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La décidément obligeante question « Qu’est-ce que l’homme ? » dans le numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit : « L’Etat de Nicolas Sarkozy »

20mar

Un passionnant numéro de réflexion de philosophie et histoire (contemporaine !) politiques, que le numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit _ que dirige Olivier Mongin _, intitulé « L’État de Nicolas Sarkozy« 


J’y relève tout particulièrement les contributions du philosophe Michaël Foessel, l’auteur de « La Privatisation de l’intime« , aux Éditions du Seuil _ cf mon article du 11 novembre 2008 « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie«  _ :

outre

deux très remarquables entretiens _ passionnants et cruciaux ! _ l’un avec la philosophe Myriam Revault d’Allonnes et l’autre avec la juriste (et professeur au Collège de France, à la chaire d’études juridiques comparatives et internationalisation du droit, depuis 2002) Mireille Delmas-Marty :

« Le Sarkozysme est-il la « vérité » de la démocratie ?« , pour le premier de ces deux entretiens, pages 43 à 53 ;

« Détruire la démocratie au motif de la défendre« , pour le second, pages 145 à 162 (Michaël Foessel étant accompagné ici, aux questions, par Clémence Lalaut et Olivier Mongin),

ainsi que la présentation générale (avec Marc-Olivier Padis, rédacteur en chef de la revue) de ce numéro de mars-avril de la revue Esprit, intitulée, elle, « Les Nouveaux contours de l’Etat. Introduction« , pages 6 à 11 ;

Michaël Foessel présente une très remarquable contribution personnelle, aux pages 12 à 23, intitulée « La Critique désarmée« , et sous-titrée « L’Antisarkozysme qui n’ose pas se dire » ;

et dont voici les titres des étapes du cheminement :

_ après une présentation (sans titre) du « problème » à explorer (et formuler, penser, cerner, identifier), aux pages 12 à 14 ;

_ « L’Antisarkozysme qui ose se dire«  _ sur ce qui est le moins instructif, mais seulement superficiellement médiatique, journalistique : cf le livre récent de Thomas Legrand : « Ce n’est rien qu’un Président qui nous fait perdre du temps«  (paru aux Éditions Stock au mois de janvier 2010) que critique au passage Michaël Foessel… _, aux pages 14 à 16 ;

_ « Critique du sarkozysme et autocritique de la gauche«  _ probablement une contribution majeure ! qui m’a particulièrement impressionné ! et rencontre quelques unes de mes intuitions… _ :

« la gauche ne peut parvenir à retrouver son rôle d’opposition sans faire au préalable l’autocritique de ses propres conceptions du pouvoir, de l’économie et des réformes« , résume fort pertinemment l’auteur lui-même, page 1, au début du sommaire des articles ;

ajoutant : « Mais pourquoi est-ce si difficile ?«  Et il y répond ! ; cela, aux pages 16 à 21 ;

_ « Les Nouveaux horizons du conflit« , aux pages 21 à 23 ; dont je retiens surtout ceci :

« La crise de la social-démocratie dont on parle beaucoup est aussi une crise de ses élites qui s’étonnent de ne pas avoir perçu les effets néfastes de la globalisation, alors même qu’elles profitaient _ ces dites élites de la social-démocratie… _ de ses bienfaits. A cet égard, le devenir professionnel de Blair ou de Schröder (le premier dans la finance internationale, le second chez le géant russe de l’énergie gazière) est un peu plus qu’un détail _ comme c’est parfaitement jugé ! Même si une telle promiscuité avec les milieux d’affaires affecte moins _ à y regarder, tout de même, d’un peu près… c’est toujours dans les détails que le diable se cache… _ la gauche française, les pratiques hexagonales du « (rétro)pantouflage » ne garantissent pas un point de vue lucide sur le prix politique de la culture de marché« , page 22.

Le questionnement avance encore un pas plus loin, page 23, non sans s’être référé juste auparavant au travail (important !) de la philosophe américaine Wendy Brown (« Les Habits neufs de la politique mondiale« )… :

« Au-delà de la fausse alternative entre l’horreur économique et les vertus émancipatrices de l’individualisme, le débat se situe au niveau des normes que l’homo œconomicus fait peser sur la citoyenneté. Pour éviter la « mélancolie », la gauche réformiste devrait se pencher sur ce qui, dans le monde contemporain, s’est décidé sans elle en termes de valeurs » _ voilà bien le cœur du débat !!! comme c’est excellemment perçu, cher Michaël !

Et encore un peu plus loin,

après une réflexion sur « retrouver le sens de la conflictualité » _ la plus authentiquement démocratique ! le débat et la discussion véritablement informés : sur les fins et les moyens mis à leur service ; sans faire erreur sur leur hiérarchie ! à rebours des divers réalismes seulement machiavéliques ! _

et sur le caractère on ne peut plus « indésirable«  de « phénomènes indésirables«  tels que ceux que défend et promeut l’action du sarkozysme et des sarkozyens avec la mise en place d’un « système libéral-autoritaire« 

(avec « l’invocation de l’Etat en même temps que la culture de l’entreprise, le dirigisme régalien accordé à l’affaiblissement des institutions _ démocratiques _, le discours sécuritaire au service de la liberté _ débridée _ d’entreprendre : tous ces paradoxes s’éclairent lorsqu’on les confronte à la mise en place d’un système libéral-autoritaire« ),

ceci : « L’antisarkozysme conséquent devrait prendre la mesure des bouleversements que son adversaire exprime plus qu’il ne les cause. Cela veut peut-être dire inventer une nouvelle langue _ ou encore : problématiser à nouveaux frais… _ capable de traduire l’exigence de justice _ un point capital ! _ en d’autres termes que ceux de la maximisation des profits« .

Soit « à l’opposition, il revient désormais _ la tâche et le travail : c’est tout un ! _ de redécrire le réel _ = mieux le penser et ainsi mieux le faire comprendre ! toujours une affaire du mieux juger ! _ pour empêcher qu’une seule voix puisse s’en réclamer. Dans ce domaine aussi les territoires abandonnés sont irrémédiablement perdus ».


Michaël Foessel a on ne peut mieux raison de prendre à cet endroit-ci la question.

Je me permets de reprendre aussi ici la « présentation » (telle que la propose et résume le sommaire de la revue) des entretiens avec Myriam Revault d’Allonnes et Mireille Delmas-Marty,

dont les deux récents livres _ tout fraîchement parus, aux Éditions du Seuil, tous deux _ sont très importants, tout à la fois urgents et admirables, tous deux, chacun en son domaine :

« Pourquoi nous n’aimons pas la démocratie«  ;

et « Libertés et sureté dans un monde dangereux«  !

Pour l’entretien de Michaël Foessel avec Myriam Revault d’Allones, cela donne ceci, page 1 :

« L’exercice actuel du pouvoir nous apprend-il quelque chose sur la démocratie ? Si le sarkozysme bouscule les équilibres instables de notre régime, n’est-ce pas vers celui-ci qu’il faut tourner les critiques? Les nouvelles formes de « gouvernementalité » et les conceptions sous-jacentes de l’individu qu’elles expriment vont-elles transformer, au-delà des pratiques du pouvoir, notre conception même de la démocratie ? Comment, dès lors, défendre notre attachement à ce régime ?«  ;

et pour l’entretien de Michaël Foessel, Clémence Lalaut et Olivier Mongin avec Mireille Delmas-Marty, ceci, encore, page 3, cette fois, du sommaire :

« En partant de l’analyse d’une décision troublante, la création d’une « rétention de sûreté », la juriste montre comment celle-ci témoigne d’une transformation internationale du rapport au droit et à la sûreté dans un monde plus dangereux. Si cette évolution est frappante dans le cas français, elle n’est néanmoins pas isolée et traduit une évolution plus large des grands régimes juridiques à travers le monde« 

_ ce qui n’excuse certes rien ; mais au contraire justifie les luttes et les résistances démocratiques, et sur tous les fronts, notamment celui du droit et celui de l’action politique dans les démocraties telles qu’elles existent encore…

Bref, comme on le constate, j’espère, à cette lecture de présentation rapide de ce numéro

« L’Etat de Nicolas Sarkozy« 

de la revue Esprit de mars-avril 2010,

une contribution particulièrement notable à la réflexion et au débat démocratique

de l’état présent et à venir (= à construire) de notre Etat, de notre république, de notre démocratie française !

L’enjeu de fond

étant de définir (sans réduction !!!) ce qu’il en est de l’homme.

Soit redéployer, pour aujourd’hui, une réflexion anthropologique ;

d’où la question « Qu’est-ce que l’homme ? » de mon titre…

Ici, je veux relever quelques mots particulièrement essentiels de l’analyse que mène Myriam Revault d’Allonnes, page 50 :

A la question de Michaël Foessel : « On a coutume d’interpréter le culte de la performance, la valorisation de la concurrence et du profit (« travailler plus pour gagner plus ») d’un point de vue économique ou moral. En quoi de telles pratiques jouent-elles aussi un rôle politique dans les formes contemporaines de « subjectivation » de l’homme démocratique ?« ,

voici ce que répond Myriam Revault d’Allonnes :

« Cette perspective va très loin. Certes elle tend à induire, comme je viens de le dire, un certain type de comportement économique et moral. Mais elle ouvre aussi la voie à l’élaboration d’une nouvelle anthropologie _ c’est cela qui me sollicite, et même passionnément ! _ où les notions d’intérêt et de concurrence régleraient aussi bien l’action individuelle que l’action collective, restreignant ainsi _ très gravement !!! mortellement ; c’est une régression barbare ! _ la pluralité des formes d’existence des individus.

Les modes de subjectivation des individus n’engagent pas seulement leur rapport au pouvoir, mais leur rapport à eux-mêmes, la façon dont ils se constituent _ rien moins ! nous touchons ici au fondamental de l’humanisation ! _ à travers ces rapports de pouvoir. Ce culte de la performance, de l’efficacité, de la rentabilité vise à instaurer un nouveau type de normativité morale et politique _ rien moins !

C’est ainsi que sous couvert de produire de la certitude, elle tend à effacer la figure du sujet-citoyen au bénéfice d’un sujet calculant, entièrement _ et pauvrement, misérablement même, par cette « réduction«  terrible et proprement terrifiante pour si peu qu’on se mette à y réfléchir… _ rationnel _ = comptable ! _, entrepreneur de lui-même, déconnecté de l’horizon du « commun » _ partagé.

Par exemple, la notion de « responsabilité » qui se caractérise classiquement par l’imputation d’un acte à son auteur _ encore un concept-clé ! _ est vidée de son sens au profit d’un calcul rationnel des conséquences (qu’ai-je _ moi, moi seul ; sans les autres, réduits, eux, à de stricts moyens ; ou concurrents ; voire ennemis ! voici venir un monde « sans autrui«  ; vide de « personnes » (et de ce qu’elles sont, les unes vis-à-vis des autres, et avec elles, et ensemble ; un monde sans amitié ni amour, donc ; qu’on y médite !.. _ à gagner ? qu’ai-je à perdre ?). Toute l’épaisseur morale _ ainsi qu’existentielle ; est-ce séparable ? _ de la responsabilité _ avec les dilemmes qui l’accompagnent _ disparaît au profit de choix purement stratégiques voire tactiques.

Cette tentative pour « conduire les conduites » est une rationalité globale qui vise à uniformiser _ voilà ! _ nos manières d’être et nos pratiques et à réduire la pluralité de nos expériences _ ici, on relira « L’Homme unidimensionnel » de Herbert Marcuse, écrit aux États-Unis en 1964 et paru en traduction française (aux Éditions de Minuit) en 1968 : une anticipation lucide de ce qui se profilait déjà ; il est vrai que Marcuse (Berlin, 19 juillet 1898 – Starnberg, 29 juillet 1979) avait été témoin de l’Allemagne sous le totalitarisme nazi…

Dans quel « monde » serions-nous si cette rationalité venait à s’accomplir : un tel « monde » _ à la Carl Schmitt (1888 – 1985 ; lui n’a pas quitté l’Allemagne nazie…) ; cf « Le Nomos de la Terre«   _ serait-il encore habitable ? « …

Myriam Revault d’Allonnes prend donc position, page 52, et au nom de « l’exigence démocratique« , en faveur d’« une anthropologie de l’indétermination _ souple face à la pluralité ouverte des possibles _, de la pluralité et du conflit«  _ de la discussion et du débat informés et pacifiques _ ;

une « exigence démocratique«  qui « ne s’épuise pas dans la forme procédurale«  _ avec ses dangers de pragmatisme utilitariste à courte vue _ ; même si cette dernière « est fondamentale, car, au-delà d’arguments strictement défensifs (défense des libertés individuelles, du principe de l’équilibre _ et d’abord de la séparation et de l’indépendance _ des pouvoirs) elle porte en elle le principe de l’affirmation des droits.« 

On ne peut donc certes pas « se débarrasser de la démocratie«  !

conclut Myriam Revault d’Allonnes cet entretien avec Michaël Foessel , page 53.

Les conclusions de l’entretien avec Mireille Delmas-Marty vont aussi dans ce sens :

« En somme, une communauté de destin, dans un monde imprévisible, c’est une communauté capable d’anticiper sans renoncer à l’indétermination _ voilà : celle de sujets existentiels libres et responsables… _ et de s’adapter _ mais aussi accommoder le réel à leurs projets  _ en innovant, dans le domaine technologique, mais aussi juridique _ et d’autres : je pense ici aux thèses de Cornelius Castoriadis en sa magnifique « Institution imaginaire de la société«  Dépasser la contradiction entre liberté et sûreté, entre anthropologie guerrière et anthroplologie humaniste, entre droits et devoirs, c’est le défi lancé aux « forces imaginantes du droit »« ,

comme aux autres « forces imaginantes » (et civilisationnelles), aussi, du génie humain…

Une lecture éminemment conseillée donc

en ce moment, ce samedi, de réflexion électorale aussi

que ce numéro de mars-avril 2010 de la revue Esprit : « L’État de Nicolas Sarkozy« 


Titus Curiosus, ce 20 mars 2010

Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy

22fév

Avec « L’Estranea » _ l’étrangère : publiée aux Éditions Rizzoli en 2007 _, traduit en français « L’Obscure ennemie » _ par Nathalie Bauer, aux Éditions du Seuil, ce mois de janvier 2010 _, Elisabetta Rasy donne un troisième volet, plus que parfait (!), à l’aventure _ parfaitement délicate _ de sa réflexion _ à merveille « fouillée« _ sur son identité (de personne), eu égard à l’intimité _ ardente en même temps que peu dite, sur le moment _ de sa filiation à ses deux parents :

….

le premier volet, napolitain, « Pausilippe«  _ « Posilippo » parut aux Éditions Rizzoli en 1997 ; et en traduction française en 1998 aux Éditions du Seuil _ s’avérait constituer rien moins qu’un « tombeau« , aussi humble et discret que magnifique, au père (napolitain, d’origine en partie levantine : disparu en août 1978 ; mais « quitté » dès 1956-57 : lors de la « fuite » de sa mère (le quittant, elle, la mère, pour un autre : « chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle« , sera-t-il dit, page 16 d' »Entre nous« ) de Naples ; et qu’elle ne revoyait, elle, la fille de ce père, que de temps en temps, sans vivre vraiment avec lui…) ;

et le second volet, romain, « Entre nous«  _ « Tra noi due » parut aux Éditions Rizzoli en 2002 ; et en traduction française en 2004, toujours au Seuil _ un « tombeau« , élégant et sublime, à la mère (romaine, d’origine romagnole : morte le 13 février 2000) ; une femme tempétueuse _ « insufflant sa hâte au monde« , telle Anna Picchi, la mère du poète livournais Giorgio Caproni… _, et qui, « quoique marquée par la vie et par son caractère violent, tourmenté« , se consacrant principalement à l’éducation de ses deux enfants, « avait toujours exercé sur (Elisabetta, ainsi, sans doute, que son frère) une autorité indiscutée« , dont il avait fallu, par quelques moyens ou biais, aussi se défendre : c’est de cette relation complexe que « Entre nous » faisait le récit riche, lumineux, en forme surtout d’hommage…

Or, voici que « L’Estranea » vient apporter _ sans nulle retouche « romanesque« , semble-t-il, du moins, cette fois ! _ quelques précisions _ d’importance ! _ sur les modalités de la disparition, « ravagée« , de cette mère, « Madame B.« ,

ainsi que la nomment les divers médecins entre les mains desquels celle-ci va passer, devenue octogénaire _ elle est née le 3 janvier 1917 _, dix-huit mois durant, entre mai 1998, moment de l’aveu de sa maladie, et janvier 2000, moment de son retour forcé chez elle, sans espoir de guérison, exténuée, quinze jours à peine avant son décès, le 13 février, en l’appartement au second étage de la maison-villa de la jolie _ pentue, quasi agreste, parmi la luxuriance de splendides jardins avec arbres et fleurs _ Via delle Alpi, entre la ronde Piazza Caprera, en contrebas, et le parc aux grands beaux arbres, tout proche, de la Villa Paganini, sur la hauteur, du côté, et un peu à l’écart, tranquille, du beau Corso Trieste (avec pins) et de la noble et large Via Nomentana (avec platanes)…

Et alors que « les vingt et une années qui séparèrent son soixantième anniversaire  _ en 1977 _ du quatre-vingt-unième _ en 1998 _ avaient été les plus sereines de l’existence de Madame B. Ses enfants avaient grandi et avaient trouvé leur voie, non sans lui causer de soucis, mais lui apportant aussi la reconnaissance de son travail de mère et quelques satisfactions. Puis un petit-fils lui était né, et il l’avait rendue à ses ressources et compétences féminines. Elle s’était de nouveau sentie utile  _ ainsi qu’on est utile dans le travail d’amour _ et le chaos du monde s’était transformé à ses yeux en un cosmos ordonné et appréciable. A l’âge de soixante ans, elle avait appris à profiter de la vie, même si elle n’était jamais devenue une femme placide et joviale, si elle continuait d’avoir de féroces crises de mauvaise humeur et des accès d’indignation face à la lâcheté, à la vulgarité et à l’hypocrisie humaine, qui l’étourdissaient presque. Mais lorsqu’elle ouvrait ses fenêtres le matin, elle était heureuse de mesurer la lumière de la journée et de goûter la consistance de l’air« , pages 37-38 de « L’Obscure ennemie« … Bref, « elle était beaucoup plus heureuse à soixante ans qu’à quarante, beaucoup plus entreprenante à soixante-dix qu’à trente« , page 39. « Mais _ voilà que _ cet automne-là _ de 1998 _, elle n’était plus sûre de rien, car ses habitudes commençaient à lui échapper, tels des objets visqueux« …


En effet, il s’agit moins cette fois, pour la narratrice, en ce troisième volet, donc, de « retour sur son intimité filiale » _ ainsi me permettrai-je de le formuler _, de cerner ce qu’elle doit, comme fille, à chacun de ses deux parents _ ils se sont séparés en 1956, Elisabetta, qui avait neuf ans, quittant précipitamment la Naples de la nombreuse tribu paternelle pour gagner Rome, où vivait sa grand-mère maternelle, veuve, Adèle B. _,

que de se focaliser sur un point très volontairement occulté du récit (légèrement « romancé » alors : cf les personnages d’Emilia Starita, le professeur de Français, et d’Aldo Camerini, le professeur de Philosophie et Histoire…) précédent de sa relation à sa mère : la maladie terminale de cette mère, qui devient ici _ et c’est tout nouveau ! _ « Madame B.« …

Soit, son cancer : « l’obscure ennemie » étant d’abord la tumeur ; et ses divers « ravages » : sur l’âme comme sur le corps….

C’est qu’Elisabetta ne désirait pas mettre, alors (en 2002, dans « Entre nous« ), l’accent sur ce bouleversement tellement déstabilisateur, « ravageur » même, de ses liens forts _ et patiemment construits, non sans tâtonnements ultra-complexes, étais divers et essais de consolidations, en particulier lors de l’adolescence : que décrit « Entre nous« , jusqu’en 1968, principalement ; même si le récit allait jusqu’à l’enterrement, déjà, de sa mère, en 2000 : il s’agissait d’un « tombeau«  !.. _ avec sa mère :

ce bouleversement de la maladie _ soit cette « obscure ennemie » ; ou cette « étrangèreté » : « L’Estranea« , qui donnait son titre au récit en italien… _ venant briser avec une violence affolante « le fil de la compréhension profonde » qui les unissait pourtant jusqu’alors…

Au point que le langage même (!) se met à lui faire, à elle, écrivain (!) _ dont le « métier étrange » est « d’essayer de traîner à l’intérieur des mots la force entraînante du monde » (page 109) _, soudainement défaut !!! Rien moins !!!

Faire état alors _ en 2002 _ de cette tempête-là aurait complètement « déformé » l’hommage du « travail de deuil » qui avait commencé…

Tant et si bien que le « sujet » _ en sublime « tension« … : le « problème« , si l’on veut, de plus en plus lancinant, en sa réalité massive incontournable, qui « travaille«  et « entretient«  sa permanente vibratoire, et chantante (jusqu’à crier presque, ou, du moins, pleurer : mais en silence ! toujours…) « tension«  ; et dont l’écriture du livre va être, et puis est, proprement, et tant bien que mal, une esquisse de « résolution«  : superbe de délicatesse à la fois précise et sobre, en son « humanité«  profondément grave : gravissime ! _

tant et si bien, donc, que le « sujet » de ce nouveau livre _ qu’est « L’Estranea« , mis à l’écriture par l’écrivain qu’est Elisabetta, en 2007 _ vient à se déplacer, délicatement, en même temps que très vite,

de la facticité (banalement empirique), apparente, de (l’évolution  _ avec péripéties et imprévisibilités (presque rocambolesques, parfois ; et il y va aussi, ici, de la « comédie humaine » de certains de ses protagonistes, dont divers médecins, assez contrastés en leurs « types » : « le jeune médecin expéditif« , « le médecin affable à l’hôpital de banlieue« , « le vieil ami médecin et psychanalyste« , « l’oncologue signalée par Milan« , « le prestigieux chirurgien du célèbre hôpital romain des maladies pulmonaires« , « son assistant qui jouait le méchant« , « le séduisant pneumologue« , etc… jusqu’à « la jeune et efficace doctoresse blonde régnant sur l’étage« …)… _ de) la maladie de la mère ; et de ses incidences plus que chahutées, violentes _ c’est une tourmente ! _ sur leurs liens mère-fille ;

vers ce que l’on peut caractériser _ ainsi que le fait Florence Noiville dans un bel article du Monde, le 14 janvier dernier, « « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy : maladie, mal à dire » : je lui emprunte son expression de « mal à dire« … _ comme quelque étrange « mal à dire« , très vite complètement déboussolé, de la fille _ pourtant si calme et si rationnelle en son habitus d’adulte maîtresse d’elle-même, pudiquement plus que très raisonnable en son ordinaire (et de plus écrivain magnifique ! une des vraiment grands d’Europe !) _ ;

en sa relation d' »intimité« , toujours intense et tendue, vibrante et mélodique, en la palette _ large ! _ de toutes ses harmoniques, à sa mère : depuis l’enfance ; une enfance « contenue » et dépassée, pourtant, pour l’essentiel, toutefois _ ce que narrait, justement, « Entre nous« 

Mais aussi, et encore, face aux autres ; en commençant par pas mal d’exemplaires de la tribu passablement exotique des médecins : qui ne l’entendent pas…


Tel est le « sujet » passionnant et bouleversant _ fouaillant dedans loin _ de ce très, très, grand livre, remarquablement mené et maîtrisé pour sujet si dérangeant, qu’est « L’Obscure ennemie« …

Une belle scène, pages 115-117, énonce comment, à un moment, vers la fin (située, elle, page 130)

_ « Une jeune et gentille coiffeuse me massait la tête avec une crème pour cheveux dévitalisés quand des larmes se mirent à couler _ tout soudain ! _ sur mon visage. La coiffeuse les vit dans la glace vivement éclairée devant nous ; et, inquiète, me demanda _ professionnelle… _ si je souffrais d’allergie. Alors incapable _ voilà _ de ravaler _ eh oui ! _ ces larmes autonomes et déplacées, dans ce salon bondé où retentissaient des bavardages joyeux, au milieu de tous ces étrangers, j’entendis ma voix raconter, indépendamment de ma volonté et de toute décision _ voilà ! _, l’histoire de la maladie de ma mère«  _,

la narratrice laisse éclater _ l’épisode se produit à l’automne 1999, entre, se remémore-t-elle, la troisième et la quatrième hospitalisation maternelle, cette dernière-là à la Noël 99 _ ce qu’à elle-même encore,

(bien) avant de pouvoir l’écrire, quelques années plus tard

_ bien après les faits, en quelque sorte : ce sera en 2006-2007 _

en un extraordinaire sublime « détail » d’analyse, par le seul récit, du devenir de cette « intimité » _ entre elles deux, seules, une nouvelle fois : le frère d’Elisabetta vit à Milan _ ravagée par la violence destructrice de cette maladie si sournoise _ et destructrice, à l’acide, de leur liens aussi _,

« détail »

plein de pudeur _ à rebours du vulgaire et de l’obscène : Elisabetta partageant complètement l’idiosyncrasie de sa mère sur ce plan-là _ et d’élégance _ racinienne ? _, en une magnifique délicatesse de subtilité, justesse et vérité et beauté, tout à la fois, d’analyse (dans cette « Estranea« , donc) ;


ce qu’à elle-même encore

Elisabetta, la fille de sa mère (plus que jamais écorchée vive, celle-ci, en sa vivacité hyper-exacerbée maintenant, et bien peu commode à vivre pour tous les autres, en ce « ravage » déchiré de son âme, plus encore, si c’est possible, que de son corps _ dira la narratrice… _),

Elisabetta, donc, n’est pas capable de se dire, ni penser clairement,

en son propre déstabilisateur « ravage » filial : car sa mère « ne voulait _ surtout _ pas devenir _ maintenant _ la fille de sa fille » (page 101) ; et « entendait être, jusqu’au bout, la maîtresse _ unique _ des caresses » (page 128) : « elle entendait _ elle qui « avait toujours été une femme tenace, qui avait toujours poursuivi ses idées et ses désirs avec obstination«  (page 92) _ continuer à être elle-même« , c’est-à-dire « rebelle, turbulente et passionnelle, avec son attachement à ce qu’avait été sa vie, à sa façon singulière de se sentir en vie, au bien de sa différence«  (page 100)

La narratrice du récit poursuivant, page 116 _ « j’entendis ma voix raconter« , donc, dans le salon de coiffure bondé _ :

« Notre voyage

_ car c’est de cette odyssée-là, à deux (surtout ; les autres étant plutôt d’épisodiques, seulement, comparses : la fille avec la mère, encore et toujours _ sempiternellement, volens nolens, « tra noi due » ; même si ce n’est jamais, et loin de là !, fusionnellement ; ni pour l’une, ni pour l’autre ; si fièrement éprises, toutes deux, et à combien juste titre !, de leur double, et mutuelle, et réciproque, indépendance, comme on voudra…),

qu’il s’agit bien, ici : Ithaque étant à la fois

la maison maternelle (mais « maison«  de la vie ! pas de la mort ! Madame B. ne veut surtout pas y revenir mourir ! même si on l’y contraint pourtant ; à son corps, ainsi que son âme, furieusement défendant !..),

mais aussi la fosse du cimetière de « Prima Porta« ,

sur laquelle se terminait déjà le récit de « Tra noi due« … (et où reposait, déjà, la grand-mère maternelle, Adèle : depuis janvier 1974 ; cf la phrase d’ouverture de « Tra noi due« , page 9 : « Quand ma grand-mère mourut, le 3 janvier 1974, je venais d’acheter un sac« … ;

et, page 171 du même : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta, où sont enterrées ma grand-mère et ma mère, est très différent du cimetière des non-catholiques du Testaccio, le premier cimetière que j’aie jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières«  ;

car « dans le cimetière du Testaccio, qu’on appelle aussi des Anglais, parce qu’il renferme les tombes de Shelley et de Keats, toute transaction est close« , page 173 ; et pas dans les autres : « A Prima Porta, chacun, de quelque ethnie qu’il soit, surtout du cœur, reprend ses liens, discute, revendique et regrette, poursuit la longue transaction de la vie« , venait de dire la narratrice la ligne précédente. Alors qu’au Testaccio, sont « closes«  les « transactions« … Fin de l’incise sur la vie et la mort des cimetières, selon les « transactions«  auxquelles, vivants et morts, on s’y adonne, et qu’on poursuit, ou pas !..) :

cette fois-ci, cela donne, page 9, mais de « L’Estranea« , cette fois : « Le matin où ma mère partit, le 13 février 2000, le temps était clément et les mimosas fleurissaient déjà. Deux jours plus tard, en revanche, le matin de son enterrement, il faisait un froid de loup. Le carré 117 _ des sépultures en terre _ avait l’allure d’un champ de bataille, les bulldozers le harcelaient de leurs implacables pelles pour y creuser les fosses ; il était humide et boueux. Autour de cette cavité qui paraissait inutilement profonde, un gouffre insensé, nous n’étions que trois _ mon frère, mon fils et moi _ avec l’employé des pompes funèbres qui nous avait assistés, aussi jovial et imperturbable qu’un agent immobilier« … Car « de belles et anciennes villas«  demeuraient à vendre, ne trouvant pas preneurs depuis qu’« on avait construit le cimetière«  et que « les propriétaires s’en étaient allés«  : la narratrice se demande alors, page 10 de « L’Obscure ennemie«  : « Vivre là, pensai-je, dans une de ces belles villas baignant le ciel romain qui, dès qu’il s’évade de la ville, se teint généreusement de couleurs enchantées et mythiques ? Se rappeler les morts tous les jours, ne considérer que du point de vue naturel ce qui est à la fois naturel et artificiel ?«  Sans façons… _

notre voyage, donc,

je reprends la phrase de la narratrice, page 116,

sous les yeux  _ voilà _ électroniques et radioactifs des appareils, parmi les passeports _ voilà _ urticants que constituaient les certificats médicaux et les comptes rendus des examens, dans la tranchée _ oui _ de la clinique, sous l’éternelle lumière crépusculaire _ certes _ des chambres et des couloirs _ le long d’une frontière _ en effet _ séparant un pays qui vous exile _ c’est cela même _ et un autre qui ne sait pas vous héberger _ et encore cela _, douaniers inclus _ encore, toujours… _ dans le rôle imposé par l’uniforme, une ligne de confins _ voilà, voilà _ où les meilleures et les pires intentions pavent la même route _ unique et sans retour : un parcours obligé, en cela…

Enfin

_ « j’entendis« , toujours : la même phrase se poursuit, « ma voix raconter«   _

mon inaptitude _ à « gérer« , ainsi que cela se dit ces temps-ci, ces situations, tant médicales, qu’avec la mère : toujours, toujours, et même plus que jamais, « tempétueuse« , elle ! l’expression « ma tempétueuse et très puissante mère » se trouve page 19 _

et son attitude difficile«  _ à cette mère : pour le moins ! qui s’en va peu à peu se mourant ; mais en se débattant extrêmement violemment…

… 

« Ma voix dévidait

_ d’elle-même, toute seule, en quelque sorte ; et à la petite coiffeuse : afin de justifier ces larmes incongrues, théâtrales : Elisabetta l’est si peu !!! _

ce récit _ qui deviendra, autrement (sublimement sobrement !..) analysé, bien sûr, « L’Estranea » !.. travail de l’écriture (d’Elisabetta Rasy) aidant…

Elle finit par s’apaiser _ cette voix qui se dévidait… _, toujours de manière autonome.

Vous êtes fatiguée, répliqua _ alors gentiment et avec pragmatisme _ la coiffeuse en me rinçant les cheveux ; vous avez besoin d’aide.

Elle réfléchit un moment et ajouta : « Je pourrais vous envoyer ma tante ».

(…)

C’est ainsi que (…) Matilde, la tante de la coiffeuse, descendant les pentes du Vésuve _ car Matilde « est » des environs de Naples _, se présenta dans l’appartement de Madame B. » _ au second étage de la jolie villa crème de la charmante Via delle Alpi : parmi la kyrielle des aides-soignantes qui se succédèrent à vitesse grand V (Elisabetta les raconte, chacune : Rocio, la Colombienne, Lucy, la Péruvienne, Amy, la Philippine, Matilde, la Napolitaine, Zina, l’Ukrainienne de Crimée, Julia, la Russe de Sibérie, Beatriz, la Chilienne, Francisca, l’Argentine…) dans la tâche (impossible !) d’assister au quotidien cette malade invivablement « ravagée » en son âme plus encore qu’en son corps _, aux pages 116-117… 

Un livre majeur, donc ! que ce formidablement beau, fort et vrai, en sa parfaite sobriété dénuée de cris : « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy…

Titus Curiosus, ce 22 février 2010


En appendice, voici, encore _ avec de loin en loin un léger mot de commentaire _,

ma présentation ancienne (en 2004) du second volet de la méditation filiale, en forme de « Tombeaux« , d’Elisabetta Rasy (à ses parents) ; pour « Entre nous » :

Sur les chemins de la présence : Tombeau de Bérénice avec jardin

Dans le sillage de mes méditations romaines, j’ai lu en suivant deux prestes et intenses romans d’apprentissage autobiographiques, de 180 pages environ chacun, d’Elisabetta Rasy : Entre nous (Le Seuil, septembre 2004) et l’antérieur Pausilippe (Le Seuil, septembre 1998 _ traduits tous les deux par Nathalie Bauer) :

alors que ce dernier récit, Pausilippe, rode autour d’énigmes d’enfance à « Naples, 1956« , « Rome, après 1956″ et enfin au « Pausilippe, été 1962″ _ pour reprendre les trois en-tête de chapitres _ d’une narratrice née en septembre 1947 marqués, en contrepoint, par la figure d’une fragile et gracile amie de cœur, Fiammetta, jeune fille au dos meurtri par les rugosités d’une grotte marine au flanc du Pausilippe ;

le premier cité, Entre nous, tourne, lui, autour d’épisodes non moins étrangement puissants, à l’adolescence, débutant en octobre 1959, en classe de cinquième, avec l‘entrée dans la vie de la narratrice de la figure haute et fascinante d’Emilia Starita, son professeur de français, et s’achevant pour l’essentiel en septembre 1968 (avec l’enterrement au cimetière des non catholiques du Testaccio d’Aldo Camerini, professeur de philosophie et d’histoire de la narratrice, au lycée Torquato Tasso, Piazza Fiume à Rome, de 1962 à juin 1965)…

Mais de même que Pausilippe est surtout un adieu au père quitté (avec l’enfance à Naples), puis disparu,

ce livre-ci, Entre nous,

qui s’ouvre sur « un sac de cuir fin, noir très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple« , acheté le jour même de la mort de la grand-mère (Adèle _ « qui n’avait qu’un faible en matière de mode et d’habillement : les chapeaux et, justement, les sacs« ), le 3 janvier 1974 _ la narratrice précisant : « pendant des mois après sa mort, je me tourmentai à l’idée de ne pas avoir eu le temps de lui  montrer mon sac en peau fine » _,

est surtout un magnifique et discret « Tombeau » à la mère, disparue, elle, à Rome, en 2000 _ le 13 février, viens-je d’apprendre à la première ligne, page 9 , de « L’Obscure ennemie« 

C’est on ne peut plus discrètement, en effet, que l’auteur

_ à la différence de sa mère (« elle s’émouvait à l’approche de mon anniversaire comme s’il lui fallait chaque fois me remettre au monde _ il en a été ainsi jusqu’à la fin de sa vie« ), la narratrice n’aime pas les anniversaires (« je choisis très tôt la voie de ma famille paternelle, une voie levantine _ le grand-père paternel gréco-turc d’Elisabetta venait de Chypre _ où le soleil au zénith efface les ombres et les échéances, où il n’y a pas d’années avec leurs solennités blindées, mais la vague du temps qui change le paysage comme elle change les corps et les visages, rien de plus« , précise superbement cet immense écrivain) _

que l’auteur, donc, et sans l’indiquer formellement, nous laisse le soin de découvrir, incidemment, pas même le mois, ni le jour, rien que l’année, alors, de cette disparition de sa mère : on n’en apprendra pas davantage au dernier chapitre lors de l’évocation _ discrète, elle aussi _ de sa tombe au cimetière de Porta Prima (« dans un terrain, à la limite du cimetière, dénudé et boueux comme un paysage sibérien le jour où on l’enterra » ; Elisabetta fera des démarches pour obtenir un peu de verdure autour) ; ce n’est qu’après calcul et en retournant à la page précédente découvrir la date servant de repère, celle de l’emménagement décisif, de l’installation définitive (de sa mère, accompagnée d’Elisabetta) à Rome : alors qu’elle(s) ne cessai(en)t de changer de domicile depuis son (ou leur) arrivée dans la capitale (fin 1956 ou début 1957), découvrant en mars ou avril 1960 l’appartement qu’il s’avèrera au final qu’elle, la mère, ne quittera jamais _ en effet ! elle y mourra le 13 février 2000 _, « ma mère s’effraya et se déroba. Peut-être avait-elle vu en un éclair, quarante ans en avance, le lieu de sa mort« , laisse échapper tout au plus la narratrice… Quelle pudeur dans l’évitement, que de légèreté de trait dans le détour pour éviter qu’apparaisse frontalement (trop complaisamment) qu’il s’agit bien là d’un « Tombeau« …

D’un auteur dont le père _ laissé à Naples _ adorait le pays, la culture et la langue de France, et pour lequel le français de Racine est le modèle enchanté de la force poétique, cet art vif d’écriture, où l’élégance, classique, efface toute trace d’effort, et sans l’ombre de l’ombre d’une vulgarité, transpire, par delà le romain, un je ne sais quoi de français, qui m’évoque, jusque dans la prestesse de l’élégance, l’art infiniment délié du portrait d’un François Couperin, dans l’énigme et le charme de ses « Pièces » à titre…

 

Du point de vue de la filiation maternelle, Elisabetta prolonge en effet les maillons continus de la chaîne du destin féminin qui torturait celle-ci _ elle, sa mère : la mère, comme déjà la grand-mère Adèle, venue de Romagne, pour ses deux filles, élevant en effet seule, elle à son tour, elle aussi, ses (deux, encore) enfants, le géniteur (quitté _ pour le premier : elle fuyant Naples _, enfui _ pour le second : lui, quittant Rome _) s’étant évanoui une fois encore _ voilà ! _ du paysage : le tremblement de terre domestique avait alors déjà eu lieu (en 1960 _ « J’ai de cet hiver un souvenir sombre et pénible, comme d’une journée de pluie ininterrompue. Ma mère parlait peu« , vient d’indiquer la narratrice). « Ma mère était seule. L’amour qu’elle avait frénétiquement poursuivi quelques années plus tôt, sans penser au lendemain, ni, au fond, à la veille, en fuyant avec moi presque nuitamment notre ville au bord de la mer«  (Naples, la ville du père, pour Rome), « avec la tromperie naïve et l’optimisme infini des amoureuses, montrait _ l’amour, donc ! _ à présent son cruel visage. L’homme qui l’avait aimée de nombreuses années, chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle, cessait soudain de l’aimer, s’évanouissait dans une menaçante et lointaine ville du Nord, où il ne resterait rien de notre précarité méridionale, pas même le souvenir, et peut-être même une mémoire condamnée.«  La formule donne à penser… De surcroît après la naissance d’un enfant : le petit frère d’Elisabetta… La narratrice n’en dira guère plus de cet épisode, sobre hors-champ justifiant minimalement la solitude lourde (et quasi définitive, en fait) qui s’ensuit, pour elles deux _ non plus, d’ailleurs, que de son (petit) frère _ simplement ce n’est pas là son sujet. Des pans de vie demeurent ainsi, comme dans Pausilippe, à l’écart _ hors-champ _, dans le restitué des travaux d’élucidation _ encore chahutés _ de l’adolescente face aux énigmes sourdes qui la menaçaient, comme _ aussi _ dans la radieuse mémoire de l’artiste accomplie d’aujourd’hui _ vainqueur de poissantes pesanteurs. Ou le grand art, ramassant et haussant d’un beau geste ample, serein, toute une vie. Admirable écriture !

« Quand à la fin du printemps 1960 nous allâmes vivre dans une petite villa tout près de la Piazza Caprera, dans un tranquille quartier un peu excentré de Rome entre le Corso Trieste et la Via Nomentana, sur les arrières de la Villa Paganini, ma grand-mère nous accompagnait, tel le moins orthodoxe mais le plus constant des anges gardiens, effarée comme toujours par cette fille à qui elle avait causé, dans son enfance, beaucoup de chagrins, et qui lui causait maintenant, à l’âge adulte, beaucoup de chagrins« . Malédiction de la répétition.

La narratrice : « Quant à  moi, j’échapperais, décidais-je alors, à ces géométries du mal, à ces symétries de la faute que je voyais agir dans ma famille, même si un dieu marionnette avait distribué les rôles et réglé l’histoire. Je mènerais une vie de travers, solitaire et asymétrique« , prévient-elle dès la page 16, « pour ne pas retomber dans cette parfaite économie de l’échange qu’organise le Malin«  _ notons la répartition des majuscules (et les s du conditionnel, démarqués du futur dans la traduction en français). La narratrice commente : « Je ne comprenais pas le malheur des adultes, c’était à mes yeux un poids que je portais injustement, un poids nuisible, et je n’attribuais même pas le nom de malheur à cette étrange contradiction« . Elle en conclut donc : « Mon amour pour ma mère se fit passionné mais discontinu _ la notation est remarquable _, je plaçai mon bureau, qui était contre le mur dans un coin de ma chambre, devant la fenêtre.«  Telle la prémisse de son devenir-écrivain. « Je travaillais en levant sans cesse la tête pour regarder au dehors _ voilà _, et, quand je pouvais sortir, j’essayais de passer le plus de temps possible loin de chez moi« … Superbe acte de naissance à la liberté pré-adulte de l’artiste. Qu’accompagne la profusion triomphante des glycines : « La glycine devint la plante héraldique de cette maison, de cette rue, de ce quartier et de ma nouvelle vie.« 

Elle ajoute : « Pour sa part, ma mère se lia d’amitié avec deux jeunes et agiles cyprès qui se dressaient devant sa chambre, à l’arrière de la petite villa. Les jours de vent, me raconta-t-elle avant de mourir _ l’incidente n’est pas anodine ! _, les branches se penchaient jusqu’à sa fenêtre, comme pour la caresser ou lui tendre la main, et elle, qui n’était certes pas cordiale avec tout le monde, étirait les bras à l’extérieur pour les saluer et répondre à leurs effusions.«  J’en témoigne, j’ai arpenté ce paisible beau quartier luxuriant de végétation, et vu ces cyprès (devenus énormes : eux aussi s’étaient épaissis !) ; que nous a montrés Elisabetta elle-même, sur le côté donnant sur le parc de la Villa Paganini _ lors du travail de notre atelier photographique « Habiter en poète« , dont les membres étaient cornaqués par l’excellent photographe bordelais (et ami) Alain Béguerie : c’était la semaine du 4 au 10 avril 2006, à Rome : Elisabetta, nous ayant donné rendez-vous, le vendredi 7, à 11 heures, Piazza Caprera, nous a montré la maison (crème) de l’appartement de sa mère, Via delle Alpi, et nous avons longuement et passionnément échangé avec elle, et sur « Entre nous«  (deux), deux heures durant, sous les grands pins tranquilles du parc de la Villa Paganini…

« L’appartement de la petite villa dans la rue en pente, à quelques mètres du rond-point de la piazza Caprera, pourvue d’un des reverbères les plus hauts de la ville« , enthousiasme aussitôt la narratrice. « C’était le début d’un après-midi de mars, ou peut-être d’avril, et, dans les jardins environnants, les arbres en fleurs répandaient une lumière claire et caressante. Comme une promesse qui sera miraculeusement tenue _ voilà. L’appartement occupait tout l’étage (le second) de la petite villa gracieuse et écaillée, si bien que les fenêtres, deux par pièce, donnaient sur tous les côtés du bâtiment.«  Et : « les fenêtres de ma nouvelle chambre avaient une nature (qui n’a rien d’éphémère) printanière et estivale. La lumière claire que diffusait l’amandier en fleur (comme dans l’ultime, sublime, Bonnard) pénétrait dans la pièce« , tout à fait emblématiquement. « La nouvelle vie qui commence, et rompt avec la tristesse des nombreux appartements précédents« , se dégage bien par là, comme dans son souvenir la narratrice le pressent, du régime précaire du provisoire… « Dans l’appartement assiégé par les fenêtres donnant sur le jardin, triomphent l’extérieur et la lumière _ oui ! radieusement ! De fait, la maison de la rue en pente était inondée de lumière. Cette lumière si effrontée et si inattendue après les pièces sombres dont je provenais (…) (remarquons la formule) semblait séparer nettement l’ancienne vie de la nouvelle. (…) La maison percée de toutes ces fenêtres marquait le triomphe de l’extérieur sur l’intérieur. Ce n’était plus une question de printemps« , marque formidablement bien la narratrice. C’est superbe. Vocation au bonheur, à la re-naissance, au présent, absolument bonnardienne, d’Elisabetta…

Si Pausilippe, vibrant constat d’autant plus désolé que parfaitement lumineux, déjà _ à la napolitaine ! alors… _, de la perte de l’enfance, dans l’éblouissement cette fois du paysage de mer (tout aussi fondamental pour l’auteur), déploie l’accident violent, de l’extraction, irréversible autant qu’irréparable, de la complexe turbulente (et très secondairement pittoresque) tribu napolitaine paternelle, à l’aune, ou en contrepoint, surtout du bousculé destin, de la fragile Fiammetta,

Entre nous est d’abord un non moins complexe, contrapointé et superbe _ à la romaine, cette fois… _ portrait de deuil de la mère, disparue en 2000 _ le dimanche 13 février, apprendra-t-on dès la première ligne de « L’Obscure ennemie« , page 9, quelques années plus tard : dans l’écriture et le travail de mémoire, par cette écriture même, incomparable, d’Elisabetta, fouaillant, tout en délicatesse, si merveilleusement finement, l’« intimité«  de son rapport complexe et vibrant, moiré, à sa mère…

En ombre principale, soulignant, en contrepoint, la figure noble mais meurtrie de la mère, s’élève encore en contrepoint et pointillés, le parcours vital d’Emilia Starita, tout aussi noble et, nous le découvrirons, meurtrie, nouvelle Bérénice, une de ces héroïnes raciniennes qu’aimait tant incarner par la voix en son cours pour ses élèves le professeur de français _ même si étrangement parmi les vers psalmodiés, chantés cités ici, nul ne provient de Bérénice  : « Je me rappelais d’autres vers, confie la narratrice, des mots qui s’étaient plantés dans ma mémoire en raison de leur son, du rythme de la phrase et de leur obscurité, une obscurité étrange et très lumineuse (…) Celui qui m’avait le plus frappée : « toujours abandonnée, étrangère partout »« , est extrait d’Iphigénie, et pas de Bérénice, comme j’avais d’abord pensé…

« Tel un cérémonial, elle _ Emilia _ tirait de son grand cartable _ le voici, le large sac (de peau) primal, originaire, modèle de celui qui ouvre le récit _ un cahier noir, l’ouvrait apparemment au hasard et se mettait à lire des mots qui demeuraient en suspens dans l’air de la classe, car elle observait des pauses fréquentes, puis elle penchait le front vers les pages du cahier pendant quelques secondes, pas tout à fait une minute peut-être, mais longtemps, si longtemps que lorsque les mots suivants s’échappaient de ses lèvres, les précédents étant déjà à l’abri _ l’abri, par l’Art, de l’éternité _ dans certaines têtes et certains cœurs, nous l’écoutions avec enchantement et terreur en tendant le visage vers le bureau pour comprendre si elle nous menaçait ou si elle nous promettait quelque chose _ la grâce d’un sublime destin ? Elle nous communiquait toujours quelque chose d’important et, j’en étais sûre, de strictement personnel. (…) « Toujours abandonnée, étrangère partout ». Ou peut-être toujours lointaine : quand quelque chose se passe mal au début, certains individus sont victimes d’une expatriation définitive _ extraordinaire formule ! (…) Pour le reste, son insistance sur cet écrivain (Racine) mise à part, elle s’intéressait, semblait-il, aux tons, aux mots extrêmes et à la vague du rythme, pareille à une litanie élégante et finale, plus qu’aux aspects littéraires et historiques, comme si ces vers étaient privés de temps, un pur prodige de la voix.«  Ou la vertu énergique du style envers l’éternité…

Et aussi, en hommage à la beauté singulière de la personne de ce professeur de français : « Les langues, je le compris alors, changent d’aspect, de son et de couleur selon les individus qui les parlent, il n’y a pas de vilaines langues et de belles langues, mais seulement des bouches et des voix. Ainsi que les corps dont ces voix s’élèvent, où elles s’incarnent, dont elle s’imprègnent, avec et dans leur histoire.« 

En contrepoint donc à la rectitude silencieuse de la mère, une fois qualifiée admirativement d’« anarchiste (sévère comme seuls les vrais anarchistes savent l’être)… Ma mère réagissait aux blessures de la vie avec hostilité ou indifférence, sans jamais baisser la tête, sans jamais s’adapter aux exigences ou aux règles des autres. Je ne l’ai jamais vue aduler ou flatter quelqu’un, elle traitait son prochain comme une reine déchue en exil« … Autre façon, admirable, d’affronter l’épreuve de l’expatriation, que celle des voisins russes du rez-de-chaussée Mnukine, à l’occasion figurants pour Fellini à Cinecitta ; ou que celle, aussi, de la malheureuse, fugace, Anastasia et de son chat orphelin…

Mais « à Rome, beaucoup de personnes vivaient aussi coupées de leurs familles et provinces, notamment dans ces quartiers _ ici passée la Porta Pia _ hors les murs : comme mes camarades de classe : chacune d’entre elles avait une patrie perdue, plus belle que la présente, un grand-père buraliste sur une petite cime des Abruzzes, à moins qu’il ne fût chauffeur dans les Marches, ne vécût dans les Pouilles, voire en Sicile. (…) Dans la ville du bord de mer (Naples) où j’avais vécu, les gens y vivaient car cet endroit leur appartenait. Or tout le monde vivait à Rome, qui n’appartenait à  personne, parce qu’il fallait y vivre en vertu d’un espoir qui n’avait pas de nom, mais seulement une faible énergie. Puis, quand je voyais les mères de ces camarades de classe qui n’étaient belles, ni laides, étrangères à la beauté et à la laideur, que personne ne leur avait enseignées, parce que les grands-parents vivaient au loin, les pères étaient souvent absents ou malades, et les mères fatiguées, trop fatiguées pour avoir ce regard bien particulier qui distingue ce qui est beau de ce qui est laid, et surtout qui donne vie à ce qui est beau et à ce qui est laid, je pensais que ces mères avaient pour patrie leurs enfants«  (page 55)… Un autre nom de la modernité.

A l’occasion et par surprise,  la narratrice prend plaisir à éprouver, distancié, le spectacle étrangement émondé, de la ville _ Rome _ (« la revoir telle que je la découvris« ) telle qu’elle l’avait vécu à leur arrivée _ de Naples _ en 1957, ou peut-être à la fin 1956 : « Je pense aux immeubles du début du XXe siècle, au crépi qui tend vers le sombre quelle que soit sa teinte, aux fenêtres surmontées d’un petit tympan horizontal, aux façades à pic sur une rue qui se transforme en sentier ménagé entre les rochers citadins. Ces rues étaient solitaires, et donc toujours lumineuses, y compris les jours de pluie, mais d’une luminosité particulière quand le soleil tapait sur les façades sombres et s’infiltrait à travers ces fenêtres sévères, au cours des nombreuses journées de soleil qui ponctuaient l’hiver, avec la tramontane, ou à l’arrivée du printemps, et surtout dans la chaleur de l’été, quand les passants, qui étaient rares, se raréfiaient encore. Du fait de leur faible nombre, justement, les passants étaient des présences envoûtées ; à mes yeux, ils animaient la rue d’une énigme passagère pour disparaître ensuite dans le néant, dans le néant de cette ville où ma mère et moi nous trouvions seules, entre nous _ nous aussi, surtout nous, menacées par le néant, échangeant des mots de consolation et d’amour pour ne pas échouer dans cet anéantissement, confondant l’amour avec la réalité.«  D’où le titre choisi pour cette œuvre : Tra noi due, Entre nous (deux)… Voilà le cadre tracé, celui d’une survie et d’une résistance, et leur musicale tension.

La narratrice à propos de sa mère : « Ce que j’aimais le plus chez elle : la fièvre des émotions constamment entretenue, qui enveloppait comme un voile magique _ poïétique, déjà… _ les petits événements au quotidien. (…) Tout ce qui était le présent et l’existant sans double fin, sans significations cachées _ pure apparence, ride sur les eaux de la vie _, tout cela était béni par son regard et la ramenait à la stupeur enfantine.«  Ô la délicatesse d’observation… « Et j’avais presque toujours été le miroir de cette enfance retrouvée. Mais bientôt cela cessa. Là où il y avait eu de la passion, il n’y eut plus alors que du silence entre nous« … L’attention aux moindres subtils passages du temps dans leurs rapports est d’une soyeuse et frémissante précision.

La narratrice en revient alors à la figure d’Emilia Starita, sur le mystère de laquelle sa mémoire se focalise et fascine : « dans la voix d’Emilia, la poésie était aussi changement de personne, anamorphose, jeu de rôles _ et de l’altérité en soi et un peu aussi par soi _, ce qui n’était pas le cas chez les autres professeurs… Les incursions dans le pays du Tendre (de Melle de Scudéry) lui permettaient aussi de reprendre son souffle, en une brève parenthèse de malice, cette légèreté qui se manifeste quand une solide galanterie éloigne la pesanteur des passions.«  Encore la vertu distanciatrice, élégante, du style… « Puis Emilia retournait aux aventures de ses personnages favoris, des aventures incompréhensibles car elle ne se souciait pas de nous en raconter l’histoire _ sinon de manière syncopée, incohérente _, mais seulement des éclairs, des fragments, la flamme noire que ces héros parvenaient à arracher au jour bref de leur vie et à entraîner dans un autre monde, dans le monde des enfers et des ténèbres du cœur, où les flammes ont beau être noires, elles demeurent des flammes et sont donc lumineuses (…) _ et j’en retirais le sentiment qu’il n’y avait de demeure possible et légitime pour les passions que dans ce bref espace entre l’œil et la page, enfin secondées par l’insistance du regard qui les contemple, ou par l’hospitalité de la voix qui se laisse captiver.«  On mesure le talent d’Elisabetta Rasy retraçant ici la préhistoire de sa vocation à la littérature, en continuité aussi, il est vrai, avec la prédilection de sa mère pour les artistes ainsi que pour la lecture…

D’autant qu’arrive au lycée Torquato Tasso de la Piazza Fiume, non loin de la Porta Pia, en début de troisième, un nouveau personnage crucial : Marco de Andreis, qui se révèle bientôt le neveu de Mademoiselle Starita : « pour une raison que j’ignore, le nom de Marco avait été associé dès le premier jour de classe à celui de sa tante, Melle le professeur Starita. » Marco devient ainsi bientôt le premier amour de la narratrice… Et eux de parcourir les vastes quartiers tranquilles, arborés et fleuris, autour de Nomentana et Trieste, poussant des pointes jusqu’aux parcs de la Villa Borghese et la Villa Glori.

Avec sa mère, « c’est le monde de la scolarité, pareil à une petite île utopique, qui devient exceptionnellement le terrain qui nous sauvait des misères de la réalité« …

Mais « l’année de la seconde, Emilia Starita ne s’était pas présentée au lycée avec les autres professeurs, à la rentrée, et ce fait n’avait été l’objet d’aucun commentaire _ de quiconque. » Plus tard seulement, la narratrice apprendra qu’Emilia et sa mère (Adelaïde) étaient mortes. Un peu plus tard encore, Elisabetta apprendra, non sans efforts, la vérité par la bouche de son professeur de philosophie (et d’histoire), le probe et idéaliste (hégelien plus que marxiste) Aldo Camerini, qui lui expliquait un peu doctoralement, la narratrice s’en amuse : « l’attention fait vivre les autres en leur prêtant l’oreille ; la curiosité est gourmande, elle dévore toutes les histoires dans l’égoïsme de leur propre voracité.«  Il la met ainsi en garde : « Ce n’est pas comme ça qu’on devient adulte, ce n’est pas en fouillant dans les secrets de famille qu’on apprend à grandir, la mémoire n’est pas un dévouement obscur au passé.«  Et : « D’où te vient cette ambition de posséder la vie des autres ? Garde-toi de la brûlure de l’ambition, et n’approche pas celle de la nostalgie. La nostalgie est inutile, tout reste. Et ce qui se perd ? Ce qui se perd finit un jour ou l’autre par resurgir. »

« Mais, ajoute la narratrice, dans la pénombre de cet appartement au rez-de-chaussée (Via della Purificazione), par cet après-midi d’été, j’étais justement vorace et curieuse« … La narratrice (et l’auteur) partage, définitivement, l’énergie vitale de sa mère, qu’elle convertit autrement _ notamment en l’écriture : inspirée ! Et la mémoire de l‘écrivain est le contraire d’un abandon, a fortiori d’une fatalité, elle est, mais bien autrement qu’avec Proust, artiste _ avec une respiration et une allure vives, sportives, bondissantes, dansées _ restituant la vie à son plus vif, dansé ! « Les petits immeubles sombres de la courte ligne droite que forme la Via della Purificazione _ la lumière stationnait en hauteur, et le crépi des murs était effacé, aux étages inférieurs, par des ombres anciennes, de vieilles pluies et des vagues de poussière d’âges différents _ constituaient alors un autre monde pour moi, un autre monde par rapport à l’ordre habituel des quartiers résidentiels et familiaux que je connaissais : c’était l’anarchie du centre de Rome, croisement de vies, pensais-je, sans hiérarchie, carrefour de secrets. » On savoure. « L’air de l’appartement était frais, tout était suspendu, la lumière, l’atmosphère, les mots, tout était atemporel. »  C’est un moment de vérité, en effet. Ponctué in fine par cette annotation : « C’était l’heure où l’après-midi romain triomphe _ oui ! _, où les murs des immeubles rendent la chaleur à la chaleur, où toute chose est vivante _ voilà ! _ dans la rue, dans le mouvement comme dans l’immobilité.«  L’arpentant inlassablement, elle aussi _ elle aussi, oui ! _, de son pas souple et de ses lestes semelles, la mère de la narratrice _ déjà ! _ n’est assurément pas la seule à aimer de passion la ville de Rome…

« Ma mère aimait le présent, mais dans tout ce qu’il a de non actuel : la lumière qui ne cesse de se renouveler, les nuances qui distinguent les jours, l’odeur de l’air qui change selon les heures et se gâte vers la mi-journée, mais qui, certains jours, de bon matin, sent la terre propre et mouillée, ou la brûlure des briques si la nuit a été chaude. Elle s’intéressait au climat (…) en commentant avec beaucoup de véhémence les humeurs des saisons et leurs irrégularités, leurs insistances et leurs subversions.«  Une brillante et sobre façon de s’éprouver vivant _ voilà ! _, dans la sensation _ se déployant magnifiquement : comme une fleur en train de s’ouvrir grand _ des passages physiques du temps, en quelque sorte, sur le fond de l’écrin splendide et impavide, ferme, tenace, constant _ un appui ! _ de Rome _ et la plus forte leçon de vie, au final.

Emilia Starita, qui demandait à l’avenir qu’il fût différent du présent, est représentative des filles de l’après-guerre : « les filles de l’après-guerre feraient des études, travailleraient, conduiraient. Elles deviendraient les amazones dévouées (de leurs mères), leur fiancé idéal (…), elles les protégeraient davantage et avec plus de proximité que les hommes ne l’avaient jamais fait. Mais pour les filles, tout était à  bâtir, tout était à inventer. C’était une des raisons pour lesquelles Emilia Starita m’avait plu« , commente la narratrice de ce récit qui est aussi roman d’apprentissage et de formation. « A la fin de l’année (de troisième), avant l’été de sa disparition (l’été 1962), elle lisait des passages entiers de son auteur favori (Racine), sans même nous les commenter. Elle déclara que le son devait nous suffire, le son nous communiquerait le sens, le sens nous permettrait de comprendre la signification, la signification nous expliquerait l’histoire, l’histoire nous amènerait à la connaissance, qui n’est autre qu’un cercle dans lequel on part d’une simple voix pour arriver à la circonférence de la planète, avec tous les soupirs et les cris qui l’habitent, et des soupirs et des cris pour atteindre la vérité la plus secrète. » Quelle intelligence de l’art : faut-il l’attribuer au personnage, au professeur de français, à Emilia ? Ou bien à la narratrice ou l’auteur, Elisabetta ? Aux deux. C’est dans tous les cas superbe de justesse. « La dernière fois que je l’avais vue, à la fin de la troisième, un matin de juin où _ c’est souvent le cas au début de l’été à Rome _ tout était scintillant, tout vous sautait aux yeux et à l’imagination. » Ou l’éternité de midi le juste. Exactement la Rome que j’ai arpentée avec bonheur ces dix jours de juillet dernier _ avec ma fille Eve, cette fois, qui allait s’installer pour six mois à Rome, effectuant un stage de « coloriste » au cabinet d’architectes de Mario Moretti, Viale Pola, tout à côté de la Villa Paganini _, justement dans le quartier profusément fleuri _ oui ! _ de la narratrice et de sa mère, parsemé de villas entre les jardins, près de la Via Nomentana et la Villa Paganini, du côté du Corso Trieste et de la Piazza Trento…

Pour refermer le contre-exemple tragique d’Emilia Starita et préciser encore la force de son aura et sa vertu de modèle d’identification _ non familialiste _ pour la narratrice, dans l’horizon de l’hommage par l’écriture à sa mère, ceci : « Les mots m’emporteront loin d’ici, avait dit à Aldo Camerini Emilia. C’est à cela que les mots servent« , commente la narratrice. « Le nom de Salvatore Starita, le père d’Emilia, le nom de son père donc, n’avait en effet jamais été prononcé dans la maison où Emilia vivait _ Elle-même se nommait ainsi Starita en vertu d’une plaisanterie du destin, ou d’une anomalie onomastique, non d’une descendance. Pour Salvatore, il n’y avait pas de mot, pas un seul mot _ depuis qu’Adelaïde, sa veuve, en son remariage avait choisi rien moins que de l’effacer totalement de sa mémoire et de celle des autres, y compris de leur fille, Emilia. Tout homme, y compris le pire, a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé, il a droit, quand il disparaît, à être nommé, ne serait-ce qu’une fois, qu’une seule fois », commente décisivement la narratrice. « Il n’en fut pas ainsi pour Salvatore, chez M. Ferrero, le nouveau mari d’Adélaïde » (et le père d’Ida, laquelle épousera l’ingénieur Attilio De Andreis _ Marco étant leur fils), apprend-elle finalement d’Aldo Camerini. « Emilia, analyse aussi la narratrice, avait décidé de faire des études littéraires pour trouver dans une autre famille les mots perdus dans la sienne (celle des Ferrero). Trouver les mots perdus.. Elle voulait aussi d’autres sons pour éprouver d’autres émotions. » Eprouver d’autres émotions. « C’est ainsi qu’elle prit la décision de s’inscrire à la faculté de lettres, en licence de littérature française. Le père d’Emilia, Salvatore, vivait lui-même en France, avant de venir à Turin. Ses parents, des paysans du Cilento, avaient émigré dans le nord de l’Europe, après l’unité de l’Italie. Nul ne savait pourquoi il avait parcouru le trajet inverse _ peut-être par nostalgie, peut-être par choix politique, peut-être par hasard. » Voilà donc quelques unes des raisons d’importance du choix et du français et de la littérature dans la vie et la carrière de celle qui devait marquer puissamment de son exemple et de son aura Elisabetta, de laquelle on détachera, pour l’appliquer à son propre rapport funéraire à sa mère : « Tout homme a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé ; et  quand il disparaît, à être nommé. » Par là l’écriture, fille de Logos et parente de Mnémosyne, poursuit avec espoir le devoir humain sacré de sépulture _ Rome étant particulièrement riche en tombeaux de marbre et inscriptions lapidaires, survivants et témoins du Passé, tenaces et fidèles.

Entre nous ou l’écriture preste, dense et profonde d’un immense écrivain, en témoignage, à son tour, de reconnaissance et fidélité.

Le dernier chapitre d’Entre nous nous ramène en 1968, dans le cimetière a-catholique du Testaccio _ « le premier cimetière que j’ai jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières (encore un modèle), où Aldo Camerini avait été accueilli (on remarque le terme) après sa mort prévisible mais subite en ce chaud mois de septembre 1968« , déclare la narratrice. La mère sera enterrée, elle, trente-deux ans plus tard, en un lieu bien différent : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta. Avec toutes ses allées qui requièrent l’usage d’une voiture, Prima Porta est une sorte de Los Angeles miniature, une sorte de highway des morts, mais qui, aussi, imprévisible, offre, au nord, une merveilleuse trouée de campagne romaine, qui, dans les belles journées, déverse _ généreusement et calmement _ lumières et couleurs aux confins du cimetière ; et dans la partie la plus ancienne, la plus prestigieuse, où se dressent les chapelles familiales, les arbres et les arbustes bien soignés ont l’exubérance enchanteresse _ oui ! _ de la végétation du Latium.«  L’auteur commente : « comme une ville, elle est désordonnée et discontinue« … A l’art (et au bonheur) de souplement les circonscrire, ces villes. Mais ces remarques sur le lieu où  repose la mère (auprès de sa propre mère, Adèle B., disparue en 1974) ne sont qu’une incise, et discrète, dans le récit, que l’auteur préfère, donc, conclure et en 1968 et au Testaccio, par le souvenir de l’enterrement de son professeur d’histoire et de philosophie du lycée, initiateur partiel, réticent et timidement gêné aux entournures, à quelques unes des vérités fortes de son histoire personnelle, à elle, par le détour du destin d’Emilia Starita  : « après avoir rendu visite, ensuite, aux tombes célèbres de Shelley (« A sea change into something rich ans strange », puis de Keats (« Here lies One Whose Name was writ in Water ») _ qu’ont rejoint chacun bien des lustres plus tard pour reposer l’éternité auprès d’eux leur plus fidèle ami _, nous nous étions arrêtés (après la cérémonie, la narratrice, accompagnée de Francesco Dionigi, un camarade des années du lycée _ Marco, lui, sans un mot en mars a fui Rome _, se promène parmi les monuments funéraires anciens) pour admirer une tombe particulièrement élégante, celle des époux Story, mari et femme« 

Voici, alors, les mots élus pour clore le récit : « Sur une grande urne, gracieuse et décorée comme un écrin, repose un jeune homme ailé. Le garçon de la tombe, Ange, ne semble pas chagriné, mais plutôt fatigué, ou endormi, comme s’il s’était assoupi dans la rue sur le premier appui trouvé, au cours d’un long voyage. Ses ailes ont légèrement glissé de ses épaules. Il a un bras abandonné contre le marbre ; l’autre replié sur le front, repose sur le toit convexe de la tombe. Mais il a aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, des sandales bien serrées, prêtes à reprendre la route. Nonobstant ses ailes, l’ange est aussi chaussé de sandales« 

Le récit d’Entre nous ouvert sur un sac de peau _ un sac de cuir fin, noir, très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple _, se referme ainsi sur des sandales de marche : « des sandales bien serrées, aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, d’un ange de marbre, prêtes à reprendre la route. » Ou de l’importance de se munir, en toutes circonstances, jusque dans l’impossible, du meilleur cuir qui soit. La maroquinerie n’est-elle pas un des célèbres savoir-faire de Rome ?..

Dans sa vibrante et chaude élégance romaine, toute d’alacrité _ oui ! _, voilà donc, autrement que chapelle ou marbre, un « Tombeau » de mots, dont la délicatesse élève très haut, et même avec magnificence, l’hommage filialement rendu _ « obtenir un peu de verdure pour la tombe de sa mère« , requiert-elle simplement au bureau de la mairie qui s’occupe des sépultures, « au lieu du stérile terrain dénudé et boueux comme un paysage sibérien, pire qu’un Orient désert, qui la reçut sans l’accueillir le jour où on l’enterra«  _, un « Tombeau » de littérature avec jardin offrant en toute saison l’exubérance de la végétation enchanteresse du Latium, pas moins, à une reine, une reine déchue, en exil, une Bérénice, par un auteur qui d’un pas libre et vif va son chemin dans la ville. Défi, tant humain qu’artistique, admirablement tenu !



On n’en comprend que mieux pourquoi la déchéance sauvage des derniers dix-huit-mois de « Madame B.« , la mère d’Elisabetta, n’ont pas pu _ et ne pouvaient certes pas ! _ être intégrés en ce « Tombeau » royal (à la noblesse altière de cette reine, certes un peu déchue, mais ô combien souveraine, jusqu’à la fin), qu’avait été, en 2002, « Tra noi due » ;

et qu’il fallait un « appendice » spécial, ce grandiose de vérité et beauté tragique, à la fois, tout uniment, qu’est, si magnifiquement fort en sa sobriété, « L’Obscure ennemie« …


Un dernier mot, en annexe :

Ce n’est pas tout à fait par hasard, ni pour rien, qu’Elisabetta Rasy a rédigé une préface pour la parution en une traduction italienne, par Gabriella Bosco, du magnifique _ c’est un essai implacable : sur l’hôpital  (tel qu’il devient de plus en plus ! et l’« inhumanité«  galopante !..) _ « Tous les enfants sauf un« , du grand Philippe Forest :
« Tutti i bambini tranne uno » _ Milano : Rizzoli, 2008…

Philippe Forest est lui aussi un éblouissant traqueur de la vérité (et beauté : sauvage !) de l’intime :

tant à propos de la perte _ par cancer _ de son enfant :

lire les sublimissimes « L’Enfant éternel » _ sur la maladie et le décès de sa petite fille _ ; et, plus encore, peut-être, « Toute la nuit » _ sur le gouffre sans fond du chagrin, sauvage ! un livre hallucinant de vérité !!! on peut comprendre que l’éditeur ait renoncé à sa publication en collection de poche ! tant pis pour ceux qui passeront à côté de ce chef d’œuvre d’« humanité«  à cause de rien que cela… _ ;

que sur des amours et ruptures difficiles : « Le Nouvel amour » _ décapant !..

Un immense auteur, pas assez reconnu : il est vrai que ce qu’il met à jour dérange considérablement le confort douillet de nos œillères bien-pensantes !!! D’aucuns trouvent ce prétendu « déballage » obscène : pas moi ! ; car lui sait affronter la toute simple vérité de la réalité intime nue et crue où et quand d’autres détournent le regard et se voilent la face…

Même si parfois, à partir de quelques indices _ à commencer par la position universitaire de Philippe Forest, certaines de ses amitiés littéraires, et même ce titre récent, mais je ne l’ai pas lu ! « L’Autofiction en théorie«  (dans lequel son œuvre est objet d’analyse !)… _, un soupçon apparaît, en quelque coin ou recoin bien retors de cervelle, qu’il pourrait, aussi, s’agir là d' »exercices » _ assez virtuoses ! certes ! et ô combien paradoxaux, si l’hypothèse s’avérait… _ autour des modalités de réalisation de l’autofiction !?!  A aller regarder de plus près… En tout cas, pour ce qui me concerne comme lecteur, je ne « marche » pas : je « cours et vole » !..


Lisez Philippe Forest ! Lisez Elisabetta Rasy !

Même s’ils sont certes assez peu proches par leur style

_ Elisabetta, « classique« , pas « baroque« , ni « maniériste«  (ni, encore moins, « romantique« ), en son écriture vibrante de tensions maîtrisées par la ligne riche et lumineuse de sa phrase, est ainsi à mille lieues de la brutalité frontale à laquelle peut, tel un boxeur qui sans cesse avance, avance, s’exposer souvent un Philippe Forest ; qui me rappelle alors l’audace expressionniste du grand et magnifique (en boxeur, lui aussi, déjà) Gottfried Benn… _,

Elisabetta Rasy et Philippe Forest sont parents assurément dans leur approche et fréquentation (sans excès de bordures précautionneuses de protection) du réel le plus intense qui soit à vivre pour un « humain » non encore totalement aseptisé, anesthésié !..

Elisabetta Rasy sur le juste et beau « Alberto Moravia » de René de Ceccaty : dans Le Monde, ce jour !

19fév

Alors que je suis en train de lire

cette passionnante suite à l' »Entre nous«  _ paru en traduction française, aux Éditions du Seuil, en 2004 _,

qu’est « L’Obscure ennemie« ,

de mon amie romaine Elisabetta Rasy,


voilà que je découvre à l’instant, en lisant le supplément littéraire du vendredi du « Monde« ,

un superbe article d’Elisabetta,

sur ce romain éminent,

que fut,

qu’est,

Alberto Moravia…

Voici ce très bel article, sous la plume si fine, élégante et justissime, d’Elisabetta Rasy : « « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie«  

_ avec mes farcissures ;

telle une conversation entre nous, même à distance : Elisabetta à Rome, Titus Curiosus à Bordeaux…

  « Alberto Moravia », de René de Ceccatty : un mélange d’extrême vitalité et de mélancolie

LE MONDE DES LIVRES | 18.02.10 | 11h05

C’est au matin du 26 septembre 1990, dans sa salle de bains, alors qu’il était en train de se raser, de bonne heure comme toujours, qu’Alberto Moravia est mort. Une chute, une mort rapide. Personne ne s’y attendait. Il était dans sa 83e année, mais paraissait fort, actif, inépuisable tel un jeune homme. Malgré des douleurs à la jambe, il venait de faire un voyage en Irlande. Toute sa vie, d’ailleurs, avait été une invitation au voyage. Notamment à partir de 1924, lorsqu’il avait rejoint, en ambulance et wagon-lit, le sanatorium _ un point crucialement basique de la vie, pour cette biographie _ de Cortina, au milieu des merveilles dolomitiques _ certes ! un cirque plus que grandiose, éblouissant, de cimes plus magnifiques les unes que les autres s’élançant en une précipitation diabolique en une compétition à l’assaut du ciel ! C’est là _ plâtré, alité, souffrant de sa tuberculose osseuse _ qu’il devait _ lui _ devenir non seulement définitivement adulte, mais définitivement écrivain _ formulation magnifique !

Dans la complète et audacieuse _ et je prends bien note de ces deux adjectifs, chère Elisabetta _ biographie qu’il lui consacre _ « ALBERTO MORAVIA« , en 678 pages… _, René de Ceccatty (1) avoue qu’il n’est pas simple d’écrire l’histoire d’un homme _ un écrivain _ qui a toujours professé sa détestation du passé _ comme si celui-ci le plombait !.. Mais, plus encore, le problème véritable, c’est ce « mélange d’extrême vitalité _ oui ! _ et de mélancolie » _ voilà ! se combattant sempiternellement, jusqu’à la chute brutale finale… _ qui caractérisait l’homme et l’écrivain. Un mélange qui aura hanté _ oui… _ sa vie comme son œuvre, engendré des malentendus, des haines même _ certes _, et émaillé son écriture partout où celle-ci s’est manifestée : romans, théâtre, cinéma, journalisme, essais, discours politiques, poèmes plus ou moins cachés… _ soit une clé…

Sauf brièvement dans sa jeunesse, Moravia ne vécut jamais à l’étranger. Mais il voyageait beaucoup. Ses mouvements avaient la précision géométrique d’un compas : une pointe appuyée sur Rome, l’autre bougeant dans l’espace : Chine, Bolivie, Japon, Etats-Unis, Inde, Russie, Londres, Paris et, finalement, l’Afrique _ avec retour. Le monde, c’était le voyage : l’autre _ c’est crucial ! _, le regard qui se détend _ en s’éloignant de sa base, de son centre : de sa boîte d’enfermement… _, le plaisir de la distance _ oui : celui du dépaysement ; ou du dé-centrement : le goût de la découverte d’une altérité un peu « vraie«  ; pas trop touristique, seulement, probablement… _, le devoir de témoigner _ aussi : de la réalité « vraie«  du monde ; et du « comparatif«  qu’il offre… ; soit une forme, mais détendue, d’un relatif « engagement«  : celui du « témoin«  qui s’essaye à la justesse du regard, peut-être… ; mais sans didactisme ; ni componction ; surtout pas !.. _, la fin de l’obsession, surtout _ « Ossessione » est aussi le titre d’un film, et majeur, de Luchino Visconti, en 1943… L’obsession, c’était Rome _ voilà ce que nous apporte ici Elisabetta, romaine aussi… _, la ville de sa famille _ mais aussi de La Famille _ voilà ! _ en tant que structure _ un concept magistral ! _ de désir et de pouvoir _, la ville de la politique italienne, la première qu’il ait connue, c’est-à-dire le fascisme. Et le fascisme pour Moravia n’était pas seulement _ voilà, voilà ! _ ce mouvement politique enfermé _ et enfermant ! plombant ! _ dans _ déjà trop longues, certes _ deux affreuses décennies _ pour nous qui le regardons de l’extérieur, de France, en l’occurrence ; le « fascisme« , et sans pratiquer de douteux amalgames (bêtes !), n’est donc peut-être pas, et loin de là, même, terminé, en Italie : même si Elisabetta ne va, certes pas (!), le dire ainsi ! oh non ! elle est toujours très discrète ! même si elle est parfaitement claire à qui lit un peu attentivement !!! _ : c’était le conformisme _ cf le roman presque de ce titre d’Alberto Moravia : « Le Conformiste« , en 1951 ; suivi du film, très beau, aussi, qu’en tira Bernardo Bertolucci, en 1970 : avec (outre la beauté sidérante de Dominique Sanda) l’interprétation assurément marquante, dans le rendu de l’infinie complexité, de Jean-Louis Trintignant… _, le visage obscur, sordide, tenace _ oui ! _ comme une maladie virale du Genius loci italien _ nous voilà loin, bien loin, au plus loin, même, des clichés touristiques, autant qu’idéologiques ! courant nos rues… Merci, Elisabetta !

Revirements et métamorphoses

René de Ceccatty ne s’est pas découragé _ il a lui aussi, me semble-t-il bien, un tropisme romain _ devant ce mélange si particulier de mélancolie et de vitalité : il l’a défié _ en s’y confrontant en son livre même. Il n’a pratiqué aucun de ces raccourcis _ vulgarisateurs (à commencer par journalistiques) _, aucune de ces interprétations qui, a posteriori, expliqueraient tout _ par généralisations grossières ; par clichés ! _ de cette contradiction incarnée _ Elisabetta, romaine, et telle que je la connais un peu, pourrait probablement en témoigner un peu, elle-même _ que fut Alberto Moravia. Il n’a _ certes pas _ occulté aucune de ses parts d’ombre : sa froideur _ le mot secoue ! et pas que peu… _ devant l’assassinat de ses cousins Carlo et Nello Rosselli, abattus par des sicaires fascistes en 1937 en France où ils s’étaient réfugiés _ cela ayant bien des rapports avec le récit, je m’en souviens assez bien, du « Conformiste« , en 1951, donc… _ ; son antifascisme passif (l’expression serait de Mussolini lui-même _ tiens, tiens ! en quelles circonstances ? ce serait à creuser : merci, Elisabetta… _) qui le poussera _ lui, si physiologiquement antitotalitariste _ à chercher protection auprès de notables du régime ou directement chez le Duce _ ah bon !?.. Il n’a pas non plus cherché à rationaliser _ a posteriori ; cf ce concept chez Vilfredo Pareto, en son « Traité de Sociologie générale«  : « Les hommes ont une tendance très prononcée à donner un vernis logique à leurs actions », au § 154, pour être précis : un « vernis«  enjolificateur_ ses revirements, ses spectaculaires métamorphoses _ voilà _, comme son engagement tardif _ jusqu’aux sièges du Parlement européen _ après que Moravia eut toute sa vie contesté l’idée même de littérature engagée _ voilà ! _ et sans cesse fait profession _ littéraire, artistique : non idéologique ! devant la « critique« , et les medias… ; peut-être auprès de Jean-Paul  Sartre, même, qui aimait tant, lui-même, venir et séjourner longuement, régulièrement, année après année, à Rome (avec Simone de Beauvoir : ils réservaient la même suite d’hôtel ; ainsi que Claude Lanzmann, par exemple, le raconte en son « Lièvre de Patagonie« …) : Sartre et Moravia ont pu se rencontrer, voire dû se fréquenter à Rome, dans ses beaux cafés de la Piazza del Popolo, par exemple ; du moins j’ose le supposer : je n’ai pas lu encore cette biographie « « ALBERTO MORAVIA« «  de René de Ceccaty… _ d’antimilitantisme.

Non, ce que nous communique avant tout le biographe, c’est, qu’il s’agisse d’amour, d’écriture, de voyage ou de politique, à quel point Moravia aura été une grande figure _ libératoire ! _, non seulement de la littérature, mais de l’histoire du XXe siècle italien _ ce n’est donc pas rien, chère Elisabetta ! De tentatives résolues et renouvelées de « désenfermement«  de la décidément trop « conformiste«  étouffante Italie…

Moravia ne se voulait pas italien _ ah ! du moins foncièrement et d’abord ; plutôt fondamentalement un artiste ! en sa singularité non socio-historique ! ou non sociologique, si l’on préfère… _ mais, hasard du destin, il aura été _ intimement, en quelque sorte, tant comme homme que comme auteur, comme artiste _ impliqué _ comme René de Ceccatty le montre bien, en accordant beaucoup d’attention au contexte historique et à ses acteurs _ dans tous les événements, souvent dramatiques (ou tragiques), qui ont accompagné la naissance de la modernité italienne _ c’est important ! Son écriture en est comme le sismographe raisonné _ bien bel hommage à l’écrivain ; et aussi, par là, au biographe qui sait si bien le révéler ! Moravia avait _ à ses propres yeux _ deux missions : sauver la culture, et d’abord la littérature, unique objet de sa foi _ voilà ! Et, plus encore, sauver l’Italie, la sauver d’elle-même et des Italiens _ et ici, c’est l’accent (et la teneur) même de la voix, douce et discrète, mais claire, ferme et nette, de mon amie Elisabetta que je perçois très audiblement, sans jamais aller jusqu’à l’éclat… _, c’est-à-dire du conformisme _ et de son enfermement, comme dedans une boîte au couvercle de plomb ! un concept par conséquent crucial, que ce « conformisme« , en tout son œuvre ! pas seulement pour le seul roman de ce titre de 1951 ! _ qui mêle en un cercle infernal l’hypocrisie et la Mafia _ voilà ! d’où Emberlificoni : cf mon article du 12 décembre 2009 : « L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de “Julie ou la Nouvelle Héloïse”« , en hommage à Martin Rueff (qui partage son temps entre Paris et Bologne)…

Dans cette vaste entreprise biographique _ qui est loin de n’être qu’une histoire intellectuelle _ on l’entend bien _ de Moravia _, j’ai apprécié _ en témoin (et amie) privilégiée, à Rome même : le compliment, alors, n’est pas mince !!! _ beaucoup de choses : la richesse de la documentation, la lumière projetée sur des personnages ou des relations peu connus de sa vie, l’analyse de textes majeurs ou mineurs. Mais ce que j’ai surtout aimé, c’est le ton _ voilà _ du biographe qui ne cède ni à l’emphase de l’admiration ni à la froideur critique _ qui donne à « vraiment » approcher et peut-être connaître, donc… C’est le ton de quelqu’un qui s’interroge _ c’est ainsi que l’on avance en sa compréhension : cf Gaston Bachelard ; ou Karl Popper… _, toujours avec respect _ à distance adéquate _, sur ce qu’il découvre _ strate après strate _ dans ses fouilles _ patiemment. Le ton de la discrétion _ celui, aussi, d’Elisabetta elle-même ; et avec quelle élégance ! _ qui fut, malgré sa vie excessive _ c’est-à-dire passionnée (et non sans les tourments de contradictions sans résolutions tranchées définitives) _, l’une des plus séduisantes qualités de Moravia.


« ALBERTO MORAVIA«  de René de Ceccatty. Flammarion, « Grandes biographies« , 678 p., 25 €.…(1) René de Ceccatty collabore régulièrement au « Monde des livres« .

Elisabetta Rasy

Article paru dans l’édition du 19.02.10…

Un article très éclairant ; et pas que sur Alberto Moravia…

Sur l’Italie endémique, si j’ose le dire ainsi…

En attendant que je termine ma lecture de « L’Obscure ennemie » ;

j’en suis à la page 65 : le livre en comporte 130…


Titus Curiosus, ce 19 février 2010

Le livre va-t-il « survivre » à Internet ? une « alerte » et une stratégie de « riposte » de Bruno Racine (cf aussi Roger Chartier…)

31oct

Un très intéressant article dans l’édition de ce samedi 31 octobre du « Monde » _ « Il ne faut pas édifier de ligne Maginot«  _ « sous la plume » (ou par les doigts sur le clavier…) de Bruno Racine, Président de la Bibliothèque nationale de France ;

juste après une « libre opinion » passionnante dans ce même « Monde » il y a quatre jours _ intitulée « L’avenir numérique du livre«  _ par Roger Chartier,

Président du Conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France, ce très grand « historien des pratiques culturelles (qui) a pris pour objet principal de son étude la lecture, ainsi que le livre sous l’Ancien Régime et dans les temps modernes, y compris dans leurs aspects les plus matériels (diffusion, sociétés de pensée, bibliothèques, académies, imprimeries, etc.)« , auteur des « Origines culturelles de la Révolution française«  (aux Éditions du Seuil, 1990, réédité depuis), suivi de nombreux travaux scientifiques comme « Culture écrite et société. L’ordre des livres (XIVe -XVIIIe siècle) » (aux Éditions Albin Michel, 1996) ou « L’Histoire de la lecture dans le monde occidental » (avec Guglielmo Cavallo, aux Éditions du Seuil, 1997-2001)…

et dans le champ des explorations lucidissimes d’un Bernard Stiegler _ par exemple dans l’important « Pour en finir avec la mécroissance«  (avec les contributions éclairantes d’Alain Giffard et de Christian Fauré, aux Éditions Flammarion en 2009) ; cf mon article du 31 mai 2009 : « Très fortes conférences…«  _

et d’un Régis Debray en son « labourage » méthodique de la « médiologie » _ « Cahiers de médiologie : une anthologie« 

Voici cette contribution à l’action de connaissance, ainsi qu’au débat, de Bruno Racine, ce jour _ avec mes farcissures ! (ou sans : « Il ne faut pas édifier de ligne Maginot« , au choix…) _ :

« Après avoir bouleversé les industries de la musique et de l’audiovisuel, la lame de fond numérique _ voilà la « révolution en marche » !.. pas rien qu’un tsunami ponctuel ! une irréversible fractale qui modifie sans retour toute la géographie installée des continents !.. _ aborde au rivage du livre. Ne pleurons pas la fin d’un monde : l’histoire de l’écrit _ cf Roger Chartier et Régis Debray, passim _ est jalonnée d’évolutions techniques _ successives ; Bernard Stiegler renvoie régulièrement au travail-maître de Sylvain Auroux « La révolution technologique de la grammatisation« , paru aux Éditions Pierre Mardaga, le 1er avril 1995… _ qui en ont modifié le support, le contenu et les modes de lecture _ un objet d’analyse passionnant ! et aux enjeux (« civilisationnels« ) assez considérables (cf Bernard Stiegler…) que ces « modes de lecture«  ; ainsi que leur(s) « déstabilisation« (s) _, entraînant dans leur sillage les mutations culturelles et économiques successives qui fondent _ de fait ? de droit ? _ notre civilisation _ pouvant aussi l’effondrer ?.. Et ce ne sont pas (jamais) tout à fait les mêmes (personnes, classes, institutions, États, etc… : en tout cas des forces qui avancent leurs pions, se taillent des territoires…) qui en « profitent«  ; ou en subissent les conséquences… Des batailles féroces se livrant sur ces « champs » : « réformes«  (et « contre-réformes« ), « révolutions » (et « contre-révolutions« ), etc… Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle étape de cette histoire. Les maillons traditionnels de ce qu’il est convenu d’appeler en France « la chaîne du livre » s’en trouvent bousculés _ et doivent y réagir ; envisager, sinon une riposte, du moins une stratégie, non seulement de « survie » plus ou moins « précautionneuse« , mais d’« adaptation« , ou plutôt « accommodation«  (un distinguo crucial !) offensive ; de « mise à profit » (et « conquête » !) : en déterminant, au-delà simplement des moyens à mettre en œuvre, les finalités (essentielles !) à servir ; et selon quelles priorités (ou hiérarchie) !!!

L’arrivée en Europe du Kindle d’Amazon, l’annonce par Google de l’ouverture prochaine d’un service de librairie en ligne _ et à rien moins que l’échelle du monde : instantanément, quasiment, ainsi « googelisé » ?.. _ et, bien plus largement, la révolution de l’accès au savoir _ sans tri ? sans le tamis de quelque « krisis » (= une « critique« … ; relire, après le « Socrate«  rendu à jamais (en dépit de ses propres arguments : éternisés, in « Phèdre« , contre l’écrit !) accessible, en sa « voix« , par les « Dialogues«  de Platon (qui envisage et œuvre pour une autre forme de pouvoir ! que celle de Socrate…) ; relire, donc, Kant : sa décisive « Critique du jugement«  !..) ? _ rendue possible par les nouvelles technologies de l’information et de la communication _ Bernard Stiegler préfèrant, quant à lui, substituer à ces expressions (« obsolètes« , dit-il) celles de « technologies cognitives et culturelles«  _ suscitent des inquiétudes _ voire des paniques _ parmi lesquelles il importe de faire le tri _ voici l’apport que se propose de nous offrir en cet article Bruno Racine. Le numérique invite à reconsidérer la définition même de l’objet livre _ peut-être : en sa matérialité physique, manipulable : tourner ses pages au rythme de lecture et de notre œil et de notre intellect, du moins… _ et à repenser l’écosystème _ vaste, riche, complexe ; matérialisé, lui aussi, notamment, en des murs d’« entreprises«  ayant pignon sur rue ; investies dans de la pierre aussi… _ qui s’est construit autour de lui. La numérisation massive des fonds conservés par les bibliothèques _ oui ! _ et l’usage qui en est fait _ plus encore : il s’agit bien sûr de « services » (plus ou moins publics ou privés, aussi : les enjeux socio-politiques en sont considérables ! et « civilisationnels« , je ne dis pas !!! cf le jeu des forces qui s’y empoignent, à commencer électoralement ! mais à quels degrés de conscience ??? bien divers…)… _ par des opérateurs privés _ nous y voici ! et voilà ce qui mobilise aujourd’hui, en cet article-ci, et la réflexion et la plume de Bruno Racine _ transforment notre rapport _ à tous et à chacun : lecteurs alphabétisés (et plus ou moins « cultivés« , au participe passé, et « se cultivant« , au participe (actif et créatif !) présent !.. y compris ces « oisifs qui lisent«  que Nietzsche, en son indispensable (« Ainsi parlait Zarathoustra _ un livre pour tous et pour personne« , Livre premier, chapitre « Lire et écrire« ), disait « haïr«  !.. : « je hais les oisifs qui lisent«  ; et « se crétinisent« , pourrions-nous préciser ; même si des moyens beaucoup plus performants en vitesse (audio-visuels) ont été depuis mis en place pour y aider… _ au patrimoine écrit _ que gèrent, notamment, des bibliothèques telle que celle (Nationale de France) dont Bruno Racine a présentement la responsabilité politique…


Parallèlement, les liseuses, téléphones intelligents et ordinateurs de poche se multiplient et offrent des supports de lecture supplétifs _ voilà _ du livre papier dont on aurait tort toutefois de prédire la disparition prochaine _ en effet : à preuve par l’exemple : une librairie performante comme la librairie Mollat est, en ce temps de crise, assez richement « achalandée«  ; on afflue en ses nombreuses allées… Enfin, la place prise dans l’économie de la culture par les grands opérateurs privés du numérique _ voilà ! _ et leur pénétration rapide _ oui _ des marchés français et européens abolissent les frontières des métiers du livre _ certes _ et en ébranlent les fondements économiques et juridiques _ un fait très important : une dynamique qui ignore le vide en s’y engouffrant…

Prenons garde à ne pas tomber dans la déploration prématurée _ sans rien faire contre ce qui la menace ? cf à nouveau Bernard Stiegler, « Pour en finir avec la mécroissance » et « Prendre soin _ de la jeunesse et des générations » ; même si celui-ci ne se tient certes pas dans le registre de la « déploration«  ! ni de l’inactivité !.. ce n’est pas un « mélancolique«  _ de la mort de la lecture attentive _ s’en soucier, cependant : à l’école ! tellement esquintée, cette école ; si peu (et mal) centrée sur l’activité exigeante et formatrice d’actants authentiquement dynamiques !.. _, de l’agonie des circuits de distribution et de médiation classiques _ l’édition, les librairies _, voire de la fin programmée de l’exception culturelle française _ assez mal en point sous les coups de boutoir des auto-prétendus « réalistes » « aux manettes«  en France comme à l’Union Européenne (et ailleurs aussi…)… _, sans voir aussi dans cette nouvelle donne _ offerte et imposée par les applications avancées de ces applications inventives et pragmatiques, elles-mêmes, du numérique _ un formidable élan vers des formes d’expression, de création et de partage inédites _ en effet ! à commencer par un blog tel que celui-ci !..

Nouvelle donne

Il n’y a là nul angélisme : le numérique interpelle _ dynamiquement ! _ la chaîne du livre et ses acteurs traditionnels _ et met au défi les ressources du « génie » (= l’ingéniosité ; appuyée sur l’ingénierie…) pour y « répondre » efficacement : autrement que par quelque « ligne Maginot » (en 39-40 ; lire ici Marc Bloc : « L’Etrange défaite«  : admirable analyse de la défaite…), si l’on s’appuie déjà sur la métaphore (militaire) du titre de l’article, mise en avant par Bruno Racine en son titre ici… La législation sur la propriété littéraire et le système de rémunération des auteurs ne pourront rester immuables _ sans doute. La question du prix du livre numérique, les modalités de réutilisation et de partage des fichiers, leur protection et leur sauvegarde, ou encore l’interopérabilité de leurs formats constituent autant d’enjeux majeurs _ certes ! _ qui doivent faire l’objet d’une concertation _ dont l’ordre est à préciser ! _ avec les pouvoirs publics _ à quel échelon ? que sont-ils ? que valent-ils (en terme de « démocratie« , veux-je dire…) ? _ et ne peuvent _ en droit ? selon quels fondements ? une question aussi « à creuser » d’urgence ! au secours Antoine Garapon ! et Mireille Delmas-Marty ! _ faire les frais _ certes ! _ de règles imposées _ sans répliques… _ par les seuls opérateurs privés _ qui ont aussi le bras assez long politiquement (cf les lobbies de Bruxelles, aussi ; et d’ailleurs…). La nouvelle donne numérique _ s’installant ainsi très vite _ implique de redéfinir _ et très urgemment _ les liens qui unissent ces acteurs _ certes ! « embarqués« , volens nolens, sur un même bateau… La Bibliothèque nationale de France (BNF) s’y est attelée depuis plusieurs années _ dont acte, Monsieur le Président…

Le signalement d’ouvrages de l’édition contemporaine dans « Gallica« , qui met en place une offre légale et payante de contenus sous droits, participe d’une volonté d’établir de nouveaux modèles économiques _ oui _ et de contribuer à fédérer _ certes : un concept utile… (en phase de faiblesse…) _ la chaîne du livre français. Les discussions menées _ maintenant _ par la BNF avec des partenaires privés s’inscrivent dans le dialogue nécessaire _ vitalement ! _ avec les nouveaux acteurs du numérique _ partenaires de « négociations«  devenus (bien) « obligés«  _ et ne constituent en aucun cas un renoncement _ nous notons bien le distinguo… _ à ses missions de service public _ officielles ; statutaires _ qui consistent notamment à diffuser ses fonds patrimoniaux _ un bien public fondamental, en effet.

Qu’ils s’appellent Google ou Amazon, les géants du numérique ont su _ de fait ! _ séduire l’internaute _ sur un marché d’offre « libre«  Ils font peur parce qu’ils sont dotés de moyens financiers sans commune mesure _ sur le marché de fait (voire la « guerre« ) de la concurrence _ avec les nôtres, et parce que leurs desseins, en profondeur _ voilà le principal : les finalités sous-jacentes ; et le plus souvent masquées : hors d’atteinte des décisions (et d’abord débats) politiques authentiquement (ou même pas, d’ailleurs !) « démocratiques«  !!! _, diffèrent de nos attentes. Alors, menace, concurrence ou complémentarité ? Tout dépendra du rapport de forces _ voilà ! et celui-ci dépend de ce que font (et avec quel succès) ou ne font pas (ou font mal) les divers « acteurs » de ce jeu (qui s’impose à eux) en situation (au départ du moins) défensive ; réagissant (avec un petit temps de retard) aux offensives d’autres, plus entreprenants et avec de remarquables succès… Ce qui est certain, c’est que l’on ne répondra pas à ce défi _ en effet _ en édifiant d’improbables « lignes Maginot« , comme l’a dit le ministre de la culture, Frédéric Mitterrand _ le ministre de tutelle de Bruno Racine ; et dont l’oncle avait pu lire le « Vers l’armée de métier » d’un certain Charles de Gaulle, publié en 1934...

En France et en Europe, les libraires, les éditeurs, les bibliothèques sont loin d’être démunis _ certes _ : leur histoire, leur savoir-faire, leurs fonds sont des atouts de poids, mais ces atouts risquent d’être très amoindris _ voilà une donnée conjoncturelle, ou circonstancielle, si l’on veut, importante en une « guerre de mouvements » comme celle qui fait l’objet de l’article (et des soins, sur le terrain, plus encore !) de Bruno Racine… _ si chacun agit en ordre dispersé. La lame de fond numérique n’a pas encore _ voilà _ déferlé sur la chaîne du livre _ dont les maillons ont une « solidarité » factuelle ! _, mais tous les signes précurseurs sont là _ avec la conséquence que « à bon(s) entendeur (s), salut !«  Si, grâce à l’engagement de l’Etat et de l’Union européenne, les différents acteurs savent s’unir _ est-ce donc un « savoir » difficile ? y aurait-il, aussi, « des loups » déjà « dans la bergerie«  ?.. _ sur des positions communes _ et lesquelles ?.. _, il sera possible de faire prévaloir _ voilà ! _ la diversité des contenus _ une donnée factuelle, sinon « de droit« , importante jusqu’ici des cultures européennes _ et le rayonnement de notre culture » _ menaçant, lui, d’être de plus en plus « éteint«  ; toutefois, on peut aussi s’inquiéter du précédent de ce que déjà la France ou l’Europe n’a (ou n’ont) pas su faire dans l’immédiat après-guerre sur le front de l’industrie cinématographique (face à  l’entreprise « Hollywood« ) ; je me souviens bien d’avoir entendu, il y a quelques années à Mérignac, au « Pin Galant« , une intervention particulièrement judicieuse sur ce fait historique-là de Catherine Lalumière, lors d’une « rencontre« , autour de l’« Europe de la culture« , organisée par Sylviane Sambor (et le « Carrefour des Littératures« ) ; étaient présents aussi, je me souviens, José Saramago et Eduardo Lourenço…

Titus Curiosus, ce 31 octobre 2009

Post-scriptum :

A cet article (d' »alerte«  :

en faveur d’une action véritablement « commune » des acteurs concernés)

de Bruno Racine,

je joins ici l’article de Roger Chartier cité plus haut,

« L’avenir numérique du livre«  _ toujours avec mes farcissures ;

ou sans : « L’avenir numérique du livre« , au choix…) _ :

« Googlez « google » sur Google Recherche dans www.google.fr : l’écran indique la présence du mot et de la chose dans « environ 2 090 000 000 » documents. Si vous n’êtes pas inquiet du sacrilège, renouvelez l’opération en googlant « dieu » : « environ 33 000 000 » de documents vous seront alors proposés.

La comparaison suffit pour comprendre pourquoi, ces derniers mois ou ces dernières semaines, tous les débats à propos de la constitution de collections numériques ont été hantés _ voilà ! _ par les incessantes initiatives _ de légitimité à examiner _ de l’entreprise californienne. La plus récente, annoncée il y a quelques jours à la Foire du livre de Francfort, est le lancement de la librairie numérique payante Google Edition, qui exploitera commercialement une partie des ressources accumulées dans Google Books.

L’obsession « googlienne« , aussi légitime soit-elle, a pu faire oublier certaines des questions fondamentales _ ce sont celles-là que Roger Chartier commence dans cet article-ci à inventorier _ que pose la conversion numérique _ cf « La Grande conversion numérique«  de Milad Doueihi, aux Éditions du Seuil _ de textes existant dans une autre matérialité, imprimée ou manuscrite. Cette opération _ de numérisation _ est au fondement même de la constitution de collections numériques permettant l’accès à distance des fonds conservés dans les bibliothèques.

Bien fou serait celui qui jugerait inutile ou dangereuse cette extraordinaire possibilité offerte à l’humanité. « Quand on proclama que la bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant », écrit Jorge Luis Borges _ in « La Bibliothèque de Babel« , dans le (grand !) recueil « Fictions«  _ ; et c’est une même immédiate félicité que produit la nouvelle Babel numérique. Tous les livres pour chaque lecteur, où qu’il soit : le rêve est magnifique, promettant un accès universel aux savoirs et à la beauté _ wow !

Il ne doit _ cependant _ pas faire perdre raison. Le transfert du patrimoine écrit d’une matérialité à une autre n’est _ certes _ pas _ en effet _  sans précédents _ historiques. Au XVe siècle, la nouvelle technique de reproduction des textes _ par l’imprimerie _ se mit massivement au service _ forcément ! _ des genres qui dominaient _ déjà _ la culture du manuscrit : manuels de la scolastique, livres liturgiques, compilations encyclopédiques, calendriers et prophéties.

Dans les premiers siècles de notre ère, l’invention du livre qui est encore le nôtre, le codex, avec ses feuillets, ses pages et ses index _ un tournant décisif _, accueillit dans un nouvel objet les écritures chrétiennes et les œuvres des auteurs grecs et latins. L’histoire n’enseigne _ cf déjà Hegel… _ aucune leçon, malgré le lieu commun, mais, dans ces deux cas, elle montre un fait essentiel pour comprendre le présent, à savoir qu’un « même » texte n’est plus le même _ voilà !!! _ lorsque change le support de son inscription ; donc, également, les manières de le lire et le sens que lui attribuent ses nouveaux lecteurs _ soient ses « réceptions » actives ; soit toute une « constellation«  vibrionnante cruciale (= « contextuelle«  mouvante…) tout « autour«  de ce « texte« 

Les bibliothèques _ professionnellement, en quelque sorte… _ le savent, même si certaines d’entre elles ont pu avoir, ou ont encore, la tentation de reléguer loin des lecteurs, voire de détruire, les objets imprimés dont la conservation semblait assurée par le transfert sur un autre support : le microfilm et la microfiche d’abord, le fichier numérique aujourd’hui. Contre cette mauvaise politique, il faut rappeler que protéger, cataloguer et rendre accessible (et pas seulement pour les experts en bibliographie matérielle) les textes dans les formes successives ou concurrentes qui furent celles où les ont lus leurs lecteurs du passé, et d’un passé même récent, demeure une tâche fondamentale _ une mission de « droit«  universelle… _ des bibliothèques _ et la justification première _ voilà ! _ de leur existence comme institution et lieu de lecture _ publics ! et « universels«  (« de droit«  !)…

A supposer que les problèmes techniques et financiers de la numérisation aient été résolus ; et que tout le patrimoine écrit puisse être _ très effectivement _ converti sous une forme numérique, la conservation et la communication de ses supports antérieurs n’en seraient pas moins _ elles aussi _ nécessaires _ « de droit«  ! donc… Sinon, le « bonheur extravagant » promis _ aux « lecteurs » les plus curieux et boulimiques, du moins ; tels un Borges ; ou un Bioy… _ par cette bibliothèque d’Alexandrie enfin réalisée se paierait au prix fort de l’amnésie _ on ne peut plus effective : dans les têtes de millions de personnes !.. pas aussi curieuses, ni boulimiques qu’un Borges… _ des passés qui font que les sociétés sont ce qu’elles sont.

Et ce d’autant plus que la numérisation des objets de la culture écrite qui est encore la nôtre (le livre, la revue, le journal) leur impose une mutation bien plus forte _ aujourd’hui _ que celle impliquée _ jadis _ par la migration des textes du rouleau au codex. L’essentiel _ nous y voici !!! _ ici me paraît être la profonde transformation de la relation _ à effectuer ! par le « lecteur«  effectif… _ entre le fragment et la totalité _ cette dernière se trouvant alors « oubliée« , effacée des esprits ainsi « oublieux« 

Au moins jusqu’à aujourd’hui, dans le monde électronique, c’est la même surface illuminée de l’écran de l’ordinateur qui donne à lire les textes, tous les textes _ identiquement, ainsi… _, quels que soient leur genre ou leur fonction _ sans nul « relief« , ni « hiérarchie«  Est ainsi rompue la relation _ effective… _ qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement des objets, des genres et des usages _ avec reliefs et hiérarchies, précisément ; rappelés par la matérialité même des « supports » et des « cadres » (de l’opération de « lecture« ) forcément sensiblement perçus… C’est cette relation qui organise les différences immédiatement perçues _ voilà ! par des personnes qui en soient (vraiment !) ; soient des « lecteurs« , et pas de simples « déchiffreurs » (d’« informations« ) _ entre les différents types de publications imprimées _ proposées ! _ et les attentes _ esquissées, avancées, construites _ de leurs lecteurs _ actifs _, guidés dans l’ordre ou le désordre des discours par la matérialité même _ voilà ! _ des objets qui les portent _ matériellement _ cf dans cet « ordre de choses« , la difficilement résistible expansion actuelle des feuilles de journaux « gratuits« 

Et c’est cette même relation qui rend visible _ au « lecteur«  un peu plus que « déchiffreur«  _ la cohérence _ et « consistance«  aussi … _ des œuvres _ au-delà de la « page«  lue _, imposant la perception _ par le « lecteur«  _ de l’entité textuelle _ intégrale _, même à celui qui n’en veut lire que quelques pages. Dans le monde de la textualité numérique, les discours ne sont plus inscrits dans des objets _ matériels spécifiques : le livre, la revue, le journal, etc… _, qui permettent de les classer, hiérarchiser _ voilà _ et reconnaître dans leur identité propre _ voire singulière. C’est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés _ épars, quasi brisés (schizophréniquement…)… _, indéfiniment recomposables _ en d’infinies alternatives (kaléidoscopiques !) dénuées le plus souvent de tout « relief« _, sans que soit nécessaire ou désirée _ ni même seulement envisagée !.. par qui « déchiffre«  à la va-vite… _ la compréhension de la relation qui les inscrit _ voilà ; et les « relie » avec une certaine « consistance » ainsi... _ dans l’œuvre dont ils ont été extraits _ ou « coupés«  (« schizés« …) : la signification même de la réalité (et « consistance« , donc) d’une « œuvre » pouvant aller, même, jusqu’à être « perdue de vue« , « noyée« 

On objectera qu’il en a toujours été ainsi dans la culture écrite, largement et durablement construite _ in concreto _ à partir de « recueils » d’extraits, d' »anthologies » de lieux communs (au sens noble de la Renaissance), de « morceaux choisis« . Certes. Mais, dans la culture de l’imprimé, le démembrement _ voilà ! la « mise en pièces«  par charcutage… _ des écrits est accompagné de son contraire _ tout aussi effectif _ : leur circulation _ physique _ dans des formes qui respectent leur intégrité et qui, parfois, les rassemblent _ toujours physiquement ; pour commencer, du moins… _ dans des « œuvres« , complètes ou non. De plus, dans le livre lui-même, les fragments sont nécessairement, matériellement, rapportés à une totalité textuelle, reconnaissable _ matériellement, donc _ comme telle..

Plusieurs conséquences découlent de ces différences fondamentales _ entre le jadis (le codex, puis le livre imprimé) et le maintenant « numérique«  L’idée même de « revue » devient incertaine, lorsque la consultation des articles n’est plus liée à la perception immédiate d’une logique éditoriale _ entreprise par un éditeur ou une équipe éditoriale : « responsable« … _ rendue visible _ in concreto _ par la composition de chaque numéro ; mais est organisée à partir d’un ordre _ seulement _ thématique _ inerte _ de rubriques. Et il est sûr que les nouvelles manières de lire _ le plus souvent proches du déchiffrage minimal… _, discontinues et segmentées _ kaléidoscopiques _, mettent à mal les catégories qui régissaient le rapport _ activement pensé, lui… _ aux textes et aux œuvres, désignées, pensées _ voilà ! _ et appropriées dans leur singularité et cohérence _ et mises en relation à des « auteurs« , responsables de leur signature, en bout de « ligne«  de ces diverses opérations et « acteurs« 

Ce sont justement ces propriétés fondamentales de la textualité numérique et de la lecture face à l’écran _ tels étant les facteurs à prendre ici en compte _ que le projet commercial de Google entend exploiter _ à divers égards. Son marché _ c’est là sa logique dominante ! _ est celui de l’information _ ponctuelle (et rapide : « Time is money«  ; comme « Money is time« ) ; pas celui de la pensée, de la méditation, de la réflexion, de la culture critique « filée« Les livres, tout comme d’autres ressources numérisables, constituent un immense gisement _ quasi immédiatement disponible _ où elle _ cette « information« , donc _ peut être puisée _ et livrée telle quelle, plus ou moins (et plutôt plus que moins…) brute… Comme l’a écrit Sergey Brin, l’un des cofondateurs de l’entreprise _ Google _ : « Il y a _ en soi, déjà là… _ une fantastique quantité _ juteusement intéressante ! _ d’informations dans les livres. Souvent, quand je fais une recherche _ au moins thématiquement « active » !.. _, ce qui se trouve _ déjà ; « placé«  là (pas n’importe comment !) par un « auteur«  : en effet !.. _ dans un livre est cent fois au-dessus de ce que je peux trouver sur un site électronique » _ faute de « vrais » « auteurs » ; de « vraies » « personnes« , commenterais-je…

De là, la perception immédiate et naïve de tout livre, de tout discours comme une banque de données _ la métaphore est déjà parlante… _ fournissant les « informations » à ceux qui les cherchent. Satisfaire cette demande et en tirer profit, tel est le premier but _ pragmatique à très court terme (faute de « patience«  sollicitée…) ; et très juteux : pour l’entreprise au premier chef ! _ de l’entreprise californienne ; et non pas construire une bibliothèque universelle _ à la Borges de la nouvelle de « Fictions«  _ à la disposition de l’humanité.

Google ne semble d’ailleurs pas très bien _ technologiquement _ équipé pour le faire, à en juger par les multiples erreurs de datation, de classification et d’identification produites par l’extraction automatique _ certes : algorithmique… _ des données et relevées avec ironie par Geoffrey Nunberg _ dans son article « Google’s Book Search: A Disaster for Scholars«  _ dans The Chronicle of Higher Education du mois d’août _ le 31 août précisément. Pour le marché de l’information, ces bévues sont secondaires _ statistiquement négligeables eu égard à la somme (= foultitude !) des « services rendus«  informationnels… Ce qui importe, c’est l’indexation et la hiérarchisation des données et les mots-clés et rubriques qui permettent d’aller au plus vite _ le temps et l’argent pressent !.. _ aux documents les plus « performants » _ « thématiquement » (et non « problématiquenent« , pour reprendre un distinguo très utile d’Élie During _ cf mon article du 17 avril 2009 : « élégance et probité d’Elie During…« … ;

voici la citation : « La pensée a une forme, mais elle doit se comprendre dans toute son extension, de façon à y inclure formats et dispositifs, gestes et procédés _ disait Elie During _ : c’est là le facteur décisif ; ce qui distingue irrémédiablement une problématique (effective : dynamisante !) d’une thématique (inerte ; et par là stérilisante, plombante : aveugle et sans filiation en aval) ; problématique où se donne à ressentir (et retentir, pour commencer) la complexité en jeu des modalités actives de l’espace et du temps, tout d’abord » ; fin de la citation de cet article du 17 avril…),

selon la satisfaction « de fait«  (et non « de droit«  !..) des « usagers« 

Cette géniale découverte d’un nouveau marché _ fructueux pour l’entreprise initiatrice _, toujours en expansion, et les prouesses techniques qui donnent à Google un quasi-monopole sur la numérisation de masse ont assuré le grand succès et les copieux bénéfices _ voilà ! tel étant l’« étalon«  de mesure de la valeur (marchande) ! _ de cette logique commerciale. Elle suppose la conversion électronique de millions de livres, tenus comme une inépuisable mine d’informations  _ voilà…

Elle exige, en conséquence, des accords passés ou à venir avec les grandes bibliothèques du monde _ principaux « lieux«  (et aisément repérables !) de ce « gisement« _, mais aussi, comme on l’a vu, une numérisation d’envergure _ c’est la « somme » totale qui « compte«  ; on ne regarde pas tant au « détail« … ; le raisonnement, quantitatif, fonctionne sur de « grandes masses«  _, guère préoccupée par le respect _ et selon quelles normes de droit ? là où tout, « sans tabous« , « se négocie » et « se marchande«  _ du copyright ; et la constitution d’une gigantesque base de données, capable d’en absorber d’autres et d’archiver _ aussi : vive la capacité mémorielle simplement algorithmique !… _ les informations les plus personnelles sur les internautes _ = un gigantesque fichier (à exploiter, comme à vendre…) de clients potentiels !.. _ utilisant les multiples services proposés par Google.

Toutes les controverses actuelles _ qui agitent les divers « acteurs » de ce « jeu«  aux enjeux capitaux ! du devenir et du « livre«  et de la « lecture«  elle-même… _ dérivent de ce projet premier _ de Google. Ainsi, les procès faits par certains éditeurs (par exemple La Martinière) pour reproduction et diffusion illégales d’œuvres sous droits ; ou bien l’accord passé entre Google et l' »Association des éditeurs » et la « Société des auteurs » américains, qui prévoit le partage des droits demandés pour l’accès aux livres sous copyright (37 % pour Google, 63 % pour les ayants droit)… Ce « settlement » inquiète _ en effet _ le Department of Justice puisqu’il pourrait constituer une possible infraction à la loi antitrust ; et il reviendra le 9 novembre devant le juge new-yorkais chargé de le valide _ puis à la Cour suprême des Etats-Unis…

Ou encore, le lancement spectaculaire de Google Edition, qui est, en fait, une puissante librairie numérique _ « en ligne« _ destinée à concurrencer Amazon dans la vente _ on ne peut plus effective… _ des livres électroniques. Sa constitution a été rendue possible par la mainmise de Google _ déjà _ sur cinq millions de livres « orphelins« , toujours protégés par le copyright _ certes _, mais dont les éditeurs ou ayants droit ont disparu _ et ne se plaindront donc pas ! _, et par l’accord qui légalisera _ par transaction « amiable«  _, après coup, les numérisations pirates _ d’abord « illégales » ; mais plus ensuite de cela : merci les avocats et les juges…

Les représentants de la firme américaine courent _ donc _ le monde et les colloques pour proclamer _ urbi et orbi _ leurs bonnes intentions _ rhétoriques _ : démocratiser l’information ; rendre accessible les livres indisponibles ; rétribuer correctement auteurs et éditeurs ; favoriser une législation sur les livres « orphelins« . Et, bien sûr, assurer la conservation « pour toujours » d’ouvrages menacés par les désastres qui frappent les bibliothèques _ comme le rappelle _ si opportunément : à la bonne heure !.. _ Sergey Brin dans un article _ « A Library to Last Forever«  _ récent _ le 8 octobre _ du New York Times, où il justifie l’accord soumis au juge par les incendies qui détruisirent la bibliothèque d’Alexandrie ; et, en 1851, la bibliothèque du Congrès _ de Washington : « pour durer éternellement«  ; enfin !.. ô la merveilleuse « assurance«  (contre la mort même)…

Cette rhétorique _ juridique, commerciale et idéologique : oui ! relire ici la force de la mise en garde de Socrate in le plus que jamais pertinent (et urgent) « Gorgias«  de Platon… _ du « service du public » et de la « démocratisation universelle » ne suffit _ hélas _ pas pour lever les préoccupations _ de droit, surtout _ nées des entreprises de Google. Dans un article _ « Google & the Future of Books«  _ du New York Review of Books du 12 février et dans un livre très bientôt publié « The Case for Books : Past, Present and Future » (Public Affairs), Robert Darnton convoque les idéaux des Lumières pour _ nous _ mettre _ tous _ en garde contre _ l’impérialisme de _ la logique du profit _ non désintéressé _ qui gouverne les entreprises googliennes. Certes, jusqu’ici une claire distinction est établie entre les ouvrages tombés dans le domaine public, qui sont accessibles gratuitement sur Google Books, et les livres sous droits, orphelins ou non, dont l’accès et maintenant l’achat sur Google Edition sont payants.

Mais rien n’assure que dans le futur l’entreprise, en situation de monopole _ avec ce qui en découle pragmatiquement… _, n’imposera pas _ de fait, et selon ce que devient, de par le monde (et les États…), la « Justice«  _ des droits d’accès ou des prix de souscription considérables _ en l’absence de concurrence effective alors… _ en dépit de l’idéologie _ doucereuse, sirénique… _ du bien public et de la gratuité qu’elle affiche _ généreusement _ actuellement. D’ores et déjà, un lien existe _ bien _ entre les annonces publicitaires, qui assurent les profits considérables _ voilà ! _ de Google, et la hiérarchisation _ essentiellement comptable… _ des « informations » qui résulte de chaque recherche _ d’« utilisateurs » internautes… _ sur Google Search _ certes : beaucoup le « savent«  déjà ; mais pas tous ; pardon pour l’euphémisme !..

C’est dans ce contexte _ historique : de court comme de long (et très long) terme : brûlamment « actuel«  donc !.. _ qu’il faut situer les débats suscités par la décision _ d’ores et déjà advenue _ de certaines bibliothèques de confier la numérisation de tout ou partie de leurs collections à Google, dans le cadre d’une convention ; ou, plus rarement, d’un appel d’offres _ concurrentiel, lui… Dans le cas français, de tels accords et les discussions ouvertes pour en signer d’autres ne concernent jusqu’à maintenant que les livres du domaine public _ ce qui, on l’a vu, ne protège pas les autres, scannés dans les bibliothèques américaines. Faut-il poursuivre dans cette voie ?

La tentation _ pragmatico-économique _ est forte dans la mesure où les budgets réguliers _ fort minces ; et le plus souvent en fortes baisses !.. _ ne permettent pas de numériser _ in concreto_ beaucoup et vite. Pour accélérer la mise en ligne, la Commission européenne, les pouvoirs publics et certaines bibliothèques ont donc pensé _ jugé… _ qu’étaient nécessaires _ plus qu’utiles : judicieux, financièrement d’abord… (et par là « légitimes«  !.. dans « le monde tel qu’il va«  désormais ; « réalistement« , donc !.. au moins eu égard à la pression des « comptables«  !..) _ des accords avec des partenaires privés et, bien évidemment, avec le seul qui _ de fait _ a _ présentement _ la maîtrise technique (d’ailleurs gardée secrète _ forcément !..) autorisant des numérisations massives _ inutile de le nommer… Au nom du « réalisme«  pragmatique le mieux entendu…

De là, les négociations, d’ailleurs prudentes et limitées, engagées entre la Bibliothèque nationale de France (BNF) et Google. De là les désaccords _ se faisant jour, de-ci, de-là… _ sur l’opportunité _ ou « légitimité » ?.. selon quels « fondements » ?.. _ d’une telle démarche, tant en France qu’en Suisse, où le contrat signé entre la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne et Google a entraîné une sérieuse discussion (_ « Google dévore les livres« _ Le Temps du 19 septembre).

A constater la radicale différence qui sépare les raisons, les modalités et les utilisations des numérisations des mêmes fonds lorsqu’elle est portée par les bibliothèques publiques et _ c’est là l’autre terme de l’alternative ! _ par l’entreprise californienne, cette prudence est plus que justifiée ; et pourrait, ou devrait, conduire _ par prudence quant à la détermination de qui dispose du « final cut » !.. ; et de qui s’en dessaisit… _ à ne pas céder à la tentation. L’appropriation privée _ voilà ! _ d’un patrimoine public, mis à disposition d’une entreprise commerciale, peut apparaître comme choquante _ bel euphémisme…

Mais, de plus, dans de nombreux cas, l’utilisation par les bibliothèques de leurs propres collections numérisées par Google (et même s’il s’agit d’ouvrages du domaine public) est _ d’ores et déjà _ soumise à des conditions _ acceptées par contrat signé par elles : un « passage«  par quelques « fourches caudines » ?.. _ tout à fait inacceptables, telles que l’interdiction d’exploiter les fichiers _ ainsi _ numérisés _ « de leurs propres collections« , donc !.. _ durant plusieurs décennies ; ou celle de les fusionner avec ceux d’autres bibliothèques. Tout aussi inacceptable _ eu égard au droit public des démocraties : dont le « souverain » demeure (en théorie) « le peuple« _ est un autre secret : celui qui porte sur les clauses _ notamment financières ; mais pas seulement, loin de là… _ des contrats signés avec chaque bibliothèque.

Les justes réticences _ avance donc Roger Chartier, s’en faisant ici le rapporteur… _ face à un partenariat _ cf Jean de La Fontaine : « Le Pot de terre et le Pot de fer« , « Fables« , V, 2… ; et « Les Animaux malades de la peste« , VII, 1 ; voire « Le Chat, la belette et le petit lapin« , VII, 16 _ aussi risqué _ telle la signature d’un chèque en blanc ?.. _ ont plusieurs conséquences _ quant à des mesures de garanties préventives à prendre impérativement et d’urgence ! D’abord, exiger _ pour les éventuels contrats à passer : mais comment l’obtenir concrètement, au-delà de (vagues, si elles sont seulement énoncées…) « promesses«  qui ne seront guère (ou pas du tout !) tenues… ; on ne peut plus cyniquement… _ que les financements publics des programmes de numérisation soient _ de la part des gouvernements des États ! _ à la hauteur des engagements, des besoins et des attentes _ des usagers les mieux exigeants _ ; et que les États _ que deviennent-ils donc, eux-mêmes, au fait (!), par les temps qui courent ?.. _ ne se défaussent pas sur des opérateurs privés _ comme cela se pratique pourtant de plus en plus ; et s’affiche même comme « ligne politique«  « saine«  !.. _ des investissements culturels à long terme qui leur incombent _ l’acceptent-ils donc ? ces États ?.. et devant les « peuples » ? dont ils ne sont, in fine, que les « représentants«  (strictement contractuels, « mandatés«  ; et pour une période strictement limitée) ?..

Ensuite, décider des priorités _ sans abandonner un tel pouvoir de décision (du choix de ces « priorités« …) à d’autres ; et contrôler ce qu’il en advient… _, sans nécessairement penser que tout « document » a _ en soi _ vocation à devenir numérique ; puis, à la différence du « gisement d’informations » googlien, construire _ d’intelligence « la meilleure » (en consultant « vraiment » des « autorités » « culturelles » incontestables compte tenu des formidablement majeurs ! enjeux « civilisationnels«  !) ; pas seulement l’intelligence performante technologiquement ; ou rien que rentable financièrement… : il s’agit là rien moins que de la responsabilité des « valeurs«  de référence de notre « monde commun«  à bâtir (cf Cornélius Castoriadis : « L’Institution imaginaire de la société » ; ou Bernard Stiegler : passim : par exemple « Mécréance et discrédit«  _ des collections numériques cohérentes, respectueuses des critères d’identification et d’assignation des discours qui ont organisé et organisent encore la culture écrite et la production imprimée _ un point capital !

L’obsession, peut-être excessive et indiscriminée, pour la numérisation ne doit pas _ non plus _ masquer un autre aspect de la « grande conversion numérique », pour reprendre l’expression du philosophe Milad Doueihi _ cf « La Grande conversion numérique« , aux Éditions du Seuil _, qui est sans doute, avec Antonio Rodriguez de las Heras _ l’auteur du livre électronique « Los estilitas de la sociedad tecnológica« , notamment… _, l’un de ceux qui insistent sur la capacité de la nouvelle technique à porter des formes d’écriture originales _ vraiment ! _, libérées des contraintes imposées, à la fois, par la morphologie du codex et le régime juridique du copyright _ c’est un facteur intéressant… Cette écriture palimpseste et polyphonique, ouverte et malléable, infinie et mouvante _ ce peut-être une richesse de vraie « création«  de la part du « génie » humain, en effet ; et de ses capacités formidables de « progrès«  (authentique !)… _, bouscule les catégories qui, depuis le XVIIIe siècle, sont le fondement de la propriété littéraire.

Ces nouvelles productions écrites, d’emblée numériques _ tels les blogs… _, posent dès maintenant la difficile question _ concrète et hypertechnologique _ de leur archivage et de leur conservation. Il faut y être attentif _ aussi ! _ ; même si l’urgence aujourd’hui _ et la priorité, selon Roger Chartier _ est de décider comment et par qui doit être faite _ et surveillée (contre des « abus«  de droit humain authentique) : l’enjeu (de « pouvoir« ) est, et au plus beau sens du terme, « politique«  !!!.. il concerne la Cité (mondiale, désormais…) d’un monde « commun«  et vraiment « humainement«  « partagé«  _ la numérisation du patrimoine écrit ; en sachant que la « république numérique du savoir » _ son concept est utile autant que beau ! _, pour laquelle plaide avec tant d’éloquence l’historien américain Robert Darnton _ de lui, par exemple : « Édition et sédition : l’univers de la littérature clandestine au XVIIIème siècle« , aux Éditions Gallimard… _, ne se confond _ décidément _  pas _ tristement réductivement… _ avec ce grand marché de l’information auquel Google et d’autres proposent leurs produits ».

Roger Chartier est professeur au Collège de France.

Sur la magnifique « Exposition » de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime

14juin

Pour rendre compte

et du délicieux moment, jeudi soir, de la remise du Prix Lavinal à Nathalie Léger, pour « L’Exposition« , aux Editions POL _ Jean-Paul Hirsch, directeur commercial des éditions POL et bras droit de Paul Otchakovsky-Laurens, était lui aussi présent à la fête _, au village de Bages, au milieu des vignes dominant la Gironde du château Lynch-Bages, en cette fin d’après-midi ensoleillée et agrémentée de brises, en ce Médoc très agréablement policé, désormais _ aux allures d’une un peu inattendue très douce Toscane atlantique, en quelque sorte… _,

et de la magnifique conférence _ quelle précision et quelle délicatesse dans l’analyse des nuances du qualitatif ! _ donnée par Nathalie Léger, vendredi soir, dans les salons Albert-Mollat (en dialogue avec Bernard Laffargue, qui avait très soigneusement préparé son programme de « questions« )

et de ma lecture enchantée de « L’Exposition« , plus encore

_ un très grand livre, léger et profond ! quelle maîtrise de l’expression comme des nuances les plus subtiles (et surtout justes !) du penser : une écriture classique « vibrante«  : celle qui a fait dire, à qui ? à André Gide ? en tout cas à Henri Maldiney (en « Regard, parole, espace » _ aux Éditions « L’Âge d’Homme« , en 1973 _que vient citer, à son tour, Francis Ponge dans « Pour un Malherbe« ) : « le classicisme n’est que la corde la plus tendue du baroque« … _,

je m’autorise à citer cette série de messages par courriels que je viens d’adresser :

à l’éditeur ;

et à l’auteur elle-même (en deux fois)…

Les voici dans l’ordre chronologique des envois ;

et selon la « méthode » même qui ouvre « L’Exposition » elle-même :

je lis, page 9 :

« S’abandonner, ne rien préméditer, ne rien vouloir, ne rien distinguer ni défaire

_ face à l’objet à découvrir : ici ce que je désire signifier plus ou moins vaguement à mon correspondant ; c’est un peu moins exigeant, quoique…, qu’une chose-objet à identifier et connaître, en dehors de soi, en son altérité objective (d’objet) qui vous résiste ! _,

ne pas regarder fixement »

_ mais en flux, plutôt, mouvant ; et de biais, qui plus est : sous des facettes variées, diverses et multipliées _ ;

voilà pour les consignes négatives (= ce qu’il faut éviter) ;

et maintenant voici les conseils positifs et dynamiques proposés (« plutôt« , avance avec délicatesse et modestie vraie l’auteur) :

« plutôt déplacer, esquiver, rendre flou

et considérer en ralentissant _ beaucoup de la réussite passe, en effet, par ce chemin-là _,

la seule matière qui se présente comme elle se présente _ simplement : c’est déjà bien assez complexe « à démêler« _, dans son désordre _ apparent _, et même dans son ordre » _ qui a bien du sens, si l’on essaie aussi de le déchiffrer…

Telle est l’ouverture _ fort éclairante, si l’on y fait assez bien attention, et si l’on y revient, à la « relecture » _, de « L’Exposition« … : c’est de l’inspiration et de la méthode, tant de l’écrire que du penser, le plus probe, que nous parle ici, en ouverture de son récit

_ je ne le qualifierai pas de « roman » : ne s’agissant pas ici de ce qu’Aragon, assez expert, lui, en la chose, a pu qualifier de « mentir vrai« … _

l’auteur magnifique, Nathalie Léger, de cette « aventure » d’un « motif« , à l’occasion

_ telle est la circonstance de départ, l' »accident« , on ne peut plus contingent, en sa « rencontre » avec l’auteur, qui met en branle la poursuite de ce « motif » (qui vient « boulotter » _ cf pages 15 et page 17 _ celle qui s’y livre) _ d’une proposition de création (avec « carte blanche« …) ;

à l’occasion d’une proposition (de monter une exposition)

de la part du département « Patrimoine » du Ministère de la Culture…

« Carte blanche » qui sera finalement, au bout du compte (et au vu de l’aboutissement de la recherche) retirée, la liberté des uns nuisant aux ambitions des autres :

cf là-dessus la (superbe de vérité) lettre lue (« par quelqu’un« , dans les services ; pas par « le chargé de mission » qui était le commanditaire du projet : injoignable, lui…) au téléphone, page 149 :

« Enfin, pour être tout à fait explicite, non seulement le projet ne me semble pas conforme à la sensibilité du public _ bien pensant… _ de notre musée _ de « C…« , il faut l’indiquer : une cité riche en souvenirs de Napoléon III, et du Second Empire… _,

mais, de surcroît, l’abjection

_ le projet initial portait très explicitement « sur les ruines« , page 13 ;

et « il était question dans la commande de « sensibilité de l’inappropriable », d’« effacement de la forme », de « conscience aigüe d’un temps tragique » (sic)…, toujours page 13 _

mais de surcroît l’abjection ne rentre pas dans l’idée que nous nous faisons de la mise en valeur de notre patrimoine » _ au-delà de la ville de « C… » même : des querelles à propos des états d’esprit « attendus«  des destinataires (et « publics« ) d’expositions…

Fin de l’incise.

Voici, et dans l’ordre chronologique des envois, ces courriels :

De :   Titus Curiosus

Objet : Sur le portrait (et l’exposition) + blog de Titus Curiosus
Date : 12 juin 2009 08:49:08 HAEC
À :  Editor

Merci de votre conseil de lire « La Cause des portraits » de Jean-Louis Schefer.

Le numéro de juin de la « Revue des Deux Mondes » est intitulé « Actualité du portrait« …
J’y ai, personnellement, tout particulièrement apprécié l’article (pages 152 à 159) que Jean-Pierre Naugrette consacre à Lucian Freud
« Lucian Freud, ou la surprise des corps« 
,
avec en exergue cette parole de Lucian Freud :
« En ce qui me concerne, la peinture n’est autre que la personne. Je veux qu’elle travaille pour moi
comme fait la chair
« .


Soit, ce superbe « travaille pour moi« , le concept « légérien » du « motif qui boulotte«  (pages 15 & 17) :

avec cette parole (à la radio _ page 15) de Jean Renoir, parlant de « La Règle du jeu » :
« Le sujet m’a totalement boulotté !
Un bon sujet, ça vous prend toujours par surprise, ça vous amène
« 


Nathalie Léger a l’art (très précis _ via l’IMEC ?..) des citations magnifiquement éloquentes
parce que de la plus grande justesse !


Nathalie Léger a appris
et « que le sujet, c’est justement lui qui vous tient«  _ au lieu que vous vous le teniez !
et que, ce « sujet« , « il peut ne tenir à rien«  _ c’est-à-dire à apparemment « pas grand chose«  _ ;
« d’apparence ténue le plus souvent, un détail, un vieux souvenir, pas grand chose« ,
il « vous prend et, inexorablement, vous confond en lui
pour régurgiter lentement quelques fantômes inquiétants,
des revenants égarés mais qui insistent
« …

D’où, à l’occasion de la réponse « à une carte blanche sur la ruine«  (page 17),
le « sujet« 
_ mais pas si contingent que cela, nous allons le découvrir, à la suite de l’auteur elle-même en son travail d’« écrire«  _
de « la vie de cette femme, la Castiglione« 
(qui « se fait photographier pour construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait « l’habitacle de la mélancolie »  » _ page 92) :

« J’ai été happée, gobée par ce sujet-là.
J’ai tout fait pour le sauver,
c’est-à-dire tout fait pour m’en débarrasser,
mais j’étais déjà subrepticement boulottée par lui…
« 


Et,

le « sujet » devenant dynamiquement « motif« ,
cf le génie (sublimissime) de Cézanne, pages 26-27 :

« Pour en parler,
mieux vaudrait s’en tenir à ce qu’en disent les peintres :

« Je tiens mon motif »
, dit Cézanne à Gasquet _ cf Joachim Gasquet : « Cézanne« , aux Éditions Encre Marine ; et « Conversations avec Cézanne« , aux Éditions Macula. Qu’est-ce que le motif ? « Un motif, voyez-vous,
c’est ça… », dit Cézanne en serrant les deux mains. Il les rapproche, lentement les joint, les serre,
les fait pénétrer l’une dans l’autre, raconte Gasquet.
C’est ça.
« Voilà ce qu’il faut atteindre. Si je passe trop haut ou trop bas, tout est flambé »« .


Pour « faire un motif«  (page 27), « il faut par les mots
_ dans le cas de l’écrivain : les mots sont sa matière, ses moyens d’atteindre la chair,
et de la faire pétrir
_,
rapprocher lentement, conjoindre, faire pénétrer » des détails qui vont se mettre enfin à parler vraiment (= sortir de leur mutité coutumière)

Mais c’est très précisément là aussi le travail de celle qui conçoit et construit une exposition _ sur la Castiglione, par exemple _ ;
et doit « résister » aux conseils et pressions diverses (dans l’épisode du « conservateur en chef » du Musée de C…, pages 68 à 71 ; avant la lettre « coup-de-grâce » au ministère, des pages 149-150)…

Grande chose, donc, _ et sur l’inspiration ! de l’auteur, de l’artiste ! _ que ce petit livre de 157 pages qu’est « L’Exposition » :
l’exposition de soi (à commencer par leur corps), d’abord, de quelques femmes,
dont
,
outre, pages 37 à 39, Isabelle Huppert, par exemple
cf mon article à propos du film (et du roman) « Quignard versus Simenon au schibboleth de la vraisemblance (du “monde” créé) : “Villa Amalia” / “La fuite de Monsieur Monde” »

ou, page 40 (puis page 75), Marilyn Monroe,

la mère de la narratrice (passim

_ et c’est elle le pivot, bien involontaire, de sa part, certes, de ce grand livre _ ;

mais cf d’abord cet extraordinaire épisode de la photo à la plage, page 75 :

« Je me souviens de ma mère, l’été, décidant finalement de quitter sa serviette pour aller se baigner ; (…) elle s’y rend à contrecœur, le corps légèrement ployé à partir d’un point précis, le ventre, le sexe sans doute, se replier sur lui pour le dissimuler et dans cette discrète et pudique inflexion en profiter pout tout effacer, pour tout annuler, son corps, impossible à exposer, ce corps _ impossible d’y consentir« ) ;

mais aussi sa grand-mère (la mère de sa mère : « au corps souverain et idéalement conformé« , lui, page 74 ;

et dont « l’ombre portée » fait fléchir et ployer sa fille : « elle si tendre, si aimante, si confiante » dont le « fléchissement« , le « repli du corps sur lui-même« , « est bien la honte, le mot est comme une tombe« , page 74) ;

cette mère de sa mère, page 153, « le visage féroce et lumineux, cette allure étonnante, ce don d’élégance, le raffinement avec lequel, plus âgée, elle portait des perles en plastique achetées au Prisunic de la rue Gioffredo, l’évidence lorsqu’elle paraît dans l’image _ c’est-à-dire la photographie _, cette certitude » : que d’autres n’ont pas…

Dans un des articles de mon blog « En cherchant bien… »

consacré à cet immense livre qu’est « Zone » de Mathias Énard
« Emérger enfin du choix d’Achille !.. »

repris dans un second : « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard  »
je reprends l’expression de Mathias Énard de « la pyramide des pères«  _ et de l’injonction qu’elle comporte : au « choix d’Achille » _ :

Il y a donc aussi une « pyramide des mères« ,
mais en creux, elle, « invaginée« …


Ce que figure excellemment dans le livre l’épisode (pages 74 à 77) de la contemplation d’une photo de la mère de la narratrice à la plage _ je le relis :

« Je me souviens de ma mère, l’été, décidant finalement de quitter sa serviette pour aller se baigner« …
à l’eau « si fraîche » alors que « il fait si chaud » :
« pourtant elle s’y rend à contrecœur,
le corps légèrement ployé
à partir d’un point précis, le sexe sans doute,
se replier sur lui pour le dissimuler
et dans cette discrète et pudique inflexion
en profiter pour tout effacer, pour tout annuler,
son corps, impossible à exposer,
ce corps _ impossible d’y consentir
 » (page 75).

Souvenir doublement confronté
à des photos de Marilyn Monroe par Bert Stern
et à la toile « Phryné devant l’Aréopage » de Jean-Léon Gérome :
à leur commun geste
de « cacher son visage » (page 75).
« Ma mère, pour aller à l’eau, aurait dû se mettre son maillot sur la tête« … (page 77) !!!

C’est que les femmes entre elles, elles aussi, sont « terribles » ; et se font « honte« , en une « guerre » dans laquelle il s’agit de mettre « les autres (beautés) en déroute«  (page 10) devant soi…

Je vais achever ma lecture de « L’Exposition » : j’en suis à la page 92 _ c’était le vendredi matin, juste avant que je termine le livre…

Ravi de vous avoir rencontré.

Titus Curiosus


Ensuite, ces deux courriels adressés à l’auteur, Nathalie Léger,

hier soir et ce matin :

De :   Titus Curiosus

Objet : Sur l’exposition de la féminité
Date : 13 juin 2009 18:41:27 HAEC
À :   Nathalie Léger

Bravo pour votre présentation-commentaire, hier soir, de « L’Exposition« .

Le moment du village de Bages, ce quasi soir d’été, parmi ces belles vignes du Médoc, était, en effet, un moment de grâce (infiniment légère : zéphyrée…) :
c’était la joie d’une certaine reconnaissance (des autres : lecteurs…), pour celle qui fut très probablement une jeune fille timide, un peu incertaine d’elle-même :
avant cette « réalisation » en des œuvres
qui en sont vraiment

_ j’ai aussi jeté un œil sur « les Vies silencieuses de Samuel Beckett » ;
de même que je connais votre travail sur et pour Barthes !!!

« Journal de deuil« 

(cf mon article du 4 mars 2009 : « Lire ou pas “Journal de deuil” de Roland Barthes : chagrin à mort versus travail de deuil« ) ;

et « La Préparation du roman I & II« …

Merci de tout cela…

Et hier soir, le dispositif des salons Albert-Mollat a permis de parfaitement bien entendre et goûter la qualité
(de précision, délicatesse et infinie justesse) de votre penser et parler

_ en plus de celle de l’écrire : mais peut-on les disjoindre ?..

Jeudi soir, et non sans mauvaise conscience, je n’avais pas encore achevé la lecture de « L’Exposition« , entamée le matin seulement :
je m’étais procuré le livre dès réception de l’invitation de Denis Mollat
à être de la petite fête de Bages. Je m’en voulais un peu de ne pas avoir eu le temps _ par charge du travail professionnel _ d’aller au point final,
qui, donc, allait être « l’Inexorable« 
(page 157).
Soit ce qui met fin, en « coupant » ses derniers « possibles« , au « destin » d’une vie…
Avec sa théâtralité grandiloquente qui n’échappe pas complètement au ridicule, Malraux l’a formulé ainsi : « la mort transforme la vie en destin« …
Mais le « baroqueux » que je suis
n’est pas indifférent du tout au « memento mori«  : l’expression vient sous votre plume, page 149…

Au passage,
j’ai rédigé le texte de présentation du livret du CD de la déclamation, par Eugène Green, du « Sermon sur la mort » de Bossuet (CD Alpha 920, paru en 2002 & « Sermon sur la mort » de Bossuet) ;
dont le titre est « Lecture de Bossuet : la traversée du mystère, le singulier du Présent » ;
et les titres des sous-parties : « Dans le siècle et au milieu du monde _ chronique du temporel » ;
et « Poétique baroque de la présence : la fraîcheur du vent dans les plis« …

Ce que, page 44 de « L’Exposition« , vous dites de l’absence de vision _ par quiconque (un homme pour une femme, en l’occurrence) _ de « vacillement« ,
de
« tremblante lueur dans ses yeux brillant, comme une flaque de soleil à la surface des eaux » (in Ovide) : le « vacillement » de la joie vraie,
me semble éclairer la sécheresse de cœur de bien des personnes
,
au-delà du cas, ici (assez « gratiné« , il est vrai), de la « marmoréenne » comtesse de Castiglione :
du rivage de sa maison de famille de La Spezia, ne peut-on pas entrevoir les montagnes de marbre de Carrare ?..

Et qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas, pour ce « vacillement« , de « la fonction de l’orgasme«  (comme la nomme doctoralement Wilhelm Reich),
mais du « vent d’éternité » (irréversible, lui) d’un amour partagé, tout simplement.
Ce qui a fait dire à Spinoza _ un maître de la joie et de la béatitude _ que, parfois, « nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels«  :
quand la joie ressentie témoigne effectivement de l’actualisation de notre puissance…

C’est pour cela que je pense qu’une des clés de « L’Exposition » se trouve à la page 111 :
« Et moi qui voulais écrire sur la joie, sur l’ondée intérieure, le froissement là, très haut, saisissant à la gorge, un ravissement, le bonheur,
encore raté
« 

_ la Castiglione mettant son cœur décidément « un peu (trop) bas« …

(ainsi qu’elle se l’entend signifier par l’impératrice elle-même, au bal du ministère des Affaires étrangères, en février 1857 : page 124).

Non : vous dites simplement, dans « L’Exposition » de quelle base il nous faut, chacun d’entre nous, nous élever (nous défaire ; voire nous arracher)
pour atteindre cette rive _ décisive, alors _ de la joie vraie…

Vous en donnez en quelque sorte le « négatif » (photographique).

Et pour des photos de la joie _ et leur flou : la joie est toujours en mouvement (et d’expansion : cf Jean-Louis Chrétien : « La Joie spacieuse« )… _, je vous recommande l’œuvre de mon ami Bernard Plossu…
Il ne fige rien…

Je vais écrire un article sur « L’Exposition » (demain matin, sans doute) ;
que je place à hauteur du roman qui m’avait le plus impressionné, cette saison 2008-2009,
« Zone » de Mathias Énard : en un tout autre style ;

j’aime les deux…

Voici l’article sur « Zone » _ du 3 juin 2009 : reprenant un précédent (dès septembre : le 21; le jour de l’automne), à l’occasion de l’attribution du « prix du livre Inter » à ce roman… _ « Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard »
qui justifie ma comparaison :
dans « L’Exposition« , c’est l' »invagination » _ en pyramide inversée _ des filles par rapport à toutes les mères dont elles sont issues,
qui se met en miroir
de la « pyramide des pères » qui accable les fils, en « Zone » (selon « le choix d’Achille« )…


Enfin
_ et vous pardonnerez peut-être cette prolixité gasconne… _,
je vous recommande l’œuvre de Daniel Mendelsohn, centrée sur la construction (très riche, et ouverte) de l’identité,
à partir d’une démarche d’enquête pleine de probité (et de persévérance) _ comme la vôtre…


Voici ce que j’en ai écrit sur mon blog « encherchantbien » en deux articles, les 8 et 9 février derniers, à propos de « L’Etreinte élusive » : « Désir et fuite _ ou l’élusion de l’autre (dans le “getting-off” d’un orgasme) : “L’Etreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn » &, commentant le précédent, « Daniel Mendelsohn : apprendre la liberté par l’apprendre la vérité : vivre, lire, chercher »

Il faut lire aussi le plus admirable encore (que « L’Etreinte élusive« ) « Les Disparus« …
Vous découvrirez l’importance qu’y prennent les photos !!!

Mais pas pour « se dégoûter » (ni dégoûter les autres) « de la figure humaine« , comme vous le relevez, page 94, dans le délicieusement vénéneux « La Curée » _ de Zola : une cuvée délectissime, en effet…
Si vous ne le connaissez pas, essayez de jeter un œil sur le film (excellent) qu’en a tiré Roger Vadim, en 1965…

Et de cette enquête sur le chantier complexe et riche de l’identité personnelle,
Daniel Mendelsohn achève, en ce moment même en France et à Paris, le troisième volet :
sur ce que la culture (et la littérature) française(s) a (et ont) apporté au déploiement _ non achevé : le processus se poursuit… _ de son identité.

Bien à vous,

Titus Curiosus


P-s : j’espère que Monteverdi vous a mise en joie ;
il y a quelques années,
j’avais été comblé par un admirable « Retour d’Ulysse dans sa patrie« , dirigé par William Christie,
sur cette scène splendide du Grand-Théâtre (de Victor Louis : de 1776, il me semble)…

Suivi, ce matin à l’aurore de cet autre courriel, complétant le premier :

De :   Titus Curiosus

Objet : et l’exhibition comme « privation de l’intime »
Date : 14 juin 2009 07:43:17 HAEC
À :   Nathalie Léger

Suite à mon mail d’hier soir :

Et le contrepoint de « l’exposition » instrumentalisante (de soi ; ainsi que de rapports à d’autres que soi),
est

ce que le philosophe Michaël Foessel appelle très justement : « la privation de l’intime« .

Nous sommes alors aux antipodes de ce « charme« , de cette « douceur » vraie du regard, qui font si cruellement défaut à la Castiglione… :
en plein dans la « guerre » de ces armes que sont les apparences organisées
(de soi et de quelques autres, s’y prêtant),
celle qui vise la « déroute » des adversaires : sur un certain marché des séductions (et des images)…

Voici, si vous avez un peu de temps, ma réflexion (en un article de mon blog, le 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« ) sur ce phénomène d’instrumentalisation et de pouvoir
bien à l’envers (et aux antipodes) de la joie
:
cette « joie » espérée, dites-vous en un éclair (qui illumine beaucoup des ténèbres arpentées dans « L’Exposition » !) : « l’ondée intérieure« , « un ravissement, le bonheur« , dites-vous si éloquemment page 111.

Mais si c’est « encore raté«  (dites-vous, page 111) cette-fois-ci,
ce n’est que pour l’objectif d’écriture
_ la « joie » ; et non pas « l’abjection« , après la « férocité«  _ de ce récit-ci (de « L’Exposition« ) : autour du projet
(= « une carte blanche proposée par la direction du Patrimoine« , page 13 ;
et pour la réalisation de laquelle on vous « proposait le Musée de C… » ) ;

autour du projet d' »exposition » sur le motif de la « ruine« 
_ qui ne se réalisera finalement pas,
suite au « refus » de votre « choix de la photo du reliquaire » par « le conservateur général du musée de C…« , ayant « écrit au ministère » son (vif ; et acerbe) mécontentement (page 149) ;
et
« le chargé de mission«  au département du « Patrimoine » du Ministère de la Culture devenant soudain injoignable : «  »sa mission est achevée », me dit-on« , page 150 ;
et par là-même s’est achevé le projet de l’exposition « sur les ruines » (page 13)… _

autour du mystère
de la férocité du regard

_ ainsi que de la très durable (jusqu’à sa mort) fascination pour sa propre image (photographique) :
« elle  se fait construire, sous l’apparence de la frivolité, ce que Poe appelait « l’habitacle de la mélancolie »«  ( page 92) _
de la Castiglione :

dont vous finissez (pages 142-144) par dégager sans doute le « secret » (« elle se saoule d’abjection« ) dans l’image que vous finissez par exhumer, « dans les sous-sols du musée de C… » :

« Voilà. C’est elle« , page 142 ; « je sais que c’est celle-là« , page 144)
la photographie du « reliquaire » au « chien mort«  (page 142) :
« autour de la dépouille de son chien mort _ « Sandouya » ? « Kasino » ? (page 50) _, la vieille Castiglione (…) s’agenouille la tête dans les mains et rejoue la scène de la déploration.
Elle devient chose parmi les choses, corps putréfié parmi la pourriture, seul tombeau possible pour son ineffable beauté, enfin
«  (page 142) ;

et encore ceci :
« Après l’enivrement de sa beauté, après l’extase,
elle se saoule d’abjection
« 
(page 143).


Car « ce » n’est pas du tout « raté« 

dans la vie qui est la vôtre,
puisque,

si vous savez dire (page 111) avec autant de sérénité que vous désiriez écrire « sur la joie » (et « le bonheur » qui en émane),
on sent bien que vous en avez une expérience précise de la réalité

et de la valeur

_ et combien, a contrario, le cas de la Castiglione en constitue le contre-exemple monstrueux…

De même que c’est une absolue réussite (d’écriture et de pensée)
que ce récit si juste
sur l' »exposition » de soi aux autres

en confrontant, même si c’est fort discrètement, l’histoire de votre mère

_ cette dernière aux prises avec sa propre mère, avec son fiancé et mari, et avec « Lautre » ;
ainsi, même si c’est très discret, qu’avec vous-même, sa fille : mais en contrepoint heureux, cette fois !.. :

« étant moi-même à ses côtés (et non « contre » elle), la soutenant, l’aimant, et elle, si tendre, si aimante, si confiante« , dites-vous de vous deux, très brièvement, page 74 ;

et vous lui rendez par là, et très discrètement, un magnifique hommage :

elle qui fut tout à la fois « joyeuse _ revoilà donc l’élément décisif ! _, scrupuleuse et songeuse« , dites-vous d’elle (et c’est presque la fin du récit de « L’Exposition« , à la page 156)…

en confrontant, donc, l’histoire de votre mère

_ mais aussi celle d’une Isabelle Huppert ou d’une Marilyn Monroe, face à l’exposition à la photo _

avec celle de la Castiglione ;

que constitue cette « Exposition » de 157 pages parue chez POL… :
et dont témoigne la réception (heureuse !) par les lecteurs (et ce prix Lavinal)…

Voici donc cet article (du 11 novembre 2008) sur l’analyse de Michaël Foessel de « La Privation de l’intime » : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« …

Bien à vous,
et en osant espérer n’être pas trop importun par cette prolixité chronophage
(de gascon :

je suis aussi cousin avec Adolfo Bioy Casares ; ma mère _ qui a 91 ans _ est née Bioy ; d’une vieille famille béarnaise d’Oloron…)

Titus Curiosus

Ps :
j’ai adoré, sur le rapport avec sa mère, le livre d’Elisabetta Rasy, « Entre nous » (« Tra noi due« , en italien).
Et Elisabetta Rasy est devenue une amie.

En 2004-2005 et 2005-2006, j’ai fait travailler les élèves de mon atelier littéraire et photographique « Habiter en poète » sur le regard sur Rome d’Elisabetta Rasy dans ce roman (mâtiné d’autobiographie), « Entre nous » ;
qui est un « tombeau » à la mère ; de même que son roman « Pausilippe » était un tombeau au père : les deux sont parus en traduction française aux Éditions du Seuil…

L’enjeu de notre atelier (avec le photographe bordelais Alain Béguerie) étant d’aller en huit jours à Rome tenter de « saisir » et « restituer » par l’activité photographique (« inspirée » et persévérante ; ainsi que chanceuse…) le regard sur sa ville d’un grand écrivain contemporain…

En 2002-2003 et 2003-2004, nous avons accompli le même « travail » (merveilleux !) avec _ et dans _ la Lisbonne d’Antonio Antunes en son « Traité des passions de l’âme« .
Mais je n’irai pas jusqu’à dire que j’entretiens les mêmes rapports amicaux avec Antonio Lobo Antunes qu’avec Elisabetta : même si chacun d’eux a bien voulu échanger avec nous durant presque deux heures…

Alors, je me demandai :
comment interpréter vos dernières pages, après l’échec de l’exposition Castiglione-Musée de C… ?
Qui prononce, page 153, les paroles (mises en italiques) : « Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeais des photos » ?
Est-ce votre mère ?..

Et qui dit  (page 154) :
« Certains jours, je suis comme cette vieille qui pleure assise devant les photos qu’elle fait glisser sur la toile cirée avec des gestes trop grands » ;
en présence de
« l’infirmière« 
(?) qui commente « cette manie qu’ont les vieux _ pas tous _ de pleurer dès qu’ils se souviennent« , « en rangeant les photos« ,
si ce n’est vous-même, cette fois :

« je suis comme cette vieille femme, je regarde les visages de ceux qui ont disparu,
je continue à faire glisser les images,
j’arpente le couloir
_ de la vie de chacun ? _ lente, penchée, misérable« 

En 2006, j’ai perdu mon père, né le 11 mars 1914

(en une cité au pied des Carpates, chef-lieu d’arrondisement du Bolechow du grand-oncle Shmiel Jäger de Daniel Mendelsohn, qui le fait revivre dans « Les Disparus« ) ;

homme particulièrement silencieux, avec lequel j’ai toujours eu des rapports assez peu faciles.
Il est mort après 6 mois d’Alzheimer en une maison de retraite à 5oo mètres de chez nous ; plus mutique que jamais.

Et depuis je suis dans un travail de deuil qui me fait, comme vous, « rebattre les cartes« …

Votre pudeur (de fille de votre mère), dans cette « Exposition« , est magnifique.

Outre les livres de Mendelsohn,
je vous recommande, donc, aussi, ces deux livres d’Elisabetta Rasy : « Entre nous » et « Pausilippe » : les photos aussi y sont présentes, et importantes.

Quant à moi, je ne prends personnellement jamais de photos _ je laisse faire mes trois filles…
Et je suis ami avec des photographes : Alain Béguerie ; Bernard Plossu.

Cf mon article, encore : « Attraverso Milano : le carton d’invitation alla mostra »

« L’Exposition » de Nathalie Léger : un très grand livre, dense et léger (= intense, précis, et sans pathos), de 157 pages ;

comme l’a bien souligné Jean-Michel Cazes au village de Bages, lors de la cérémonie solennelle d’intronisation (« Nathalie Léger à la lumière du Médoc« ) de Nathalie Léger et Jean-Paul Hirsch au sein de la joyeuse et sérieuse Commanderie du « Bontemps, Médoc, Graves, Sauternes et Barsac« …

Titus Curiosus, ce 14 juin 2009

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