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comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »

02août

Sur le passionnant et très riche L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,

de Martin Kaltenecker,

aux Éditions MF.

Parmi les Arts non directement (= non étroitement) dépendants du langage _ de la parole, du discours _,
la musique est celui dont le formidable pouvoir de sens

et sur les sens : de l’esthésique à l’esthétique, pour dire l’essentiel !,
est probablement le plus étrange, complexe,

et donc délicat, voire difficile _ et d’autant passionnant : ce à quoi réussit parfaitement en ce travail auquel il s’est attelé Martin Kaltenecker _ à analyser,
en même temps que puissamment fascinant en l’étendue _ et intensité _ de ses pouvoirs ;

de même aussi que ce qui en échappe

peut devenir insidieusement troublant, dérangeant,

et bientôt importun, voire dangereux et à proscrire !

pour (et par) qui veut surtout, techniquement alors _ et pas artistiquement _ « s’en servir » :
l’homme est décidément et statistiquement  _ en tenant pour grosso modo « quantité négligeable » les singularités qualitatives _ bien davantage qu’un artiste,

un homo faber, et plus récemment un homo œconomicus, réductivement…

C’est là-dessus que raisonnent les statisticiennes disciplines dites assez improprement « sciences humaines »,
généralement peu sensibles, en leur minimalisme quantitatif méthodologique _ souvent sectaire _, au facteur qualitatif spécifiquement « humain » _ distinguer cependant ici l’approche beaucoup plus fine, bien que toujours encore (forcément !) statistique, d’une Nathalie Heinich, par rapport à celle d’un Pierre Bourdieu, en sociologie de l’Art : de Nathalie Heinich, lire les passionnants deux volumes La Sociologie à l’épreuve de l’art. Entretiens avec Julien Ténédos, Aux lieux d’être, 2006 [vol. 1], 2007 [vol. 2]…

D’où un certain asservissement _ cf les usages dominants des médias : idéologiques _ de l’esthétique, depuis le siècle dernier ; et pas seulement, ni le plus, loin de là, de la part des États totalitaires : l’esthétique _ en sa version de l’« agréable«  : cf par exemple le travail d’Edward Bernays (par ailleurs neveu de Freud), dès la décennie 1920, aux États-Unis : Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _ est trop aisément bonne fille…

Et, sur l’autre versant (que celui de l’émetteur-compositeur de musique,
comme du détenteur de pouvoir(s) ! en tous genres, et pas seulement artistiques, donc,
tous s’imbriquant les uns dans les autres en leurs usages de fait !,

la musique comporte aussi
d’infinies _ pour qui veut y regarder d’un peu près _ micro-modulations de réception-accueil

_ plaisir, goût, jouissance (proprement esthétiques, et pas seulement esthésiques : Paul Valéry l’a très clairement signalé en ses cours de Poïétique au Collège de France dès 1937 ; cf mon article du 26 août 2010 : Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple) :

selon un jeu lui-même délicat et complexe,

se formant seulement à l’expérience renouvelée et creusée, et approfondie, de l' »écoute musicale« 

de ce qui est alors « reçu« , activement, de la part du mélomane comme « œuvres«  (d’artistes) ;

selon un jeu, donc, d’activité(s)-passivité(s) de la part du récepteur-mélomane
ayant à « accueillir » (= recevoir activement : avec attention-concentration ! à ce qu’il écoute…) ce jeu-là de la musique (et des musiciens) _,

micro-modulations de réception-accueil dynamique éveillée
les plus étranges _ assez peu et assez mal identifiées par beaucoup, la plupart y demeurant carrément insensibles… _,
et devenant parfois chez quelques uns _ plus rares _, peu à peu,

et parfois même assez vite, depuis la marge d’abord floue et flottante du premier discours et des échanges-conversations,
sujettes à discussion, voire disputes s’exacerbant passionnément en s’énonçant
jusqu’à s’écrire

en quelques textes,

voire essais publiés _ plus ou moins difficiles (qui s’y intéresse vraiment et de près ?) à dénicher : Martin Kaltenecker l’a fait,
principalement dans des archives et bibliothèques germaniques qu’il s’est donné à parcourir et fouiller-explorer de toute sa curiosité très éminemment, déjà, cultivée :

c’est sur ces essais publiés, donc, (et non traduits jusqu’ici en français) qu’il se penche tout particulièrement, et c’est tout simplement passionnant ! (et pas sur « les revues musicales, les correspondances et journaux intimes » « qu’il a dû écarter«  (page 15) : la tâche (de recherche) aurait, sinon, pris une ampleur (et un temps) considérable(s)... _

quand l’époque devient, lentement, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
celle du marché _ concurrentiel _ de l’Art

_ concurrentiel (c’est un pléonasme !) lui aussi, car n’échappant pas, lui non plus, aux progrès (assez peu résistibles, pour le plus gros) de la « marchandisation«  de toutes choses (« produits« ) et services : l’Art a toujours (lui aussi !) contexte et Histoire ! pourquoi et comment leur échapperait-il ?.. Même si existent aussi (en certains des artistes) des résistances (et au contexte et à l’Histoire) non négligeables… _,
et celle aussi _ par là même _ de carrières d’artistes  : dont celles des musiciens ;

pour la plupart d’entre eux du moins : qui, de fait, parmi ceux-ci, se contente de composer seulement pour lui-même ?

Cf cependant, ici, cette remarque de Martin Kaltenecker, page 9, à propos de « Carl-Philipp-Emanuel Bach,

qui se plaint _ en son autobiographie _ d’avoir été obligé _ sic _ d’écrire la plupart _ voilà ! _ de ses œuvres

« pour certaines personnes  _ soient quelques commanditaires _ et pour le public _ toujours particulier ; et ainsi donc à « cibler » ; à l’époque des « musiques adressées«  _,
si bien que j’ai été beaucoup plus limité _ alors _
que dans celles écrites uniquement pour moi-même _ avec le déploiement-envol enthousiaste de l’idiosyncrasie, en toute l’inventivité de la fantaisie, de son génie ;

soit, au moins en partie, une nouveauté à ce moment-ci de l’Histoire.
J’ai même dû suivre parfois des prescriptions ridicules« ,
indique très utilement Martin Kaltenecker,
à partir d’analyses (avec citations judicieuses incorporées) de George Barth, in The Pianist as Orator. Beethoven and the Transformation of Keyboard Style (en 1992)…

Une nouvelle civilité _ bourgeoise ? _ se développe en effet alors _ son expansion allant prendre assez vite pas mal d’ampleur _ à la Ville ;

et plus seulement rien qu’à la Cour :

Carl-Philipp-Emanuel lui-même a quitté _ en 1768 _ le service royal _ un peu trop fermé (et « serré«  aux entournures) _ de Frédéric II à la cour de Potsdam

pour la cité bourgeoise _ plus ouverte sur le reste du monde _ de Hambourg

en quelques postes _ un peu plus tolérants au brillant et à l’inventivité du génie même du compositeur _ que lui léguait son parrain _ lui-même très fervent inventif _ Georg-Philipp Telemann ;

une nouvelle civilité, donc, se développe alors

dont témoigne, par exemple _ et comme en modèle _, l’essor de la vie des salons parisiens _ ils ont débuté sous Louis XIII avec celui de (la romaine : sa mère est une Savelli) Madame de Rambouillet (cf là-dessus les passionnants travaux de Benedetta Craveri, L’Âge de la conversation et Madame du Deffand et son monde) _ le long du XVIIIe siècle ;
ainsi que ce qui, un peu à leur suite _ et à celle des gallerie des palazzi italiens : Louis XIV qui offre une partie du palais du Louvre aux peintres, fut le filleul (et l’héritier des collections d’Art) du romain Giuliano Mazzarini (cf, par exemple, le Louis XIV artiste de Philippe Beaussant) _, devient « Salon de peinture », dans les Arts plastiques ;
ou encore, en musique cette fois, un peu plus que ce qui avait commencé par n’être que le « coin du Roi » et le « coin de la Reine« , à l’Opéra, sous le règne de Louis XV…

Commence ainsi

ce que l’on peut identifier comme « l’ère de l’Esthétique« 

_ cf et Jean-Marie Schaeffer, L’Art de l’âge moderne _ l’esthétique et la philosophie de l’Art du XVIIIe siècle à nos jours, et Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux _ essai sur le triomphe de l’esthétique _
et l’expansion de ce que Jacques Rancière nomme, lui, « le partage du sensible« …

Et c’est précisément le cas de ce marché de l’Art,
tout comme de ce déploiement d’une civilité

davantage civilisée, urbaine (« la civilisation des mœurs« , ainsi que la nomme, en sa _ aussi _ fragilité _ face à la régression de la barbarie _, Norbert Elias),
de (et en) la période
sur laquelle se penche l’analyse serrée et ultra-fine,
à la fois au microscope et au télescope _ pour reprendre le jeu des métaphores de Proust dans Le Temps retrouvé _, de Martin Kaltenecker ici :

aux XVIIIe et XIXe siècles,
dans le domaine de la musique,
dans laquelle les musiciens (de profession) vont avoir
_ mais ce n’est pas nouveau : la pratique de la musique (par des professionnels) s’inscrit elle aussi, forcément, et s’insère, dans les échanges fonctionnels de toute société _
à faire commerce
de leurs pratiques, tant la composition que l’interprétation,
sur un marché qui se restreint de moins en moins, alors

à ce moment de l’Histoire,

à un tout petit nombre de commanditaires (= une élite de très privilégiés, à beaucoup d’égards, et pas seulement « culturels » _ cf ici, sur le « culturel« , les remarques décisives de Jean Clair, notamment en son lucidissime L’Hiver de la culture ; ou celles de Michel Deguy, par exemple en l’admirable Le Sens de la visite _),
mais se met _ passablement _ à s’élargir _ de moins en moins virtuellementà une foule de plus en plus copieuse d’amateurs payants à conquérir (= charmer) :
soit à un « public » (!) de mélomanes
à amener à se rendre, et s’affilier, en se fidélisant..,
à l’opéra _ les premiers théâtres d’opéra naissent à Venise, cité marchande, vers 1650, à la suite du Teatro San Cassiano ouvert, lui le premier, en 1637 _, ou au concert public _ tel le Concert spirituel ouvert à Paris en 1725 _ ;

ensuite, à l’autre bout _ la fin _ de la période étudiée dans cet essai : après 1930,

ce sera bientôt l’expansion du marché de la musique enregistrée ;
et désormais celui _ personnellement j’y résiste ! _ des ventes-achats dématérialisées électroniques ;
mais Martin Kaltenecker fait le point seulement jusque vers 1920-1930 _ avec un bref aperçu sur ce qui va suivre, aux pages 373-376 de l’avant-dernier chapitre, « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle« ).

Après de passionnants aperçus (rapides, mais très parlants) sur l’Antiquité gréco-romaine,
dont, par exemple, le De musica du pseudo-Plutarque, écrit au IIe siècle de notre ère, avec la notion de « jugement (krisis) des éléments de la musique » (page 7) allant bien au-delà de la simple perception physico-acoustique ;
et le De Institutione musica de Boèce (vs. 480-524), mieux connu, page 19 ;
puis le Moyen-Âge, le Renaissance,
et le Baroque,

âge spécialement florissant de ce que Martin Kaltenecker nomme (et c’est le titre de son chapitre premier, pages 19 à 78) « la musique adressée«  : « la « rhétoricisation  » de l’univers musical reflète la promotion plus vaste _ voilà _ depuis la Renaissance des techniques d’argumentation (…) qui investit _ oui _ l’ensemble du domaine intellectuel » _ mis, lui aussi, « à contribution«  par les divers pouvoirs « en lice«  (lire ici Machiavel, Descartes, Hobbes, Locke, Adam Smith…) _, page 23,

démarre (page 59) le travail pointu merveilleusement passionnant de l’analyse focalisée de Martin Kaltenecker

sur « l’évolution de l’écoute musicale« 
au moment où va se trouver débordé et dépassé le distinguo (qui était encore celui de Carl-Philipp-Emanuel Bach, dans le second versant du XVIIIe siècle) entre « amateurs » et « connaisseurs« 

« On pourrait schématiser à grands traits l’évolution des discours sur l’écoute _ fait excellemment le point Martin Kaltenecker page 219, à l’entrée de son chapitre 5 « Écoutes romantiques«  _ en distinguant (1) une ère de l’effet, où les théoriciens grecs en particulier, s’interrogent sur l’impact vif et même dangereux de la musique dont il faut bien souvent protéger les auditeurs, moyennant un usage modéré de l’émotion.
Dans (2) l’ère de l’affect, l’auditeur doit surtout être persuadé, atteint et touché grâce à l’imitation et une disposition formelle claire et efficace.
A la fin du XVIIIe siècle, quand la musique prend une place nouvelle, naît (3) l’idée de l’œuvre comme interrogation : ce sera la conversation de la symphonie haydnienne qui joue avec les codes formels, puis l’avancée fulgurante de la musique de Beethoven, dont les œuvres les plus expérimentales apparaissent comme une question adressée à la musique ou au langage musical lui-même : dans ce cas-là, l’écoute musicale (…) devient question sur une question » :

nous y voici donc…


Peu à peu, tout au long de ce XVIIIe siècle, s’était ainsi fait jour, avant de s’élargir (et faire quelques polémiques jusqu’à s’écrire en quelques libelles, puis essais dûment publiés !),
une faille
entre l’écriture simplifiée et facile du « style galant« 

qui se répand alors comme une traînée de poudre parmi les compositeurs

depuis Naples _ Leo, Vinci, Pergolese, Jommelli : ce dernier et bien d’autres partent travailler dans les cours allemandes… _, en toute une Europe des « goûts » de plus en plus « réunis« 

_ ainsi en 1737, Johann-Sebastian Bach voit-il se lever une critique virulente de sa musique (accusée d’archaïsme) de la part de Johann-Adolf Scheibe… _,
et une écriture plus « stricte » _ ou « sévère«  _, selon une remarque de ce même Carl-Philipp-Emanuel Bach dans la préface _ page 23 de la traduction par Denis Collins _ de son célèbre Essai sur la vraie manière de jouer des instruments à clavier (note page 43 de L’Oreille divisée) :

pour soi-même, d’abord ;
mais aussi pour une « écoute » un peu plus « avertie« , de plus en plus et de mieux en mieux « réfléchie« , de la part d’un cercle grandissant de mélomanes devenant alors un cran mieux que « connaisseurs« ,

de la part des compositeurs…

Et ce serait bien là, sinon le tout-début, du moins l’émergence

de plus en plus et de mieux en mieux

_ de plus en plus consciemment, au moins : jusqu’à s’exprimer pour elle-même ; ici Martin Kaltenecker, en une très remarquable Introduction à son travail (pages 7 à 15) emprunte à Michel Foucault ses concepts de « discours«  (in L’Inquiétude de l’actualité, un entretien en juin 1975) et d’« archive«  (in L’Archéologie du savoir, en 1965) _,

ressentie

de l' »écoute » spécifiquement « musicale« …

De même que tous les autres Arts,

la musique est bien sûr sujette à sa propre historicité,
à la fois mêlée à, et dépendante de, toutes les historicités, fines et complexes, des diverses fonctionnalités, elles-mêmes complexes et entremêlées, des divers autres pouvoirs qu’elle côtoie, parmi toutes les manifestations sociétales de la culture,
et de leurs divers effets, parfois collaborant et s’entr’aidant, s’épaulant, parfois se dérangeant :

ce qui a pour conséquence _ forte _ la nécessité _ à qui veut mieux comprendre _ d’une méthode d’analyse à la fois historique et contextualisée

_ cf ici mon précédent article du 15 juillet dernier Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui  à propos de cet autre travail majeur (qu’on se le dise !) que sont les Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui aux Éditions Actes-Sud/Cité de la Musique, parus en mars 2011 _

de cette « évolution d’une écoute » spécifiquement « musicale« 

de ce que devient la musique _ artiste _ des compositeurs,

offerte à des « publics » eux-mêmes toujours diversifiés, jamais uniformes,

jusqu’à comporter une « oreille » elle-même « divisée« 

_ sur ce concept, lire le passage crucial où cette expression apparaît dans le livre, page 127 :

différer, au concert, la conversation sociale, « celle, parfois bruyante et agitée, entre sujets qui brûlent de formuler leur jugement ou de parler de leurs affaires, cette rumeur sociale qui entoure encore à l’époque de Haydn la réunion musicale comme le moment d’une sociabilité« ,

« signifie se diviser,

accepter d’endosser le rôle d’auditeur idéal prévu par l’œuvre,

plier les pulsions et les émotions de l’auditeur que l’on est « réellement »

à celui d’un narrataire,

et donc faire effort sur soi-même : l’oreille est divisée » _ ;

ce à quoi _ = la mise en œuvre de cette méthode d’analyse _ s’emploie avec une parfaite efficacité en son très éclairant détail,
l’excellent Martin Kaltenecker,
en ce très beau, très fin, très riche, passionnément éclairant, travail d’analyse et synthèse de l’histoire de notre aisthêsis musicale, de 455 pages, dans la collection Répercussions des Éditions MF

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles,
pour une période « de l’évolution du langage musical

allant du style galant,
tentative de simplification contemporaine de l’opposition entre amateur et connaisseur,
jusqu’aux derniers feux du wagnérisme,
parallèle à la construction _ voilà _ d’un auditeur hypersensible, à l’affût _ voilà encore _ des sonorités mystérieuses, de timbres frappants » _ expression capitale, page 15, au final de la très éclairante Introduction _ :

soit de 1730 environ,
jusqu’aux deux premières décennies du XXe siècle :
le livre se termine, au chapitre 8 « Vers l’écoute artiste« ,
par une analyse de « L’Écoute selon Proust » (pages 406 à 425) ;

et cela à partir d’un travail principalement d’exploration (et analyse ultra-fine) de sources allemandes,
la plupart non traduites et inaccessibles jusqu’ici au lectorat de langue française :
car c’est pour beaucoup en Allemagne
que ces micro-modulations de l’écoute musicale surviennent, entre 1730 _ la fin de vie de Bach (1685-1750), avec la (significative) querelle de Scheibe en 1737 _ et 1920 _ « les derniers feux du wagnérisme«  _ :
autour de Beethoven et des écoutes romantiques ; puis le wagnérisme triomphant de la fin du XIXe siècle…

Même si Martin Kaltenecker ne l’aborde pas,

il aurait pu se pencher aussi

sur la perception-évaluation (critique) du baron Grimm de la situation artistique (et musicale) française _ en fait parisienne (ou versaillaise) _ au temps de l’Encyclopédie et de Diderot (de 1753 à 1773 pour les chroniques du Baron Grimm) ; puisque c’est le moment où s’élargit la faille des perceptions (et évaluations-jugements de goût) esthétiques dont Martin Kaltenecker va détailler le devenir assez vite de plus en plus « européen« ,
dont le centre se déplace en bonne partie, au XIXe siècle, dans le monde germanique ; et qui affecte ces capitales de la culture que sont toujours Paris et Londres _ Mozart et Haydn déjà s’y étaient rendus…

L' »écoute musicale«  telle que l’entend Martin Kaltenecker

est, bien sûr, « l’écoute d’une œuvre«  (page 8) appréhendée en tant que telle :

soit l’œuvre d’un artiste qui l’a composée ;

et œuvre de son génie en acte _ la part de fonctionnalité de l’œuvre diminuant en proportion de cette nouvelle valorisation en la musique de l’individu-auteur qui quitte bientôt sa livrée de domestique

et peut oser exposer une certaine singularité (inquiète et questionnante) : artiste…

Or, il s’est trouvé

_ je vais suivre ici l’excellente (très synthétique) Introduction au livre (pages 7 à 15) _

que « dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la confiance accordée à l’ouïe _ organe que l’on doit perfectionner parce qu’il découvre des richesses échappant au « froid regard », comme dit Johann Gottfried Herder _ va étayer une nouvelle conception de la concentration _ voilà _ sur des œuvres musicales compliquées _ et de plus en plus longues.

De tels changements peuvent être interprétés comme le reflet des évolutions d’une civilisation : « L’éducation des cinq sens est le travail de toute l’histoire passée de l’humanité », écrit Karl Marx (dans ses Manuscrits de 1844) ; les sens sont éduqués _ civilisés _ par les productions artistiques, si bien que l’activité sensorielle de l’homme en tant qu’être socialisé diffère _ en effet _ de celui qui n’a jamais été confronté à une œuvre.« 

Et « selon une première approximation _ mais pas assez précise ni rigoureuse : c’est contre cette approximation grossière-là que se construit tout le travail d’analyse de ce livre-ci, si l’on veut… _, l’évolution des discours sur l’écoute musicale pendant la période qui nous occupera ici

suggère _ d’abord, et au musicologue _ une césure que l’on peut situer à la fin du XVIIIe siècle.

Décrite pour une large part grâce aux notions empruntées à la rhétorique, donc à l’art de persuader,

une œuvre musicale doit au XVIIIe siècle chercher l’auditeur, le convaincre, l’atteindre grâce à des affects qu’il pourra aisément saisir et une disposition formelle intelligible sur le champ.

À partir de Beethoven en revanche,

c’est à l’auditeur de faire un effort

et de régler son écoute _ voilà l’exigence sine qua non _ sur une œuvre éventuellement trop complexe pour être saisie sur l’instant.« 

(…)

Avec ce « surcroît d’effort« , il devient alors « possible de comprendre

_ c’est en effet aussi une activité « intellectuelle«  (« geistig« ) et d’« esprit vif«  ; cf les très éclairantes remarques de Hans Georg Nägeli (en 1826) données aux pages 127-128 : « Le sentiment d’art suprême ne représente un plaisir exaltant que là où il s’accompagne de la nostalgie de quelque idéal _ d’élévation. Or cette nostalgie n’est satisfaite que par la capacité de comprendre les sons tels qu’ils sont reliés les uns aux autres afin de former une œuvre d’art. De cela, même le sentiment _ même _ le plus vif est incapable ; seulement l’esprit vif. Il doit préparer ce plaisir pour le sentiment« . Aussi ce type précis d’amateur de musique « trouve (-t-il) son élément dans une vie qui s’élève _ voilà _ et s’efforce d’atteindre de la hauteur. (…) C’est à dessein que (cet amateur) qualifie d’intellectuel (geistig) son goût pour la musique ; avec précaution et circonspection, il veut augmenter celles de ses facultés que l’on nomme communément facultés intellectuelles, la raison pure et la raison pratique, grâce aux représentations et aux idées. Son activité intellectuelle consiste à saisir dans chaque œuvre d’art l’élément isolé dans son rapport au tout ; son effort vise seulement la cohérence, la structure planifiée, la multiplicité dans l’unité, la richesse des idées. Son activité consiste ainsi à comparer sans cesse, à distinguer, à mettre en relation, à relier, subsumer et intégrer _ opérations cruciales. Dans l’œuvre musicale, cette activité nous est inculquée en premier lieu par la composition supérieure, ce qu’on nomme en notre jargon une écriture développée (Ausarbeitung) et une disposition parfaitement calculée _ du compositeur _ ; même ce qui est nouveau dans l’œuvre d’art, tout ce que l’esprit humain ne peut calculer par avance, mais qu’il invente _ en son génie même ainsi sollicité _, sera ainsi saisi _ en aval : par cette « écoute musicale » spécifique nouvelle alors _ par cet amateur intellectuel dans le contexte de l’œuvre d’un calcul artistique«  _

il devient alors « possible de comprendre

des œuvres

qui peuvent (…) se présenter _ elles-mêmes _ comme une expérience, une énigme ou une question _ pour le compositeur en son propre créer…

L’écoute (…) devient alors question _ du mélomane _ sur une question _ du compositeur _

_ d’où l’importance croissante des textes _ voilà _ qui _ alors _ s’en inquiètent,

de toute une tension nouvelle _ sérieuse, voire grave _ qui entoure l’écoute« , page 9.

« Qu’en est-il cependant des pratiques _ d’écoute ; et, en amont, des compositions qui s’en soucient _ réelles ? Peut-on là aussi parler de changements, d’une coupure radicale _ univoque et générale _ autour de 1800 ?

« Plusieurs auteurs ont répondu par l’affirmative«  _ les musicologues Lydia Goehr (en 1992), Peter Kivy (en 1995), James H. Johnson (en 1991), cités page 9.

Mais « face à cette approche _ historico-musicologique _ par évolutions, stades successifs et ruptures,

on peut rappeler qu’une évaluation esthétique à travers l’écoute concentrée

_ qui dépasse (ou qui se combine avec) l’appréciation de la fonction (voilà !) qu’une œuvre remplit avec plus ou moins de bonheur, afin de rehausser des moments de sociabilité ou ponctuer des événements solennels _

est avérée _ ponctuellement, déjà au moins _ dès la Renaissance« , page 10.

« Ce n’est donc pas parce qu’elle n’est pas explicitement thématisée _ en des témoignages ; et si possible congruents ; cf Carlo Ginzburg : l’important (sur la méthodologie de l’historiographie) Unus testis (in Le Fil et les traces _ vrai faux fictif, pages 305 à 334) _

que l’écoute musicale _ dans laquelle l’œuvre est l’« objet d’une attention « soutenue et exclusive », comme dit James O. Young » (en son article The « Great Divide » in Music, en 2005) _ n’a guère existé avant la fin du XVIIIe siècle.

On peut _ donc : et telle est l’hypothèse de travail vecteur de ce livre !  _ préférer à l’hypothèse de ruptures et divisions radicales _ nettes, irréversibles, totales _

l’idée _ fine, souple et surtout combien plus juste ! _ de la coexistence _ le mot est ainsi souligné _ depuis toujours d’une pluralité _ voilà ! _ d’attitudes

et de visées _ mot souligné aussi : il s’agit là d’« intentionnalités«  ! _  d’écoute

_ celle par exemple qui procède par libre association d’images,

celle qui veut saisir la structure d’un morceau,

celle réceptive à la beauté du son

_ ces trois modalités d’écoute étant rien moins que centrales et capitales (!!!)

dans l’analyse raffinée très lucide que donne en ce livre important pour l’Histoire de l’aisthêsis, Martin Kaltenecker.

Il reste à expliquer cependant la densité croissante des réflexions _ mais il faut noter que l’écriture ainsi que la publication se multiplient aussi considérablement alors, en ce siècle des Lumières _ sur l’écoute musicale _ en tant que telle _ à partir du XVIIIe siècle.

Des témoignages comme celui du De Musica _ du Pseudo-Plutarque au « IIe siècle de notre ère« , page 9 _ sont frappants

mais restent isolés _ singuliers et très minoritaires _ et ne forment pas de masse critique _ statistiquement : soit un certain courant d’opinion un tant soit peu partagée socialement : ce à quoi s’intéressent les sociologues et les historiens (surtout s’ils n’ont pas assez lu Carlo Ginzburg) _ ; l’écoute musicale n’a pas, pour ainsi dire, acquis _ encore _ de visibilité _ sociale et historique : elle demeure pour l’heure seulement privée (voire peut-être singulière en son isolement) ; pour bien des musicologues aussi, en conséquence…


Dès qu’il est possible en revanche de parler d’un ensemble significatif de remarques
_ attestées en quelques textes (souvent « à dénicher » ! en quelques bibliothèques ou archives : ces textes ne courent pas les éditions les mieux diffusées !.) et qui soient, si peu que ce soit, un minimum congruents _, qui affirment par exemple, que telle écoute est la « bonne »,

cet ensemble peut constituer _ avec une consistance se remarquant dès lors _ ce qu’on nommer un discours,

au sens où l’entend Michel Foucault :

(…) «  »le discours » _ que ce dernier distingue de « ce qui«  seulement « se dit«  ici où là de manière éparse seulement _,

parmi tout ce qui se dit,

c’est l’ensemble des énoncés qui peuvent entrer à l’intérieur d’une certaine systématicité _ et pas se singulariser, seulement ; et demeurer inaperçu… _ ;

et entraîner _ en un effet de chaîne _ avec eux un certain nombre d’effets de pouvoir réguliers » _ soient se répétant : voilà qui aide davantage le repérage…

Au critère quantitatif (la masse critique)

s’ajoute donc celui d’une certaine cohérence _ ou congruence _,

ainsi que des effets concrets : un « ensemble discursif » cohérent devient alors actif _ productif d’effets très effectifs et repérables par leurs répétitions… _, page 12.

Surtout, « un discours peut étayer des pratiques compositionnelles.

Un compositeur ne crée _ voici un élément décisif de l’Histoire même de la musique comme Art ! _ pas seulement

à partir de techniques d’écriture

ou une vision poétique

_ telle celle de Lucien Durosoir sur laquelle je me suis (personnellement) penché en la première de mes interventions au colloque Un compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) ; compositeur (singulier !) dont le début de la période de composition prend place, en 1919, juste à la lisière de ce long XIXe siècle (1789-1914, si l’on voulait) où Martin Kaltenecker clôt son enquête sur « l’évolution de l’écoute musicale«  qui l’intéressait : les Actes de ce colloque qui s’est tenu au Palazzetto Bru-Zane à Venise (le Centre de Musique Romantique Française) les 19 et 20 février derniers, paraîtront aux Éditions Symétrie ; et j’ai intitulé cette contribution Une Poétique musicale au tamis de la guerre : le sas de 1919 _ la singularité Durosoir _,

mais aussi à partir de discours,

dont la trace se repère _ à qui sait (et apprend à) la décrypter, du moins _ dans ses œuvres

à l’instar d’une citation ou d’une allusion musicale :

il y a construction réciproque _ l’expression est très justement soulignée ! _ entre la partition _ même _ et la parole critique,

va-et-vient entre une pratique et ce qui, discursivement, la sertit« , page 13 _ et c’est un tel « sertissage«  que Martin Kaltenecker dégage en ce travail très précis et fouillé, lumineusement.

« L’utilisation de la notion _ foucaldienne, donc, ici _ de discours

nous paraît _ ainsi _ mieux situer _ voilà : en la complexité diversifiée elle-même des « contextes«   _

la question de la continuité et des ruptures _ s’entremêlant _ d’une histoire de l’écoute _ proprement « musicale« , et pas seulement acoustique ; cf la différence qui s’ensuit aussi, entre esthésique et esthétique… ;

et cela, mieux que les coupures abruptes et ultra-nettes (cf le concept de « Great Divide«  de James O. Young, « ce « partage des eaux » dont parle Peter Kivy« , page 11) des auteurs cités plus haut… _ :

ce modèle permet de saisir

qu’à certains moments,

tel ou tel type d’écoute est _ doucement _ écarté _ au risque de devenir lentement, à terme, si celui-ci advient jamais,  obsolète… _,

ou non thématisé _ à la lisière de la plupart des  consciences _,

et qu’il devient prédominant _ pour ces mêmes consciences (devenant ainsi, par un phénomène de seuil, « visible« , voire majoritaire, ce type d’écoute-ci) _ à d’autres

sans que, dans la pratique, les autres _ pour autant _ s’évanouissent«  _ et disparaissent du jour au lendemain et à jamais : ils demeurent et « co-existent«  (voire « se combinent«  au nouveau type d’écoute prédominant) souvent très longtemps, au contraire : le goût (et ses critères) ne se montre(nt) jamais univoque(s) (ni totalitaires) dans l’Histoire des Arts et des pratiques y afférant.

A comparer à ce que Baldine Saint-Girons, en son si pertinent Le Pouvoir esthétique, nomme le « trilemme«  du Beau, du Sublime et de la Grâce, par exemple ;

ou au distinguo nietzschéen de l’Apollinien et du Dyonisiaque dans La Naissance de la tragédie

« À la fin du XVIIIe siècle par exemple,

le discours sur la concentration au concert

peut être « couplé » _ voilà _

avec le discours _ spiritualiste _ du recueillement religieux,

ou avec l’idée d’une gymnastique _ empirique, voire matérialiste _ des sens,

et gagner par là une autre visibilité _ sociale ; puis historique _ :

ce qui signifie qu’une telle concentration a de grandes chances d’avoir toujours _ au moins si peu que ce soit ; cf l’exemple du De Musica au IIe siècle de notre ère ; et Martin Kaltenecker de citer, pages 10 et 11, plusieurs exemples en l’ère baroque _ existé,

mais qu’elle est à cette époque-là instrumentée _ voilà ! l’utilitarisme (cf Adam Smith) commence aussi à se répandre alors ! _ différemment

et qu’elle acquiert, par son amplification discursive, une puissance _ très effective en ses effets, divers : tant sur l’écoute que sur la composition même _ nouvelle« , page 13.

« Foucault a proposé (in L’Archéologie du savoir, en 1965) de nommer « archive »

cette « loi de ce qui peut être dit _ socio-historiquement _,

le système _ l’époque est au structuralisme _ qui régit l’apparition _ et l’amplitude de réception et ré-utilisation-amplification _ des énoncés comme événements singuliers _ qui ne le restent pas, mais font « histoire«  ; et « société« 

Mais l’archive c’est aussi ce qui fait que ces choses dites _ d’abord plus ou moins singulièrement _

ne s’amassent pas indéfiniment dans une multitude amorphe (…)

mais qu’elles se regroupent en figures distinctes,

se composent _ voilà _ les unes avec les autres

selon des rapports multiples _ à repérer, détailler-analyser : ce à quoi s’emploie excellemment ce livre ! rétif en cela à l’exercice du résumé (ainsi qu’au trop aisément résumable)… _,

se maintiennent

ou s’estompent _ lentement ; rarement brusquement du jour au lendemain : le réel est plus subtil en sa complexité résistante _

selon des régularités spécifiques«  _ fin de la citation de Michel Foucault, page 14.

Et Martin Kaltenecker d’en déduire, toujours page 14 de sa remarquable Introduction,

et avec une modestie d’auteur qui l’honore :

« Nous tenterons (…) au moins de dessiner quelques unes _ en effet _ de ces « figures distinctes »,

elles-même formées d’énoncés dont on peut suivre _ magnifiquement ! c’est un des objets de ce travail très fin _ le cheminement et les métamorphoses _ subtiles, en effet ; et parfois même surprenantes.

Dans la période qui nous occupe,

chaque ensemble discursif s’appuie _ voilà _ à son tour _ chaque fois particulier _ sur des notions qui reviennent _ au moins dans le vocabulaire, qui n’est pas infini : ce sont ses usages qui sont « modulés » ! en fonction des variations (comportant toujours une part d’aléatoire : selon le jeu de quelques créations du génie humain) des contextes _ très souvent :

l’effet, l’affect, le sublime, l’image évoquée par la musique, l’organisme, la structure… _ sans être pour autant des invariants massifs et grossiers ; il faut ainsi aussi relever leurs propres métamorphoses, en fonction des combinaisons et des contextes mouvants : avec sagacité…

Au cours du temps, ces termes _ en effet _ changent de sens

ou d’éclairage

_ à la façon dont l’excellent Michaël Foessel a très brillamment analysé dans son formidable essai de philosophie politique État de vigilance _ critique de la banalité sécuritaire, les métamorphoses parfois surprenantes au premier regard, de termes (cachant des concepts cependant in fine bien distincts) tels que « État« , « sécurité« , « peur«  ou « souveraineté« , depuis, par exemple, Hobbes jusqu’aux régimes (ultra-)libéraux-autoritaires de maintenant ; ainsi que celles des avatars, aussi, du terme « démocratie«  ; cf là-dessus mon article du 18 janvier dernier : « Faire monde » face à l’angoisse du tout sécuritaire : la nécessaire anthropologie politique de Michaël Foessel _ :

l’effet musical sublime d’une musique

peut être analysé dans une perspective théologique

ou bien référé aux émotions physiques suscitées par un opéra de Rossini ;

la « conversation » éclairée _ et avec quelques « surprises », ou « scherzi »…  _ entre Haydn et l’auditeur de ses symphonies, comme appréciation partagée d’un jeu avec des codes formels,

se transformera

en une théorie de l’écoute « pré-analytique«  chez certains zélateurs de Beethoven.

Ces notions récurrentes peuvent enfin _ et surtout _ se combiner et se mêler :

Berlioz construit un univers où l’image et l’impact du timbre font alliance,

Wagner présente la puissance physiologique du son comme un effet sublime » ;

etc.

« Pour bien saisir ces termes _ en leurs emplois et efficace quant à l’écoute musicale des œuvres en leur historicité _,

il nous a semblé qu’il fallait à chaque fois _ en chaque situation particulière, sinon singulière _ tenir compte du contexte _ voilà ! _ des énoncés

_ là-dessus, cf mon article du 15 juillet dernier à propos du plus que très remarquable, indispensable !, ouvrage dirigé par Christian Accaoui Éléments d’Esthétique musicale _ Notions, formes et styles en musiqueComprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui

avec son art splendide des contextualisations… _,

afin de mesurer _ à l’optimum (qualitatif !) de justesse ! _ le poids et la place _ et le sens même _ qu’ils prennent chez les auteurs _ des textes (sur l’écoute musicale) à analyser _,

qu’ils soient théoriciens (de la musique), critiques musicaux, philosophes, romanciers, ou compositeurs. (…)

On ne traitera _ forcément : le temps de la recherche (ainsi que celui d’une vie) n’est pour personne illimité… _ (…) que d’une partie infime _ certes : ceux que le chercheur estime en son âme et conscience (et dans le laps de temps à lui-même imparti !) pertinents et suffisants (sans suffisance !) à son analyse (lui-même, ou d’autres auront, à sa suite, loisir de la compléter, ou corriger…) _ des textes où pourrait se dessiner un discours _ juste ! _ sur l’écoute :

l’auteur fait _ cependant _ le pari _ en donnant à paraître son travail en cet état-ci _,

sans lequel aucun projet de synthèse _ tel que celui de ce livre _ ne se conçoit _ en effet ! _,

que ceux des textes qu’il ignore _ tout savoir demeurant partiel _ ou qu’il a dû écarter _ en particulier les revues musicales, les correspondances et journaux intimes (car tout lire n’est pas possible quand le gisement de documentation éventuelle abonde…) _

pourront tout de même s’insérer _ sans contradiction, mais comme complément _ dans les classements, les regroupements, le dessin même du parcours historique proposé, sans le détruire« , pages 14-15 :

un grand parcours de l’histoire de l’écoute musicale du long XIXe siècle, dès la fin du Baroque jusqu’au début de la modernité plus expérimentale d’après la Grande Guerre, en somme,

se dessine fort clairement ainsi

dans les 456 pages de ce si riche, mais aussi très éclairant, grand livre

qu’est L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles

L’apport principal de ce travail de sertissage minutieux et lumineux de Martin Kaltenecker ici

concerne donc le choix

(et la traduction : de l’allemand _ Martin Kaltenecker a précédemment traduit L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, de Carl Dahlhaus : une entrée fort précieuse dans le domaine à explorer ici ! _)

de ces textes de « théoriciens, critiques musicaux, philosophes, romanciers _ ceux-ci aussi : leur intuition pouvant témoigner excellemment du retentissement en profondeur des micro-modulations (à la limite du perceptible ; et du perçu de la plupart) du ressenti esthétique : tout particulièrement en la période du XIXe siècle analysée ici : jusqu’à Proust, au dernier chapitre _ ou compositeurs« 

qui permettent de dégager ces métamorphoses de « l’écoute musicale » au cours de la période choisie, c’est-à-dire « aux XVIIIe et XIXe siècles« …

Je dois noter ici l’apport fondamental

de l’articulation mise en œuvre par Martin Kaltenecker

entre les textes de Johann Georg Sulzer (1720-1779), Johann Nikolaus Forkel (1749-1818), Karl Friedrich Zelter (1758-1832), Hans Georg Nägeli (1773-1836), Christian Friedrich Michaelis (1780-1834), Adolf Bernhard Marx (1795-1866), Wilhelm Heinrich von Riehl (1823-1897), Eduard Hanslick (1825-1904), Hermann Kretzschmar (1848-1924), Hugo Riemann (1849-1919), Heinrich Schenker (1868-1935) ou Heinrich Besseler (1900-1969)

et l’activité même de composition

de compositeurs tels que Beethoven, Berlioz ou Wagner

_ « sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans l’élaboration d’un lieu spécifique » (à Bayreuth), page 307 _ , principalement,

en leur souci _ pour Berlioz et Wagner _ (ou désespoir _ pour Beethoven _) de l’écoute la plus adéquate de leur œuvre

par le public…

Pour aller vite,

voici comment Martin Kaltenecker lui-même « tente de résumer« , au début de son chapitre 5 (« Écoutes romantiques« ), aux pages 223 et suivantes,

en quatre rubriques,

« l’évolution des différents discours sur l’écoute

dans la période qui va de Beethoven à Wagner« 

_ le chapitre 6 sera consacré à « Wagner«  ; le chapitre 7, aux « Théories de l’écoute à la fin du XIXe siècle«  ;  et le chapitre final (le huitième), à ce que Martin Kaltenecker caractérise comme un passage « Vers l’écoute artiste«  : je les aborderai ensuite… _ :

« 1. L’écoute réflexive était associée au XVIIIe siècle à l’idée d’une participation de l’entendement qui clarifiait les affects confus,

puis à celle d’une conversation avec l’auditeur idéal.

Elle évolue au cours du siècle suivant vers la notion d’écoute structurelle

visant une organicité ;

c’est aussi d’une certaine façon une « écoute allemande », qui tend vers une perception préanalytique, et qui déconsidère l’affect ;

elle se déploie dans l’espace de la concentration et de l’écoute répétée

et relève d’un travail ;

son genre est emblématiquement le quatuor à cordes

_ et elle fera l’objet d’analyses en terme de « musique absolue«  (ou, plus improprement traduite, « pure« ) : cf le livre majeur à cet égard d’Eduard Hanslick, en 1864, Von Musikalisch Schönen (Du Beau dans la musique, aux Éditions Christian Bourgois, en 1986) ; et l’analyse panoramique et pointue, tout à la fois, de Carl Dahlhaus, en 1978, Die Ideen der absoluten Musik (L’Idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique allemande, aux Éditions Contrechamps, en 1997).

2. L’imagination avait été définie de façon double au XVIIIe siècle, comme une activité à la fois synthétique et centrifuge,

comme un décodage inventif, réalisé cependant au moyen d’images adéquates.

Elle évolue au siècle suivant vers une herméneutique musicale,

elle-même parallèle à l’usage d’appliquer des textes aux œuvres instrumentales,

tels les poèmes que Pauline Viardot inventera pour transformer certaines Mazurkas de Chopin en mélodies.

La cohérence d’une œuvre apparaît à l’écoute par projection

ou par détection

d’une narration imaginaire,

soit par association libre pendant l’exécution,

soit sous une forme plus systématique et fixée par écrit, comme on la trouvera dans les Guides de concert de Hermann Kretzschmar à la fin du siècle.

Il s’agit donc la plupart du temps de la transformation possible de toute musique, grâce à la projection sur elle d’un « moi » ou d’un « nous », et d’une histoire ;

toute symphonie est transformée en poème symphonique.

3. La musique ineffable, liée à l’Andacht comme attente passive de messages venant d’un au-delà diffus,

entre en harmonie avec la valorisation au XIXe siècle de l’élément religieux de l’art.

(…) Dès que la musique est considérée comme ayant trait au mystère,

un lien s’établit entre écoute mystérieuse et écoute esthésique.

(…) L’écoute mystérieuse et l’écoute esthésique sont reliées par une attitude qui consiste à « être à l’affût » _ ce lauschen que Nietzsche fait remonter à l’instinct du chasseur, et qui serait selon lui à l’origine même de la musique _ ;

elles visent toutes deux, davantage que la compréhension d’une forme, une épiphanie du Son _ via la thématique et le motif du son qui arrive de loin : aus der Ferne

4. Dans l’écoute sublime, l’auditeur est comme envahi : une passivité s’y joint à une dimension quasi corporelle et à un débordement de l’entendement qui n’arrive plus à synthétiser des effets de pure quantité ;

le sublime nous coupe le souffle.
Cette écoute est d’abord liée à l’œuvre symphonique de Beethoven, qui est parfois incompréhensible, voire laide pour certains, mais dont l’impact est incontestable.
 »

Martin Kaltenecker ajoute à cette présentation synthétique des (quatre premières) diverses formes d’ »écoutes musicales« ,

cette importante remarque-ci, page 225 :

« La plupart des discours portant sur l’écoute apparaissent encore à cette époque _ avant Riemann, dont la thèse de doctorat, en 1873, s’intitule Sur l’écoute musicale ; de même qu’en 1888, il prononce une conférence intitulée Comment écoutons-nos la musique ? (cf pages 354 à 363) _ sous une forme fragmentée,

et non comme une théorie complète ;

et ils se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard

_ en un article, « D’un nouveau genre et d’un nouveau plaisir de l’audition musicale », paru dans la Revue et Gazette musicale, le 22 octobre 1843, dont nous sont donnés quatre très parlants extraits, aux pages 221-222 :

Blanchard distingue en effet les « dilettanti qui ne fréquentent guère que l’opéra et sont réfractaires à toute innovation ou expérimentation musicale risquant de troubler le plaisir pris à l’expression de la parole chantée.

Face à eux, les auditeurs pour qui l’écoute musicale relève d’un effort«  (« un véritable travail« , dit Blanchard, page 222 ; car « saisir au passage les hardiesses harmoniques, les riches détails de l’instrumentation, les finesses mélodiques répandues çà et là dans l’orchestre, les beautés de ce style compliqué d’imitations qui constituent les œuvres des maîtres que nous venons de citer, n’est pas chose facile« ).

Et « entre ces deux groupes, le gros des auditeurs utilise la musique comme support à une projection d’images«  ;

Blanchard disant à propos de ces derniers : « Tout cela se confond dans un ensemble vaporeux pour les auditeurs ordinaires qui forment le plus grand nombre de l’auditoire musical ; et c’est des gens composant ce plus grand nombre que nous viennent les définitions vagues, la métaphysique sur la science des sons, les comparaisons avec les autres arts, source de cette esthétique bourgeoise« , cité toujours page 222 ;

et Blanchard de conclure ce panorama des « auditeurs de musique » : « Il est certain que le bonheur le mieux choisi, le plus complet de l’audition musicale pour un excellent musicien, c’est celui qu’il éprouve, comme exécutant ou comme auteur, à savourer un beau quatuor de Haydn, de Mozart ou de Beethoven (…). Il est vrai que c’est chose très rare à Paris, où ce genre de musique est presque tout-à-fait abandonné par les artistes et les amateurs«   _

et ils _ ces « discours sur l’écoute » _ se rapportent principalement aux trois types d’auditeurs dont parle Henri Blanchard :

l’auditeur sérieux de la symphonie,

celui qui laisse libre cours à son imagination,

l’amateur d’opéra« , page 225.

Et Martin Kaltenecker de très utilement préciser encore, juste en suivant :

« Souvent, deux formes d’écoute sont couplées :

l’imagination et une écoute formelle ne s’excluent guère pour Schumann ;

Berlioz mêle l’imaginaire à l’esthésique ;

et Wagner vise autant l’ineffable que le sublime. »

En revanche, d’autres expriment « des oppositions plus ou moins tranchées entre telle ou telle attitude.

Ainsi George Sand s’exprime avec condescendance à propos de Meyerbeer, qui ne propose selon elle que des « images »,

alors que Beethoven susciterait des émotions et des pensées ayant trait aux sentiments intimes du moi

_ c’est donc le monde superficiel de l’opéra qui contraste _ pour elle _ avec l’écoute intense que permet la symphonie.

Chez Hanslik, (…) c’est tout à la fois la divagation imaginaire et la réception voluptueuse de l’opéra

qui seront déclarées inférieures à l’écoute structurelle du « jeu des formes en mouvement ».


Très souvent, une seule attitude est _ sectairement _ considérée comme appropriée,

et le mélange de plusieurs,

leur tressage _ terme particulièrement approprié ! _ au sein de l’écoute d’une même œuvre

n’est guère théorisé _ même s’il peut être constaté : on feint de s’étonner qu’un seul et même auditeur apprécie, par exemple, les opéras de Mozart et la partition « bruyante et confuse » des Bardes de Lesueur, ou qu’une foule « mélangée et écervelée » puisse s’enchanter aussi bien de Beethoven que de Rossini« , pages 225-226…

Puis, voici que triomphe bientôt en Allemagne un cinquième type d’ »écoute musicale » :

« un effet d’extase »  (page 304) sur « l’auditeur soumis »  (page 305) à rien moins qu‘ »une discipline esthétique«  (page 318),

tel que prôné _ cet effet _ et mis en place _ à Bayreuth _ par Wagner _ longuement détaillé au chapitre 6 (« Wagner« , aux  pages 293 à 341) _ : « Wagner est sans doute le premier compositeur qui ait produit un discours sur l’écoute, et qui, de surcroît, l’ait traduit dans un lieu spécifique » ad hoc, page 307 ;

« l’écoute wagnériste » peut « être caractérisée par deux aspects : un entraînement qui s’appuie sur la reconnaissance des leitmotivs, à travers une écoute dirigée, exercée au sein des cercles wagnériens, mais cela en vue de la pleine révélation de l’œuvre à Bayreuth même, lieu de l’extase et de l’hypersensibilité », page 318 ;

et « ce n’est qu’après 1900 qu’une nouvelle écoute de Wagner s’installera, qui ne s’efforcera plus, en se « crispant », de reconnaître les motifs dans l’orchestre, comme le remarque Richard Sternfeld en 1901« , page 319.

Un peu plus tard dans le XIXe siècle se développeront enfin de véritables « théories de l’écoute musicale« 

_ celles de Riemann, de Schenker, de Kretzschmar, de Gurney _

que Martin Kaltenecker détaille précisément en son chapitre 7 : « Théories musicales à la fin du XIXe siècle« , pages 343 à 376 _ juste avant un tout dernier chapitre, « Vers l’écoute artiste« , pages 377 à 425.

Ainsi, identifie-t-il successivement :

_ pour commencer, une « écoute cernée par l’histoire » (pages 343 à 354) :

« l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ dans la connaissance progressive des œuvres du passé : musicalement ressuscitées, peu à peu ;

« et c’est peut-être Brahms qui incarne pour la première fois cette figure du compositeur responsabilisé par la culture.

Ami de Friedrich Chrysander, qui dirigea la première édition monumentales des œuvres de Haendel, d’érudits comme Eusebius Mandyczewski, mais aussi collectionneur de manuscrits, abonné aux volumes que publie la Bachgesellschaft à partir de 1850, sous la direction de Philipp Spitta, grand brahmsien quant à lui, et des œuvres anciennes comprises dans les Denkmäler der Tonkunst,

Brahms lit et et étudie des œuvres de Marenzio, Eccard, Muffat, Buxtehude, Froberger, des fils de Bach, il éditera lui-même des pièces de Couperin et de Haendel, réfléchissant également sur la manière de réaliser la basse continue dans les cantates de Bach.

Le compositeur est dorénavant submergé par l’histoire musicale, à laquelle il ne peut plus tourner le dos ; il y a du musicologue en lui,

tout comme l’auditeur dispose d’un nombre croissant de références historiques, et donc de comparaisons possibles, qui forment une nouvelle condition de l’écoute musicale« , pages 348-349 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

_ Martin Kaltenecker prend appui ici sur les Études culturelles de trois siècles, de Wilhelm Heinrich von Riehl (en 1859), qui « s’inscrit ainsi dans le tournant réaliste (lui-même « typique de l’anti-romantisme et de l’anti-subjectivisme qui caractérise les années 1850« , remarque Martin Kaltenecker, page 345) qui gagne l’art et le mouvement intellectuel qui installe l’étude de l’histoire comme référence absolue, marquant le triomphe de l’historisme : toutes les époques et civilisations forment un objet d’étude égal en droit » ; « Riehl se dit confronté (…) à un » chaos d’oreilles diverses« , ce qui signifie en même temps l’égalité en droit d’expressions artistiques que l’on ne comprend plus, mais que l’on étudie attentivement. Riehl se tient dans la contradiction entre l’écoute impossible de la musique du passé et l’injonction de l’étudier de près«  ; Riehl écrivant : « la culture historique n’est pas seulement la simple connaissance de faits et de dates, mais la capacité, acquise par l’étude inlassable des sources, c’est-à-dire des œuvres d’art de toutes les époques, de rendre justice à tous les styles et à toutes les manières de voir, afin de pouvoir en tirer un plaisir complet. C’est dans ce sens qu’il faut pratiquer l’histoire de la musique dans les conservatoires supérieurs, en tant qu’enseignement régulier« , pages 345 à 347 _

l’élargissement progressif de l’horizon historique

infléchira de plus en plus l’écoute des mélomanes vers une classification des musiques :

chaque nouvelle œuvre _ qu’elle soit tirée du répertoire, mais encore inconnue de l’auditeur, ou création nouvelle _

est alors cataloguée, comparée à des repères de plus en plus nombreux, insérée dans une évolution générale ;

mouvement qui culminera avec l’avènement du gramophone, dans la possibilité de se constituer un « musée imaginaire » sonore« , page 349.

Ensuite, Martin Kaltenecker détaille

_ une »écoute de la tonalité » (pages 354 à 366)

à travers les thèses-analyses de Hugo Riemann (1849-1919) et de Heinrich Schenker (1868-1935).


Dans sa thèse de 1873 Sur l’écoute musicale, « la thèse développée par Hugo Riemann consiste à comparer ce que l’on entend en le raccordant toujours à un point fixe, qui est la tonique » (page 355) ;

mais « dans une conférence prononcée en 1888 sous le titre Comment écoutons-nous la musique ?, Riemann proposera une thèse beaucoup plus ample, qui définit l’œuvre musicale par trois éléments (qui peuvent fonder chacun un genre de musique), reliées à chaque fois à un besoin ou à une pulsion (Trieb).

Il y a tout d’abord en musique des facteurs élémentaires _ hauteurs, dynamiques, agogiques _, des énergies dont s’empare le désir de communiquer et de s’exprimer (c’est le Mitteilungstrieb).

Il  y a ensuite tout ce qui permettra de constituer une forme, provenant de la pulsion de jeu (Riemann reprend ici le terme de Spieltrieb de Schiller), lié à l’harmonie et au mètre, au découpage des sons en unités rythmiques.

Enfin, ce sont les éléments susceptibles de produire des associations, tout ce qui relève de la caractérisation, du pittoresque et qui vient du désir d’imiter (Nachahmungstrieb).

Par ailleurs, Riemann distingue deux principales modalités d’écoute, qu’il réfère à Schopenhauer : « (l’une) vit la musique comme la manifestation de sa propre volonté (subjectivation totale), alors que l’autre l’objective au moins en partie, pour produire une représentation« .

Une musique où l’élément formel prédomine ne sera donc qu’imparfaitement « subjectivée », alors que l’auditeur s’identifiera par exemple avec le contenu d’une musique à programme, qui nous émeut « par sympathie ».

(…) Riemann précise ce qu’il entend par objectivation : elle ne se compare pas à un « jeu de formes sonores » à la Hanslick, mais sera située tout au contraire du côté de la musique à programme et d’une imitation extérieure : « Dès que la musique veut objectiver, elle se détache de ce qui est sa sphère et son rayon d’action propre ». L’objectivation est donc une participation émotionnelle et un « vivre avec » (Mitterleben) les mouvements sonores :

(…) « L’activité de l’oreille _ écrit Riemann page 16 de cet essai _ ne se déploie pleinement qu’à travers l’activité d’enchaînement d’une succession d’impressions sonores, (…) dans le suivi du déroulement temporel de ce qui résonne. Or, ce n’est pas de l’examen des causes ce qui résonne et de ses transformations que provient  le plaisir esthétique de l’écoute musicale, mais de la poursuite gratifiante (lustvoll) des états qu’il provoque, de l’abandon entier vers les affects sans objet qu’il suscite. Il semble même que (…) le souvenir de ce que l’on a vécu soi-même, la sensation de notre propre corporéité joue un rôle central également  dans l’impression sonore.« 

Cette description aux accents déjà phénoménologiques met alors en avant tout ce qui correspond en musique à des attitudes et à des gestes. » (…)

« On doit constater, quand nous suivons ces états _ écrit Riemann, cité ici page 359 _, un affinement et une spécification presque merveilleux de la sensation, telle que nous ne pourrions guère l’obtenir, ne fût-ce qu’approximativement, par une simple réflexion au sujet de nos émotions. »

« L’ »objectivation » des éléments musicaux peut réussir ou échouer. Ainsi le timbre du hautbois, de la clarinette et de l’alto, rappelant les voix de femmes, attireront l’oreille des hommes, alors que le violoncelle, masculin, sollicitera l’empathie féminine ; en revanche des sonorités trop puissantes peuvent bloquer l’identification :

« La puissance extraordinaire du fortissimo de tout l’orchestre (…) produit sans nul doute aussi un effet élémentaire sur notre sensibilité, mais ne peut guère être subjectivé comme expression de notre vie psychique ; il se dresse devant nous comme une puissance située hors de nous-mêmes, qui nous est  supérieure, qui nous écrase et nous anéantit avec un effet sublime, mais que nous admirons cependant avec ravissement, alors que le sentiment d’être minuscule nous fait frissonner face à sa grandeur »  _ écrit Riemann, cité ici encore page 359.

(…) Le second domaine est celui du jeu formel, représentant un besoin fondamental chez l’homme qui aime à diviser et qui prend plaisir à « une suite bien ordonnée et agréable ». C’est lui qui exige le plus grand effort :

« Songeons à l’un des adagios de Beethoven si magnifiquement développés (ausgesponnen) : il y a là une telle variété formelle, une telle multiplicité de sentiments différenciés, une telle abondance de nuances, que l’on peut en effet comparer la participation active et compréhensive à un tel mouvement, à l’écoute et la vision d’une tragédie, qui mène également notre âme au travers d’une succession d’émotions logiquement enchaînées qui nous élèvent et nous purifient. Une grande part du charme qu’opère une telle œuvre d’art sur l’auditeur tient à la beauté de sa forme, si bien que les sentiments forts, profonds et sains nous atteignent par sympathie ; cette belle forme n’opère pas sur tous les hommes avec la même détermination, car elle exige la compréhension, une concentration assidue et une attention pleine et entière _ écrit Riemann page 40 et les suivantes. La « capacité de formation infinie de l’oreille », selon la formule de Wagner, consiste dans la faculté, augmentée par l’exercice, de saisir le rapport entre les sons (…). Les personnes qui ne s’occupent pas ou très peu de musique, prennent plaisir aux tournures harmoniques et mélodiques les plus simples, à une division thématique la plus simple et la plus claire possible, à une rythmique simple et facile à saisir ; et les œuvres d’un Bach, d’un Schumann, Wagner, Brahms sont pour eux, selon leur expression, trop savantes, c’est-à-dire trop compliquées. Ce n’est là qu’une manière de parler, et avec les meilleures raisons du monde, on n’inculquera pas à ces profanes, comme ils se nomment eux-mêmes, l’amour des compositeurs cités. Je souligne encore une fois qu’il faut de l’exercice et de la bonne volonté pour comprendre une grande œuvre musicale complexe. Si l’ensemble ne doit pas se décomposer en une série d’impressions isolées reliées de manière lâche, dont chacune n’est que de faible intensité, si l’une doit au contraire soutenir, élever, démultiplier l’autre, que ce soit par analogie ou par contraste, il faut à la fois saisir le détail isolé et suivre la cohérence formelle en toute conscience ; il faut donc une très bonne mémoire et mobiliser une activité intellectuelle synthétique. En d’autres termes, là où commencent les formes artistiques supérieures, là s’arrête aussi la possibilité de se débrouiller (durchkommen) avec une simple passivité, avec un abandon aussi docile soit-il aux impressions, et il devient nécessaire de collaborer _ voilà ! _ à l’œuvre. (…) L’exercice est indispensable, et une préparation par l’écoute d’une musique plus simple.« 

(…) « Tout ce domaine est donc placé sous le signe d’un dépassement de l’identification et de l’empathie psychologique immédiate, source d’un nouveau « plaisir esthétique ».« 

« Riemann ne dévalorise pourtant pas le troisième aspect, celui de la pulsion mimétique : imiter représente une constante anthropologique qui veut que l’auditeur « ajoute quelque chose » à la musique, qu’il tire de son « imagination (Phantasie) une activité productrice ». La capacité mimétique de la musique opère par analogies ou évocations, donc par un détour réflexif (celui de la subjectivité du créateur et celle de l’auditeur). L’œuvre qui veut activer, objectiver tel élément extramusical, va jouer avec les « éléments associatifs » des instruments (le trombone majestueux, le chalumeau pastoral), du registre (les aigus évoquent la lumière) ou du timbre (harmoniques des violons au début de Lohengrin).

Il est remarquable _ commente alors Martin Kaltenecker page 362 _ que Riemann résiste autant que possible dans ce texte de 1888 à une hiérarchisation des trois domaines musicaux qu’il délimite et des musiques orientées sur _ rien que  _ l’un d’eux : le monde de l’affect n’est pas associé à la sphère de l’opéra, l’approche formelle n’est pas érigée en modèle absolu, et l’imitation n’est pas dépréciée ; de même, conclut Riemann, il n’y a aucune raison de préférer les œuvres classiques à celles du Romantisme, de Liszt ou de Wagner : le théoricien doit se tenir au-dessus des querelles esthétiques et des camps.

Cette position est rendue possible en particulier grâce à l’aggiornamento physiologique de l’ancienne notion d’empathie, qui remonte au moins à Horace : l’intensité émotionnelle que le créateur infuse à son œuvre parce qu’il est lui-même ému, garantira l’intensité de l’identification du récepteur avec le compositeur ; l’auditeur peut ainsi participer au monde du génie _ voilà : encore faut-il qu’il y consente et le désire _, approfondir et enrichir sa propre vie émotionnelle _ en s’y passionnant même : c’est le cadeau de la grâce de l’Art !..

Pour que cette interaction _ voilà ! _ soit fructueuse, il faut mobiliser cependant une écoute concentrée au sein de chacun des domaines délimités : empathie avec les éléments premiers, attention méticuleuse à la structure, mais aussi un contrôle mimétique qui n’est pas de l’ordre de l’association libre, mais d’un effort : il faut une « saisie si possible précise _ voilà _ des images qui défilent », afin de

« comprendre _ ici, c’est à nouveau Riemann qui écrit, page 90 de son essai _ le détail les intentions du compositeur, en laissant travailler son imagination selon la direction qu’il nous a _ lui _  indiquée _ ainsi doit fonctionner l’interaction : avec souplesse (subjective) et exigence (à visée d’objectivité) tout à la fois. Que cela soit parfois une affaire très délicate, personne ne le contestera ; car là où la parole ne se joint pas à la musique comme un guide sûr, conférant à ses figures ambiguës un sens déterminé, l’imagination de l’auditeur s’emballera inévitablement de temps à autre et perdra le fil du programme, suite à quelque malentendu sur les intentions du compositeur ; tout cela ne relève pas de l’incompréhension, mais s’explique par la polysémie«  _ de ce qui n’est pas le discours (plus univoque, lui) de la langue

Quant à Heinrich Schenker,

« autre théoricien important » (page 363),

« au fil de ses travaux« , il « précisera progressivement la notion de « ligne génératrice » (Urlinie) qui définit selon lui toute musique classique : l’unité et la cohérence de toute œuvre remarquable reposent sur un Ursatz, une « configuration de base » qui rassemble une ligne supérieure descendant toujours vers la tonique en partant de la quinte, de la médiante ou de l’octave supérieure, et qui est toujours étayée par un mouvement de basse I-V-I.

Chaque analyse devra saisir l’œuvre comme une immense extension et un déploiement multiforme de ce mouvement cadentiel projetée sur un mouvement entier. (…) L’auditeur doit d’une certaine manière prendre « la place » du compositeur :

« la contemplation la plus parfaite de l’œuvre d’art musicale _ ici c’est Schenker qui s’exprime en son essai À l’écoute de la musique (1894), page 96 _ est et demeure celle qui intègre non seulement l’ensemble du matériau musical, mais qui reconnaît et ressent aussi entièrement les lois (propres ou étrangères) du compositeur qui y sont à l’œuvre, en somme la providence de la pièce. Mis à part les différences de l’arrière-plan psychique, une telle contemplation n’est pas sans ressemblances avec celle qu’effectue le compositeur lui-même, à partir du moment où l’effusion de son œuvre s’est achevée et où il est enfin capable de se l’approprier lui-même de l’extérieur, l’ayant soustraite pour tout jamais à ses émotions intérieures ».

« Schenker _ continue Martin Kaltenecker, page 364 _ récuse l’idée que l’auditeur tirerait d’une première écoute l’ »impression globale » d’un morceau : comment être vraiment sûr que l’on en ait saisi les « éléments principaux », a fortiori dans une musique où il y a « plusieurs éléments principaux » ?  C’est au contraire une écoute répétée qui nous habitue aux arcanes : « L’habitude seule aura aidé l’inexpérience de la première imagination créatrice à vaincre l’impuissance de l’oreille réceptrice« . Une telle écoute sera comme une visualisation de l’œuvre : Schenker reprend ici le thème classique de l’auditeur ou du lecteur qui se déplace « en avant et en arrière » dans l’œuvre :

« Ce qui représente dans l’écoute d’une œuvre d’art _ écrit Schenker page 101 de son essai _ le triomphe suprême, le délice dont on sera le plus fier, c’est d’élever, d’entraîner en somme l’oreille vers la puissance de l’œil. (…) Il existe situé quelque part très au-dessus de l’œuvre d’art, un point d’où l’esprit peut clairement dominer du regard et de l’ouïe tous ces chemins, ces points d’arrivée, ces repos et ces tempêtes _ tels que ceux d’un paysage _, toute la multiplicité et ses délimitations. Celui qui a trouvé ce point élevé _ et c’est à partir d’un tel point que le compositeur doit dérouler son œuvre _ pourra dire en toute tranquillité qu’il a « écouté » l’œuvre. Il est vrai que peu d’auditeurs de cette sorte existent.« 

Schenker _ commente alors ce passage Martin Kaltenecker, page 365 _ « installe l’écoute en surplomb comme un idéal absolu, et les musiques qui l’exigent comme des chefs-d’œuvre incontestables ; le pot-pourri est ainsi défini comme « allégeance à ceux qui ont l’oreille courte ».

Il s’ensuit une ligne directrice pour _ déjà _ l’interprétation musicale : le musicien ne doit pas faire ressortir les beaux thèmes et « atomiser » la musique ; face à la jeunesse, dira Schenker en 1919 dans une conversation avec Wilhelm Furtwängler, l’interprète a un « devoir de synthèse ». Car la jeunesse trop souvent est du côté du moment présent, auquel elle s’abandonne : l’écoute musicale du chef-d’œuvre en saisit au contraire la part intemporelle, et elle résiste à la séduction de beaux passages éphémères :

« Aujourd’hui précisément _ écrivait Schenker vers 1925 _, alors que la vie nue et tourbillonnante du jour, de l’heure même, est vantée comme étant le but suprême de l’existence _ au lieu d’arracher la vie au chaos _, aujourd’hui cet état d’esprit est devenu fatal aussi à la perception de l‘œuvre de génie. L’œuvre de génie se distingue pourtant de la vie par un projet improvisé sur l’instant et qui donne à l’ensemble un sens univoque ; il est donc contradictoire de vouloir nier, au nom de la vie et du présent, dont le dessin reste insondable aux hommes, celui qui se tient derrière toute œuvre d’art.« 

Ensuite, Martin Kaltenecker aborde un huitième type d’ »écoute « ,

qu’il caractérise comme « l’autre de la structure« ,

étudiée à travers les thèses de Hermann Kretzschmar (1848-1924) et Edmund Gurney (1847-1888),

aux pages 366 à 373.

Cette expression « l’autre de la structure » s’éclaire immédiatement quand Martin Kaltenecker présente cette forme d’écoute musicale en son opposition frontale aux « écoutes structurelles » qu’il vient d’analyser,

dont le modèle est peut-être la caractérisation de Hanslick, en son Du Beau en musique de 1854, page 366 ; et il en retrace, cette fois à nouveau, les racines historiques  :

« Nous avons vu que le discours sur l’écoute se fige au début du XIXe siècle

dans un face-à-face

entre une écoute structurelle,

alliée la plupart du temps à une production d’images cohérentes _ non arbitraires, non divagantes _ qui ne sont pas toujours ressenties comme antinomiques d’une saisie de la forme,

et l’écoute affective,

cernée parfois encore par la notion de sublime. »

Et ce conflit s’exacerbe en référence « à Hanslick, dont le livre _ en 1854 _ eut un si grand impact« .

Aussi, « les théories anti-hanslickiennes de l’écoute dans le dernier quart du siècle

valorisent(-t-elles) donc souvent l’image.

Ce que Hermann Kretzschmar (1848-1924) nommera « herméneutique musicale »

se comprend comme l’élaboration systématique et scientifique de l’imagination productrice.

Les trois volumes de son Guide de concert (Führer durch den Konzertsaal, 1888- 1890) sont certes conçus dans un but pédagogique : il s’agit d’éduquer « l’auditeur non entraîné », de le « préparer à des œuvres difficiles », puisque la « musique instrumentale est devenue plus compliquée » et le public « plus large et plus mélangé ». Mais l’herméneutique est aussi définie comme « art de la traduction » et inscrite dans la tradition prestigieuse de l’exégèse,

qui consiste à

« sonder le sens et le contenu intellectuel (Ideengehalt) que les formes renferment _ écrit Kretzschmar _, à chercher partout l’âme dans le corps, à dégager dans chaque phrase d’un texte, dans chaque membre d’une œuvre d’art, le noyau de la pensée, d’expliquer et d’interpréter le tout à partir de la connaissance la plus claire des détails les plus subtils, en utilisant tous les moyens fournis par le savoir spécialisé, la culture générale et le talent personnel. »

« La notion centrale de Kretzschmar

est celle d’émotion ou affect

qu’il s’agit de tirer au clair au moyen d’une paraphrase imagée«  _ commente Martin Kaltenecker, page 367.


« Composer et écouter de la musique _ en miroir _ n’a rien à voir avec de quelconques états ou talents somnambuliques _ écrit Kretzschmar _, c’est au contraire une activité qui exige une clarté d’esprit extrême. (…) La tâche de l’herméneute consiste donc en ceci : isoler les affects _ comme discrets _ dans les sons et traduire en paroles l’ossature de leur enchaînement. Maigre résultat en apparence, mais en vérité un acquis précieux ! Car celui qui traverse les sons et les formes sonores pour atteindre les affects, élève le plaisir sensuel, le travail formel au niveau d’une activité spirituelle, et il s’immunise contre les dangers et la honte d’une réception purement physique et animale de la musique.

S’il dispose de l’imagination et d’un certain degré _ aussi _ de talent artistique, tel qu’il est toujours présupposé quand on s’occupe de l’art, le squelette _ un peu décharné d’abord _ des affects s’animera infailliblement pour lui de façon subjective _ c’est-à-dire subjectivée : c’est une opération riche _, grâce à des figures et à des événements tirés de sa propre mémoire et de son expérience, aux univers _ vraiment vivants _ de la poésie, du rêve et des pressentiments.

Tout le matériel d’interprétation dont disposent l’esprit et le cœur défilera en un éclair et comme au vol _ telle une clé immédiate ainsi de l’incarnation affective de la musique défilant (elle-même) et perçue _ devant l’œil intérieur d’un tel auditeur ;

et il est prémuni contre de vraies rêveries _ divagantes et rebelles à la visée d’objectivité _ par l’attention portée aux affects, et sauvé d’un abandon pathologique à ceux qui le touchent personnellement _ en une mauvaise subjectivité, en quelque sorte : hors sujet _ et le fascinent de manière particulière _ éloignant par trop de la visée d’objectivité de l’œuvre _, par le devoir d’observer leur enchaînement, de contrôler l’art et la logique _ objective et objectivement _ du compositeur.« 

..

Ce que Martin Kaltenecker commente, page 368 :

« Kretzschmar situe donc l’herméneutique entre deux écoutes qu’il renvoie dos à dos : purement sensuelle pour l’une, purement formelle pour l’autre.

Afin d’étayer l’activité herméneutique, Kretzschmar préconise alors une réactualisation de la théorie des affects du XVIIIe siècle. (…) Si l’œuvre propose à l’écoute un « squelette » ou une « enveloppe » qu’il faut animer _ d’une chair vive d’affects _, Kretzschmar n’affirme pas pour autant que l’interprétation soit univoque : une multiplicité d’images et d’affects, pourvu qu’elles rendent l’affect fondamental _ de l’œuvre _, est concevable ; il serait « présomptueux de tenir et de déclarer qu’une de ces images est juste et valable exclusivement.«  (…) On opère avec des correspondances et des analogies en puisant dans un stock d’images qui sont dans une certaine mesure interchangeables (…) ; leur nature est « indifférente », c’est leur cohérence qui importe. Kretzschmar souligne (…) qu’il ne faut pas projeter _ en une opération divagante à l’excès _ sur une composition instrumentale « des histoires, des romans, de petits drames », mais saisir l’enchaînement _ sinon en quelque sorte objectif, du moins le plus possible conforme aux opérations mêmes du compositeur lui-même _ des affects, à l’aide d’exemples cohérents tirés de la culture et de l’expérience de l’auditeur« , page 369.

Soit un travail sérieux par ses efforts vers de la légitimité, même plurielle en la diversité de ses réalisations possibles…

De même,

« une théorie complète de la musique ajustée à l’auditeur et non pas au spécialiste, a été élaborée dans le grand ouvrage The Power of Sounds (1880) d’Edmund Gurney (1847-1888).

Pour l’Anglais, c’est le paramètre mélodique qui doit primer : une mélodie est comme un « visage », elle est « une unité organique qui forme une individualité » ;

et cette unité-là est plus forte que celle de la forme globale :

« car le tout _ écrit Gurney dans son livre _, en tant que combinaison de parties que nous goûtons successivement (et pour beaucoup d’entre elles, de façon indépendante), ne peut être saisissant que pour autant que les parties nous frappent. Ce caractère impressionnant ne peut être perçu que si notre attention se concentre _ en l’écoute _ sur chaque partie successivement _ tour à tour, et chacune à son tour _ et il ne peut être appréhendé (summed up) par des coups d’œil rapides.« 

Marin Kaltenecker commente : « Les unités mélodiques _ ainsi ressenties grâce à cette écoute attentive des parties successives _ sont des unités émotionnelles _ pour l’auditeur. Contrairement à l’architecture, dit Gurney, dont l’impact est global, l’effet _ dans le sujet qui écoute _ d’une musique est _ très concrètement _ tributaire de tels éléments individualisés : « Pour une partie à cause de l’extrême liberté et de l’individualité des formes mélodiques séparées, et pour partie à cause du fait que, comme elles se succèdent, et que nous devons surtout être occupés par une seule à chaque instant, il se trouve que les effets musicaux sont plutôt individuels que généraux.«  (…) La mélodie représente par ailleurs ce qui concentre toute la singularité de l’art musical, celle d’être forme en mouvement _ donc à la fois un processus, une avancée dans le temps, et une unité stable. Gurney désigne pour cette raison la mélodie du nom d’ideal motion, où l’adjectif « idéal » renvoie à l’idée platonicienne en tant que forme :

« C’est la fusion totale (oneness) de la forme et du mouvement qui fait la grande particularité de la mélodie et de la faculté par laquelle nous l’appréhendons » _ écrit Gurney.

L’écoute musicale réalise ainsi quelque chose dont l’œil est incapable : « La faculté effective de relier entre elles une longue série d’impressions qui s’évanouissent pour en tirer une unité.« 

Mais le trait essentiel de l’écoute est d’être progressive : elle relie et noue point par point, et non pas en procédant par rétroactions ou anticipations :

(…) « Même si telle ou telle partie d’un mouvement _ précise Gurney _ peut dans une mesure importante tirer son sens (owe its point) d’un autre, soit par un contraste qui inclut une vague représentation idéale de cet élément, soit par une ressemblance effective ou par référence à lui, cette relation s’établira au mieux avec une autre partie, et non avec le tout, et son effet sera d’augmenter le plaisir que nous tirons de cette partie-là. Certes le tout peut être (ou devenir tel quand nous nous serons familiarisés avec lui) si authentiquement organique, que chacune de ses parties pourra nous sembler comme la phase inaltérable d’un mouvement continu : malgré cela, c’est du plaisir que nous prenons aux parties, l’une après l’autre, que cette qualité d’organisme vivant et cohérent tire son effet.

Ainsi, le plaisir qui naît de l’ensemble n’a aucune signification, sauf à exprimer la somme _ voilà : patiente  _ des jouissances prises à la succession des moments, somme qui sera augmentée dans la mesure où augmentera le principe organique qui s’empare du tout.

En vérité, dire que les parties sont ce qu’il y a de plus important, signifie affirmer simplement notre incapacité à réaliser ce qui est une contradiction dans les termes _ prendre plaisir à quelque chose dont l’essence est une succession d’impressions par une saisie (review) simultanée de toutes ces impressions«  _ détaillait Gurney en son essai.

« La bonne écoute _ en déduit Martin Kaltenecker page 372 _ ne consiste donc guère dans l’approximation d’un parcours formel global,

mais dans la saisie _ successive _ de petites unités _ discrètes _ et de leur enchaînement. C’est là que réside la source de l’organicité de l’œuvre, et non pas dans la construction de grandes arches ou de rapports dialectiques : le schéma abstrait n’a aucune valeur en soi. Le « plaisir » pris aux parties est fonction d’une attention qui doit capter _ sans relâche _ toutes les sollicitations : « La musique est par excellence l’art dont les occasions sont brèves et délimitées (definite), et les appels qu’elle adresse à l’oreille sont frappants et péremptoires (arresting and peremptory).« 

Et Martin Kaltenecker de souligner, page 373 : « Cette attention rappelle la concentration riemanienne, mais elle ne vise pas ici les lois métriques ou la fonction harmonique des sons, seulement des unités affectives d’ordre mélodique.

Il s’ensuit que plusieurs dangers guettent la musique : la mélodie peut être brouillée, l’œuvre devenir un labyrinthe compliqué ou une pure mosaïque, dans lequel se perdra « le sentiment de la véritable unité de l’enchaînement et du développement » _ tous dangers illustrés selon Gurney par la musique de Wagner.

La mélodie véritable n’est pas celle qui est « infinie » _ elle est, comme le dit Gurney en une belle formule, une « affirmation qui ne demande pas tant des cris d’admiration que l’urgence d’un assentiment passionné ».« 

Apparaîtra alors, aussi,

un neuvième type d’ »écoute musicale« , à la fin du XIXe siècle,

baptisé l’ »écoute par effluves« ,

« qui s’empare d’une forme musicale quelconque pour la transformer en voile ou nuage musical » ;

et « qui peut ensuite être elle-même transposée dans une œuvre et en commander la structure » ; « la musique religieuse de Liszt, qu’il faudrait relire sous cet angle, obéit précisément à un tel ajustement d’une technique d’écriture à un certain type d’écoute. Ainsi, dans la Via Crucis (1879), d’où le contrepoint est éliminé, il n’y a pas de parcours de modulation construit, mais uniquement des affaissements et des atterrissages doux dans une autre tonalité ; la modalité désamorce la vectorisation tonale et la musique, pour traduire l’attente, la suspension, la compassion méditative« , page 396.

Et, quant au « dispositif proustien » de la perception (« artiste« ), sur lequel s’achève cet ample parcours d’exploration-analyse de Martin Kaltenecker,

« il y a ainsi (en lui) la matrice d’une valorisation de la perception qui sera l’une des nervures du discours sur l’art du XXe siècle :

la saisie en soi du sensible _ le son, le scintillement, la nuance, la différence _ s’entoure de l’aura d’un écart, d’un « pas de côté », d’un geste réfractaire même au sens politique, exécuté par défi contre les schématisations, les représentations et les structures.

Le caractère quasi religieux de la visée phénoménologique, en tant que succédané d’une transcendance, forme ainsi le cadre général du passage, depuis la fin du XIXe siècle, d’une métaphysique de la musique vers une phénoménologie de l’effet sonore.

Par là, peut-être, les fins de siècle se ressemblent« , conclut, page 425, ce chapitre

et son très beau livre,

Martin Kaltenecker

Titus Curiosus, le 4 août 2011

Vie de Paul Valéry : Idéal d’Art et économie du quotidien _ un exemple

26août

Paul Valéry (Sète, 30 octobre 1871 – Paris, 20 juillet 1945) est probablement le « contemporain capital«  _ selon une expression de Michel Jarrety en son indispensable biographie : Paul Valéry, parue aux Éditions Fayard au mois de mars 2008, en ses 1366 pages : on y apprend beaucoup, beaucoup, et pas seulement de cet immense poète et poïéticien ! (et jusqu’en ses impasses…) _ du siècle passé (du moins sa première moitié) en France.

Et si je me suis personnellement attelé à cette somme, somptueuse qu’est cette biographie de 1366 pages de Paul Valéry par Michel Jarrety _ une merveille de lumières tant sur l’artiste que sur son époque : que de rencontres importantes celui-ci fait ! que de perspectives son inlassable penser (auroral !) sait tracer ! _,

outre que je suis un passionné de l’œuvre multiforme (et trans-genres) de Valéry (en plus de la sensualité sidérante, comprimée à en rompre, de sa poésie : Charmes !),

c’est dans le cadre de mes recherches _ estivales _ sur un musicien lui aussi fondamental, en sa magnifique singularité et originalité foncière _ qu’on se le dise ! approfondies en la solitude volontairement assumée de sa méditation-création-composition ! _, et passionnément épris de poésie _ il réfère très explicitement la plupart de ses œuvres de musique à des pièces de poésie ! _ : Lucien Durosoir,

presque parfait contemporain de Paul Valéry : Boulogne-sur-Seine, 5 décembre 1878 – Bélus (près Peyrehorade, dans les Landes), 4 décembre 1955 _ cf mes articles Musique d’après la guerre et le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!!… J’y reviendrai ! _ ;


dont il faut remarquer, toutefois, l’exacte dissymétrie des parcours artistiques : c’est entre 1900 et 1914 que le violon de Lucien Durosoir brille sur les scènes du monde, de par toute l’Europe (de Berlin et Vienne à Moscou), alors que Paul Valéry, lui, alors produit (et publie) peu et, à part son office de lecteur d’Édouard Lebey, le patron de Havas, se cantonne quasi exclusivement à son antre familial ; tandis que l’après-Guerre voit le (très brillant) devenir mondain et européen (notamment en ses activités internationales au profit des institutions culturelles de la S.D.N.) de Paul Valéry, quand Lucien Durosoir, renonçant à poursuivre sa carrière de virtuose du violon, se consacre, lui, quasi exclusivement _ pardon du pléonasme _ à la création-composition musicale (aux œuvres peaufinées, parfaites !), ne laissant apparaître au concert,

et encore plus souvent privés _ le 25 octobre 1924, pour la sonate pour violon & piano Le Lis + le Quatuor à cordes n°2 ; le 6 novembre 1929, pour Idylle (pour quatuor de flûte, clarinette, cor & basson) ainsi que Rêve (pour violon & piano) ; le 11 juin 1933, pour Oisillon bleu (pour violon & piano) + le Quintette avec piano ; et le 19 juin 1934 pour la sonate pour piano Aube + Improvisation, Maïade & Divertissement (pour violoncelle & piano) + le Quatuor à cordes n°3) _

que publics ! _ le 10 novembre 1920, pour Poème (pour violon, alto & orchestre) ; le 2 février 1922, pour le Quatuor à cordes n°1 ; et le 21 octobre 1930, pour Caprice (pur violoncelle et harpe) + le Quintette avec piano_,

qu’une petite proportion de ses œuvres (moins du tiers) ;

aucune de ses œuvres ne connaissant la publication en partition…

Le souci de la diffusion et de la réception n’est pas son fort : Lucien (survivant de la Guerre et des tranchées) se concentre entièrement sur le travail (seul sacré) de création.

Ce qu’il y a de commun à Lucien Durosoir et Paul Valéry en tant qu’artistes _ et à quoi tous deux doivent très concrètement impérativement « répondre«  au fil du quotidien de leurs vies (et travail de création) _, c’est la situation (reçue) et l’impulsion (creusée) très féconde _ surtout ! _ de la « tension » entre un très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » et l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien : pour lesquelles ces deux artistes si singulièrement créateurs vont fournir, au même moment (= l’après Grande Guerre ; on ne sait pas encore que ce sera un Entre-Deux-Guerres : à partir de 1919), deux réponses absolument dissymétriques, donc…

Concrètement,

Paul Valéry doit faire face au changement de situation que lui impose le décès de son Patron (depuis 1900), Édouard Lebey, le 14 février 1922, avec la perte du salaire (confortable) que celui-ci lui assurait ;

et Lucien Durosoir, lui, doit,

d’une part, surmonter le traumatisme violentissime (et pour jamais !) des tranchées, au quotidien, de 1914 à 1918 _ assez loin de ce que vivait (et de ce dont pouvait se faire une « idée » !) « l’arrière«  !.. _ ;

puis, d’autre part, le devoir filial de s’occuper, et au quotidien, de sa mère, devenue totalement impotente en décembre 1921 (de santé très fragilisée, elle ne peut plus désormais se déplacer qu’en fauteuil roulant) :

telles sont _ et quasiment au même moment : décembre 1921 et février 1922 ! _ les circonstances _ contingentes _ que l’un et l’autre rencontrent (et doivent affronter-surmonter) sur le chemin de leur devenir artistique ; et les réalités avec lesquelles « doit faire avec« , aussi, leur « Idéal » du Moi, qui se trouve être aussi, pour chacun d’eux, un « Idéal d’Art » ! : d’où l’apport de leur confrontation-comparaison ici…

Si Luc et Georgie Durosoir emploient fréquemment le mot d' »ermitage » pour le choix de Lucien Durosoir de venir vivre (et écrire de la musique) bien loin du monde des concerts (et de ses mondanités afférentes…) de Paris, en l’occurrence à Bélus _ ce très verdoyant oppidum arboré de l’extrémité occidentale de la Chalosse _, en 1926 _ il s’y installe avec sa mère le 4 septembre _,

et une fois qu’il aura définitivement renoncé _ en décembre 1921 _ aux perspectives de « reprise » de sa carrière de concertiste virtuose du violon _ quand il renonce au contrat qu’il devait signer avec l’Orchestre Symphonique de Boston, que dirige son ami Pierre Monteux ; cf sur cela mon article juste précédent, du 29 juillet dernier : le “continent Durosoir” livre de nouvelles merveilles : fabuleuse “Jouvence” (CD Alpha 164) !!! ; il devait signer ce contrat le lendemain de l’accident rendant à jamais sa mère impotente ; et ne partira donc pas, ni alors, ni jamais, en Amérique ! _ ;

on voit comment, dans son cas, se tissent les rapports entre le parcours artistique et les circonstances à assumer-surmonter ;

Paul Valéry, lui,

va assez vite _ cela lui est quasi consubstantiel, toutefois : dès son installation à Paris en mars 1894, et l’existence assez difficile qu’il y mène, même aidé par les subsides (indispensables) que lui font parvenir sa mère et son frère aîné… _ se trouver partagé « entre la volonté de se préserver » et « d’écrire pour soi« , d’une part _ ce qui prédomine les dix-sept premières années de son mariage, de 1900 à 1917 _ ;

« et la nécessité _ pour assurer sa vie et celle de sa famille : il se marie le 29 mai 1900 avec Jeannie Gobillard, une nièce de Berthe Morisot, et ils ont bientôt leurs deux premiers enfants, Claude et Agathe ; mais la santé fléchissante de son « Patron » (il l’est devenu le 1er août 1900), Édouard Lebey (que les ennuis de santé avaient contraint à prendre un peu de recul avec la direction de l’Agence Havas…), l’oblige à envisager pour son futur d’autres « ressources » financières… _ d’écrire pour autrui _ et de publier », d’autre part…

Du côté de sa nécessité intérieure et de sa priorité d’auteur (même secrète : il ne s’en confie qu’à des amis proches : Pierre Louÿs, André Gide _ ils l’avaient poussé et encouragé puissamment à écrire ! et leur impulsion, à tous deux, avait été, au départ, décisive ! ; même si, pour eux deux, l’objectif entendu était surtout de « publier«  !.. et se faire un nom dans le monde des Lettres… _, ou André Lebey, le neveu du « Patron« …)

_ « Ces Cahiers sont mon vice !« , cite Michel Jarrety page 153 ; ou son « luxe«  prioritaire, vital !!! mais lui-même sait bien que ce « seul fil de ma vie, seul culte, seule morale, seul luxe, seul capital » n’en est pas moins, aussi, « sans doute placement à fonds perdu« , ainsi qu’il l’écrit à son ami André Lebey, en juillet 1906, et que le rapporte Michel Jarrety page 318 : un élément capital pour notre dossier, on le voit !.. ; mais Valéry assume cet « à fonds perdu«  !.. _,

se révèle ce que Michel Jarrety nomme très justement son « robinsonisme«  :

au moment de l’ouverture de « la légendaire série des Cahiers qu’il va tenir jusqu’à sa mort«  (page 151)

_ soit un massif de « deux cent soixante Cahiers qui finira par compter près de trente mille pages« , page 152 : très probablement le Grand Œuvre de Paul Valéry ! même si encore très méconnu de nous : faute de nous y orienter assez clairement !.. _,

en octobre 1894

_ et « pour un demi-siècle, un espace d’écriture privée vient de s’ouvrir _ et sa formidablement jouissive dynamique ! _, où la pensée ne se développe _ et c’est cette dynamique-ci qui le passionne… _ que selon des catégories personnelles _ c’est une condition sine qua non _, et ne s’exprime souvent que dans une langue faite pour soi, une manière d’idiolecte parfois, avec ses abréviations, ses sigles ou encore ses cryptages« , page 151 : soit la quintessence, si peu fréquentée encore aujourd’hui des lecteurs que nous sommes, en 2010, de l’œuvre de Valéry !!! _,

Paul Valéry « passe visiblement _ et pour lui seul _ du dehors du monde _ sans que jamais il se désintéresse, non plus, de « la marche » de celui-ci, bien loin de là ! ; ni de ses effets : Paul a pour une des tâches majeures auprès d’Édouard Lebey de lui lire le flux copieux des dépêches de l’Agence Havas, au fil des jours du monde, donc… _

du dehors du monde, donc,

au dedans de son univers personnel. C’est le laboratoire _ hyper-actif et admirable : génialissime ! _ de sa pensée en même temps que son atelier d’écritures : ici tout s’inscrit _ formidablement _ librement, se compose et se reprend _ sans cesse : extrêmement vivement ! _ dans la diversité de la réflexion et la spontanéité de l’en-avant » ;

d’autant que ces Cahiers « ne répondent à aucun genre » _ comme le souligne fort bien Michel Jarrety _ : « ils échappent au Journal » ; « ne ressortissent pas davantage à l’essai » ; ni « ne sont un _ simple _ espace préparatoire qui leur donnerait le statut de brouillon« … (toujours page 151) : c’est rien moins que le jardin secret de l’expérience « en-avant » du penser même, s’exerçant auroralement, de Valéry, bien loin des soucis (de « pose« , ainsi qu’il se le formule à lui-même) de la moindre communication à autrui, et publication, a fortiori, que ce soit…

Le « luxe« , oui, existentiellement nécessaire _ mais non narcissique ; à ambition d’impersonnalité universelle : les rapports entre intellect et affectivité sont complexes chez Paul Valéry ! de même que sa réticence (récurrente) aux philosophes, à Nietzsche ; et à Freud… _

de son _ très élevé ! _ « Art » à lui : à l’instar _ pas moins ! _ d’un Léonard de Vinci ou d’un Descartes ; un « Art » (qui se veut an-historique ; autant qu’a-biographique) complètement solitaire et non public… Quel « luxe » ! en effet, que si haute exigence de l’exercice débridé et quasi sauvage de ce « penser » si volontairement exacerbé !..


Paul Valéry va y demeurer jusqu’à ses derniers jours extrêmement fidèle ; même si la vie (extérieure) qu’il mène dans les années trente l’amène à un peu plus de relâchement (et de moindre ambition, peut-être…) envers le travail de « penser » de ses Cahiers :

« Le délice _ voilà : Valéry est un délectueux du « penser«  ! _ de penser des idées vierges et d’apercevoir des relations non encore perçues, d’en défaire d’autres qui ne sont pas nécessaires, ne me séduit plus, ne me défend plus, ne me fortifie plus« , laissera-t-il échapper, en un moment d’abattement, en une lettre à Renée Vautier, le 28 mars 1932 _ page 822.

Et page 896, Michel Jarrety juge que, en 1934, « ce sont les dividendes de son œuvre passée qu’il engrange surtout _ voilà la nuance… _ désormais, car, pour le reste, son talent ne se monnaye plus qu’en petits écrits de commande, d’où la haute ambition de jadis s’est retirée sans qu’il se l’avoue » forcément, ou toujours… Alors, en effet, « depuis plus de dix ans que Charmes est paru, l’écriture poétique s’est tarie ; et la théorie même qu’il avait commencé d’exposer avec tant d’éclat en 1928, ne semble plus guère le solliciter ; en Valéry le poète s’est effacé devant le penseur du monde présent, le passeur de la culture en Europe, et l’orateur de la République« , page 901. Tout cela finit par le requérir trop, au point de finir par peser même sur l’enthousiasme des Cahiers

D’autant que, de plus, « il n’appartient plus à ses amis _ à sa famille, cela fait assez longtemps, même si Michel Jarrety ne s’y attarde pas trop : Paul Valéry accordant aussi du temps à ses maîtresses successives : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne : entre 1920 et 1945… _, ni d’ailleurs _ et c’est ici l’aspect qui nous intéresse présentement, dans la perspective de l’écriture des Cahiers_ non plus à lui-même« , page 903. C’est que « se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit. Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , ainsi que Paul Valéry le déclare à Dorothy Dudley au mois d’août 1935, page 942…

Et choisir ses fatigues : il en est de plus saines que d’autres…


« Les questions _ ici _ abordées _ en ces si précieux Cahiers ! _ touchent aussi bien à son expression d’écrivain et à la théorie _ de la création, au-delà même de la seule littérature ; de la genèse même du « penser«  jaillissant… _ qu’elle lui inspire _ source de ce qui deviendra pour Paul Valéry la Poétique : un axe majeur (!) qui émerge de ce penser de l’Art, et quant au génie en acte ! _, qu’à l’analyse souvent très précise du langage, à la critique de la philosophie _ trop abstraite, trop coupée des « formes » (ou métaphores, dirais-je)… _, de l’Histoire _ trop tournée, telle qu’elle fonctionne alors du moins, vers un passé factuel pas assez repensé (encore alors : l’École des Annales naîtra cependant bientôt, dans les années trente…) par ses auteurs, et déjà fossilisé : passé ! ce passé… _ ou bien du roman _ arbitraire, lui : « La marquise sortit à cinq heures« … ; et donc sans assez de rigueur en pareille fantaisie trop relâchée… _, au phénomène du rêve et à la variation des processus mentaux, qu’à l’étude des mécaniques de l’Esprit et du Corps _ émotions, sensations, mémoire conscience _ à cet égard la position de Valéry quant aux travaux de Nietzsche et de Freud demanderait autant d’approfondissement et affinage que celle quant à son rapport à la philosophie de Bergson, un peu mieux approchée (sinon affrontée) par lui : Bergson et Valéry ont l’occasion de se rencontrer parfois (notamment à l’Académie française, à partir de 1925 : ils y seront collègues ; comme plus tard, au Collège de France)…

Valéry l’a lui-même écrit : « La  spécialité m’est impossible«  » ; et il s’entend lui opposer : « Vous n’êtes ni poète, ni philosophe, ni géomètre _ ni autre. Vous n’approfondissez rien _ ce que à quoi savent « se consacrer« , eux, les dits et reconnus « spécialistes » spécialisés (de la profession !), sachant, et rien qu’eux, creuser bien plus sérieusement leur sillon ! leur domaine d’autorité (et d’exclusivité sourcilleuse ! en conséquence de quoi…). De quel droit parlez-vous de ceci à quoi vous n’êtes pas exclusivement consacré ? » _ page 152. Valéry, lui, est, dans sa « robinsonade« , librement et parfaitement « trans-genres«  ! Quel « luxe«  ! donc : nous le constatons une fois de plus… Oui, Paul Valéry est un jouisseur de l’action (formidablement exigeante !) du « penser« 

C’est que, aussi, sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle, en « une sorte d’autothérapie où s’affirme la volonté de renforcer les défenses de l’intellect contre les menaces sentimentales que Madame de R. _ la baronne Sylvie de Rovira : adorée (désirée) sans qu’il ose se déclarer, en sa prime jeunesse, à Montpellier _ a si douloureusement, naguère, fait peser sur lui » _ cf l’épisode du choc salvateur de « la nuit de Gênes« , la (très dramatique) nuit du 4 au 5 octobre 1892, au palais de la Salita San Francesco, où habite sa tante Vittoria Cabella, la sœur de sa mère… _,

c’est que sa « maîtrise de soi par soi » qui caractérise son ambition intellectuelle

« s’accompagne d’une volonté _ très sévère ! _ de dominer les connaissances reçues« , qui « donne aux Cahiers une allure rétrospectivement d’encyclopédie personnelle _ où les réponses sont souvent des questions » _ élément décisif ! de l’esprit valéryen ! Et que « constamment s’affirme le désir de forger ses propres instruments de pensée _ voilà ! _, de rompre avec toutes les idées reçues

_ à l’instar d’un Descartes, dont il admire tant le Discours de la méthode ; ou d’un Vinci : cela donnera son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, justement en 1894 : avec ce constat que « la recherche (de comment se forme sa propre œuvre : ici pour Léonard…) commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives« , page 160 : « l’Introduction est une théorie de l’invention, une poétique générale _ voilà ! _ où se dessine _ comme exemplairement _ tout l’universel d’une fabrication« ... _

dans un mouvement de réappropriation _ de l’esprit _ que laisse parfaitement entendre la figure de celui que Valéry nommera le « puissant esprit », qui toujours « bat sa propre  monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son propre signe »«  : voilà donc la hauteur, valorisée, de l’ambition intellectuelle…


Et Michel Jarrety d’excellemment commenter, pages 152-153 :

« La singularité et le sentiment essentiel d’être différent _ en partie du fait de ses ascendances et corse (Bastia) et italienne (Gênes), probablement : déjà en son enfance à Sète et à Montpellier _ que nous avons vu se faire très tôt chez le petit Paul prennent maintenant une dimension intellectuelle majeure. Mais également toujours existentielle« , souligne Michel Jarrety, qui apporte à ce dossier-ci une lettre, toujours en 1894 (le 10 novembre), de Paul Valéry à André Gide :

« Ce que je sais, c’est que je me sens réellement trop différent _ non peut-être que je le sois plus, mais que je le sente et tende à le sentir _ l’expression parle ! _ plus que n’importe qui _ des gens. Te rappelles-tu : je te disais abandonner les idées que j’avais dès que d’autres me semblaient les avoir. C’est toujours vrai. Je veux être maître chez moi« … Valéry n’est pas un ami du conformisme grégaire !

D’où son « insularisme » ; et « robinsonisme« , donc : ce sont là des expressions siennes…


« Être maître chez soi, comprendre _ au tamis de son questionnement méthodique permanent propre _, et réinventer _ = jamais seulement adhérer, acquiescer, imiter, suivre _ : tel est son « robinsonisme » _ m’y revoilà donc ! _, selon un mot qu’il affectionne ; tel est aussi bien _ dès 1894, donc : Valéry a vingt-trois ans _ l’horizon des Cahiers où il écrit très tôt : « J’existe pour trouver quelque chose. » Innommé, ce quelque chose (…) définit l’en-avant _ follement audacieux (soit un « Idéal d’Art«  !) _ de l’entreprise » _ qui sera celle de l’axe majeur de sa vie.

Et Michel Jarrety de commenter ce qu’il nomme « l’authenticité«  de cette « manière d’autoportrait intellectuel« , dès 1894 : elle « vient tout entière de ce que l’auteur n’écrit que pour soi ; et que, dans le refus de se montrer, il échappe au péril de la pose. C’est une œuvre privée, séparée de l’œuvre publique«  ; et de commenter encore, toujours page 153 : « et du coup, les questions que celle-ci _ l’œuvre publique _ a reprises et rendues familières semblent souvent faire ici l’objet d’un traitement plus personnel encore, plus profond _ voilà ! _ et souvent plus caustique _ voilà ! il n’y a là nul garde-fou… _ où s’affirme la souveraineté d’un Je »

_ car dans le commerce humain, Paul Valéry est d’une (remarquablement égale) exquise amabilité ; jamais il ne se fâche, ne cherchant jamais à convaincre ; de même qu’il garde toujours à distance les opinions d’autrui : le charme (sans efforts, jamais, sur soi, de briller) de sa conversation, sera quasi unanimement apprécié ! Il lui devra sa réussite dans le « monde« , à partir de 1917, et les succès extraordinaires de sa carrière publique des années vingt et trente : élection à l’Académie française (le 19 novembre 1925) ; postes à diverses antennes de la S.D.N. ; administrateur du Centre universitaire méditerranéen de Nice (en 1933)  ; président de la Commission de synthèse de la coopération culturelle pour l’exposition universelle (en 1936) ; chaire de poétique au Collège de France (le 7 mars 1937)…

...
Mais aussi « se découvre« , ainsi
_ ici et à ce moment de sa vie : dès 1894 (dans sa chambre à la Pension de Madame Manton, rue Gay-Lussac) ; puis, encore, à partir de 1900 (chez lui, au domicile familial de la rue de Villejust) _, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry _ jusqu’à l’organisation même de ses journées : le « penseur«  « à l’exercice«  se réservera dorénavant (dans le cercle familial et ailleurs : toujours !) les heures autour de l’aube pour l’aventure de sa recherche (et création) la plus personnelle, dans la solitude la plus lucidement claire (= « pure«  !) de ces petits matins ! tout au long de sa vie, avec une inflexible discipline de l’esprit ! et surtout avant que le reste de la maisonnée ne s’éveille et répande son tapage… ;

avec ce que lui-même nomme, en ses Cahiers, en 1938, une « exaspération de la répétition«  :

« Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition _ c’est-à-dire contre la vie. Se lever, se rhabiller, manger, éliminer, se coucher _ et toujours ces saisons, ces astres. Et l’Histoire ! _ su par cœur. Jusqu’à la folie… Cette table se répète à mes yeux depuis 39 ans ! C’est pourquoi je ne puis souffrir les campagnes, les travaux de la terre, les sillons, l’attente des moissons« , page 1077 : c’est la gangue du déjà prévu (et de ce qu’il faut « suivre » ; ce à quoi il faut « se conformer » : végétativement !) qui l’exaspère !.. Et personnellement, je le comprends pour partager cette sorte de complexion impatiente de la « neuveté«  du vrai singulier ! à rencontrer ! _,

mais aussi « se découvre« , ainsi, « la tension » qui marquera l’existence entière de Valéry

entre _ d’une part _ la volonté de se préserver, d’écrire pour soi

_ à sa table : cf ce mot terrible, page 1198, le mercredi 30 juin 1945, quand le docteur « Gutmann ordonne un  régime lacté, dresse un programme de soins complets, et surtout demande à Valéry de s’aliter. Or c’est à cela qu’il peine à se résoudre : « Mais me séparer de ma table _ d’écriture ! _, c’est me séparer de moi-même, se récrie-t-il. Je n’existe pas sans elle ». Le médecin insiste : on lui installera sur son lit une table d’hôpital. Jeannie _ Madame Valéry _ transporte dans sa chambre le cahier en cours _ voilà ! _, quelques livres, quelques cigarettes également qu’on rechigne à lui interdire ; et pour le reste, Gutmann le rassure : il ne lui demande que de s’aliter quelques jours. Pieux mensonge ? En tout cas, il ne se lèvera plus « , page 153… _,

et _ d’autre part _ la nécessité qui se fera jour par la suite

_ pour trouver de quoi subvenir suffisamment confortablement aux besoins de sa famille, principalement : mais condition toujours relative et seconde, à laquelle Valéry ne se soumet que de mauvais gré, « à reculons« , et souvent avec retards… _

d’écrire pour autrui _ et de publier », page 153 toujours :

une articulation décidément cruciale !

Michel Jarrety compare alors _ en 1894, à l’ouverture des Cahiers _ le « rapport à l’œuvre » (ou au « Livre« ) de Paul Valéry à celui de Mallarmé _ ils sont alors très proches _ et précise ce qu’il qualifie, page 155, de leur « essentielle différence » :

« alors que Mallarmé à tout sacrifié à son œuvre, le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir _ d’invention-création par l’esprit _ que de le traduire _ ce « pouvoir« -ci : poïétique, et au sens le plus large : au-delà tant du poème que de la littérature… ; on comprend pourquoi Paul Valéry donnera le nom de « Poétique«  à la chaire que lui offrira le Collège de France, en 1937 : voilà son objet tant principal que principiel : la genèse de la création du génie au travail… _

le jeune Valéry qui commence ses Cahiers se soucie maintenant de renforcer davantage son pouvoir

que de le traduire en des livres _ bouclés, finis _,

et préfère déjà l’exercice _ infini, lui ; indéfiniment poursuivi et repris… _ de l’œuvre à son accomplissement«  _ fini : « la bêtise«  étant, comme souvent, « de conclure« … ; page 155 donc. Et on sait que la « bêtise » n’est « pas le fort«  de Monsieur Teste

Michel Jarrety dira, page 709, que « le tableau que Paul Valéry brosse de la création littéraire _ tel est bien son objet : comprendre et éclairer ce processus imprévisible (= non mécanique ; non algoritmique) de création ! _ est finalement celui d’un ensemble d’aléas, d’obstacles, inégalement surmontés _ voilà : surmonter !!! _, et de repentirs _ aussi : certes ! _ où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur _ et son aura narcissique _ s’en trouve presque dissoute » _ c’est pré-foucaldien !..

Ce trait-ci _ de négligence relative de l’accomplissement du penser en œuvres achevées _

distingue d’ailleurs

celui _ Paul Valéry _ qui fut marqué à son départ par l’esthétique _ toute d’« évocations » approchées, sinon approximatives ; et toujours approchantes : à l’infini d’un sfumato _ symboliste

_ et Michel Jarrety de citer, pages 1115-1116, un splendide article de Paul de Man (le futur grand ami de Jacques Derrida), venu assister à une conférence donnée à Bruxelles le 9 janvier 1942, par Paul Valéry (sur ses « souvenirs poétiques« ) ; et « recueillir » les « propos » du maître : l’article s’intitule « Paul Valéry et la poésie symboliste » et a paru dans l’édition des 10-11 janvier du Soir de Bruxelles :

« larticle qu’il rédige ce jour-là demeure précieux par le témoignage qu’il nous offre de la découverte qu’une jeune intelligence, tout à coup, pouvait faire d’un vieil écrivain » ; j’y reviendrai un peu plus loin, tant je trouve sa teneur significativement pertinente quant au statut de l’Art et de son Idéal ! Disons pur le moment que selon Paul de Man, la « génération » de Paul Valéry (= la génération « du symbolisme« ), parvint à faire son salut, parce qu’elle trouva une valeur qui permettait de concentrer ses appétits spirituels » « _ il venait de préciser que « le symbolisme était un élargissement extraordinaire de la fonction artistique qui était appelée à embrasser toutes les branches et tous les secteurs de l’activité humaine« , page 1115. Et « cette valeur était l’art«  _ dont tant l’accomplissement, de la part de l’artiste, que le goût (pour accéder à ses jouissances), de la part du public, impliquaient le « respect pour certaines formes de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité » (et pas « l’agitation«  ! « grinçante«  et « mécanisée » « du monde moderne« …) ; « et ce respect, Paul Valéry l’a conservé ; et il reste l’élément principal de ses préoccupations et de ses actes. Et cela suffit à donner à cet homme, qu’on a voulu dépeindre comme frivole et léger, une gravité sans bornes lorsqu’il parle de certains aspects de la vie présente« , page 1116 _

et celui,

qu’est le musicien amoureux de poésie : Lucien Durosoir,

_ je poursuis, en filigrane, ici, ma comparaison de ces deux « formes«  de « génie créateur«  en cette première moitié du XXème siècle : deux artistes majeurs !.. et tous deux assumant (même si ce sera selon des formes différentes, et même dissymétriques, à la fin…) leur très puissante singularité ! _

qui se réfère, lui (en frontispice _ c’est à relever _ de beaucoup de ses œuvres musicales),

au modèle d’œuvre _ achevée, au double sens du terme : et dans le temps, et dans la réalisation de son « Idéal artistique«  ! _ des Parnassiens (Leconte de Lisle et Hérédia),

ou, aussi, de l’école romane (de Jean Moréas)

en un geste que je qualifierai, pour l’instant, de « classicissant« ; dans la valorisation d’un modèle (visé) achevé de « forme » (soit à l’inverse de l’inachevé et du sfumato ! symboliste…) ;

même si « libre« , formidablement libre, dans le « jeu » vibrant de ses « mouvements » généreusement riches et puissants,

et richement et puissamment contrapointés, en ce qui se tisse musicalement… _ j’y reviendrai : j’y travaille !

Même si les positions de l’écrivain-poète Paul Valéry

et du musicien Lucien Durosoir

se rejoignent, en revanche et aussi _ et c’est loin d’être négligeable _, sur la place qu’ils accordent au statut _ marginal ; sinon parasite ! _ de la « publication » du meilleur de leur travail : le succès public, la réception des œuvres, n’est, ni pour l’un, ni pour l’autre, leur criterium de valeur de l’Art !..

Ni pour Paul Valéry, ni pour Lucien Durosoir, publier n’est une fin _ et encore moins une priorité ! _ artistique ; mais menace bien plutôt, et même assez gravement, l’authenticité (= la « pureté« …) du travail de l’œuvre _ de la part de (par), et en l’artiste _ :

c’est en effet cette « authenticité«  _ et donc « pureté » ! Valéry engagera un vif débat sur ce qualificatif (et l’idée de « poésie pure« ) avec l’Abbé Brémond (suite à la parution d’un Avant-propos, ou préface, qui fait ainsi alors du bruit dans le Landerneau des Lettres, à un (médiocre) recueil de vers d’un jeune admirateur de ses propres vers, Lucien Fabre : Connaissance de la déesse, en avril 1920) ;

et page 292 Michel Jarrety citait cette expression de 1904 : « seules restent donc paisibles les plus pures heures du petit matin, entre la lampe et le soleil, quand tout le monde dort encore«  à propos des conditions optimales que Valéry revendique pour le travail du penser (et écrire : les deux sont liés pour lui) en son dispositif de fécondité créative… _,

c’est en effet cette « authenticité » _ et « pureté » ! _

qui constitue, et cela, pour l’un, Valéry, comme pour l’autre, Durosoir _ avec la même probité envers l’« Idéal » poétique artistique _, la valeur première pour ces deux créateurs éminemment singuliers, chacun en leur art _ et en leur poïétique ! où se déploie et s’épanouit (en un « jeu » poursuivi, subtilement ajointé, de « formes« …) leur « génie«  _, et si parfaitement originaux : hors écoles et hors courants…

Je reviens à la « tension » chez Paul Valéry entre ce que j’ai qualifié plus haut d’un « très puissant et authentiquissime « Idéal d’Art » », d’une part,

et, d’autre part, « l’obligation d’assumer les nécessités du quotidien« , qui va donner occasion à certains malentendus, et même d’acerbes critiques _ pittoresques : on va le découvrir _ de quelques uns…


Paul Valéry,

dont le tempérament (de « sourcier » amoureux surtout des « départs » ; et « exaspéré de la répétition » : à l’identique !..) lui fait privilégier les « commencements » aux « poursuites », « continuations » et, a fortiori, « achèvements » et « terminaisons », ainsi que nous venons de le voir

_ « Valéry est l’homme de l’entame et du commencement, de la note et du fragment« , dit Michel Jarrety page 162… ; après, il lui faudra, non sans efforts contre lui-même,« ajointer«  et « classer«  ;

et « toute sa difficulté à écrire tiendra souvent au très haut horizon qu’il s’assigne d’abord, avant de laisser inachevés bien des textes _ soit d’assumer de bout en bout (= jusqu’au bout d’une œuvre qu’il pût considérer comme enfin achevée !) pareil différentiel de tension ! _, faute d’avoir su les conduire à la perfection qu’il aurait souhaité leur donner«  ;

et « cette modestie est l’autre face de son orgueil« , commente parfaitement justement Michel Jarrety, page 207 :

Paul Valéry n’est ainsi « homme de lettres«  (« il n’a pas envie de faire de livre« , page 212),

ou même poète (!),

que « par raccroc« 

(cf cet extrait, page 535, du Journal de Gide, rapportant ces mots de Paul Valéry lors d’une conversation entre eux le 20 décembre 1922 : « On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète ! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits« …) : Paul Valéry est d’abord et fondamentalement un penseur du penser,

en sa fondamentale intrépidité !..

Ou un poéticien _ à travers le jeu de la concrétude des formes

en déplacement (tectonique)…

Voilà de quoi soumettre et à Michel Deguy, et à Martin Rueff ;

cf mes articles « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff _ deuxième parution »

et « De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue« 

Et même,

pour me recentrer sur les tendances parfois apparemment velléitaires de Valéry (« Son caractère le porte à la velléité« , insiste Michel Jarrety, page 519, en commentant des remarques de Catherine Pozzi : « le curieux de l’esprit valéryen, c’est qu’il est capable de partir pour une découverte extraordinaire et qu’il se perd (et l’oublie) au bout de quelques pas ; même qu’il ne la voit plus. L’esprit sans volonté, étincelles sans effet«  ; et celle-ci ajoutant alors, pro domo : « Il savait bien qu’il lui fallait une volonté et un esprit de renfort »… : de fait, Valéry lui confie alors la tâche de « mettre de l’ordre«  dans ses si précieux Cahiers !.. ; lui préférant continuer de se consacrer exclusivement à la continuation, aurorale, de leur écriture !!! à l’invention-création ! plutôt qu’à quelque (re-)mise en ordre),

Paul Valéry confiera (cf page 402) à son ami le peintre Jacques-Émile Blanche, en une conversation que celui-ci rapportera,

cette distinction-ci de sa personnalité :

« Personne ne peut influer sur ma pensée ; mais en ce qui concerne mon comportement dans la vie, je reste sans volonté, j’obéis«  : c’était à propos de sa « conversion« , vers 1917, « en homme de salon« , par les soins, aux tous débuts, de Madame Mühlfeld (dite « la Sorcière«  : Jeanne Meyer, épouse de Lucien Mühlfeld ; puis, devenue veuve, de Pierre Blanchenay : ce sera une amie très fidèle de Paul Valéry…) :

de bonne compagnie, et merveilleux causeur,

l’indifférence (voire un certain je-m’en-foutisme : une façon à lui de prendre du recul, de la hauteur, surtout… eu égard à la dynamique verticale de son « Idéal d’Art«  !) de Paul Valéry,

le laisse être entraîné dans l’action (et « le monde«  ; en le distinguant de l’esprit !) où d’autres que lui veulent (assez fort) l’amener… :

Michel Jarrety commente ici, pages 406-407 :

« En quelques semaines _ en 1917 : loin du front, il est vrai… : Paul Valéry se rend la première fois dans le salon de Madame Mühlfeld le 5 juin 1917 (cf page 402) _,

la vie de Valéry a basculé de la quasi réclusion _ rue de Villejust _ aux mondanités«  ;

« c’est comme une métamorphose« 

_ ce que Michel Jarrety caractérise dans la découpe de sa biographie, comme la phase du « retour (1917-1926)«  de Paul Valéry à la publication de ses œuvres (1926 étant l’année de son « apothéose« ), mettant fin à la phase du « repli (1897-1917)« , ou maturation relativement secrète de la créativité valéryenne… _ ;

et un peu plus tard, Valéry lui-même dira (la citation se trouve pages 406-407) de cette part, ici, des mondanités :

« vers le soir, depuis 1918-1919, je n’ai pas envie de travailler. J’ai eu mon matin si cher, et il me plaît _ c’est un critère très fort en lui ! _ de ne pas demeurer sans conversation, sans l’imprévu (limité), les formes et les libertés mondaines, etc.«  (Valéry est aussi un boulimique de curiosité ! tous azimuts ; y compris ce « monde« -là…) ;


même si, plus encore et surtout,

« c’est aussi qu’il songe à l’avenir. Sa situation financière est suspendue à la santé du Patron«  (ce sera le 14 février 1922 que disparaîtra son employeur, Édouard Lebey, l’ancien patron de l’agence Havas, qui l’employait comme secrétaire particulier quelques heures par jour (entre dix heures et treize heures, surtout), depuis le 1er août  1900 ; et lui laissait aussi pas mal de temps libre) ; et, lui, Paul Valéry, « d’un jour à l’autre, peut être amené à vivre de sa plume » exclusivement, désormais… : cela le travaille, sinon le ronge…

Valéry confie à Jacques-Émile Blanche, qui le rapporte (page 442) : « Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

_ voilà ce qui aussi, en effet, l’inquiète… ; dans un entretien de 1935 avec Dorothy Dudley, que celle-ci publiera (dans la revue The Nation, le 18 septembre), il se plaindra de la détérioration imposée maintenant au travail (créateur) de l’esprit : « Il y a une raison pour laquelle les intellectuels ne peuvent pas travailler aujourd’hui : c’est que leur travail n’est pas souhaité ; et qu’en outre il n’y a pas de loisir pour cela. Se ménager du temps est nécessaire pour l’esprit.

Pour l’esprit, il faut du temps perdu« , page 942 _

« Ma situation est pendue à un fil. Adieu les réflexions infinies

et les expériences idéales ! Il faut descendre dans la rue et pousser sa petite voiture des quatre saisons« 

_ avec ses marchandises périssables à proposer à vendre à des chalands acheteurs-consommateurs… _ ;

Michel Jarrety commente : « d’où l’énergie que déploie Valéry pour solidement bâtir _ intransitivement ! _ sur la réputation que lui a faite _ dans « le monde«  des salons !.. _ la Jeune Parque _ et une stratégie s’organise«  dès 1917… ; fin de cette longue incise _,

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

(= les trente mille pages des Cahiers qu’il poursuivra jusqu’à son lit de mort, et dénuées de tout souci de « pose » à l’égard d’éventuels _ impossibles ! _ lecteurs ; avec cette remarque très notable de Paul Valéry, relevée par Michel Jarrety, à la page 1198 de cette biographie, et d’ordre quasi testamentaire, le mercredi 30 mai 1945 : _ la note commence par « Où je me résume«  ! _ :

« Je crois que ce que j’ai trouvé d’important _ je suis sûr de cette valeur _

ne sera pas facile à déchiffrer de mes notes.

Peu importe«  : cela sera l’affaire de l’effort des éventuels (improbables) lecteurs !.. A chacun sa part d’effort, voilà ! ; Valéry a accompli la sienne, d’auteur, dans le travail quotidien auroral des trente mille pages de ces Cahiers ! Au lecteur qui les explorera de bien vouloir entreprendre de « dé-chiffrer » maintenant !

Valéry a toujours été méfiant vis-à-vis des considérations d' »ordre » :

par exemple, en 1938, à propos de ce qu’il allait proférer en son Cours de Poétique au Collège de France, page 1032 : « Je ne sais vraiment pas que dire à mes disciples. Ce n’est pas que la matière manque _ mais l’ordre ; qui est ici impossible ; ou plutôt nécessairement falsificateur« …

Le souci de l’ordre est ainsi distinct, pour lui, et « inverse« , du souci (qui le passionne, lui !) de la création-invention ; et, ainsi, second ; et secondaire…

_ j’adhère assez aussi à ces considérations, pour ma part, si je puis me permettre ; même si j’ai tendance à faire un peu plus confiance que Valéry à la portée, avec à sa part de hasard circonstanciel, du souffle ; et de sa capacité (propre ! une vertu !) de « tenue«  ; par le rythme de la phrase…

Paul Valéry, donc,

sépare très nettement œuvre privée

et œuvre publique…


Celle-ci répond, pour le principal (= d’ordre empirique, ici), à des sollicitations de circonstance, et à des considérations (utilitaires) qui demeurent secondaires, pour Valéry _ sans vanité aucune ;

et même si, aussi, peu à peu lui deviendra « plus amer le sentiment de soumission que les commandes font peser sur lui«  (page 821 se trouve cette remarque à propos de ce « sentiment« -là en 1932),

c’est toute sa vie qu’il conservera, au moins idéalement, sa hiérarchie des priorités ! et se ménagera toujours le temps auroral lumineux de l’invention ouverte, en ses Cahiers !

Il ne cherche pas de reconnaissance (d’esprit) par les autres ; sa forme de personnalité n’en ayant pas besoin

_ de même qu’il est, aussi, vierge de toute préoccupation de prosélytisme de sa part, du moins pour ce qui caractérise l’ordre des « sentiments« , de ce qui est simplement (à l’état brut)  « éprouvé«  :

« Écrire«  est pour lui « une opération _ de dispositifs _ toute distincte de l’expression instantanée de quelque « idée » par le langage immédiatement excitée » ;

et, évoquant en 1937 dans une lettre à Émilie Noulet (donnée page 995) ce qu’il nomme « ses particularités insulaires » :

« Je ne me suis jamais connu le souci de faire partager aux autres mes sentiments sur quelque matière que ce soit«  ; et _ comme spinoziennement _ « ensuite, comme je ne m’intéresse pas à modifier les sentiments des autres, je me trouve, de mon côté, assez insensible _ aussi _ à leur dessein de m’émouvoir. Je ne me sens aucun besoin des passions de mon prochain ; et l’idée ne m’est jamais venue de travailler pour ceux qui demandent à l’écrivain qu’il leur apprenne ou qu’il leur restitue ce que l’on découvre, ou ce que l’on éprouve, simplement en vivant«  _ soit végétativement…

Pas de confusions, donc, en ces matières.

Paul Valéry _ comme Lucien Durosoir, non plus _ ne donne pas dans l’expressionnisme

_ leur « Idéal d’Art« , à l’un comme à l’autre, comporte de l’élévation…

« La forme« 

_ Valéry a « le sens du métier et de la forme« , dit Michel Jarrety à propos des goûts (jusqu’à Cézanne, les Nabis, Picasso en 1901, Gauguin et Matisse) et dégoûts (le cubisme et ce qui suivra) de Valéry en matière d’arts plastiques _,

« la forme » y a ses exigences :

à Bergson, le 11 novembre 1929, Valéry déclare (page 750) :

« Je suis un formel _ ce qui n’est pas du formalisme ! _,

et le fait de procéder par les formes, à partir des formes vers la matière des œuvres ou des idées, donne l’impression d’un intellectualisme par analogie avec la logique.

Mais ces formes sont intuitives dans l’origine »

_ c’est un point qui le sépare probablement d’une démarche davantage « philosophique«  : conceptuelle seulement ;

et j’ajoute ici que, à mes yeux, il en va de même de la composition que pratique en sa musique Lucien Durosoir : ni formalisme sec, ni expressionnisme brut, donc ;

mais la plasticité se moulant dans des « formes«  se métamorphosant

avec une somptuosité de puissance _ sobre, sans recherche d’effets !..  ; et pleine, « habitée«  d’un « monde«  vrai ! qui se déploie : tectoniquement !.. _, assez peu fréquente en l’Art français…

En ces affaires publiques,

les considérants de Valéry

_ la « galette« , se plaît-il à qualifier le premier d’entre eux ; « un jour _ Paul avait vingt-quatre ans _, il s’est risqué à affirmer _ en une lettre à André Gide du 4 février 1895, citée page 174 _ qu’on ne doit rechercher la gloire que pour la « galette » qu’il est avouable _ au moins à cet âge : vingt-quatre ans _ de guigner ; et que la gloire, « il faut vraiment être sidéré d’erreur pour la courir« … De fait, jamais l’œuvre de Valéry ne courtisera le succès ! Ce qui peut-être (par défaut de ce qui se pare alors du nom d’« universalisme« , lui coûtera le prix Nobel de Littérature… Le jury lui préférera l’œuvre supposée plus « accessible«  (romanesque) de Roger Martin du Gard en 1937… _

les considérants de Valéry, donc,

sont presque seulement d’intérêt en ces affaires publiques ;

et il les place à un rang qui demeure pour lui secondaire, et très relatif (non « noble » ! « noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose«  : cette considération (quasi nietzschéenne) de 1905, en un Cahier, que cite Michel Jarrety page 307, ne sera jamais caduque ! de fait pour lui…)

_ même si :

« pas de silence, de suite _ dans le suivi des idées à faire advenir, mettre au jour _, de profondeur, sans argent ; pas de noblesse _ de l’œuvrer _, sans calme«  (écrit-il pour lui in ses Cahiers, en 1904 _ il vit désormais « en famille« , rue de Villejust… : en plus de son épouse Jeannie, et de la sœur de celle-ci, Paule Gobillard (cette nièce de Berthe Morisot est, elle aussi, peintre), vient de lui naître un fils, Claude, le 14 août 1903 : que viendra rejoindre une petite Agathe, le 7 mars 1906 ; le petit dernier, François, naîtra, lui, seulement en 1916, le 17 juillet) _ : les conditions matérielles (« argent » et « calme » matériel) « jouent« , et ont leur poids ! sur cela aussi : les conditions (en amont des œuvres) nécessaires (au « silence« , au suivi, à la « profondeur », à la « noblesse« ) à l' »authenticité » (ou « pureté« , on l’a vu) de l’opération de la création artistique…


Mais c’est la considération de la « noblesse » (= la finalité suprême de l' »Idéal » de l’Art, où se profile sa vocation d’artiste-créateur) qui importe et l’emporte, en la balance, sur les « expédients » et moyens.

Valéry valorise « le soi-même, incapable de se construire ou d’être construit par quiconque (d’autre que soi !) _ l’authentique _ voilà ! _ par excellence _ ;

cependant que les Lettres (trop mondaines) sont simulation et comédie. Figure et montre de penser et de parler mieux que… soi-même ; feinte fureur et profondeur ; élégance combinée ; perpétuelle triche. Le plus grand art _ rhétorique, ici ! _ de l’auteur est de se faire prêter _ faussement _ le plus possible par qui le lit. Mais il me serait insupportable, quant à moi, de subir qu’on m’attribue _ à tort, donc _ une belle idée, qui ne serait que née _ par pure contingence de conjonction de hasards ou projection rien qu’imaginaire… _ du lecteur et de mon écrit« , écrivait-il dans un de ses Cahiers, en 1905 (toujours page 307). Cela demeure valide toute sa vie.


Par exemple, plus tard, dans une lettre (du 9 janvier 1931, page 621) à son frère aîné Jules (Doyen de la Faculté de Droit de Montpellier),

et alors qu’il est « désormais un ambassadeur officieux de la République » (expression de Michel Jarrety, à propos des activités de Paul Valéry à la S.D.N., par exemple l’année 1927, à la page 664), et qu’il devra à longueur de temps, désormais, « jouer les Bossuet de la IIIème République » (citation d’une lettre à Gide, du 7 juin 1932, donnée à la page 833),

à son frère Jules, donc,

Paul Valéry dit ceci de l’Académie française :

« Quant à moi _ c’est-à-dire indépendamment du souci du confort familial _, je crois que si c’était à refaire, je ne présenterais pas à l’Académie. Je l’ai fait par considération pour les miens ; et les enfants en profitent, en somme _ matériellement. Mais, personnellement _ c’est-à-dire sur le versant de l’œuvre à mener _, les ennuis passent beaucoup les avantages qui en résultent ; les avantages, fumée« …

Plus généralement, Valéry méprise l’utilitarisme :

quand il se consacrera

_ en 1926, « sa carrière a pris un nouveau tour ; mais aussi les affaires internationales et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature«  maintenant, remarque Michel Jarrety page 646 _

à des conférences sur « le devenir de la civilisation« , dans les années trente _ cf ainsi la parution en 1931 de ses Regards sur le monde actuel_,

il déplorera, en 1933, le fait de plus en plus avéré que « notre politique se réduit dans les esprits qui la façonnent à une invention d’expédients«  _ voilà ! _ ; et regarde « la nécessité politique d’exploiter tout ce qui est dans l’homme de plus bas dans l’ordre psychique comme le plus grand danger de l’heure actuelle« , page 869 :

sachant depuis pas mal de temps (1925) « que l’essentiel de son œuvre _ écrite _ est maintenant derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps l’empêche de poursuivre« ,

il se dédie surtout à une action, nationale ou internationale (pour la S.D.N.) en faveur de la culture et des valeurs de la civilisation :

« Notre urgence à nous, c’est la vie de l’esprit« , déclare-t-il le 8 juillet 1931 à la première session du Comité permanent pour les Lettres et les Arts, à la S.D.N. à Genève _ page 795 _ ;

ces valeurs de la culture et de la civilisation, qu’il sait si bien voir de plus en plus très gravement menacées,

en un « état _ déliquescent _ de la civilisation où la vitesse et l’érosion de la sensibilité _ quelle justesse ! Que dirait-il aujourd’hui ?!! _ menacent la vraie culture« , page 862 _ la détachant de « celles » (les simili « cultures«  : cf Huxley, cf Orwell) qui n’en ont que les oripeaux (nominaux) mensongers !

Il se méfie aussi de l’évolution d’une « éducation _ ah ! _ dont l’objet est bien moins, à ses yeux, la véritable formation de « l’homme de notre temps » _ qui doit, comme toujours, et avec des prodiges de soins, s’instituer ! il n’y a pas, jamais, de génération spontanée… _ que la délivrance, ou l’acquisition _ quand seront-ils à vendre ? _ d’un diplôme, « ennemi mortel de la culture » _ c’est dit ! _ en ce qu’il crée des « illusions de droits acquis », le diplômé conservant « toute sa vie ce brevet d’une science momentanée et purement expédiente »«  _ revoilà le même terme ! _ : en une conférence aux Annales, le 16 janvier 1935 ;

« Je vous avoue que je suis si effrayé de certains symptômes de dégénérescence et d’affaiblissement que je constate (ou crois constater) dans l’allure générale de la production et de la consommation intellectuelles _ expressions pareillement à relever ! cf nos pseudo « industries culturelles«  ! _, que je désespère parfois de l’avenir« , est-il aussi rapporté de cette conférence, page 919.

C’est « qu’il y a aujourd’hui _ dit-il le 1er avril 1935, à Nice, où se tiennent les Cinquièmes Entretiens de la S.D.N., en réponse à un très beau discours de Thomas Mann lu à la tribune par Jules Romains (cf pages 927-928) _ une qualité de lecteurs _ voilà un critère éminemment crucial ; et basique quant à la formation des esprits des hommes : l’intelligence de Valéry pointe réalistement l’essentiel ! _ inférieure à celle d’il y a cinquante ans«  ;

et qu’un « certain soin de la forme » disparaît, aussi _ et ce « soin«  a des effets (civilisationnels : à terme !) de très longue (et profonde) portée… ; cf aussi l’expression déjà citée de Paul de Man, page 1116 : « On ne peut pas, sans conséquences néfastes, perdre tout respect pour certaines formes _ voilà ! _ de l’intelligence humaine qui ne peuvent s’exercer que dans le calme et la sérénité«  _, page 928 ;

et _ le 20 juillet 1937, à Nice, aux Huitièmes Entretiens de la S.D.N. _, Valéry brosse « une sorte de tableau du « mépris croissant » dont l’esprit fait l’objet _ en Europe alors _, et de la situation des intellectuels qui, en dépit des honneurs _ formels ! _ qu’on leur accorde, ne sont que des « voix sans force » _ = sans autorité de l’esprit ! _ parce qu’ils sont simplement « renvoyés à leurs études et à leurs spéculations » » _ rien que théoriques !.. _, page 1001.

Il y a là une tragédie des intelligences les plus lucides, face à la peu résistible puissance des « expédients » ô combien plus efficaces, eux, de la propagande _ on ne dit pas encore alors « la communication«  _ et du rouleau-compresseur des modernes Père Ubu _ Paul Valéry a été un ami d’Alfred Jarry… _ se déchaînant alors, face aux faiblesses (sinon complaisances) de ceux qui savent si mal leur résister _ viendra, entre autres, la débâcle de mai-juin 40…

D’un autre côté,

et à rebours si l’on veut,

assez vite, « on n’a pas manqué de se gausser de le voir _ lui, Paul Valéry _ recevoir, tout ensemble et quêter, les prix, les honneurs, et ce que Catherine _ Pozzi, sa première maîtresse (il fait sa connaissance le 17 juin 1920) _ nomme « les prébendes ». Mais cette course aux ressources _ c’est le mot le plus juste ! _, Valéry a-t-il d’autre choix _ pratique _ que d’y céder ?« , remarque Michel Jarrety page 546.

« Ni ses œuvres poétiques ni ces proses difficiles que sont La Soirée ou l’Introduction ne peuvent lui apporter le revenu confortable dont bénéficient les grands romanciers _ du côté des « productions«  et plus encore « consommations«  plus ou moins « intellectuelles », ainsi qu’il les nomme déjà… L’inquiétude constante de ne pouvoir subvenir  aux besoins de sa famille, cette inquiétude qui a toujours été la sienne depuis le début de son mariage, pourquoi cesserait-elle après la mort du Patron qui, tout à l’inverse, ne peut que l’aggraver ? Ce que certains considèrent comme un appât du gain sur lequel ils s’empressent de jeter l’opprobre, n’est d’abord, parmi tant d’angoisses qui le taraudent, que la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas« , explique Michel Jarrety page 547.

Elle est bien, en effet, cette « inquiétude » valéryenne, « la réponse à une peur de manquer qui ne le quittera pas«  ; mais « maintenant que la gloire _ gagnée depuis sa fréquentation des salons parisiens à partir de 1917 : Valéry avait alors quarante-six ans _, peut se convertir en or, cette alchimie est comme une victoire sur son propre passé _ de difficulté à bien vivre sans l’aide de sa mère et de son frère ; ou les rentes de son épouse. Et puis cette revanche est aussi _ en quelque façon, même si pas la plus courante (cela se verra à ses échecs au prix Nobel) _ littéraire« ,  page 547 aussi.

En 1923, une lettre du 30 juin 1923 de Robert Desnos

lui balance ceci :

« Monsieur,  je ne vous fais pas l’honneur de vous fréquenter. Peut-être aurais-je cependant recherché votre société si depuis quelques années elle ne s’apparentait à ce que l’Académie  _ Valéry n’en fait pas encore partie : il y sera élu le 19 novembre 1925 ; mais Desnos semble subodorer l’attraction de cette trajectoire pentue… _ peut produire de plus lamentable dans les salons de vieilles rombières et de jeunes « pédérastes » (qu’ils disent) _ impuissants en réalité. Soyez heureux _ mais à quel pauvre compte ! Votre poésie qui put passer _ naguère _ pour du marbre s’est dévoilée _ maintenant qu’il reçoit le Prix des Peintres « pour l’ensemble de son œuvre« , le 15 juin 1923… _  fromage mou, puis vaseline à l’usage des jeunes ci-dessus. Primée comme il convient à pareille cochonnerie par un jury de crétins et d’imbéciles, Ô vous qui avez connu le Vinci _ voilà l’admiration ! _, il n’y a pas de doute que vous ne réalisiez une fortune dans ce honteux négoce. Étant, dieux merci (?), encore assez jeune pour parler poësie et peinture (celle des poëtes) je vous fais mes compliments sur votre récente prise de patente _ aggiornamento de la « prébende«  ! _ et vous adresse tout ce que je peux trouver d’ignominieux et d’insultant dans mes sentiments à l’égard d’un triste sire. Robert Desnos 9 rue de Rivoli« . « Valéry, l’épistole lue, se contente, avant de la ranger, d’inscrire froidement sur l’enveloppe : « Lettre d’injures de M. Robert Desnos« « , commente page 551 Michel Jarrety.

A comparer  avec ces lignes de Jacques Madaule, « le 1er décembre 1937, lorsque la Revue Esprit rend compte de l’attribution du prix Nobel _ de Littérature _ à _ Roger _ Martin du Gard« . « C’est pour étriller » Valéry, « de manière assez rude » :

« Paul Valéry était candidat. A quoi n’est-il pas candidat ? Aucun poète depuis longtemps n’aura pratiqué l’art de faire argent avec la poésie«  _ ou, du moins, l’aura qui peut envelopper ou suivre certaines activités littéraires… Et Madaule « de conclure sans pitié » : « Nous sommes aussi heureux du succès de Martin du Gard que de l’échec de Paul Valéry.«  Martin du Gard, quant à lui, rapportera qu’en Suède, il s’est « souvent entendu poser des questions du genre de celle-ci : « Votre Paul Valéry, c’est une intelligence un peu confuse et assez prétentieuse, n’est-ce pas ?« , page 1009… Tel était _ déjà ! _ l' »air du temps« …

Ou encore avec cette « flèche » de Fernand Vandérem dans Candide, le 4 novembre 1938 :

« La nomination de Paul Valéry à la chaire de « poétique » du Collège de France n’a surpris personne puisqu’elle ne formait qu’une étape de plus dans ce qu’on pourrait appeler, avec lui, sa « conquête méthodique » _ allusion (érudite ! et vacharde…) à un des tous premiers articles (et remarquable de lucidité nous dirions « géopolitique« …) de Valéry, Une Conquête méthodique, paru en janvier 1897 dans la revue londonienne The New Revew de son ami William Henley, sous le titre (modifié) de La Conquête allemande _ de tous les plus hauts postes venant à vaquer dans les lettres », page 1008…

« C’est qu’il n’est pas fâché _ non plus _ de se construire _ ces années vingt : et c’est une manière de « stratégie«  aussi, en effet _ une figure d’écrivain singulier, de donner à comprendre au lecteur que son image ne saurait se réduire simplement à celle du poète, qui n’est qu’une part de sa vérité« , analyse Michel Jarrety page 574 ; la remarque concerne la publication, en novembre 1924, d’un de ses Cahiers, le Cahier B 1910.

Et, correspondant à l’année 1925, Michel Jarrety écrit, page 595, je le redis ici :

« Tout le premier, il sait que l’essentiel de son œuvre est maintenant _ il a cinquante-quatre ans _ derrière lui ; et que ce qu’il écrit désormais, fût-ce avec un éclat qu’on admire, n’est que la menue monnaie d’autre chose _ que le manque de temps _ devenu endémique _ l’empêche de poursuivre » _ avec assez d’assiduité : ses Cahiers, toujours…

D’autant qu’il multiplie, en France comme à l’étranger, les conférences : « elles constituent un complément de revenu substantiel« , page 624 ; mais avec « un coût dont il ne cessera de se plaindre davantage : la fatigue« , page 625. Désormais _ on est en 1926 _, « Valéry n’écrit plus que sous la pression de commandes« , page 633

_ à comparer avec la retraite « studieuse« , en son « ermitage«  landais de Bélus, de Lucien Durosoir à partir du 4 septembre 1926 ;

mais celui-ci, avant de s’installer ainsi dans les Landes, avait fui Paris et la région parisienne :

entre juin 1922, soit six mois après l’accident de sa mère (à la mi-décembre) en leur domicile de Vincennes,

et le 4 septembre 1926, soit leur installation définitive à Bélus, village des Landes,

Lucien Durosoir, accompagnant (et accompagné de) sa mère Louise, a passé 16 mois chez lui à Vincennes et 32 mois loin de Paris (en Bretagne, en Provence, et aussi, déjà dans le Sud-Ouest : Vieux-Boucau et Hendaye ; ainsi que trois cures à Bourbonne-les-Bains) : soit une proportion d’un tiers (Paris) / deux tiers (la province)…

C’est ce monde de « mondanités« -là qu’a fui Lucien Durosoir _ ainsi que les concerts : deux seulement consacrés à ses œuvres durant cette période, et les deux à Paris : un, public, le 2 février 1922 ; l’autre, privé, le 25 octobre 1924 (les 7 concerts d’œuvres de Lucien Durosoir, entre le 10 novembre 1920 et le 19 juin 1934, auront tous lieu à Paris, ou région parisienne) _ afin de se consacrer pleinement désormais à la création musicale ;

fin de l’incise Durosoir…

Revenons à Paul Valéry, en 1926 : « Ce qui dans sa vie était hâte, est devenu tourbillon. Ce ne sont plus quelques dames qui le demandent _ dans les salons du boulevard Saint-Germain, à partir du salon de Madame Mühlberg _ ; c’est tout Paris maintenant qui le réclame pour dîner, parler, penser, préfacer« , écrit page 636 Michel Jarrety ;

il est vrai que Paul Valéry est beaucoup moins « présent » en journée et soirée au domicile familial, rue de Villejust ; il donne aussi un peu de son temps à celles qui seront ses maîtresses, à partir de 1920 et jusqu’à la fin : Catherine, Edmée, Renée, Émilie, Jeanne (qui le quitte le 1er avril 1945 _ »coup de hache«  qui va l’achever : il va mourir le 20 juillet ; soit 111 jours plus tard… _ : elle épouse son confrère éditeur Robert Denoël…)

(et d’autres ; dont, peut-être _ Michel Jarrety n’évoque ici que leur durable amitié _ Victoria Ocampo, la belle-sœur de mon cousin Adolfo Bioy : quand celle-ci est de passage à Paris ; mais elle a bien d’autres amants, dont Roger Caillois et Drieu La Rochelle) ; elle a invité Paul Valéry à venir séjourner à Buenos-Aires ou Mar del Plata…

Et « sa carrière _ celle de Paul Valéry, bien sûr ! _ a pris un autre tour ;

mais aussi les affaires internationales, et plus largement politiques, l’intéressent plus que la littérature« , page 646.

« Désormais ambassadeur officieux de la République »,

« dans les milieux de la République, le voilà maintenant qui évolue comme un poisson dans l’eau.

Décidément, synthétise Michel Jarret page 664,cette année 1926 qui s’achève

est bien un tournant _ pour la carrière de Paul Valéry _ ; et le pouvoir de nouveau le séduit« …


« Comment être sur tous les fronts et prendre le temps d’écrire quand il faut constamment parler ?« 
, commente Michel Jarrety, page 693.

Et Julien Luchaire _ « intellectuel désintéressé«  (Bordeaux, 1876 – Paris, 1962) _, « qui a laissé des mémoires écrits avec élégance et élévation« ,

« brosse de Valéry un portrait noble et pénétrant« , page 763 _ on va pouvoir ici en juger _ :

« J’avais été curieux de voir comment se comporterait, dans l’imprécis et le discursif, des débats d’une commission _ à la S.D.N. _, ce condensateur de pensées ; il s’y montra plus que courtois : d’une gentillesse parfaite. Il s’adaptait d’abord au captieux ordre du jour, puis s’échappait à la poursuite d’un vol d’idées si subtilement accordées qu’on ne pouvait le suivre : il s’en apercevait, revenait de bonne grâce, puis recommençait. Ce délicat oiseau, aux plumes chatoyantes, venu d’on ne sait quelle île lumineuse et parfumée, heurtait ses ailes aux barreaux de sa cage : on voyait seulement sur son fin visage maigre une contraction rapide, qui se fondait en un sourire.

Mais la vie tout entière était pour lui une cage. Je l’ai vu parfois triste. Pour tenir son rang, dans une société qui, après l’avoir laissé longtemps dans l’obscurité, avait fait de lui un prince sans apanage _ et voilà bien en effet le nœud de l’affaire ! _, il devait faire le métier de conférencier, pour lequel il n’avait aucun goût _ c’étaient les petits comités d’initiés qui convenaient à ce brillant causeur. Quand on ne publie que de courtes œuvres splendidement hermétiques _ en effet ! « élitiste«  n’était pas encore du vocabulaire du tout-venant… _, il faut encore, pour monnayer un peu le titre envié de membre de l’Académie française, continuer à fréquenter _ ô le pensum ! _ les salons qui vous l’ont procuré. Valéry devait souvent jouer cette comédie mélancolique, qui aurait pu s’intituler : le Mondain malgré lui _ c’est magnifiquement bien observé ! Et le pire est peut-être de s’apercevoir parfois _ en pleine conscience _ qu’on s’y résigne _ au lieu d’activités infiniment plus créatrices !..

Il se levait avant l’aube, pour pouvoir _ encore _ travailler en paix dans son bureau qu’encombraient ensuite les vains courtisans de sa gloire. Puis il partait _ l’après-midi ou le soir _ pour les lieux dorés où la même gloire _ vaine ! = la réputation de la part de ceux qui ne savent pas… _ attend des hommes de génie les mots spirituels ou profonds qu’ils n’ont pas toujours envie de dire.


La tristesse de Paul Valéry était pour moi son trait le plus frappant ; elle me le rendait très cher _ Julien Luchaire est décidément très sensible et très fin… _, ce que je n’avais jamais osé lui dire ; elle contrastait de la façon la plus séduisante avec la vivacité de ses gestes, sa chaude voix méditerranéenne, et la flamme de sa persistante jeunesse _ oui ! _ qui s’allumait facilement dans ses yeux clairs. Tristesse de l’homme qui passe à réfléchir sur la vie, que rien n’empêche d’aller en pensée jusqu’au fond de la vie, et d’y trouver la douleur. Souffrance de l’être né extrêmement sensible, et qui s’est donné pour tâche d’accroître jusqu’au paroxysme _ oui ! _ sa faculté de sentir

_ en l’Esthétique, déjà constituée « par tous les ouvrages qui s’y trouvent consacrés« , Paul Valéry propose de se repérer en la répartissant « en deux groupes«  :

celui de la Poïétique (qui « assemblerait  tout ce qui concerne la production des œuvres » et regrouperait « d’une part l’étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l’imitation ; celui de la culture et du milieu _ ce qui (« invention« , « composition« , « hasard« , « réflexion«  !), lui, l’intéresse en priorité ! _ ; d’autre part, l’examen et l’analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et suppôts d’action« …) ;

et celui qu’il choisit de nommer l’« Esthésique » : « j’y mettrais tout ce qui se rapporte à l’étude des sensations » (brutes, en quelque sorte ; et concerne beaucoup moins le travail de l’artiste-créateur… ; cf page 1003 : in son Discours au IIe Congrés International d’Esthétique et de Science de l’Art, le 8 août 1937…). Mais ce n’est pas encore là ce qu’il va explorer en son Cours de Poétique du Collège de France…

Mais même en ses Leçons de Poétique, données au Collège de France, Paul Valéry ne s’est jamais voulu un pédagogue didacticien, surplombant une fois pour toutes, d’en-haut, ce qui ne cessait de sourdre peu à peu (et plus encore, allait sourdre) de son chantier en cours _ et work in progress

Ainsi Valéry ne manquait-il pas d’ironiser sur Hegel et ses abstractions… Pour lui, tout se jouait nécessairement dans la survenue figurée des formes, et la plasticité infinie du ballet des mouvements de leur formation, genèse et métamorphoses en cours ; et qu’il convoquait…

Et « au mois de mars 1941, devant un micro à la radio, il _ Paul Valéry _ confiera que son cours _ au Collège de France _ « n’est pas un enseignement » _ de quelque corpus académique à synthétiser et re-transmettre _, et qu’il est « fondé uniquement sur l’observation personnelle » et sur son « expérience propre » : « Je ne sais pas autre chose que ce que j’ai fait moi-même »« , rapporte Michel Jarrety, page 1007 : devait-il donc comme s’en excuser ?.. Que non !

Et Michel Jarrety de remarquer aussi, juste avant, pour corriger quelques impressions (plutôt déçues) d’auditeurs, que :

« comment, à seulement écouter ce texte très écrit et souvent difficile, être sensible à la complexité, et surtout à la nouveauté _ assez radicale _ de la pensée _ originale ! et en cela singulière… _ de la littérature que ces pages _ du Cours de Poétique _ développent ?« ..

Puis d’annoncer, en commentaire on ne peut plus judicieux, que « le bouleversement qu’elles portent en germes, on ne s’en avisera vraiment que dans les années soixante et soixante-dix, quand l’Université, s’éloignant _ par exemple dans (avec ; et par) le penser d’un Roland Barthes… _ de l’histoire littéraire, portera davantage intérêt aux faits de langage et aux formes » _ les re-voilà ! ; ainsi qu’aux dispositifs (notamment langagiers).

Et d’ajouter ici : « Par leurs titres mêmes, deux nouvelles revues, Tel Quel et Poétique, attesteront alors la place qu’aura prise la pensée _ toute en action : en son seul courageux « faire«  _ de Valéry« … Je pense ici aussi aux démarches de Deleuze, de Foucault, de Derrida, de Lyotard…

Fin de cette longue incise sur le Cours de Poétique au Collège de France ;

et retour au portrait de Paul Valéry tel que le brosse superbement Julien Luchaire, rapporté page 763.


N’étant pas romancier ni dramaturge, un Valéry n’a pas eu la joie de la compagnie d’êtres vivants issus de sa propre fantaisie ; poète, il ne s’amusait pas, comme d’autres, avec les images et les sons ; il ne s’en servait que pour donner corps
_ ou formes… _ à la plus sensible pensée, pour la précipiter _ voilà : à la manière des chimistes _ en un dur et éclatant cristal ; il devait y comprimer _ voilà ! _ l’émotion même ; il n’avait pas le soulagement de s’y abandonner.

Et le tourment s’accroît lorsque « l’esprit consacré à l’Esprit » songe à quel point ce qu’il y a de plus pur _ un concept assez valéryen, en son approche concrète de l’« Idéal«  _ dans l’homme _ c’est de cela qu’il s’agit ! _ est peu de choses dans le chaos des affaires humaines _ infiniment moins pures, donc, dans ce mélange sur-embrouillé (et tragique de ses millions de victimes !) _, et que, se sentant appelé à les conduire, l’esprit doit le plus souvent les fuir et, pour survivre, se réfugier en lui-même. Valéry était sans doute venu à Genève _ à la S.D.N. _ avec un frêle espoir qu’on y trouverait quelques accommodements entre l’Esprit et l’Action«  _ extrait de la « Confession d’un Français moyen« , de Julien Luchaire…

Au final de tout cela,

c’est un Valéry secret (et audacieusement singulier !) qui se fait peu à peu jour, à la lecture de ce Paul Valéry, ce beau, grand et généreux livre de Michel Jarrety ;

et un Valéry dont l’œuvre visible, publié, et le plus aisément accessible,

n’apparaît, enfin, que comme l’infime partie émergée

d’un formidable gigantesque iceberg : les trente mille pages de ses Cahiers matinaux _ voire matutinaux !.. _ ;

à charge, pour le lecteur

que chacun peut (ou doit, lui aussi, courageusement) être,

d’en dégager (enfin ?) de l’ordre ;

quelque ordre ;

sinon son ordre sien

_ on peut penser ici à la réception (distraite !) par Paul Valéry de la lecture que fit de son Cimetière marin, et de tout son Charmes , Alain (« à la fin de 1928, le volume sera publié chez Gallimard sous le titre de Charmes _ poèmes de Paul Valéry _ commentés par Alain« ) : Valéry laisse au lecteur la responsabilité de sa lecture ;

et Michel Jarrety, d’ajouter, page 717 :

« En plaçant Charmes sous le signe des idées _ et non par l’approche des « formes« … _, en écrivant ce qu’il a déjà écrit dans ses Propos avant de le répéter à Lefèvre : « Paul Valéry est notre Lucrèce » _ cf de Frédéric Lefèvre : « Une heure avec Alain« , in Les Nouvelles littéraires, 18 février 1928 _,

il n’est pas sûr qu’Alain n’ait pas, lui aussi, conforté la légende du poète de l’intellect« 


Voici,

en manière de conclusion un peu interrogative face au mystère de la singularité-Valéry,

le portrait de Paul Valéry que traça la plume d’Alain à la suite du déjeuner qui l’avait réuni au poète, sous les auspices de Henri Mondor, au restaurant La Pérouse, le 26 juin 1928 ;

et qui est présent dans le commentaire par Alain du Charmes de Valéry paru chez Gallimard :


« Cet homme, petit, porte une tête redoutable par l’attention et le mépris, aussi par une gaîté de bon aloi, remarquable par une puissance d’expression tragique incomparable. Il y a de l’amitié dans cette expression et une absence (comme il dit) ou une distraction (comme on dit) effrayante, au-dessous d’une boîte carrée de combinaisons où dort tout le langage. Les gros yeux, brillants comme des diamants, refusent le petit objet et s’égalent à l’univers auquel ils sont tangents par leur courbure, ils voient au loin et ils voient des rapports. Les sourcils menacent les naïfs« … _ cela aussi, c’est écrire ! Pages 716-717…

Voilà donc ce parcours de l’aventure valéryenne _ un exemple.


Un exemple à la fois poétique et poïétique

de la tension de l' »Idéal d’Art« 

et des nécessités adjacentes

_ et adjuvantes, pour le meilleur ; mais aussi dissolvantes, ravageuses, pour le pire :

à nous de « retourner«  l’obstacle en élément dynamisant ! en pharmakon

cf cette expression, page 709, à propos de cet « ensemble d’aléas, d’obstacles inégalement surmontés, et de repentirs où se sont manifestés tant de moi différents que la figure de l’auteur s’en trouve presque dissoute » :

ou métamorphosée ; re-construite, la « figure« , en des ré-inventions (artistes), à condition qu’elles soient lumineuses de probité (ou « pures« ) ;

la nuance du « presque« , à propos de la « figure«  près d’être « dissoute« , étant déjà intéressante _,

et de l' »économie« , assez incontournable, « du quotidien« ,

telle qu’elle m’apparaît,

cette « tension » porteuse,

à la lecture, à laquelle je me suis essayé, des 1212 pages (sans les notes, index, bibliographie, table des matières) de ce magnifique Paul Valéry de Michel Jarrety…


Un exemple auquel je puis comparer

celui du musicien Lucien Durosoir (1878-1955) à l’œuvre, lui aussi,

face à ce nœud paradoxalement très intime de l’articulation entre

un très proche « Idéal d’Art » _ qualitatif ! et centripète _

et les prégnances plus communes, et relativement assez partagées _ quantitatives, et centrifuges… _, de « l’économie du quotidien « …


L’œuvre de Durosoir, quoique (ou parce que !) totalement impubliée de son vivant,

dispose d’un fini _ classicisant ? _ remarquable,

en ce qu’il _ l’artiste ! _ surmonte

et met en « formes« , tellement intenses, fortes,

de flux denses déjà lumineux :

c’est _ processus et résultat : poiesis et œuvre finale _

proprement bouleversant…

« Ô récompense après une pensée

Qu’un long regard sur le calme des dieux !« 

Paul Valéry, Le cimetière marin (in Charmes)

Titus Curiosus, ce 26 août 2010

L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de « Julie ou la Nouvelle Héloïse »

12déc

Le choix de Céline Spector de donner la parole, dans le cadre des conférences de la saison 2009-2010 de la « Société de Philosophie de Bordeaux« , à l’excellent Martin Rueff mardi dernier 8 décembre sur le sujet du « temps du récit » dans l’œuvre, multiforme _ et sous cet égard aussi, particulièrement intéressante ! _, de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) _ entre « L’Émile« , en 1762, et « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , en 1761 ; ou, encore, le premier des « Dialogues » (in « Rousseau, juge de Jean-Jacques« , commencé de rédiger en 1772 et paru, posthume, en 1780) _ en une conférence d’une très grande finesse _ à partir des réactions dont témoigna Rousseau lui-même à l’ultime tableau de Nicolas Poussin dont le sujet est « Le Déluge« , en « L’Hiver » de la sublimissime série des « Quatre saisons » du peintre des Andelys (1594-1665) : on peut les admirer se faisant face, les quatre, à un carrefour de grands couloirs du Louvre (depuis qu’elles furent intégrées, ces quatre-là, aux collections royales, Louis XIV les ayant gagnées, au jeu de paume, en 1665, contre le premier duc (après le cardinal lui-même !) de Richelieu (Armand-Jean, 1639-1715 : celui-ci, petit-neveu du cardinal, héritant du titre par lettres patentes, en 1657) qui les avait commandées au « romain«  Nicolas Poussin !  au sein d’un lot de vingt-cinq tableaux de la collection du duc de Richelieu !.. _ ;

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff en une conférence d’une très grande finesse intitulée « Le Pas et l’abîme _ ou la causalité du roman gris » _ c’est-à-dire faisant (assez virtuosement !..) l’économie du romanesque, à la Samuel Richardson (1689-1761) : « romanesque«  réputé (justement ! se reporter aux chiffres !) vendeur … : avec un immense succès pour pareil exploit d’écriture (grise, donc, ici…) ! Le roman (« gris« ) de Jean-Jacques « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , qui parut en 1761 chez l’éditeur Marc-Michel Rey à Amsterdam et qui allait être maintes fois réédité, fut, en effet, lui aussi, à son tour, après le « Pamela«  (en 1740) et le « Clarisse Harlowe » (en 1748) de Richardson, l’un des plus grands succès de librairie de la fin du XVIIIe siècle _,

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff

m’a non seulement personnellement permis d’un peu mieux pénétrer dans la pluralité des régimes d’écriture du très ingénieux polygraphe qu’a été Jean-Jacques Rousseau, insatiable chercheur de formes de reconnaissance éditoriales (ainsi qu’aussi de la part du lectorat), au moins autant que sociales, de sa singularité, en ce riche « siècle des Lumières« , au milieu de tant de talents d’esprits eux-mêmes acérés et brillants se disputant la focalisation des attentions des regards des membres assidus des salons parisiens _ Céline Spector m’avait déjà recommandé, il y a quelque temps, quand je lui faisais part de mon goût pour le très riche d’enseignements divers « L’Âge de la conversation« , de Benedetta Craveri (après son passionnant, déjà, « Madame du Deffand et son monde« ), du travail foisonnant, lui aussi, « Le Monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIème siècle » d’Antoine Lilti _,

mais aussi, et mieux encore _ pour ce qui concerne ma curiosité personnelle ! _, signalé le travail de fond de Martin Rueff _ d’abord, le colloque de Cerisy, en mai 2006 : « Michel Deguy : l’allégresse pensive«  (aux Éditions Belin) ; puis le récent « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel«  _ autour des soucis de l’incisivité de la parole d’un esprit aussi judicieux et lucide que celui de ce contemporain majeur, aujourd’hui, qu’est Michel Deguy _ né en 1930, c’est son ami Jean-Marie Pontévia (1930-1982), mon maître d’Esthétique à la Faculté des Lettres de Bordeaux, qui m’avait fait découvrir son œuvre avec « Actes« , dès 1966… _ :

du « grand » Michel Deguy, lire en toute première et radicale urgence son indispensable et si remarquablement incisif, en effet, « Le Sens de la visite« , paru aux Éditions Stock en septembre 2006 : un livre lui-même majeur (!!!) _ qu’il m’est arrivé plus d’une fois de citer dans des articles de mon blog, tout particulièrement pour sa critique acerbe et tellement perspicace de ce qui se présente, expose, affiche, montre (à quelque reconnaissance « admirative«  d’autres : un public…) comme « culturel« 

Le titre même de ce travail majeur pour l’intelligence même de notre aujourd’hui _ rien moins ! _ qu’est ce « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel »

s’éclairant par ces lignes superbes de l' »Avertissement » (qui ouvre et nous présente le travail de ce livre généreusement ample _ de 460 pages : alertes autant que charnues ! _ en même temps que merveilleusement précis _ l’« Avertissement » court de la page 7 à la page 36) de Martin Rueff, à la page 11 :

« En dépit de ses inachèvements et de sa difficulté, l’étude de Walter Benjamin sur Baudelaire

_ « Charles Baudelaire _ Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme » !.. traduite en français par Jean-Yves Lacoste en une parution chez Payot en 1982 ; et rééditée en « Petite bibliothèque Payot » en 2002 _,

dont je reprends le titre

et dont j’essaie de prolonger l’enquête _ nous avise très précieusement Martin Rueff en cette page 11 de son grand essai _

eût dû convaincre les plus obtus

_ c’est-à-dire ceux qui s’obstinent à comprendre « la question de la situation en terme de « réduction » (sociologique, économique, philosophique, etc…) et qui restent prisonniers du schème mal entendu d’une poésie comète impossible à situer, collection d’hapax et de constellations inexplicables« . Avec cette double conséquence (malheureuse !) qu’« ils dessinent des cartes où les fleuves sont privés de source et dont l’embouchure se perd«  et que, alors, « on a du mal à inscrire les noms dans le paysage«  _ de la vraie culture _ ;  qu’« on se perd«  ; et qu’« on se prend à rêver _ seulement !.. _ sur des portulans anciens où la poésie semblait plus facile à situer » _ et pour cause : bien des « routes de culture«  se sont depuis bien brouillées, en la « modernité«  hyper-technologisée… ; il s’agit là des phrases précédant immédiatement celle qui fournit la clé du titre de l’essai de Martin Rueff ! _

eût dû convaincre les plus obtus« , donc, que

« situer un poète,

c’est se donner le moyen de le lire :

se loger dans la réceptivité imposée par son œuvre,

l’habiter,

faire se rejoindre les conditions de son intelligibilité et les dimensions ouvertes par sa sensibilité. »

Ainsi que « comprendre sa beauté« , toujours page 11.

Et Martin Rueff de préciser encore, un peu plus largement, et toujours page 11 de cet « Avertissement«  :

« Toute situation de la poésie implique une réflexion sur l’imaginaire politique et social de la langue, une thèse sur les rapports entre les catégories historiques et les catégories linguistiques. Cette réflexion animait  _ oui ! _ la pensée de Walter Benjamin« . Et « Elle est au cœur de la réflexion de Michel Deguy sur la langue de la littérature  _ « Qu’est devenue la beauté « en français » (ou du français, si vous préférez) ?«  (in « Le Grand cahier Michel Deguy » qu’a dirigé et publié Jean-Pierre Moussaron, aux Éditions « Le Bleu du ciel« , à Bordeaux, en 2007) _ et de ses méditations récurrentes sur la traduction« , toujours page 11 de son magnifique « Différence et identité « 

Voilà pour présenter bien trop rapidement ce grand livre

_ auquel je ne manquerai pas de consacrer un plein (et vrai) article…

L’article récent de  Jean-Claude Pinson sur « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff

est assez judicieux pour que je me permette de le relayer (à lire) ici…

Le voici :

« Si Michel Deguy, parmi les poètes de sa génération, n’est ni le plus immédiatement lyrique ni le plus avant-gardiste, il est cependant, nous dit Martin Rueff, le « plus décisif » _ un adjectif particulièrement perspicace ! Or, pour qu’une œuvre puisse être envisagée à _ juste _ hauteur de ses enjeux et de son ambition propres (de sa décisive incidence _ voilà ! _), il ne lui suffit pas de persister dans son être. Il faut encore qu’elle soit vraiment comprise et lue _ certes ! d’abord réellement « lue« , puis « vraiment comprise« , en profondeur, si je puis m’exprimer ainsi, par un large public qui fasse réellement « sienne«  sa « leçon » !..

C’est seulement alors qu’elle peut opérer _ voilà ! _ dans l’époque, une époque où plus rien de va de soi _ c’est même assez peu dire ! _ quant à la poésie _ face aux usages mercantiles massifs, marketing aidant, de la rhétorique qui a fait son (immense) retour ! Cf ici l’important travail dirigé par Gilles Philippe et Julien Piat : « La Langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon« , qui vient de paraître aux Éditions Fayard ; et sur lequel je rédigerai prochainement un article. Un travail très important ! Cette remarque étant, bien sûr, un ajout entièrement mien… Et la chose est d’autant moins aisée que l’œuvre _ poétique de Michel Deguy _, assurément difficile _ tant elle est fine, affutée, pointue jusqu’en l’« abstraction«  de concepts, et jusqu’à quelques néologismes, parfois, qu’elle manie : quand l’occasion de leur « précision«  acérée se fait « sentir«  _, déconcerte l’idée moyenne _ voilà _ de la poésie que façonnent les _ un peu trop _ habituels _ = convenus _ outils de sa réception. Dans cette perspective, en proposant l’approche la plus fouillée et synoptique _ oui ! une analyse magnifique de clarté ! _ que l’on connaisse à ce jour de l’œuvre considérable _ et le plus souvent « creusante« … _ de Deguy, le premier grand mérite _ oui ! _ de l’essai de Martin Rueff est de fournir les cadres conceptuels _ voilà ! _ d’une réception à la hauteur _ c’est exactement cela ! _ d’une poésie et d’une pensée poétique d’une rare exigence _ qui en font, aussi, les deux indissolublement, son prix.

Souvent l’érudition, plus qu’un étai, se révèle être un écran dans l’appréhension d’une œuvre. Bien qu’il fourmille de références et de notes de bas de page, le gros essai _ de 460 généreuses pages _ de Martin Rueff ne tombe pas _ en effet ! _ dans ce travers. Son érudition n’éblouit pas, mais éclaire _ c’est tout à fait cela ! _, convoquant _ avec une très grande générosité, donc _ les travaux des poéticiens comme ceux des philosophes, des anthropologues ou des linguistes, pour mieux mettre à jour et reconstruire de l’intérieur _ oui ! _ la « poétique profonde » _ en son « chantier de fouilles » en permanence poursuivi, sinon perpétuellement recommencé… _ de l’œuvre de Deguy _ voilà ! Et il n’en fallait pas moins sans doute _ au-delà des successifs ouvrages de Michel Deguy lui-même _ pour saisir les enjeux _ oui ! _ d’une œuvre qui se sera frottée _ avec un fier constant courage ! _, tout au long de plus d’un demi-siècle, à la plupart des grandes questions portées par les penseurs et créateurs de notre époque (de Heidegger à Derrida ou Negri en passant par Zanzotto ou Claude Lanzmann). Ce faisant, la somme de Martin Rueff, au-delà de l’œuvre propre de Michel Deguy, se présente _ aussi, même si c’est en une parfaite discrétion ! _ comme un grand traité de poétique _ oui ! _, susceptible de nourrir la réflexion _ oui ! _ de tous ceux qui continuent aujourd’hui à penser que l’affaire de la poésie, dans le moment même de son retrait, demeure paradoxalement une chose des plus sérieuse _ et comment ! Car si la naïveté (une naïveté seconde) peut être aujourd’hui recherchée par le poème, nul ne peut plus ignorer, « après le constat de Schiller et la leçon de Baudelaire », que la naïveté théorique n’est plus, ne peut plus, elle, être de mise _ cf pages 194-195.

En écho à Heidegger («Identité et différence », dans « Questions I« ) et à Deleuze (« Différence et répétition« ), le livre de Martin Rueff sonne, par son titre, comme un traité philosophique. S’il ne s’y réduit évidemment pas, ce n’est pas cependant usurpé _ en effet ! Non seulement parce que Deguy est _ bien _ un « poète métaphysique », mais parce que, déplaçant _ oui  _ les frontières ordinairement reconnues entre poésie et philosophie, l’auteur du « Tombeau de Du Bellay » _ aux Éditions Gallimard en 1973, puis en 1989 _ fait à sa façon œuvre de philosophe créateur (à propos notamment de questions aussi essentielles que celles de la différence ou du schématisme _ en effet ! _). De ce point de vue Martin Rueff n’a pas tort de parler d’un « tournant littéraire » de la phénoménologie, tournant dont le poète serait l’un des acteurs majeurs. Et l’on prend mieux la mesure, à lire cet essai majeur, de l’importance de Deguy aussi comme philosophe _ philosophe singulier, car philosophe depuis la poésie. En effet !

Le titre de l’essai l’indique, c’est rien de moins que dans le grand débat post-hégélien relatif aux limites de la raison dans son rapport au réel que s’inscrit la pensée de Deguy. Débat essentiel, tant pour la philosophie que pour la littérature, où l’héritage critique de Heidegger comme celui de Bataille ont connu maints développements majeurs, aussi bien chez des philosophes comme Derrida que chez des poètes penseurs comme Bonnefoy ou Prigent. Pour le dire très vite, l’apport propre de Deguy est de proposer une théorie de la connaissance poétique _ oui _ comme _ et l’expression est à relever ! _ « empirisme perçant » doublée d’une critique _ acerbe ! _ de notre époque comme apothéose de l’arraisonnement du monde _ voilà ! _ par la technique (le Gestell heideggérien) sous la forme du « culturel » _ d’où des références multipliées, ces derniers temps, aux travaux de Bernard Stiegler, de la part de Michel Deguy… À la réduction tautologique du réel, au clonage généralisé _ voilà ! _ de toute chose qui résulte du triomphe planétaire de l’image-simulacre _ cf ici les références au travail lumineux de Marie-José Mondzain _, au Goliath d’un « culturel » proprement « géocidaire » _ voilà l’urgence et l’étendue du dégât ! _, le David de la poésie et de la pensée poétique oppose, selon Deguy, une démarche qui est celle, homologique, de la comparaison _ et de la métaphore (et du métaphorique, aussi). Hospitalière, jetant de mille façons des ponts _ oui ! _ entre les choses, cette pensée du « comme », au lieu de ramener les choses à l’identique, se fait gardienne _ anti-technique _ de leurs différences _ reliquaires. Ainsi comprise, la poésie est ce qui peut « sauver les phénomènes », par son attention _ toujours singulière ! _ à leur surgissement _ intensif, au rebours des anesthésies extensives _, par le pouvoir d’une « pensée approximative » (fondamentalement métaphorique _ voilà ! _), approchante et rapprochante _ dans l’acte esthétique même du « recevoir » vivant ! _, où la comparaison suppose la comparution _ active ! et « incisive«  !


C’est donc bien dans le sillage de la phénoménologie que Deguy inscrit sa pensée. Mais il le fait, montre Martin Rueff, en mettant l’accent sur la dimension langagière _ avec la poiesis du jeu des signifiants, aussi ; outre celui des « figures » ; et du lyrisme _ de cette comparution. Il infléchit ainsi la phénoménologie dans le sens d’une figurologie, entendue en un sens plus ontologique d’ailleurs _ oui ! _ que rhétorique. À quoi s’ajoute une composante critique en un sens kantien, Deguy s’interrogeant sur les conditions de possibilité d’une parole poétique apte _ oui _ à se saisir _ avec probité ! _ de la vérité du phénomène. Ce pourquoi on trouve dans son œuvre toute une théorie du schématisme (de l’imagination transcendantale) comme source première de toute pensée et de toute diction _ et c’est crucial ! _, l’originalité de l’auteur étant de proposer un schématisme articulatoire _ voilà ! _, i. e. fondé sur les formes du discours, sur la temporalisation propre à la finitude humaine _ ce qui revient à faire de la « raison poétique » le lieu même _ activé _ des analogies de l’expérience et du transcendantal. Il s’ensuit que la poésie est tout sauf ornementale _ certes ! Au contraire, la théorie du « comme » permet d’asseoir l’idée d’une « vérité poétique » qui n’est pas simplement oraculaire. Deguy, pour ce faire, remanie la théorie heideggerienne (celle de l’alétheia, de la vérité comme « dévoilement ») en réhabilitant la vérité de jugement (et son caractère prédicatif) _ et sa responsabilité. D’où la prévalence chez lui, à rebours du privilège accordé par Heidegger à la nomination, d’une poétique _ assez française : au meilleur de son génie historique, veux-je dire… _ de la phrase _ oui _, de l’énoncé articulé.

L’ouvrage s’attache aussi à creuser la question cruciale de l’expérience poétique : comment, dans le contexte de ce que Benjamin a nommé la « chute de l’expérience », le poète peut-il encore témoigner _ oui _ de son être au monde, de son attachement _ oui ! passionné… _ aux phénomènes, s’il n’a plus affaire qu’à du simulacre ? La réponse de Michel Deguy consiste à inventer un lyrisme critique où le oui de l’affirmation, de l’attachement à ce qui survient à la faveur _ aimante _ de la circonstance _ soit l’espiègle dispensateur Kairos !.. _, ne va pas sans détachement _ condition de la hauteur de vue. Dans le droit fil de Du Bellay et de Mallarmé, la poésie est pensée comme « décevante » _ avec une pointe, ainsi, redoutable, de mélancolie... Si elle célèbre, si elle travaille à la « révélation », c’est sur fond de « profanation » _ acerbe, elle. Et cette tension _ oui _, montre Martin Rueff, renvoie en dernière instance à un « Je » de l’aperception lyrique foncièrement temporalisé _ en effet ! d’où le choix de l’expression (et titre) du « Sens de la visite«  : quant à toute une vie !.. En des pages d’une grande densité, l’auteur établit un lien entre la temporalité intime dévoilée selon Hegel par la musique et le « battement ontologique » propre à l’aperception lyrique (propre à une « pulsation d’apparition-disparition » essentielle _ le rythme ! _ chez Deguy). Tout le problème est alors de penser l’articulation de ce niveau temporel-existentiel avec le niveau proprement historique où s’inscrit la thèse benjaminienne de la « chute de l’expérience ». Martin Rueff ne s’y attarde pas explicitement ; il préfère mettre l’accent sur l’opération lyrique consistant, chez Deguy, à « ineffacer » le « devenu incroyable » _ formulation assez cruciale _, à témoigner en mode profanatoire de cette « merveille » qui naguère constituait l’aliment même du lyrisme. Et c’est cette opération négative-affirmative d’« ineffacement » qui explique pourquoi le lyrisme moderne ne peut être qu’ironique et articulatoire : « chez Deguy, ce qui appartient au lyrisme, c’est la phrase ». Le propre d’un ouvrage important consacré à une œuvre « décisive » est de nous conduire au seuil de questions elles-mêmes décisives _ oui !

Pour ma part, j’en retiendrai volontiers deux _ ajoute alors, en forme de « commentaire » un peu plus sien, Jean-Claude Pinson : je le suivrai moins sur ces terrains.

La première a trait au thème majeur du « culturel » ; s’il est certes un phénomène aujourd’hui plus que jamais « total », peut-il être réduit à ce versant apocalyptique _ certes _ que Deguy pointe par exemple dans sa critique du tourisme ? Le risque n’est-il pas, en demeurant trop tributaire d’une opposition frontale _ certes _ du Grand Art et de la culture populaire, opposition héritée de Heidegger autant que d’Adorno, d’appréhender de façon trop univoque cette réalité du « culturel » ? Dans son débat avec Negri, Deguy formule, à propos de l’idée de « multitude », une critique acérée des errements (notamment totalitaires) où risque de conduire l’ «ontologie de l’un » dont serait solidaire cette notion chez Negri. C’est cependant passer trop vite par pertes et profits, me semble-t-il, tout l’apport d’un concept qui, dissocié de celui de « masse », permet de faire droit à l’idée de singularités créatrices confluant vers le commun en même temps que maintenant leurs différences. Ainsi comprise, la « multitude » n’est pas séparable d’une puissance, d’une agency poétique, qui fait de ce que j’appelle _ avance Jean-Claude Pinson _ le « poétariat » autre chose que le sujet passif d’une fatalité d’époque. De ce point de vue, le livre trop méconnu de Negri sur Leopardi (« Lent genêt« ) est un livre décisif pour comprendre les ressorts d’une possible résistance biopoétique au biopouvoir dont l’hégémonie du « culturel » est synonyme.

Une seconde question porterait sur les divers horizons philosophiques possibles pour la poésie aujourd’hui. La démarche de Michel Deguy, Martin Rueff le montre bien, demeure solidaire d’un horizon de pensée qui est fondamentalement celui de la phénoménologie. Il en résulte une inflexion de sa « poétique profonde » dans le sens d’abord d’une gnoséologie, d’une réflexion sur ce que peut la poésie dans l’ordre du connaître. De ce point de vue, quant à la question fondamentale de l’habitation poétique, Deguy est l’héritier de Hölderlin, de sa poétique spéculative (je songe ici aux essais récemment rassemblés et traduits par Jean-François Courtine sous le titre de « Fragments de poétique« ). La dimension pratique, « poéthique » et politique, n’est évidemment pas absente de l’œuvre de Michel Deguy (de l’expédition de l’Améréïde aux réflexions sur la question de la communauté). On ne peut pas ne pas se demander, cependant, ce qu’il peut en être aujourd’hui, « à l’apogée du capitalisme culturel », de la poésie, quelque « décevante » qu’elle soit, si on l’envisage à la lumière d’une philosophie pragmatique plutôt que spéculative : que peut encore la poésie, comme schématisme pratique, dans l’ordre des formes de vie ? Peut-on avec elle reconstruire ? Sans doute alors faudrait-il aller vers d’autres horizons philosophiques, plus soucieux des usages, qu’il s’agisse du second Wittgenstein, de Foucault ou Deleuze, ou encore du Barthes de la fin, celui qui s’inquiétait, en même temps que du quoi (et pour quoi) écrire, du comment vivre. »

Une bien belle analyse de Jean-Claude Pinson ; ainsi qu’un commentaire ouvert…

Composant ce riche dossier,

voici encore une série passionnante de « documents » sur ce travail récent de Martin Rueff :

D’abord, et au premier chef, bien sûr, ce très remarquablement incisif article de Martin Rueff lui-même 

paru dans la rubrique « Monde » le 17/09/2009 à 00h00 du quotidien « Libération » :

« Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique«  :

par Martin Rueff, poète, critique, professeur de littérature et de philosophie _ vivant et _ à Paris et à Bologne.

« Tu nous manques Pasolini, parce que nous manquent ta capacité de diagnostic et de dénonciation, ton sens des continuités et des discontinuités, ta force de frappe _ ou incisivité ! _ et ton génie poétique. Tu nous manques parce que nous manque ton indignation, que l’Italie va mal et qu’on ne s’indigne pas assez.

S’il est vrai que la société capitaliste contemporaine fonctionne bien plus à la séduction qu’à la répression et que la société du spectacle représente la vérité accomplie du libéralisme réellement existant, Silvio Berlusconi incarne la pointe extrême de ce libéralisme à n’en pas douter, cette pointe où la séduction vire rapidement à la répression comme au bon vieux temps du fascisme. «Fascisme» ? Le mot importe moins sans doute que les périls qu’il dénonce, et il ne doit certes pas nous rendre indifférent à ses avatars modernes. Berlusconi est la figure de ce règne autocratique de l’économie marchande qui a accédé à un statut de souveraineté irresponsable et a pu plier un pays tout entier par la domination spectaculaire. Il gouverne le spectacle et le spectacle gouverne l’Italie.

Aujourd’hui, la situation italienne a de quoi glacer le sang. Elle est effrayante ; et seules les images que la France s’obstine à entretenir _ bien trop folkloriquement, hélas ! _ de l’Italie expliquent que le danger ne soit pas dénoncé de manière plus pressante et plus systématique. Non, Berlusconi n’est pas un clown sympathique porté sur la bagatelle, amateur de soirées libertines et incarnant les excès de l’italian way of life (spaghetti e mandolino). Non, Berlusconi n’est pas un homme politique extravagant. Berlusconi est un homme d’affaires crapuleux qui s’est enrichi avec l’argent de la mafia, qui entretient encore des rapports étroits avec des opinions criminelles, qui a détruit l’opinion publique italienne en employant un opium plus fort que toutes les drogues, la télévision, et qui fait exploser la séparation des pouvoirs en réformant la justice et en intimidant les journalistes. Berlusconi est un danger pour la démocratie et si l’Europe n’est pas plus attentive à ses méfaits, elle devra _ elle aussi _ plus tard se plaindre qu’il ait fait école _ oui… Qu’est-ce qui constitue la singularité de Berlusconi ? Plusieurs facteurs semblent y contribuer.

D’abord, sa richesse. Ses sources comme ses effets sont dévastateurs. Silvio Berlusconi est l’homme le plus riche d’Italie. Ce fait devrait déjà inquiéter, quand le pouvoir économique et le pouvoir politique se confondent, la démocratie court un danger (Tocqueville : «Lorsque les riches seuls gouvernent, l’intérêt des pauvres est toujours en péril»). Or, les sources de la richesse de Berlusconi sont criminelles. Berlusconi n’a rien du self-made-man. Il vient des milieux les plus véreux de la politique italienne. Sa prouesse a été d’avoir su émerger de l’opération mani pulite [mains propres, ndlr] _ qui avait essayé de mettre fin à la corruption de la vie politique italienne _ comme sa solution alors qu’il avait été une des causes du mal et restait une de ses expressions les plus parfaites.

Les effets ne sont pas moins graves que les causes. Ils sont réels et symboliques. Réels quand Berlusconi achète une partie de la classe politique italienne _ on dit même, dans ce pays où l’ironie est souvent _ qu’on y pense un peu plus ! _ le manteau de la lâcheté : «Avant, Berlusconi achetait des gens ; maintenant, certaines personnes sont prêtes à payer pour se vendre.» Symboliques quand Berlusconi détruit le tissu de la société par une culture de l’argent facile _ oui…

Qu’une certaine population puisse avoir comme idéal _ dont le statut serait à préciser… _ le proxénète organisateur de «ballets roses», qui n’a d’autres désirs _ = pulsions débridées _ que les filles faciles et les gros bateaux, cela peut s’expliquer si cette population se voit bombarder _ et bombardée : les deux ! _ par la représentation permanente de ce même idéal (il en va des images comme des rengaines à la radio : d’abord pénibles, leur répétition _ voilà comme « se font« , au quotidien du fil des jours, des « normes« _ les rend acceptables, puis agréables et enfin nécessaires). Que cet idéal _ le terme faisant décidément « tiquer«  _ soit le seul _ glissant ainsi en douceur vers du « totalitaire«  _ est un drame. Qu’il soit incarné par le chef de l’État, une tragédie. Et que dire de l’image de la féminité que cet obsédé sexuel diffuse par ses télévisions ? Les Italiennes se révoltent contre la société des veline, ces soubrettes en petite culotte qui accompagnent la télévision comme une «image de fond» : et putes, et soumises.

Ensuite, son empire médiatique. Berlusconi n’a rien d’un libéral. Ce n’est ni un homme de droite, ni un homme de droit. On réduit souvent l’opposition des Anglais et d’une grande partie des journalistes américains à Berlusconi à des conflits d’intérêts. Il n’en est rien. Rappelons que Berlusconi est le roi de la concentration et qu’il a tenté de regrouper autour de lui tous les pouvoirs de la presse et de la télévision (avant de vouloir regrouper tous les pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire). Aujourd’hui, nous sommes arrivés à la situation suivante, que les libéraux de droite comme de gauche jugeront épouvantable : le président du Conseil possède les chaînes privées les plus regardées (pour l’essentiel des chaînes de divertissement qui monnaient l’idéologie capitaliste : jeux, défis entre pauvres qui se massacrent et donnent au public l’illusion de sa supériorité, compassion à deux balles, abêtissement organisé, pornographie) et dirige, par sa position politique, les chaînes dites nationales. Non content de cet empire, il va jusqu’à exiger de contrôler les nominations des directeurs de chaîne, le contenu des émissions et le choix des journalistes dans les émissions dites «politiques».

Un exemple suffira. Les affaires récentes qui entachent l’image du président du Conseil : les déclarations stupéfiantes de son épouse, son divorce, les relations qu’il entretenait avec une mineure, celles qui le lient au milieu de la prostitution de Bari, le rodéo sexuel qui a amené une trentaine de jeunes femmes dans sa demeure _ de Sardaigne : la villa Certosa _, le fait que ces femmes aient pu photographier cette maison en toute liberté ; on l’aperçoit, nabab au bandana d’une république bananière qui jamais ne débande, vêtu de blanc, en train de chanter comme un animateur de club de vacances. Ces affaires, donc, n’ont pas été jugées dignes d’être diffusées par les directeurs de l’information de Rai 1. Et la moitié du pays ne sait donc pas ce qui se passe. La moitié ? 80 % des Italiens ne sont informés que par la télévision.

Son pouvoir, ne l’oublions pas, s’étend aux journaux. Parce qu’il en possède (il vient de nommer Vittorio Feltri à la direction de Il Giornale _ journal qui appartient à la famille du président du Conseil et dont dire qu’il est proberlusconien est un euphémisme dangereux _ et la majorité de son équipe de rédaction est constituée par des personnes inculpées dans des procès mafieux) ; parce que ses sociétés entrent dans le capital de la plupart des grands tirages ; enfin, parce que ses pouvoirs économiques sont tels qu’il peut faire mourir des journaux en demandant aux grandes sociétés de ne pas faire de publicité dans ceux qui nuisent à son image.

Troisièmement, sa relation au pouvoir judiciaire. Parce qu’il fait de la politique pour échapper aux procès qui ne cessent de le menacer, Silvio Berlusconi a fait de la justice la priorité de ses réformes. Les lois ad personam ont fait leur effet. Il a réussi à faire passer un décret (la legge Alfano) qui le met au-dessus des lois _ entendons qu’il a fait passer par le Parlement une loi qui décrète son impunité. Mais il y a plus. Il a fait raccourcir les temps de la prescription et augmenter les temps des procès. Ces lois ciseaux lui permettent d’échapper à des condamnations ; le temps de la cassation est si long désormais que la prescription intervient toujours avant que justice ne soit rendue. Il dénigre les juges (dont l’aura avait permis à mani pulite de devenir un véritable mouvement politique). Ce scandale a un effet démoralisant pour un pays. Quand on voit un corrompu capable de corrompre les lois qui pourraient sanctionner sa corruption, il ne reste plus beaucoup de solutions. On les laisse imaginer. Elles vont du désespoir à la violence.

Enfin, sa relation à la politique. Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas le discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer _ qu’on y médite ! _ _ voilà _ , il s’approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut faire taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spectacularisation du réel : jamais censure n’aura été _ en effet : en douceur (et sourires ; et rires de connivence)… _ si parfaite.

Le 6 août 1968, au moment de présenter la chronique intitulée
«Le chaos» qu’il allait publier chaque semaine dans l’hebdomadaire Il Tempo, Pasolini écrivait : «Il y a plusieurs raisons [à ma contribution]. La première est mon besoin de désobéir à Bouddha. Bouddha enseigne à se détacher des choses (pour le dire à l’occidentale) et le désengagement (pour continuer avec la grisaille de ce langage occidental) : deux choses qui sont dans ma nature. Mais il y a en moi un besoin irrésistible de contredire cette nature.» Il poursuivait : «Pour me justifier, j’invoque la nécessité « civile » d’intervenir _ incisivement ! _ dans la lutte de tous les jours, dans la lutte quotidienne pour clamer ce qui est selon moi une forme de vérité.» A côté de la poésie et des films de Pasolini, à côté de ses romans incandescents, et dont on peut penser que le dernier, « Pétrole« , n’est pas étranger aux événements qui ont causé sa mort, on rappellera l’activité journalistique de Pasolini : sa collaboration aux quotidiens et aux hebdomadaires qui ont donné lieu aux volumes décisifs des « Écrits corsaires« , d’« Empirisme hérétique » et des « Lettres luthériennes« .

Ses interventions ne se contentent pas de noter ce qui est (ce qui est déjà beaucoup tant la puissance de diagnostic _ voilà ! _ est ce qui manque _ hélas ! faute d’assez de prise de recul, tant quant à l’espace qu’au temps ! _ à beaucoup de nos contemporains). Elles prévoient ce qui va arriver (ce qui est le propre des «democratic vistas» des poètes, selon la formule de Walt Whitman _ cet immense poète auteur de « Feuilles d’herbe«  !.. : au souffle si puissant ! _). Mieux encore : elles envisagent aussi ce qui est préférable _ et qu’il faut proférer ! C’est l’œuvre du « génie » de l’imagination active et lucide ; cf ici, par exemple, outre l’œuvre si essentiel de Walter Benjamin, « L’Institution imaginaire de la société« , du grand Cornelius Castoriadis…


Tu nous manques Pasolini.

Puis,

cette participation de Martin Rueff à l’émission de Frédéric Taddei « Ce soir ou jamais » le lundi 5 octobre 2009 sur le sujet de « La Société italienne du spectacle refusé« 
http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr/?page=sequence-du-jour&id_article=1583

Lundi 5 octobre 2009

La société italienne du spectacle refusé

« Près de 300 000 Italiens ont défilé dans les rues avant-hier pour protester contre la mainmise de Silvio Berlusconi sur les médias de son pays. Symbole du pouvoir du Président du Conseil italien : les chaînes de télévision publiques et celles dirigée par Il Cavaliere ont refusé de diffuser la bande-annonce du documentaire d’Erik Gandini « Videocracy« . Ce film entend démontrer comment la télévision italienne a façonné les esprits en glorifiant l’argent et la célébrité et en mettant en scène de jeunes filles dénudées. La bande-annonce est notre séquence du jour. »

L’invité :

Martin Rueff
Professeur de philosophie et poète

« Martin Rueff est poète, traducteur et professeur de philosophie et de littérature. Il enseigne à Paris VII et à l’Université de Bologne, en Italie. Il vient de publier « Différence et Identité » (éditions Hermann), ainsi qu’une tribune incisive dans Libération intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique ». »

Cf aussi le blog des Editions Hermann :
Martin Rueff : « Entre regard sur l’Italie de Berlusconi et regard sur l’œuvre poétique de Michel Deguy« 

http://hermannleblog.wordpress.com/2009/10/06/martin-rueff-entre-regard-sur-litalie-de-berlusconi-et-regard-sur-loeuvre-poetique-de-michel-deguy/

Le régime de l’image” par Martin Rueff, de Deguy à Berlusconi…

6 octobre 2009 at 16:44 (Bel Aujourd’hui, Martin Rueff-Différence et identité, Philosophie, Presse écrite, Présentation-Signature, Radio, Télévision, Video, poésie) (Aliocha Wald Lasowski, Éditions Hermann, Berlusconi, capitalisme culturel, Ce soir ou jamais, Danielle Cohen-Levinas, Différence et identité, Erik Gandini, France 3, France Culture, Frédéric Taddeï, Jean-Claude Pinson, L’Humanité, Le Bel Aujourd’hui, Libération, Maison des Écrivains, Matin Rueff, Michel Deguy, Petit Palais, Philosophie, poésie, Ronald Klapka, Séquence du jour, Videocracy)

« Martin Rueff, qui vient de publier, dans la collection « Le Bel Aujourd’hui » que dirige Danielle Cohen-Levinas, un ouvrage consacré à l’œuvre poétique de Michel Deguy intitulé « Différence et Identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« , est, depuis quelques semaines, un de ceux qui dénoncent, sur la scène médiatique française, la politique spectacle de Silvio  Berlusconi.

Il était hier soir l’invité de Frédéric Taddeï pour commenter, dans le cadre de la « Séquence du jour » de « Ce soir ou jamais« , les images de la bande-annonce du documentaire de Erik Gandini, « Videocracy« , qui raconte comment la télévision privée a changé l’Italie de ces trente dernières années.

Et, le 17 septembre, il écrivait, dans Libération, une tribune libre intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique« , dont voici un extrait :

« Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas les discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer, il approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spécularisation du réel : jamais censure n’aura été si parfaite. »

Or, écrivant cela, Martin Rueff rejoint précisément le 7 ème point du chapitre (II) de son livre, « Différence et Identité« , consacré au « culturel » et intitulé “Le régime de l’image, organon et puissance du culturel : la technologie des images ; les quatre indications sur l’imagerie culturelle“. Je vous propose également ici d’en lire un extrait (son début, pages 89-90) :

« Si le culturel impose l’empire des mauvaises duplications et le trafic des doubles, l’image est son organon. Il l’impose, elle le masque _ voilà le dispositif ! Deguy est proche ici de Debord : selon ce dernier, le capitalisme en sa forme ultime se présente comme une immense accumulation de spectacles où tout ce qui était immédiatement vécu s’est éloigné _ déréalisé _ dans la représentation. Pourtant, loin que le spectacle coïncide simplement avec la sphère des images, il « constitue un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». La formule est devenue célèbre : « le spectacle est le capital parvenu à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». »

Ici, je me permets de citer aussi la conclusion, fort éclairante, de ce passage, aux pages 95-96 de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » _ assortie d’un peu de commentaires miens :

« L’image culturelle (…) n’est pas chargée d’histoire car son flot n’est pas tel qu’il nous offre une relation dialectique au présent

_ voilà ce qui devrait être visé ! « une relation dialectique au présent«  ! Martin Rueff vient ici de citer les décisives « images dialectiques«  de Walter Benjamin (in « Paris capitale du XIXe siècle _ le livre des passages« ) : « celles-là mêmes dont Deleuze a construit la théorie (in « Cinéma 1 _ l’image-mouvement« ) et Godard magnifié la pratique » (in « Histoire(s) du cinéma« ), page 95 ; sur ce processus capital, cf aussi mon article du 14 avril 2009 sur la lecture par Georges Didi-Huberman du passionnant l’« ABC de la guerre«  de Bertolt Brecht dans son premier volume de « L’Œil de l’Histoire«  (« Quand les images prennent position« ) : « L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer« 

Elle nous en prive _ autoritairement, cette « image culturelle« , donc ! de cette « relation dialectique au présent«  !.. _ parce qu’elle s’y substitue _ mine de rien. Elle fait écran _ voilà ! et massivement… Paradoxalement, l’image culturelle qui opère la réduplication du réel, son retour en force (mais d’une force qui n’est pas _ la distinction est cruciale ! _ une énergie), n’est pas un phénomène de la répétition s’il faut entendre par « répétition » (de Kierkegaard à Deleuze en passant par Nietzsche et Heidegger) ce qui, loin de faire revenir le même, assure _ a contrario _ le retour _ joueur et jouant : c’est décisif ! et avec lucidité ! _ de la différence ; ce qui, loin d’imposer le ressassement _ pathogène, « névrosant« , lui… _, offre la possibilité _ plastique (cf ici les belles analyses de Catherine Malabou, par exemple dans « La Plasticité au soir de l’écriture _ dialectique, destruction, déconstruction« ) et libératrice : épanouissante, c’est là le critère discriminant !.. _ de ce qui a été ; son retour comme possibilité _ mouvante, jouante ; invitant, à notre tour, à « jouer« 

La définition de l’image spectaculaire _ s’imposant à une réception passive et tétanisée : à l’inverse (absolu !) de l’« acte esthétique » selon Baldine Saint-Girons (in « L’Acte esthétique« ) et de l’« homo spectator » selon Marie-José Mondzain (in « Homo spectator« ) : des ouvrages majeurs et admirables, je ne le dirai jamais assez ! _ est qu’elle répète _ et rabat _ à l’identique et impose _ violemment sournoisement : en tapinois… _ cette répétition comme fatalité _ sans nulle autre issue _ en la fermant _ et bloquant, rien moins ! _ sur elle-même : elle transforme _ ainsi, subrepticement ; en parfaite invisibilité (= inconscience des spectateurs passifs, la pupille béatement anesthésiée, tétanisée dans l’insignifiance de ce « spectaculaire« -là…) : ni vu, ni connu ; le tour est ainsi de main de maître (de prestidigitateur) joué !.. _ le nécessaire en réel et le réel en nécessité.

L’image du poème trouve ici _ par lumineux contraste _ sa tâche _ éminemment « humaine », elle : poïétique ! _ : transformer le réel en possible _ tout ouvert, lui : ludiquement (et même artistement ! à quelques exigences à satisfaire près, évidemment…)… _ et le possible en réel «  _ de l’œuvre se réalisant (« in progress« , elle…) : avec une ouverte et dansante, musicale, plasticité…


Soit trouver, ou re-trouver, le jeu même de la vie créatrice, la vie comme jeu riche de l’ouverture de ses créations (imprévisibles, incalculables, improgrammables : ce qui sépare l’art de la technique) « à réaliser« , « se réalisant« , peu à peu _ parfois même à la vitesse de l’éclair ! _ en jouant vraiment…

La démonstration de Martin Rueff est limpide !


« Pour en savoir plus sur l’ouvrage :

la critique de Jean-Claude Pinson

le compte rendu de Ronald Klapka

l’article d’Aliocha Wald Lasowski paru dans L’Humanité du 5 octobre 2009

Par ailleurs, Martin Rueff sera au Petit Palais, en compagnie de Michel Deguy, le mercredi 28 octobre 2009, de 13h à 15h, dans le cadre des rencontres publiques organisées par la Maison des Écrivains, pour débattre de la questionLa poésie, pour quoi faire ?. La rencontre sera diffusée sur France Culture le 16 novembre. »

Voilà le dossier…

Et bonne lecture de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff…


Titus Curiosus, ce 12 décembre 2009

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ quelques « rencontres » de vérité II

13août

Deux semaines de « re-lecture » la plus attentive possible (et crayon à la main !) du « Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

afin de présenter mon analyse la plus précise possible de ce que l’auteur a pu qualifier

_ « tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« , ce sont les tous derniers mots du livre, à la page 546 _

de « l’incarnation«  ;

caractérisée, cette « incarnation« , par l' »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :

ce peut être le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu

tels

la Patagonie elle-même tout entière, si j’ose dire

_ « j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas, la Patagonie ne s’incarnait pas en moi

_ tous les mots comptent ! et ce, en dépit des centaines de kilomètres parcourus ; c’était en 1995, « remontant seul, à partir de Río Gallegos, aux confins de la Terre de feu, et au volant d’une voiture de location, la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux glacier du Perito Moreno«  ; « je me répétais, joyeux

comme dans ce premier train vers Milan _ c’était alors, l’été 1946, « Je suis en Italie ! Je suis en Italie!«  ; Claude Lanzman avait exactement vingt ans ; il l’explicite, page 191 : « C’était (« nous étions cinq khâgneux« ) notre premier voyage à l’étranger ; je me trouvais dans une grande exaltation, la rencontre des noms et des lieux (…) attestait _ comme enfin ! _ la vérité du monde, scellait _ d’un garant, enfin, d’authenticité _ l’identité des mots et du réel, dévoilait le vrai _ demeuré caché sinon ; et insu… _ de la plus poignante façon« , pages 191-192 : enfin, à certaines (dirimantes, mais non convocables !) conditions !.. _

« Je suis en Patagonie, je suis en Patagonie ». Mais ce n’était pas vrai,

j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas,

la Patagonie ne s’incarnait pas _ pas encore ! sinon peut-être même jamais !.. _ en moi. 

Elle

_ la Patagonie, donc, en 1995 ;

de même que Milan, auparavant, en 1946 :

ç’avait été, « pour que Milan et moi devenions vrais ensemble« , l’été 1946, en « me répétant le début de « La Chartreuse«  : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur »« , page 192…  _

Elle _ la Patagonie, donc ! _ s’incarna tout à coup, au crépuscule, sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate« , et « dans le balayement de mes phares _ toujours selon certaines conditions très particulières (et éminemment personnelles, aussi !) de « focalisation » ; le point me paraît à relever _ quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flêche et traversa la route devant moi.

Je venais de voir _ furtivement : l’animal, libre, ne se laisse pas approcher, capturer !.. (et difficilement tuer : cf le sublime conte, « La liebre dorada« , de ma cousine Silvina Ocampo…) _ un lièvre patagon, animal magique _ par son intelligence et sa vélocité rares ! _ ; 

et la Patagonie tout entière me transperçait soudain le cœur _ c’est une « fulguration«  ; non provoquée ; encore faut-il apprendre à savoir la « recevoir«  _ de la certitude de notre commune présence«  _ ainsi « rassemblée«  en une commune « vérité«  de « réalité » advenue et « expérimentée » par une « vraie personne«  ; elle, « la Patagonie« , n’était pas qu’un « pur décor«  ; et j’étais moi-même, ainsi et alors, un tout petit peu plus qu’un touriste de passage ; ou un « zombie«  ; page 192 _,

la Serbie, ou du moins quelque chose qui avait aussi « trait » à elle

_ en une forêt « épaisse et sombre«  qui demeurera probablement à jamais sans nom pour nous : « c’est la nuit, une mauvaise route étroite, au cœur d’une épaisse et sombre forêt que nous traversons sur des kilomètres, raccourci découvert par l’œil exercé du Castor alors que nous nous dirigeons vers le nord de la Yougoslavie _ les vacances d’été 1953. Je conduis. Dans le faisceau des phares _ à nouveau ! je le relève… _ de grands lièvres bondissent des deux rives de la route. ils me semblent pulluler ; je ne veux pas les heurter, je roule lentement, je slalome dangereusement pour les épargner«  ; car « ce sont des animaux _ éminemment _ nobles« , page 256 :

ce fut, probablement, la première « rencontre » avec des lièvres, pour Claude Lanzmann ; qui « n’en tue que trois ; et c’est un exploit. Je stoppe la voiture ; le Castor et moi partons dans le noir à la recherche des victimes _ qui ne sont pas laissées sur la route _, nous les trouvons chaque fois ; l’Aronde est ensanglantée ; et dans les rares  villages que nous rencontrons, nous les offrons au premier venu. »

Et d’ajouter, page 256 donc, encore :

« J’aime les lièvres ; je les respecte ; ce sont des animaux nobles ; et j’ai appris par cœur _ Claude Lanzmann l’a récité lors de la présentation de son livre dans les salons Albert Mollat, le 9 juin dernier _ le long conte pour enfants de Silvina Ocampo, la poétesse argentine, intitulé « La Liebre dorada« , « Le Lièvre doré« , qui vient en exergue de ce livre« , page 11 _,


la Pologne

_ en quelques lieux où se sont produits quelques « exterminations«  :

« Il y a, dans « Shoah« , deux plans rapides mais centraux _ ici encore, je relève ce terme (de « focalisation« ) : j’y reviendrai… _ pour moi ; on ne perçoit _ opération décisive, mais qui comporte aussi, en amont, bien des conditions, dont d’attention ! et de mémoire ; et de culture, surtout ! _ ce que la caméra montre _ eh oui ! _ qu’après un temps infinitésimal de latence : un lièvre au pelage couleur de terre est arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination _ chaque mot, ou précision, ou « détail«  (le diable, paraît-il, s’y cache ; mais pas seulement lui !.. ; il faut toujours chercher un minimum ; sinon rien n’apparaît ; tout demeure invisible !..) compte !.. _ de Birkenau ; une voix off parle sur cette première image, celle de Rudolf Vrba, un des héros du film ; héros sans pareil puisqu’il réussit à s’évader de ce lieu maudit, gorgé de cendres _ même si parlent désormais pour toujours, en plus des voix des « revenants » du film « Shoah » de Claude Lanzmann, tel, ici, Rudolf Vrba, ces « Voix sous la cendre« , dont celles de Salmen Lewental et Salmen Gradowski, du recueil qu’a dirigé Georges Bensoussan… Mais le lièvre est intelligent ; et tandis que Vrba parle, on le voit affaisser son échine, ployer ses hautes pattes et se glisser sous les barbelés. Lui aussi s’évade. A Auschwitz-Birkenau, on ne tue plus, même les animaux ; toute chasse est interdite. Nul ne tient compte des lièvres. La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux ; et il me plaît de penser que beaucoup des miens

_ qu’on avait voulu, aussi, priver,

en plus de leur propre et « unique«  vie d’individu _ et de personne ! cf les mots de Salmen Lewental, « Il n’y a que la vie« , rapportés page 43 ; cf aussi l’admirable « journal de la géhenne«  transmis pour toujours in l’irremplaçable « Des Voix sous la cendre« , donc _ ;

qu’on avait voulu, aussi, priver, donc,

de leur descendance :

afin que les fils (qui auraient « survécu«  à un « génocide«  qui n’aurait pas été assez systématique) n’aient pas le malencontreux désir de se venger (de la prétendue « race aryenne pure« …) du meurtre de leurs parents, un peu plus tard, devenus à leur tour adultes…

cf, sur ce « point de détail«  (pragmatique et technique), pour exemple, les éloquents discours du Reischsführer-SS Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943 !.. _

et il me plaît de penser que beaucoup des miens

ont choisi, comme je le ferais _ en pareille situation d’opportunité : cf le récit d’Er le Pamphylien, au final (livre X) de « La République » de Platon… ; le conditionnel est, lui aussi, « intéressant » de la part de Claude Lanzmann : au même titre que son usage magnifique (et nécessaire !) des passés simples ; et des imparfaits du subjonctif ! il manifeste la puissance de l’amour de la vie ! _

de se réincarner en eux« , les lièvres ! pages 256-257…

ce peut être, donc, le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu,

en telle ou telle de ses « occurrences« , forcément : toujours particulière ! et parfois « vraiment« , mais c’est, cette fois, beaucoup plus rare, « singulière«  !

tout comme le « nous » de la « rencontre » avec une personne, singulière ;

ou même avec un animal,

lui aussi « singulier » ;

tel tel ou tel lièvre ; mais pas, non plus, n’importe lequel… : ceux des populations de « grands lièvres » qui bondissaient « des deux rives de la route » et qui semblaient « pulluler » dans quelque « forêt épaisse et sombre«  de « Serbie » _ ou Bosnie, ou Croatie, ou Slovénie _ ; le lièvre « intelligent » « au pelage couleur de terre » filmé à Auschwitz-Birkenau ; ou le lièvre « haut sur pattes » croisé, et éclairé par les phares de la voiture, sur la piste non asphaltée menant à El Calafate… ;

voire même le « nous » de la « rencontre » avec des pierres,

forcément quelque peu « singulières« , elles aussi :

telles celles de Treblinka ; cf page 504 :

« Au camp même, j’ai filmé pendant des jours, sans pouvoir m’arrêter et selon tous les angles, les stèles et les rocs, cherchant des perspectives (…). Chapuis, avant lui Lubtchansky ou Glasberg _ les cameramen de Claude Lanzmann pour « Shoah«  _ me disaient toujours : « Mais pourquoi continuer à filmer ces pierres ? Tu en as dix fois trop. » Je n’en ai jamais eu trop ; je ne les ai pas filmées assez ; et j’ai _ même _ dû, pour le faire, retourner à Treblinka. Je les ai filmées parce qu’il n’y avait rien d’autre à filmer _ pas « âme qui vive«  : pas même un lièvre, ici… _ ; parce que je ne pouvais _ surtout _ pas inventer _ toute fiction, de même que tout commentaire (surplombant) , étant proscrit ! _ ; parce que j’en aurais besoin _ pour l’image de ce qui allait être évoqué : l’annihilation de 600 00 personnes _ quand Bomba, quand Glazar ou les paysans, ou même Suchomel, parleraient. Ma sécheresse de cœur des première heures du premier jour

avait cédé devant le travail de la vérité«  _ une expression fondamentale, que je reviendrai analyser et commenter !

La « sécheresse de cœur«  première, quant à elle, est superbement détaillée aux pages 490-491 :

« Il faisait froid, il y avait encore de la neige _ c’était en février 1978 _ plus sale que blanche, et pas un seul humain parmi les pierres levées et les stèles commémoratives qui portent les noms des shtetls ou des communautés anéanties, ou encore, burinés sur des rocs plus imposants, d’allure préhistorique, ceux des pays ravagés par l’ouragan de l’extermination. Nous nous promenâmes, Marina _ Ochab, la première traductrice _ et moi, entre ces symboliques sépultures ; je n’éprouvais rien _ voilà ! _ et guettais, l’esprit et l’âme _ désespérément alors ! faute d’assez d’« incarnation«  ! _ en alerte _ mais Claude Lanzmann ne l’avait pas encore, à cet instant, « découvert«  et « appris« , comme cela allait bientôt advenir… : il y faut, en effet, davantage : la chair ! _, une réaction _ tant soit peu signifiante , enfin parlante au cœur !... _ à ces vestiges _ encore froids et muets _ de désastre, qui, voulais-je croire, ne pourrait manquer d’advenir. Ce que je voyais demeurait _ pour l’heure _ complètement étranger _ sans communication, sans lien aucun _ à ce que j’avais appris, non seulement par les livres, mais surtout par les témoignages de Suchomel, quand j’avais _ déjà, c’était « à la fin mars 1976« , page 471 _ tourné avec lui, et d’Abraham Bomba, pendant les quarante-huit heures passées en sa compagnie dans les montagnes de l’État de New-York

_ vers 1976 ; cf pages 447-448 :

une fois « arraché à sa terrible épouse » qui « ne lui laissait pas placer un mot » et « devançait toutes ses réponses« , « rendant la conversation impossible » en sa présence ; et une fois gagnée, le week-end suivant, la « cabane de vacances » qu’il possédait « dans les montagnes de l’Etat de New-York« ,

« Bomba était un orateur magnifique ;

et je crois qu’il me parla, pendant ces quarante-huit heures, comme s’il n’avait jamais parlé devant personne, comme s’il le faisait pour la première fois. Jamais quelqu’un d’autre ne l’avait écouté en lui témoignant une aussi fraternelle et sourcilleuse _ ensemble ! _ attention, qui le contraignait, par tous les détails avec lesquels je lui demandais de fouiller sa mémoire, à se réimmerger _ voilà ! _ dans les indescriptibles moments qu’il avait passés à l’intérieur de la chambre à gaz. (…) Obtenir semblable reviviscence requérait que je pusse leur apporter à tout moment mon aide, aide ne signifiant pas ici je ne sais quel secours compassionnel, mais d’abord la possession de la connaissance nécessaire pour oser interroger ou interrompre ou remettre dans le droit-fil, pour poser les bonnes questions à la bonne heure » _ soit tout un art de l’écoute réciproque, aussi !..

Désemparé _ je reprends le fil des émotions (et du désarroi) de Claude Lanzmann à ses premiers moments à Treblinka en février 1978, page 490 _, imputant mon absence d’émotion à ma sécheresse de cœur,

je regagnais la voiture après deux heures environ ; et me mis à rouler très doucement, au hasard, tentant de me maintenir au plus près des limites du camp (…) Mais la route me conduisit à des villages voisins, dont les noms, depuis ce premier jour, sont restés inscrits dans ma mémoire : Prostyn, Poniatowo, Wolka-Okraglik« , pages 490-491… « Des enfants, des adolescents, des hommes et des femmes de tous âges habitaient là » ; et « je ne pouvais m’empêcher de me dire : « Mais de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée du camp de Treblinka, alors que 600 000 Juifs y étaient assassinés, ces villages existaient !«  (…) Je me disais aussi qu’un homme de soixante ans en 1978 en avait vingt-quatre en 1942«  « Il y avait là pour moi une découverte bouleversante, comme un scandale logique : je l’ai dit, la terreur et l’horreur que la Shoah m’inspiraient m’avaient fait rejeter l’événement hors de la durée humaine, en un autre temps que le mien ; et je prenais tout à coup conscience que ces paysans de la Pologne profonde en avaient été au plus proche les contemporains.

A Prostyn, à Poniatowo, à Wolka-Okraglik, je n’adressai la parole à personne, reculant _ encore un peu _ le moment de comprendre.

Je repris la route, continuant à conduire très lentement _ en réfléchissant, aussi _ ;

et soudain j’aperçus une pancarte avec des lettres noires sur fond jaune qui indiquaient, comme si de rien n’était, le nom du village dans lequel nous entrions : « TREBLINKA« .

Autant j’étais resté insensible devant la douce pente enneigée du camp, ses stèles, son blockhaus central qui prétendait marquer l’emplacement des chambres à gaz,

autant ce simple panneau d’ordinaire signalisation routière

me mit en émoi.


Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait _ en mon propre parcours m’ayant amené jusque là… _ impossible, cela ne se pouvait. J’avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s’était passé _ à un moment de l’Histoire _ ici, n’avoir jamais douté de l’existence de Treblinka,

la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu _ voilà ! _, d’ordre quasi ontologique ; et je m’apercevais que je l’avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende _ l’analyse rétrospective est magnifique. De combien de tels « dénis«  (de « réel«  et de « vérité« ) sommes-nous en partie responsables ? en partie innocents ? faute d’assez y réfléchir ; et faute de nous confronter assez à la « chair«  grenue des choses ; en nous rendant, et tous sens assez ouverts, c’est-à-dire « vraiment« , sur les lieux ; pas « en touristes » parmi rien que du « décor » et seulement des « fantasmes« 

L’analyse rétrospective de ces moments de « découverte » se poursuit, pages 491-492 :

« la confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires,

entre sa plate réalité aujourd’hui

et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes,

ne pouvait être qu’explosive.

L’explosion se produisit quelques instants plus tard

lorsque, toujours au volant de ma voiture, je tombai, sans m’y attendre, sur un très long convoi immobile de wagon de marchandises accrochés les uns aux autres au bord d’un quai de terre battue sur lequel je m’engageai avant de stopper net.

J’étais à la gare. A la gare de Treblinka.

Je descendis, commençai à marcher, traversai les voies« … (…)

« Treblinka n’est pas à l’abri du traffic«  _ ferroviaire en activité dans la Pologne de 1978.

Ainsi je ne voulais pas aller en Pologne. J’y débarquai plein d’arrogance, sûr que je consentais à ce voyage pour vérifier que je pouvais m’en passer

et de revenir rapidement à mes anciens tricots.

En vérité, j’étais arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années _ de 1974 à 1977 _ de lectures, d’enquêtes, de tournage même (Suchomel _ à la « fin mars 1976«  _) qui avaient précédé ;

j’étais une bombe,

mais une bombe inoffensive : le détonateur manquait.

Treblinka fut la mise à feu ;

j’explosai cet après-midi-là avec une violence insoupçonnable et dévastatrice.

Comment le dire autrement ?

Treblinka devint vrai ;

le passage du mythe au réel s’opéra _ et irréversiblement _ en un fulgurant éclair ;

la rencontre d’un nom _ su, connu (en « idées« …) _ et d’un lieu _ à ressentir, lui, en son étrangeté d’altérité ; et ce que seul celui-ci pouvait donner à « vraiment » ainsi éprouver et comprendre… _

fit _ d’une certaine façon _ de mon savoir table rase,

me contraignant à tout reprendre à zéro,

à envisager d’une façon radicalement autre ce qui m’avait occupé jusque là,

à bousculer ce qui m’était apparu le plus certain ;

et par-dessus tout à assigner à la Pologne, centre géographique de l’extermination _ du moins celle à échelle industrielle _ la place qui lui revenait : primordiale.

Treblinka devint si vrai

qu’il ne souffrit plus d’attendre _ cette année 1978 _ ;

une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s’empara de moi :

il fallait tourner,

tourner au plus tôt ;

j’en reçus, ce jour-là, le mandat«  _ impératif : d’auteur et de témoin ; ou de témoin et d’auteur ; comme on voudra ; pages 490 à 493…

« Le voyage en Pologne m’apparaissait au premier chef _ poursuit Claude Lanzmann son récit de sa « découverte » de Treblinka, en février 1978 _ comme un voyage dans le temps » :

« le XIXème siècle existait là-bas, on pouvait le toucher.

Permanence et défiguration des lieux

se jouxtaient, se combattaient, s’engrossaient l’une l’autre,

ciselant la présence de ce qui subsistait d’hier

d’une façon peut-être encore plus aiguë et déchirante« , dit-il, et pour qui les fait « jouer«  (et « vibrer« ) au sein même de ce qu’il perçoit et se représente, page 494.

« L’urgence soudain me pressait incroyablement.

Comme si je voulais rattraper toutes ces années perdues, ces années sans Pologne,

je questionnai, insensible à la nuit qui tombai, à la faim dont nous ne pouvions pas ne pas souffrir (…) ; mais j’étais dans un état second, halluciné, subjugué par la vérité qui se révélait à moi _ en ce questionnement hyper-intensif.

Je quittai Borowi _ le premier paysan interrogé à Treblinka _, parlai dans la boue et l’obscurité à des gens dont je distinguais à peine les visages, me rendant compte qu’eux aussi paraissaient contents de trouver un étranger curieux qui les interrogeait sur un passé dont ils se souvenaient avec une précision extrême, mais qu’ils évoquaient en même temps sur un ton de légende, que je comprenais ô combien, un passé à la fois très lointain et très proche, un passé-présent gravé _ et pour cause ! _ à jamais en eux« , pages 494-495.

(…)

« J’appris qu’un chauffeur de locomotive, qui avait conduit les trains de la mort durant toute la durée de l’existence du camp, habitait le bourg de Malkinia, à environ dix kilomètres de Treblinka. Je décidai de m’y rendre sur-le-champ, insoucieux de l’heure tardive et du respect humain ; je ne pouvais attendre. »

« A onze heures du soir, Malkinia dormait ; j’eus le plus grand mal à trouver l’adresse de la petite ferme d’Henrik Gawkowski ; et quand je frappai, minuit sonnait au carillon de l’église vaste comme une cathédrale.

(…) Une petite bonne femme au bon visage rond, la chevelure serrée dans un fichu, alluma, nous fit assoir et monta réveiller son mari, qui descendit en se frottant les yeux. Je l’aimai tout de suite ; j’aimai ses yeux bleus d’enfant encore ensommeillés, son air d’innocence et de loyauté, les nervures de souffrance qui creusaient son front, sa gentillesse manifeste.

J’eus beau m’excuser pour cette arrivée nocturne, l’urgence dont elle témoignait l’étonna si peu qu’il semblait la partager. Il n’était ni oublieux ni guéri du passé atroce dont il avait été l’acteur ; et trouvait juste de répondre à tout moment aux sommations qu’on pouvait lui adresser.

Mais en vérité j’étais le premier homme à l’interroger ; je survenais nuitamment comme un fantôme ; personne avant moi _ ce mois de février 1978 _ ne s’était soucié de ce qu’il avait à dire _ pages 495-496.

(…)

Il alla quérir une bouteille de cette merveilleuse vodka des paysans polonais, tord-boyaux sauveur et sacré ; et j’osai lui dire, après le premier cul sec, que nous mourrions de faim.

Elle et lui se mirent en quatre _ la générosité de l’hospitalité ne ment pas ! A comparer avec la vénalité de l’invitation du maire de Chelmno, pages 507-508 ! _, vidèrent leur garde-manger grillagé semblable à celui de ma grand-mère Anna _ à Groutel : cf page 105 ; Anna Ratut-Lanzmann était née à Riga… _ ; et ce fut une débauche de victuailles,de cochonnaille, de pain ,de beurre et de vodka ouvreuse d’esprit et de mémoire.

Je sus, écoutant Henrik, que les enquêtes exploratoires étaient maintenant terminées ; qu’il fallait passer à l’acte : tourner au plus tôt. (…) Non seulement tourner, mais arrêter d’abord cette déferlante de paroles capitales que je libérais par mes questions ; ces souvenirs, précieux comme de l’or et du sang, que je ravivais.

Nous parlions de la façon dont s’opérait, sur la rampe, le déchargement, à la course, à la matraque et dans les hurlements, de ceux et celles qui, une heure ou deux plus tard, auraient cessé de vivre ;

et je lui demandais : « Quand vous tirez les wagons jusqu’au bout de la rampe… » Il m’interrompit net : « Non, non, ce n’est pas ça ; je ne les tirais pas, je les poussais », esquissant de son poing fermé un geste de poussée.

Je fus, par ce détail, terrassé _ rien moins ! _ de vérité ;

je veux dire que cette confirmation triviale m’en disait plus,

m’aidait davantage à imaginer _ réalistement ! par les gestes ! la praxis ! pas fantasmatiquement _ et à comprendre

que toutes les pompes d’une réflexion _ théorétique _ sur le Mal, condamnée à ne réfléchir qu’elle-même _ sans gripper si peu que ce soit sur la « vie de chair » des personnes « en action« 


Il me fut clair que je devais absolument cesser d’interroger Gawkowski :

contrairement aux protagonistes juifs, sur lesquels je voulais, avant le tournage, en savoir le plus possible,

il fallait ici ne rien déflorer _ avant le tournage.

Oui, j’étais le premier homme à revenir _ d’ailleurs que de leur quotidien _ sur le lieu du crime ;

et eux, qui n’avaient jamais parlé, souhaitaient, j’en prenais conscience, torrentiellement le faire.

Maintenir cette virginité, cette spontanéité, était un impératif catégorique _ de l’œuvre à faire naître _ ; cette Pologne était un trésor à ne pas dilapider.

Je savais, après une seule journée et une folle nuit, qu’au cours de ce voyage il me faudrait voir les lieux, les arpenter, comme j’allais le faire à Chelmno ; mais parler et questionner le moins possible ; rester à la surface, effleurer le pays de l’extermination _ industrielle _

mais, pour oser aller en profondeur,

attendre le tournage proprement dit ;

donc y procéder au plus vite »  _ telle est la « leçon rapide » du premier contact avec le sol et le paysage polonais, pages 495 à 497 : le chapitre XX a débuté page 489…

Caractérisée, cette « incarnation« , par l' »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :


cet « être vrais ensemble« 

de l' »incarnation« 

tel (et telle) que l’entend ici, tout au long de son « Lièvre de Patagonie« , Claude Lanzmann,

ce peut être le « nous » de la « rencontre » de « soi » avec un lieu,

de la « rencontre » de « soi » avec une personne,

de la « rencontre » de « soi » avec des pierres,

ou de la « rencontre » de « soi » avec un animal,

rencontré(es), le lieu, la personne, les pierres, l’animal, « vraiment » par « soi-même » ;

et pas seulement « croisé(e)« , comme un simple « décor » de tout autres « opérations« ;

il faut aussi et encore que le « soi« , lui-même, soit, lui aussi, « vraiment » là ;

« vraiment » « présent« , 

par l’effet de ce que Claude Lanzmann ose nommer, page 82, une « présentification »

_ même si c’est, alors, en cette occurrence, à propos d’une autre « opération » qu’impliquant la « vérité » du « soi » dans la « rencontre«  avec une altérité rayonnante de puissance :

au printemps 1942, le « rappel » à ses enfants Lanzmann de leur mère (se cachant à Paris), Paulette Grobermann, par la médiation tellement improbable et merveilleuse de son nouveau compagnon, le poète surréaliste juif serbe Monny de Boully, ayant osé franchir la ligne de démarcation pour cet exploit de les rejoindre et leur parler, avec amour, d’elle chez leur père, à Brioude… :

« Et soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers, cette mère des hontes et des craintes _ qu’elle avait pu être, pour lui, par le passé _ se présentifiait à moi tout autre _ radieusement ! _, par l’amour que lui vouait un extraordinaire magicien » !

Avec ce commentaire magnifique, toujours page 82 :

« Quelque chose d’incroyablement fraternel, dû peut-être aussi aux circonstances, se noua entre nous trois _ Monny, Claude et son père Armand : « mon frère Jacques travaillait depuis peu comme valet de ferme chez des paysans«  ; c’était aussi que, « contrairement à moi, mon père et Monny partageaient le même savoir : l’un aimait Paulette, l’autre l’avait aimée ; il l’aimait peut-être encore ; il ne cessa jamais tout à fait de l’aimer« , toujours page 82… _

Et la réalisation de cette « incarnation » d’un « être vrais ensemble« 

n’est pas l’occurrence la plus fréquente,

nous allons ici-même le constater ;

ainsi qu’y méditer un peu…

Titus Curiosus, ce 13 août 2009

Sur « L’Holocauste comme culture » d’Imre Kertész

10juil

A propos de l’important recueil de discours et d’articles d’Imré Kertész « L’Holocauste comme culture« , paru le 1er avril 2009 aux Éditions Actes-Sud,

un article de Samuel Blumenfeld, dans « Le Monde » du 18 juin 2009, « « L’Holocauste comme culture », d’Imre Kertesz : réinventer l’Europe après Auschwitz« ,

porte très opportunément le projecteur sur un aspect jusqu’ici méconnu, en France du moins _ faute de traduction en français jusqu’à ce jour _, de l’œuvre de cet immense écrivain qu’est Imre Kertész : sa part méditative d’essayiste lucidissime et particulièrement (comme assez peu !) incisif ;

même si son génie éclate d’abord et surtout dans l’usage (dynamiteur !) de la fiction

(à base autobiographique :

mais justement, Kertész choisit tout spécialement le mode narratif de la fiction _ cf « Être sans destin«  et « Le Refus » ; mais aussi « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » ; et, peut-être le sommet de tout, « Liquidation » ! _ pour tenter de se faire mieux entendre, enfin !)

afin d’aider à faire enfin ressentir si peu que ce soit, au lecteur anesthésié lambda, que nous sommes tous, peu ou prou.., l’horreur absolue de ce que l’individu Imre Kertész a pu (ou pas tout à fait !), lui, vivre (jusqu’au bord d’en mourir, d’être irrémédiablement détruit),

et dans la négation nazie _ entre la rafle de Budapest, le 7 juillet 1944, et la libération, le 11 avril 1945, du camp de Buchenwald (via un passage express à Auschwitz et un séjour au camp de travail de Zeitz, dans le land de Saxe-Anhalt : entre juillet 1944 et avril 1945, donc) _

et dans la négation stalinienne _ à Budapest, ensuite (jusqu’à octobre-novembre 1989 ; avec « répliques » et « suites » sismiques, encore : cf le troisième récit du recueil « Le Drapeau anglais« ).

Voici cet intéressant article de Samuel Blumenfeld _ farci de quelque commentaires miens :

« « L’Holocauste comme culture », d’Imre Kertesz : réinventer l’Europe après Auschwitz »

LE MONDE | 17.06.09 | 16h13  •  Mis à jour le 17.06.09 | 16h13

Le recueil de discours, conférences et textes écrits entre la chute du mur de Berlin et 2003, reprend l’intitulé d’une conférence donnée par Imre Kertesz à l’université de Vienne en 1992, « L’Holocauste comme culture » _ pages 79 à 92. Cette formulation surprenante vise à prendre la mesure d’un phénomène qui a mûri dans les années 1990 : la banalisation de la Shoah. Alors même que l’on parle de plus en plus de l’Holocauste, la réalité de celui-ci, le quotidien de l’extermination, échappe de plus en plus au domaine des choses imaginables _ = représentables, dans l’horreur absolue de toute leur « incompréhensibilité«  même, dans la difficulté de s’en faire une « idée«  tant soit peu « approchante« , par tout un chacun ne l’ayant pas « vécu« , pas « éprouvé« , pas « ressenti«  (c’est une affaire d’« aisthesis«  : et c’est là que se situe le pouvoir spécifique et irremplaçable, sans doute, de la littérature ! de permettre à un autre, lecteur tant soit peu attentif, curieux et patient, de s’en « rapprocher«  un tout petit peu mieux…) ; et ne lui ayant pas, non plus, « physiquement«  au moins, « survécu« 

L’institutionnalisation _ actuelle : là-dessus cf aussi Annette Wieviorka : « L’Ère du témoin« _ de la Shoah passe, selon l’écrivain, Prix Nobel de littérature en 2002 _ dont le discours de réception, superbe, intitulé « Eurêka ! » se trouve aux pages 253 à 265 _ et survivant des camps, par un rituel moral et politique, un langage de pacotille _ bientôt, très vite kitsch... _, qui se manifeste par une sous-culture _ barbare… Ses effets vont de la muséification _ et « touristification«  _ de cet événement _ cf le terrible récit : « Le Chercheur de traces«  ; repris aussi dans le recueil « Le Drapeau anglais«  : retour à Buchenwald et son « musée«  : bouleversant ! Ainsi que la visite à Auschwitz et son « musée« , aussi, in l’extraordinaire « Liquidation« … _, qui fait dire à Kertesz qu’un jour « les étrangers qui viennent à Berlin se promèneront dans le parc de l’Holocauste pourvu d’un terrain de jeu », à des œuvres kitsch comme « La Liste de Schindler« , et, à travers elle, à l‘ »hollywoodisation » de la Shoah, devenue, depuis le film de Spielberg, un genre cinématographique.

Ces phénomènes ont un double effet : dépouiller _ aux yeux des autres, tout au moins ; aux leurs propres, cela paraît plus difficile ! _ les survivants des camps de leur vécu _ rendu, ainsi « en-niaisé« , travesti, plus encore inaccessible, incompréhensible : déjà qu’il était si difficile à faire écouter et si peu que ce soit comprendre : cf le sublime final, au retour chez lui, à Budapest, du jeune György Köves d’« Être sans destin« , face à ses anciens voisins, Steiner et Fleischmann… (pages 348 à 359) _ ; et réduire Auschwitz à une affaire entre Allemands et juifs, quand il s’agit _ pour Kertész ; et nous-mêmes _ de l’envisager comme une expérience universelle _ et pas seulement « générale« Kertesz estimait, dans son discours de réception du prix Nobel _ présent dans ce recueil de discours et d’articles qu’est « L’Holocauste comme culture«  _, que l’Holocauste marquait le terminus _ avec ou sans « rebond » possible ?.. _ d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout _ en quel sens le comprendre ce « bout » ? est-ce la « toute fin » de l’Histoire ? ou pas ?.. _ de deux mille ans de culture et de morale _ avec basculement régressif dans une « barbarie » ?.. ou l’opportunité de quelque « résilience«  ? pour reprendre (plus « optimismement«  !..) le concept de Boris Cyrulnik…

D’où la grande question de son ouvrage : comment l’Europe peut-elle se réinventer _ = rebondir ; question posée à l’horizon de ce grand livre de Cornélius Castoriadis qu’est « L’Institution imaginaire de la société«  … cf aussi « Le Principe Espérance«  d’Ernst Bloch… _ après Auschwitz ?

Kertész défend une culture _ vraie, pas un simili mensonger : et barbare !.. _ de l’Holocauste, détaillée dans des textes consacrés à des thèmes _ ou plutôt des questionnements actifs : le « thème » tombant vite dans le poncif, lui… _ aussi divers _ et d’une très mordante acuité critique, en leur « traitement«  par lui ! _ que « le totalitarisme communiste« , « la république de Weimar« , « les intellectuels hongrois« , ou « Jérusalem« , ce dernier article _ « Jérusalem, Jérusalem…« , pages 241 à 251 _ se révélant l’un des plus décisifs du recueil, l’auteur y définissant avec subtilité et pertinence sa spécificité d’écrivain juif.

L’Holocauste est une question vitale _ et assez mal résolue, pour le moment _ pour la civilisation européenne, qui se doit _ à elle-même : pour être et demeurer vraiment ! _ de réfléchir à ce qui a été fait dans son cadre, si elle ne veut pas se transformer en civilisation accidentelle _ c’est-à-dire disparaître très vite en tant que « vraie«  civilisation : accomplissant, en sa « disparition« , le triomphe du nihilisme ; celui, proliférant, des régimes totalitaires du siècle passé, pourtant apparemment vaincus (en 1945, pour l’un ; en 1989, pour l’autre). Pour ma part, j’attends (et non sans une réelle impatience, même !) la « réaction«  de Kertész (ou la traduction en français de ses textes écrits en hongrois ; et paraissant d’abord en traduction allemande, en Allemagne : il vit désormais à Berlin…) au nihilisme (voire néo-totalitarisme) des régimes ultra-libéraux… « Si l’Holocauste a créé une culture, sa littérature peut _ en quel sens le comprendre ?.. _ puiser son inspiration à deux sources de la culture européenne, les Ecritures et la tragédie grecque, pour que la réalité irréparable donne naissance à la réparation, à l’esprit, à la catharsis » _ à la résilience, ajouterait Cyrulnik… _, écrit Kertész _ y croit-il donc ?.. _, qui, à défaut de savoir ce que peut faire l’Europe, n’a aucun doute sur ce qu’elle doit faire _ comme « idéal régulateur« , condition absolue de sa sauvegarde comme « civilisation« , face à la « barbarie«  qui la gangrène…


L’HOLOCAUSTE COMME CULTURE d’Imre Kertesz. Actes Sud, 276 pages, 22 €….Samuel Blumenfeld…Article paru dans l’édition du 18.06.09.

Imre Kertész : un auteur majeur, à lire de toute urgence ;

et in extenso

Titus Curiosus, le 10 juillet 2009

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