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Interpréter les Descentes d’Orphée aux Enfers de Marc-Antoine Charpentier : une parfaite réussite de Vox Luminis et A Nocte Temporis

23jan

Marc-Antoine Charpentier (1643 – 1704)

me tient tout spécialement à cœur,

ne serait-ce que par la découverte que je fis d’une partie des musiques crues perdues

de son petit opéra de 1678 Les amours d’Acis et Galatée,

sur un livret de Jean de La Fontaine (1621 – 1695)

_ cf mon livret au CD Un Portrait musical de Jean de La Fontaine, de La Simphonie du Marais dirigée par Hugo Reyne

(CD EMI 7243 S  45229 2 5),

un programme de concert et de disque conçu à l’occasion du tricentenaire de la mort du poète en 1995,

et qui comporte pas mal de bien belle musique de Charpentier…

Cf aussi les précisions que j’en donne

en mon article  du 18 avril 2009…

Cf aussi la note de Catherine Cessac à propos de cette découverte

à la page 138 de son « Marc-Antoine Charpentier » en l’édition de 2004, chez Fayard…

Aussi m’est-il hors de question

de laisser passer le CD Orphée aux Enfers

des Ensembles Vox Luminis et A Nocte Temporis,

de Lionel Meunier et Reinoud van Mechelen,

soit le CD Alpha 566 qui paraît présentement ;

et comporte Orphée descendant aux Enfers (H.471)

et La Descente d’Orphée aux Enfers (H.488)

_ ce dernier petit opéra nous étant hélas parvenu incomplet,

privé d’un possible Acte 3 des retrouvailles aux Enfers d’Orphée et Eurydice ;

dont on ignore même si un tel Acte 3 a été composé, puis perdu, ou bien si l’œuvre a été laissée en cet état inachevé par Charpentier lui-même :

le manuscrit ne comportant aucune indication qui permettrait de trancher quelle a été l’intention du compositeur…

Une excellente occasion de comparer quelques interprétations de ces œuvres,

présentes parmi les CDs de ma discothèque.

Je retrouve ainsi

le bouleversant CD Ricercar RIC 037011 intitulé Orphée descendant aux Enfers,

enregistré en 1987

par l’unique _ et hélas irremplacé _ Henri Ledroit (1946 – 1988),

un an à peine avant son décès prématuré.

Ainsi que le CD Erato 063011913-2 de La Descente d’Orphée aux Enfers,

enregistré en 1995 par Les Arts Florissants,

avec Paul Agnew en Orphée…

Autant la version (d’Orphée descendant aux Enfers) du Ricercar Consort est émouvante,

avec les tempi qui conviennent,

et bouleversent :

à fendre l’âme !

autant la version (de La Descente d’Orphée aux Enfers) des Arts Flo déçoit,

avec des tempi trop rapides, inadéquats au sujet…

_ que l’on compare ainsi, pour commencer, l’ouverture primesautière de l’œuvre par les Arts Flo en 1995

avec l’ouverture, infiniment plus juste, en gravité, par Vox Luminis aujourd’hui… 

Le présent CD

des Ensembles Vox Luminis et A Nocte Temporis,

est, lui, une parfaite réussite !!!

qui rend parfaitement la tension inhumaine du drame des Enfers,

et toute la tendresse d’Orphée…


Bravo !!!

Les livrets de ces deux œuvres (de 1683 et 1686 ; toutes deux pour Mademoiselle de Guise) de Marc-Antoine Charpentier

n’indiquent pas le nom du librettiste ;

mais s’inspirent précisément, les deux, des Métamorphoses d’Ovide :

au livre X et aux vers 1 à 63,

avec le choix d’Ixion, Tantale et Tityos _ et non pas Orion, ni Sisyphe _

comme ombres infernales suppliciées à l’infini, sans terme à venir jamais,

avec lesquelles dialogue tendrement Orphée, en sa catabase.

 

À comparer avec la Nekuia du chant XI de l’Odyssée d’Homère ;

et les Catabases du chant VI de l’Éneïde de Virgile

et de l’Enfer de la Divine Comédie de Dante.

« Effroyables enfers« , ne sont-elles pas les premières paroles d’Orphée

dans l’Orphée descendant aux Enfers (de 1683) ?

et « Affreux tourments« , celles d’Ixion, Tantale et Titye

au début du second acte de La Descente d’Orphée aux Enfers (de 1686) ?..

Auxquelles répondent

et la « douce harmonie » qui « frappe l’oreille« 

de Tantale

dans l’œuvre de 1683 ;

et « la touchante voix » et « la douce harmonie » qui « suspend le rigoureux tourment« 

d’Ixion, Tantale et Titye

dans l’œuvre de 1686…

Car tel est bien l’extraordinaire efficace du chant d’Orphée

dont ces œuvres de Marc-Antoine Charpentier nous font, à leur tour, ressentir la magie

_ au moins pour un moment _

consolatrice…

Marc-Antoine Charpentier applique,

avec la merveilleuse tendresse qui caractérise son art,

ce qu’il a appris des Oratorios _ sacrés _ de Carissimi à Rome,

à l’esprit français des soirées intimes chez Mademoiselle de Guise.

Ce jeudi 23 janvier 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

« The Invention of Morel », un opera de Stewart Copeland, d’après le roman d’Adolfo Bioy Casares

25juil

L’Invention de Morel, d’Adolfo Bioy Casares (1940),

est une œuvre incroyablement inspiratrice de la modernité.

Après au moins trois films directement inspirés de ce roman :

L’Invention de Morel, de Claude-Jean Bonnardot (en 1967) ;

L’Invenzione di Morel, d’Emidio Greco (en 1974) ;

A Necessary Music, de Beatrice Gibsson (2008) ;

et aussi L’Année dernière à Marienbad, le fim culte d’Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet

_ cf ci-dessous cet excellent article de René de Ceccatty : Les Images de la mi-mort ;

cf aussi l’excellente exposition L’Invention de Morel & la machine à images, à la Maison de l’Amérique latine (du 14 mars au 21 juillet 2018)… _ ;

voici l’opéra The Invention of Morel de l’américain Stewart Copeland ,

sur un livret de Jonathan Moore (en 2017).

Sur cet opéra,

cf cette vidéo de 4′ 37.

Et cet article détaillé sur des représentations données aux États-Unis…

Ce mercredi 25 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les Images de la mi-mort

Les images de la mi-mort
Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad

Photographies de Georges Pierre

Par René de Ceccatty

La rétrospective Delphine Seyrig à la Cinémathèque (22 septembre-11 octobre 2010) est l’occasion de découvrir les superbes photographies signées Georges Pierre sur le tournage de L’Année dernière à Marienbad (Alain Resnais, 1961) et, plus particulièrement, de magnifiques portraits de l’actrice.

 

Ce n’est pas seulement la beauté, à la fois hautaine et vibrante, des traits de Delphine Seyrig — beauté dont on sait, désormais, rétrospectivement, que ni l’âge ni la maladie ne devaient les altérer, au long de sa carrière, trop brève, mais riche de rôles pour lesquels ces débuts fracassants exigeaient un niveau égal —, ni la présence introspective de son regard intense et intérieur, ni la qualité exceptionnelle de la lumière (Sacha Vierny), ni l’élégance des robes (Chanel et Bernard Evein), ni la somptuosité du décor (Jacques Saulnier), ni le mystère des poses (avec les subtils déhanchements de la comédienne et sa façon inimitable d’incliner la tête et de lever une épaule), qui rendent les photos de plateau réalisées par Georges Pierre très singulières.

On ne connaît d’exemple similaire de photos de plateau que celles de Marlene Dietrich pour La Femme et le pantin et Shanghai Express. Mais ces dernières étaient promotionnelles, mises en scène par Sternberg lui-même.

Il est impossible que les plumes noires ou blanches qui ornent plusieurs robes de Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad n’aient pas été des références explicites à celles de Marlene dans ces films admirables, dont l’auteur, du reste, allait être fort impressionné par le film de Resnais à sa sortie.

De quoi s’agit-il dans l’intrigue de L’Année dernière à Marienbad ? Un homme erre dans un palace ou château dont les occupants parlent en boucle sur un ton mondain et vide, à la manière de personnages de Nathalie Sarraute. Aucune référence n’est faite à une époque donnée, à un monde extérieur, à une vie personnelle. Cet homme, à l’accent étranger (c’est un Italien), mais en français, décrit, en voix off, le lieu que l’on voit et qui est situé explicitement en Bavière. Il se concentre rapidement sur une jeune femme, Delphine Seyrig, qui l’aborde, l’interroge sur plusieurs scènes qu’ils ont vécues ensemble, peut-être dans le même lieu, en tout cas dans un endroit similaire, l’année précédente. Elle dit n’en avoir aucun souvenir en dépit d’une photo d’elle qu’il lui présente et qu’il dit avoir prise. Il veut la convaincre qu’ils se sont aimés, malgré la présence angoissante du compagnon de la femme (Sacha Pitoëff, présent cette année encore). Et les images qui défilent sont indifféremment les évocations mentales (fausses ou vraies) de l’homme, appartenant soit au passé soit au présent, soit à la réalité soit à ce qu’il voudrait que la réalité fût.

La narration est donc tour à tour onirique ou réaliste (une seule scène entre Seyrig et Pitoëff est tournée sur un mode conventionnel, elle décrit ce qui précède le départ hypothétique de la femme avec l’étranger et devrait donc être située l’année précédente, telle que le voudrait l’homme). Au cours du film, la femme est de plus en plus troublée par l’insistance de l’homme et le spectateur ne doit pas savoir si elle ment et se défend pour finir par admettre la vérité de l’homme, qui serait la vérité objective (en effet, elle lui aurait promis de le revoir un an plus tard et de partir avec lui, comme il le prétend), ou une vérité onirique, ou si elle cède par lassitude aux désirs et aux délires de l’homme.

Au cours des réminiscences de l’homme, sont évoquées et montrées à l’image une scène de soudaine épouvante et une scène de meurtre. La femme est terrifiée par quelque chose qu’on ne voit pas. Et le mari jaloux l’assassine. Si bien que le spectateur peut alors comprendre que cette immobilité, ce mutisme des figurants, cette obstination amnésique de la femme seraient l’expression de la mort, ce que confirmerait une statue d’Orphée et d’Eurydice, sur laquelle l’homme s’attarde, sans désigner le mythe. L’homme est revenu chercher celle qu’il aime dans le royaume des morts. Il lui dit à plusieurs reprises : « C’est vous vivante qu’il me faut», « Je vous ai dit que vous aviez l’air vivante » et « Vous êtes vivante encore, vous êtes là», ce qui sous-entendrait qu’en effet, elle est morte.

On sait ce que le scénario de Robbe-Grillet doit à L’Invention de Morel, la fable fantastique (1940) d’Adolfo Bioy Casares, où un narrateur aborde sur une île et y découvre des personnages qui semblent y devoir vivre pour l’éternité, mais ne sont que des simulacres morts de ceux qu’ils ont été autrefois, et reproduits en trois dimensions animées par un savant fou. On voit également ce qu’il doit à La Belle et la Bête de Cocteau et au conte de Madame Leprince de Beaumont, qui avait imaginé un château dont tous les occupants seraient figés comme des statues vivantes.

Les photos de plateau de Georges Pierre tiennent donc leur mystère du mystère même du film. C’est parce que l’immobilité vivante est au cœur de l’intrigue que ce redoublement d’immobilité est troublant. Mais elles ajoutent une vie différente, en captant chez Delphine Seyrig une autre qualité de regard, en lui dérobant des sourires absents du film même, en saisissant une complicité entre la comédienne et le cinéaste.

La carrière de Seyrig lui permettra de revenir à plusieurs reprises sur ce type de narration onirique, qui crée un doute chez le spectateur. Son personnage est-il vivant, « ici et maintenant », ou représente-t-il une image rémanente du passé ? Ce sera le cas d’Anna Maria Stretter dans India Song de Duras, bien sûr, hommage évident au film de Resnais, même si Duras devait probablement penser que c’était justement son scénario de Hiroshima mon amour qui avait déjà donné le ton. De Muriel, sur le scénario de Jean Cayrol. Du Troisième concerto de François-Régis Bastide, qui joue également sur les incertitudes et les hallucinations de la mémoire. Et de La Bête dans la jungle, que Delphine Seyrig interpréta au théâtre, dans la mise en scène d’Alfredo Arias, captée ensuite à l’écran par Benoît Jacquot. La nouvelle de Henry James semble, du reste, annoncer, selon un schéma symétriquement contraire, le couple de L’Année dernière à Marienbad, puisque, dans ce texte de 1903, c’est la femme qui se souvient d’un épisode du passé, que l’homme semble occulter ou refouler, et qui expliquerait la nature et l’impossibilité de leur relation. Et May, la femme, ne fait cet aveu qu’au moment où demi-morte elle s’apprête à disparaître.

Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages »

25sept

Sur le conseil de l’amie Fabienne Brugère, je viens de lire _ avec enthousiasme ! _, les 451 pages de l’excellent (dynamisant !) La Voix des personnages de Martine de Gaudemar, parue en mai dernier aux Éditions du Cerf, dans la collection dirigée par Jocelyn Benoist

_ lequel viendra ouvrir la saison 2011-2012 de notre Société de Philosophie de Bordeaux (ce sera le mardi 11 octobre, à 18h00, dans les salons Albert-Mollat, rue Vital-Carles), sur le sujet « Voir, vu, visible«  ;

de Jocelyn Benoist, les derniers travaux parus, aux Éditions du Cerf, sont, outre le tout dernier Éléments de philosophie réaliste, Concepts _ Introduction à l’analyse, et Sens et sensibilité _ L’Intentionalité en contexte

… 

Le travail de Martine de Gaudemar s’inscrit dans une perspective _ éminemment positive et libératrice ! _ de réalisation-accomplissement-épanouissement du sujet, auxquels l’a préparée sa familiarité avec la philosophie leibnizienne (cf son Leibniz, de la puissance au sujet, en 1994) _ pour ma part, je suis plutôt un familier des processus de la joie (et de la béatitude) selon Spinoza… ; cf aussi, de Jean-Louis Chrétien, les très beaux essais, en 2007 : La Joie spacieuse, essai sur la dilatationEt dans un horizon qui a quelque chose aussi de l’existentialisme, mais sans la moralisation (au fond calviniste : avec l’ombre de la faute et de la culpabilité…) sartrienne, de 1945…

Comme Martine de Gaudemar le formule page 385,

en ouverture de son (grand) chapitre de conclusion (pages 385 à 451), intitulé, page 383, « En guise de conclusion : Perspectives éthiques _ Destinées et variation, L’Ouverture des possibles«  :

« Il est temps de conclure

_ la première partie, intitulée « Ontologie du personnage _ Personnage et virtualité« , comportait, outre un (très court, la page 19) « Préalable métaphysique« , sur le concept de « virtualité« , deux chapitres : « Individus, personnes et personnages«  (pages 21 à 77) et « Le personnage au pluriel«  (pages 79 à 144) ; et la deuxième partie, intitulée « Dynamique des personnages _ Personnages et puissance d’agir« , comportait à nouveau deux chapitres : « Le Claim ou la demande de reconnaissance des personnages : ils revendiquent leurs « formes de vie » » (pages 203 à 297) et « La Fonction organisatrice du personnage à la lumière de la psychanalyse » (pages 299 à 382) ; fin de l’incise sur le plan de ce livre _

Il est temps de conclure. Ou bien : Il est trop tôt pour conclure. C’est-à-dire que les pages qui suivent ne sont en aucun cas un « dernier mot » _ « seule la mort transforme la vie en destin« , dira ainsi (et sartriennement) Malraux. Seulement l’ouverture d’un chantier _ voilà !!! _, celui de l’usage _ éthique et existentiel _ des personnages dans notre existence. Pouvons-nous les faire varier, de façon à ouvrir _ et pas seulement fantasmatiquement _ des possibles inédits ? »

Et Martine de Gaudemar de préciser, page 386 :

« Pour terminer sur l’ouverture à des possibles demandée par la perspective d’un devenir-sujet _ et c’est bien là l’essentiel (et la force !) du propos de Martine de Gaudemar _, j’ai choisi de privilégier un usage dynamisant, celui qui regarde les personnages comme des opérateurs de contingence, susceptibles de faire varier _ à rebours des (sinistres) sociologismes déterministes _ les destins _ des personnes que nous sommes ; quand nous ne sommes pas trop aliénés par les divers formatages socio-économiques, en particulier. Les trajectoires individuelles portées par les personnages exhibent en effet _ à notre capacité de représentation, voire d’imageance ! _ des possibilités de faire varier le dénouement du récit. Il stimulent notre imagination _ notre imageance, dis-je, donc, pour ma part _, en proposant plusieurs manières de vivre _ ex-ister _, plusieurs versions _ plausibles, parfois jamais encore osées esquisser et concrètement même essayer par une personne jusqu’ici, du moins à ce qui se dit, se montre et se sait…  _ du personnage, conçu comme une famille ou une série d’individus approchants«  _ je pense ici à l’enchantement du jeu des variations du Baroque, notamment (et d’abord) musical ; et ce qui en est ressorti ; cf ici Bernard Sève : L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe, en 2002 : je m’étais entretenu avec lui sur ce livre le 20 mai 2003 dans les salons Albert-Mollat…

Et il se trouve que « la puissance d’agir tire son énergie de la puissance d’être affecté, seule à pouvoir lui enseigner ce qui est désirable« , toujours page 386.

Alors, « une fois assuré de la possibilité de pratiquer une rupture même infinitésimale et insensible dans la continuité d’une existence individuelle,

on peut interroger les conditions (des) infléchissements de la courbe, et le rôle des personnages dans la conjuration de la fatalité« , page 391.

Et

« 1) les personnages réintroduisent la dimension affective congédiée par la philosophie.

2) Les récits fonctionnent comme des raisonnements qui montrent les conséquences d’une action : ils permettent à la délibération d’envisager les conséquences d’un choix.

3) Les personnages montrent des natures ou des concepts individuels : leur variation décline l’essence. Ils enveloppent une variation des personnages qui fait varier la définition de l’essence des individus selon des mondes possibles, indiquant ainsi la contingence de leurs destins« , page 391

Et pages 415-416, à propos de ce qu’apportent les analyses de Stanley Cavell _ par exemple en son très riche Philosophie des salles obscures _  à propos des personnages au cinéma :

« l’appel à un sentiment de fatalité, pour ordinaire qu’il soit, repose sur la répétition courante qui est notre lot commun. Mais la répétition n’exige jamais d’être poursuivie : elle se poursuit si on ne l’interrompt pas. Ce n’est que pour s’exonérer d’une responsabilité envers son existence qu’on évoque la répétition comme fatale« . Et Martine de Gaudemar de signaler ici que « Badiou souligne après Sartre cette responsabilité envers l’existence, d’autant plus pesante qu’elle est dénuée de sens, si le sens n’est jamais fondé que sur une transcendance. Personne ne nous oblige, ni ne nous demande de choisir notre style d’existence. Il s’agit d’une œuvre en quelque sorte gratuite, que nul Dieu ne peut rémunérer.« 

Outre Stanley Cavell (pages 107 à 416 : « La Catastrophe sceptique selon Cavell : perte des repères et chute des idéaux« ),

Martine de Gaudemar esquisse quelques très fructueuses pistes de cheminement avec les pensers de Lacan (pages 424 à 427 : « La Tragédie de l’Inconscient« ), de Badiou (pages 427 à 430 : « L’Acte éthique« ), de Zizek (pages 430 à 434 : « Dans tous les univers possibles nous sommes voués à l’échec« ), de Ricœur (pages 435 à 438 : « Un Cogito authentique est possible« ) ; et à nouveau de Cavell (pages 438 à 445 : « Ce que nous disent les femmes inconnues« )…

Sur l’étrangeté (cruciale !) de la voix,

bien des remarques passionnantes,

telle celle-ci, page 254, au sein d’un passage intitulé « Du Cri à la voix » (pages 251 à 262) :

« Dans l’Orfeo de Monteverdi, Orphée va chercher Eurydice aux enfers, l’arrache à la mort, mais ne peut supporter qu’elle ne lui adresse aucun signe de son existence, qu’elle ne s’adresse pas à lui. Il ne peut la voir, puisqu’il n’a pas le droit de se retourner. S’il la voyait, il obtiendrait une image visible, mais pas ce qu’il cherche : un sujet s’adressant à lui. Or, elle ne lui adresse aucun son qui puisse témoigner de sa présence désirante à ses côtés. Il n’a obtenu qu’une statue sans vie, et non une partenaire. On pourrait gloser sans fin sur le silence d’Eurydice (…). Eurydice ressuscitée n’était donc qu’un rêve ; et c’est sur ce désenchantement que naît la poésie musicale. La musique serait donc moins impuissante devant la mort, que l’héritière de ce réveil. La musique cherche à apprivoiser et à encadrer le silence, conjurant l’angoisse du réel.

Jean-Michel Vives propose _ en sa communication « La Voix : une approche psychanalytique«  au colloque « La Voix _ autour de Stanley Cavell« , à Paris, en novembre 2007 _ de voir dans la musique un don de voix, comme le tableau est un don de regard. La musique vient pacifier l’excès qu’est la voix comme objet fantasmatique, excès interne au champ symbolique.

Excès toujours perçu, voire stigmatisé, comme féminin : la voix séductrice, objet attractif et mortifère comme la voix des sirènes« .

Et Martine de Gaudemar précise, pages 255-256 : « De la tragédie grecque à l’opéra, en passant par le drame shakespearien, les femmes sont toujours porteuses d’une voix située sur toute la gamme de l’expressivité, et non cantonnée à la proposition articulée du Logos. Le silence meurtrier d’Eurydice, ou de la Médée de Pasolini, les cris terribles de la Médée d’Euripide, murée dans sa maison et encore invisible du spectateur, les imprécations de la mère de Coriolan, les plaintes d’Hécube et de toutes les mères en deuil, mais aussi l’harmonieux chant du saule de la touchante Desdémone chez Verdi, qui accepte d’avance comme son destin un châtiment immérité : la voix des personnages féminins de notre culture occidentale décline un rapport à un réel horrifiant plus ou moins voilé de beauté. (…) Comme le rêve parvenu aux limites de la représentation s’évanouit avant la rencontre du Réel, l’opéra et le spectacle reprennent leurs droits après le moment du cri, lequel n’a fait que laisser entrevoir l’invisible pour l’imagination horrifiée, et ne la donne pas à voir. (…)

Pour autant, le cri en appelle à la musique qui vient remplir le Néant : « A la fin de l’opéra _ affirme Michel Poizat, en son L’Opéra ou le cri de l’ange _ essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra, que cite ici Martine de Gaudemar… _, la voix culminante d’Isolde appelle le supplément orchestral ». (…)

La musique évite l’écoute d’un cri muet, impossible comme toute rencontre du réel. (…)

Mais il faut souligner que toute voix se libère de son étranglement lorsqu’un cri est proféré : l‘angoisse due à la proximité du réel se dissipe donc dans l’émission vocale. Le cri muet ne peut passer au public. C’est pourquoi la voix du cri est voix en puissance seulement : elle précède le claim que des personnages de femmes portent au public, demandant ainsi la reconnaissance pour leur forme de vie.« 

Martine de Gaudemar en conclut, page 257 :

« La voix est donc bien un concept feuilleté : on la retrouve à toutes les étapes du passage de l’être en puissance à l’être en acte. Ce concept convient au passage de l’insensible au sensible, comme au passage des pulsions à l’acte.« 

Et de préciser encore, page 260 : « La communion extatique _ à l’opéra _ est due en grande partie à la réussite d’un chant qui libère la voix de son étranglement et son étouffement ordinaires, qui pratique donc une libération en acte qui n’est ni signifiée ni représentée. Le chant suscite bien un grand Autre positif que le public représente, ressuscitant une transcendance réelle. Dieu existe alors tant que dure le souffle du chant. La solitude métaphysique est momentanément oubliée, mise de côté, annulée. Notre commune condition d’exil est comme surmontée. L’opéra, comme la comédie romanesque, remporte une victoire momentanée sur les forces de destruction qui prévaudront quoi qu’on fasse.

Sans doute est-il étrange que cette opération chantante doive son succès à une corporéité qu’elle semble surmonter ou ignorer. La voix paraît se produire sans son soutien corporel, ou en allant au-delà de ses limites et contraintes. Elle semble parfois venir d’ailleurs _ cf ici les remarques de Martin Kaltenecker sur le « chant lointain » en sa si remarquable Oreille divisée _ les écoutes musicales aux XVIIIe et XIXe siècles (et mon article du 2 août 2011 : comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »…) _, d’un au-delà qui lui permet de se libérer de son support. Les chanteurs sont comme clivés entre leur corps visible, qui appartient à ce monde, et leur voix, don des dieux, qui paraît venir de l’au-delà et ne pas leur appartenir. (…)

Le propre des personnages féminins est dans ce paradoxe : nous conduire au plus près d’une transcendance, tout en nous rappelant quelque peu la corporéité déniée. La jouissance mystique réputée féminine, qui s’étale sur le visage ou le corps, en est une des marques les plus manifestes. Le féminin peut y être glorifié, mais risque socialement le rejet et le dégoût. Qu’elle chante donc, mais voilée !« , page 260…

De même, Martine de Gaudemar consacre de superbes passages au medium du cinéma…

Voici, pour finir cet article,

et avec mes farcissures (en vert),

la présentation de l’essai que propose la quatrième de couverture de La Voix des personnages :

« Médée est plus qu’une mère infanticide, Don Juan plus qu’un grand seigneur méchant homme, Cléopâtre plus qu’une reine séductrice. Ces personnages donnent _ à la différence d’un simple type, ou idéal-type, général… _ une voix particulière à des dispositions _ le terme est important, en l’efficace de sa dynamique… _ universelles (rebelles, séductrices, sacrificielles, etc.). En incarnant _ mais toujours en une particularité (et même singularité !) et selon un contexte (et même une intrigue !), qui marquent de leur empreinte ce qui va se nouer et se jouer en ce « personnage«  _ un monde _ voilà : en son épaisseur (et grain de velours) qualitative riche _ possible ou désirable _ pour qui a à s’y confronter, au détour de quelque récit ou quelque œuvre rencontrée… _, ils nous posent la question : Quel monde voulons-nous ? _ en notre vie même, avec ce qu’elle comporte d’ouverture ; et de marge de jeu : à jouer (et pas rien qu’à subir, endurer !). Ils nous insufflent _ voilà ! un tant soit peu de _ leur énergie, leur désir _ puissant, voire enthousiasmant  _ de vivre. À nous, comme l’ont fait naguère Mozart ou Shakespeare, d’entendre _ c’est-à-dire percevoir, mais aussi peut-être si peu que ce soit répondre, à notre tour, à _ leur exigence de reconnaissance _ de fait comme de droit _, de mesurer le poids de tradition qu’ils transmettent, mais aussi _ et surtout _ les possibilités d’existence qu’ils ouvrent _ voilà : en forme d’épanouissement _ en montrant diverses « formes de vie » _ pensables et surtout réalisables... Les personnages vivent dans une aire transitionnelle _ selon le très pertinent concept winnicottien ; cf par exemple Les Objets transitionnels _, entre l’intime _ des personnes singulières _ et le collectif _ de ce qui sera partagé ; cf pour cet enjeu le livre de Michaël Foessel La Privation de l’intime (et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie…). « Individualités typiques », ce sont des virtualités agissantes qui prennent corps _ en un processus que j’aime à qualifier d’« imageance«  : cf mes travaux sur le Homo spectator de Marie-José Mondzain ; ou pour le colloque « Un musicien moderne né romantique : Lucien Durosoir ‘1878-1955) » à Venise le 19 février 2011, au Palazzetto Bru-Zane… _ dans les songes, les œuvres d’art, les textes littéraires (tragédie grecque, drame shakespearien, opéra), au cinéma aujourd’hui, et tissent _ œuvre à œuvre, en une imageance ainsi très concrètement partagée _ notre imaginaire partagé. Comme les « femmes inconnues » du mélodrame hollywoodien étudié par Stanley Cavell _ cf par exemple son Philosophie des salles obscures _, ils nous offrent un nouveau « cogito » _ pour le sujet humain libre _ qui réhabilite _ pleinement et enfin ! avec les plus hautes exigences de vérité et justesse ! _ la vie sensible et affective.« 

Un livre passionnant, en la finesse de l’analyse des perceptions,

via la médiation des œuvres d’Art,

et tout particulièrement celles d’opéra et celles de cinéma,

et ouvreur d’épanouissement lumineux et radieux de nos propres possibles !,

que ce splendide travail de Martine de Gaudemar,

avec ce très riche et justissime ! La Voix des personnages aux Éditions du Cerf…

Titus Curiosus, ce 25 septembre 2011

 

Le bonheur de venir de lire « Vous comprendrez donc », de Claudio Magris

01jan

Ce n’est ni l’article même que Pierre Assouline a consacré à « Vous comprendrez donc« , le 13 décembre dernier sur son blog de « La République des livres« , sous le titre  de

« Claudio Magris n’en sort pas » ;

ni même mon propre article « A propos de Claudio Magris : petites divergences avec Pierre Assouline _ sur son blog “la république des livres” « ,

dans lequel je m’agace (un peu) qu’on privilégie le succès public d’un auteur (avec, si souvent, les malentendus sur lesquels ce succès-là est bâti),

par rapport au contenu (et forme, conjoints) même _ et merveilleux ! _ de son œuvre entier ;

mais c’est ma réflexion d’hier

à partir de ce qu’il y a de force du désir

de sortir (= extraire ; extirper),

des limbes du fantômatique,

les « Ombres errantes » de la musique

_ ancienne, tout particulièrement, certes ;

mais cela vaut aussi, et déjà, pour quelque musique que ce soit

qui doit,

pour que le commun des mortels y accède

(par sa sensibilité; et d’abord ses oreilles !..) ;

qui doit, donc,

être interprétée (= sonorement « réalisée ») à partir de traces écrites (= notées) sur une partition ;

et pas simplement seulement improvisée :

tel un prélude (dans la « suite » dite « baroque » ; à partir des préludes au luth…) ;

ou telle improvisation d’orgue ;

ou, plus collectivement, de jazz ;

par exemples _ ;

mais c’est ma réflexion d’hier, 31 décembre,

à partir de ce qu’il y a de force du désir de sortir, des limbes du fantômatique, les « Ombres errantes » de la musique,

en mon article « de l’arbitraire de quelques interprétations musicales _ et incohérences éditoriales discographiques » ;

et, plus précisément,

la remarque particulière de sa conclusion :

« cela me rappelle aussi que

si j’ai acheté, dès que je l’ai aperçu sur l’étal du libraire, Vous comprendrez donc,

de l’excellentissime Claudio Magris,

autour du retour éventuel

_ et in fine « refusé » :

on découvrira comment en le lisant,

page 53 :

« Soudain… » ; « Non, impossible, je n’aurais pas pu, je ne pouvais plus » ; « Voilà pourquoi, Monsieur le Président » ;

page 54 : « Non, Monsieur le Président. C’est à cause de moi » ; « j’aurais tellement aimé sortir quelque temps _ juste quelque temps, nous le savions tous les deux _ » ;

page 55 : « dans cette lumière d’été, au moins pour un été, un été sur cette petite île, où lui et moi…

Même seule, j’aurais été heureuse d’aller me promener là-bas.

Mais je l’aurais détruit,

en sortant avec lui et en répondant à ses inévitables questions.

Moi, le détruire ? Plutôt me faire mordre par un serpent cent fois plus venimeux que cette banale infection. Oui, plutôt.

Vous comprendrez donc, Monsieur le Président, pourquoi, alors que nous étions désormais tout près des portes, je l’ai appelé d’une voix forte et assurée... » ; etc… ;

« et lui (…), déjà je le voyais retourner déchiré mais fort vers la vie,

ignorant du néant,

capable encore de redevenir serein,

peut-être même heureux. »

Etc… ;

autour du retour éventuel

de son Eurydice perdue,

Marisa Madieri (1938-1996

_ l’auteur du si beau “Vert d’eau,

paru en traduction française _ par Pérette-Cécile Buffaria _ aux Éditions « L’esprit des péninsules », en décembre 2001 _ ;

autour du retour éventuel de son Eurydice perdue,

et “errante” ;

si j’ai acheté Vous comprendrez donc,

je ne l’ai pas encore lu… »

C’est donc cette réflexion

et plus encore

comme une sorte de « remords »-là…

qui _ vraisemblablement _ est venue me travailler, cette nuit (de la saint-Sylvestre) ;

et m’inciter, « toutes affaires cessantes »,

à corriger ce « retard »

(de lecture)…

Ce que je viens de réaliser,

en une heure et demi, environ

pour un texte aussi puissant que rapide,

en ses détours et contours,

d’un extraordinaire monologue « aux Enfers »

de 47 pages ;

de l’absente (depuis le 10 août 1996)…


Et j’en suis émerveillé : c’est un chef d’œuvre !

sur ce que c’est

_ dans la plus grande discrétion et pudeur ; à mille lieues des étalages qui depuis quelques temps se débondent _

que l’amour ;

et la relation d' »intimité » _ à l’aimé(e) ;

par-delà la disparition

_ physique, charnelle : les morts, « émaciés et mal fagotés« , tels « une alignée de vêtements » _ absurdement, pour rien _ « pendus à des patères » (page 38)  _,

l’absence _ de l’aimé(e) _,

le deuil…

Je citerai d’abord, l’article

(ou « billet« ,

ainsi que lui même me l’a intitulé

en une aimable rapide correspondance)

de Pierre Assouline ;


le voici :

13 décembre 2008

Claudio Magris n’en sort pas

03-claudio-magris_thumbnail.1229192937.jpg                                                  C’est le type même de l’écrivain à qui il est arrivé un grand malheur : il est l’auteur d’un grand livre. On ne s’en remet pas

_ qui ? les lecteurs ? les éditeurs ? ou l’auteur lui-même ?..

Le fait est que depuis la parution en 1986 chez Garzanti de Danube (Folio), tout ce qu’il a publié ensuite a été jugé

_ par qui ? la critique (grosso modo) ; les lecteurs (idem) ! est-ce vraiment décisif ? je ne le pense personnellement pas… _

à l’aune de ce discret chef d’œuvre. Impossible _ à qui ? _ de s’en débarrasser. Pareille mésaventure est arrivée à Bernhard Schlink avec Le Liseur, et les exemples ne manquent pas. Un grand livre écrase et éclipse une bibliographie

_ de quel point de vue ? celui du journaliste ? de l’historien, ou sociologue de la « culture » ?..

_ et j’entends ici la sévère (et juste) ironie d’un Michel Deguy !.. _,

ce qui est souvent injuste _ dont acte, à vous, cher Pierre Assouline ! Je m’en suis rendu compte l’autre soir en écoutant parler Claudio Magris dans un amphithéâtre de Sciences Po où la Maison des écrivains et de la littérature (MEL) avait trouvé l’asile poétique afin de donner l’ampleur qu’elle méritait à la conférence du Triestin. A l’origine de sa charmante logorrhée roulant les “r”, charriant une culture mitteleuropéenne comme on n’en fait plus _ qui impressionne-t-elle ? ceux qui l’envient ?.. ou/et pleurent sa prochaine disparition ?.. _, dans un bric-à-brac de références en plusieurs langues, une invitation à l’occasion de la 05-magris-a-martins378-copi_thumbnail.1229192989.jpgparution de son nouveau livre Vous comprendez donc (Lei dunque capira, traduit de l’italien par Jean et Marie-Noëlle Pastureau, 55 pages, 7,90 euros, L’Arpenteur) ; et de la reprise en poche de « A l’Aveugle » (Alla Cieca, mêmes traducteurs, 450 pages, Folio), roman dans lequel un homme se perd dans le labyrinthe de sa propre mémoire.

Bien sûr, il parla de sa ville et des mythes qu’elle charrie _ et qui la « font » pour beaucoup, aussi ! Il rendit un hommage appuyé _ et combien mérité, aussi ! il faudrait ici introduire une incise sur les choix, si souvent discutables, des sélections de parution des éditeurs ; mais c’est une autre affaire ! _ à la dimension créatrice du métier de traducteur : ”Il y a deux catégories de livres : ceux que j’ai écrits, et ceux qu’on a écrits le traducteur et moi“. Puis Magris parla du voyage comme d’une perte _ provisoire et féconde, par tout ce que donne, et en « profondeur », l' »altérité », à qui sait franchir le seuil de son « chez soi » ; et son « quant-à-soi », aussi… _ des connaissances, de sa fascination pour les frontières, du sentiment de l’épique et de sa quête de l’impossible unité du couple universalité/diversité. Sans oublier bien sûr le mythe 01-caffe-san-marco_thumbnail.1229193018.jpgd’Orphée et Eurydice dont il s’est emparé dans Vous comprendrez donc pour donner enfin la parole à Eurydice et présenter un Orphée qui intervient à la fin non seulement pour lui dire qu’il l’aime, mais pour savoir ce qu’il y a de l’autre côté du miroir. C’est une revisitation et une réinterprétation modernes de la passion amoureuse soumise à l’épreuve de la mort _ oui ! _ ; une maison de repos en est le cadre, zébrée de couloirs comme autant d’échos des enfers bureaucratiques kafkaïens _ certes, le grand inspiré de Prague n’est pas très loin… _ et d’ombres héritées d’Hadès. Magris n’aime rien tant qu’examiner les mythes à la lumière de la Raison et des Lumières _ pour lesquels il n’a jamais cessé, et courageusement, de militer. Il a choisi la forme d’un bref monologue narratif assez théâtral _ au sens le plus positif du terme : une ombre revient ; et sa voix parle ! _, traversé d’éclairs autobiographiques _ car c’est le sol de tout Antée humain… Une absence notamment, dont on perçoit l’écho diffus mais réel _ ô combien ! _, l’une de ces absences dont on ne se remet jamais et dont on comprend qu’elle l’a mutilé _ oui ! Celle de sa compagne

_ Marisa Madieri : il faut absolument aussi la lire ! _

disparue il y a onze ans _ le 10 août 1996. On sent l’inconsolé tellement prisonnier de cette tristesse qu’on aimerait l’aider ; on n’a même plus envie de lui demander “Pourquoi écrivez-vous ?”, on sait, on devine, alors on se tait. L’écriture, ou plutôt la parole _ absolument ! _, y est reine. Mais la leçon qu’en tire l’auteur porte en elle le désenchantement et la mélancolie qui se reflètent sur son visage si expressif : de l’autre côté du06-magris-a-martins376-copi_thumbnail.1229193049.jpg miroir, il y a _ encore _ un miroir _ page 51 _ ; et derrière le mythe, un mythe, c’est à dire ce qui est propre à nos vies intérieures

_ tout cela est magnifique, cher Pierre Assouline !

Claudio Magris parla très bien de tout cela, avant et après nous avoir fait écouter la musique originale de son texte en le lisant en italien au rythme Tgv, en accord avec son débit naturel. Mais au cours de son tête à tête avec le traducteur Jacques Munier, comme dans les questions des auditeurs, tout et tous, lui compris _ c’est un homme poli : il répond à ce sur quoi on l’interroge _, le ramenaient à « Danube« . On n’en sort pas ; car il n’en sort pas : le livre n’est-il pas _ et alors ?.. C’est aussi le cas d’autres des livres de Claudio Magris : « Déplacements«  ; et, non encore traduit en français, « Lontano da dove _ Joseph Roth e la tradizione ebraico-orientale«  (publié par Einaudi en 1971 ; puis en édition de poche en 1989) _ dédié à “Marisa _ oui ! mais aussi à Francesco et Paolo, leurs deux fils _, l’écrivain Marisa Madieri, sa compagne dont l’absence le hante ? C’est dommage pour le reste de l’œuvre, notamment « Microcosmes » et « Enquête sur un sabre« , mais à qui la faute ? Tant pis pour lui : il n’avait qu’à pas écrire un si beau livre.

(Photos Danilo De Marco)

Quand j’ai découvert, cet automne, ce mince livre de Claudio Magris sur la table de littérature italienne,

une des libraires (qui venait de le lire) avait, à son propos, légèrement « tordu la bouche »

_ ce qui ne suffit certes pas à me dissuader de lire le livre (ni de l’acheter) ;

nos jugements nous jugeant (nous, qui les forgeons et proférons) avant même de juger leurs objets… ;

et toute lecture procède, aussi, d’une « histoire (de lecture) personnelle »…


Et voilà que le 13 décembre, Pierre Assouline, à son tour, aborde ce livre, par ce qui me semble _ à la première lecture _ constituer « le petit bout de la lorgnette » du lectorat _ français _ qui est prompt, non seulement à « coller une étiquette » (= une marque !) sur un auteur ; mais est terriblement rétif à, ensuite, la « décoller » !..


Et il me semble aussi, au passage, que c’est la « sacrée » mission de tout « critique »,

que de « combattre » de telles paresses mentales,

a fortiori en matière _ si délicate _ d' »Art » et de « Littérature »…

Bref,

« Vous comprendrez donc » est, à mes yeux

de lecteur passionné de l’œuvre traduit en français jusqu’ici de Claudio Magris,

un livre majeur

de Claudio Magris !!!

Un livre bouleversant,

sur ce qu’est le lien amoureux,

par-delà l’absence, la disparition, la mort

(définitive : probablement)

de l’être aimé :

l’autorisation (« extraordinaire », obtenue par la plus que rare habileté langagière du nouvel Orphée) du « retour » d’Eurydice au monde des « vivants« 

ne pouvant, forcément, que constituer une très, très, exceptionnelle « exemption »

à la règle universelle

de l’irréversible définitive mortalité

des vivants sexués :

page 37 : « Si les autres _ aux Enfers _ avaient été au courant de cette visite impossible _ de Claudio, ou le nouvel Orphée _,

jamais accordée à personne…

peut-être une fois, à ce qu’on dit, il y a très longtemps

_ soit la « fable » d’Orphée obtenant de venir re-chercher et re-prendre Eurydice _,

mais c’est une de ces histoires _ « fables », mythes » _ qu’on raconte aux enfants

pour les rendre sages,

pour leur faire croire

que ce n’est pas vraiment impossible


et donc qu’ils restent tranquilles et confiants

_ qu’ils « espèrent » envers et contre toute raison _,

mais c’est arrivé il y a très très longtemps,

tellement longtemps _ dans l’Antiquité _ que c’est comme si

ce n’était jamais arrivé

ou peut-être que si,

mais il y a si longtemps

qu’on ne peut espérer qu’avec de la patience,

beaucoup de patience,

car avant que ça arrive de nouveau

il doit s’écouler encore autant de temps,

et donc ce n’est pas la peine de _ trop _ s’agiter.

Mais s’ils avaient su

_ les autres (« Ombres errantes » _ qu’évoque, aussi, la musique de François Couperin) aux Enfers _

que lui _ Claudio, nouvel Orphée _ au contraire

il était venu ici dedans,

ici en bas,

en chair et en os _ tout vivant, lui-même, donc _,

pour moi _ nouvelle Eurydice, et « ombre » _,

s’ils nous avaient vu ensemble,

qui sait comme ils se seraient déchaînés…« 

(…)

Car « nous sommes _ ils sont, me semblait-il pouvoir dire désormais _ si nombreux

_ énonce la narratrice, page 38 _, innombrables même,

que nous pouvons faire un peu peur,

nuée d’insectes qui obscurcit le ciel. »

Cela valant aussi peut-être pour l’amitié.

Cf à ce sujet mon article du 30 juillet à propos du superbe « Amitier » de Gilles Tiberghien :

« L’acte d’amitier : pour une anthropologie fondamentale du sujet actant« …

J’en resterai là

de ce récit de Claudio Magris

donnant la parole

_ par un monologue formidablement « inspiré » de 47 pages _

à l' »explication » _ « Vous comprendrez donc… » _ au « Président » des couloirs souterrains

d’une femme

qui, « par delà la mort« ,

ayant reçu « la permission exceptionnelle de rejoindre l’homme qu’elle aime »

_ parmi le monde des toujours vivants _

fait comprendre comment

« elle a _ finalement _ décidé _ elle _ de ne pas l’utiliser« 

par amour.

Cela s’appelle « sublime » ;

et l’on devine que ce « sublime » est assez peu fréquent

en 2009,

comme en 2008, ou en 2006 : années de parution de ce « monologue » en italien ; puis en traduction française.

Sur le « sublime »,

consulter Baldine Saint-Girons :

« Le Sublime, de l’antiquité à nos jours« , aux Editions Desjonquères…


Une ultime remarque, si l’on m’y autorise :

l’ouvrage est dédié « A Francesco et Paolo« , les deux fils du couple

dont la maison de vacances d’été se situe sur l’île de Cres…

Titus Curiosus, ce 1er janvier 2009

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