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La lucidité humble et ouverte et libre de René de Ceccatty, passeur d’essentiel : un très remarquable portrait de ses activités plurivoques en un entretien avec Aymen Hacen pour le site tunisien Souffle inédit…

07mar

Les très remarquables qualités d’analyse ainsi que de synthèse de René de Ceccatty,

sa lucidité humble et ouverte et formidablement libre et honnête,

ne sont plus à démontrer…

Ainsi, voici, à partager, un magnifique, vaste et profond entretien que René de Ceccatty vient d’avoir avec un très compétent interlocuteur tunisien, Aymen Hacen,

pour un site tunisien joliment intitulé « Souffle inédit » :

 

Une vérité essentielle de la personne s’exprime excellemment dans cet entretien libre, où souffle l’esprit…

Ce lundi 7 mars 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Quelques précieuses précisions de René de Ceccatty, en réponse à mon article d’hier sur son chapitre « Une ordalie », complément-supplément à la ré-édition de son « Pasolini » de 2005, à paraître le 17 février prochain : un salutaire point d’enquête…

13fév

Hier, j’ai été interviewé par un journaliste de la radio suisse italienne (Pierre Lepori) à ce propos.
Dans le chapitre supplémentaire, comme dans les différents articles que j’ai publiés sur la mort de Pasolini et que j’ai repris dans Avec Pier Paolo Pasolini (au Rocher, nouvelle version de Sur Pier Paolo Pasolini) que tu vas recevoir,
j’ai tenté de faire le point sur mes lectures d’enquêtes journalistiques ou juridiques ou cinématographiques.
Je ne prends pas position, sauf sur un point, désormais reconnu par tous : Pelosi n’est pas l’assassin, et il y a eu un groupe de malfrats commandités par une cascade d’instances politiques et mafieuses. 

Le crime était presque parfait, dans la mesure où les tribunaux et la presse ont suivi aveuglément les déclarations de Pelosi qui s’est autoaccusé, sous la menace d’un chantage, et qui a fini par croire à ses propres mensonges, avant de les renier en deux étapes successives.
Les convictions de Pasolini sur l’attentat du 12 décembre 1969 (piazza Fontana à Milan), sur la tentative du coup d’état Borghese, sur la mort d’Enrico Mattei, clairement exprimées dans ses articles des Écrits corsaires ou dans Pétrole (certes encore inédit, mais dont la préparation et le contenu étaient connus de certains), sont à l’origine de l’hostilité qu’il avait suscitée chez ses adversaires politiques : pourquoi cette hostilité est-elle allée jusqu’au meurtre ? Le meurtre est-il délibéré ou accidentel ?
A ces questions, je n’ai pas la réponse.
Pasolini, ce qui complique considérablement l’intrication des événements, était par ailleurs malheureusement en relation avec Giovanni Ventura, un fasciste emprisonné qui avait participé à l’attentat de Milan.
Enfin, je raconte tout cela.
(…)
Avec mon amitié
René »

S’employer à chercher à démêler le détail des intrications de cette complexité « historique » crapuleuse et assassine, à partir du dossier des témoignages et commentaires divers,

est tout à fait passionnant…

Ce dimanche 13 février 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

La lumineuse expo « Roma » de Bernard Plossu à la Galerie L’Arrêt sur l’image de Nathalie Lamire-Fabre

23fév

Le 11 janvier dernier,

j’avais consacré un article

à la parution du superbe Roma 1979 – 2009,

qui venait de paraître aux Éditions Filigranes.

Un livre très riche.


Hier après-midi, à 17 h 30,

vernissage de l’exposition Roma,

à la galerie L’Arrêt sur l’Image, de Nathalie Lamire-Fabre, Cours du Médoc à Bordeaux,

avec la présence _ chaleureuse _ de l’ami Plossu.

Une assistance nombreuse,

composée de beaucoup de connaisseurs de la photographie

_ parfois venus de loin jusqu’à Bordeaux, pour cette occasion _,

et fervents admirateurs de l’œuvre-Plossu,

lui amenant à dédicacer de très nombreux ouvrages

précieusement thésaurisés par eux,

et certains depuis assez longtemps

_ par exemple l’important Plossu Rétrospective 1963 – 2005 de l’exposition de Strasbourg,

paru à l’automne 2006 aux Éditions des 2 Terres.

Un must !

Plossu est un fervent des déambulations dans Rome,

où il possède de très nombreux amis.

Et c’est aussi un grand lecteur de la littérature italienne

_ Rosetta Loy, Elisabetta Rasy, Andrea Camilleri, etc. _,

de même qu’un passionné du cinéma italien

Antonioni, Fellini, Visconti, Pasolini, Bertolucci, Risi, De Sica, etc.

Courrez-y !

Les photos sont admirables !!!

Ce dimanche 23 février 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

A propos du Roma de Bernard Plossu : un très bel article de Fabien Ribéry

11jan

Ce jour,

mon ami Bernard Plossu m’a fait parvenir un superbe article de Fabien Ribery

à propos de son superbe album, aux Éditions Filigranes,

Roma.

Voyages à Rome, par Bernard Plossu, photographe

par fabienribery

© Bernard Plossu
« Tout au 50 mm en noir et blanc, effets interdits, vision pure, classique – moderne quoi
Il y a le monde, oui, peut-être, gisant là comme un pantin effondré _ qui se découvre, ainsi donné et surtout saisi, au vol, en marchant voire dansant, en une sorte de sidération émerveillée, mais active et lucidissime : quel œil fantastiquement lucide que celui de Plossu ! _, et le monde _ aussi : quel plus ! délicieusement richissime, instantanément cultivé pluriellement, tout surgit immédiatement en ce regard… _ selon William Klein, Robert Frank, Walker Evans, Pablo Picasso, Jean Siméon Chardin, Giorgio Morandi, et Le Bernin, Borromini, Mimar Sinan _ c’est-à-dire le monde vu par bien d’autres artistes éclaireurs vivaces du regard (sur les espaces) ; et pas des moindres ; et des plasticiens d’abord (photographes, peintres, sculpteurs, architectes), mais pas uniquement ; la culture faite sienne par soi est nécessairement ouvertement plurielle (la musique y a aussi sa part, comme la cuisine, et les odeurs et les parfums, un peu typés ; comme les couleurs). La culture, ce sont des ponts, des voies, et pas des murs ou des remparts et fossés…
Il nous faut Paul Cézanne pour approcher un peu ce qu’est une pomme _ certes ; et l’on connaît l’assidue fréquentation aixoise par Plossu de l’atelier de Cézanne au chemin des Lauves…
Il nous faut Marcel Proust pour comprendre les mystères du temps _ merveilleusement retrouvé, repris, et travaillé, re-travaillé.
© Bernard Plossu
Il nous faut Le Christ voilé _napolitain _ de Giuseppe Sanmartino pour ne plus craindre de mourir totalement.
Il nous faut Ordet de Carl Theodor Dreyer _ là, j’y suis un peu moins : Rome est ultra-catholique… _ pour recommencer à prier.
Et il nous faut maintenant Bernard Plossu pour entrer à Rome _ entrer est magnifiquement choisi ! Entrer, et arpenter, ré-arpenter, joyeusement, à l’infini…
Livre publié par Filigranes Editions – tirages de l’ami italianophile Guillaume Geneste -, Roma _ 1979 – 2009  _ est le fruit de trente ans d’arpentages _ ce mot qui me plaît tant ! cf mes 5 articles sur Arpenter Venise du second semestre 2012 : , , et _, de déambulations, de flâneries amoureuses _ voilà _ dans la ville délicieuse _ on ne le soulignera jamais assez : quelles délectations nouvelles rencontrées à l’improviste chaque fois !
voilà
© Bernard Plossu
Le regard est d’un passionné de cinéma (De Sica), de peinture (La Scuola Romana), de littérature (Andrea Camilleri _ mais plus encore les vraies romaines que sont Rosetta Loy et Elisabetta Rasy ! _), parce que la culture _ plurielle, formidablement, et sans casiers jamais clos : la culture vraie, ce ne sont que des ouvertures et des invites à regarder toujours mieux un peu plus loin et d’abord tout à côté ; et pas toujours fétichistement au même endroit et sous la même sempiternelle focale… _ n’est pas que l’apparat de la domination analysé par Bourdieu, mais un mode d’accès majeur _ voilà : accéder (et surmonter) n’est pas si courant, tant nous en barrent les clichés des copier-coller à l’identique de la comm’ _ à l’autre, à l’être, à soi _ oui : l’autre, l’être, soi : constitué de myriades de pièces s’ajointant (et s’enrichissant ainsi) à l’infini d’une vie vraiment ouverte.
Ici, les ruines ne sont pas abordées comme un spectacle de délectation romantique _ à la Gœthe lors de son long séjour (de plus de deux années) romain : c’est seulement à la fin de son séjour que Gœthe en vient à s’affranchir enfin des clichés partagés ; cf mes articles des 22 et 23 mai 2009 :  et … Et en les relisant, je me rends compte que je m’y entretenais avec Bernard Plossu ! _, mais comme une source de vie _ oui ! _, une puissance _ éminemment constructive de joie bien effective _ existentielle _ à la Spinoza _, des directions sensibles _ à arpenter, step by step, toujours un petit pas plus loin ; cf le regard sur Rome du sublime L’Eclisse d’Antonioni (en 1962)…
A Rome, malgré la vulgarité marchande effrayante (relire les Ecrits corsaires de Pier Paolo Pasolini _ cher à mon ami René de Ceccatty _ ; revoir Ginger et Fred, de Federico Fellini), nous pouvons ne pas être seuls, mais portés, aspirés, exaltés _ oui _, par des siècles de raffinement, de délicatesse _ oui _, de _ très _ haute civilisation.

© Bernard Plossu
Pour Plossu, Rome est un aimant, un amer, un amour : « Rome m’attire sans arrêt, j’y vais presque chaque année et je photographie en désordre _ oui _, surtout rien de systématique ni d’organisé ! _ bien sûr : en parfaite ouverture à l’inattendu du plus parfait cadeau de l’imprévu non programmé, qu’il va falloir saisir au vol de sa marche dansée, quand il va être croisé… Divin Kairos ! Quartier par quartier _ bien sûr : aux frontières-passoires étranges, par exemple celles du Ghetto du Portico d’Ottavia, avec sa fantastique pâtisserie… _, n’écoutant que mon instinct et surtout ma passion _ pour Rome _ : je suis amoureux fou de cette ville et, en même temps _ c’est un autre pan essentiel du goût de Bernard pour quelque chose d’essentiel de l’Italie _, de toutes les petites îles italiennes où je vais le plus souvent possible » _ et je suis impatient aussi de la publication à venir de ses regards sur les îles (surtout les plus petites : les plus îliennes des îles !) de la Méditerranée.
A Rome, il y a les amis, installés ou de passage _ les Romains de longtemps, c’est tout de même mieux… _, le couple Ghirri, l’architecte Massimiliano Fuksas, Jean-Christophe Bailly, Patrick Talbot qui lui fait découvrir l’intégralité du _ sublime _ palais Farnèse _ pas seulement la galerie des Carrache _ (un cahier de plus petit format est inséré dans l’ouvrage), tant d’autres.
Toute occasion, invitation, proposition, est _ certes _ bonne _ utile _ à prendre _ pour le photographe voyageur _, qui permettra d’effectuer _ voilà : œuvrer, et s’accomplir, en photographe de la plus pure et simple, non banale (à qui sait la percevoir et la capter), quotidienneté... _ de nouvelles photographies, de faire des découvertes _ voilà le principal ; en tous genres, et à foison !

© Bernard Plossu
Non pas d’épuiser le lieu _ ce qui est bien heureusement impossible : quel fou rêverait de cela ? _, mais de l’ouvrir toujours davantage _ et l’attention aux détails les plus particuliers des instants intensément ressentis, au passage si furtif du présent, mais ainsi saisis (par le pur instantané de l’acte photographique) en leur éternité, est ici tout particulièrement d’une richesse incroyablement profonde et infinie pour qui les regarde, ne serait-ce qu’un instant, ainsi vivifié-magnifié, maintenant… Voilà ce qu’apporte le regard sur le livre.
Aucune grandiloquence _ superficiellement décorative et extérieure, répétitive _ ici _ non : rien que du singulier délicieux raffiné _, mais de l’intimité _ oui _, de la familiarité _ mieux encore _, du simple _ comme le plus chaleureux et fraternel de ce qu’offre une vie, notamment dans les rues _, comme dans un tableau du maître Camille Corot.
Le sublime est un kiosque à journaux inondé de soleil, une devanture de magasin, un tunnel de périphérique, une moulure de cadre, une chaise, les longues jambes d’une passante, un pavé luisant, un if _ l’un après l’autre, et en une telle diversité : à l’infini de ce qui se prodigue si généreusement à qui passe ; tels les si incroyables merveilleusement imprévisibles, et surtout plus délicieux les uns que les autres, parfums des glaces de Giolitti, Via degli Uffici del Vicario, 40, peut-être le centre même du monde. A fondre de bonheur sous la langue… Il y a aussi les restaurants romains que connaît si bien ma fille Eve, pour avoir été romaine une année…
Venant de Santa Fe, passé par le désert _ oui : le contraste est assez impressionnant, mais pas tant que ça, à un peu y réfléchir : il y a en chaque vie un côté de Guermantes et un côté de chez Swann… _, Bernard Plossu découvre à Rome _ et s’en réjouit à l’infini _ un summum de présence _ voilà : fémininine, généreuse, maternelle ! _, une énigme métaphysique _ offerte _ à sa mesure, une joie de Nouvelle Vague _ cinématographique aussi, en effet _ poursuivie jusqu’à aujourd’hui _ sauf que le cinéma italien a, lui aussi, maintenant, pas mal hélas décliné. Bernardo Bertolucci est décédé le 26 novembre 2018.

© Bernard Plossu
De la classe _ toujours : et à un point extraordinaire ! _ en pantalon moulant ou robe de soirée, de la piété _ aussi, et aussi populaire _, des palais _ à foison ; des églises aussi, même si le plus souvent fermées au public ; avoir la chance d’y pénétrer quelques instants, à l’occasion furtive de quelque messe ou cérémonie, se prend et reçoit avec gratitude comme un petit miracle…
Des statues ont perdu leur nez, ou leur tête, ou leur phallus, si belles et fortes dans leur vulnérabilité même _ une richesse poétique du temps et de son œuvre ouverte.
Cité du dieu unique des catholiques, Rome est aussi _ bien sûr _ païenne, polythéiste _ oui _, animée de mille entités de grande vigueur _ assurant sa pérennité.
Le photographe la parcourt en tous sens _ bien sûr, Rome, elle aussi, est un labyrinthe : peu de voies qui soient tout uniment droites _ à pied, la regardant aussi de la vitre d’un train, d’un autobus, d’une voiture _ un dispositif très plossuien, intégrant (et surmontant) une dimension de défi à la vitesse, tout en étant protecteur : une distance demeure, hors viol. Et aidant au cadrage…

© Bernard Plossu
Rome est Cinecittà, kinésique, cinétique, cinématographique _ oui.
Vous arrivez à Roma Termini _ ou à Roma Ostiense, parfois aussi : en plein cœur déjà de la Ville… _ mais tout ne fait pourtant que commencer, recommencer, reprendre vie _ voilà, avec éclat, mais sans excès de théâtralité : pas pour quelque galerie extérieure ! juste pour dérouler son propre innocent plaisir, sa joie… Ni vulgarité trash, ni affèterie, jamais, chez Plossu… _ dans la bande passante _ voilà _ de votre regard _ dont témoigneront quelques unes, heureuses, des milliers de photos alors prises.
Un pyramidion, une arche, un parapluie _ oui.
Des voitures, des escaliers, des jardins _ belles spécialités romaines, en effet.
Des empereurs, des cyclistes, des naïades _ voilà ; les fontaines sont aussi une splendeur romaine…
Comme dans ce que donnent à apercevoir de Rome, par exemple, les merveilleux Journal intime de Nanni Moretti (en 1993) et La Luna de Bernardo Bertolucci (en 1979).

© Bernard Plossu

Des rails et des murailles.
Le Colisée _ sans y _ et ses lions.
Les toitures et les chambres d’hôtel _ Bernard m’a fait cadeau d’un tirage d’une magique vue de nuit prise d’une fenêtre de sa chambre d’hôtel près de Sant’Eustacchio… Un quartier que j’idolâtre, moi aussi, autour du sublime Panthéon, et non loin de Navona.
Les anonymes, le peuple, la rue _ si importants ici, en la noblesse sans apprêts de leurs allures chaloupées et rapides.
Roma témoigne du corps de son auteur _ marchant, dansant, lui aussi _, d’un esprit _ ouvert _ sans cesse en mouvement, d’une volonté de voir _ vraiment ce qui passe, se croise, dans le plus vif de l’instant bientôt évanoui _, encore et encore, jusqu’à l’ivresse _ oui, comme en témoignent les photos qui restent. Bref, ce qu’offre Rome à qui s’est dépris des œillères des clichés.
Roma _ le livre que, page après page, nous regardons _ traverse le temps, entre ici et là, regarde un arbre, une place, une foule, un prêtre, une femme.
Roma ? Amor fati bien sûr _ en ayant le malicieux divin Kairos de son côté, avec soi : à la suite du regard de Bernard Plossu…


Bernard Plossu, Roma, 1979-2009, textes Alain Bergala, Patrick Talbot et Bernard Plossu, Filigranes Editions, 2019, 320 pages
Filigranes Editions

© Bernard Plossu

Roma, pour rajeunir dans l’éternité la plus fraîche et vive que peut offir une vie

_ sa vie à soi, ouverte au meilleur le plus réjouissant de la vie des autres,

par la grâce d’un vrai pur regardeur tel que Bernard Plossu _,

ou la joie même.

Un bien bel article de Fabien Ribery.

Pour un nouveau chef d’œuvre de l’ami Bernard Plossu.

Ce samedi 11 janvier 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ce qu’apporte « la métaphysique de l’écriture » de Henri Thomas à la conception générale de l’écriture de René de Ceccatty

25avr

Ce que révèle la page 244 de Mes Années japonaises de René de Ceccatty

sur ce que l’écriture de celui-ci peut devoir à l’admiration

que, auteur lui-même, il porte à Henri Thomas,

via ce que René de Ceccatty appelle « la métaphysique de son écriture« ,

m’a conduit à découvrir

ce texte-ci, de René de Ceccatty,

prononcé au Petit-Palais le 9 mai 2012, pour un hommage public à Henri Thomas ;

et paru un an plus tard, dans le numéro 9 de la revue Secousse, au mois de mai 2013,

intitulé Bouclier de diamant.

Le voici

_ avec, en vert, surajoutées, quelques réflexions de commentaire de ma part _ :

Bouclier de diamant

(Petit Palais, hommage à Henri Thomas 9 mai, 13h-14h30)

Je voudrais témoigner rapidement de mon admiration pour Henri Thomas _ voilà. J’ai découvert son œuvre assez tôt dans ma vie de lecteur et d’écrivain, en lisant La Relique, dès l’été 1969 _ René de Ceccatty avait dix-sept ans _, où j’essayais d’écrire un roman très mystique _ et c’est, bien sûr, à relever _, mêlant la mythologie chrétienne et la sexualité. Je venais de découvrir Pasolini, et je cherchais dans la littérature des échos de mes obsessions _ d’adolescent d’alors. Je jouais alors au théâtre, à Avignon, dans ma première pièce, j’avais dix-sept ans. Et la lecture de La Relique d’Henri Thomas m’a troublé. C’était un des tout premiers romans « contemporains » que je lisais, avec les livres de Nicole Védrès. Ma culture était bien entendu plus classique. Et, Dieu sait pourquoi _ petite inquiétude à résoudre… _, je commençais à être sensible à la grande singularité _ voilà _ d’Henri Thomas, que je n’aurais peut-être pas été alors _ si tôt _ en mesure de définir. Et que je pourrais à présent résumer en parlant d’effet de réel _ voilà _ dans une narration à la fois _ concomitamment _ intérieure et objective _ qui caractérise la conception d’écriture de René de Ceccatty, tout particulièrement en ses ouvrages d’ autobiographie. Ce que m’a confirmé la lecture des _ assez nombreux _ livres de lui que j’ai découverts par la suite. Et c’était au fond ce que je cherchais moi-même _ tout simplement ! Comment passer naturellement d’une narration mettant en scènes quelques personnages, à la fois dans l’action, dans l’affect et dans le dialogue, à une plongée intérieure _ voilà _, et comment donner à cette narration des éléments, non pas de réalisme _ la distinction étant cruciale ! _, mais de réalité ? Or cette réalité, surtout dans le cas de Thomas, qui est un écrivain de la mémoire, de la mémoire non seulement événementielle ou affective, mais de la mémoire littéraire, est agrémentée d’éléments qui sans être tout à fait surnaturels _ de l’ordre du fantastique, sinon de la mystique _, sont des éléments troublants _ étrangers, en tout cas, au strict réalisme en littérature. Les hasards, les coïncidences _ voilà : les rapprochements a priori incongrus _, auxquels l’écrivain est attentif et qu’il s’emploie à mettre en scène dans ses récits, sont, en quelque sorte, indissociablement liés à son rapport à la littérature _ et c’est un trait dont se sent lui-même très proche René de Ceccatty, dans sa perception même du réel. L’expérience même du réel passe tout spécialement par là pour un écrivain à la très riche culture, comme c’est son cas.

Par la suite, j’essayai de comprendre comment fonctionnaient les livres de Henri Thomas _ leur mécanique de récit, en quelque sorte _ et quelles étaient leur fonction à la fois dans sa propre vie _ rien moins ! _, extraordinairement tourmentée et hantée par la folie _ rien moins deux fois ! _, et dans leur réception pour le lecteur _ d’abord assez surpris, lui, eu égard aux canons du réalisme dominant en littérature _, qui entrait dans un monde à la fois clos et ouvert. Clos parce que les références de Thomas n’étaient pas toujours très évidentes. Ses rapports avec le collège de Pataphysique, avec Adamov, avec Artaud, avec Pierre Herbart, avec Ernst Jünger n’étaient pas explicites _ de sa part dans le texte proposé à la lecture. Il y multipliait des allusions cryptées _ sans solution rapide _ à sa vie personnelle _ comme je m’en suis personnellement rendu compte, avec forte surprise (!) dans le cas de l’œuvre de René de Ceccatty : par exemple quelques fulgurantes références à un épisode douloureux vécu dans la Corée de 1977, dans Enfance, dernier chapitre ; ce devait être important, mais guère de moyens au lecteur de raccrocher ces bribes d’allusions qui surgissaient là, à quoi que ce soit d’un peu précis dans le passé repéré jusqu’alors à travers les livres lus précédemment de l’auteur !… _, sans faire le moindre effort pour qu’un lecteur les déchiffre _ tiens, tiens : c’est un abrupt c’est à prendre ainsi ou à laisser… Le récit était rarement linéaire _ troué de telles très brèves ouvertures d’énigmes pour le lecteur de la meilleure volonté… _, tant il circulait dans un temps intérieur _ de l’auteur _ où passé et présent paraissaient contemporains _ voilà, pour lui, l’auteur-narrateur de son texte. Et pourtant il pratiquait la ligne claire _ sans pièges, ni maniérismes _, un peu à la manière de Modiano plus tard.

Le déroulement de l’action, et même de l’action intérieure, se faisait avec une sorte d’évidence narrative, grâce, précisément, aux effets de réel _ voilà _ qui parsemaient le texte. Étant très profondément poète, et c’est la clé _ oui ! _, Henri Thomas n’observait et ne décrivait le monde que dans la mesure où il avait la conviction d’en recevoir des signes _ c’est autre chose en mieux que de simples indices. Le monde était, autour de lui, profondément chaotique _ eu égard à ses simples projets existentiels _, mais, de ce chaos, lui parvenait une série d’indices _ voilà, mais d’un ordre non prosaïque _ d’un ordre à décoder _ sans clé un peu évidente ! Les clés devant être recherchées : avec les moyens du bord d’un écrivain… Et les différents livres _ de genres très divers _ qu’il publiait, sous formes de traductions, de poèmes, de carnets, d’essais critiques, de romans, de souvenirs, témoignaient de son lent travail _ mais comme en une poursuite continue et infinie _ de déchiffrement du monde _ à perpétuellement opérer par lui-même ; le lecteur, lui, devant, tant bien que mal, et avec ses propres moyens, suivre le fil de cette écriture trouée de telles énigmes étrangères à l’intrigue principale du récit, sans les références, pour lui, qui étaient celles de l’auteur écrivant. D’où un certain questionnement face à de telles surprises, évidentes pourtant pour l’auteur en son récit mêlant monde objectif cà peu près commun pour le principal (prosaïque) et réalité subjective davantage singulière (poétique)…

Peu porté à l’invention romanesque _ artificielle, et donc ridicule à ses yeux _, il utilisait certains épisodes restés mystérieux de sa vie _ tiens donc ! _ pour procéder à une enquête _ en quelque sorte aussi réaliste que métaphysique _, parfois à partir d’un élément infime _ dont tout un monde va être tiré… Et, contrairement à tant d’écrivains pratiquant l’autobiographie avouée ou travestie, il ne semblait _ pour autant _ jamais narcissique ou nombriliste, parce qu’il se plaçait, non pas tout à fait à l’extérieur de lui-même, mais dans une situation malgré tout d’enquêteur _ de quelque chose de profond et de non anecdotique. De ce fait, il a plus ou moins rejoint, malgré lui, le mouvement du Nouveau Roman, et c’est sans doute ce qui explique que dans les années soixante il ait eu des prix littéraires _ c’est amusant, la notoriété parisienne du petit monde éditorial.

Il partageait certains traits avec Michel Butor ou avec Nathalie Sarraute, mais ces traits ne relevaient pas du tout d’une esthétique pensée _ voire recherchée, et ensuite théoriquement assurée _ de la narration (contrairement à Butor et à Sarraute, ou à Claude Simon et Robbe-Grillet, qui eux, chacun à sa manière, étaient tous conscients d’opérer une véritable révolution romanesque, même si chacun suivait en effet une voie très distincte qui rendait le « rassemblement théorique » assez saugrenu). Si Henri Thomas avait, à mes yeux, des points communs avec Sarraute et Butor, c’était parce qu’ils avaient tous les trois un rapport très poétique _ voilà _ au monde. Tous les trois prenaient soin de décrire le surgissement _ voilà _ en soi du sentiment poétique _ rien moins. Avec des moyens différents.

Sarraute, on le sait, décortiquait le langage parlé pour remonter à des strates de sensations plus ou moins informes et vagues _ qualifiées par elles de « tropismes » _, et pour dénoncer les stéréotypes _ langagiers principalement _ qui faisaient écran à l’authenticité intérieure _ voilà _ et finissaient par se substituer _ voilà _ à la réalité même, en déployant un jeu social et linguistique qui enrobait _ parasitairement _ le noyau de la vie intérieure. Un mot, un objet, une anecdote étaient alors le point de départ d’une infinie variation, tantôt superficielle, tantôt approfondie, tantôt violente et sarcastique, tantôt apaisée, faisant finalement apparaître, au-delà des tropismes, une réalité mystérieuse, sans certitude qu’elle existe indépendamment des mots. C’était une quête infinie qui ne cessait de mettre en cause le statut de la littérature, de L’ère du soupçon à Ouvrez, en passant par le chef-d’œuvre que sont Les Fruits d’or. Mais Sarraute rejoignait Henri Thomas dans son art d’isoler une scène, un lieu, un mot, une lumière _ voilà _ qui soudain prennent une force considérable dans le texte.

Butor a une démarche plus explicitement poétique, plus ludiquement poétique aussi _ moins strictement narrative. Moins angoissé que Sarraute et Henri Thomas, il décrit le monde, celui des écrivains et celui où il voyage, avec une insatiable curiosité _ ludique et joyeuse, en effet.

Avec Henri Thomas, on est en présence d’un tempérament _ voilà _ tout autre, parce qu’il n’a pas de volonté exhaustive _ non, c’est seulement quand l’occasion se présente ; et qu’il vient s’y heurter un peu _ de description du monde ni de transcription des approximations du langage, mais qu’il se sert des mots et de la mémoire pour pointer un mystère intérieur _ voilà : qui vient à ce moment le frapper ; et dont il vient s’employer à essayer d’en démêler les éléments. L’environnement, les dialogues, le décor, ce qu’on peut appeler « la scène romanesque » ont pour fonction de laisser se dessiner une rencontre _ advenant _ entre un sujet qui perçoit _ oui _ des signes _ voilà _ et une grande machinerie _ mondaine, ontique ; un peu à la Kafka, dirais-je, mais sans systématisme… _ à signes, désordonnés ou ordonnés, que l’écrivain n’entend jamais réduire ou encadrer _ ils se trouvent simplement là, perçus par lui, sur son chemin : leur énigme provoque une certaine inquiétude sienne ; suscitant un minimum de tentative d’élucidation…

Je me suis souvent demandé pourquoi la lecture des livres de Henri Thomas produisait un tel _ si prenant et tenace _ effet envoûtant. Je pense que c’est l’absence de pose romanesque _ voilà : de mon côté, j’abhorre l’artificialité pompeuse du romanesque _, et même l’absence de pose d’écrivain _ très bien ! _, même chez un intellectuel aussi cultivé et aussi conscient que lui _ mais profondément modeste : c’est plutôt rare. C’est que Henri Thomas, contrairement à tant d’autres écrivains, ne prend la plume ni quand il est certain d’être en mesure de produire une réflexion nouvelle et structurée, et de faire entendre un langage nouveau qui lui assure une posture _ sociale et économico-commerciale _ de poète ou d’écrivain profondément original (je ne mets aucune connotation péjorative dans ces expressions, car d’autres écrivains que j’admire peuvent écrire à partir de ces certitudes, comme Jean Genet, par exemple, dont toute l’œuvre est appuyée sur la posture du grand poète de l’invective et de l’exclusion, du poète du procès face à ses juges), ni quand il est blessé et cherche à panser sa plaie. Il écrit quand il a besoin _ tout simplement _ d’éclairer un mystère de sa vie _ qui le vient le travailler… _ et en effet procède, comme je l’ai dit, en enquêteur _ scrupuleux, pour sa petite sérieuse affaire à lui. Cette situation d’enquêteur est nécessairement accueillante pour le lecteur _ forcément _ qui va suivre l’enquête _ du récit _ avec l’écrivain.

Mais on n’est évidemment pas dans un roman policier _ certes _ qui a besoin de l’appui du « réalisme », ennemi de la littérature _ oui, par son excès d’évidence d’objectivité factuelle. Le réalisme, étant mimétique _ et non ouvert et inventif en sa quête _, est toujours faible en littérature _ voilà _, parce qu’il est surpassé par le cinéma qui le fait apparaître comme fragile et laborieux. L’enquête de Henri Thomas est intérieure _ voilà. C’est ce qui le rapproche de Henry James, de Joseph Conrad et d’Edgar Allan Poe. C’est ce qui, curieusement, rend Henri Thomas, anglo-saxon. La réalité n’est pas une donnée, mais un problème _ tiens donc ! Cela ne signifie pas que la réalité n’existe pas, bien entendu _ en effet. Il ne s’agit pas d’un scepticisme généralisé ou d’un subjectivisme exacerbé _ ou d’une métaphysique mystique paradoxale à la Berkeley. Mais elle exige, pour apparaître, un véritable travail littéraire _ d’imageance poétique développée.

C’est probablement la raison profonde de mon attrait pour Henri Thomas, dès mon adolescence. Et curieusement de sa compatibilité avec un auteur dont peu de personnes le rapprocheraient naturellement, Pasolini. Il y a bien des approches possibles de Pasolini. Et ce n’est pas ici le lieu de les inventorier. Mais parmi ces approches se trouve la question de la réalité _ voilà. Pasolini s’est longuement et toujours interrogé sur la question de la réalité en littérature et au cinéma. Comme tous les grands poètes, il a analysé son propre rapport linguistique à ses perceptions du monde environnant, du monde visible et du monde intérieur, du monde des autres et de son propre monde. Comment faire surgir _ voilà _ en soi, dans sa plénitude _ vraiment _, le monde réel _ voilà _, et comment ne pas se contenter de le doubler _ seulement, pauvrement… _ d’un monde écrit et d’un monde filmé. _ étiques et plats. Je pense que tout jeune homme ou toute jeune fille qui commence à comprendre que son rapport au monde passera par les mots écrits se pose cette question fondamentale _ du vrai rendu sur la page, du réel… Je ne dois pas me contenter de dupliquer le réel par des mots. C’est bien sûr une question plus poétique que romanesque _ parfaitement. Et c’est une question à laquelle est extraordinairement difficile _ probablement _ d’apporter une réponse théorique.

Chacun de nous a eu en lisant un _ grand _ livre, qu’il s’agisse de roman ou de poésie, la certitude _ formidable, frissonnante… _ d’être en présence _ enfin !du réel même _ voilà. Qu’il s’agisse, dans mon cas, de journaux de cour du Japon, comme Le Journal de Tôsa, de poésie, comme celles de Supervielle, d’Apollinaire, de Max Jacob, de Pasolini précisément ou de Jacques Izoard, de romans ou récits, comme ceux de Jean Rhys, de Benjamin Constant, de Balzac, de Violette Leduc, d’Hélène Cixous, de Dominique Rolin, de Marie-Claire Blais et donc d’Henri Thomas. La liste est longue et disparate _ et elle excède les genres. Et la convergence est liée _ bien sûr _ à une personnalité, en l’occurrence la mienne. Toute analyse des goûts d’un lecteur aboutit à un parfait autoportrait comme l’avait montré les si belles Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué _ à jouer ce jeu-là, quels noms citerai-je moi-même ? La virevoltante Correspondance (tous les trois jours) de Madame de Sévigné à sa fille ; François Villon, Jean de Sponde, Agrippa d’Aubigné, John Donne, Andrew Marvell, Paul Valéry, Jorge Guillen, en poésie ; Montaigne, bien sûr, Spinoza et Nietzsche, en philosophie ; et le si merveilleux Marivaux, pour le théâtre, en plus de Shakespeare et de Tchekhov ; Jean Giono, William Faulkner, Gabriel Garcia Marquez, Danilo Kiš (Sablier), Andrzej Kusniewicz (L’État d’apesanteur), Antonio Lobo Antunes, Imre Kertész (et son sublime Liquidation), pour les romans ; et Hélène Cixous, moi aussi ; sans oublier les Notes de chevet de Sei Shônagon…

Dans La Relique, qui raconte les tourments d’un curé découvrant le vol d’une relique dans son église, c’est la question de la possession abusive et de la profanation qui se pose, à partir d’un objet que l’on estime _ a priori _ doté d’un élément nécessairement surnaturel. Un acte apparemment prosaïque et réaliste devient très mystérieux parce qu’il est profanatoire _ d’un sacré. A travers la relique, c’est toute la question du sacré _ voilà _ (question pasolinienne) du réel qui est mise en cause. « L’abbé Dumas n’est certain que d’une chose, qu’il ne saurait d’ailleurs justifier par raisons, mais personne ne le lui demande : la relique _ nécessairement plus que précieuse ! _ n’est pas jetée à quelque dépotoir, elle est _ forcément _ entre les mains de quelqu’un, elle est vénérée, ou exécrée, elle n’est pas abandonnée » (p.17) Or après une première partie où d’une part l’abbé se contente de rêvasser au larcin et d’autre part l’enquête stagne, voilà qu’un rebondissement donne au récit un tour romanesque, mais aussi qualifié de la crainte « d’être obligé de parler comme un très mauvais roman» (c’est la crainte qu’exprime le nouveau commissaire, Didier, qui a des éléments nouveaux, p. 61). Le récit poétique encourt le risque de devenir un « très mauvais roman », dit Henri Thomas lui-même à travers son personnage. Pourquoi « très mauvais roman » ? Parce qu’on est en train de sortir de la tête de l’abbé Dumas qui jusqu’ici, au fond, s’interrogeait sur le caractère sacré du réel et sur sa mise en cause ou sa révélation (les deux, contradictoires, sont rendues possibles par le vol) à la suite de l’événement que constitue la disparition d’une relique. Donc le deuxième enquêteur découvre que la relique n’a pas été volée par un être humain, mais chipée par des rats _ ah ! _ qui l’ont mise dans leur trou pour la dévorer. Hypothèse ensuite révisée. Toute une enquête se met en place et peu à peu le livre devient une véritable réflexion _ voilà _ sur la révélation, la raison, à partir de la vie de l’abbé, de son lien avec une prostituée, de son lien avec le narrateur. On est _ donc ici _ dans un récit métaphysique. Mais çà et là sont _ aussi _ donnés des signes, venus de l’enfance, venus du corps, venus du monde passé et présent. Une station-service, un café deviennent soudain des décors aussi violents et forts que la grotte de Lourdes.

Où est le sacré, où est le profane, où est le réel ? Est-on dans un récit intime, dans une fable théologique, dans une réflexion sur le statut du réel ? A la fin, le narrateur résume son rapport au monde et aux mots, une fois qu’il a retrouvé et jeté _ voilà _ la relique. « Moi, j’ai jeté quelque chose dans le monde et je regarde. Le monde n’est pas grand comme on l’imagine dans la vie ordinaire, où l’on croit que tout va à l’infini, faute d’aucun centre dans l’homme. Le monde a juste les dimensions d’un corps humain… Voilà la surprise : je n’en sors pas _ de ce corps mien _, et personne ne peut en sortir, mais ils ne le savent pas ; ils ne voient pas ce qui est _ au dehors de (et via) ce corps _, et comme il n’y a rien d’autre, ils sont toujours inquiets, et appellent cela agir : construire, détruire, enquêter, maintenir l’ordre. Ils ont beau faire et défaire, ils restent ce qu’ils sont sans le savoir : des corps d’hommes et de femmes… Oui, bien sûr, en un sens, ils ne se perdent pas de vue les uns les autres, et ils n’ont pas d’autre moyen de se connaître sinon par le corps ; mais cela tourne tour de suite mal, le principe leur échappe. » (p. 143-144) Ce texte pourrait presque être écrit par Beckett, et c’est l’aboutissement du roman. Et sa conclusion : « La seule relique, c’est le corps vivant. » Il y aurait beaucoup à écrire sur Henri Thomas et le corps. Comme sur tout écrivain et le corps, bien entendu.

Il y a un autre livre, parmi tous ceux que j’ai aimés de Thomas, qui me paraît avoir un statut particulier, c’est Le Porte à faux, qu’il a publié chez Minuit en 1948. Roman beaucoup plus introspectif, moins métaphorique que les autres. Il y évoque son mariage, sa rupture après une trahison de la part de sa femme Lucie avec un ami qu’il pensait homosexuel, sa solitude en Angleterre, sa fréquentation de prostituées, sa soudaine passion pour Renée, une femme plus aimante et plus distante à la fois, plus insaisissable encore. Et l’ensemble est admirablement poétique. La narration merveilleusement libre semble tenir du journal intime, du carnet de notes. « Le plaisir ne rapproche pas les êtres ; c’est une chose depuis longtemps constatée et déplorée. On dit qu’il ne rapproche pas les êtres, mais on n’ajoute pas où il les mène, de sorte qu’il reste en l’air comme une chose absurde. » (p. 13) Ou encore sur celle qu’il va aimer passionnément : « Où est Renée à présent ? Quel geste fait-elle en ce moment ? Il y a une réponse exacte, que je possède pas. L’inquiétude occupe ce vide. » (p.62)

C’est un livre extrêmement sombre, sur la solitude, sur l’angoisse, sur le néant, sur l’absence de rapports _ c’est lacanien _ entre les êtres qui prétendent s’aimer et cherchent dans les difficultés de leurs rapports une confirmation _ sensible _ de leur désespoir. Mais c’est surtout un livre sur ce que Thomas appelle le « divorce avec la réalité » ou le « désaccord avec la réalité », sur fond de souvenir d’enfance. Il donne du reste la genèse de son sentiment poétique: « L’Ennemi devait nécessairement m’apparaître d’abord dans le domaine sexuel, celui où l’homme fait en premier l’épreuve de son désaccord avec la réalité _ résistant à ses approches _ : c’est là que la menace de dissolution est la plus grande, la résistance et l’effort les plus obstinés. L’énigme surprend l’esprit endormi, désarmé, et elle l’éveille _ il s’inquète de ce qui décidément n’est pas lui. A partir de ce choc, mon esprit a commencé sa défense, cherché des forces, saisi la poésie _ voilà _ comme le vrai bouclier de diamant. » (p. 108) _ la ressource défensive puissante pour ne pas être détruit et survivre. Et plus loin, dans une tentative de réminiscence de paysage d’enfance : « Qu’est-ce que c’est que ce divorce d’avec la réalité ? C’est lui que je trouve en premier ; c’est peut-être à lui que je dois d’abord faire crédit. Il s’est aggravé avec le temps, avec le jugement. » (p.115) _ cf ce que raconte-décrit Freud de l’expérience-jeu par son petit-fils Ernst, à l’âge de un an et demi, du Fort/Da dans Au-delà du pricipe du plaisir

Et curieusement, Henri Thomas retrouve presque la formulation de Pasolini : « Ce paysage était un langage : grâce à lui, dans la sécurité, je m’élançais vers les autres ; je me sentais être comme la promesse d’une personne moins seule, qui donnerait et recevrait. » (ibid.) Dans Théorème, Pasolini décrivait la soudaine prise de conscience du père de cette famille visitée par un ange révélateur. Il se réveille et va dans son jardin : « C’est la première fois qu’il s’aperçoit de _ la réalité effective pleine de _ ces arbres, touchés par une lumière qui échappe aux traditions de son expérience. Ils semblent en effet animés, comme des êtres conscients : conscients, et, du moins dans cette paix, dans ce silence, fraternels _ voilà qui me rappelle un superbe passage de l’Entre nous de notre amie à tous deux Elisabetta Rasy, quand elle évoque, page 16, les deux cyprès du jardin de leur maison de la Via degli Alpi, à Rome, s’inclinant en forme de salut affectueux à sa mère ; cf mon article du 22 février 2010 : … Passifs par rapport à la lumière qui les touche comme un miracle naturel, le laurier, l’olivier, le petit chêne et plus loin les bouleaux, semblent se contenter d’un regard, pour répondre à cette attention _ voilà ! _ par un amour infini et infiniment préexistant : et ils le disent, ils le disent littéralement, à travers _ voilà _ leur simple présence _ devenue ici pour la première fois rayonnante pour le personage du père _, dorée et vivifiée par la lumière, qui s’exprime non dans des mots, mais seulement par elle-même. Présence _ voilà : réelle _ qui n’a pas de sens, et qui est tout de même une révélation » (p.56) _ pour le personnage.


René de Ceccatty


Ce jeudi 25 avril 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

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