l’illettrisme y est bien moins répandu que dans notre pays.

Comment est-ce possible ? L’une des raisons est que le PIB par habitant constitue un indicateur parfois trompeur. Les Suédois prennent plus de vacances que les Américains, ils ont donc une durée annuelle de travail moins longue. C’est un choix, et non un échec économique. Le PIB réel par heure travaillée est de 16 % inférieur à celui des États-Unis, ce qui met la productivité des Suédois à parité avec celle des Canadiens. Mais le revenu moyen inférieur à celui des États-Unis s’explique surtout par le fait que nos riches sont tellement plus riches. La famille médiane suédoise jouit d’un niveau de vie à peu près comparable à celui de son homologue américaine : les salaires sont même plus élevés dans ce pays scandinave, et la pression fiscale plus forte est compensée par une couverture médicale et des services publics généralement meilleurs. Et à mesure que l’on descend l’échelle des revenus, le niveau de vie en Suède se place bien loin devant celui aux Etats-Unis. Les familles suédoises avec enfants, appartenant aux 10 % au bas de l’échelle _ c’est-à-dire plus pauvres que 90 % de la population _ disposent d’un revenu de 60 % supérieur à celui de leurs homologues américaines. Très peu de Suédois connaissent la grande pauvreté : en 1994, 6 % d’entre eux vivaient avec moins de 11 dollars par jour, contre 14 % des Américains.

Moralité : même si l’on pense que l’inégalité criante aux États-Unis est le prix à payer pour notre revenu national élevé, il n’est pas du tout évident que le jeu en vaut la chandelle. La raison pour laquelle les conservateurs se lancent régulièrement dans une campagne de dénigrement de la Suède est qu’ils veulent nous convaincre de l’impossibilité d’un compromis entre efficacité et équité _ en d’autres termes, si l’on essaie de prendre aux riches pour donner aux pauvres, tout le monde y perd. Mais la comparaison entre les États-Unis et d’autres pays développés n’étaie en aucune manière cette thèse.

Et l’on peut même retourner contre eux l’argument des conservateurs : l’inégalité aux États-Unis a atteint un niveau tel qu’elle est devenue contre-productive. Jusqu’à une date récente, il était pratiquement admis que, quoiqu’on en dise, les nouveaux patrons « impériaux » avaient obtenu des résultats qui faisaient paraître négligeable le coût de leurs rémunérations. Mais maintenant que la bulle boursière a éclaté, il apparaît de plus en plus clairement que la facture était trop lourde. Le prix payé par les actionnaires et la société dans son ensemble pourrait être beaucoup plus élevé que le montant effectivement versé aux PDG.

Les détails des scandales financiers ont de quoi laisser perplexe : emprunts d’initiés, stock-options, structures ad hoc, évaluation au prix du marché (mark-to-market), et autres dettes achetées avec décote et revendues à leur valeur nominale (round-tripping). Une telle complexité s’explique aisément. Toutes ces pratiques étaient destinées à favoriser les initiés, à gonfler la rémunération du PDG et de ses proches. Mais si l’on ne fait plus preuve d’aucune retenue au sein de l’entreprise américaine, le monde extérieur (y compris les actionnaires) se montre en revanche toujours aussi pudibond et n’accepte pas encore que des cadres supérieurs se livrent ouvertement au pillage. Aussi faut-il camoufler les malversations, au travers de techniques complexes que l’on peut présenter à l’extérieur comme d’astucieuses stratégies d’entreprise.

Les patrons qui consacrent leur temps à imaginer des manières innovantes de détourner l’argent de l’actionnaire pour leur profit personnel ne s’occupent probablement pas très bien des vraies affaires de l’entreprise (pour preuve, les cas d’Enron, Worldcom, Tyco, Global Crossing, Adelphia, entre autres). Les investissements choisis parce qu’ils donnent l’illusion de la rentabilité, pendant que les initiés lèvent leurs options d’achat d’actions, représentent un gaspillage de précieuses ressources. Et lorsque prêteurs et actionnaires rechignent à mettre la main au portefeuille parce qu’ils n’ont plus confiance, c’est l’ensemble de l’économie qui en pâtit.

Les partisans d’un système dans lequel certains s’enrichissent énormément se sont toujours appuyés sur l’argument suivant : l’attrait de la richesse constitue une grande motivation. Motivation, d’accord, mais pour quoi faire ? Plus on apprend ce qui se passe dans les entreprises américaines, moins on est convaincu que ces mesures incitatives ont effectivement encouragé les patrons à travailler dans notre intérêt à tous.

En septembre dernier, le Sénat a examiné un texte de loi qui aurait introduit un impôt sur les plus-values pour les Américains qui renoncent à leur nationalité afin d’échapper à la fiscalité de notre pays. Le sénateur Phil Gramm s’en est offusqué, jugeant cette mesure « digne de l’Allemagne nazie« . Propos sans doute excessif, mais pas plus que la métaphore employée par Daniel Mitchell, de la Heritage Foundation _ groupe de réflexion ultraconservateur _, pour décrire un projet de loi visant à empêcher les sociétés de se reconstituer à l’étranger pour des raisons fiscales : M. Mitchell a qualifié le texte d' »équivalent fiscal du verdict Dred Scott« , en faisant allusion à l’infâme décision de la Cour suprême de 1857 qui ordonnait aux Etats anti-esclavagistes de livrer les esclaves réfugiés chez eux.

Il y a vingt ans, un ténor du Sénat aurait-il comparé à des nazis ceux qui veulent faire payer des impôts aux riches ? Un membre d’un groupe de réflexion étroitement lié à l’administration aurait-il établi un parallèle entre l’impôt sur les sociétés et l’esclavage ? Je ne le pense pas. Les commentaires de MM. Gramm et Mitchell reflètent deux changements radicaux qu’a connus la vie politique américaine. L’un concerne la polarisation croissante _ nos hommes politiques sont de moins en moins enclins à faire preuve de modération, même dans les apparences. L’autre changement porte sur la tendance des responsables politiques à défendre les intérêts des riches. J’entends par là les vraiment très riches, pas les simples individus aisés : seule une personne qui possède un patrimoine d’au moins plusieurs millions de dollars peut envisager un exil pour des raisons fiscales.

De la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 70 _ soit la période durant laquelle les inégalités de revenus étaient tombées à leur plus bas niveau _ la politique fut bien moins partisane que de nos jours. Ce n’est pas une affirmation subjective. Mes collègues professeurs de science politique à Princeton, Nolan McCarty et Howard Rosenthal, ont, avec Keith Poole de l’université de Houston, fait une analyse statistique démontrant que le comportement électoral d’un membre du Congrès est, selon son appartenance à un parti, bien plus prévisible de nos jours qu’il y a vingt-cinq ans. De fait, le clivage entre partis n’a jamais été aussi net depuis les années 20.

Mais sur quoi s’affrontent les partis ? La réponse est simple : l’économie. Cela paraît peut-être simpliste de décrire les démocrates comme un parti qui veut taxer les riches et aider les pauvres, et les républicains comme une formation qui entend maintenir les impôts et les dépenses sociales à un niveau aussi bas que possible. A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, cela aurait été effectivement de la caricature, car la politique n’était alors pas fondée sur des questions économiques. Mais c’était un pays différent. Comme les professeurs McCarty, Rosenthal et Pool l’ont dit, « si les revenus et les richesses sont distribués de manière plutôt équitable, les hommes politiques n’ont pas grand-chose à gagner à faire de la politique en fonction de conflits qui n’existent pas« . Aujourd’hui, les conflits existent bel et bien, et notre vie politique tourne autour d’eux. En d’autres termes, les inégalités de revenus grandissantes expliquent probablement le clivage politique croissant.

Cependant, l’opposition entre riches et pauvres n’a pas eu l’effet politique que l’on aurait pu prévoir. Alors que les revenus des privilégiés se sont envolés, alors que les ménages moyens ont au mieux vu les leurs progresser modestement, on se serait attendu à voir les hommes politiques courtiser les électeurs en se proposant de faire payer les riches. En fait, la polarisation politique s’est produite parce que les républicains se sont davantage ancrés à droite, et non pas parce que les démocrates se sont déplacés vers la gauche. Du coup, la politique économique a effectivement évolué en faveur des privilégiés. Les importantes réductions d’impôts des vingt-cinq dernières années _ celles décidées par Ronald Reagan dans les années 80 et celles de George W. Bush _ ont toutes joué fortement en faveur des très riches. Malgré la confusion savamment entretenue, plus de la moitié des allégements fiscaux de Bush profiteront en fin de compte à 1 % des ménages, les plus fortunés bien sûr. La principale augmentation d’impôts durant cette période, à savoir l’alourdissement de l’imposition des revenus du travail dans les années 80, a frappé avant tout la classe ouvrière.

L’exemple le plus frappant de l’évolution de la politique au bénéfice des riches est le mouvement en faveur d’une suppression des droits de succession. Ces droits représentent avant tout un impôt sur la fortune. En 1999, seules 2 % des successions, les plus grosses, les ont supportés, et la moitié de cet impôt a été payée par 3 300 successions seulement, soit 0,16 % du total, valant au minimum 5 millions de dollars et en moyenne 17 millions de dollars. Un quart des recettes proviennent de 467 successions seulement. Les histoires d’exploitations agricoles et d’entreprises familiales démantelées pour payer les droits de succession sont des légendes du monde rural. Nous n’en avons trouvé pratiquement aucun exemple concret, malgré tous nos efforts.

On aurait pu penser qu’un impôt qui frappe si peu de personnes tout en générant des recettes fiscales considérables serait populaire et ne susciterait pas une large opposition politique. D’autant que l’on entend depuis longtemps l’argument selon lequel les droits de succession promeuvent les valeurs démocratiques, précisément parce qu’ils limitent la capacité des grandes fortunes à former des dynasties. Aussi, comment expliquer la vigoureuse campagne en faveur d’une suppression de cette taxe ? Pourquoi cette mesure constitue-t-elle le pivot de la baisse d’impôts voulue par Bush ?

Certes, ceux qui en profiteraient ne sont qu’une poignée, mais ils ont beaucoup d’argent et encore plus d’influence. C’est le genre de personnes qui attirent l’attention des hommes politiques en quête de fonds électoraux. Il ne s’agit pas simplement de financement des campagnes électorales : les partisans d’une abolition de cette taxe ont réussi à convaincre une grande partie de l’opinion de son caractère néfaste. Discuter avec des retraités relativement prospères est éclairant. Ils qualifient cette taxe d’ « impôt sur la mort » ; nombre d’entre eux croient que leur patrimoine sera grevé par les taxes, même si la plupart ne paieront en réalité pas grand-chose, voire rien du tout ; et ils sont persuadés que les PME et les exploitations agricoles familiales supporteront l’essentiel du fardeau.

Ces idées fausses ne sont pas le fruit du hasard. On les a délibérément promues. Par exemple, un document de la Heritage Foundation intitulé « Il est temps de supprimer les impôts fédéraux sur la mort, ou le cauchemar du rêve américain » évoque des cas qui, en fait, ne se produisent que rarement, sinon jamais, dans la vie réelle. « Les propriétaires de petites entreprises, en particulier ceux appartenant aux minorités, sont angoissés à l’idée que l’affaire qu’ils espèrent léguer à leurs enfants soit détruite par l’impôt sur la mort… Les femmes qui ont arrêté de travailler pour élever leurs enfants, une fois ceux-ci devenus grands cherchent désespérément des moyens de réintégrer la vie active sans mettre en péril le patrimoine familial à cause des impôts. » Et devinez qui finance la Heritage Foundation ? Des fondations créées par les familles fortunées, évidemment. Ce n’est donc pas un hasard si les idées profondément conservatrices, qui militent contre l’imposition de la fortune, sont devenues populaires alors que les riches deviennent encore plus riches : outre qu’il permet d’acheter de l’influence, l’argent sert aussi à manipuler l’opinion.

C’est probablement un processus qui se renforce de lui-même. A mesure que le fossé entre les riches et les autres se creuse, la politique économique défend toujours plus les intérêts de l’élite, pendant que les services publics destinés à l’ensemble de la population, notamment l’école publique, manquent cruellement de moyens. Alors que la politique gouvernementale favorise les riches et néglige les besoins de la population, les disparités de revenus ne cessent d’augmenter.

Les États-Unis des années 20 ne constituaient pas une société féodale. Néanmoins, c’était un pays dans lequel d’immenses privilèges, souvent hérités, formaient un contraste frappant avec une misère noire. C’était également un pays dans lequel l’État, plus souvent que de raison, se mettait au service des privilégiés tout en faisant fi des aspirations de l’homme de la rue.

Cette époque est, dit-on, révolue. Mais qu’en est-il réellement ? Les inégalités dans l’Amérique d’aujourd’hui ont retrouvé leurs niveaux des années 20. Les gros héritages ne jouent plus un grand rôle dans notre société, mais avec le temps _ et l’abrogation des droits de succession _ nous permettrons la formation d’une élite héréditaire tout aussi éloignée des préoccupations de l’Américain moyen. A l’instar de l’ancienne élite, la nouvelle exercera une énorme influence politique. Dans son livre « Wealth and Democracy » _ « Richesse et Démocratie » _, Kevin Phillips émet cette sombre mise en garde en guise de conclusion : « Soit la démocratie se renouvelle, avec une renaissance de la vie politique, soit la fortune servira de ciment à un nouveau régime moins démocratique : une ploutocratie, pour l’appeler par son nom.«  C’est un point de vue extrême, mais nous vivons à l’heure des extrêmes. Même si les apparences de la démocratie demeurent, elles risquent de se vider de leur sens. Il est par trop facile de deviner le pays que nous pourrions devenir, un pays dans lequel de grands privilèges seront réservés aux individus qui ont le bras long ; un pays dans lequel l’homme de la rue voit son horizon bouché ; un pays dans lequel l’engagement politique semble inutile, parce qu’au bout du compte seule l’élite voit ses intérêts défendus. »

Voilà pour ce très bel article _ merci à Rufus Œconomicus de me l’avoir amicalement signalé ! _ « For richer« , de Paul Krugman, en octobre 2002…

Comme quoi, la lucidité existe, et sait résister

aux « prêt-à-penser » qui font « période », « air du temps » ;

aux paradigmes dominants qui se voudraient intimidants :

« sans nulle alternative » !

Madame Thatcher en faisait alors sa posture _ et sa « marque » de « reconnaissance » (d' »élection »…) _, en la décennie 80…

Et voici que « le réel » change, comme d’un coup, de « forme » ;

« imposant » aux « réalistes » de tous poils et tous acabits de toutes les « real-politiques« ,

de modifier, le plus subito presto possible, leur « mine », leur « figure » _ ou leur(s) masque(s)… ;

ou de changer de pied leur fox-trott, leurs footsteps, leur tango et leur valse…

Du tout récent _ lundi 13 octobre : soit juste une semaine _ prix Nobel d’économie, Paul Krugman, sont disponibles en français :

« La Mondialisation n’est pas coupable _ vertus et limites du libre-échange« , aux Éditions La Découverte, en janvier 2000 ;

et « L’Amérique que nous voulons« , aux Éditions Flammarion, en août 2008,

dont voici _ pour comparaison avec ce que nous venons de lire (d’octobre 2002) la quatrième de couverture :

« Quelques mois après l’élection présidentielle de 2004, j’ai subi des pressions : je devais cesser de passer mon temps à critiquer l’administration Bush et les conservateurs en général. « Les urnes ont parlé « , m’a-t-on dit. Avec le recul, cette élection apparaît comme l’ultime exploit du conservatisme de mouvement avant sa chute.

Quand Bush est entré à la Maison-Blanche, ce mouvement s’est enfin trouvé en mesure de contrôler tous les leviers du pouvoir, et s’est vite révélé inapte à gouverner, pratiquant des politiques contraires aux intérêts de la grande majorité des Américains : une poignée de super-riches et un certain nombre de grandes entreprises ont quelque chose à gagner à la montée de l’inégalité, à la suppression de la fiscalité progressive, à l’abrogation des droits de succession et de l’État-providence.

Mais des évolutions de fond ébranlent leur tactique politique. La principale, c’est que l’électorat américain, pour le dire crûment, devient moins blanc. Les sondages suggèrent qu’en matière de politique inférieure le centre de gravité de l’électoral s’est nettement déplacé vers la gauche depuis les années 1990 et que la race est une force en perte de vitesse dans un pays qui, réellement, devient de moins en moins raciste.

Le conservatisme de mouvement a encore l’argent de son côté, mais cela n’a jamais suffi. On peut raisonnablement imaginer qu’en 2009 les États-Unis auront un président démocrate et une majorité démocrate au Congrès. Mais cette nouvelle majorité, que doit-elle faire ? Elle doit, pour le bien du pays, suivre une politique résolument progressiste. Réduction de l’inégalité et expansion de la sécurité sociale, lancement d’une assurance maladie universelle. Soit un nouveau New Deal !« 

Avec ces mots récapitulatifs de l’éditeur :

« Paul Krugman éclaire magistralement les raisons du naufrage américain _ la fin des valeurs démocratiques et de la prospérité _ en examinant de manière décapante un siècle d’histoire politico-économique. Il propose des mesures indispensables à la juste répartition des richesses et à la renaissance d’une classe moyenne… »

A bon entendeur, salut !

Titus Curiosus, ce 20 octobre 2008

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