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La poésie inspiratrice de l’oeuvre musical de Lucien Durosoir : Romantiques, Parnassiens, Symbolistes, Modernes

17jan

« Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante« , Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

L’œuvre musical de Lucien Durosoir est en dialogue permanent _ de 1919-20 (Aquarelles : Verlaine ; et Heredia pour Bretagne) à 1949-50 (Nocturne : Moréas, A ma mère : Banville) _et plus encore fondamental, avec la poésie.

Pas seulement parce que la poésie est pour le compositeur

_ depuis les « beaux jours«  :

« Et j’ai suivi longtemps, sans l’atteindre jamais,

La jeune Illusion qu’en mes beaux jours j’aimais«  :

ces deux vers de Leconte de Lisle (dans Bhagavat, le troisième des Poèmes antiques, en 1852), accompagnés de l’inscription du nombre 29 (du trousseau d’interne pensionnaire de Lucien), le soulignent en exergue aux deux copies au propre de la sonate pour piano et violon Le Lis, en 1921. De même, cinq autres vers de Leconte de Lisle, extraits de la Prière védique pour les morts (le second poème de ces mêmes Poèmes antiques), accompagnés (à nouveau) de l’inscription N 29, formeront l’exergue de la copie au propre de la suite pour grand orchestre Funérailles, en 1930 ; et encore celui des deux copies d’Incantation bouddhique pour cor anglais et piano, en 1946 : tel un fil rouge parnassien : il est possible que la découverte au lycée de la poésie par le jeune Lucien Durosoir, soit d’abord (avec, aussi, celle d’André Chénier : Lucien possède un exemplaire de ses Œuvres complètes publiées aux Éditions Garnier en 1889 : l’année de ses onze ans) celle de ces Poèmes antiques de Leconte de Lisle : il demeurera fidèle toute sa vie à leur idéal d’Art (et d’œuvre),

celui de ses années de formation _,

pas seulement parce que la poésie

est, au plus haut des Arts, référence et modèle, idéal d’œuvre ;

mais encore et surtout parce que la poésie est, avec la musique, source et matrice de l’imageance même de la musique en son activité de création :

un pôle constitutif consubstantiel du discours musical et des formes de l’aisthesis dans lesquelles ce que ce discours musical vise _ un monde, le monde même en ses lignes de force en la splendeur épiphanique de leur tragique sublime : à la Michel-Ange et Agrippa d’Aubigné _ vient

en, et par (et très secondairement pour) une aisthesis musicale, on ne peut plus sensiblement s’incarner :

se mouler (prendre forme sensible, dans le déploiement sculptural de ses métamorphoses organiques) en une poiesis, assumée, d’une puissance sidérante.

Avant même l’imageance fondamentalement entée sur le poème d’œuvres majeures telles que Jouvence (1921, d’après Heredia), Le Lis (1921, Heredia encore), Le Balcon (1924, Baudelaire), Aube (1926, Rimbaud), Funérailles (1930, Moréas),mais aussi de bien d’autres : la première des Aquarelles, Bretagne (1920, d’après Maris stella de Heredia), le Poème (1920, d’après Maurice de Guérin), Déjanira (1923, d’après Sophocle traduit par Leconte de Lisle), Oisillon bleu (1927, d’après Moréas), Incantation bouddhique (1946, d’après Leconte de Lisle) ; et, bien sûr, les deux mélodies _ jamais nommées ainsi _ À un enfant (1930, sur un sonnet de La Tailhède) et À ma mère (1950, sur un sonnet de Banville) ; et avant, aussi, les citations placées maintes fois en exergue des copies au propre des partitions _ soient deux vers de Verlaine (in Sagesse), pour Jouvence en 1921, deux vers de Leconte de Lisle (in les Poèmes antiques) pour Le Lis en 1921, quatre vers de Verlaine (in les Poèmes saturniens) pour le second Quatuor à cordes (en 1922), huit vers de Chénier d’après L’Anthologie (et Platon) pour Idylle (en 1925), quatre vers de Baudelaire (in Les Fleurs du mal) pour Rêve (en 1925), trois vers (posthumes : lus sur le lit de mort du poète) de Moréas pour le Trio (en 1927), cinq vers de Leconte de Lisle (in les Poèmes antiques) pour Funérailles (en 1930) _,

ce sont les titres _ et même les très originales en leur précision intitulations, il faut s’y arrêter _ des œuvres de Lucien Durosoir qui témoignent, dès le tout premier abord des œuvres, de la profonde inspiration poétique (c’est-à-dire imageance même) de sa musique, opus après opus, dès les (verlainiennes) Aquarelles du 15 février 1920.

Comme si la liberté jubilante du compositeur en sa poiesis dès 1919, manifestait quelque réticence principielle à entrer dans le seul cadre des moules officialisés des genres traditionnels de la musique,

pour leur préférer ses propres sentes musardantes _ dialogue de l’imageance musicale avec les références poétiques aidant _, sans être agressivement transgenres, non plus : la délicatesse, française, de Lucien ne forçant ni ne figeant rien.

À l’exception remarquable par là de ses trois quatuors à cordes, son quintette pour piano et quatuor à cordes (sic), et son trio pour piano, violon et violoncelle _ œuvres puissantes en la somptuosité de leur trame et tissu pour un éblouissement de lumière : des chefs d’œuvre dont l’imageance aussi met au trébuchet l’analyse _,

Lucien Durosoir biaise largement avec les genres de la grande tradition : ni concertos, ni symphonies proprement dits en son œuvre,

mais, et ces spécifications des intitulés n’ont rien de coquetteries maniéristes _ Lucien Durosoir cultive sereinement sans provocation la grande liberté, large, profonde, grave, de la Fantaisie : à la Carl-Philipp-Emanuel Bach si l’on veut, en un déploiement de ce que peut continuer de donner le prolongement le plus généreux du Baroque _ :

Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre pour le Poème en 1920,

Fantaisie symphonique pour violon principal et octuor pour Jouvence en 1921,

Étude symphonique sur un fragment des Trakhiniennes de Sophocle pour Déjanira en 1923,

Poème symphonique pour basse solo, cordes vocales et instrumentales pour Le Balcon en 1924,

Suite _ et ici, remarquer la présence en ce catalogue de nombre de Suites, ce genre souple et ouvert (sans formalisme de répétitions), et éminemment français par là, du Baroque : la Suite pour grand orchestre (sic) que sont les Funérailles, achevées le 5 juin 1930, est suivie de la Suite pour flûte et petit orchestre (re-sic) composée de mai à novembre 1931 ; elle-même prenant place entre deux ensembles de pièces formant encore, même si non indiqué formellement, des « suites » : ainsi, juste en amont, la « suite«  Improvisation, Maïade, Divertissement pour violoncelle et piano, composée de janvier à mars 1931, et, juste en aval, la « suite« , encore, Prélude, Interlude, Fantaisie pour deux pianos, composée de mars à septembre 1932 ; précédant ce chef d’œuvre d’accomplissement qu’est le troisième Quatuor à cordes en si mineur de 1933-34 : un sommet de l’œuvre  durosoirien _

pour grand orchestre pour Funérailles en 1930 ;

et encore, pour sa (grande !) sonate pour piano : Sonate d’été pour Aube en 1926 ;

et pour une pièce pour piano et violon : Bref poème pour piano et violon pour Oisillon bleu en 1927 ;

seule la Fantaisie pour cor, harpe et piano en 1937 ne reçoit pas d’intitulation particulière : l’originalité de l’instrumentarium lui étant probablement assez claire déjà _ outre le fait très objectif que la maisonnée aussi s’agrandissant lui procure d’autres focalisations (que la composition de musique : c’est une grande nouveauté, à partir de 1935).

Voilà, relevant les audaces tranquilles des combinaisons instrumentales et structurelles des syntaxes,

les traits de l’intitulation en la plus expresse vérité _ un trait de l’idiosyncrasie du créateur comme de l’homme _ de sa précision : simplement.

 

De même, et qu’il l’explicite ou pas :

ce n’est pas pour un public attendu (encore moins pour un succès de réception au concert) que Lucien Durosoir compose,

mais _ et selon la seule logique (poétique et ontologique : métaphysique) de l’œuvre, c’est-à-dire celle même du monde qui par cette œuvre (et en amont l’œuvrer du médiateur qu’est le musicien-artiste), advient à l’aisthesis _ pour (et par) l’opération, thaumaturgique par là, de l’advenue même de ce monde (qu’aucuns baptiseraient création de l’artiste :

sur ce point la position de Durosoir avoisine celle de Bach, ou de Leconte de Lisle : toute d’humilité) ;

un  monde qui, par l’humble mais ferme médiation de la poiesis du compositeur, et loin de la moindre compromission mondaine,

alors bel et bien advient ;

ou encore, si l’on veut, pour « l’armoire » _ comme Lucien l’a confié à son ami le pianiste Paul Loyonnet :

« Il avait la plus entière confiance en sa musique et m’écrivit qu’il mettait, à l’instar de Bach, ses œuvres dans une armoire, et que l’on découvrirait plus tard«  :

ce sera à la postérité, inactuelle, pour reprendre le terme-concept de Nietzsche, ou sub specie æternitatis, selon l’expression-concept de Spinoza, de sereinement juger la modernité intempestive vraie, en son souffle long et profond, de l’œuvre de Durosoir.

En effet, Lucien Durosoir ne cesse de donner, c’est-à-dire transférer (insuffler), à ses œuvres de musique, le titre même de poèmes aimés, inspirateurs du travail (de fond) de son imageance musicale, à de très nombreuses reprises : en son abondance même : quinze fois au moins sur trente-cinq en tout, la liste est éloquente :

1) Aquarelles (d’après Verlaine : c’est le titre de la troisième section des Romances sans paroles en 1872), dont 2) Bretagne (Heredia in Les Trophées en 1893), ouvrant ce tout premier opus, en 1920 inspiré à la fois par le paysage aimé de Port-Lazo et plusieurs poèmes de Heredia : outre Bretagne, Maris stella, toujours dans Les Trophées ;

3) Caprice (Verlaine : c’est l‘intitulé de la quatrième section des Poèmes saturniens en 1866) en 1921 ;

4) Jouvence (Heredia in Les Trophées) en 1921 ;

5) Le Lis (Heredia : c’est le titre _ et ainsi orthographié : un indice à prendre en compte, même si l’analyse des liens entre la thématique (de la pureté virginale) des poèmes et la musique du mouvement intitulé Le Lis de la sonate, ne va pas forcément de soi... de deux poèmes parus dans La Revue française le 1er mai 1863 :

… 

« Splendide honneur de Mai, j’aime le Lis royal !
Sa tige est haute afin que rien ne le salisse ;
Il s’exhale, la nuit, de son large calice,
Comme d’un encensoir, un parfum virginal.

Lorsque sur la nature a souri Floréal,
Il ouvre au bord des eaux sa robe blanche et lisse ;
Malheur au criocère imprudent qui s’y glisse !
Il meurt, ivre d’amour. O fleur de l’Idéal !

O lis immaculé ! Couronnant ta corolle,
Tes pistils d’or te font une fière auréole,
Et l’honneur pour emblème a choisi ta blancheur.

Dieu t’aimait, car il fit la Vierge à ton image,
Et mit sur la beauté de son jeune visage
Ta pudique noblesse et ta pâle fraîcheur.

et

« La vierge est comme un lis éclatant de candeur ;
Elle a ses cheveux blonds pour royale couronne,
Jeunesse et chasteté ! De toute sa personne,
Il semble s’exhaler un parfum de pudeur.

Si la limpidité de ses grands yeux étonne
Et des propos d’amour sait arrêter l’ardeur,
C’est que dans l’ignorance il est une grandeur,
Et que, voile divin, la vertu l’environne.

Mais, un jour de désir, la vierge se pâmant
Laissera profaner par la main de l’amant
Tes fragiles trésors. Virginité sacrée !

Tel, au brûlant baiser de la brise égarée
Ou flotte le pollen amoureux, s’enflammant
Le lis sème dans l’air sa poussière dorée
.« 

et non repris par le poète dans son édition des Trophées en 1893) en 1921  ;

6) Déjanira (titre d’après la protagoniste principale de la tragédie de Sophocle traduite par Leconte de Lisle _ qui l’orthographie Dèianira _ Les Trakhiniennes en 1877) en 1923 ;

7) Le Balcon (Baudelaire in Les Fleurs du mal en 1857) en 1924 ;

8) Idylle (Théocrite _ mais aussi André Chénier, qui s’en inspire _, traduit par Leconte de Lisle en 1861) en 1925 ;

9) Aube (Rimbaud in Les Illuminations, parues une première fois en 1886) en 1925-26 ;

10) Oisillon bleu (Moréas in Les Syrtes _ le titre du poème est La Carmencita _ en 1884) en 1927 ;

11) Funérailles (Moréas in Les Cantilènes en 1886) en 1927-30 ;

12) Vitrail (Heredia in Les Trophées) en 1934 ;

13) Au Vent des Landes (Gabriel Dufau : c’est le titre d’un recueil de poèmes paru en 1914 (à l’Imprimerie d’Art, à Montpellier), d’un poète landais _ de Léon, dont il a été aussi le maire _ que Lucien a pu rencontrer, par exemple lors de balades vers le courant d’Huchet et l’Océan) en 1935 ;

14) Incantation bouddhique (titre adapté de Prière védique pour les morts, de Leconte de Lisle in Les Poèmes antiques en 1852) en 1946 ;

15) Nocturne (Moréas in Les Cantilènes) en 1949…

Ce dialogue quasi permanent et proprement fondamental,pour et par son imageance, de la musique de Lucien Durosoir avec la poésie aimée des poètes, se découvre encore _ autre élément important de ce dossier _, aux citations de poèmes que Lucien Durosoir place en exergue des copies au propre (particulièrement soignées en leur calligraphie) des œuvres que le compositeur, à défaut de les donner au concert ou publier, lègue via son « armoire » (et le soin _ à venir _ de ses enfants), à la postérité :

ainsi, de 1920 (les cinq Aquarelles) à 1930 (la Suite pour grand orchestre Funérailles et le chant À un enfant), sur dix-huit réalisations musicales, trois seulement, le premier Quatuor à cordes de 1919, la Légende pour piano de 1923 _ opus qui garde des secrets, dédié à Louise Durosoir : « Pour mon petit Loulou » se lit sur une des copies _ et le Quintette pour piano et quatuor à cordes de 1925, ne comportent aucune référence explicite à de la poésie _ et encore : Légende mérite qu’on pousse la recherche : en juin 1918, Lucien, évoquant l’issue en balance de la Guerre, écrit à sa mère (page 198 de Deux musiciens dans la grande Guerre, aux Éditions Tallandier, en octobre 2005) : « C’est la fatalité antique, on peut le dire, les Nornes qui dirigent le monde. Tu peux relire Sophocle » ; alors que d’autre part existe dans les Poèmes barbares de Leconte de Lisle le poème Légende des Nornes, qui se termine ainsi :

« Voilà ce que j’ai vu par delà les années,
Moi, Skulda, dont la main grave les destinées ;
Et ma parole est vraie ! Et maintenant, ô Jours,
Allez, accomplissez votre rapide cours !
Dans la joie ou les pleurs, montez, rumeurs suprêmes,
Rires des Dieux heureux, chansons, soupirs, blasphèmes !
Ô souffles de la vie immense, ô bruits sacrés,
Hâtez-vous : l’heure est proche où vous vous éteindrez !
« 

L’opus Légende (dédié à Louise Durtosoir) se rapporterait-il à ce poème des Nornes ?

À partir de 1931 cependant _ mais dès l’installation aux Chênes à Bélus, de Louise et Lucien le 4 septembre 1926, les références poétiques se resserrent : sur Moréas et son disciple La Tailhède _, les références à la poésie s’estompent : à part le titre emprunté en septembre 1934, au moment où périclite très gravement la santé de sa mère Louise _ qui s’éteint le 16 décembre : auparavant Lucien lui aura composé (et probablement pu lui faire écouter) la Berceuse pour flûte et piano, qu’il qualifiera rétrospectivement de « funèbre«  _, au poème Vitrail des Trophées de Heredia _ mais sans citation ni indice explicite sur la partition _ pour une pièce _ un tombeau pour un gisant sous la lumière (à jamais) de la verrière (à « la rose » « toujours épanouie » : peut-on la rapprocher aussi de la pièce pour piano Légende, en 1923 ? _ pour alto et piano  :

Cette verrière a vu dames et hauts barons
Étincelants d’azur, d’or, de flamme et de nacre,
Incliner, sous la dextre auguste qui consacre,
L’orgueil de leurs cimiers et de leurs chaperons ;

Lorsqu’ils allaient, au bruit du cor ou des clairons,
Ayant le glaive au poing, le gerfaut ou le sacre,
Vers la plaine ou le bois, Byzance ou Saint-Jean d’Acre,
Partir pour la croisade ou le vol des hérons.

Aujourd’hui, les seigneurs auprès des châtelaines,
Avec le lévrier à leurs longues poulaines,
S’allongent aux carreaux de marbre blanc et noir ;

Ils gisent là sans voix, sans geste et sans ouïe,
Et de leurs yeux de pierre ils regardent sans voir
La rose du vitrail toujours épanouie.

Cette « rose » « toujours épanouie » du vitrail contraste avec les éphémères « fleurs épanies » du sublime Je vous envoie un bouquet, de la continuation des Amours de Marie, de Ronsard :

Je vous envoye un bouquet que ma main
Vient de trier de ces fleurs épanies,
Qui ne les eust à ce vespre cuillies,
Cheutes à terre elles fussent demain.

Cela vous soit un exemple certain
Que vos beautés, bien qu’elles soient fleuries,
En peu de tems cherront toutes flétries,
Et comme fleurs, periront tout soudain.

Le tems s’en va, le tems s’en va, ma Dame,
Las ! le tems non, mais nous nous en allons,
Et tost serons estendus sous la lame :

Et des amours desquelles nous parlons,
Quand serons morts, n’en sera plus nouvelle :
Pour-ce aimés moy, ce-pendant qu’estes belle.

Pages 531-532 de son Histoire du Parnasse, Yann Mortelette résume l’article de Philip Knight The Hellenist Flowers of Parnassian Poetics : « L’auteur montre que les fleurs sont pour les Parnassiens une métaphore de l’art pour l’art et qu’elles sont souvent associées à une évocation de l’Antiquité grecque. (…) Il étudie les rapports entre le motif floral et le souci parnassien de la forme« .

et le titre Au Vent Des Landes, possiblement emprunté le 17 novembre 1935, au recueil de même intitulé du poète landais de Léon, Gabriel Dufau (paru en 1914, à l’Imprimerie d’art, à Montpellier) pour une pièce pour flûte et piano possiblement inspirée par les paysages du lac de Léon et du courant d’Huchet, vers les sauvages rouleaux de l’Atlantique ;

et aussi la reprise en exergue _ mais peut-être plus fondamentalement en l’imageance musicale même de l’opus _ pour Incantation bouddhique, en 1946, ainsi que pour Nocturne, en 1949 _ même remarque : le poème de Moréas (in les Cantilènes en 1886) est sans doute à la source de l’imageance musicale de l’œuvre pour piano ; mais tout cela est devenu très discret désormais dans l’écriture des manuscrits de Lucien Durosoir _, de vers antérieurement convoqués, les deux fois, pour l’œuvre majeure que sont les Funérailles pour grand orchestre de 1930 : en exergue et présentation (et commentaire en relief, ainsi) de l’opus musical achevé :

ainsi en 1946, cinq vers de la Prière védique pour les morts (in les Poèmes antiques) de Leconte de Lisle  :

Ne brûle point celui qui vécut sans remords,

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !

et en 1949, ces vers de Moréas, extraits du poème intitulé Nocturne, des Cantilènes, en 1886 :

« Toc, toc, toc toc _ il cloue à coups pressés ;

Toc, toc _ le menuisier des trépassés. »

Ainsi doit être relevé le nombre des références manuscrites (soigneusement calligraphiées) à des poèmes :

_ d’abord, ceux solennellement inscrits in extenso en frontispice de la copie au propre de l’opus musical : la Fantaisie symphonique Jouvence, le Poème symphonique Le Balcon, et la Sonate d’été Aube ; trois œuvres majeures, et pas seulement du point de vue de leurs dimensions, amplitude et durée : pour leur fondamentale imageance.

 

_ outre bien sûr les deux pièces « pour voix et piano« , que Lucien Durosoir n’intitule jamais « mélodie » : À un enfant et À ma mère ;

_ mais aussi ceux présents via la citation de quelques vers, à dix reprises, pour les œuvres suivantes :

1) Bretagne (en tête : deux vers du sonnet Maris stella des Trophées de Heredia) ;

2) Jouvence (sur la page de titre : quatre vers de La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles de Sagesse de Verlaine ;

3) la Sonate Le Lis (en tête du second mouvement dit Le Lis (accompagné de la mention « à la mémoire de Jean-Marie Leclair« ) : deux vers extraits de Bhagavat (c’est Maitreya qui parle), le troisième du recueil des Poèmes antiques de Leconte de Lisle) ;

4) le second Quatuor à cordes (sur la page de titre : deux vers de la Chanson d’automne des Poèmes saturniens de Verlaine) ;

5) Idylle (sur le manuscrit : huit vers d’André Chénier, L’Amour endormi, imité de Platon in l’Anthologie) ;

6) le Trio pour piano, violon et violoncelle (en tête du second mouvement Lent sur la copie au propre, trois vers posthumes de Moréas, lus par le tragédien de la Comédie-Française Eugène-Charles Silvain, puis par Jean Moréas lui-même sur son lit de mort au mois d’avril 1910, ainsi que cela fut rappelé pour les commémorations du dixième anniversaire de la mort de Moréas, en avril 1920. Voici le récit qu’en fait le Mercure de France de juin 1920, pages 501 et suivantes :

« La Revue critique (25 mars) a rendu un bel hommage à Jean Moréas. On y lit ces vers qu’à son lit de mort le poète pria M. Silvain de lui réciter. Il demanda ensuite qu’on les écrivit et il les relut :

« À cette heure où le soir tombe du ciel et plane

Et frémit doucement dans l’ombre des platanes,

          De roses enroulé.


Tandis que je songeais le cœur plein d’amertume

Aux bords où le Céphise, en se brisant, écume,

           Sophocle m’a parlé. »

Quelle pureté ! quelle sereine grandeur ! quel infini dans cette brièveté. D’avoir connu le maître d’une langue si parfaite et d’un rythme tellement sûr, il nous semble avoir vu vivre Racine », commentait le chroniqueur des revues, Charles-Henry Hirsch.

Ces six vers en deux tercets appartiennent à deux strophes (sans titre) que Moréas sur son lit de mort pria son ami (et interprète d’Agamemnon dans sa tragédie d’Iphigénie à Aulis, en 1903) Eugène-Charles Silvain (tragédien de la Comédie Française) de déclamer _ seul le premier tercet est inscrit en exergue du second mouvement du Trio, avec le nom de l’auteur, Moréas _ ; avant de lui-même les dire (avec leur référence aux bords attiques du Céphise, de son Athènes natale). La circonstance est doublement intéressante pour notre sujet : et pour la référence à la mort de Moréas (et le caractère d’élégie du second mouvement de ce Trio, achevé le 12 juillet 1926) ; et pour l’allusion (de la seconde strophe, non recopiée, elle, par Lucien Durosoir) à « Sophocle m’a parlé » : à relier à l' »Étude symphonique Déjanira (en 1923) sur un fragment des Trakhiniennes de Sophocle » dans la traduction de Leconte de Lisle.

Sont mentionnés dans un poème de Raymond de la Tailhède, A Monsieur et à Madame Silvain, évoquant cette scène du « lit de mort » de Moréas, ces protagonistes :

« C’est vous ce Roi des rois superbe, vous Silvain,
Loyal dans l’amitié, qui n’avez pas en vain
A Moréas mourant assuré sa victoire.
« 

Louise Silvain, tragédienne et membre de la Comédie Française, était aussi de cet adieu : sur la scène, elle avait été l’Iphigénie de l’Agamemnon de son époux, en cette tragédie en cinq actes de Jean Moréas, représentée pour la première fois au Théâtre antique d’Orange le 24 août 1903, et à l’Odéon à Paris le 10 décembre 1903.

Tout cela, renvois en écho des œuvres les unes aux autres, composante élégiaque, hommages « funéraires » congruents, ne peut que renforcer la conviction de la profonde cohérence de l’œuvre de Lucien Durosoir en sa constante diversité : pauvre en répétitions et formules ré-exploitées) ;

7) Oisillon bleu (sur les esquisses et le manuscrit _ en plus du dessin du portail des Chênes de Bélus, et la mention « anniversaire du CM pour ses 72 years«  _ : quatre vers de La Carmencita des Syrtes de Moréas) ;

8) Funérailles (outre, mais cela ressort très fondamentalement de l’imageance même de l’opus musical : sur le frontispice et en tête des mouvements II, III et IV, sont inscrits quatre fois des vers extraits en un cas des Syrtes et pour les trois autres, des Cantilènes, de Moréas : vers à la source même des mouvements I Roses de Damas, II Aubade, III Berceuse, IV Final, constituant cette « suite pour grand orchestre » qu’est Funérailles en exergue cinq vers (cités plus haut en leur reprise pour Incantation bouddhique en 1946) de la Prière védique pour les morts de Leconte de Lisle (c’est là le second poème du recueil des Poèmes antiques de 1852) : « Ne brûle point celui qui vécut sans remords« .., et cela à la suite de l’inscription chiffrée énigmatique « N 29 » : le nombre avait été inscrit une première foisen tête du second mouvement de la Sonate Le Lis, en 1921, accompagné d’autres vers de Leconte de Lisle, en provenance du troisième des Poèmes antiques, Bhagavat (Maitreya les prononçant) :

« Et j’ai longtemps suivi, sans l’atteindre jamais,

La jeune Illusion qu’en mes beaux jours j’aimais« 

possiblement en allusion aux années de pensionnat de Lucien quand celui-cidécouvrit l’élévation de l’idéal de spiritualité de la poésie de Leconte de Lisle) ;

9) Incantation bouddhique (en tête des deux copies : les mêmes cinq vers _ « Ne brûle point«  _ de la Prière védique pour les morts) : mais il y a probablement en cette citation-ci davantage qu’une fonction de commentaire : une fonction d’imageance, même si cette œuvre de 1946 n’a pas, à partir de cinq vers, les dimensions déployées de Jouvence, Le Balcon ou Funérailles à partir de poèmes entiers ;

10) et enfin Nocturne (avec la reprise des vers de Moréas _ « Toc, toc, toc-toc, _ il cloue à coups pressés« … _ qui avaient inspiré le mouvement Final de Funérailles : tout cela confirmant encore, outre la profonde cohérence de l’œuvre entier de Durosoir, l’importance des forces de la vie surmontant le fait brut de la mort ; avec le motif spirituel _ mais pas tout à fait religieux _ de la glorification) ; même remarque (de concentration) que pour l’opus précédent : l’appropriation, discrète, par le musicien du titre du poème révèle, plus fondamentalement qu’un simple commentaire, l’imageance musicale issue du poème ;

_ ou encore à des extraits de prose poétique, deux fois _ et les deux à propos de centaures :

1) pour le Poème pour violon, alto et accompagnement d’orchestre de 1920, un passage du Centaure _ paru, posthume, en 1840 ; l’édition que possède le compositeur datant de 1915 de Maurice de Guérin (œuvre dans laquelle le centaure Chiron, le précepteur d’Achille, s’adresse au centaure Macarée :« Cherchez-vous les dieux, ô Macarée ? (…) Mais le vieil Océan, père de toutes choses, retient en lui-même ses secrets. (…) Les mortels qui touchèrent les dieux par leurs vertus ont reçu de leurs mains des lyres pour charmer les peuples, ou des semences nouvelles pour les enrichir, mais rien de leur bouche inexorable » : c’est à l’Art de suppléer le silence des dieux, et celui des nymphes… ;

2) et pour Déjanira, un « fragment » _ « Je possède enfermé dans un vase d’airain, un ancien présent d’un vieux Centaure ; il s’agit de Nessos. (…) Si tu recueilles le sang figé autour de cet endroit de la blessure où le venin de l’Hydre de Lernata a noirci la flêche, tu possèderas un charme puissant sur l’âme d’Héraklès…«  _ des Trakhiniennes de Sophocle dans la traduction de Leconte de Lisle parue en 1877 _ la figure mi-homme mi-bête du centaure est à relever pour sa fantasmatique ; Lucien Durosoir y pense encore en 1920 comme en 1923.

Plus largement, d’André Chénier à Jean Moréas en passant par Maurice de Guérin et Leconte de Lisle (l’auteur des Poèmes antiques et le traducteur de Sophocle, Eschyle, Euripide, et Théocrite, Homère, Hésiode…), les références répétées et congruentes à ces sources et figures helléniques qui ont forgé l’imaginaire du jeune Lucien Durosoir, manifestent la prégnance en l’imageance du compositeur _ les accueillant toujours en la maturité de sa quarantaine _ de l’idéal d’Art auxquelles ces figures de fond de sa culture de formation, dans les classes du lycée, font très fidèlement signe ; avec leur haut modèle de vérité : à l’écart de quelque compromission d’intérêts, utilitarisme, voire carriérisme, que ce soit, auquel le créateur demeurera fidèle en toute sa poiesis : en l’inventivité ouverte et sereinement audacieuse en sa jubilation de sa modernité musicale sans modèle ni didactisme. Pas davantage qu’elle n’est, en rien, passéiste ; non plus qu’elle ne se figera en quelque néo-classicisme (ni autre mouvement ou école) que ce soit : Lucien Durosoir ne cherche jamais à donner _ pas plus en œuvres qu’en sa personne _ d’image(s) ; son idéal (très élevé) d’œuvre, à dimension de monde, est ontologique.


Au même moment, et tout aussi durablement, ou, mieux, fidèlement, d’une manière structurellement très proche, alors même qu’ils n’en savent ni l’un ni l’autre rien, le poéticïen solitaire et secret jusque tard en sa vie _ la chaire de Poétique au Collège de France s’ouvrira à lui en 1937 _, le contemporain capital de Lucien Durosoir qu’est Paul Valéry (1871-1945), à un semblable idéal (noble, pur, élevé) d’Art et de vérité unit, en son œuvrer, un même souci de formes : sans conservatisme, ni néo-classicisme, lui non plus.

Pour un amoureux fou de poésie tel que Lucien Durosoir _ en témoigne sa bibliothèque de poésie : il y tenait autant qu’à ses violons _, il faut noter la faible fréquence en son œuvre du genre de la mélodie _ il n’emploie même pas le mot ! _ avec accompagnement de piano : à deux reprises seulement, en 1930, pour À un enfant (pour chant et piano : « parole » et « musique« , écrit-il, comme pour une chanson !) sur un sonnet de Raymond de La Tailhède ; et, sur un sonnet de Théodore de Banville, À ma mère dont n’existe en esquisse que le premier jet, la mélodie étant demeurée inachevée en 1949. Le seul autre poème mis en musique et chanté _ par une Basse solo _ est, en 1924, Le Balcon des Fleurs du mal de Baudelaire dans le Poème symphonique pour Basse solo, Cordes vocales et cordes instrumentales Le Balcon : le traitement de la partie chantée donne lieu ici à un tissu de musique enchanteur, d’une somptueuse richesse, l’écriture musicale transfigurant sublimement la sombre et étrange beauté du poème.

Le lien au poème _ pour dix-huit œuvres de Lucien Durosoir sur un total de trente-cinq _ est donc manifeste déjà dans le titre de la pièce musicale qui l’arbore : c’est le cas explicite _ neuf fois _ de Jouvence (de Heredia), Le Balcon (Baudelaire), Aube (Rimbaud), Oisillon bleu (Moréas), À un enfant (La Tailhède), Funérailles et Nocturne (Moréas), ainsi que À ma mère (Banville) ; et si le poème n’est pas mis en musique et chanté _ ce qui est le cas pour ces œuvres majeures que sont Jouvence, Aube, ainsi que Funérailles _, Lucien Durosoir l’inscrit _ sauf pour Oisillon bleu : les quatre premiers vers seulement du poème La Carmencita, des Syrtes de Moréas ; pour Funérailles, deux extraits du poème de même titre de Moréas dans les Cantilènes pour les mouvements premier, « Roses de Damas… » et troisième, « Berceuse«  (le mouvement second, « Aubade« , est emprunté aux Syrtes, et le mouvement « Final« , est emprunté au poème Nocturne, des Cantilènes) ; et pour Nocturne : seul le refrain du poème de ce nom des Cantilènes de Moréas est recopié sur un manuscrit _ en frontispice de la copie au propre de l’opus musical.

Six _ voire sept _ fois le lien au poème est discret quand seul le titre _  sans autre marque sur la partition _ de l’opus musical se souvient d’une poésie aimée : verlainienne pour l’ensemble des cinq Aquarelles, en 1920 et Caprice, en 1921 _ ce sont ici des titres de sections : la troisième des Romances sans paroles et la quatrième des Poèmes saturniens _ ; hérédienne pour Bretagne, en 1920 _ les vers cités provenant, eux, de Maris Stella, dans les Trophées _ ; Le Lis, en 1921 _ en référence à deux poèmes ainsi intitulés (et orthographiés) Le Lis de Heredia, parus dans La Revue française du 1er mai 1863 (et non repris dans le recueil des Trophées, en 1893) _ ; Vitrail, en 1934 _ avec pour seule indication, aux musiciens : « avec beaucoup de douceur et de simplicité«  _ ; théocritienne et chéniérienne, à la fois, pour Idylle, en 1925 _ André Chénier est un inspirateur majeur et du Parnasse de Leconte de Lisle, et du romanisme de Jean Moréas ; et le volume de ses Œuvres appartenant à Lucien Durosoir est celui de l’édition Garnier en deux tomes, de 1889... Dans le cas, en novembre 1935, de la référence possible (?) de l’opus pour flûte et piano au recueil Au vent des Landes du landais Gabriel Dufau, il pourrait s’agir de l’évocation de promenades autour du lac de Léon et au courant d’Huchet ; et peut-être d’une rencontre avec l’auteur des poèmes. Lien discret, tant la pensée musicale et poiesis en acte : imageance, de Lucien Durosoir fait corps, jusqu’à la presque inconscience (de l’évidence pour soi), avec cette inspiration poétique-là.

Mais le cas le plus fréquent est l’inscription expresse _ à quinze reprises et pour treize œuvres de musique _ de quelques vers seulement, indépendamment du titre de l’opus musical : en forme, alors, de contrechant, ou de commentaire.

D’un point de vue historique, les références poétiques activées _ tant les citations que les titres inspirateurs _ de Lucien Durosoir en son imageance musicale à partir de 1919, proviennent d’un passé d’écriture (du poète) passablement éloigné du présent de l’écriture musicale du compositeur _ l’œuvre inspirante la plus récente, le sonnet de Raymond de La Tailhède A un enfant, datant d’avant 1910, en un ensemble dit « Premières Poésies » _, et par là inactuel : ainsi entre la première publication des poèmes cités sur les partitions, l’écart va de cent-six ans pour la date de la première publication des Œuvres complètes d’André Chénier, en 1819 par Henri de Latouche (aux Éditions Foulon et Compagnie, Baudouin ; au passage, noter que c’est en 1889, aux Éditions Garnier, qu’est paru l’exemplaire en la possession de Lucien Durosoir), et la composition d’Idylle, en 1925, avec en exergue de la partition huit vers d’André Chénier, traduisant un texte de l’Anthologie attribué à Platon ; à quatre ans pour la métamorphose en la « mélodie » Sonnet À un enfant, achevée de noter le 19 août 1930 à Bélus, du sonnet de Raymond de La Tailhède dont les Poésies avaient paru en librairie, aux Éditions Émile-Paul Frères, en 1926 : mais ce sonnet fait partie des « Premières Poésies« . Les écarts vont même de cent-sept ans pour le poème de Théodore de Banville À ma mère (paru dans le recueil Les Cariatides, en 1843) que la fille de Lucien Durosoir ramenait de l’école pour apprendre à le réciter, en 1950 ; à dix-sept ans pour le poème posthume de Jean Moréas _ celui-ci aimait improviser des poèmes pour ses amis qui les notaient au vol plus souvent que Moréas lui-même ne les écrivait… _ À cette heure où le soir tombe du ciel, et plane, paru seulement dans la revue critique du Mercure de France _ Lucien Durosoir y était abonné _ le 1er juin 1920, pour la célébration du dixième anniversaire de la disparition du poète, le 30 avril 1910 : le poète l’avait déclamé sur son lit de mort.

Si j’énumère les écarts depuis cet Amour endormi de Chénier-Platon, publié en 1819, inscrit sur la partition d’Idylle en 1925, jusqu’à À un enfant de Raymond de La Tailhède en 1926, pour l’opus de même titre en 1930, et en suivant l’ordre chronologique de la première publication des poèmes, cela donne les nombres d’années d’écart suivants : 106, 80, 107, 69, 94, 75, 67, 68, 64, 58, 57, 56, 48, 46, 43, 41, 43, 43, 39, 63, 41, 49, 28, 41, 17, 21, 4 : soit une moyenne, si tant est que cela ait une signification (oui, tout de même…), de 54 années. On doit remarquer aussi que les derniers (ou plus récents) poètes auxquels va l’affection _ fidèle _ de Lucien Durosoir compositeur comme lecteur, sont Jean Moréas et son disciple romaniste Raymond de La Tailhède _ ce dernier (1867-1938) étant le seul à demeurer en vie  au moment de l’opus musical inspiré de son poème : l’a-t-il jamais su ?

En procédant à un calcul analogue des écarts entre les dates de publication-impression des œuvres poétiques inspirantes en la possession du compositeur, cette fois _ certaines (pour 13/24 des occurrences poétiques ayant inspiré des pièces de musique durosoiriennes, et sept des livres d’où celles-ci ont pu être extraites :ainsi demeure-t-il difficile de dater la « 34ème édition » des Trophées de Heredia à la Librairie Alphonse Lemerre ; et celle de l’exemplaire de Lucien Durosoir des Poèmes antiques de Leconte de Lisle (sans date ni indication de quantième d’édition), chez le même éditeur ; non plus que l’exemplaire de l’« édition définitive » des Fleurs du mal aux Éditions Calmann-Lévy, en sa bibliothèque) étant sans mention de date _, et les dates d’achèvement (scrupuleusement notées, elles) des compositions de musique inspirées de ces poèmes, on obtient maintenant un nombre de 21, 53 années.

Guère plus d’un an s’écoule entre la publication du volume de Vers et proses de Rimbaud aux Éditions du Mercure de France en 1924, et la sonate d’été Aube, dont les trois mouvements sont achevés entre le 9 octobre 1925 et le 2 février 1926 ; et quatre ans, entre la publication du Choix de poèmes de Moréas aux Éditions du Mercure de France (le 15 avril 1923) et, d’une part Oisillon bleu, achevé le 2 mars 1927, et, d’autre part, le début de la composition, dans la foulée, de Funérailles, en avril 1927 ; ainsi que entre la publication des Œuvres de La Tailhède, aux Éditions Emile-Paul Frères, en 1926, et Sonnet À un enfant. Alors que pour d’autres (le volume Chénier, les Poèmes saturniens, les Romances sans paroles, Sagesse, et probablement les Poèmes antiques et Les Trophées ; voire Les Fleurs du mal), l’écart est substantiel.

Soit, au bilan comparatif, une moyenne d’un demi-siècle depuis la première publication des œuvres de poésie ; et d’un peu plus de vingt ans entre la publication-impression des exemplaires de la bibliothèque personnelle du compositeur et les œuvres musicales qu’elles ont inspirées.

Les dernières œuvres de poésie inspirantes _ mis à part le cas (circonstanciel) de la mélodie de Banville À ma mère : qui met en scène deux enfants, un frère et une sœur, en 1950 _ étant celles de l’école romane : Jean Moréas pour six poèmes, et Raymond de la Tailhède, pour un seul : pour des œuvres de musique composées à Bélus ; Louise et Lucien s’installent aux Chênes le 4 septembre 1926.

Alors quelle poésie _ romantique, parnassienne, symboliste, moderne ? _ a inspiré si souvent _ à vingt reprises au moins, sur trente-cinq œuvres au total : soit, d’une part, avec la reprise explicite (c’est le cas pour Jouvence, Le Balcon, Aube, Oisillon bleu (début de La Carmencita), Funérailles (mais aussi Déjanira, en référence aux Trakhiniennes) ; et pour les mélodies Sonnet À un Enfant et À ma mère) ou plus implicite (et plus difficile à repérer) Bretagne, Le Lis, Vitrail, Nocturne ; et encore, génériquement, Aquarelles, Caprice, Idylle ; et Incantation bouddhique (adaptation de Prière védique pour les morts)) du titre d’un poème pour en intituler une œuvre de musique et, surtout, constituer une part fondamentale de son imageance (proprement musicale) ; soit, d’autre part, sous forme au moins de citations (dix-sept fois pour treize œuvres de musique), sur la copie au propre, ou le manuscrit, de la partition _ la musique de Lucien Durosoir ?

Pas de titre, ni de citation (ni impulsion d’imageance) issus de la poésie romantique : par exemple, Victor Hugo est absent. Lucien Durosoir _ non plus que sa génération de la IIIe république _ n’apprécie l’inflation narcissique de l’égo, ni l’engagement partisan circonstanciel et souvent versatile, des Romantiques.

Il aspire à davantage de hauteur de vue, à une vision plus objective, et même ontologique en quelque sorte _ sinon scientifique, même _ du monde. Car l’Idéal du Moi de sa personnalité, ou plutôt son Moi Idéal, n’est en rien _ tel celui des Romantiques _, narcissique : c’est fondamentalement un Idéal d’œuvre _ d’où la prégnance en sa personnalité même, et pour toute la vie, du modèle de subjectivité, selon ce que Michel Foucault appelle le processus de subjectivisation _ non subjectiviste mis en valeur par l’esthétique (et éthique) parnassienne(s).

Le symbolisme _ et son sfumato : déceptif pour lui _ n’a guère non plus sa fréquentation : Mallarmé n’est pas non plus de ses favoris. La musique de Durosoir dialogue mieux _ quasi charnellement _ avec le visible bien sensible des formes dessinées ; ou avec la tenue, ferme, des sculptures et des architectures. Alors que l’adolescence de Lucien Durosoir a vu l’éclosion et le succès, vers le milieu de la décennie 1880 des écoles symbolistes : ainsi Moréas est-il l’auteur d’un Manifeste symboliste paru dans Figaro le 18 septembre 1886. Mais le début de la décennie suivante voit un reflux des thématiques symbolistes ; et Moréas lui-même rompt avec ce mouvement, pour fonder dès 1891 l’école romane, qui entreprend de se ressourcer aux idéaux classiques de la tradition gallique et romaine, à moins que ce ne soit tout bonnement hellénique. L’heure est aussi à un certain succès rétrospectif du Parnasse : Heredia, rassemblant les meilleurs de ses poèmes, publie Les Trophées en 1893, et est triomphalement élu à l’Académie française en 1894. C’est dans ce bain culturel-là que Lucien Durosoir (né le 5 décembre 1878) a formé son goût poétique noble, pur et élevé : Chénier, Leconte de Lisle, Hérédia ; mais aussi, et à part, la musique singulière de Verlaine.

Pas davantage Lucien Durosoir ne cédera aux appels trop hystérisés pour son goût des sirènes modernistes en poésie ; par exemple Apollinaire ; a fortiori les Surréalistes, contemporains de sa poiesis. L’exigence de formes demeurant décisive pour lui _ comme pour Paul Valéry.

Pour Verlaine, comme pour Rimbaud _ et, en amont, pour Baudelaire, qui meurt en 1867 _, leur grandeur et leur hauteur _ ou tout simplement le génie (intemporel) que la postérité va assez vite démarquer des scories passagères du reste _ est hors concours ; et hors école.

Les volumes d’éditions anciennes sinon originales de Verlaine aux Éditions Léon Vanier, font très tôt partie de la bibliothèque de Lucien : par exemple, une édition de 1891 (Lucien a douze ans) des Romances sans paroles (la première édition est de 1872) ; une édition de 1894 (Lucien a quinze ans) des Poèmes saturniens (la première édition est de 1866) ; et une édition de 1896 (il a dix-sept-ans) de Sagesse (la première édition est de 1880) ; pour ne citer ici, de Verlaine, que des œuvres auxquelles Lucien Durosoir a puisé en dialogue avec (sinon en imageance de) sa musique : à propos de ses propres Aquarelles (visuelles : la seconde s’intitule Vision) de 1920, de sa Fantaisie symphonique Jouvence de 1921, de son Caprice de 1921, de son second Quatuor à cordes de 1922 : au début surtout _ 1920-1922 _ de son activité de création.

On remarquera toutefois que si Verlaine constitue pour Lucien Durosoir comme une autorité poétique (de liberté et beauté) de fond, ou de commentaire, sa poétique musicale du vers ne suscite pas en le musicien qu’il est, de défi à composer à partir de ses poèmes, mettant en mouvement son imageance musicale même : à la différence de Heredia pour Jouvence, de Baudelaire pour Le Balcon, de Rimbaud pour Aube ou de Moréas pour Funérailles (et ensuite Nocturne) ; et encore Leconte de Lisle pour Incantation bouddhique, en 1946.

Pour Aube de Rimbaud, il s’agit d’une œuvre sidérante, et qui marque le rapport _ matutinal : glorieux _ de quiconque se livre vraiment (à « embrasser l’aube d’été » !) à la poiesis ; et ce n’est pas pour rien que la Sonate d’été Aube a constitué l’œuvre de prédilection _ avec Funérailles, à partir de motivations très diverses _ du compositeur.Ici, la modernité de Durosoir prend un peu de distance, en la jubilation de son crépitement (pianistique) avec le modèle poïétique parnassien.

Pour Baudelaire, Le Balcon de Durosoir nous assaille à jamais de la force entêtante de son étrangeté dont la magie toute charnelle pénètre et irradie le tapis de musique somptueusement tissé de « cordes vocales et instrumentales » de ce Poème symphonique : jusqu’à l’envoûtement physique du vertige.

Le grand pôle de poésie de Lucien Durosoir _ et modèle poïétique, surtout, de l’imageance de sa musique _ est donc la poétique parnassienne, et en priorité _ en sa hauteur et profondeur _ celle de Leconte de Lisle : comme idéal d’œuvre, parce qu’empoignant, à brassée large et pleine, en soutenant le défi de s’y mesurer avec justesse, et à dimension de continent, le plus large monde. Métaphysiquement. En même temps que sensuellement, et même voluptueusement en cette musique : qu’on se livre à plein à son écoute, opus après opus, pour l’éprouver.

Et c’est un tel embrassement, une pareille étreinte qui caractérise et le baudelairien Balcon et la rimbaldienne Aube d’été. Ce qu’à la musique de Lucien Durosoir apportent ces références, modèle et imageance même, à partir de la lettre et du rythme de ces immenses poèmes, c’est une pointe de contention des forces, mais limitée : pas jusqu’au maniérisme resserré d’un culte hypertendu de la forme _ telle la monomanie du sonnet en poésie d’un Heredia ; à l’égard duquel la Fantaisie Jouvence sait faire preuve, en son final particulièrement, d’un délicieux délicat mordant d’ironie _ ; c’est une pointe de contention des forces elle-même dominée (contenue, la contention !), tempérée avec beaucoup de finesse et justesse par le compositeur en la vérité et beauté de sa poiesis. Évitant à l’œuvre musical tant la désagrégation inchoative du sans-forme ou apeiron qui menace et peut détruire le sublime _ et il y a un sublime durosoirien _, qu’une mécanique rigidifiée s’affichant en néo-classicisme.

En la modernité incisive souverainement sereine en sa force, de son créer, Lucien Durosoir procède d’une façon structurellement semblable, au même moment, au poiein _ tout aussi librement inventif et exigeant du jeu des formes en mouvement, et hyper-sensuelles aussi _, de Paul Valéry : sans se perdre à se décomposer et dissoudre en expressionnisme brut, pas plus qu’à se figer en conservatisme réactionnaire, ni minauder en quelque néo-classicisme déjà stéréotypé.

Et Lucien Durosoir saura entretenir et renouveler tout au long de son propre poiein cette juvénilité ordonnée et jubilatoirement flamboyante _ classicisante si l’on veut en la sérénité splendidement assumée de l’intensité et clarté de sa modernité libredu jeu des forces serpentines crépitantes de la vie en leur souffle indéfectible de vérité.

Francis Lippa, le 16 juillet 2011

Le génie (musical) de Lucien Durosoir en sa singularité : le sublime d’une oeuvre-« tombeau » (aux vies sacrifiées de la Grande Guerre) ; Baroque et Parnasse versus Romantisme et Nihilisme, ou le sublime d’éternité de Lucien Durosoir

12oct

En réponse à l’envoi, par Georgie Durosoir,

d’un magnifique article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin,

cette réponse-ci, mienne,

sur la singularité _ puissante : s’en réjouir, au lieu de s’en effrayer ! _

de l’œuvre de Lucien Durosoir…

Voici l’échange de courriels de cette nuit :

De :   Georgie Durosoir

Objet : lucien Durosoir cf
Date : 11 octobre 2010 22:14:33 HAEC
À :  Titus Curiosus

Chers amis,

Je suis certaine que vous prendrez quelques minutes pour lire cette critique du dernier CD _ Jouvence : CD Alpha 164 _ de Lucien Durosoir

et que vous partagerez notre joie.

Je vous en remercie par avance

Georgie Durosoir

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Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme

Vendredi 8 octobre 2010 par Fred Audin

La sortie du troisième disque _ le CD Alpha 164 Jouvence _ consacré à la musique de chambre de Lucien Durosoir ne fait que confirmer avec plus d’éclat encore _ en effet ! cf déjà le prodige, en 2008, des 3 Quatuors à cordes (CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima) !.. ; et, en 2006, le CD de Musique pour violon & piano (CD Alpha 105, par Geneviève Laurenceau et Lorène de Ratuld) _ qu’il s’agit d’une des découvertes les plus importantes de ce début de siècle _ voilà !!! rien moins !!! _, tout juste 55 ans après la mort de l’auteur _ le 4 décembre 1955. Sans son fils Luc, sa belle-fille, Georgie, auteur du livret et d’articles remarquables sur les musiciens dans la Grande Guerre, sans les éditions Symétries qui en ont publié les partitions et les instrumentistes sollicités par le label Alpha décidément incontournable _ en effet ! _ même en dehors de la musique ancienne _ dont Alpha est le maître ! _, il ne resterait rien _ d’audible (ou de lisible musicalement ) par nous _ de Lucien Durosoir _ 1878-1955 _, qui, virtuose célébré du violon _ de 1900 à 1914, par toute l’Europe : de Vienne à Berlin, et Moscou à Paris… _, n’a pas été enregistré avant 1914, date qui mit fin à sa carrière d’interprète _ en 1919, la vieille Europe est en ruines ; cf par exemple Stefan Zweig : Le Monde d’hier _ Souvenirs d’un Européen ; ou Paul Valéry, in Variété I : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » _ l’article (« La Crise de l’esprit« ) est d’avril 1919

La musique que composa Durosoir ne ressemble _ en effet ! _ à rien d’autre de ce qui s’écrivit entre 1920 et 1950, en France ou ailleurs, et toutes les comparaisons ne sauraient en donner qu’une idée lointaine _ mais oui ! De là la difficulté qu’on peut éprouver _ chacun avec l’histoire de sa culture musicale plus ou moins personnelle ! _ à la saisir _ d’où le hors-sujet de certains des articles de réception des divers CDs jusqu’ici publiés : « trop ancien pour être moderne, trop moderne pour de l’ancien«  ; ou « définitivement marginal« , parmi les plus belles « perles«  de la critique… _, même si elle ne présente pas de difficulté d’accès _ absolument ! Sa singularité _ en sa puissance rayonnante ; enthousiasmante une fois que notre propre écoute a su la reconnaître ! _, l’absence de désir de séduire _ en sa noblesse _ et le choix volontaire de l’obscurité _ sociale, médiatique _ que fit Durosoir après une carrière brillante au service de musiques inconnues (qu’il révéla aux futurs acteurs du conflit majeur du XXème siècle, concertos de Brahms, Richard Strauss ignorés des français, musique de chambre française méprisée par l’Allemagne) rendent particulièrement émouvantes son aspiration _ passionnée _ à composer dans le silence _ loin de la scène et des salons parisiens _ et pour le tiroir _ expression magnifique ! _, comme la mise en acte d’un projet philosophique, une réflexion sur la condition humaine _ voilà ! avec un très haut d’idéal d’œuvre !!! à accomplir ! coûte que coûte ! jusqu’à une vie austère, dénuée de facilités… _, dans une réclusion d’ermite _ au village de Bélus, sur un promontoire de la Chalosse : en se consacrant exclusivement à la composition… ; du moins jusqu’en décembre 1934, à la mort de sa mère Louise : ensuite, à cinquante-six ans passés, il fonde une famille… _, dégagée de toute référence à une dimension religieuse ou politique, manifestions sociales d’avance condamnées par la confrontation _ sans appel ! _ à la réalité des expériences de guerre _ c’est en effet là l’aune de sa vocation, très haute, de créateur-compositeur !..

On a pu lire par ailleurs que la musique de Durosoir semblait imprégnée d’une éternelle grisaille _ tiens donc ! _ et d’un désespoir ironique : on entendra ici que c’est loin d’être toujours le cas _ certes !!! _, et si l’écoute du Quatuor n°3 n’a pas suffi _ dommage ! quel bouleversant chef d’œuvre, en effet ! un sommet ! _ à convaincre de la nécessité de jouer cette musique, il faut au moins prendre connaissance du Nonette Jouvence, qui est, sans l’ombre d’un doute _ certes !!! _, une pièce majeure _ et c’est encore trop peu dire ! _ de la musique française du siècle dernier _ tout entier _, dans un dispositif que nul autre compositeur n’a utilisé (quatuor à cordes, contrebasse, harpe, cor, flûte et violon principal). Cette symphonie de chambre à la tonalité _ magnifiquement _ fluctuante évolue, malgré une marche funèbre s’enchaînant au final, dans un mode majoritairement majeur : le poème _ Jouvence _ des Conquérants de Hérédia _ in Les Trophées_ auquel elle se réfère ne saurait faire programme et n’explique que l’ambiance maritime et la tardive allusion au registre héroïque _ mahlérien ? _ du cor, la citation du texte ne venant qu’appuyer l’idée d’une thématique de l’illusion _ tout à fait ! _, le symbole de la « rejuvénation » _ fantasmée _ étant, comme l’horizon, une ligne idéale qui s’éloigne _ ironiquement _ à mesure qu’on en approche _ comme c’est juste… L’orchestration, vaste et claire _ oui _, les mélodies modales _ oui _ trahissent l’influence de Caplet, tout en évoquant les couleurs de Jean Cras et parfois d’Ibert, dans l’idée de voyage cinématographique qui s’empare soudain de la coda surprenante du premier mouvement _ il y a toujours beaucoup de surprises dans la musique de Durosoir ; jamais le confort d’un attendu prévisible ; ni de simples reprises, par exemple… L’Aria centrale où le violon assume plus directement son rôle « principal » flirte avec l’atonalité _ oui : sans non plus jamais s’y vautrer… On croirait parfois dans le dernier mouvement que le Soldat de Stravinsky ou l’expressionnisme de Schönberg _ mais oui ! _ ont été mis consciemment _ absolument ! _ à contribution, à moins que ce ne soit le souvenir des Clairières dans le ciel de Lili Boulanger qui traverse ces pages, aussi osées _ oui ; mais sans provocation ; seulement le courage d’assumer son génie propre… _ que certains Paysages et marines de Koechlin, et dont l’orientation est plus contemplative _ oui _ que narrative, comme l’épigraphe postérieurement ajoutée de Verlaine _ in Sagesse _ le donne _ ou confirme _ à croire : « La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles / Est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour ».

Malgré la dédicace « A Maurice Maréchal, en souvenir de Génicourt (hiver 1916-1917) » et le fait qu’elle fut créée en privé _ pour un cercle d’amis proches, surtout _ à l’Hôtel Majestic _ le 21 octobre 1930… _, on n’est ni dans l’atmosphère du salon, ni des hangars ouverts à tout vent où répétait le trio Durosoir-Caplet-Maréchal, mais plutôt au jardin dans ce Caprice pour violoncelle et harpe à l’ambiance printanière et ensoleillée _ est-ce là quelque chose comme une esquisse jetée, un « crayon« , de quelque « portrait«  du destinataire ? La grande phrase lyrique pour le violoncelle qui commence seul, s’évadant dans l’aigu, enchaîne sur un développement d’une grande liberté, d’une gaieté paisible et presque sans ombre _ voilà _, qui contraste avec l’inquiétude des pièces de 1934, Berceuse (plus tard dénommée « funèbre » par Durosoir après qu’il la réécrivit _ en février 1950 _ sous forme de Chant élégiaque à la mémoire de Ginette Neveu), Au vent des Landes, pour flûte et piano, paysage instable où souffle à nouveau « le vent mauvais qui m’emporte », que l’invocation de Vitrail pour alto écrit dans la demeure familiale des Landes où Durosoir avait définitivement élu domicile _ le 4 septembre 1926 _, ne suffit pas à éloigner. La mort de sa mère _ le 16 décembre 1934 _, depuis longtemps infirme _ suite à une très grave chute dans un escalier, en décembre 1921 _, et la rumeur du monde _ depuis 1933, donc… _ où le tragique enchaînement de la haine recommence à grandir sont-elles étrangères à ces élans de révolte devant l’inéluctable ? Le silence leur succède _ mais Lucien Durosoir se marie, le 17 avril 1935 (en sa cinquante-septième année), et a très vite deux enfants : il se consacre à sa famille ! _ et Durosoir ne reprendra la plume qu’en 1946, écrivant après Trois préludes pour orgue, l’Incantation bouddhique pour cor anglais et piano, quatre minutes d’un mantra fantasmé où des suites d’accords et d’arpèges tournent en rond comme dans les Poèmes Hindous de Maurice Delage, sans trouver la certitude d’une libération ailleurs que dans une constante recherche _ sur le manuscrit de cette Incantation bouddhique de 1945, Lucien Durosoir reprend les vers de Leconte de Lisle précédemment notés, déjà, sur une copie propre de sa grande œuvre Funérailles, suite pour grand orchestre (de 1927-1930) :

« Ne brûle point celui qui vécut sans remords.

Comme font l’oiseau noir, la fourmi, le reptile,

Ne le déchire point, ô Roi, ni ne le mords !

Mais plutôt, de ta gloire éclatante et subtile

Pénètre-le, Dieu clair, libérateur des Morts !« ,

in les Poèmes antiques

Deuxième œuvre exceptionnelle _ mais oui ! cf mon article du 29 juillet 2010 à propos de ce CD Alpha 164 Jouvence : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… _ de ce disque, le Quintette pour piano et cordes date des années 1924-1925. Pendant quelques minutes c’est un quatuor, avant que le piano ne reprenne discrètement la phrase d’ouverture sur fond de pizzicati des cordes, multipliant les tempi changeants _ merveilleusement _ comme une suite de phases de rêves agités allant de l’idylle au cauchemar. Le dispositif de cette pièce rappelle forcément la série de grands quintettes d’avant 1914 (Franck, Schmitt, Huré, le Flem, Fauré), mais traite le genre avec un sens _ singulier ! _ de la forme très différent, dispersant ses thèmes fragmentés en un kaléidoscope d’idées fantasques _ oui _, dont les chatoiements _ oui ! étourdissants de beauté ! _ réclament autant d’écoutes avant d’en reconstituer la trame pourtant solidement tissée _ cette musique est tout un monde ! Le Nocturne central ne quitte pas le domaine onirique, introduisant dans un paysage méditerranéen (les deux premiers mouvements furent écrits à Bormes-les-Mimosas _ le printemps et l’été 1924 _) aux ruissellements de vagues mélangeant les inspirations celtiques et hispanisantes, des souvenirs de blues comparables à ceux qu’utilisera Ravel dans le deuxième mouvement de sa sonate pour violon. Le Finale surgit sur un puissant thème, noté Impérieux _ un terme assez idyosincrasique pour Durosoir ! en quelques uns de ses gestes musicaux, du moins : à la Beethoven, oserais-je suggérer… _, énoncé par les cordes à l’unisson dans des rythmes impairs qui reprennent les bribes, les ruines a-t-on envie de dire _ oui ! _, du Nocturne précédent, pour les transfigurer _ ce sont bien d’incessantes métamorphoses, en effet, terriblement vivantes ! _ dans une suite de fragments de danses _ oui _, qui empruntent autant à la valse qu’au café-concert, remugles d’un monde, pour Durosoir déjà lointain, qui tente d’oublier _ surmonter ! _ les drames sur lesquels il essaye de _ et réussit à _ se reconstruire _ par la création de sa musique : puissante et de grand souffle, tout autant qu’ultra-fine, délicate et diaprée… Rêves passionnés, semés de troublant silences, éclairés, comme au soulagement du réveil, un matin très tôt, dans une chambre qu’on ne reconnait pas, par une courte coda en majeur qui dissipe les apparitions fantomatiques d’une nuit de fièvre.

[…]

Excellent livret, illustrations à l’avenant, interprétation irréprochable : un disque qui vaut bien son prix, et en supplément, donne _ en profondeur _ à réfléchir.

 Lucien Durosoir (1878-1955), Jouvence, fantaisie pour violon principal et octuor (dir. Renaud Dejardin) ; Caprice pour violoncelle et harpe ; Berceuse et Au vent des Landes pour flûte et piano ; Vitrail pour alto et piano ; Invocation bouddhique pour cor anglais et piano ; Quintette pour piano et cordes
Ensemble Calliopée : Sandrine Chatron, harpe ; Karine Lethiec, direction artistique et alto
Saskia Lethiec, Amaury Coeythaux, Elodie Michalakaros, violons ; Florent Audibert, violoncelle
Laurène Durantel, contrebasse ; Anne-Cécile Cuniot, flûte ; Vladimir Dubois, cor ; Frédéric Lagarde, piano
1 CD Alpha 164.

Enregistré à la ferme de Villefavard du 19 au 22 octobre 2009

Et ma réponse

à Georgie Durosoir :

De :   Titus Curiosus

Objet : La grandeur (sublime !) de l’oeuvre-tombeau de Lucien Durosoir, en sa singularité
Date : 12 octobre 2010 06:34:36 HAEC
À :   Georgie Durosoir

En effet,
cet article _ Durosoir, jardinier d’un reposoir pour l’âme _ de Fred Audin

est d’une justesse et d’écoute et d’analyse
qui réjouit profondément

tout particulièrement…
Merci de nous le faire partager !

L’écriture musicale solitaire _ Fred Audin la nomme joliment « pour le tiroir« _ de Lucien Durosoir
écartait simplement
d’un geste impératif
_ ou « impérieux«  !.. _ sans appel, d’une fermeté parfaitement limpide _ = une fois pour toutes :
Lucien n’est pas homme de la demi-mesure : ni par son caractère,
ni par l’Histoire et collective et personnelle traversée (et surmontée) : dès 1919 !

et sa frénésie, immédiatement féconde, de compositions méditées :
soit avant même l’accident très grave de sa mère en décembre 1921
et sa renonciation consécutive à gagner Boston
(et le poste de premier violon de l’orchestre de son ami Pierre Monteux) _ ;

l’écriture musicale solitaire _ « pour le tiroir« , donc : et pas pour le concert, ni même la publication… _
écartait souverainement, sinon ombrageusement,
les divers considérants (sociaux) et soucis
de petitesse
qui auraient pu parasiter le seul service (absolu, lui !) de l’œuvre,
en la pureté sacrée
de ce qui va
_ constamment, et en son « essentiel«  _ être un hommage (d’une absolue noblesse) à réaliser
aux sacrifiés de l’épouvantable boucherie de la Grande Guerre
_ j’attends tout particulièrement l’enregistrement de Funérailles, suite pour grand orchestre, dont la vaste composition prit à son auteur pas moins de trois années : de février-mars 1927 à juin 1930 ; l’œuvre est dédiée à la mémoire des soldats de la Grande Guerre…

C’est en cela que,
au-delà de la thématique assez récurrente de la « Berceuse« ,
l’œuvre musical de Durosoir
est tout entier _ en son fond et sublimement ! _
un immense « Tombeau« .


Soit un hommage _ de la vie _ à la vie
contre _ et parmi, au milieu de _
les forces de la mort
et du néant
(et de l’insignifiance, aussi)…


Dans les pas de gravité bouleversante _ en la puissance (immense : sublime !) de son tragique _
de ce qu’il y a de plus haut dans les « Tombeaux » (si intensément non grandiloquents) de l’ère baroque,
d’un Froberger ou d’un Louis Couperin _ ces sommets de toute la musique… _,
en quelque sorte…


En un âge qui n’est plus celui du Baroque
_ et aux antipodes, aussi, des auto-complaisances narcissiques romantiques…


C’est cela que signifie à mon avis
la prégnance du modèle poétique parnassien
ainsi que la prégnance de sa survivance dans l’œuvre d’un Jean Moréas
(15 avril 1856 – 30 avril 1910) _ que Lucien relira à la fin des années 20…)
dans l' »Idéal » de l’œuvre de Lucien Durosoir.


On comprend ainsi un peu mieux
la singularité de cet œuvre
_ et ce, en son entier ! _
et la solitude recherchée et assumée _ à Bélus _
de ce créateur
unique !


Découvrir et faire reconnaître cela
est important
aujourd’hui
_ où fleurissent bien des bassesses…


Titus

Voilà.

Pour partager plus loin

la découverte

et la réjouissance _ immense ! _

d’une œuvre _ unique en sa singularité ! _ géniale…


Titus Curiosus, le 12 octobre 2010

Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple

26août

Paul Valéry (Sète, 30 octobre 1871 – Paris, 20 juillet 1945) est probablement le « contemporain capital«  _ selon une expression de Michel Jarrety en son indispensable biographie : Paul Valéry, parue aux Éditions Fayard au mois de mars 2008, en ses 1366 pages : on y apprend beaucoup, beaucoup, et pas seulement de cet immense poète et poïéticien ! (et jusqu’en ses impasses…) _ du siècle passé (du moins sa première moitié) en France.

Et si je me suis personnellement attelé à cette somme, somptueuse qu’est cette biographie de 1366 pages de Paul Valéry par Michel Jarrety _ une merveille de lumières tant sur l’artiste que sur son époque : que de rencontres importantes celui-ci fait ! que de perspectives son inlassable penser (auroral !) sait tracer ! _,

outre que je suis un passionné de l’œuvre multiforme (et trans-genres) de Valéry (en plus de la sensualité sidérante, comprimée à en rompre, de sa poésie : Charmes !),

c’est dans le cadre de mes recherches _ estivales _ sur un musicien lui aussi fondamental, en sa magnifique singularité et originalité foncière _ qu’on se le dise ! approfondies en la solitude volontairement assumée de sa méditation-création-composition ! _, et passionnément épris de poésie _ il réfère très explicitement la plupart de ses œuvres de musique à des pièces de poésie ! _ : Lucien Durosoir,

presque parfait contemporain de Paul Valéry : Boulogne-sur-Seine, 5 décembre 1878 – Bélus (près Peyrehorade, dans les Landes), 4 décembre 1955 _ cf mes articles Musique d’après la guerre et le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… J’y reviendrai ! _ ;


dont il faut remarquer, toutefois, l’exacte dissymétrie des parcours artistiques : c’est entre 1900 et 1914 que le violon de Lucien Durosoir brille sur les scènes du monde, de par toute l’Europe (de Berlin et Vienne à Moscou), alors que Paul Valéry, lui, alors produit (et publie) peu et, à part son office de lecteur d’Édouard Lebey, le patron de Havas, se cantonne quasi exclusivement à son antre familial ; tandis que l’après-Guerre voit le (très brillant) devenir mondain et européen (notamment en ses activités internationales au profit des institutions culturelles de la S.D.N.) de Paul Valéry, quand Lucien Durosoir, renonçant à poursuivre sa carrière de virtuose du violon, se consacre, lui, quasi exclusivement _ pardon du pléonasme _ à la création-composition musicale (aux œuvres peaufinées, parfaites !), ne laissant apparaître au concert,

et encore plus souvent privés _ le 25 octobre 1924, pour la sonate pour violon & piano Le Lis + le Quatuor à cordes n°2 ; le 6 novembre 1929, pour Idylle (pour quatuor de flûte, clarinette, cor & basson) ainsi que Rêve (pour violon & piano) ; le 11 juin 1933, pour Oisillon bleu (pour violon & piano) + le Quintette avec piano ; et le 19 juin 1934 pour la sonate pour piano Aube + Improvisation, Maïade & Divertissement (pour violoncelle & piano) + le Quatuor à cordes n°3) _

que publics ! _ le 10 novembre 1920, pour Poème (pour violon, alto & orchestre) ; le 2 février 1922, pour le Quatuor à cordes n°1 ; et le 21 octobre 1930, pour Caprice (pur violoncelle et harpe) + le Quintette avec piano_,

qu’une petite proportion de ses œuvres (moins du tiers) ;

aucune de ses œuvres ne connaissant la publication en partition…

Le souci de la diffusion et de la réception n’est pas son fort : Lucien (survivant de la Guerre et des tranchées) se concentre entièrement sur le travail (seul sacré) de création.

Ce qu’il y a de commun à Lucien Durosoir et Paul Valéry en tant qu’artistes _ et à quoi tous deux doivent très concrètement impérativement « répondre«  au fil du quotidien de leurs vies (et travail de création) _, c’est la situation (reçue) et l’impulsion (creusée) très féconde _ surtout ! _ de la « tension » entre un très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » et l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien : pour lesquelles ces deux artistes si singulièrement créateurs vont fournir, au même moment (= l’après Grande Guerre ; on ne sait pas encore que ce sera un Entre-Deux-Guerres : à partir de 1919), deux réponses absolument dissymétriques, donc…

Concrètement,

Paul Valéry doit faire face au changement de situation que lui impose le décès de son Patron (depuis 1900), Édouard Lebey, le 14 février 1922, avec la perte du salaire (confortable) que celui-ci lui assurait ;

et Lucien Durosoir, lui, doit,

d’une part, surmonter le traumatisme violentissime (et pour jamais !) des tranchées, au quotidien, de 1914 à 1918 _ assez loin de ce que vivait (et de ce dont pouvait se faire une « idée » !) « l’arrière«  !.. _ ;

puis, d’autre part, le devoir filial de s’occuper, et au quotidien, de sa mère, devenue totalement impotente en décembre 1921 (de santé très fragilisée, elle ne peut plus désormais se déplacer qu’en fauteuil roulant) :

telles sont _ et quasiment au même moment : décembre 1921 et février 1922 ! _ les circonstances _ contingentes _ que l’un et l’autre rencontrent (et doivent affronter-surmonter) sur le chemin de leur devenir artistique ; et les réalités avec lesquelles « doit faire avec« , aussi, leur « Idéal » du Moi, qui se trouve être aussi, pour chacun d’eux, un « Idéal d’Art » ! : d’où l’apport de leur confrontation-comparaison ici…

Si Luc et Georgie Durosoir emploient fréquemment le mot d' »ermitage » pour le choix de Lucien Durosoir de venir vivre (et écrire de la musique) bien loin du monde des concerts (et de ses mondanités afférentes…) de Paris, en l’occurrence à Bélus _ ce très verdoyant oppidum arboré de l’extrémité occidentale de la Chalosse _, en 1926 _ il s’y installe avec sa mère le 4 septembre _,

et une fois qu’il aura définitivement renoncé _ en décembre 1921 _ aux perspectives de « reprise » de sa carrière de concertiste virtuose du violon _ quand il renonce au contrat qu’il devait signer avec l’Orchestre Symphonique de Boston, que dirige son ami Pierre Monteux ; cf sur cela mon article juste précédent, du 29 juillet dernier : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!! ; il devait signer ce contrat le lendemain de l’accident rendant à jamais sa mère impotente ; et ne partira donc pas, ni alors, ni jamais, en Amérique ! _ ;

on voit comment, dans son cas, se tissent les rapports entre le parcours artistique et les circonstances à assumer-surmonter ;

Paul Valéry, lui,

va assez vite _ cela lui est quasi consubstantiel, toutefois : dès son installation à Paris en mars 1894, et l’existence assez difficile qu’il y mène, même aidé par les subsides (indispensables) que lui font parvenir sa mère et son frère aîné… _ se trouver partagé « entre la volonté de se préserver » et « d’écrire pour soi« , d’une part _ ce qui prédomine les dix-sept premières années de son mariage, de 1900 à 1917 _ ;

« et la nécessité _ pour assurer sa vie et celle de sa famille : il se marie le 29 mai 1900 avec Jeannie Gobillard, une nièce de Berthe Morisot, et ils ont bientôt leurs deux premiers enfants, Claude et Agathe ; mais la santé fléchissante de son « Patron » (il l’est devenu le 1er août 1900), Édouard Lebey (que les ennuis de santé avaient contraint à prendre un peu de recul avec la direction de l’Agence Havas…), l’oblige à envisager pour son futur d’autres « ressources » financières… _ d’écrire pour autrui _ et de publier », d’autre part…

Du côté de sa nécessité intérieure et de sa priorité d’auteur (même secrète : il ne s’en confie qu’à des amis proches : Pierre Louÿs, André Gide _ ils l’avaient poussé et encouragé puissamment à écrire ! et leur impulsion, à tous deux, avait été, au départ, décisive ! ; même si, pour eux deux, l’objectif entendu était surtout de « publier«  !.. et se faire un nom dans le monde des Lettres… _, ou André Lebey, le neveu du « Patron« …)

_ « Ces Cahiers sont mon vice !« , cite Michel Jarrety page 153 ; ou son « luxe«  prioritaire, vital !!! mais lui-même sait bien que ce « seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital » n’en est pas moins, aussi, « sans doute placement à fonds perdu« , ainsi qu’il l’écrit à son ami André Lebey, en juillet 1906, et que le rapporte Michel Jarrety page 318 : un élément capital pour notre dossier, on le voit !.. ; mais Valéry assume cet « à fonds perdu«  !.. _,

se révèle ce que Michel Jarrety nomme très justement son « robinsonisme«  :

au moment de l’ouverture de « la légendaire série des Cahiers qu’il va tenir jusqu’à sa mort«  (page 151)

_ soit un massif de « deux cent soixante Cahiers qui finira par compter près de trente mille pages« , page 152 : très probablement le Grand Œuvre de Paul Valéry ! même si encore très méconnu de nous : faute de nous y orienter assez clairement !.. _,

en octobre 1894

_ et « pour un demi-siècle, un espace d’écriture privée vient de s’ouvrir _ et sa formidablement jouissive dynamique ! _, où la pensée ne se développe _ et c’est cette dynamique-ci qui le passionne… _ que selon des catégories personnelles _ c’est une condition sine qua non _, et ne s’exprime souvent que dans une langue faite pour soi, une manière d’idiolecte parfois, avec ses abréviations, ses sigles ou encore ses cryptages« , page 151 : soit la quintessence, si peu fréquentée encore aujourd’hui des lecteurs que nous sommes, en 2010, de l’œuvre de Valéry !!! _,

Paul Valéry « passe visiblement _ et pour lui seul _ du dehors du monde _ sans que jamais il se désintéresse, non plus, de « la marche » de celui-ci, bien loin de là ! ; ni de ses effets : Paul a pour une des tâches majeures auprès d’Édouard Lebey de lui lire le flux copieux des dépêches de l’Agence Havas, au fil des jours du monde, donc… _

du dehors du monde, donc,

au dedans de son univers personnel. C’est le laboratoire _ hyper-actif et admirable : génialissime ! _ de sa pensée en même temps que son atelier d’écritures : ici tout s’inscrit _ formidablement _ librement, se compose et se reprend _ sans cesse : extrêmement vivement ! _ dans la diversité de la réflexion et la spontanéité de l’en-avant » ;

d’autant que ces Cahiers « ne répondent à aucun genre » _ comme le souligne fort bien Michel Jarrety _ : « ils échappent au Journal » ; « ne ressortissent pas davantage à l’essai » ; ni « ne sont un _ simple _ espace préparatoire qui leur donnerait le statut de brouillon« … (toujours page 151) : c’est rien moins que le jardin secret de l’expérience « en-avant » du penser même, s’exerçant auroralement, de Valéry, bien loin des soucis (de « pose« , ainsi qu’il se le formule à lui-même) de la moindre communication à autrui, et publication, a fortiori, que ce soit…

Le « luxe« , oui, existentiellement nécessaire _ mais non narcissique ; à ambition d’impersonnalité universelle : les rapports entre intellect et affectivité sont complexes chez Paul Valéry ! de même que sa réticence (récurrente) aux philosophes, à Nietzsche ; et à Freud… _

de son _ très élevé ! _ « Art » à lui : à l’instar _ pas moins ! _ d’un Léonard de Vinci ou d’un Descartes ; un « Art » (qui se veut an-historique ; autant qu’a-biographique) complètement solitaire et non public… Quel « luxe » ! en effet, que si haute exigence de l’exercice débridé et quasi sauvage de ce « penser » si volontairement exacerbé !..


Paul Valéry va y demeurer jusqu’à ses derniers jours extrêmement fidèle ; même si la vie (extérieure) qu’il mène dans les années trente l’amène à un peu plus de relâchement (et de moindre ambition, peut-être…) envers le travail de « penser » de ses Cahiers :

« Le délice _ voilà : Valéry est un délectueux du « penser«  ! _ de penser des idées vierges et d’apercevoir des relations non encore perçues, d’en défaire d’autres qui ne sont pas nécessaires, ne me séduit plus, ne me défend plus, ne me fortifie plus« , laissera-t-il échapper, en un moment d’abattement, en une lettre à Renée Vautier, le 28 mars 1932 _ page 822.

Et page 896, Michel Jarrety juge que, en 1934, « ce sont les dividendes de son œuvre passée qu’il engrange surtout _ voilà la nuance… _ désormais, car, pour le reste, son talent ne se monnaye plus qu’en petits écrits de commande, d’où la haute ambition de jadis s’est retirée sans qu’il se l’avoue » forcément, ou toujours… Alors, en effet, « depuis plus de dix ans que Charmes est paru, l’écriture poétique s’est tarie ; et la théorie même qu’il avait commencé d’exposer avec tant d’éclat en 1928, ne semble plus guère le solliciter ; en Valéry le poète s’est effacé devant le penseur du monde présent, le passeur de la culture en Europe, et l’orateur de la République« , page 901. Tout cela finit par le requérir trop, au point de finir par peser même sur l’enthousiasme des Cahiers

D’autant que, de plus, « il n’appartient plus à ses amis _ à sa famille, cela fait assez longtemps, même si Michel Jarrety ne s’y attarde pas trop : Paul Valéry accordant aussi du temps à ses maîtresses successives : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne : entre 1920 et 1945… _, ni d’ailleurs _ et c’est ici l’aspect qui nous intéresse présentement, dans la perspective de l’écriture des Cahiers_ non plus à lui-même« , page 903. C’est que « se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit. Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , ainsi que Paul Valéry le déclare à Dorothy Dudley au mois d’août 1935, page 942…

Et choisir ses fatigues : il en est de plus saines que d’autres…


« Les questions _ ici _ abordées _ en ces si précieux Cahiers ! _ touchent aussi bien à son expression d’écrivain et à la théorie _ de la création, au-delà même de la seule littérature ; de la genèse même du « penser«  jaillissant… _ qu’elle lui inspire _ source de ce qui deviendra pour Paul Valéry la Poétique : un axe majeur (!) qui émerge de ce penser de l’Art, et quant au génie en acte ! _, qu’à l’analyse souvent très précise du langage, à la critique de la philosophie _ trop abstraite, trop coupée des « formes » (ou métaphores, dirais-je)… _, de l’Histoire _ trop tournée, telle qu’elle fonctionne alors du moins, vers un passé factuel pas assez repensé (encore alors : l’École des Annales naîtra cependant bientôt, dans les années trente…) par ses auteurs, et déjà fossilisé : passé ! ce passé… _ ou bien du roman _ arbitraire, lui : « La marquise sortit à cinq heures« … ; et donc sans assez de rigueur en pareille fantaisie trop relâchée… _, au phénomène du rêve et à la variation des processus mentaux, qu’à l’étude des mécaniques de l’Esprit et du Corps _ émotions, sensations, mémoire conscience _ à cet égard la position de Valéry quant aux travaux de Nietzsche et de Freud demanderait autant d’approfondissement et affinage que celle quant à son rapport à la philosophie de Bergson, un peu mieux approchée (sinon affrontée) par lui : Bergson et Valéry ont l’occasion de se rencontrer parfois (notamment à l’Académie française, à partir de 1925 : ils y seront collègues ; comme plus tard, au Collège de France)…

Valéry l’a lui-même écrit : « La  spécialité m’est impossible«  » ; et il s’entend lui opposer : « Vous n’êtes ni poète, ni philosophe, ni géomètre _ ni autre. Vous n’approfondissez rien _ ce que à quoi savent « se consacrer« , eux, les dits et reconnus « spécialistes » spécialisés (de la profession !), sachant, et rien qu’eux, creuser bien plus sérieusement leur sillon ! leur domaine d’autorité (et d’exclusivité sourcilleuse ! en conséquence de quoi…). De quel droit parlez-vous de ceci à quoi vous n’êtes pas exclusivement consacré ? » _ page 152. Valéry, lui, est, dans sa « robinsonade« , librement et parfaitement « trans-genres«  ! Quel « luxe«  ! donc : nous le constatons une fois de plus… Oui, Paul Valéry est un jouisseur de l’action (formidablement exigeante !) du « penser« 

C’est que, aussi, sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle, en « une sorte d’autothérapie où s’affirme la volonté de renforcer les défenses de l’intellect contre les menaces sentimentales que Madame de R. _ la baronne Sylvie de Rovira : adorée (désirée) sans qu’il ose se déclarer, en sa prime jeunesse, à Montpellier _ a si douloureusement, naguère, fait peser sur lui » _ cf l’épisode du choc salvateur de « la nuit de Gênes« , la (très dramatique) nuit du 4 au 5 octobre 1892, au palais de la Salita San Francesco, où habite sa tante Vittoria Cabella, la sœur de sa mère… _,

c’est que sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle

« s’accompagne d’une volonté _ très sévère ! _ de dominer les connaissances reçues« , qui « donne aux Cahiers une allure rétrospectivement d’encyclopédie personnelle _ où les réponses sont souvent des questions » _ élément décisif ! de l’esprit valéryen ! Et que « constamment s’affirme le désir de forger ses propres instruments de pensée _ voilà ! _, de rompre avec toutes les idées reçues

_ à l’instar d’un Descartes, dont il admire tant le Discours de la méthode ; ou d’un Vinci : cela donnera son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, justement en 1894 : avec ce constat que « la recherche (de comment se forme sa propre œuvre : ici pour Léonard…) commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives« , page 160 : « l’Introduction est une théorie de l’invention, une poétique générale _ voilà ! _ où se dessine _ comme exemplairement _ tout l’universel d’une fabrication« ... _

dans un mouvement de réappropriation _ de l’esprit _ que laisse parfaitement entendre la figure de celui que Valéry nommera le « puissant esprit », qui toujours « bat sa propre  monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son propre signe »«  : voilà donc la hauteur, valorisée, de l’ambition intellectuelle…


Et Michel Jarrety d’excellemment commenter, pages 152-153 :

« La singularité et le sentiment essentiel d’être différent _ en partie du fait de ses ascendances et corse (Bastia) et italienne (Gênes), probablement : déjà en son enfance à Sète et à Montpellier _ que nous avons vu se faire très tôt chez le petit Paul prennent maintenant une dimension intellectuelle majeure. Mais également toujours existentielle« , souligne Michel Jarrety, qui apporte à ce dossier-ci une lettre, toujours en 1894 (le 10 novembre), de Paul Valéry à André Gide :

« Ce que je sais, c’est que je me sens réellement trop différent _ non peut-être que je le sois plus, mais que je le sente et tende à le sentir _ l’expression parle ! _ plus que n’importe qui _ des gens. Te rappelles-tu : je te disais abandonner les idées que j’avais dès que d’autres me semblaient les avoir. C’est toujours vrai. Je veux être maître chez moi« … Valéry n’est pas un ami du conformisme grégaire !

D’où son « insularisme » ; et « robinsonisme« , donc : ce sont là des expressions siennes…


« Être maître chez soi, comprendre _ au tamis de son questionnement méthodique permanent propre _, et réinventer _ = jamais seulement adhérer, acquiescer, imiter, suivre _ : tel est son « robinsonisme » _ m’y revoilà donc ! _, selon un mot qu’il affectionne ; tel est aussi bien _ dès 1894, donc : Valéry a vingt-trois ans _ l’horizon des Cahiers où il écrit très tôt : « J’existe pour trouver quelque chose. » Innommé, ce quelque chose (…) définit l’en-avant _ follement audacieux (soit un « Idéal d’Art«  !) _ de l’entreprise » _ qui sera celle de l’axe majeur de sa vie.

Et Michel Jarrety de commenter ce qu’il nomme « l’authenticité«  de cette « manière d’autoportrait intellectuel« , dès 1894 : elle « vient tout entière de ce que l’auteur n’écrit que pour soi ; et que, dans le refus de se montrer, il échappe au péril de la pose. C’est une œuvre privée, séparée de l’œuvre publique«  ; et de commenter encore, toujours page 153 : « et du coup, les questions que celle-ci _ l’œuvre publique _ a reprises et rendues familières semblent souvent faire ici l’objet d’un traitement plus personnel encore, plus profond _ voilà ! _ et souvent plus caustique _ voilà ! il n’y a là nul garde-fou… _ où s’affirme la souveraineté d’un Je »

_ car dans le commerce humain, Paul Valéry est d’une (remarquablement égale) exquise amabilité ; jamais il ne se fâche, ne cherchant jamais à convaincre ; de même qu’il garde toujours à distance les opinions d’autrui : le charme (sans efforts, jamais, sur soi, de briller) de sa conversation, sera quasi unanimement apprécié ! Il lui devra sa réussite dans le « monde« , à partir de 1917, et les succès extraordinaires de sa carrière publique des années vingt et trente : élection à l’Académie française (le 19 novembre 1925) ; postes à diverses antennes de la S.D.N. ; administrateur du Centre universitaire méditerranéen de Nice (en 1933)  ; président de la Commission de synthèse de la coopération culturelle pour l’exposition universelle (en 1936) ; chaire de poétique au Collège de France (le 7 mars 1937)…

...
Mais aussi « se découvre« , ainsi
_ ici et à ce moment de sa vie : dès 1894 (dans sa chambre à la Pension de Madame Manton, rue Gay-Lussac) ; puis, encore, à partir de 1900 (chez lui, au domicile familial de la rue de Villejust) _, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry _ jusqu’à l’organisation même de ses journées : le « penseur«  « à l’exercice«  se réservera dorénavant (dans le cercle familial et ailleurs : toujours !) les heures autour de l’aube pour l’aventure de sa recherche (et création) la plus personnelle, dans la solitude la plus lucidement claire (= « pure«  !) de ces petits matins ! tout au long de sa vie, avec une inflexible discipline de l’esprit ! et surtout avant que le reste de la maisonnée ne s’éveille et répande son tapage… ;

avec ce que lui-même nomme, en ses Cahiers, en 1938, une « exaspération de la répétition«  :

« Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition _ c’est-à-dire contre la vie. Se lever, se rhabiller, manger, éliminer, se coucher _ et toujours ces saisons, ces astres. Et l’Histoire ! _ su par cœur. Jusqu’à la folie… Cette table se répète à mes yeux depuis 39 ans ! C’est pourquoi je ne puis souffrir les campagnes, les travaux de la terre, les sillons, l’attente des moissons« , page 1077 : c’est la gangue du déjà prévu (et de ce qu’il faut « suivre » ; ce à quoi il faut « se conformer » : végétativement !) qui l’exaspère !.. Et personnellement, je le comprends pour partager cette sorte de complexion impatiente de la « neuveté«  du vrai singulier ! à rencontrer ! _,

mais aussi « se découvre« , ainsi, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry

entre _ d’une part _ la volonté de se préserver, d’écrire pour soi

_ à sa table : cf ce mot terrible, page 1198, le mercredi 30 juin 1945, quand le docteur « Gutmann ordonne un  régime lacté, dresse un programme de soins complets, et surtout demande à Valéry de s’aliter. Or c’est à cela qu’il peine à se résoudre : « Mais me séparer de ma table _ d’écriture ! _, c’est me séparer de moi-même, se récrie-t-il. Je n’existe pas sans elle ». Le médecin insiste : on lui installera sur son lit une table d’hôpital. Jeannie _ Madame Valéry _ transporte dans sa chambre le cahier en cours _ voilà ! _, quelques livres, quelques cigarettes également qu’on rechigne à lui interdire ; et pour le reste, Gutmann le rassure : il ne lui demande que de s’aliter quelques jours. Pieux mensonge ? En tout cas, il ne se lèvera plus « , page 153… _,

et _ d’autre part _ la nécessité qui se fera jour par la suite

_ pour trouver de quoi subvenir suffisamment confortablement aux besoins de sa famille, principalement : mais condition toujours relative et seconde, à laquelle Valéry ne se soumet que de mauvais gré, « à reculons« , et souvent avec retards… _

d’écrire pour autrui _ et de publier », page 153 toujours :

une articulation décidément cruciale !

Michel Jarrety compare alors _ en 1894, à l’ouverture des Cahiers _ le « rapport à l’œuvre » (ou au « Livre« ) de Paul Valéry à celui de Mallarmé _ ils sont alors très proches _ et précise ce qu’il qualifie, page 155, de leur « essentielle différence » :

« alors que Mallarmé à tout sacrifié à son œuvre, le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir _ d’invention-création par l’esprit _ que de le traduire _ ce « pouvoir« -ci : poïétique, et au sens le plus large : au-delà tant du poème que de la littérature… ; on comprend pourquoi Paul Valéry donnera le nom de « Poétique«  à la chaire que lui offrira le Collège de France, en 1937 : voilà son objet tant principal que principiel : la genèse de la création du génie au travail… _

le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir

que de le traduire en des livres _ bouclés, finis _,

et préfère déjà l’exercice _ infini, lui ; indéfiniment poursuivi et repris… _ de l’œuvre à son accomplissement«  _ fini : « la bêtise«  étant, comme souvent, « de conclure« … ; page 155 donc. Et on sait que la « bêtise » n’est « pas le fort«  de Monsieur Teste

Michel Jarrety dira, page 709, que « le tableau que Paul Valéry brosse de la création littéraire _ tel est bien son objet : comprendre et éclairer ce processus imprévisible (= non mécanique ; non algoritmique) de création ! _ est finalement celui d’un ensemble d’aléas, d’obstacles, inégalement surmontés _ voilà : surmonter !!! _, et de repentirs _ aussi : certes ! _ où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur _ et son aura narcissique _ s’en trouve presque dissoute » _ c’est pré-foucaldien !..

Ce trait-ci _ de négligence relative de l’accomplissement du penser en œuvres achevées _

distingue d’ailleurs

celui _ Paul Valéry _ qui fut marqué à son départ par l’esthétique _ toute d’« évocations » approchées, sinon approximatives ; et toujours approchantes : à l’infini d’un sfumato _ symboliste

_ et Michel Jarrety de citer, pages 1115-1116, un splendide article de Paul de Man (le futur grand ami de Jacques Derrida), venu assister à une conférence donnée à Bruxelles le 9 janvier 1942, par Paul Valéry (sur ses « souvenirs poétiques« ) ; et « recueillir » les « propos » du maître : l’article s’intitule « Paul Valéry et la poésie symboliste » et a paru dans l’édition des 10-11 janvier du Soir de Bruxelles :

« larticle qu’il rédige ce jour-là demeure précieux par le témoignage qu’il nous offre de la découverte qu’une jeune intelligence, tout à coup, pouvait faire d’un vieil écrivain » ; j’y reviendrai un peu plus loin, tant je trouve sa teneur significativement pertinente quant au statut de l’Art et de son Idéal ! Disons pur le moment que selon Paul de Man, la « génération » de Paul Valéry (= la génération « du symbolisme« ), parvint à faire son salut, parce qu’elle trouva une valeur qui permettait de concentrer ses appétits spirituels » « _ il venait de préciser que « le symbolisme était un élargissement extraordinaire de la fonction artistique qui était appelée à embrasser toutes les branches et tous les secteurs de l’activité humaine« , page 1115. Et « cette valeur était l’art«  _ dont tant l’accomplissement, de la part de l’artiste, que le goût (pour accéder à ses jouissances), de la part du public, impliquaient le « respect pour certaines formes de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité » (et pas « l’agitation«  ! « grinçante«  et « mécanisée » « du monde moderne« …) ; « et ce respect, Paul Valéry l’a conservé ; et il reste l’élément principal de ses préoccupations et de ses actes. Et cela suffit à donner à cet homme, qu’on a voulu dépeindre comme frivole et léger, une gravité sans bornes lorsqu’il parle de certains aspects de la vie présente« , page 1116 _

et celui,

qu’est le musicien amoureux de poésie : Lucien Durosoir,

_ je poursuis, en filigrane, ici, ma comparaison de ces deux « formes«  de « génie créateur«  en cette première moitié du XXème siècle : deux artistes majeurs !.. et tous deux assumant (même si ce sera selon des formes différentes, et même dissymétriques, à la fin…) leur très puissante singularité ! _

qui se réfère, lui (en frontispice _ c’est à relever _ de beaucoup de ses œuvres musicales),

au modèle d’œuvre _ achevée, au double sens du terme : et dans le temps, et dans la réalisation de son « Idéal artistique«  ! _ des Parnassiens (Leconte de Lisle et Hérédia),

ou, aussi, de l’école romane (de Jean Moréas)

en un geste que je qualifierai, pour l’instant, de « classicissant« ; dans la valorisation d’un modèle (visé) achevé de « forme » (soit à l’inverse de l’inachevé et du sfumato ! symboliste…) ;

même si « libre« , formidablement libre, dans le « jeu » vibrant de ses « mouvements » généreusement riches et puissants,

et richement et puissamment contrapointés, en ce qui se tisse musicalement… _ j’y reviendrai : j’y travaille !

Même si les positions de l’écrivain-poète Paul Valéry

et du musicien Lucien Durosoir

se rejoignent, en revanche et aussi _ et c’est loin d’être négligeable _, sur la place qu’ils accordent au statut _ marginal ; sinon parasite ! _ de la « publication » du meilleur de leur travail : le succès public, la réception des œuvres, n’est, ni pour l’un, ni pour l’autre, leur criterium de valeur de l’Art !..

Ni pour Paul Valéry, ni pour Lucien Durosoir, publier n’est une fin _ et encore moins une priorité ! _ artistique ; mais menace bien plutôt, et même assez gravement, l’authenticité (= la « pureté« …) du travail de l’œuvre _ de la part de (par), et en l’artiste _ :

c’est en effet cette « authenticité«  _ et donc « pureté » ! Valéry engagera un vif débat sur ce qualificatif (et l’idée de « poésie pure« ) avec l’Abbé Brémond (suite à la parution d’un Avant-propos, ou préface, qui fait ainsi alors du bruit dans le Landerneau des Lettres, à un (médiocre) recueil de vers d’un jeune admirateur de ses propres vers, Lucien Fabre : Connaissance de la déesse, en avril 1920) ;

et page 292 Michel Jarrety citait cette expression de 1904 : « seules restent donc paisibles les plus pures heures du petit matin, entre la lampe et le soleil, quand tout le monde dort encore«  à propos des conditions optimales que Valéry revendique pour le travail du penser (et écrire : les deux sont liés pour lui) en son dispositif de fécondité créative… _,

c’est en effet cette « authenticité » _ et « pureté » ! _

qui constitue, et cela, pour l’un, Valéry, comme pour l’autre, Durosoir _ avec la même probité envers l’« Idéal » poétique artistique _, la valeur première pour ces deux créateurs éminemment singuliers, chacun en leur art _ et en leur poïétique ! où se déploie et s’épanouit (en un « jeu » poursuivi, subtilement ajointé, de « formes« …) leur « génie«  _, et si parfaitement originaux : hors écoles et hors courants…

Je reviens à la « tension » chez Paul Valéry entre ce que j’ai qualifié plus haut d’un « très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » », d’une part,

et, d’autre part, « l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien« , qui va donner occasion à certains malentendus, et même d’acerbes critiques _ pittoresques : on va le découvrir _ de quelques uns…


Paul Valéry,

dont le tempérament (de « sourcier » amoureux surtout des « départs » ; et « exaspéré de la répétition » : à l’identique !..) lui fait privilégier les « commencements » aux « poursuites », « continuations » et, a fortiori, « achèvements » et « terminaisons », ainsi que nous venons de le voir

_ « Valéry est l’homme de l’entame et du commencement, de la note et du fragment« , dit Michel Jarrety page 162… ; après, il lui faudra, non sans efforts contre lui-même,« ajointer«  et « classer«  ;

et « toute sa difficulté à écrire tiendra souvent au très haut horizon qu’il s’assigne d’abord, avant de laisser inachevés bien des textes _ soit d’assumer de bout en bout (= jusqu’au bout d’une œuvre qu’il pût considérer comme enfin achevée !) pareil différentiel de tension ! _, faute d’avoir su les conduire à la perfection qu’il aurait souhaité leur donner«  ;

et « cette modestie est l’autre face de son orgueil« , commente parfaitement justement Michel Jarrety, page 207 :

Paul Valéry n’est ainsi « homme de lettres«  (« il n’a pas envie de faire de livre« , page 212),

ou même poète (!),

que « par raccroc« 

(cf cet extrait, page 535, du Journal de Gide, rapportant ces mots de Paul Valéry lors d’une conversation entre eux le 20 décembre 1922 : « On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète ! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits« …) : Paul Valéry est d’abord et fondamentalement un penseur du penser,

en sa fondamentale intrépidité !..

Ou un poéticien _ à travers le jeu de la concrétude des formes

en déplacement (tectonique)…

Voilà de quoi soumettre et à Michel Deguy, et à Martin Rueff ;

cf mes articles « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue« 

Et même,

pour me recentrer sur les tendances parfois apparemment velléitaires de Valéry (« Son caractère le porte à la velléité« , insiste Michel Jarrety, page 519, en commentant des remarques de Catherine Pozzi : « le curieux de l’esprit valéryen, c’est qu’il est capable de partir pour une découverte extraordinaire et qu’il se perd (et l’oublie) au bout de quelques pas ; même qu’il ne la voit plus. L’esprit sans volonté, étincelles sans effet«  ; et celle-ci ajoutant alors, pro domo : « Il savait bien qu’il lui fallait une volonté et un esprit de renfort »… : de fait, Valéry lui confie alors la tâche de « mettre de l’ordre«  dans ses si précieux Cahiers !.. ; lui préférant continuer de se consacrer exclusivement à la continuation, aurorale, de leur écriture !!! à l’invention-création ! plutôt qu’à quelque (re-)mise en ordre),

Paul Valéry confiera (cf page 402) à son ami le peintre Jacques-Émile Blanche, en une conversation que celui-ci rapportera,

cette distinction-ci de sa personnalité :

« Personne ne peut influer sur ma pensée ; mais en ce qui concerne mon comportement dans la vie, je reste sans volonté, j’obéis«  : c’était à propos de sa « conversion« , vers 1917, « en homme de salon« , par les soins, aux tous débuts, de Madame Mühlfeld (dite « la Sorcière«  : Jeanne Meyer, épouse de Lucien Mühlfeld ; puis, devenue veuve, de Pierre Blanchenay : ce sera une amie très fidèle de Paul Valéry…) :

de bonne compagnie, et merveilleux causeur,

l’indifférence (voire un certain je-m’en-foutisme : une façon à lui de prendre du recul, de la hauteur, surtout… eu égard à la dynamique verticale de son « Idéal d’Art«  !) de Paul Valéry,

le laisse être entraîné dans l’action (et « le monde«  ; en le distinguant de l’esprit !) où d’autres que lui veulent (assez fort) l’amener… :

Michel Jarrety commente ici, pages 406-407 :

« En quelques semaines _ en 1917 : loin du front, il est vrai… : Paul Valéry se rend la première fois dans le salon de Madame Mühlfeld le 5 juin 1917 (cf page 402) _,

la vie de Valéry a basculé de la quasi réclusion _ rue de Villejust _ aux mondanités«  ;

« c’est comme une métamorphose« 

_ ce que Michel Jarrety caractérise dans la découpe de sa biographie, comme la phase du « retour (1917-1926)«  de Paul Valéry à la publication de ses œuvres (1926 étant l’année de son « apothéose« ), mettant fin à la phase du « repli (1897-1917)« , ou maturation relativement secrète de la créativité valéryenne… _ ;

et un peu plus tard, Valéry lui-même dira (la citation se trouve pages 406-407) de cette part, ici, des mondanités :

« vers le soir, depuis 1918-1919, je n’ai pas envie de travailler. J’ai eu mon matin si cher, et il me plaît _ c’est un critère très fort en lui ! _ de ne pas demeurer sans conversation, sans l’imprévu (limité), les formes et les libertés mondaines, etc.«  (Valéry est aussi un boulimique de curiosité ! tous azimuts ; y compris ce « monde« -là…) ;


même si, plus encore et surtout,

« c’est aussi qu’il songe à l’avenir. Sa situation financière est suspendue à la santé du Patron«  (ce sera le 14 février 1922 que disparaîtra son employeur, Édouard Lebey, l’ancien patron de l’agence Havas, qui l’employait comme secrétaire particulier quelques heures par jour (entre dix heures et treize heures, surtout), depuis le 1er août  1900 ; et lui laissait aussi pas mal de temps libre) ; et, lui, Paul Valéry, « d’un jour à l’autre, peut être amené à vivre de sa plume » exclusivement, désormais… : cela le travaille, sinon le ronge…

Valéry confie à Jacques-Émile Blanche, qui le rapporte (page 442) : « Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

_ voilà ce qui aussi, en effet, l’inquiète… ; dans un entretien de 1935 avec Dorothy Dudley, que celle-ci publiera (dans la revue The Nation, le 18 septembre), il se plaindra de la détérioration imposée maintenant au travail (créateur) de l’esprit : « Il y a une raison pour laquelle les intellectuels ne peuvent pas travailler aujourd’hui : c’est que leur travail n’est pas souhaité ; et qu’en outre il n’y a pas de loisir pour cela. Se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit.

Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , page 942 _

« Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

et les expériences idéales ! Il faut descendre dans la rue et pousser sa petite voiture des quatre saisons« 

_ avec ses marchandises périssables à proposer à vendre à des chalands acheteurs-consommateurs… _ ;

Michel Jarrety commente : « d’où l’énergie que déploie Valéry pour solidement bâtir _ intransitivement ! _ sur la réputation que lui a faite _ dans « le monde«  des salons !.. _ la Jeune Parque _ et une stratégie s’organise«  dès 1917… ; fin de cette longue incise _,

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

(= les trente mille pages des Cahiers qu’il poursuivra jusqu’à son lit de mort, et dénuées de tout souci de « pose » à l’égard d’éventuels _ impossibles ! _ lecteurs ; avec cette remarque très notable de Paul Valéry, relevée par Michel Jarrety, à la page 1198 de cette biographie, et d’ordre quasi testamentaire, le mercredi 30 mai 1945 : _ la note commence par « Où je me résume«  ! _ :

« Je crois que ce que j’ai trouvé d’important _ je suis sûr de cette valeur _

ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes.

Peu importe«  : cela sera l’affaire de l’effort des éventuels (improbables) lecteurs !.. A chacun sa part d’effort, voilà ! ; Valéry a accompli la sienne, d’auteur, dans le travail quotidien auroral des trente mille pages de ces Cahiers ! Au lecteur qui les explorera de bien vouloir entreprendre de « dé-chiffrer » maintenant !

Valéry a toujours été méfiant vis-à-vis des considérations d' »ordre » :

par exemple, en 1938, à propos de ce qu’il allait proférer en son Cours de Poétique au Collège de France, page 1032 : « Je ne sais vraiment pas que dire à mes disciples. Ce n’est pas que la matière manque _ mais l’ordre ; qui est ici impossible ; ou plutôt nécessairement falsificateur« …

Le souci de l’ordre est ainsi distinct, pour lui, et « inverse« , du souci (qui le passionne, lui !) de la création-invention ; et, ainsi, second ; et secondaire…

_ j’adhère assez aussi à ces considérations, pour ma part, si je puis me permettre ; même si j’ai tendance à faire un peu plus confiance que Valéry à la portée, avec à sa part de hasard circonstanciel, du souffle ; et de sa capacité (propre ! une vertu !) de « tenue«  ; par le rythme de la phrase…

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

et œuvre publique…


Celle-ci répond, pour le principal (= d’ordre empirique, ici), à des sollicitations de circonstance, et à des considérations (utilitaires) qui demeurent secondaires, pour Valéry _ sans vanité aucune ;

et même si, aussi, peu à peu lui deviendra « plus amer le sentiment de soumission que les commandes font peser sur lui«  (page 821 se trouve cette remarque à propos de ce « sentiment« -là en 1932),

c’est toute sa vie qu’il conservera, au moins idéalement, sa hiérarchie des priorités ! et se ménagera toujours le temps auroral lumineux de l’invention ouverte, en ses Cahiers !

Il ne cherche pas de reconnaissance (d’esprit) par les autres ; sa forme de personnalité n’en ayant pas besoin

_ de même qu’il est, aussi, vierge de toute préoccupation de prosélytisme de sa part, du moins pour ce qui caractérise l’ordre des « sentiments« , de ce qui est simplement (à l’état brut)  « éprouvé«  :

« Écrire«  est pour lui « une opération _ de dispositifs _ toute distincte de l’expression instantanée de quelque « idée » par le langage immédiatement excitée » ;

et, évoquant en 1937 dans une lettre à Émilie Noulet (donnée page 995) ce qu’il nomme « ses particularités insulaires » :

« Je ne me suis jamais connu le souci de faire partager aux autres mes sentiments sur quelque matière que ce soit«  ; et _ comme spinoziennement _ « ensuite, comme je ne m’intéresse pas à modifier les sentiments des autres, je me trouve, de mon côté, assez insensible _ aussi _ à leur dessein de m’émouvoir. Je ne me sens aucun besoin des passions de mon prochain ; et l’idée ne m’est jamais venue de travailler pour ceux qui demandent à l’écrivain qu’il leur apprenne ou qu’il leur restitue ce que l’on découvre, ou ce que l’on éprouve, simplement en vivant«  _ soit végétativement…

Pas de confusions, donc, en ces matières.

Paul Valéry _ comme Lucien Durosoir, non plus _ ne donne pas dans l’expressionnisme

_ leur « Idéal d’Art« , à l’un comme à l’autre, comporte de l’élévation…

« La forme« 

_ Valéry a « le sens du métier et de la forme« , dit Michel Jarrety à propos des goûts (jusqu’à Cézanne, les Nabis, Picasso en 1901, Gauguin et Matisse) et dégoûts (le cubisme et ce qui suivra) de Valéry en matière d’arts plastiques _,

« la forme » y a ses exigences :

à Bergson, le 11 novembre 1929, Valéry déclare (page 750) :

« Je suis un formel _ ce qui n’est pas du formalisme ! _,

et le fait de procéder par les formes, à partir des formes vers la matière des œuvres ou des idées, donne l’impression d’un intellectualisme par analogie avec la logique.

Mais ces formes sont intuitives dans l’origine »

_ c’est un point qui le sépare probablement d’une démarche davantage « philosophique«  : conceptuelle seulement ;

et j’ajoute ici que, à mes yeux, il en va de même de la composition que pratique en sa musique Lucien Durosoir : ni formalisme sec, ni expressionnisme brut, donc ;

mais la plasticité se moulant dans des « formes«  se métamorphosant

avec une somptuosité de puissance _ sobre, sans recherche d’effets !..  ; et pleine, « habitée«  d’un « monde«  vrai ! qui se déploie : tectoniquement !.. _, assez peu fréquente en l’Art français…

En ces affaires publiques,

les considérants de Valéry

_ la « galette« , se plaît-il à qualifier le premier d’entre eux ; « un jour _ Paul avait vingt-quatre ans _, il s’est risqué à affirmer _ en une lettre à André Gide du 4 février 1895, citée page 174 _ qu’on ne doit rechercher la gloire que pour la « galette » qu’il est avouable _ au moins à cet âge : vingt-quatre ans _ de guigner ; et que la gloire, « il faut vraiment être sidéré d’erreur pour la courir« … De fait, jamais l’œuvre de Valéry ne courtisera le succès ! Ce qui peut-être (par défaut de ce qui se pare alors du nom d’« universalisme« , lui coûtera le prix Nobel de Littérature… Le jury lui préférera l’œuvre supposée plus « accessible«  (romanesque) de Roger Martin du Gard en 1937… _

les considérants de Valéry, donc,

sont presque seulement d’intérêt en ces affaires publiques ;

et il les place à un rang qui demeure pour lui secondaire, et très relatif (non « noble » ! « noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose«  : cette considération (quasi nietzschéenne) de 1905, en un Cahier, que cite Michel Jarrety page 307, ne sera jamais caduque ! de fait pour lui…)

_ même si :

« pas de silence, de suite _ dans le suivi des idées à faire advenir, mettre au jour _, de profondeur, sans argent ; pas de noblesse _ de l’œuvrer _, sans calme«  (écrit-il pour lui in ses Cahiers, en 1904 _ il vit désormais « en famille« , rue de Villejust… : en plus de son épouse Jeannie, et de la sœur de celle-ci, Paule Gobillard (cette nièce de Berthe Morisot est, elle aussi, peintre), vient de lui naître un fils, Claude, le 14 août 1903 : que viendra rejoindre une petite Agathe, le 7 mars 1906 ; le petit dernier, François, naîtra, lui, seulement en 1916, le 17 juillet) _ : les conditions matérielles (« argent » et « calme » matériel) « jouent« , et ont leur poids ! sur cela aussi : les conditions (en amont des œuvres) nécessaires (au « silence« , au suivi, à la « profondeur », à la « noblesse« ) à l' »authenticité » (ou « pureté« , on l’a vu) de l’opération de la création artistique…


Mais c’est la considération de la « noblesse » (= la finalité suprême de l' »Idéal » de l’Art, où se profile sa vocation d’artiste-créateur) qui importe et l’emporte, en la balance, sur les « expédients » et moyens.

Valéry valorise « le soi-même, incapable de se construire ou d’être construit par quiconque (d’autre que soi !) _ l’authentique _ voilà ! _ par excellence _ ;

cependant que les Lettres (trop mondaines) sont simulation et comédie. Figure et montre de penser et de parler mieux que… soi-même ; feinte fureur et profondeur ; élégance combinée ; perpétuelle triche. Le plus grand art _ rhétorique, ici ! _ de l’auteur est de se faire prêter _ faussement _ le plus possible par qui le lit. Mais il me serait insupportable, quant à moi, de subir qu’on m’attribue _ à tort, donc _ une belle idée, qui ne serait que née _ par pure contingence de conjonction de hasards ou projection rien qu’imaginaire… _ du lecteur et de mon écrit« , écrivait-il dans un de ses Cahiers, en 1905 (toujours page 307). Cela demeure valide toute sa vie.


Par exemple, plus tard, dans une lettre (du 9 janvier 1931, page 621) à son frère aîné Jules (Doyen de la Faculté de Droit de Montpellier),

et alors qu’il est « désormais un ambassadeur officieux de la République » (expression de Michel Jarrety, à propos des activités de Paul Valéry à la S.D.N., par exemple l’année 1927, à la page 664), et qu’il devra à longueur de temps, désormais, « jouer les Bossuet de la IIIème République » (citation d’une lettre à Gide, du 7 juin 1932, donnée à la page 833),

à son frère Jules, donc,

Paul Valéry dit ceci de l’Académie française :

« Quant à moi _ c’est-à-dire indépendamment du souci du confort familial _, je crois que si c’était à refaire, je ne présenterais pas à l’Académie. Je l’ai fait par considération pour les miens ; et les enfants en profitent, en somme _ matériellement. Mais, personnellement _ c’est-à-dire sur le versant de l’œuvre à mener _, les ennuis passent beaucoup les avantages qui en résultent ; les avantages, fumée« …

Plus généralement, Valéry méprise l’utilitarisme :

quand il se consacrera

_ en 1926, « sa carrière a pris un nouveau tour ; mais aussi les affaires internationales et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature«  maintenant, remarque Michel Jarrety page 646 _

à des conférences sur « le devenir de la civilisation« , dans les années trente _ cf ainsi la parution en 1931 de ses Regards sur le monde actuel_,

il déplorera, en 1933, le fait de plus en plus avéré que « notre politique se réduit dans les esprits qui la façonnent à une invention d’expédients«  _ voilà ! _ ; et regarde « la nécessité politique d’exploiter tout ce qui est dans l’homme de plus bas dans l’ordre psychique comme le plus grand danger de l’heure actuelle« , page 869 :

sachant depuis pas mal de temps (1925) « que l’essentiel de son œuvre _ écrite _ est maintenant derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps l’empêche de poursuivre« ,

il se dédie surtout à une action, nationale ou internationale (pour la S.D.N.) en faveur de la culture et des valeurs de la civilisation :

« Notre urgence à nous, c’est la vie de l’esprit« , déclare-t-il le 8 juillet 1931 à la première session du Comité permanent pour les Lettres et les Arts, à la S.D.N. à Genève _ page 795 _ ;

ces valeurs de la culture et de la civilisation, qu’il sait si bien voir de plus en plus très gravement menacées,

en un « état _ déliquescent _ de la civilisation où la vitesse et l’érosion de la sensibilité _ quelle justesse ! Que dirait-il aujourd’hui ?!! _ menacent la vraie culture« , page 862 _ la détachant de « celles » (les simili « cultures«  : cf Huxley, cf Orwell) qui n’en ont que les oripeaux (nominaux) mensongers !

Il se méfie aussi de l’évolution d’une « éducation _ ah ! _ dont l’objet est bien moins, à ses yeux, la véritable formation de « l’homme de notre temps » _ qui doit, comme toujours, et avec des prodiges de soins, s’instituer ! il n’y a pas, jamais, de génération spontanée… _ que la délivrance, ou l’acquisition _ quand seront-ils à vendre ? _ d’un diplôme, « ennemi mortel de la culture » _ c’est dit ! _ en ce qu’il crée des « illusions de droits acquis », le diplômé conservant « toute sa vie ce brevet d’une science momentanée et purement expédiente »«  _ revoilà le même terme ! _ : en une conférence aux Annales, le 16 janvier 1935 ;

« Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d’affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l’allure générale de la production et de la consommation intellectuelles _ expressions pareillement à relever ! cf nos pseudo « industries culturelles«  ! _, que je désespère parfois de l’avenir« , est-il aussi rapporté de cette conférence, page 919.

C’est « qu’il y a aujourd’hui _ dit-il le 1er avril 1935, à Nice, où se tiennent les Cinquièmes Entretiens de la S.D.N., en réponse à un très beau discours de Thomas Mann lu à la tribune par Jules Romains (cf pages 927-928) _ une qualité de lecteurs _ voilà un critère éminemment crucial ; et basique quant à la formation des esprits des hommes : l’intelligence de Valéry pointe réalistement l’essentiel ! _ inférieure à celle d’il y a cinquante ans«  ;

et qu’un « certain soin de la forme » disparaît, aussi _ et ce « soin«  a des effets (civilisationnels : à terme !) de très longue (et profonde) portée… ; cf aussi l’expression déjà citée de Paul de Man, page 1116 : « On ne peut pas, sans conséquences néfastes, perdre tout respect pour certaines formes _ voilà ! _ de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité«  _, page 928 ;

et _ le 20 juillet 1937, à Nice, aux Huitièmes Entretiens de la S.D.N. _, Valéry brosse « une sorte de tableau du « mépris croissant » dont l’esprit fait l’objet _ en Europe alors _, et de la situation des intellectuels qui, en dépit des honneurs _ formels ! _ qu’on leur accorde, ne sont que des « voix sans force » _ = sans autorité de l’esprit ! _ parce qu’ils sont simplement « renvoyés à leurs études et à leurs spéculations » » _ rien que théoriques !.. _, page 1001.

Il y a là une tragédie des intelligences les plus lucides, face à la peu résistible puissance des « expédients » ô combien plus efficaces, eux, de la propagande _ on ne dit pas encore alors « la communication«  _ et du rouleau-compresseur des modernes Père Ubu _ Paul Valéry a été un ami d’Alfred Jarry… _ se déchaînant alors, face aux faiblesses (sinon complaisances) de ceux qui savent si mal leur résister _ viendra, entre autres, la débâcle de mai-juin 40…

D’un autre côté,

et à rebours si l’on veut,

assez vite, « on n’a pas manqué de se gausser de le voir _ lui, Paul Valéry _ recevoir, tout ensemble et quêter, les prix, les honneurs, et ce que Catherine _ Pozzi, sa première maîtresse (il fait sa connaissance le 17 juin 1920) _ nomme « les prébendes ». Mais cette course aux ressources _ c’est le mot le plus juste ! _, Valéry a-t-il d’autre choix _ pratique _ que d’y céder ?« , remarque Michel Jarrety page 546.

« Ni ses œuvres poétiques ni ces proses difficiles que sont La Soirée ou l’Introduction ne peuvent lui apporter le revenu confortable dont bénéficient les grands romanciers _ du côté des « productions«  et plus encore « consommations«  plus ou moins « intellectuelles », ainsi qu’il les nomme déjà… L’inquiétude constante de ne pouvoir subvenir  aux besoins de sa famille, cette inquiétude qui a toujours été la sienne depuis le début de son mariage, pourquoi cesserait-elle après la mort du Patron qui, tout à l’inverse, ne peut que l’aggraver ? Ce que certains considèrent comme un appât du gain sur lequel ils s’empressent de jeter l’opprobre, n’est d’abord, parmi tant d’angoisses qui le taraudent, que la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas« , explique Michel Jarrety page 547.

Elle est bien, en effet, cette « inquiétude » valéryenne, « la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas«  ; mais « maintenant que la gloire _ gagnée depuis sa fréquentation des salons parisiens à partir de 1917 : Valéry avait alors quarante-six ans _, peut se convertir en or, cette alchimie est comme une victoire sur son propre passé _ de difficulté à bien vivre sans l’aide de sa mère et de son frère ; ou les rentes de son épouse. Et puis cette revanche est aussi _ en quelque façon, même si pas la plus courante (cela se verra à ses échecs au prix Nobel) _ littéraire« ,  page 547 aussi.

En 1923, une lettre du 30 juin 1923 de Robert Desnos

lui balance ceci :

« Monsieur,  je ne vous fais pas l’honneur de vous fréquenter. Peut-être aurais-je cependant recherché votre société si depuis quelques années elle ne s’apparentait à ce que l’Académie  _ Valéry n’en fait pas encore partie : il y sera élu le 19 novembre 1925 ; mais Desnos semble subodorer l’attraction de cette trajectoire pentue… _ peut produire de plus lamentable dans les salons de vieilles rombières et de jeunes « pédérastes » (qu’ils disent) _ impuissants en réalité. Soyez heureux _ mais à quel pauvre compte ! Votre poésie qui put passer _ naguère _ pour du marbre s’est dévoilée _ maintenant qu’il reçoit le Prix des Peintres « pour l’ensemble de son œuvre« , le 15 juin 1923… _  fromage mou, puis vaseline à l’usage des jeunes ci-dessus. Primée comme il convient à pareille cochonnerie par un jury de crétins et d’imbéciles, Ô vous qui avez connu le Vinci _ voilà l’admiration ! _, il n’y a pas de doute que vous ne réalisiez une fortune dans ce honteux négoce. Étant, dieux merci (?), encore assez jeune pour parler poësie et peinture (celle des poëtes) je vous fais mes compliments sur votre récente prise de patente _ aggiornamento de la « prébende«  ! _ et vous adresse tout ce que je peux trouver d’ignominieux et d’insultant dans mes sentiments à l’égard d’un triste sire. Robert Desnos 9 rue de Rivoli« . « Valéry, l’épistole lue, se contente, avant de la ranger, d’inscrire froidement sur l’enveloppe : « Lettre d’injures de M. Robert Desnos« « , commente page 551 Michel Jarrety.

A comparer  avec ces lignes de Jacques Madaule, « le 1er décembre 1937, lorsque la Revue Esprit rend compte de l’attribution du prix Nobel _ de Littérature _ à _ Roger _ Martin du Gard« . « C’est pour étriller » Valéry, « de manière assez rude » :

« Paul Valéry était candidat. A quoi n’est-il pas candidat ? Aucun poète depuis longtemps n’aura pratiqué l’art de faire argent avec la poésie«  _ ou, du moins, l’aura qui peut envelopper ou suivre certaines activités littéraires… Et Madaule « de conclure sans pitié » : « Nous sommes aussi heureux du succès de Martin du Gard que de l’échec de Paul Valéry.«  Martin du Gard, quant à lui, rapportera qu’en Suède, il s’est « souvent entendu poser des questions du genre de celle-ci : « Votre Paul Valéry, c’est une intelligence un peu confuse et assez prétentieuse, n’est-ce pas ?« , page 1009… Tel était _ déjà ! _ l' »air du temps« …

Ou encore avec cette « flèche » de Fernand Vandérem dans Candide, le 4 novembre 1938 :

« La nomination de Paul Valéry à la chaire de « poétique » du Collège de France n’a surpris personne puisqu’elle ne formait qu’une étape de plus dans ce qu’on pourrait appeler, avec lui, sa « conquête méthodique » _ allusion (érudite ! et vacharde…) à un des tous premiers articles (et remarquable de lucidité nous dirions « géopolitique« …) de Valéry, Une Conquête méthodique, paru en janvier 1897 dans la revue londonienne The New Revew de son ami William Henley, sous le titre (modifié) de La Conquête allemande _ de tous les plus hauts postes venant à vaquer dans les lettres », page 1008…

« C’est qu’il n’est pas fâché _ non plus _ de se construire _ ces années vingt : et c’est une manière de « stratégie«  aussi, en effet _ une figure d’écrivain singulier, de donner à comprendre au lecteur que son image ne saurait se réduire simplement à celle du poète, qui n’est qu’une part de sa vérité« , analyse Michel Jarrety page 574 ; la remarque concerne la publication, en novembre 1924, d’un de ses Cahiers, le Cahier B 1910.

Et, correspondant à l’année 1925, Michel Jarrety écrit, page 595, je le redis ici :

« Tout le premier, il sait que l’essentiel de son œuvre est maintenant _ il a cinquante-quatre ans _ derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps _ devenu endémique _ l’empêche de poursuivre » _ avec assez d’assiduité : ses Cahiers, toujours…

D’autant qu’il multiplie, en France comme à l’étranger, les conférences : « elles constituent un complément de revenu substantiel« , page 624 ; mais avec « un coût dont il ne cessera de se plaindre davantage : la fatigue« , page 625. Désormais _ on est en 1926 _, « Valéry n’écrit plus que sous la pression de commandes« , page 633

_ à comparer avec la retraite « studieuse« , en son « ermitage«  landais de Bélus, de Lucien Durosoir à partir du 4 septembre 1926 ;

mais celui-ci, avant de s’installer ainsi dans les Landes, avait fui Paris et la région parisienne :

entre juin 1922, soit six mois après l’accident de sa mère (à la mi-décembre) en leur domicile de Vincennes,

et le 4 septembre 1926, soit leur installation définitive à Bélus, village des Landes,

Lucien Durosoir, accompagnant (et accompagné de) sa mère Louise, a passé 16 mois chez lui à Vincennes et 32 mois loin de Paris (en Bretagne, en Provence, et aussi, déjà dans le Sud-Ouest : Vieux-Boucau et Hendaye ; ainsi que trois cures à Bourbonne-les-Bains) : soit une proportion d’un tiers (Paris) / deux tiers (la province)…

C’est ce monde de « mondanités« -là qu’a fui Lucien Durosoir _ ainsi que les concerts : deux seulement consacrés à ses œuvres durant cette période, et les deux à Paris : un, public, le 2 février 1922 ; l’autre, privé, le 25 octobre 1924 (les 7 concerts d’œuvres de Lucien Durosoir, entre le 10 novembre 1920 et le 19 juin 1934, auront tous lieu à Paris, ou région parisienne) _ afin de se consacrer pleinement désormais à la création musicale ;

fin de l’incise Durosoir…

Revenons à Paul Valéry, en 1926 : « Ce qui dans sa vie était hâte, est devenu tourbillon. Ce ne sont plus quelques dames qui le demandent _ dans les salons du boulevard Saint-Germain, à partir du salon de Madame Mühlberg _ ; c’est tout Paris maintenant qui le réclame pour dîner, parler, penser, préfacer« , écrit page 636 Michel Jarrety ;

il est vrai que Paul Valéry est beaucoup moins « présent » en journée et soirée au domicile familial, rue de Villejust ; il donne aussi un peu de son temps à celles qui seront ses maîtresses, à partir de 1920 et jusqu’à la fin : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne (qui le quitte le 1er avril 1945 _ »coup de hache«  qui va l’achever : il va mourir le 20 juillet ; soit 111 jours plus tard… _ : elle épouse son confrère éditeur Robert Denoël…)

(et d’autres ; dont, peut-être _ Michel Jarrety n’évoque ici que leur durable amitié _ Victoria Ocampo, la belle-sœur de mon cousin Adolfo Bioy : quand celle-ci est de passage à Paris ; mais elle a bien d’autres amants, dont Roger Caillois et Drieu La Rochelle) ; elle a invité Paul Valéry à venir séjourner à Buenos-Aires ou Mar del Plata…

Et « sa carrière _ celle de Paul Valéry, bien sûr ! _ a pris un autre tour ;

mais aussi les affaires internationales, et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature« , page 646.

« Désormais ambassadeur officieux de la République »,

« dans les milieux de la République, le voilà maintenant qui évolue comme un poisson dans l’eau.

Décidément, synthétise Michel Jarret page 664,cette année 1926 qui s’achève

est bien un tournant _ pour la carrière de Paul Valéry _ ; et le pouvoir de nouveau le séduit« …


« Comment être sur tous les fronts et prendre le temps d’écrire quand il faut constamment parler ?« 
, commente Michel Jarrety, page 693.

Et Julien Luchaire _ « intellectuel désintéressé«  (Bordeaux, 1876 – Paris, 1962) _, « qui a laissé des mémoires écrits avec élégance et élévation« ,

« brosse de Valéry un portrait noble et pénétrant« , page 763 _ on va pouvoir ici en juger _ :

« J’avais été curieux de voir comment se comporterait, dans l’imprécis et le discursif, des débats d’une commission _ à la S.D.N. _, ce condensateur de pensées ; il s’y montra plus que courtois : d’une gentillesse parfaite. Il s’adaptait d’abord au captieux ordre du jour, puis s’échappait à la poursuite d’un vol d’idées si subtilement accordées qu’on ne pouvait le suivre : il s’en apercevait, revenait de bonne grâce, puis recommençait. Ce délicat oiseau, aux plumes chatoyantes, venu d’on ne sait quelle île lumineuse et parfumée, heurtait ses ailes aux barreaux de sa cage : on voyait seulement sur son fin visage maigre une contraction rapide, qui se fondait en un sourire.

Mais la vie tout entière était pour lui une cage. Je l’ai vu parfois triste. Pour tenir son rang, dans une société qui, après l’avoir laissé longtemps dans l’obscurité, avait fait de lui un prince sans apanage _ et voilà bien en effet le nœud de l’affaire ! _, il devait faire le métier de conférencier, pour lequel il n’avait aucun goût _ c’étaient les petits comités d’initiés qui convenaient à ce brillant causeur. Quand on ne publie que de courtes œuvres splendidement hermétiques _ en effet ! « élitiste«  n’était pas encore du vocabulaire du tout-venant… _, il faut encore, pour monnayer un peu le titre envié de membre de l’Académie française, continuer à fréquenter _ ô le pensum ! _ les salons qui vous l’ont procuré. Valéry devait souvent jouer cette comédie mélancolique, qui aurait pu s’intituler : le Mondain malgré lui _ c’est magnifiquement bien observé ! Et le pire est peut-être de s’apercevoir parfois _ en pleine conscience _ qu’on s’y résigne _ au lieu d’activités infiniment plus créatrices !..

Il se levait avant l’aube, pour pouvoir _ encore _ travailler en paix dans son bureau qu’encombraient ensuite les vains courtisans de sa gloire. Puis il partait _ l’après-midi ou le soir _ pour les lieux dorés où la même gloire _ vaine ! = la réputation de la part de ceux qui ne savent pas… _ attend des hommes de génie les mots spirituels ou profonds qu’ils n’ont pas toujours envie de dire.


La tristesse de Paul Valéry était pour moi son trait le plus frappant ; elle me le rendait très cher _ Julien Luchaire est décidément très sensible et très fin… _, ce que je n’avais jamais osé lui dire ; elle contrastait de la façon la plus séduisante avec la vivacité de ses gestes, sa chaude voix méditerranéenne, et la flamme de sa persistante jeunesse _ oui ! _ qui s’allumait facilement dans ses yeux clairs. Tristesse de l’homme qui passe à réfléchir sur la vie, que rien n’empêche d’aller en pensée jusqu’au fond de la vie, et d’y trouver la douleur. Souffrance de l’être né extrêmement sensible, et qui s’est donné pour tâche d’accroître jusqu’au paroxysme _ oui ! _ sa faculté de sentir

_ en l’Esthétique, déjà constituée « par tous les ouvrages qui s’y trouvent consacrés« , Paul Valéry propose de se repérer en la répartissant « en deux groupes«  :

celui de la Poïétique (qui « assemblerait  tout ce qui concerne la production des œuvres » et regrouperait « d’une part l’étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l’imitation ; celui de la culture et du milieu _ ce qui (« invention« , « composition« , « hasard« , « réflexion«  !), lui, l’intéresse en priorité ! _ ; d’autre part, l’examen et l’analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et suppôts d’action« …) ;

et celui qu’il choisit de nommer l’« Esthésique » : « j’y mettrais tout ce qui se rapporte à l’étude des sensations » (brutes, en quelque sorte ; et concerne beaucoup moins le travail de l’artiste-créateur… ; cf page 1003 : in son Discours au IIe Congrés International d’Esthétique et de Science de l’Art, le 8 août 1937…). Mais ce n’est pas encore là ce qu’il va explorer en son Cours de Poétique du Collège de France…

Mais même en ses Leçons de Poétique, données au Collège de France, Paul Valéry ne s’est jamais voulu un pédagogue didacticien, surplombant une fois pour toutes, d’en-haut, ce qui ne cessait de sourdre peu à peu (et plus encore, allait sourdre) de son chantier en cours _ et work in progress

Ainsi Valéry ne manquait-il pas d’ironiser sur Hegel et ses abstractions… Pour lui, tout se jouait nécessairement dans la survenue figurée des formes, et la plasticité infinie du ballet des mouvements de leur formation, genèse et métamorphoses en cours ; et qu’il convoquait…

Et « au mois de mars 1941, devant un micro à la radio, il _ Paul Valéry _ confiera que son cours _ au Collège de France _ « n’est pas un enseignement » _ de quelque corpus académique à synthétiser et re-transmettre _, et qu’il est « fondé uniquement sur l’observation personnelle » et sur son « expérience propre » : « Je ne sais pas autre chose que ce que j’ai fait moi-même »« , rapporte Michel Jarrety, page 1007 : devait-il donc comme s’en excuser ?.. Que non !

Et Michel Jarrety de remarquer aussi, juste avant, pour corriger quelques impressions (plutôt déçues) d’auditeurs, que :

« comment, à seulement écouter ce texte très écrit et souvent difficile, être sensible à la complexité, et surtout à la nouveauté _ assez radicale _ de la pensée _ originale ! et en cela singulière… _ de la littérature que ces pages _ du Cours de Poétique _ développent ?« ..

Puis d’annoncer, en commentaire on ne peut plus judicieux, que « le bouleversement qu’elles portent en germes, on ne s’en avisera vraiment que dans les années soixante et soixante-dix, quand l’Université, s’éloignant _ par exemple dans (avec ; et par) le penser d’un Roland Barthes… _ de l’histoire littéraire, portera davantage intérêt aux faits de langage et aux formes » _ les re-voilà ! ; ainsi qu’aux dispositifs (notamment langagiers).

Et d’ajouter ici : « Par leurs titres mêmes, deux nouvelles revues, Tel Quel et Poétique, attesteront alors la place qu’aura prise la pensée _ toute en action : en son seul courageux « faire«  _ de Valéry« … Je pense ici aussi aux démarches de Deleuze, de Foucault, de Derrida, de Lyotard…

Fin de cette longue incise sur le Cours de Poétique au Collège de France ;

et retour au portrait de Paul Valéry tel que le brosse superbement Julien Luchaire, rapporté page 763.


N’étant pas romancier ni dramaturge, un Valéry n’a pas eu la joie de la compagnie d’êtres vivants issus de sa propre fantaisie ; poète, il ne s’amusait pas, comme d’autres, avec les images et les sons ; il ne s’en servait que pour donner corps
_ ou formes… _ à la plus sensible pensée, pour la précipiter _ voilà : à la manière des chimistes _ en un dur et éclatant cristal ; il devait y comprimer _ voilà ! _ l’émotion même ; il n’avait pas le soulagement de s’y abandonner.

Et le tourment s’accroît lorsque « l’esprit consacré à l’Esprit » songe à quel point ce qu’il y a de plus pur _ un concept assez valéryen, en son approche concrète de l’« Idéal«  _ dans l’homme _ c’est de cela qu’il s’agit ! _ est peu de choses dans le chaos des affaires humaines _ infiniment moins pures, donc, dans ce mélange sur-embrouillé (et tragique de ses millions de victimes !) _, et que, se sentant appelé à les conduire, l’esprit doit le plus souvent les fuir et, pour survivre, se réfugier en lui-même. Valéry était sans doute venu à Genève _ à la S.D.N. _ avec un frêle espoir qu’on y trouverait quelques accommodements entre l’Esprit et l’Action«  _ extrait de la « Confession d’un Français moyen« , de Julien Luchaire…

Au final de tout cela,

c’est un Valéry secret (et audacieusement singulier !) qui se fait peu à peu jour, à la lecture de ce Paul Valéry, ce beau, grand et généreux livre de Michel Jarrety ;

et un Valéry dont l’œuvre visible, publié, et le plus aisément accessible,

n’apparaît, enfin, que comme l’infime partie émergée

d’un formidable gigantesque iceberg : les trente mille pages de ses Cahiers matinaux _ voire matutinaux !.. _ ;

à charge, pour le lecteur

que chacun peut (ou doit, lui aussi, courageusement) être,

d’en dégager (enfin ?) de l’ordre ;

quelque ordre ;

sinon son ordre sien

_ on peut penser ici à la réception (distraite !) par Paul Valéry de la lecture que fit de son Cimetière marin, et de tout son Charmes , Alain (« à la fin de 1928, le volume sera publié chez Gallimard sous le titre de Charmes _ poèmes de Paul Valéry _ commentés par Alain« ) : Valéry laisse au lecteur la responsabilité de sa lecture ;

et Michel Jarrety, d’ajouter, page 717 :

« En plaçant Charmes sous le signe des idées _ et non par l’approche des « formes« … _, en écrivant ce qu’il a déjà écrit dans ses Propos avant de le répéter à Lefèvre : « Paul Valéry est notre Lucrèce » _ cf de Frédéric Lefèvre : « Une heure avec Alain« , in Les Nouvelles littéraires, 18 février 1928 _,

il n’est pas sûr qu’Alain n’ait pas, lui aussi, conforté la légende du poète de l’intellect« 


Voici,

en manière de conclusion un peu interrogative face au mystère de la singularité-Valéry,

le portrait de Paul Valéry que traça la plume d’Alain à la suite du déjeuner qui l’avait réuni au poète, sous les auspices de Henri Mondor, au restaurant La Pérouse, le 26 juin 1928 ;

et qui est présent dans le commentaire par Alain du Charmes de Valéry paru chez Gallimard :


« Cet homme, petit, porte une tête redoutable par l’attention et le mépris, aussi par une gaîté de bon aloi, remarquable par une puissance d’expression tragique incomparable. Il y a de l’amitié dans cette expression et une absence (comme il dit) ou une distraction (comme on dit) effrayante, au-dessous d’une boîte carrée de combinaisons où dort tout le langage. Les gros yeux, brillants comme des diamants, refusent le petit objet et s’égalent à l’univers auquel ils sont tangents par leur courbure, ils voient au loin et ils voient des rapports. Les sourcils menacent les naïfs« … _ cela aussi, c’est écrire ! Pages 716-717…

Voilà donc ce parcours de l’aventure valéryenne _ un exemple.


Un exemple à la fois poétique et poïétique

de la tension de l' »Idéal d’Art« 

et des nécessités adjacentes

_ et adjuvantes, pour le meilleur ; mais aussi dissolvantes, ravageuses, pour le pire :

à nous de « retourner«  l’obstacle en élément dynamisant ! en pharmakon

cf cette expression, page 709, à propos de cet « ensemble d’aléas, d’obstacles inégalement surmontés, et de repentirs où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur s’en trouve presque dissoute » :

ou métamorphosée ; re-construite, la « figure« , en des ré-inventions (artistes), à condition qu’elles soient lumineuses de probité (ou « pures« ) ;

la nuance du « presque« , à propos de la « figure«  près d’être « dissoute« , étant déjà intéressante _,

et de l' »économie« , assez incontournable, « du quotidien« ,

telle qu’elle m’apparaît,

cette « tension » porteuse,

à la lecture, à laquelle je me suis essayé, des 1212 pages (sans les notes, index, bibliographie, table des matières) de ce magnifique Paul Valéry de Michel Jarrety…


Un exemple auquel je puis comparer

celui du musicien Lucien Durosoir (1878-1955) à l’œuvre, lui aussi,

face à ce nœud paradoxalement très intime de l’articulation entre

un très proche « Idéal d’Art » _ qualitatif ! et centripète _

et les prégnances plus communes, et relativement assez partagées _ quantitatives, et centrifuges… _, de « l’économie du quotidien « …


L’œuvre de Durosoir, quoique (ou parce que !) totalement impubliée de son vivant,

dispose d’un fini _ classicisant ? _ remarquable,

en ce qu’il _ l’artiste ! _ surmonte

et met en « formes« , tellement intenses, fortes,

de flux denses déjà lumineux :

c’est _ processus et résultat : poiesis et œuvre finale _

proprement bouleversant…

« Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux !« 

Paul Valéry, Le cimetière marin (in Charmes)

Titus Curiosus, ce 26 août 2010

le « continent Durosoir » livre de nouvelles merveilles : fabuleuse « Jouvence » (CD Alpha 164) !!!

29juil

Après une série d’œuvres de Musique pour violon & piano

(= le CD Alpha 105 _ paru en 2006),

et le coup de tonnerre des trois chefs d’œuvre (somptueux !!! et faisant date dans l’histoire de la musique française ! qu’on se le dise et qu’on se le chante !!! de par le monde entier !) des trois quatuors à cordes de 1919-1920, 1922 et 1934

(= le CD Alpha 125 Quatuors à cordes _ paru en 2008 ; cf mon article on ne peut plus significatif (!) du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre !),

voici que le « continent Durosoir« 

(= l’œuvre musical de Lucien Durosoir, composé en quelques 46 opus, entre février 1919, à sa démobilisation de la Grande Guerre (passée plus de quatre ans durant, et sans discontinuer, en première ligne, sur le front des tranchées : à Verdun-Douaumont, à Craonne, à Neuville-Saint Vaast), et 1950)

s’enrichit pour nous, mélomanes, de sept nouvelles merveilles

mises ainsi à la disposition de notre jubilation !

Le programme de ce troisième CD Durosoir est encadré par deux chefs d’œuvre de très amples dimensions (20’55, pour la Fantaisie (Jouvence) ; 24’35 pour le Quintette pour piano et cordes) :

_ d’une part, et en ouverture, une Fantaisie (pour violon principal, d’une part, et octuor : deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe, d’autre part) intitulée Jouvence, en référence _ mais non sans ironie musicale… _ à un poème de José-Maria de Heredia, le second des Conquérants, dans Les Trophées ; l’œuvre est de 1921…

_ d’autre part, en final, le Quintette pour piano et cordes en Fa Majeur ; l’œuvre _ merveilleusement trépidante de vie ! _ est de 1925…

Je remarque au passage le contraste entre,

d’une part, une forme libre _ et Lucien Durosoir s’y adonne à cœur-joie ! _, la « fantaisie » ; et qui plus est « pour violon principal et octuor » : une formule éminemment singulière ! ainsi qu’un instrumentarium lui-même peu couru pour un octuor (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe) ! pour ce qui concerne cette pièce merveilleusement colorée et puissante _ et ludique ! c’est du secret de la vraie (!) jeunesse qu’il s’agit ! _ qu’est Jouvence ;

et, d’autre part, un genre bien reconnu, lui, par la tradition de musique de chambre _ mais, ici encore, interprété avec une joie malicieusement ludique ô combien souveraine ! la note (très, très discrètement !) jazzy du piano apportant une touche qui se situerait quelque part, mais bien plus malicieusement, entre Chostakovitch et Bartok : c’est tout dire !!! _ : le quintette pour piano et cordes…

_ les cinq autres œuvres _ ramassées, elles, denses, mais toujours sans la moindre lourdeur : élégance ! élégance de la justesse ! à la française… en leur brièveté (couperinienne ?) _ de ce CD Alpha 164 sont toutes destinées à des combinaisons pas trop fréquentées _ d’où des univers chaque fois pleinement singuliers ! même si rapidement dessinés, effleurés… _ de deux instruments _ peut-être, même si aucune de ces pièces n’est de forme « sonate« , dans l’esprit (si ce n’est qu’il s’agit là de « fantaisies«  : de formes libres !) de la série envisagée par Debussy (et demeurée hélas ! inachevée) de six sonates (pour divers instruments) : n’ont été réalisées que celle pour violoncelle et piano, en 1915, celle pour flûte, alto et harpe, en 1915, aussi, et celle pour violon et piano, composée entre octobre 1916 et avril 1917… Debussy est mort le 25 mars 1918.

Dans ses lettres à sa mère de la période de la guerre, en mars 1918 _ Lucien se trouve au colombier de Suippes (dans la Marne, non loin d’Epernay) avec André Caplet _, il adresse ceci à sa mère demeurant à Vincennes : « Je t’envoie une invitation pour le 8, audition de la SMI _ la Société de Musique Indépendante (1910-1935) _ ; c’est Caplet qui a reçu cela. Le concert est à 3 heures : c’est pratique ; programme superbe et intéressant. La sonate piano et violon de Debussy, par Yvonne Astruc et madame Fourgeaud-Groulez, Ombres de Florent Schmitt, pièces de piano par Loyonnet, et un quintette pour cordes et harpe de Ingelbrecht, et cinq mélodies de Caplet. Un programme magnifique, outre que tu entendras la sonate de Debussy ; je serais heureux de connaître ton impression. Je te prierai même de me l’envoyer, car je travaillerai _ voilà ! _ cette œuvre avec Caplet« .., pages 193-194 de Deux musiciens dans la Grande Guerre, recueil de « Lettres du front«  de Lucien Durosoir à sa mère et des « Carnets de guerre«  de Maurice Maréchal..  .

Voici ces cinq pièces :

à l’exception de Caprice (pour violoncelle et harpe ; et dédiée en 1921 à son camarade Maurice Maréchal « en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« )

et de Berceuse (pour flûte et piano : composée pendant les derniers moments de Louise Durosoir, l’automne 1934 _ celle-ci mourut au mois de décembre _ et que Lucien Durosoir qualifia de « Berceuse funèbre » quand il la « reprit » et « améliora« , en février 1950, pour son Chant élégiaque, en mémoire de Ginette Neveu, pour violon et piano, cette fois),

dont les titres correspondent à des genres musicaux _ ainsi Frescobaldi donne-t-il à ses douze Capricci pour l’orgue (en 1624) un style fugué, avec des mouvements vifs exigeant « du feu«  dans leur exécution ; quant à la berceuse, Lucien joue assez fréquemment au front la Berceuse de Gabriel Fauré : par exemple, avec André Caplet, les 17 et 22 novembre 1915 (cf les pages 145 et 147 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; de même que Lucien Durosoir a baptisé Berceuse une de ses cinq Aquarelles (pour violon et piano ; la pièce étant aussi transcrite pour violoncelle et piano) en 1920 : la berceuse a une vertu consolatrice… _,

les trois autres pièces à deux instruments

font référence, elles, à des poèmes :

_ de Leconte de Lisle (il s’agit de la strophe 4 du second poème des Poèmes antiques, Prière védique pour les morts _ le premier poème, Sûrya, étant un hymne védique _, quasi à l’ouverture du recueil _ paru en 1852),

pour Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946) : sous la forme d’un exergue inscrit en tête de la partition ;

et plus directement, par leur titre même reproduisant (sans expressément l’indiquer, toutefois : cela pouvant ne pas se remarquer…) le titre d’un poème :

_ de José-Maria de Heredia (le poème Vitrail est le premier de la série intitulée « Le Moyen-Âge et la Renaissance » dans Les Trophées _ parus en 1893),

pour Vitrail (pour alto et piano, en 1934) ;

_ et de Gabriel Dufau (pour son recueil Au Vent des Landes _ paru à l’Imprimerie d’Editions d’Art à Montpellier, en 1914 : le Docteur Gabriel Dufau, landais, fut maire de Léon, proche de l’océan, là où se jette le courant d’Huchet _),

pour Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1935)…

Ces trois pièces sont ainsi immédiatement _ et musicalement ! _ mémorielles pour leur compositeur…

Lucien Durosoir

_ l’homme est né à Boulogne sur Seine le 6 décembre 1878 et est mort le 5 décembre 1955 à Bélus, non loin de Peyrehorade, au pays d’Orthe, à l’extrémité sud-ouest (et surplombante, sur son éminence assez proche du confluent de l’Adour et des Gaves réunis) de la Chalosse, dans le département des Landes, où Lucien Durosoir a résidé depuis son installation là (en ce que son fils et sa belle fille nomment « son ermitage«  !), en 1927 : la vue s’étend au loin sur la chaîne des Pyrénées ; et l’air comme le climat devaient être suffisamment salubres pour la santé désormais fragile de sa mère, Louise, qui y vécut ses sept dernières années… _,

le compositeur,

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 !

alors qu’il était devenu violoniste (virtuose) dès l’âge de vingt ans, soit en 1899 :

« sa vie le mena, dès l’âge de vingt ans, dans les itinérances d’une carrière de soliste international« , rencontrant un brillant succès notamment sur les scènes les mieux en vue d’Europe centrale et orientale : à Berlin, à Vienne, à Moscou ; où Lucien Durosoir fit resplendir la plus récente musique française d’alors (Saint-Saëns, Lalo, Widor, Bruneau) ; par exemple, c’est lui, Lucien Durosoir, qui assura la création viennoise de la Sonate en la majeur pour violon et piano de Gabriel Fauré, en 1910 ;

de même qu’en France, Lucien Durosoir assura, en février 1903, la création du Concerto pour violon et orchestre de Brahms, à la salle Humbert de Romans : il avait été l’élève du dédicataire même (en 1878) de ce concerto, l’immense Josef Joachim (1831-1907) !

Au cours de son premier concert à la salle Pleyel, le 7 avril 1899, Lucien Durosoir a donné en première audition française le Concerto de Niels Gade ; de même que, en mai 1901, il donne, pour la première fois en France, le Concerto pour violon de Richard Strauss !..

le compositeur _ donc, je reprends l’élan de ma phrase _

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 ! avec son premier quatuor à cordes, en fa mineur _ cf le CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima…

Et le travail d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant (du 16 octobre 1915 au 15 octobre 1918, très précisément !), sur le front

_ et parmi même les bombardements :

cf ce témoignage de Lucien en une lettre (d’août 1916) à sa mère sur les conditions de son travail d’analyse musicale avec André Caplet sur le front, dans le secteur des Éparges et de Rupt (au sud-est de Verdun), alors : « Caplet a reçu hier douze études de Debussy. Pendant que nous étions en train de les lire, il est tombé à moins de cinquante mètres de notre ferme sept obus qui n’ont blessé personne, et qui n’ont rien détruit. Il y a eu un moment de stupeur (…). C’est un petit incident« , page 171 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… ;

cf aussi en février précédent (1916), ces autres incidents-ci, à Cappy (dans la Somme), cette fois :

« Aujourd’hui, la journée est assez calme, nous avons toujours nos petits bombardements quotidiens, c’est-à-dire une centaine d’obus qui tombent sur Cappy. Nous vivons en partie dans les caves. Le piano du lieutenant Poumier est en miettes ; il est accordé pour toujours« , page 158 ;

et encore, en une autre lettre à sa mère quelques jours plus tard :

« La maison que j’occupais à Cappy a été rasée par un obus. Mon violon et celui de Dumant ont été engloutis, car ce dernier depuis trois semaines en avait fait venir un. Nous avons déblayé par la suite, le violon de Dumant est en miettes, le mien par le plus grand des hasards n’a absolument rien. Quelle chance ! (…) Je venais de sortir il n’y avait pas cinq minutes, appelé par le médecin pour prendre le commandement de trois équipes de brancardiers. C’est une chance. Je n’ai pas voulu t’écrire cela de suite, de peur de te tourmenter ; maintenant que nous sommes relevés, cela n’a plus d’importance. J’ai de la veine« , page 160 : il n’y a donc pas eu que le piano de Poumier, de détruit ; et pas que le violon de Lucien, de sauvé ! en cet « incident« -là, de bombardement d’obus, à Cappy (entre Albert et Péronne)… _,


Et le travail assidu d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant, sur le front,

y est pour pas mal !..

_ sur ce « passage« , crucial, d’instrumentiste (-interprète de musique) à compositeur (-créateur même de l’œuvre de musique !) de Lucien Durosoir,

j’aurai à revenir bien plus précisément ! cette affaire-ci est passionnante !

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet en tant que compositeur confirmé déjà lui-même ; même si Caplet est alors, à ce moment (de la guerre), surtout célèbre comme « directeur de musique«  : à l’Opéra de Boston, dont il revient au printemps de 1914 ; et que lui-même _ ainsi que Lucien _, se consacrera à la « composition«  surtout après la guerre : de 1919 à sa mort, le 22 avril 1925… :


André Caplet et

Claude Debussy

De retour de Boston début 1914 et nommé chef de l’orchestre de l’Opéra de Paris et, bien qu’exempté du service militaire, André Caplet s’engage au moment de la déclaration de la Guerre.

De tempérament « malingre » (selon l’adjectif de Lucien, qui en esquisse un premier portrait à sa mère, page 141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre :

« Il est sergent, on va lui trouver un filon _ si peu que ce soit protecteur, sur le front ! _, d’autant plus qu’il est malingre. il fait partie de ces renforts douteux _ sur le front, donc, à cette date d’octobre 1915 _ que nous recevons maintenant. Il faut vraiment avoir besoin d’hommes pour prendre des gens comme lui« , commente Lucien l’arrivée d’André Caplet sur le front de l’Artois, à Beaudricourt, dans le Pas-de-Calais, le 17 octobre 1915…)

et gazé, sa santé au retour des quatre années de guerre, l’empêchant de continuer sa carrière de chef d’orchestre,

André Caplet se retire en Normandie, se marie, a un fils, Pierre (né le 20 octobre 1920) et consacre son activité musicale d’une part à l’orchestration (La boîte à joujoux, Jet d’eau ou Clair de lune de son ami disparule 25 mars 1918, d’un cancer _ Claude Debussy, par exemple) et d’autre part, et surtout, à la composition personnelle avec une dominante religieuse (Messe à trois voix, La Part à Dieu ou Le Miroir de Jésus : Mystères du Rosaire…)…

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet « compositeur«  confirmé déjà lui-même _ je reprends ma phrase _,

cf, donc, cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles

_ trois ans jours pour jour, même, très exactement : de l’arrivée au départ de Caplet du front (où demeura Lucien jusqu’à la fin des hostilités, le 11 novembre 1918 : Lucien se trouvant alors non loin de Gand, en Belgique) :

soit, et très précisément,

du 16 octobre 1915 (arrivée de Caplet à Beaudricourt, sur le front de l’Artois

cf la lettre du 17 octobre 1915 :

« Il est arrivé hier matin, dans un nouveau renfort _ afin d’« organiser le quatuor » que « le colonel (Viennot ; ou Valzi ?) voudrait que je forme« , page 140 _, André Caplet, le prix de Rome, chef d’orchestre bien connu qui dirigeait à Boston depuis plusieurs années la saison d’opéra (…) Il jouerait de l’alto dans le quatuor ; inutile de dire qu’il serait intéressant comme musicien _ interprète, d’abord ; mais plus encore analyste, compositeur ! Il paraît fort timide, il faut dire qu’il était désorienté de se retrouver au front, c’est la première fois qu’il y venait« , pages 140-141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… )

au 15 octobre 1918 (départ de Caplet, des avancées des troupes sur l’Yser

_ cf ici la lettre de ce 15 octobre 1918 de Lucien à sa mère, page 209 :

« Est parvenue une nouvelle qui m’a causé, ainsi qu’à Caplet _ tous deux préposés au service de transmission colombophile _, une grosse émotion. Est arrivée une note du Grand Quartier général qui envoie Caplet à Chaumont comme directeur de l’Ecole technique américaine de musique militaire. (…) Ce matin, après avoir trié toutes ses affaires, j’ai conduit Caplet jusqu’à une auto qui devait l’emmener jusqu’à Calais _ le théâtre des hostilités s’est déplacé, lui, depuis quelques jours ce mois d’octobre 18, plus au nord, au « pays de la gueuse Lambic«  (expression in la lettre du 30 septembre, page 208) : en Belgique !..

Ce n’est pas sans émotion que nous nous sommes séparés, après deux _ ou trois ? octobre 1915 – octobre 1918 ! _ ans de vie commune et de tous les instants _ un élément capital : et pas seulement pour le devenir musical (de compositeur) de Lucien ; pour celui d’André Caplet aussi (même bref, hélas !) : il se consacre lui aussi à la composition désormais !.. Je ne puis oublier tous les bons moments de musique _ plus encore d’analyse et de composition que de répétitions et d’exécutions de musique ! _ et les mille souvenirs qui s’attachent aux lieux parcourus ensemble dans cette vie misérable et pittoresque _ dans les tranchées et sous les obus à proximité immédiate du front ! Et tout particulièrement le séjour fécond, cette année 1918, au colombier de Suippes… Caplet aussi était fort ému.

Me voici donc le dernier survivant de l’ancien groupe musical, car Mayer _ Pierre Mayer : violoniste, intégré plus tardivement au « groupe« , lui _ est toujours au CID. Mais de l’ancien groupe, Caplet _ qui y jouait de l’alto _, Lemoine _ second violon _, Maréchal _ violoncelle _, Magne _ piano _, Cloëz _ piano ; ce dernier donne aussi des leçons d’harmonie à Lucien (note de la page 237) _ sont maintenant partis. J’avoue que je vais me trouver bien isolé _ intellectuellement, disons… _, car, de tous ceux qui m’entourent et qui sont certes de bons camarades, il n’y avait que Caplet avec lequel je pouvais causer de choses élevées _ de l’ordre de l’art ! _ et avec lequel je sympathisais » _ et faisais de la musique ! Pages 209-210 de Deux musiciens dans la Grande Guerre

Le 3 janvier 1915, à propos du « port de médailles bénites«  évoqué dans des cartes de vœux reçues (et jugées par Lucien « bêtes et ridicules« ), Lucien confiait à sa mère : « Il est évident que s’il est heureux pour l’homme de posséder un large sentiment religieux dans la grande acception du mot

_ les références culturelles (spirituelles) de Lucien ne sont pas (à la différence d’un André Caplet) « religieuses«  au sens étroit du terme ; ou « chrétiennes« , si l’on préfère, comme c’est le cas de l’inspiration de Caplet ; mais plutôt philosophiques en l’espèce d’un paganisme (panthéiste) puissamment présent chez les Tragiques grecs (et Eschyle plus encore que Sophocle) et les Stoïciens : d’où le goût très fort chevillé à l’âme de Lucien, et toute sa vie, pour l’« élévation«  d’inspiration d’un Leconte de Lisle et des poètes parnassiens ; puis, autour du tournant du siècle, des romanistes : Jean Moréas, en l’occurrence, ou un Raymond de La Tailhède, en ses références poétiques de toute sa vie… _,

il est non moins évident que je considère comme faiblesse d’esprit _ voilà _ le port de médailles bénites et autres objets pris plus ou moins comme fétiches ; il y a là un sentiment puéril et mesquin dont il faut _ en stoïcien ! _ se défendre. J’excuse beaucoup les gens (esprits ordinaires) de donner dans de pareils travers, mais je considère que l’esprit élevé et large que je suis _ voilà : et sans forfanterie _ n’a pas besoin de pareilles choses pour se soutenir. L’idéal élevé que je soutiens en ce moment _ mais pas seulement alors ! _ se suffit à lui-même. Certes, mon sort est entre les mains de Dieu _ ou d’Anankhé _, il suffit d’un obus pour trancher la question, mais le port d’une médaille quelconque ne peut rien faire à la chose, ce serait trop facile. Laissons cette illusion _ superstitieuse _ à ceux qu’elle berce _ je relève le terme : sa fonction est thérapeutique… _ ; tant mieux, ils puisent là une force ; mais moi je n’ai pas besoin de cette force-là, je la possède en moi-même. (…) Haut les esprits et les cœurs, mais pas de mesquineries, évidemment«  (pages 70-71) ;

et le 5 : « Je te remercie d’avoir fait brûler un cierge pour moi, mais je ne verrai certainement pas avec plaisir une évolution trop grande _ on note le délicat de la nuance (et de l’appel, en l’élégance de l’impersonnalité indéfinie de son expression…) _ vers ce que je considère comme le contraire d’un esprit large, trouvant en lui-même et en l’idéal de sa vie _ ce sont là des points d’appui majeurs ! pour pénétrer l’idiosyncrasie de Lucien Durosoir ! _ l’élément nécessaire au soutien. Aie confiance, chère maman, aie confiance !«  (page 72); fin de l’incise sur l’« élévation«  revendiquée comme « nécessaire » de l’esprit….

cf cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles _ je reprends le fil de ma phrase et de la citation _,

et leur amitié se scella aussi bien dans les tranchées _ sous le déluge des balles et des obus _ que dans les positions de repli _ un peu tant soit peu moins exposées… _ où ils faisaient de la musique _ de diverses manières : en en jouant (et devant divers publics : notamment le cercle du général Mangin ; ou d’autres officiers supérieurs mélomanes : le colonel Viennot, le colonel Valzi ; etc.) ; mais, plus encore et surtout, en travaillant assidument l’analyse de partitions ; et en s’intéressant au travail même de la composition (y compris en la pratique d’exercices…). L’idée de composer s’affirme _ voilà ! _ de plus en plus fortement dans l’esprit de Lucien Durosoir _ elle fait son chemin…

Songeant à la fin de la guerre, il écrit, le 12 septembre 1916 : « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes plus libres _ la notation est d’importance ! voilà un axe de priorité de Lucien ! _, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs » «  _ même si Lucien n’a jamais cessé d’y songer, depuis sa formation musicale, au sein du Conservatoire, comme en dehors (il s’en fait renvoyer par le directeur, Ambroise Thomas), notamment auprès de Charles Tournemire ! avec lequel il continuera de travailler : Lucien n’est tiède ni en ses rejets, ni en ses fidélités… _

..

Revenir de la guerre n’est pas, pour Lucien Durosoir, un simple retour au pays _ et au domicile familial de Vincennes. Dans le délabrement économique, mental et physique de nations dont presque toute la jeunesse a été fauchée _ cette Guerre fut rien moins que le premier suicide collectif de l’Europe ; cf le livre lumineux de Stefan Zweig Le Monde d’hier _ souvenirs d’un Européen… ; ou ceux, tout aussi passionnants, d’André Suarès… _, quelle place un violoniste, auparavant de renommée internationale _ tout spécialement en Europe centrale et orientale : bouleversée et ruinée par la défaite, pour l’Allemagne ; dépecée pour l’ancienne Autriche-Hongrie ; ou chamboulée et claquemurée sur soi par la révolution d’octobre, pour la Russie _, peut-il retrouver ? Faut-il totalement renoncer _ au profit de la composition (et de l’œuvre à mener de compositeur) : et Lucien Durosoir s’y adonne intensément ces années 1919-1920 : naissent ces deux années-là rien moins que le premier quatuor à cordes (en fa mineur), le Poème pour violon et alto avec orchestre (deux œuvres, toutes deux, de grande dimension !) et les 5 Aquarelles pour violon et piano ; et l’année 1921, Lucien s’attelle, outre au Caprice pour violoncelle et harpe, qu’il dédie à son ami des tranchées, le magnifique violoncelliste, Maurice Maréchal (« en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« , spécifie la dédicace), à la jubilatoirement merveilleuse Fantaisie Jouvence (« Fantaisie pour violon principal et octuor« ) ; à la grande Sonate Le Lis pour violon et piano ;  ainsi qu’au second quatuor à cordes (en ré mineur), de très grande ampleur, ces trois œuvres-là : Lucien disposait-il de beaucoup de temps pour travailler aussi, outre cela, son violon, et surtout se soucier de contacts à des fins d’engagements à des concerts (d’orchestre) où se produire (en soliste) ?..  _ à la carrière de virtuose ? Faut-il consacrer à la « remise à niveau » du concertiste les deux années de travail _ techniquement _ indispensables ? Quel public retrouver _ peut-il être inchangé ? certes, non… _, pour celui qui se faisait acclamer dans l’Europe germanique et centrale, qui avait perfectionné, à vingt ans, son art de l’interprétation auprès des deux plus grands maîtres allemands du violon : Josef Joachim et Hugo Heermann ? _ la France nouvelle a plutôt la tête, elle, à se divertir, en ces Années qui seront bientôt dites folles… Et ce n’est pas vers cela qu’incline le penchant du « génie«  de Lucien Durosoir… 

Lorsque lui parvient une offre du Boston Symphony Orchestra, en 1921 _ Pierre Monteux, qui le dirige alors, remodèle de fond en comble l’orchestre _, il entrevoit _ comme il y avait pensé _ une nouvelle vie, une renaissance de violoniste (le poste offert est celui de premier violon solo de l’orchestre). L’accident qui rend sa mère impotente en décide autrement : cette fois-ci, il ne partira pas _ mais c’est lui qui prend la décision ! dans l’instant !

C’est ainsi qu’il décida de _ préférer se consacrer à _ réaliser un rêve, souvent caressé pendant la guerre, durant les longues heures de compagnonnage _ de trois années au quotidien : et d’un travail assidu et passionné _ avec le compositeur André Caplet : composer _ voilà ! Durant ses études, il avait travaillé le contrepoint avec Charles Tournemire et l’écriture avec Eugène Cools, répétiteur d’André Gédalge _ André Gédalge dont un des mots d’ordre (musical !) était « ni littérature, ni peinture«  : une piste de recherche à creuser… Puis, pendant les premiers mois de l’année 1918, dans l’inconfort du pigeonnier de Suippes où il était l’adjoint du sergent colombophile Caplet

_ Lucien obtient une place de colombophile en octobre 1917 et devient le second du sergent Caplet dans cette fonction (page 188 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; en novembre, il écrit à sa mère (page 189) : « Ne t’inquiète pas de l’après-guerre : certainement je travaillerai la composition (voilà ! pour le compositeur qu’il va, en effet _ et même exclusivement ! _, devenir !) ; mais, au point de vue violoniste (= instrumentiste), je n’aurai besoin de personne et me pousserai bien moi-même ; mais pour cela je ne resterai pas en France. L’Amérique sera là qui nous (sic) offrira d’énormes possibilités (cf Pierre Monteux ! qui obtient d’y accompagner une tournée des Ballets russes en 1916 ; et y séjournera très activement jusqu’en 1924 ; il finira par se faire naturaliser américain en 1942…) ; il serait idiot de ne pas aller au-devant«  : Lucien avait bien du recul !!!..

Ensuite, Durosoir et Caplet se trouvent au colombier de Suippes en mars 1918 : « nous n’avons jamais été aussi bien » _ pour travailler la musique… (page 193) ;

même si, un peu plus tard, le 5 juin 1918 : « C’est demain _ 6 juin _ que j’aurai trente-neuf ans et demi. La quarantaine pointe donc ; c’est un cap _ voilà ! _ pour les hommes ; c’est en général le moment où l’on dételle _ des fantaisies, voire folies, de la jeunesse _ et où on se range _ en la maturité épanouie… Pour moi, je n’ai pas à me ranger, car je ne me suis guère dérangé _ voilà ! Ce qui est le plus triste, c’est de constater que l’âge vient, et que l’on n’a pu rien réaliser ou à peu près _ tiens donc ! _ de ses rêves de jeunesse _ le mot est là ! Il est vrai que, au fond, nous vivons pour nous, de la vie intérieure _ voilà ! ce point est décisif, en Lucien ! _, et si l’on a conscience d’avoir fait des progrès moraux, la vie n’est pas perdue _ le temps de l’œuvre va en effet venir pour Lucien ! qui reprend et récapitulera alors qui était demeuré jusqu’ici, disjoint et épars, seulement virtuel : et avec quel élan, quelle joie, quelle force !.. Nous retrouverons plus tard ces acquisitions«  _ quelle magnifique lucidité prospective ! la vocation du créateur s’exprime là ! _, page 199… _,

il avait multiplié, sous la houlette du Prix de Rome, les essais et exercices _ voilà ! C’est donc fort de cette lente maturation _ voilà le processus en germination ! _ de ses idées _ sur un terreau ancien ! et déjà excellemment « préparé«  : Lucien Durosoir est inlassablement curieux ! et a une très haute idée de l’Art !.. _, qu’il entreprend, durant l’année 1919, ses premières compositions : en deux ans (1919 et 1920), il produit plusieurs œuvres pour violon et piano (Cinq Aquarelles), un 1er quatuor à cordes et le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre.

Fin de la référence à l’impact de la relation avec André Caplet-compositeur _ lui aussi va y consacrer les six dernières années de sa vie trop courte (Le Havre, 23 novembre 1878 – Neuilly-sur-Seine, 22 avril 1925), en travaillant surtout chez lui, en Normandie… _

sur le devenir-compositeur de Lucien Durosoir _ je creuserai la chose, passionnante !, plus tard !

Je reviens au CD Alpha 164 (Jouvence) et à son immense apport musical !

Au-delà de la poésie (musicale !) puissante (et combien inventive ! variée et mobile : jamais répétitive ni attendue _ peut-être une leçon que Caplet lui a transmise de Debussy…) des cinq pièces pour deux instruments que sont Caprice (pour violoncelle et harpe, en 1921), Berceuse (pour flûte et piano, en 1934), Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946), Vitrail (pour alto et piano, en 1934) et Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1936),

et fine, et toujours élégante,

en ces pièces assez brèves _ de 8’37 pour Caprice à 3’52 pour Au Vent des Landes _ qui jamais ne sauraient si peu que ce soit peser, en dépit de leur composante indéniable, aussi, de gravité, telle l’ombre portée d’une inguérissable tragédie survécue _ apparentant par là le compositeur Lucien Durosoir, au-delà, bien sûr, des styles (lui est très intimement et puissamment français !), à un Béla Bartók et à un Dimitri Chostakovitch, sur les œuvres desquels son œuvre si éminemment originale et singulière, peut sembler aussi, en certains de ses si riches aspects et diaprures, comme anticiper !..

c’est le tissu complexe, chatoyant de la diaprure _ ce mot me revient ! décidément… _ tout en souplesse _ mobile _ de ses richesses et finesses multiples,

des grandes pièces que sont la Fantaisie Jouvence (de 20’55, en 1921) et le Quintette pour piano et cordes (de 24’35, en 1925),

et la force et la vie _ et l’humour aussi : il a quelque chose du rire de Voltaire ! _ de leur flux, et de leurs impulsions et rebonds,

qui ravissent et emportent la jubilation de l’auditeur,

par la richesse et la densité, toujours élégante et sans lourdeur, jamais, de ces œuvres si vivantes !

Aussi suis-je particulièrement impatient de tendre l’oreille (et le cœur) aux autres pièces de grande ampleur _ et permettant un déploiement sur une base contrapuntique _ de Lucien Durosoir :

je veux dire les pièces symphoniques ;

et j’entends plus précisément par là

_ le Poème pour violon et alto avec orchestre, composé en 1920 : inspiré par Le Centaure de Maurice de Guérin _ écrit en 1835-36, et paru, posthume, en 1840 _ ;

_ Dejanira, étude symphonique, composée en 1923 : d’après Les Trachiniennes de Sophocle _ en une traduction de Leconte de Lisle, parue en 1877 _ ;

_ Le Balcon, poème symphonique pour basse solo, cordes vocales et cordes instrumentales, composé en 1924 : sur Le Balcon des Fleurs du mal de Baudelaire _ le recueil est paru en 1857 _ ;

_ Funérailles, suite pour grand orchestre, composée en 1927-30 : à partir de poèmes de Jean Moréas extraits de son recueil Les Cantilènes _ paru en 1886 _ ;

_ Suite pour flûte et petit orchestre, composée en 1931.

Oui, je découvre avec de plus en plus d’évidence

que le génie _ singulier et universel ! _ de Lucien Durosoir se déploie le mieux

_ avec toute l’amplitude (généreuse tout autant que formidablement exigeante, comme il se doit, pour son auteur !) dont il a besoin _
dans la diaprure et le tissage riche et généreusement fourni _ à la fois pétri et contrapointé en géniale souplesse et bondissements et rebonds _ des pièces complexes :

dans l’entremêlement _ contrapuntique : somptueux ! et avec quelles couleurs ! _ des voix dont il tire (= subsume !) ses lignes (claires) de force, au sein de ce tissu ô combien riche, vivant, à la fois mobile et cohérent _ splendidement ! _

et d’une ampleur de temps, aussi, qui lui est nécessaire _ et à rebours du formalisme : jamais de pures et simples reprises ! on retrouve peut-être ici quelque chose de l’esprit musical d’un Jean-Marie Leclair (1697-1764), qu’aimait tout spécialement Lucien… _ : dépassant les 20 minutes…

Avec une nécessité de qualité d’écoute équivalente, en quelque sorte (quasi immédiatement jubilatoire !), de la part de l’auditeur, qui doit avec confiance (et très vite jubilation, donc !) s’y plonger, s’y laisser prendre et surprendre,
face à la richesse de densité de tissu et de vie de pareils chefs d’œuvre, si parfaitement inventifs et originaux en leur singularité !!!
Quelle évidence très vite alors

_ et j’en ai d’autres témoignages que celui de ma propre écoute !

Au passage, la notion de « berceuse » me paraît importante dans la genèse _ et l’historicité (après la Grande Guerre)… _ du travail de composition de Lucien Durosoir :
outre le titre d’une des Aquarelles de 1920,
et celui de la « Berceuse funèbre » de 1934 (ainsi que lui-même la qualifie en la « reprenant » et « enrichissant« , ainsi qu’il le dit, en 1950 dans le Chant élégiaque en mémoire de Ginette Neveu),
la thématique de la « berceuse » est assez souvent présente dans les poèmes, déjà, ayant inspiré d’autres œuvres (musicales, elles) de Lucien Durosoir,
notamment ceux de Jean Moréas :
« dorloter« , est-il dit dans Oisillon bleu (extrait des Syrtes, en 1884), à la source de la pièce homonyme de Durosoir en 1927 (cf le CD Alpha 125) ;
« Voix qui revenez, bercez-nous« , est-il dit dans « Les Cantilènes » (en 1886) qui ont inspiré l’important Funérailles en 1927-30 _ « à la mémoire des soldats de la Grande Guerre« , indique la dédicace…
Idem pour le A un enfant de Raymond de La Tailhède (dont la réunion des poèmes a paru en 1926), pour la pièce homonyme de Durosoir, en 1930 : « Si, lorsque tu rêves, tu vois le ciel doré, si tu vois cette mer, aux heures de douleur, tes douleurs seront brèves. Quand la vie aura fait ton esprit plus amer, tu te rappelleras ces fantômes magiques, pour t’endormir au souvenir de leurs musiques« …
Cf aussi l’Incantation bouddhique de 1945…

Il y a là une des fonctions _ consolatrice : en surmontant ! « Haut les esprits et cœurs !«  dit-il à sa mère le 3 janvier 1915 ; afin de prévenir toute pente vers quelque apitoiement !.. _ de l’Art, et de la musique, me semble-t-il, pour Lucien Durosoir,
jusque dans la grandeur de sa force de composition
_ ni doloriste, ni tiède, ni mièvre : aux antipodes de tout cela !

La dimension de « grandeur » (voire de sublime ! _ mais sans le moindre pathos ! _ en une « élévation » évidente !) y étant ô combien prégnante, mais en toute lucidité, et sans la moindre vanité !

Par ce qu’elle réussit à surmonter et à ordonner jusque dans le tragique des vies qui passent et, parfois, ne donnent pas leurs fruits :

par son style !

c’est-à-dire la noblesse toute probe (et vraie !) de sa retenue et de sa simplicité _ et élégance, ainsi qu’humour _ au sein de la vie et du flux de la complexité vibrillonnante ! _ rien de simplificateur en cette transmutation, bien sûr !

http://durosoir.megep.pagesperso-orange.fr/images/portrait_lucien.gif

Lucien Durosoir,

dessin à la mine de plomb

par Jean Coraboeuf _ 1914.

C’est aussi l’homme Lucien Durosoir, qui transparaît ainsi  _ mais sans expressionnisme seulement débridé ; ni « brutisme« , si j’ose le dire ainsi _ dans cette œuvre si riche (= généreuse !), et si maîtrisée _ par la qualité de patience et de maturation à l’égard du passage du temps ! en la vie… _ en la noblesse du flux qu’elle transcende.

Et si je puis ajouter une note plus personnelle,
je dois dire que je me sens plus que pleinement en accord avec cette esthétique ! J’en jubile !

Un dernier mot pour saluer le goût de l’initiateur singulier de l’édition discographique de l’œuvre-Durosoir :

je veux dire Jean-Paul Combet, le créateur d’Alpha,

qui nous donne là _ lui aussi généreusement _ à écouter, au disque,

mieux qu’un  jalon majeur de la musique française au XXème siècle ! mieux qu’un égal d’un Debussy et d’un Ravel !

je veux dire

un génie musical de l’humanité.

Merci, Jean-Paul,

d’avoir su si bien écouter, en sa fondamentale pudeur, la demande de reconnaissance musicale (de compositeur) post mortem

de Lucien Durosoir lui-même,

via les voix d’abord de son fils, Luc, et de sa belle-fille, Georgie Durosoir !

Désormais, le chant d’un musicien génial est en passe d’atteindre et toucher toutes les oreilles et tous les cœurs et esprits

des mélomanes

de par la planète !


C’est dire mon impatience d’écouter les opus Durosoir qui vont suivre…
Et je crois savoir que l’opus discographique n°4 est d’ores et déjà enregistré !

Vive le chant si puissant et singulier de Lucien Durosoir !

Ce CD Alpha 164 Jouvence est une pure merveille !

Durosoir, ou le secret de la jeunesse transcendée

en sa dimension, sensible musicalement, d’éternité !

Voilà ce que nous révèle en sa générosité assumée Jouvence !

Titus Curiosus, le 29 juillet 2010

Post-scriptum :

comme pour les CDs Alpha 105 Musique pour violon & piano

et Alpha 125 Quatuors à cordes,

la notice par Georgie Durosoir du livret de ce CD Alpha 164 Jouvence

est un enchantement de finesse, précision et justesse…

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