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les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : « le pouvoir esthétique »

12sept

Sur Le Pouvoir esthétique,

de Baldine Saint-Girons,

paru en décembre 2009 aux Éditions Manucius : un travail capital

sur la fondamentale _ mais massivement masquée, dépréciée et étouffée _ anthropologie du sensible…

Après, le déjà admirable _ et plus que nécessaire, indispensable : civilisationnellement ! _ travail d’élucidation des processus extrêmement fins _ des micro, voire nano-dentelles… _ de formation _ dont le négatif, à l’inverse, est la négligence, l’appauvrissement, l’effacement, voire l’annihilation et le maintien en déshérence… _ de l’identité (riche et infiniment complexe

_ quand le sujet (humain !) n’est pas carrément décérébré, dénervé, vidé, détruit ! cf ici les fortes analyses et d’un Bernard Stiegler, et d’un Dany-Robert Dufour (ou, un peu plus en amont, déjà, celles de Norbert Elias et de Herbert Marcuse) : mais il est tellement plus facile (et rapide) d’appauvrir, détruire et annihiler que de former et construire, avec infinis tact et patience… : d’où l’importance cruciale, bien concrètement, des enjeux pédagogiques de l’enseignement et de l’éducation… _

par là-même !)

du sujet humain,

en ses modalités de construction _ versus l’évidement, l’anesthésie lente et, à terme, la destruction-annihilation, en négatif… _ de la sensibilité et de la sensation _ pas seulement artistique, bien loin de pareille restriction ! cf aussi les travaux éclairants sur ces processus-là de Jacques Rancière : Le Partage du sensible_, tout particulièrement dans le moment de l’aujourd’hui post-moderne,

qu’a été, en janvier 2008, L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;

voici, maintenant, que la magnifique Baldine Saint-Girons

nous donne _ avec la très puissante (rare, en ces jours, et plus encore à ce degré) générosité qui la caractérise : humainement ! _,

la poursuite lucidissime de ses analyses de l’Homo Æstheticus _ présent en tout un chacun ! _

en un nouveau travail d’une finesse exceptionnelle,

Le Pouvoir esthétique :

le livre,

paru aux Éditions Manucius en novembre 2009,

comporte 140 pages étonnamment incisives ;

telle une dentelle chirurgicale de micro, voire nano-précision,

dégageant avec une admirable clarté de précision, les processus s’entremêlant

_ que cet entremêlement fait trop vite, depuis si longtemps en la pensée occidentale (depuis le Timée de Platon ?), précipitamment (= paresseusement) qualifier de confusion irréductible, sans solution, à bien trop d’entre nous ;

et mettre, cette confusion chaotique de l’entremêlement, sur le compte (fatal !) de la sensorialité, ou, carrément, le corps,

dont souffrirait, et sans espoir de remède _ cf le très parlant mot final de Socrate (à Criton : « Criton, nous devons un coq à Asklepios !« …) in Phédon : pour s’acquitter de la dette de la délivrance qu’apporte à l’âme (immortelle, elle) la mort du corps !.. _,

le corps, donc,

dont souffrirait, et sans espoir de remède,

l’âme ! ou l’esprit… _ ;

en même temps qu’elle, Baldine _ l’auteur de ce travail, toujours admirablement présent (= présente ! en son écriture si vive !), en la dynamique hyper-attentive de son enquête-exploration-débroussaillage : un travail de précision pénélopéen ! _ ;

en même temps qu’elle, Baldine, donc, les commente, ces processus ultra-fins,

et, en permanence, inlassablement _ hyperpatiemment, en son enthousiasme d’énergie de penser inépuisable ! _, aussi y réfléchit,

en répondant à ses propres _ redoublées, en permanence _ objections _ ou scrupules de son penser-philosopher toujours au plus vert de sa vivacité, toujours, toujours en acte ! _

qu’elle ne cesse extrêmement pertinemment _ ainsi qu’aux auteurs qu’elle laboure de ses analyses, tels un Edmund Burke, en particulier en ses Recherches philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau ; ou un Emanuel Kant, en sa Critique de la faculté de juger, tout spécialement, parmi tous les autres que sa connaissance érudite met à très féconde contribution… _ (et philosophiquement !) de s’adresser ! à elle-même ;

comme ce mode _ philosophique ! _ d’enquêter est d’une magnifique fécondité ! et efficacité !

C’est proprement lumineux !


Le Pouvoir esthétique est
donc un livre remarquablement clair ;

offrant aussi, en sa conclusion, aux pages 136-137,

un très précieux tableau synoptique des « trois principes du pouvoir esthétique«  : le beau, le sublime, la grâce ;

dont le tissage _ très fin et guère exploré jusqu’ici ! _ permet de comprendre

tant l’histoire jusqu’à maintenant _ via, et la philosophie, et la rhétorique, et l’histoire des divers Arts, depuis l’Antiquité gréco-latine (que maîtrise tout particulièrement brillamment Baldine Saint-Girons, qui est loin de n’être qu’une « dix-huitiémiste«  !..) : ses analyses d’exemples, au passage, sont, elles aussi, remarquablement riches et éclairantes… _

de l’aesthesis occidentale ;

que, aussi, et même peut-être surtout _ cette partie, très originale, est passionnante ! _, les enjeux, en partie gravissimes, mais pas seulement _ il est aussi, ici, des ressources à explorer très positivement ! _ les plus contemporains de la post-modernité de ce XXIème siècle...

Il n’est que de comparer deux approches de ce livre de Baldine Saint-Girons ;

en deux articles que je me permets de donner ici,

tant ils éclairent ces deux directions d’exploration :

l’un est de Nicolas Floury, in Antiscolastique :

Si L’Acte esthétique, le précédent ouvrage de l’auteur, nous avait démontré que « l’acteur esthétique » était bien loin d’être un simple spectateur passif face au sensible,

ce nouveau livre de Baldine Saint Girons, Le Pouvoir esthétique, franchit un pas de plus. Baldine Saint Girons refuse, en effet, de réduire l’esthétique à une simple théorie de la réception et cherche à établir « une esthétique de la conception » ou du consilium (du projet) qui puisse répondre « à notre exigence intime de remonter aux principes qui régissent notre rapport au sensible ». Il faudra distinguer soigneusement les projets esthétiques, les stratégies esthétiques et les effets esthétiques.

« Faire état d’un ‘pouvoir esthétique’, c’est soutenir qu’il existe un pouvoir propre au sensible : pouvoir d’expression et de résonance, non limité à l’art stricto sensu et non réduit au beau », pouvoir qui « nous rend sensibles […] à l’apparaître de ce qui apparaît ». Parvenir à saisir les agents du pouvoir esthétique devient une nécessité engageant l’existence bien plus qu’une simple opération intellectuelle. C’est là le seul moyen d’esquisser un geste nous permettant de mettre en mouvement une pensée, un questionnement sur ce qui nous est le plus intime et étranger : « comment [en effet] arriver à sentir ce que je sens, à désirer ce que je désire, à penser ce que je pense ? ». Cela afin de nous sentir moins étranger à nous-même, en acceptant notre radicale division subjective, cette « non-coïncidence avec [nous-même] » avec laquelle nous devons composer.

Fondamentalement ce livre consiste dans le déploiement, par une construction fine, argumentée, mise en perspective pas à pas, d’un « trilemme esthétique ». Baldine Saint Girons opère ainsi un déplacement par rapport au XVIIIe siècle où seuls s’opposaient le beau et le sublime. Et nous avons désormais à composer avec une dialectique autrement plus retorse, sous-tendue par le biais des trois termes que sont le Beau, le Sublime et la Grâce. Tout l’enjeu est alors de montrer comment peuvent se nouer et se penser comme noués, tout en s’opposant sous certains aspects, ces trois principes du pouvoir esthétique. L’auteur démontre avec subtilité qu’il ne faut pas penser les principes comme hermétiques et étanches les uns aux autres, mais bien plutôt concevoir leur dialectique : une dialectique qui produit sur nous des effets, qu’il importe de mettre en évidence. Cela impose donc de concevoir le pouvoir esthétique dans son unité et sa diversité.

Plaire, inspirer, charmer, tels sont les trois principes, du pouvoir esthétique. Le beau plaît, le sublime inspire, la grâce charme.

Baldine Saint Girons restitue la généalogie des concepts de beau et de sublime en mettant en évidence ce qu’elle appelle le « dilemme esthétique », élaboré par Burke au XVIIIe siècle. La question est de savoir comment plaire (docere) s’oppose à inspirer (movere).

Avant de nous proposer le trilemme esthétique, qui est le cœur de cet ouvrage, Baldine Saint Girons montre que « le beau qui devient sublime ne se contente pas de terrasser ; il me sollicite et me met en mouvement. Il renouvelle le sentiment de ma présence au monde et me révèle que ma vocation est de me transcender moi-même ».

L’épineuse question sera alors de savoir, lorsqu’il s’agit d’user du pouvoir esthétique, s’il est préférable de chercher à plaire, ou plutôt à inspirer, ou bien encore à charmer.

En quoi ces principes peuvent-ils être pensés comme « exclusifs, chacun des deux autres » ? Telle est la question du trilemme esthétique. Une fois les trois grands principes du pouvoir esthétique (docere, movere, conciliare) dégagés, il s’agira pour l’auteur d’indiquer les diverses stratégies qui leur correspondent (imitation, invention, appropriation) et leurs effets sur le destinataire (admiration, étonnement, amour).

On comprendra alors comment le pouvoir esthétique n’est pas nécessairement destiné à de viles manipulations : il peut être l’origine d’une « cosmothérapie » ; et se trouver utilisé, ce qui demande certes le plus grand art, dans la difficile tâche d’enseigner.

La grâce se trouve pleinement réhabilitée dans le trilemme esthétique. Et nous garderons en mémoire qu’elle « établit des ponts entre les hommes et leur permet d’aller les uns vers les autres. Extirpant la haine et sa violence destructrice, c’est le sentiment dont la culture est la plus essentielle à la vie ».

Nicolas Floury

le second article est de Jean-Christophe Greletty, sur l’action littéraire :

On parle du pouvoir de la raison, du pouvoir politique, du pouvoir de la science, du pouvoir des armes, du pouvoir économique, du pouvoir de l’argent, de celui des corps, du sexe qui sont les enjeux d’une course infinie ; mais il est un autre pouvoir, moins «médiatique», plus secret, mais néanmoins d’une vigueur insoupçonnée : le Pouvoir Esthétique. C’est de celui-ci dont le livre de Baldine Saint Girons s’essaie à dénouer les fils, à mettre à jour les efficaces, les magies et les sortilèges.

Le Pouvoir Esthétique est le pouvoir premier, naturel et indépendant (non auxiliaire ou instrumental, comme la richesse ou la réputation) propre au sensible : capacité d’avoir des impressions, capacité d’en produire, recevoir et générer. En amont et en aval de l’Art. Mais, et c’est ce que montre Baldine Saint Girons, il ne se réduit pas aux beaux-arts, n’embrasse pas que le domaine du beau. Il concerne aussi toutes les activités humaines et les instruit ; car, nous le savons, rien n’apparaît en dehors de la sensation : la parole est audible, les corps sont visibles, les parfums nous enivrent, le vent, le soleil embrasent notre peau. Bref, pas de monde sans sensation.

Et c’est du monde essentiellement dont il est ici question. Et du monde le plus contemporain qui soit, celui du Spectacle : tautologique, omniprésent, universel. Après avoir fait une généalogie savante de la thématisation du Pouvoir Esthétique [Beau/Sublime/Grâce; Plaire/Inspirer/ Charmer] dans la Tradition : Aristote, Hobbes, Burke, Baumgarten, Kant, Hegel, Winckelman, etc.,

l’auteur ne manque pas de répondre à la provocation de l’Image moderne _ essentiellement visuelle, plastique, immédiatement mobilisable, manipulable, analphabète, telle un argument de type nouveau, étalée dans le visible et assénée par lui.

Car l’Image, loin d’être l’outil des autres pouvoirs, possède son autonomie, son propre génie, son propre vertige. Et règne aujourd’hui sur la circulation des jeux de plaisirs et de domination, en maître insoupçonné et inflexible de nos vies.

Mille exemples en témoignent : l’écran télévisuel autophage, l’infinie mise en scène politique, la planétarisation des icônes Michaël Jackson, Lady Di, ou Obama, la «fashion victimisation» consentie et voulue, etc.

«Le problème n’est pas de juger la manipulation esthétique : on ne saurait la condamner ou la légitimer a priori, comme si elle était un mal ou un bien en soi. Il est d’en reconnaître l’efficacité, d’en isoler et d’en démonter les mécanismes. Une manipulation esthétique en remplace toujours une autre, car nous sommes des êtres sensibles et impressionnables, toujours piégés et dupés ; mais il appartient de repérer comment procède le piège, la nature de ses lacs, et les moyens de nous en préserver».

Jean-Christophe Greletty

Sur ces perspectives quant à l’aisthesis et ses pouvoirs,

en amont comme en aval de la sensation

qui se forme, se déforme, se métamorphose avec plasticité _ cf ici les travaux de Catherine Malabou, dont, par exemple, l’Ontologie de l’accident _ essai sur la plasticité destructrice, parue aux Editions Léo Scheer, en février 2009… _,

je renverrai aussi aux analyses tellement lucides de mon amieelle aussi _, Marie-José Mondzain ;

notamment en son brillant Homo spectator _ à propos de la problématisation de laquelle j’ai proposé le concept d’imageance : ce grand livre est paru aux Éditions Bayard en octobre 2007 ;

et j’ai dialogué avec Marie-José Mondzain sur ce livre le 22 janvier 2008, dans les salons Albert Mollat…

Ces questions sont cruciales

autant que fondamentales

quant au devenir des sujets humains non-inhumains ;

et demandent le développement, la poursuite et l’approfondissement d’analyses ultra-fines ultra-pertinentes ; 

qui soient appliquées en faveur du devenir-sujet (et non-objet), urgemment.

Avec les apports de Bernard Stiegler, de Dany-Robert Dufour, de Catherine Malabou, de Marie-José Mondzain,

le magistral travail sur l’aisthesis de Baldine Saint-Girons _ aujourd’hui en ce très éclairant Le Pouvoir esthétique, aux Éditions Manucius… _,

est

pour l’humanité _ en bascule ! _ des humains-sujets

tout simplement

rien moins que

proprement essentiel


Titus Curiosus, ce 12 septembre 2010 

Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel

22avr

Comme pour poursuivre le questionnement (et l’analyse !) sur les manières de résister _ intelligemment et efficacement ! _ aux ravages civilisationnels de l’étroitesse utilitariste _ dictatoriale ! subrepticement totalitaire ! _ du néolibéralisme

_ cf mon article précédent « Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval«  à propos de la conférence de Christian Laval « Néolibéralisme et économie de l’éducation« , mercredi dernier à la librairie Mollat _,

voici que paraît ce mois d’avril 2010, sous la plume de l’excellent Michaël Foessel _ l’auteur du lucidissime, déjà, La Privation de l’intime, aux Éditions du Seuil en 2008 : le sous-titre en était : « mises en scènes politiques des sentiments«  : un travail déjà très important et magnifique !.. _ un passionnant et très riche (en 155 pages alertes, nourries et incisives !) État de Vigilance _ Critique de la banalité sécuritaire,

aux Éditions Le Bord de l’eau (sises _ après Latresne… _ à Lormont, sur les bords de la Garonne…),

et dans une collection, « Diagnostics« , que dirigent nos judicieux collègues bordelais Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc…

L’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse _ et de culture :

principalement philosophique : de Hobbes, excellemment « fouillé«  (entre Le Citoyen et Léviathan), à Hannah Arendt (La Crise de la culture) ou Hans Blumenberg (Naufrage avec spectateur, paru en traduction française aux Éditions de L’Arche en 1994) et Wendy Brown (Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique), ainsi que, et surtout, les dernières leçons au Collège de France de Michel Foucault (par exemple Naissance de la biopolitique, ou L’Herméneutique du sujet ; et aussi La Gouvernementalité, en 1978, disponible in Dits et écrits…) ;

mais pas seulement : cf, par exemple, la mise à profit par Michaël Foessel du tout récent et important travail de la juriste Mireille Delmas-Marty : Libertés et sureté dans un monde dangereux ; ou de celui du Prix Nobel d’économie Amartya Sen, in le rapport de l’ONU paru en 2003 La Sécurité humaine maintenant…) _

l’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse

de Michaël Foessel, n’ont, Dieu merci !, rien d’étroit ; ni de mesquin, d’avare 

Non plus que sa sollicitude _ passablement inquiète (sinon « vigilante«  !..), sans être excessivement dramatisée, voire hystérisée, cependant : à la différence des rhétoriques (sécuritaires) excellemment mises en lumière et critiquées ici, en leur banalisation même, à renfort quotidien, laminant, de medias et de communiquants, d’un « catastrophisme«  très complaisamment et non innocemment surjoué, lui !.. _

non plus que sa sollicitude, donc,

à l’égard de la santé de la démocratie et du « vivre ensemble » en notre histoire collective (sociale, économique, politique) désormais globalisée _ d’où l’expression du titre de cet article : « faire monde » !

La quatrième de couverture de État de Vigilance _ Critique de la banalité
sécuritaire
énonce ceci (avec mes farcissures ! si l’on veut bien…) :

« Nous vivons sous le règne de l’évidence _ à la fois matraquée par les medias et les divers pouvoirs ; mais aussi largement assimilée (et partagée) par bien des individus (je n’ose dire « citoyens« , tant ils se dépolitisent et « s’esseulent« …), qui y adhérent, donc, en nos démocraties… _ sécuritaire. Des réformes pénales _ telle « la loi sur la « rétention de sûreté » adoptée par le Parlement français en février 2008 » (cf page 51)… _ aux sommets climatiques en passant par les mesures de santé : l’impératif _ normé _ de précaution a envahi nos existences. Mais de quoi désirons-nous tant _ voilà la dimension anthropologique fondamentale que dégage magnifiquement le travail d’analyse, ici, de Michaël Foessel _ nous prémunir ? Pourquoi la sécurité produit-elle _ de fait, sinon de droit, en ces moments-ci de notre histoire contemporaine… _ de la légitimité _ socialement, du moins _ ? Et que disons-nous lorsque nous parlons _ ainsi que le relève aussi Mireille Delmas-Marty _ d’un monde « dangereux » ?

Le maître mot de cette nouvelle perception du réel est « vigilance » _ à laquelle sont expressément et en permanence « invités« , en leur plus grande « liberté«  (d’individus), et au nom du plus élémentaire « bon sens« , les membres de nos sociétés, au nom de leurs plus élémentaires (toujours : nous sommes là et demeurons dans le plus strict « basique«  ! du moins, apparemment !..), au nom de leurs plus élémentaires intérêts : « vitaux«  !.. Rien de plus « rationnel« , en conséquence !!!

L’état _ permanent : sans cesse (obligeamment !) rappelé : on s’y installe et on le réactive d’instant en instant le plus possible… _ de vigilance s’impose _ ainsi : avec la plus simple (et douce) des évidences ! « naturellement« , bien sûr ! _ aux individus non moins qu’aux institutions : il désigne l’obligation _ bien comprise ; mais non juridique ! _ de demeurer sur ses gardes _ apeuré _ et d’envisager le présent _ en permanence, donc _ à l’aune des menaces _ de tous ordres, et fort divers : Michaël Foessel en analyse quelques unes ; ainsi que l’effet (incisif) de leur conglomérat (pourtant composite : en réciproques contagions)… _ qui pèsent sur lui.

Cette éthique de la mobilisation _ apeurée, donc _ permanente _ voilà : à coup d’« alarmes«  et de « conseils de précaution«  (préventifs et réitérés) des plus aimable : du type « à bon entendeur, salut !«  _ est d’abord celle du marché _ tiens donc ! mais rien n’est gratuit en ce bas monde : tout a un « coût« , n’est-ce pas ?.. : la première évidence, et normative, est donc, par là, marchande ! _, et ce livre montre le lien entre la banalité sécuritaire et le néolibéralisme _ c’est là le point capital. Abandonnant le thème _ bien connu, lui ; et assez bien balisé _ de la « surveillance généralisée », il propose _ plus profondément et plus originalement _ une analyse des subjectivités vigilantes _ apeurées contemporaines : ce sont elles les acteurs-fantassins du premier « front«  On découvre la complicité _ politico-économico-sociétale _ secrète entre des États qui rognent _ oui ! en leur forme d’« État libéral-autoritaire«  : analysé dans le chapitre 1 du livre : « L’État libéral-autoritaire« , pages 27 à 55 : une analyse décisive !!! _ sur la démocratie _ voilà ! et l’enjeu est de taille !!! _ et des citoyens qui aiment _ voilà _ de moins en moins _ en effet _ leur liberté _ eh ! oui ! au profit du fantasme de leur « confort«  désiré, mis à mal (par toutes ces « inquiétudes«  !), mais encore moins satisfait ainsi : de plus en plus rabroué !!! au contraire…

L’équilibre (par définition instable : la dynamique de ce dispositif est conçue et voulue ainsi ! en spirale vertigineuse) des pratiques et de discours (rhétoriques) et de pouvoir bien effectif, lui (avec espèces bien sonnantes et bien trébuchantes à la clé !), des communiquants amplement mis à contribution et des détenteurs du pouvoir politique (ainsi qu’économique : mais ils sont en très étroite connexion, collusion) en direction du « public«  (des individus : chacun esseulé dans sa peur) ciblé se situe et se maintient (et cherche à s’installer et durer) en ce schéma mouvant et émouvant (affolant…) : dans la limite, à bien calculer-mesurer, elle, du supportable… Les élections et les sondages d’opinion (d’abord) en fournissant d’utiles indicateurs pour les pilotes décideurs et acteurs « à la manœuvre« 

L’État libéral-autoritaire produit _ ainsi _ des sujets _ assujettis, tout autant que s’assujettisant (d’abord, ou ensuite, ou en couple : comme on préfèrera), ainsi « manœuvrés«  en leurs affects dominants… _ et des peurs qui lui sont adéquats. C’est à cette identité nouvelle entre gouvernants et gouvernés qu’il faut apprendre à résister« 

_ par là, l’intention de ce livre-ci de Michaël Foessel rejoint le souci (de démocratie vraie !) qui animait aussi Christian Laval en sa conférence de mercredi dernier : Néolibéralisme et économie de la connaissance ; ou en son livre avec Pierre Dardot : La Nouvelle raison du monde

Personnellement, j’ai beaucoup apprécié le passage d’analyse de la curiosité, pages 127 à 131 d’État de Vigilance _ à l’ouverture du chapitre 4 et dernier, intitulé « Cosmopolitique de la peur ? » (et explorant de manière très judicieuse « l’hypothèse d’une historicité de la peur«  : l’expression se trouve page 123) _ à partir d’une lecture fine de l’article « Curiosité«   de Voltaire dans l’Encyclopédie : à contrepied de l’interprétation par Lucrèce, au Livre II de De la nature des choses, de ce qui va devenir, à partir de lui, le topos du « naufrage avec spectateur« …

« Aussi longtemps que la sécurité a été une caractéristique de la sagesse et non une garantie politique, la peur était définie comme une faute imputable à l’ignorance. Dans la célèbre ouverture du livre II de son poème, Lucrèce présente ainsi le plaisir qu’il peut y avoir à se sentir en sécurité lorsque tout, autour de soi, s’effondre :

« Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense,

d’observer du rivage le dur effort d’autrui,

non que le tourment soit jamais un doux plaisir

mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. »

Le sage jouit de savoir que sa position n’est pas menacée. Devant le spectacle de la tempête, il ne ressent pas de peur, précisément parce que sa sagesse est ataraxie, tranquillité et constance de l’âme. Il n’y a rien dans ce sentiment du spectateur face à la violence des flots qui ressemble à la « pitié » des modernes : le philosophe antique n’éprouve aucune émotion à contempler les malheurs d’autrui. La pitié est une passion démocratique _ en effet ! _, puisqu’elle suppose l’égalité entre celui qui souffre et le témoin de sa souffrance.

A l’inverse, Lucrèce chante ici la hauteur _ d’âme _ du sage _ épicurien, matérialiste _ qui sait qu’il n’existe pas de Providence _ rien que le jeu de la nécessité et du hasard, avec le clinamen _, et que la colère des Dieux ne peut pas s’abattre sur la Terre. Le philosophe est préparé à l’agitation du monde parce que son savoir le prémunit _ en son âme : en ses affects _ des désordres _ du réel des choses _ qui se laissent expliquer par le mouvement nécessaire des atomes. Son rapport contre la peur est de nature scientifique, construit avec la théorie d’Épicure.

Hans Blumenberg _ en son Naufrage avec spectateur _ a montré que l’histoire de cette image _ du naufrage avec spectateur »  » _ était aussi celle des rapports entre la raison _ voilà : en ses diverses acceptions : plus ou moins calculantes ; plus ou moins utilitaristes… _ et ce qui, dans le monde, est inquiétant. « Le naufrage, en tant qu’il a été surmonté, est la figure d’une expérience philosophique inaugurale » _ écrit Blumenberg, page 15 de ce livre (paru aux Éditions de l’Arche en 1994). La force de cette métaphore réside dans l’opposition entre la terre ferme (où l’homme établit ses institutions _ à peu près stables _ et fonde ses savoirs _ avec une visée de constance _) et la mer comme « sphère de l’imprévisible ». L’élément liquide symbolise le danger puisqu’il échappe aux prévisions, en sorte que le voyage en pleine mer permet de penser la condition humaine dans ce qu’elle a d’effrayant _ dans l’augmentation du risque de mortalité effective. Dans tous les cas, surmonter l’expérience du naufrage suppose de le « voir » du rivage, et de ne pas craindre pour sa vie _ ainsi qu’on l’a évoqué plus haut _ ce fut pages 89 à 91 _, ce sera encore le modèle de Kant dans son analyse du sublime

_ au § 28, Ak V, 261-263 de la Critique de la faculté de juger :

« il importe à Kant que le sublime soit autre chose qu’une épreuve du désastre pour que le déchaînement de la nature devienne l’occasion d’une prise de conscience d’une faculté qui, en l’homme, excède toute nature : sa liberté« , page 90 d’État de Vigilance.

Et Michaël Foessel poursuit alors : « A l’abri de la violence qu’il contemple, le sujet découvre en lui « un pouvoir d’une toute autre sorte, qui (lui) donne le courage de (se) mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature« . La liberté est cette faculté qui situe l’homme à la marge _ voilà ! _ du monde, en sorte qu’il n’a rien à craindre des tumultes naturels. Mais pour que le sujet puisse s’apercevoir _ voilà encore ! _ de sa liberté, il faut qu’il se sente en sécurité et que sa peur ne se transforme pas en angoisse«  _ une distinction cruciale, que Michaël Foessel reprendra plus loin, page 143, à partir de la distinction qu’en fait Heidegger.

Et pour montrer, page 145, avec Paolo Virno, en sa Grammaire de la multitude _ pour une analyse des formes de vie contemporaines, que « la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c’est précisément ce qui a disparu«  ; et que « c’est plutôt à l’« être au monde » dans son indétermination _ la plus vague qui soit : « Qu’est-ce que j’peux faire ? j’sais pas quoi faire…« , chantonnait en ritournelle la Marianne (confuse…) du Ferdinand de Pierrot le fou, de Godard, sur l’Île de Porquerolles, en 1965 _, c’est-à-dire à la pure et simple exposition à ce qui risque _ voilà _ d’advenir ou de disparaître _ les deux unilatéralement négativement… _, que renvoient les peurs angoissées _ voilà leur réalité et identité (hyper-confuses !) clairement déterminée ! _ du présent.« 

Avec cette précision décisive encore, toujours page 145 : « Les discours de la « catastrophe », une notion qui tend à se généraliser bien au-delà des phénomènes naturels, enveloppent nos craintes d’une aura de fin du monde. Apocalypse sans dévoilement _ et pour cause ! en une (hegelienne) « nuit où toutes les vaches sont noires«  _, la catastrophe devient la figure du mal sous toutes ses formes _ mêlées, emmêlées _ : injustice, souffrance et faute. Les théories de la « sécurité globale » se fondent précisément sur la généralisation _ indéfinie autant qu’infinie _ de ce modèle à toutes les formes d’insécurité, comme s’il n’y avait d’autre moyen d’envisager la résistance du réel qu’à l’aune de son possible effondrement« _ tout fond « cède« … : aux pages 145-146 ;

Michaël Foessel ne se réfère pas aux analyses de Jean-Pierre Dupuy ; par exemple Pour un catastrophisme éclairé

Fin ici de l’incise ouverte avec la référence au « sentiment de sécurité«  comme condition de l’expérience du « sentiment de sublime«  selon Kant ; et les remarques adjacentes sur l’opportunité de la distinction « peur« /« angoisse«  ; et le « catastrophisme« … Et retour aux remarques sur la « curiosité«  et la démarcation de Voltaire par rapport à Lucrèce, aux pages 125 à 128 du chapitre « Cosmopolitique de la peur ?« 

« C’est dans la modernité que l’on procède à une réinterprétation radicale de la métaphore du « naufrage avec spectateur » ; donc du statut anthropologique de la peur«  _ soit le centre de ce livre décidément important qu’est État de Vigilance _ Critique de la banalitésécuritairePour les penseurs des Lumières, il n’est plus question de valoriser la distance indifférente du spectateur, car celle-ci suppose une quiétude qui ressemble trop _ par son statisme, son inertie ; et son anesthésie doucereuse _ à la mort. Désormais, la vie est perçue comme ce qui reste _ bienheureusement ! _ en mouvement _ vital ! pardon de la redondance ! _ grâce à ce qui risque de lui être fatal : le danger devient une dimension positive _ dynamisante _ de l’expérience«  _ se construisant pour sa sauvegarde nécessaire : page 126. « En conséquence, il faut réhabiliter les passions qui, d’une manière ou d’une autre, ont toujours été la source _ nourricière, féconde, fertile _ de ce qui s’est fait de grand dans le monde«  ; et donc « il faut désormais s’intéresser à ce qui se passe sur le bateau afin d’éviter qu’un naufrage se reproduise _ le réel étant répétitif jusque dans ses accidents les plus rares (= un peu moins fréquents, seulement…) : commencent alors à prospérer les statistiques (par exemple dans la Prusse de Frédéric II) : Kant ne manque pas de le remarquer en ouverture de son article crucial Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, en 1784…

« C’est pourquoi Voltaire réinterprète l’image du naufrage avec spectateur dans l’article « Curiosité » de l’Encyclopédie » : « C’est à mon avis la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger ! »

Le sentiment de sécurité du sage est contredit par un affect universel : le désir de savoir de quoi il retourne dans les catastrophes. Pour Lucrèce, un naufrage n’est jamais que le résultat d’un mécanisme naturel qui affectait par hasard les hommes. Pour l’éviter, il convenait donc surtout de ne pas prendre la mer _ liquide et mobile : éviter le risque de ce danger ; voire le fuir : en s’abstenant de courir le risque : « mieux vaut changer ses désirs que l’ordre du monde« , hésitait (et balançait…) encore un Descartes (avec un plus entreprenant « devenir comme maître et possesseur de la Nature« , en 1637 (en son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences« )… _, et de demeurer sur la terre ferme _ solide et davantage stable _ décrite par la physique épicurienne. A l’inverse, le penseur des Lumières s’intéresse aux naufrages parce qu’ils atteignent ce qu’il y a de plus noble _ voire héroïque _ en l’homme : son désir _ faustien (cf tout ce qui bouge entre le Faust de Christopher Marlowe en 1594, pour ne rien dire de celui de l’écrit anonyme Historia von D. Johann Fausten, publié par l’éditeur Johann Spies, en 1587, et le Faust de Goethe…) _ de dépasser ses limites en apprivoisant _ = « s’en rendre comme maître et possesseur« , dit, à la suite d’un Galilée (« la Nature est écrite en langage mathématique« ), un Descartes, en 1637, donc : les dates ont de l’importance… _ la nature. Dès lors, il faudra se demander comment prendre la mer (c’est-à-dire civiliser le monde _ sinon le coloniser et mettre en « exploitation«  _), sans courir de risques inutiles _ le pragmatisme utilitariste a de bien beaux jours devant lui ; pages 127-128…

Quel est le rapport entre cette valorisation de la curiosité _ à ce moment des Lumières et de l’Encyclopédie _ et l’histoire de la peur ?

Avant les Lumières, Hobbes est le premier _ ou parmi les premiers : cf un Bacon… _ philosophe à réhabiliter la curiosité contre sa condamnation chrétienne. (…) La curiosité n’est rien de plus que « le désir de savoir pourquoi et comment » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre VI. (…) Être curieux, c’est être amoureux _ oui _ de la connaissance des causes : l’homme doit à cette passion _ voilà _ toute sa science et ses plus hautes œuvres de culture. La curiosité est donc l’opérateur _ tel un clinamen de très large amplitude et fécond _ de la différence humaine«  _ par rapport au reste du vivant (et du règne animal) : moins « déployé« 

Et « pourquoi cette réhabilitation de la curiosité est-elle en même temps _ dans l’œuvre de Hobbes _ une valorisation de la peur ?« , page 129.

« Pour les penseurs de la modernité (…), le désir de savoir qui mène le spectateur sur le rivage et l’incite à analyser les causes du désastre s’explique, tout comme la peur _ voilà ! _ par un rapport inquiet au futur.

« C’est l’inquiétude des temps à venir » qui « conduit les hommes à s’interroger sur les causes des choses » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre XI. La curiosité n’est une passion aussi vivace _ c’est aussi une affaire de degrés _ que parce que les êtres humains se trouvent dans l’ignorance de l’avenir, et cherchent par tous les moyens à remédier _ = prendre des mesures préventives tout autant efficientes qu’efficaces (soit prévoir & pourvoir ! pragmatiquement ! _ à leurs craintes«  _ on pourrait citer aussi, ici, le très significatif chapitre XXV du Prince de Machiavel ; avec la double métaphore de la crue catastrophique (faute, aux hommes, d’avoir ni rien prévu, ni rien pourvu !) du fleuve et des « digues et chaussées«  (à concevoir & réaliser) qui, si elles n’empêchent pas la-dite crue d’advenir et se produire, évitent du moins ses effets ravageurs catastrophiques sur les hommes et leurs biens institués ou construits : en les « sauvant«  de la destruction. A cet égard, la « précaution«  (active et efficiente) est plus « moderne«  que la simple « fuite«  (passive) à laquelle recouraient les Anciens…

 

C’est alors que Michaël Foessel compare (et confronte) les peurs contemporaines aux peurs modernes ; et la place changeante qu’y prend, tout particulièrement, en chacune, le remède politique de l’État ; ainsi que ce qu’il qualifie, page 131, de « l’histoire de la rationalisation _ calculante _ de la peur« …

Avec la modernité de Hobbes, « au moment où elle devient raisonnable, la peur acquiert le statut de passion politique _ quand se construisent les États-Nations de la modernité. La banalité sécuritaire se fonde _ alors _ sur cette équivalence entre une peur _ citoyenne _ qui cherche à se dépasser dans la tranquillité _ d’une part _ et _ d’autre part _ un État qui répond _ voilà ! _ à cette exigence par les moyens de la souveraineté » _ voilà !

« Mais qu’en est-il de cette équivalence aujourd’hui ?«  _ en cette première décennie de notre XXIème siècle, page 132.

Les dix-sept pages qui suivent vont y répondre :

et selon « l’hypothèse«  d’« une dépolitisation de la peur » _ dans le cadre oxymorique (à déchiffrer !) des « États libéraux-autoritaires« _ ; c’est elle « qui explique pour une part _ au moins _ les évolutions sécuritaires auxquelles nous assistons« … 

Michaël Foessel alors résume les trois apports du modèle moderne (hobbesien) _ soient :

« passion du calcul rationnel,

rappel à la finitude,

affect qui ne peut se dépasser que dans l’institution :

voilà les trois principales caractéristiques qui font de la peur un sentiment politique à l’intérieur de l’anthropologie classique«  _, afin d’y confronter ce qui se passe à notre époque :

« ce modèle est-il encore le nôtre ?« , demande-t-il, page 136. 

« Il semble que les peurs actuelles empruntent surtout au premier élément : la vigilance prônée dans les sociétés néolibérales est un appel constant à évaluer les risques _ voilà ! _ pour les intégrer à un calcul _ de plus en plus strictement utilitaire _ en termes de coûts et de bénéfices«  _ faisant devenir chacun et tous et en permanence des comptables de leur existence (réduite à cela) !!!

« Il est déjà moins sûr que la peur fonctionne encore comme un correctif à la démesure _ ah ! ah ! la cupidité du profit, de l’appât du gain (d’argent) n’ayant guère, déjà et en effet, de « mesure«  Les mesures sécuritaires _ en effet _ s’inscrivent dans un projet qui est celui de la maîtrise aboutie _ voilà ! _ du monde _ dont les hommes, s’agitant sans cesse _, comme si des technologies électroniques devaient tendanciellement se substituer aux évaluations humaines _ subjectives : par l’exercice personnel du juger… _ de la menace.« 

Et Michaël Foessel de commenter excellemment : « Ainsi qu’on le voit avec la biométrie, le rêve _ un terme qui doit toujours nous alerter ! _ sécuritaire est un rêve d’abolition de la contingence _ voilà l’horreur : le « rêve«  d’une vie enfin sans « jeu«  ! sans la marge d’incertitude d’une « création » éventuelle (= indéterminée, forcément) de notre part ; ce que Kant nomme aussi « liberté » du « génie«  ; ou qui, aussi et encore, est la poiesis _ dans lequel les identités individuelles sont réduites _ voilà ; et drastiquement : telle une implacable peau de chagrin… _ à des paramètres constants et infalsifiables _ une réification (= choséification) de l’homme ! La crainte (…) est _ alors _ plutôt le titre d’un nouveau fantasme de perfection : celui d’un monde régulé _ tel un lit de Procuste ! on y coupe ce qui dépasse _ par des informations dont il n’est plus permis de douter puisqu’elles ont été avalisées par la science _ et ses experts patentés ! en fait l’illusion mensongère (et ici servile et stipendiée !) du scientisme… La peur n’est rationnelle que si elle fait parvenir ceux qui l’éprouvent à un plus haut degré de perception _ pré-formatée _ du réel _ pré-sélectionné et bureaucratiquement breveté, ainsi, par quelques officines monopolistiques !

Mais les peurs actuelles peuvent plutôt être interprétées comme des angoisses _ sans contour ni objets identifiables : re-voilà ce concept crucial _ face au réel _ méconnu, lui, en sa diversité et spécificité qualitative : hors numérisation et comptabilité ! _ et à ce qu’il comporte de hasards _ bel et bien objectifs ! lire ici Augustin Cournot ; ou Marcel Conche : l’excellent L’Aléatoire (paru aux PUF en 1999)… _ et d’incertitudes » _ ludiques et glorieuses… Aux pages 136-137…

« Mais c’est surtout sur le dernier point, celui qui associe la peur et l’institution de la souveraineté, qu’il nous faut admettre ne plus vivre dans un monde hobbesien.« 

Car « la peur qu’éprouvent les sujets à l’égard des institutions est différente de la crainte raisonnable éprouvée face au Souverain«  _ énoncée et décrite dans Léviathan. « Dans un monde globalisé, les craintes _ désormais _ sont transnationales : c’est pourquoi les frontières classiques ne sont plus perçues _ par les individus _ comme des protections suffisantes« 

Et « des peurs contemporaines, on peut dire qu’elles sont « socialisées » en ce sens qu’elles renvoient à des attitudes _ larges et floues : voilà _ plus qu’à des actes illégaux _ spécifiés. Les citoyens ne sont donc pas seulement tenus de craindre les appareils étatiques de contrainte, ils doivent d’abord être vigilants face à _ tout _ ce qui, dans leur environnement immédiat _ infiniment ouvert et mobile _, les met _ subjectivement _ en danger« , pages 137-138.


Avec ce résultat que « le bénéfice de la peur politique, qui est de permettre aux individus de s’abandonner à _ la douceur presque insensible d’ _ une certaine confiance mutuelle _ oui : cette « civilité«  (« pacifique ») était l’objectif politique escompté, au final, du modèle d’État hobbesien _, est alors perdu au bénéfice d’une défiance _ rogue et perpétuellement malheureuse ; plus qu’intranquille : perpétuellement sur le bord de verser dans l’humeur querelleuse et agressive _ généralisée« , page 139. 

Avec aussi ce résultat, terrible : « les peurs d’aujourd’hui isolent _ voilà _ les individus parce qu’elles ne désignent pas un « autre » comme danger, mais se défient _ et fondamentalementdu réel social même _ en son entièreté. Les murs contemporains _ ceux qu’analyse Wendy Brown en son très remarquable Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique _ montrent _ cruellement, en leur réalisme ! _ que la peur n’est plus à l’origine d’un désir communautaire _ celui de « faire monde« , ou « société«  _, mais qu’elle est une invitation à faire sécession _ voilà ! en une « forteresse assiégée«  isolée du reste par ses barbacanes, fossés et douves… _ d’un monde jugé globalement pathogène«  _ (= toxique) : page 139…

Par là, « le modèle de l’aversion _ et de la fuite : mais jusqu’où ?.. _ semble plus adéquat _ en notre aujourd’hui d’« apeurement«  généralisé… _ que celui de la peur classique pour aborder les refus du présent« , en déduit Michaël Foessel, page 142.

Avec cette conséquence éminemment pratique que « confronté à un marché et à des risques qui ne connaissent plus de frontières, les souverainetés étatiques blessées _ et qui demeurent encore _ ne peuvent répondre autrement que sur un mode _ c’est à bien relever ! _ à la fois métaphorique _ ou magique ! d’où les palinodies d’incantations… _ et réactif au désir de monde clos qui anime la peur _ = l’angoisse, en fait… A force de discours _ et pas seulement ceux des communiquants et publicitaires, et autres propagandistes stipendiés _ qui affirment que le danger est partout puisqu’il est le monde lui-même _ voilà ! _, la peur a perdu _ et c’est un comble ! _ sa vertu de circonspection. N’étant plus en mesure de distinguer _ ni évaluer, ou mesurer, non plus ! _ le menaçant de l’inoffensif, elle tend à envisager _ fantasmatiquement _ toute chose _ à l’infini, continument ! _ comme un danger en puissance« , page 143. « Les peurs contemporaines ne font plus monde«  _ par là même : en un « esseulement«  (anti-social) proprement affolant…


Et « l’angoisse advient dans l’effondrement de ces significations _ qui furent jadis familières _ lorsque plus rien ne répond à nos attentes _ devenues seulement mécaniques et réflexes _ ou ne s’inscrit dans un horizon maîtrisé _ mécaniquement, aussi _ par nos actes«  _ selon quelque chose dont Kafka semble avoir, avec beaucoup, beaucoup d’humour, lui, exprimé très lucidement quelque chose…

D’où « les discours de la catastrophe » contemporains… Et « dans les politiques de la catastrophe _ qui se déploient si complaisamment _, il n’y a plus de différence de nature entre un monde qui menace de disparaître à cause de l’insouciance des hommes et une vie qui déraille » _ carrément ; page 146.

Certes « une catastrophe possède des remèdes, mais ceux-ci _ massifs, forcément… _ empruntent toutes leurs procédures à la science _ calculante, ainsi qu’à la techno-science (son compère), à partir de probabilités envisageables selon des moyennes… _ et aux mesures préventives _ techniques, mécaniques et automatisées _ qu’elle permet d’anticiper.

Sciences du climat, mais aussi du comportement, du crime, de la gestion des risques sanitaires et de la conduite _ envisageable, grosso modo, statistiquement… : le raisonnement se fait sur des ensembles, des masses, des foules ; et pas sur des singularités : non ciblables… _ des hommes _ coucou ! les revoilà ! _ : autant d’édifices théoriques qui figent l’avenir _ on en frémit ! tels des papillons promis (et condamnés) au filet, au formol et à l’épingle qui les immobilise pour l’éternité ! _ dans les prédictions _ ou prévisions ? imparables ?.. _ qui en sont faites.


Il faut _ très concrètement _ que la catastrophe _ massive !!! donc… _ soit un horizon _ incitatif suffisant ! pour les individus comme pour les gouvernants, par l’incommensurabilité de son caractère épouvantable ! sinon, on demeure insouciant ; et imprévoyant ! anesthésié qu’on est par le désir de confort et de routine ordinaire… _ pour que le monde et les vies deviennent prévisibles _ ceux qui contrôlent et calculent en étant à ce compte-là seulement, rassurés ! On ne maintient pas _ voilà ! _ les citoyens et les gouvernants dans la prévoyance active pour les lendemains si ceux-ci ne sont pas menacés _ rien moins que _ du pire. En sorte que les discours de la catastrophe ont tout de la prophétie autoréalisatrice : ils suscitent les peurs angoissées auxquelles ils proposent _ bien fort _ d’apporter une solution« , page 146.


Et « cette circularité _ voilà : auto-alimentatrice du système _ entre la peur angoissée _ sans objet nettement déterminé _ et la vigilance productive qu’elle induit _ voilà _ ne se limite nullement aux rapports entre les individus et les États. On n’expliquerait pas, sinon, qu’elle ait pu investir les vies jusque dans leur intimité _ mais oui ! _, réduisant toujours les espaces de quiétude. La peur incertaine _ angoissée, kafkaïenne… _ s’est transformée en élément _ productif _ de mobilisation permanente _ d’où la polysémie du titre de l’ouvrage : « État de vigilance«  : dont le sens, aussi, d’un état perpétué en permanence d’attention inquiète, voire stressée, des individus ; en plus de l’« État libéral-autoritaire« , adjuvant (et complice : bras séculier !) de l’économie néolibérale… _ dans un système global, que faute de mieux, nous appelons « néolibéralisme » _ voilà !

La vigilance ne serait jamais devenue un _ tel _ ethos majoritaire _ et continuant de se répandre _ si les trois dernières décennies _ après la fin des « trois glorieuses«  et la première grande crise du pétrole, en 1974… _ n’avaient pas été celles de l’introduction des horaires flexibles _ la flexibilité tuant la plasticité ; cf les excellents ouvrages là-dessus de Catherine Malabou… _, de l’affaiblissement des garanties liées au contrat de travail ; et de la sous-traitance à des entrepreneurs indépendants et socialement fragilisés«  _ en effet ! voilà des procédures empiriques diablement efficaces sur le terrain pour créer, multiplier et entretenir l’anxiété…


Et « le « management par la terreur » _ oui ! _ fait système _ lui aussi : par le haut ! _ avec ce réel angoissé _ oui ! _ où le fait de se sentir nulle part « chez soi » _ une barbarie ! _ est considéré _ managérialement ! Michaël Foessel cite ici une déclaration en ce sens de Andrew Grove, ancien PDG d’Intel : « la peur de la compétition, la peur de la faillite, la peur de se tromper et la peur de perdre sont des facteurs de motivation efficaces«  _ comme une vertu cardinale« , page 147 _ au bénéfice d’une nomenklatura, qui, elle, de fait, sait fort bien s’en exempter : cf les « retraites automatiques« , « parachutes dorés«  et « autres primes extravagantes« , précise Michaël Foessel, pages 147-148…

Le résultat étant que « dans les sociétés libérales, la majorité des individus est _ et de plus en plus : à moins qu’on ne s’emploie à y mettre fin !.. à inverser le processus ! _ soumise à une variabilité permanente _ dite « flexibilité«  : le contraire de la « plasticité«  artiste ; et des démarches souples et ouvertes à l’accident de l’imprévisibilité du « génie«  _ des formes de vie _ Michaël Foessel reprend ici l’expression de Paolo Virno ; cf aussi son Opportunisme, cynisme et peur _ ambivalence du désenchantement_ qui favorise l’apparition des craintes angoissées« , page 148. « Étrange procédure que celle dont on attend _ les néolibéraux ! du moins… _ qu’elle produise de la stabilité psychologique et sociale _ systémiques : une induration de l’habitus… _ par l’exacerbation des inquiétudes » _ des individus (pire que stressés)…

Et Michaël Foessel de conclure son chapitre « Cosmopolitique de la peur ? » :

« Dans tous les cas, il nous faut renoncer à nos espoirs _ sic ! _ dans une cosmopolitique de la peur _ pour reprendre le concept kantien… : soit la perspective d’un tel affect qui « ferait monde«  ! pour la collectivité des humains que nous sommes… Le cosmopolitisme n’est possible que là où _ décidément _ il y a des institutions et là où il y a un monde _ se faisant par nos coopérations effectives et lucidement confiantes (de vraies personnes sujets, et non réduites au statut d’objets) :

on aura depuis longtemps compris combien j’applaudis à ce « diagnostic«  de Michaël Foessel _ pour reprendre le titre (au pluriel : « diagnostics« ) de cette « collection » du « Bord de l’eau« , que dirigent Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc !


Or, les peurs angoissées sont solitaires et acosmiques
_ hélas ! _ : elles n’ont pas d’autre horizon que celui de la catastrophe » _ et font mourir les individus (isolés, s’isolant les uns des autres, désocialisés ; et sans œuvres !) de mille morts avant la mort biologique définitive… Ce ne sont pas là des vies vraiment « humaines » ! mais « inhumaines » ! barbares !

« Mais _ et ce sont les mots de Michaël Foessel en sa conclusion, page 155 _, entre l’audace _ téméraire _ de l’aventurier et la prudence _ calculante, comptable _ de l’entrepreneur _ ainsi, aussi, que la lâcheté (veule) devant la peur ; ou la soumission (maladive) à l’angoisse _, il y a le courage de l’action qui se mesure _ sans opération de calcul comptable, cette fois ! et joyeusement ! _ à l’imprévisibilité _ ludique _ du monde. Cette vertu collective _ et pas seulement personnelle et individuelle, par là ; mais civique (et civilisatrice !) _ est nécessaire pour que nos désirs politiques _ authentiquement démocratiques : à rebours des populismes démagogiques (bonimenteurs) menteurs ! _ osent à nouveau se dire dans un autre langage que celui _ apeuré et apeurant, avare et mesquin, aveuglément cupide ! _ de la sécurité _ soit le langage de la liberté créatrice d’œuvres authentiquement (= qualitativement !) « humaines« 

Un défi exaltant…

Existent d’autres régimes d’attention _ ou « vigilance« , avec d’autres rythmes… _que cette mesquinerie réductrice utilitariste néolibérale « coincée » ! D’autres désirs que de sur-vivre (soi, tout seul) biologiquement, et à tout prix ! Ou seulement s’enrichir _ gagner plus ! _ !.. Quelle pauvreté d’âme ! Quelle bassesse ! Quelle porcherie que cette cupidité exclusive !

Une attention un peu plus généreuse (et ludique _ jouer…) à l’altérité amicale (ou l’altérité amoureuse _ il y a aussi l’altérité des œuvres) ; et non inamicale _ Michaël Foessel cite aussi à très bon escient Carl Schmitt, et cela à plusieurs reprises _ ou concurrentielle !

Quelles terribles restrictions (et appauvrissements _ qualitatifs ! _) de l’humanité voyons-nous se déployer sous nos yeux avec cette économie politique néolibérale conquérante, exclusive, totalitaire ! en plus du ridicule infantile de son exhibitionnisme bling-bling !..

C’est cette anthropologie joyeuse-là qu’il vaudrait mieux, ensemble, en une démocratie ouverte, réaliser, joyeusement, souplement, et les uns avec _ et pas contre _ les autres…

Aider à advenir et s’épanouir une humanité mieux « humaine » !..

Titus Curiosus, ce 22 avril 2010

Post-scriptum :

Avec un cran supplémentaire de recul,

je dirai que la pertinence de l’analyse de l’état contemporain de l’État

(ainsi que du Droit : ici la réflexion de Michaël Foessel s’inscrit dans la démarche d’analyse lucidement riche d’un Antoine Garapon, comme dans celle de Mireille Delmas-Marty)

me paraît tout particulièrement redevable à la démarche de Michel Foucault _ en ses leçons au Collège de France, tout spécialement : leçons dont la lucidité fut sans doute en quelque sorte « accélérée«  par le sentiment de l’urgence de ce qui lui restait de temps, terriblement « compté« , à « vivre«  ! _ quant à l’historicité et des réalités et des concepts _ ensemble : ils font couple ! _ afin de les penser et comprendre :

à l’exemple _ encourageant ! _ de ce qu’une Wendy Brown retire de la méthode foucaldienne.

Soit un refus de la « substantialisation«  _ le terme est employé au moins à deux reprises dans le livre _ des concepts, de même qu’une critique reculée des « thèmes«  _ ce terme aussi revient à plusieurs reprises : les deux font partie de l’épistémologie critique foesselienne, en quelque sorte… La compréhension du réel, en son historicité même, requiert donc une telle mise en perspective à la fois cultivée et critique. 

C’est ainsi que la philosophie de l’État, ainsi que l’anthropologie _ classiques, toutes deux, en philosophie politique _ d’un Thomas Hobbes, doivent être relues et corrigées afin de comprendre ce qui change, ce qui mue, ce qui devient autre et se transforme à travers l’usage (faussement similaire) des mots, des expressions, des concepts, même, pour « suivre » et saisir vraiment ce qui « devient » (et mue) dans l’Histoire :

ici, en l’occurrence, comprendre « l’État libéral-autoritaire » et les « peurs angoissées » contemporains.

Comment la peur est « utilisée » autrement aujourd’hui qu’hier par un État _ avec ses appendices idéologiques _ qui, lui non plus, n’est plus le même ; et selon des affects qui eux-mêmes ont « bougé« . Et qu’il importe absolument de comprendre, en ce « bougé » même, pour mieux saisir le sens de ce qui advient maintenant ; et mieux agir au service d’un « humain » qui lui-même change (et se trouve « malmené » !)…

Ce qui _ nous _ impose _ aussi _ d’autres modalités d’action, notamment politiques, au service des valeurs d’épanouissement des humains : au lieu d’une « guerre _ même sous d’autres formes _ de chacun contre tous« .

Voilà comment Michaël Foessel, en son travail d’analyse philosophique, en ses livres publiés, comme en son travail d’articles dans la revue Esprit, au courant des mois et des années, nous offre un travail au service de l’épanouissement de l’humain…

Et d’un « faire monde » courageux : les deux étant liés…

Grand merci à ces contributions !!! Elles sont importantes !

C’est aussi une mission _ d’une certaine importance ! en effet… _ du philosophe _ faisant ce que sa démarche (d’intelligence comme d’action : en intense corrélation…) lui permet d’effectivement faire _ que de s’inscrire, avec son effort d’intelligence critique du réel, dans une démarche d’aide à la lucidité de la cité _ et des citoyens : tant qu’il en demeure, du moins ; mais le pire (ou la « catastrophe« ) n’est pas toujours le plus sûr, heureusement, peut-être !..

Le devenir de la « langue littéraire » en France de 1850 à aujourd’hui : un admirable travail pour comprendre ce qui menace de mort l’exception (culturelle) française et les « humanités »

30déc

« La langue littéraire _ Une histoire de la prose en France, de Gustave Flaubert à Claude Simon » est un ouvrage, sous la direction de Gilles Philippe et Julien Piat, aux Éditions Fayard, absolument passionnant, qui explore avec une réjouissante précision d’analyse (dans le détail !) la construction dans la France d’entre 1850 et 1980 d’une langue

_ cette « langue littéraire » d’une prose un peu « artiste« , précisément :

de Flaubert, et des frères Goncourt à Claude Simon, en passant par Émile Zola, Charles Péguy, Marcel Proust, Jean-Paul Sartre & Roland Barthes, pour ne retenir que les plus représentatifs des représentants des divers styles qui, tour à tour, affleurent, règnent, un moment (1860, 1880, 1900, 1920, 1940, 1960, avant la défaillance des années 80), puis laissent la place à d’autres… ;

que révèlent et analysent magnifiquement les six contributeurs à cet ouvrage : Stéphane Chaudier, Michel Murat, Gilles Philippe, Julien Piat, Christelle Reggianni et Stéphanie Smadja… _

langue ayant des fonctions idéologiques cruciales (« artistes« , « culturelles« , apparemment ; mais non sans de subtiles vraies jouissances !..) pour l’imaginaire national,

tout particulièrement sous la III ème République,

mais aussi en ce qui lui succède, jusqu’à aujourd’hui,

sur le déclin, puis face au renouveau, de la rhétorique :

déclin constant de la rhétorique au XIX ème siécle (avec déclin, aussi, concomitant, de l’enseignement du latin) ;

puis renouveau _ actuel _ de la rhétorique, lié au déploiement irrésistible et maintenant mondialisé du marketing au XX ème siècle…

Quid, ici, au passage, de ce « chiffon rouge » de l’« identité nationale » ?..

La rhétorique _ utilitaire : en matière de communication et de pouvoir sur l’autre _ étant l’autre de la « littérature » en matière de « langue » !..

Et la « prose littéraire » se construisant, historiquement, donc, une notable « place » entre la poésie, d’une part, et la prose scientifique _ et d’« essai« , et, encore, de pure information (communication & propagande)… _ d’autre part…

Cela permet de comprendre, en regard, le devenir (historique) de l’école (formatrice des esprits) ;

et plus généralement de la culture (« humaniste«  :

à distinguer, donc _ c’est ma conviction _ de ce que Michel Deguy nomme le « culturel » : pleinement idéologique, lui)…

C’est, alors, de rien moins que de la nature _ essentiellement « plastique » et « flexible » (sur cette différence, cf les travaux de Catherine Malabou : par exemple « Ontologie de l’accident _ essai sur la plasticité destructrice » ; ou « La Plasticité au soir de l’écriture _ dialectique, destruction, déconstruction« …), et donc éminemment fragile _ de l' »humain » lui-même _ cf aussi le radical « Humain, inhumain, trop humain«  d’Yves Michaud, réfléchissant sur l’œuvre de Peter Sloterdijk (dont l’important « Règles pour le parc humain« , aux Éditions Mille et une nuits)… _ qu’il s’agit dans cette histoire des « humanités » et de leur langue,

en partie du moins  :

la partie non strictement positive _ voire « positiviste«  _, préciserai-je, de la formation des personnes (et de ce que Walter Benjamin appelle « l‘expérience« , menacée de « destruction » ! _ jugeait-il, en les passablement inquiétantes, déjà, années 30…

Cf là-dessus le passionnant récent ouvrage de Georges Didi-Huberman : « Survivance des lucioles« , face au « pessimisme« , à mieux « organiser« , selon lui, d’un Giorgio Agamben ; dès « Enfance et histoire _ destruction de l’expérience et origine de l’Histoire« , son premier livre publié, en 1977…) ;

celle qui rivalise, justement, avec la langue « positive » des « sciences« , surtout les plus « dures » _ mais les autres aussi (dites « sciences humaines«  ; cf les positions là-dessus d’un Pierre Bourdieu…) _, pour tenir,

avec un succès assurément fragile et à bien mesurer, aussi, dans ses fluctuations

_ cf par exemple, « sur le terrain«  (éminemment sensible d’un réel assez décisif ! pour l’individu !), la fonction des « Grandes Écoles«  en France ; et la place, minime, pour ne pas dire infime, mais non sans une certaine aura, toutefois, des filières dites « littéraires«  par rapport aux filières dites « scientifiques » (en fait « techno-scientifiques » et même, désormais, carrément « techno-commerciales » : vers où penchent donc, de fait, ces disciplines « ingénériales«  ?.. « polytechniques » ?..) ; et les conséquences qui s’ensuivent dans les hiérarchies sociales qui, en partie assez considérable, en résultent… _

cette langue (« littéraire » ; ou des « humanités« ) en tant que partie non strictement positive de la formation « humaine » des personnes

qui rivalise, donc _ avec ses styles ! jusques et y compris un « style«  authentiquement personnel, singulier ; comme en quelques artistes ! _, avec la langue « positive« 

pour tenir le haut-du-pavé !.. Face au « dés-humain » et « dés-humanisant » de ce qu’affrontent (et deviennent !.. passivement ; à leur corps _ et âme ! _ défendant, même _ quand et si âme il y a…) les personnes dans les applications massives on ne peut plus effectives, et certes bien efficaces, toujours sur le terrain _ en dur ! _ du réel, du concept pragmatique managérial  de « ressources humaines » !


Soit le « dés-humanisé » de l’homme

comme pur et simple « simple moyen« , seulement _ le reste étant sans utilité (dite alors « économique« ) ! _, dans le flux _ seul « intéressant » !.. _ des profits _ comptables _ de ventes _ qui prévalent ! voire seuls « comptent » ! _ de « marchandises » où il _ l’homme, encore _ tente de surnager…

Soit, un enjeu historique rien moins que civilisationnellement _ ou historialement, pour d’autres _ crucial ;

et qui aide, au passage, peut-être à saisir un peu mieux ce qu’a pu être et a effectivement été _ voire résiste un peu encore… _ « l’exception française »

face au rouleau compresseur mondialisé _ globish, en version de « langue«  _ du libéralisme pragmatique anglo-saxon triomphant…

Le détail des analyses, sur 534 pages (d’une très grande richesse), des auteurs de cet ouvrage, « La langue littéraire _ Une histoire de la prose en France, de Gustave Flaubert à Claude Simon« , _ Stéphane Chaudier, Michel Murat, Gilles Philippe, Julien Piat, Christelle Reggianni et Stéphanie Smadja, je rappelle les noms de chacun de ces contributeurs remarquables ! _ est absolument passionnant !

Une mine de culture sensible de la plus haute qualité ! déjà !

Et donc un must pour l’homme cultivé !..

En plus de la grâce gratuite de ses enchantements sans nombre pour l’intelligence de la sensibilité, de l' »aisthesis« …


Un très grand livre que ce « La langue littéraire _ Une histoire de la prose en France, de Gustave Flaubert à Claude Simon« …


Titus Curiosus, ce 30 décembre 2009

L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de « Julie ou la Nouvelle Héloïse »

12déc

Le choix de Céline Spector de donner la parole, dans le cadre des conférences de la saison 2009-2010 de la « Société de Philosophie de Bordeaux« , à l’excellent Martin Rueff mardi dernier 8 décembre sur le sujet du « temps du récit » dans l’œuvre, multiforme _ et sous cet égard aussi, particulièrement intéressante ! _, de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) _ entre « L’Émile« , en 1762, et « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , en 1761 ; ou, encore, le premier des « Dialogues » (in « Rousseau, juge de Jean-Jacques« , commencé de rédiger en 1772 et paru, posthume, en 1780) _ en une conférence d’une très grande finesse _ à partir des réactions dont témoigna Rousseau lui-même à l’ultime tableau de Nicolas Poussin dont le sujet est « Le Déluge« , en « L’Hiver » de la sublimissime série des « Quatre saisons » du peintre des Andelys (1594-1665) : on peut les admirer se faisant face, les quatre, à un carrefour de grands couloirs du Louvre (depuis qu’elles furent intégrées, ces quatre-là, aux collections royales, Louis XIV les ayant gagnées, au jeu de paume, en 1665, contre le premier duc (après le cardinal lui-même !) de Richelieu (Armand-Jean, 1639-1715 : celui-ci, petit-neveu du cardinal, héritant du titre par lettres patentes, en 1657) qui les avait commandées au « romain«  Nicolas Poussin !  au sein d’un lot de vingt-cinq tableaux de la collection du duc de Richelieu !.. _ ;

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff en une conférence d’une très grande finesse intitulée « Le Pas et l’abîme _ ou la causalité du roman gris » _ c’est-à-dire faisant (assez virtuosement !..) l’économie du romanesque, à la Samuel Richardson (1689-1761) : « romanesque«  réputé (justement ! se reporter aux chiffres !) vendeur … : avec un immense succès pour pareil exploit d’écriture (grise, donc, ici…) ! Le roman (« gris« ) de Jean-Jacques « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , qui parut en 1761 chez l’éditeur Marc-Michel Rey à Amsterdam et qui allait être maintes fois réédité, fut, en effet, lui aussi, à son tour, après le « Pamela«  (en 1740) et le « Clarisse Harlowe » (en 1748) de Richardson, l’un des plus grands succès de librairie de la fin du XVIIIe siècle _,

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff

m’a non seulement personnellement permis d’un peu mieux pénétrer dans la pluralité des régimes d’écriture du très ingénieux polygraphe qu’a été Jean-Jacques Rousseau, insatiable chercheur de formes de reconnaissance éditoriales (ainsi qu’aussi de la part du lectorat), au moins autant que sociales, de sa singularité, en ce riche « siècle des Lumières« , au milieu de tant de talents d’esprits eux-mêmes acérés et brillants se disputant la focalisation des attentions des regards des membres assidus des salons parisiens _ Céline Spector m’avait déjà recommandé, il y a quelque temps, quand je lui faisais part de mon goût pour le très riche d’enseignements divers « L’Âge de la conversation« , de Benedetta Craveri (après son passionnant, déjà, « Madame du Deffand et son monde« ), du travail foisonnant, lui aussi, « Le Monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIème siècle » d’Antoine Lilti _,

mais aussi, et mieux encore _ pour ce qui concerne ma curiosité personnelle ! _, signalé le travail de fond de Martin Rueff _ d’abord, le colloque de Cerisy, en mai 2006 : « Michel Deguy : l’allégresse pensive«  (aux Éditions Belin) ; puis le récent « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel«  _ autour des soucis de l’incisivité de la parole d’un esprit aussi judicieux et lucide que celui de ce contemporain majeur, aujourd’hui, qu’est Michel Deguy _ né en 1930, c’est son ami Jean-Marie Pontévia (1930-1982), mon maître d’Esthétique à la Faculté des Lettres de Bordeaux, qui m’avait fait découvrir son œuvre avec « Actes« , dès 1966… _ :

du « grand » Michel Deguy, lire en toute première et radicale urgence son indispensable et si remarquablement incisif, en effet, « Le Sens de la visite« , paru aux Éditions Stock en septembre 2006 : un livre lui-même majeur (!!!) _ qu’il m’est arrivé plus d’une fois de citer dans des articles de mon blog, tout particulièrement pour sa critique acerbe et tellement perspicace de ce qui se présente, expose, affiche, montre (à quelque reconnaissance « admirative«  d’autres : un public…) comme « culturel« 

Le titre même de ce travail majeur pour l’intelligence même de notre aujourd’hui _ rien moins ! _ qu’est ce « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel »

s’éclairant par ces lignes superbes de l' »Avertissement » (qui ouvre et nous présente le travail de ce livre généreusement ample _ de 460 pages : alertes autant que charnues ! _ en même temps que merveilleusement précis _ l’« Avertissement » court de la page 7 à la page 36) de Martin Rueff, à la page 11 :

« En dépit de ses inachèvements et de sa difficulté, l’étude de Walter Benjamin sur Baudelaire

_ « Charles Baudelaire _ Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme » !.. traduite en français par Jean-Yves Lacoste en une parution chez Payot en 1982 ; et rééditée en « Petite bibliothèque Payot » en 2002 _,

dont je reprends le titre

et dont j’essaie de prolonger l’enquête _ nous avise très précieusement Martin Rueff en cette page 11 de son grand essai _

eût dû convaincre les plus obtus

_ c’est-à-dire ceux qui s’obstinent à comprendre « la question de la situation en terme de « réduction » (sociologique, économique, philosophique, etc…) et qui restent prisonniers du schème mal entendu d’une poésie comète impossible à situer, collection d’hapax et de constellations inexplicables« . Avec cette double conséquence (malheureuse !) qu’« ils dessinent des cartes où les fleuves sont privés de source et dont l’embouchure se perd«  et que, alors, « on a du mal à inscrire les noms dans le paysage«  _ de la vraie culture _ ;  qu’« on se perd«  ; et qu’« on se prend à rêver _ seulement !.. _ sur des portulans anciens où la poésie semblait plus facile à situer » _ et pour cause : bien des « routes de culture«  se sont depuis bien brouillées, en la « modernité«  hyper-technologisée… ; il s’agit là des phrases précédant immédiatement celle qui fournit la clé du titre de l’essai de Martin Rueff ! _

eût dû convaincre les plus obtus« , donc, que

« situer un poète,

c’est se donner le moyen de le lire :

se loger dans la réceptivité imposée par son œuvre,

l’habiter,

faire se rejoindre les conditions de son intelligibilité et les dimensions ouvertes par sa sensibilité. »

Ainsi que « comprendre sa beauté« , toujours page 11.

Et Martin Rueff de préciser encore, un peu plus largement, et toujours page 11 de cet « Avertissement«  :

« Toute situation de la poésie implique une réflexion sur l’imaginaire politique et social de la langue, une thèse sur les rapports entre les catégories historiques et les catégories linguistiques. Cette réflexion animait  _ oui ! _ la pensée de Walter Benjamin« . Et « Elle est au cœur de la réflexion de Michel Deguy sur la langue de la littérature  _ « Qu’est devenue la beauté « en français » (ou du français, si vous préférez) ?«  (in « Le Grand cahier Michel Deguy » qu’a dirigé et publié Jean-Pierre Moussaron, aux Éditions « Le Bleu du ciel« , à Bordeaux, en 2007) _ et de ses méditations récurrentes sur la traduction« , toujours page 11 de son magnifique « Différence et identité « 

Voilà pour présenter bien trop rapidement ce grand livre

_ auquel je ne manquerai pas de consacrer un plein (et vrai) article…

L’article récent de  Jean-Claude Pinson sur « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff

est assez judicieux pour que je me permette de le relayer (à lire) ici…

Le voici :

« Si Michel Deguy, parmi les poètes de sa génération, n’est ni le plus immédiatement lyrique ni le plus avant-gardiste, il est cependant, nous dit Martin Rueff, le « plus décisif » _ un adjectif particulièrement perspicace ! Or, pour qu’une œuvre puisse être envisagée à _ juste _ hauteur de ses enjeux et de son ambition propres (de sa décisive incidence _ voilà ! _), il ne lui suffit pas de persister dans son être. Il faut encore qu’elle soit vraiment comprise et lue _ certes ! d’abord réellement « lue« , puis « vraiment comprise« , en profondeur, si je puis m’exprimer ainsi, par un large public qui fasse réellement « sienne«  sa « leçon » !..

C’est seulement alors qu’elle peut opérer _ voilà ! _ dans l’époque, une époque où plus rien de va de soi _ c’est même assez peu dire ! _ quant à la poésie _ face aux usages mercantiles massifs, marketing aidant, de la rhétorique qui a fait son (immense) retour ! Cf ici l’important travail dirigé par Gilles Philippe et Julien Piat : « La Langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon« , qui vient de paraître aux Éditions Fayard ; et sur lequel je rédigerai prochainement un article. Un travail très important ! Cette remarque étant, bien sûr, un ajout entièrement mien… Et la chose est d’autant moins aisée que l’œuvre _ poétique de Michel Deguy _, assurément difficile _ tant elle est fine, affutée, pointue jusqu’en l’« abstraction«  de concepts, et jusqu’à quelques néologismes, parfois, qu’elle manie : quand l’occasion de leur « précision«  acérée se fait « sentir«  _, déconcerte l’idée moyenne _ voilà _ de la poésie que façonnent les _ un peu trop _ habituels _ = convenus _ outils de sa réception. Dans cette perspective, en proposant l’approche la plus fouillée et synoptique _ oui ! une analyse magnifique de clarté ! _ que l’on connaisse à ce jour de l’œuvre considérable _ et le plus souvent « creusante« … _ de Deguy, le premier grand mérite _ oui ! _ de l’essai de Martin Rueff est de fournir les cadres conceptuels _ voilà ! _ d’une réception à la hauteur _ c’est exactement cela ! _ d’une poésie et d’une pensée poétique d’une rare exigence _ qui en font, aussi, les deux indissolublement, son prix.

Souvent l’érudition, plus qu’un étai, se révèle être un écran dans l’appréhension d’une œuvre. Bien qu’il fourmille de références et de notes de bas de page, le gros essai _ de 460 généreuses pages _ de Martin Rueff ne tombe pas _ en effet ! _ dans ce travers. Son érudition n’éblouit pas, mais éclaire _ c’est tout à fait cela ! _, convoquant _ avec une très grande générosité, donc _ les travaux des poéticiens comme ceux des philosophes, des anthropologues ou des linguistes, pour mieux mettre à jour et reconstruire de l’intérieur _ oui ! _ la « poétique profonde » _ en son « chantier de fouilles » en permanence poursuivi, sinon perpétuellement recommencé… _ de l’œuvre de Deguy _ voilà ! Et il n’en fallait pas moins sans doute _ au-delà des successifs ouvrages de Michel Deguy lui-même _ pour saisir les enjeux _ oui ! _ d’une œuvre qui se sera frottée _ avec un fier constant courage ! _, tout au long de plus d’un demi-siècle, à la plupart des grandes questions portées par les penseurs et créateurs de notre époque (de Heidegger à Derrida ou Negri en passant par Zanzotto ou Claude Lanzmann). Ce faisant, la somme de Martin Rueff, au-delà de l’œuvre propre de Michel Deguy, se présente _ aussi, même si c’est en une parfaite discrétion ! _ comme un grand traité de poétique _ oui ! _, susceptible de nourrir la réflexion _ oui ! _ de tous ceux qui continuent aujourd’hui à penser que l’affaire de la poésie, dans le moment même de son retrait, demeure paradoxalement une chose des plus sérieuse _ et comment ! Car si la naïveté (une naïveté seconde) peut être aujourd’hui recherchée par le poème, nul ne peut plus ignorer, « après le constat de Schiller et la leçon de Baudelaire », que la naïveté théorique n’est plus, ne peut plus, elle, être de mise _ cf pages 194-195.

En écho à Heidegger («Identité et différence », dans « Questions I« ) et à Deleuze (« Différence et répétition« ), le livre de Martin Rueff sonne, par son titre, comme un traité philosophique. S’il ne s’y réduit évidemment pas, ce n’est pas cependant usurpé _ en effet ! Non seulement parce que Deguy est _ bien _ un « poète métaphysique », mais parce que, déplaçant _ oui  _ les frontières ordinairement reconnues entre poésie et philosophie, l’auteur du « Tombeau de Du Bellay » _ aux Éditions Gallimard en 1973, puis en 1989 _ fait à sa façon œuvre de philosophe créateur (à propos notamment de questions aussi essentielles que celles de la différence ou du schématisme _ en effet ! _). De ce point de vue Martin Rueff n’a pas tort de parler d’un « tournant littéraire » de la phénoménologie, tournant dont le poète serait l’un des acteurs majeurs. Et l’on prend mieux la mesure, à lire cet essai majeur, de l’importance de Deguy aussi comme philosophe _ philosophe singulier, car philosophe depuis la poésie. En effet !

Le titre de l’essai l’indique, c’est rien de moins que dans le grand débat post-hégélien relatif aux limites de la raison dans son rapport au réel que s’inscrit la pensée de Deguy. Débat essentiel, tant pour la philosophie que pour la littérature, où l’héritage critique de Heidegger comme celui de Bataille ont connu maints développements majeurs, aussi bien chez des philosophes comme Derrida que chez des poètes penseurs comme Bonnefoy ou Prigent. Pour le dire très vite, l’apport propre de Deguy est de proposer une théorie de la connaissance poétique _ oui _ comme _ et l’expression est à relever ! _ « empirisme perçant » doublée d’une critique _ acerbe ! _ de notre époque comme apothéose de l’arraisonnement du monde _ voilà ! _ par la technique (le Gestell heideggérien) sous la forme du « culturel » _ d’où des références multipliées, ces derniers temps, aux travaux de Bernard Stiegler, de la part de Michel Deguy… À la réduction tautologique du réel, au clonage généralisé _ voilà ! _ de toute chose qui résulte du triomphe planétaire de l’image-simulacre _ cf ici les références au travail lumineux de Marie-José Mondzain _, au Goliath d’un « culturel » proprement « géocidaire » _ voilà l’urgence et l’étendue du dégât ! _, le David de la poésie et de la pensée poétique oppose, selon Deguy, une démarche qui est celle, homologique, de la comparaison _ et de la métaphore (et du métaphorique, aussi). Hospitalière, jetant de mille façons des ponts _ oui ! _ entre les choses, cette pensée du « comme », au lieu de ramener les choses à l’identique, se fait gardienne _ anti-technique _ de leurs différences _ reliquaires. Ainsi comprise, la poésie est ce qui peut « sauver les phénomènes », par son attention _ toujours singulière ! _ à leur surgissement _ intensif, au rebours des anesthésies extensives _, par le pouvoir d’une « pensée approximative » (fondamentalement métaphorique _ voilà ! _), approchante et rapprochante _ dans l’acte esthétique même du « recevoir » vivant ! _, où la comparaison suppose la comparution _ active ! et « incisive«  !


C’est donc bien dans le sillage de la phénoménologie que Deguy inscrit sa pensée. Mais il le fait, montre Martin Rueff, en mettant l’accent sur la dimension langagière _ avec la poiesis du jeu des signifiants, aussi ; outre celui des « figures » ; et du lyrisme _ de cette comparution. Il infléchit ainsi la phénoménologie dans le sens d’une figurologie, entendue en un sens plus ontologique d’ailleurs _ oui ! _ que rhétorique. À quoi s’ajoute une composante critique en un sens kantien, Deguy s’interrogeant sur les conditions de possibilité d’une parole poétique apte _ oui _ à se saisir _ avec probité ! _ de la vérité du phénomène. Ce pourquoi on trouve dans son œuvre toute une théorie du schématisme (de l’imagination transcendantale) comme source première de toute pensée et de toute diction _ et c’est crucial ! _, l’originalité de l’auteur étant de proposer un schématisme articulatoire _ voilà ! _, i. e. fondé sur les formes du discours, sur la temporalisation propre à la finitude humaine _ ce qui revient à faire de la « raison poétique » le lieu même _ activé _ des analogies de l’expérience et du transcendantal. Il s’ensuit que la poésie est tout sauf ornementale _ certes ! Au contraire, la théorie du « comme » permet d’asseoir l’idée d’une « vérité poétique » qui n’est pas simplement oraculaire. Deguy, pour ce faire, remanie la théorie heideggerienne (celle de l’alétheia, de la vérité comme « dévoilement ») en réhabilitant la vérité de jugement (et son caractère prédicatif) _ et sa responsabilité. D’où la prévalence chez lui, à rebours du privilège accordé par Heidegger à la nomination, d’une poétique _ assez française : au meilleur de son génie historique, veux-je dire… _ de la phrase _ oui _, de l’énoncé articulé.

L’ouvrage s’attache aussi à creuser la question cruciale de l’expérience poétique : comment, dans le contexte de ce que Benjamin a nommé la « chute de l’expérience », le poète peut-il encore témoigner _ oui _ de son être au monde, de son attachement _ oui ! passionné… _ aux phénomènes, s’il n’a plus affaire qu’à du simulacre ? La réponse de Michel Deguy consiste à inventer un lyrisme critique où le oui de l’affirmation, de l’attachement à ce qui survient à la faveur _ aimante _ de la circonstance _ soit l’espiègle dispensateur Kairos !.. _, ne va pas sans détachement _ condition de la hauteur de vue. Dans le droit fil de Du Bellay et de Mallarmé, la poésie est pensée comme « décevante » _ avec une pointe, ainsi, redoutable, de mélancolie... Si elle célèbre, si elle travaille à la « révélation », c’est sur fond de « profanation » _ acerbe, elle. Et cette tension _ oui _, montre Martin Rueff, renvoie en dernière instance à un « Je » de l’aperception lyrique foncièrement temporalisé _ en effet ! d’où le choix de l’expression (et titre) du « Sens de la visite«  : quant à toute une vie !.. En des pages d’une grande densité, l’auteur établit un lien entre la temporalité intime dévoilée selon Hegel par la musique et le « battement ontologique » propre à l’aperception lyrique (propre à une « pulsation d’apparition-disparition » essentielle _ le rythme ! _ chez Deguy). Tout le problème est alors de penser l’articulation de ce niveau temporel-existentiel avec le niveau proprement historique où s’inscrit la thèse benjaminienne de la « chute de l’expérience ». Martin Rueff ne s’y attarde pas explicitement ; il préfère mettre l’accent sur l’opération lyrique consistant, chez Deguy, à « ineffacer » le « devenu incroyable » _ formulation assez cruciale _, à témoigner en mode profanatoire de cette « merveille » qui naguère constituait l’aliment même du lyrisme. Et c’est cette opération négative-affirmative d’« ineffacement » qui explique pourquoi le lyrisme moderne ne peut être qu’ironique et articulatoire : « chez Deguy, ce qui appartient au lyrisme, c’est la phrase ». Le propre d’un ouvrage important consacré à une œuvre « décisive » est de nous conduire au seuil de questions elles-mêmes décisives _ oui !

Pour ma part, j’en retiendrai volontiers deux _ ajoute alors, en forme de « commentaire » un peu plus sien, Jean-Claude Pinson : je le suivrai moins sur ces terrains.

La première a trait au thème majeur du « culturel » ; s’il est certes un phénomène aujourd’hui plus que jamais « total », peut-il être réduit à ce versant apocalyptique _ certes _ que Deguy pointe par exemple dans sa critique du tourisme ? Le risque n’est-il pas, en demeurant trop tributaire d’une opposition frontale _ certes _ du Grand Art et de la culture populaire, opposition héritée de Heidegger autant que d’Adorno, d’appréhender de façon trop univoque cette réalité du « culturel » ? Dans son débat avec Negri, Deguy formule, à propos de l’idée de « multitude », une critique acérée des errements (notamment totalitaires) où risque de conduire l’ «ontologie de l’un » dont serait solidaire cette notion chez Negri. C’est cependant passer trop vite par pertes et profits, me semble-t-il, tout l’apport d’un concept qui, dissocié de celui de « masse », permet de faire droit à l’idée de singularités créatrices confluant vers le commun en même temps que maintenant leurs différences. Ainsi comprise, la « multitude » n’est pas séparable d’une puissance, d’une agency poétique, qui fait de ce que j’appelle _ avance Jean-Claude Pinson _ le « poétariat » autre chose que le sujet passif d’une fatalité d’époque. De ce point de vue, le livre trop méconnu de Negri sur Leopardi (« Lent genêt« ) est un livre décisif pour comprendre les ressorts d’une possible résistance biopoétique au biopouvoir dont l’hégémonie du « culturel » est synonyme.

Une seconde question porterait sur les divers horizons philosophiques possibles pour la poésie aujourd’hui. La démarche de Michel Deguy, Martin Rueff le montre bien, demeure solidaire d’un horizon de pensée qui est fondamentalement celui de la phénoménologie. Il en résulte une inflexion de sa « poétique profonde » dans le sens d’abord d’une gnoséologie, d’une réflexion sur ce que peut la poésie dans l’ordre du connaître. De ce point de vue, quant à la question fondamentale de l’habitation poétique, Deguy est l’héritier de Hölderlin, de sa poétique spéculative (je songe ici aux essais récemment rassemblés et traduits par Jean-François Courtine sous le titre de « Fragments de poétique« ). La dimension pratique, « poéthique » et politique, n’est évidemment pas absente de l’œuvre de Michel Deguy (de l’expédition de l’Améréïde aux réflexions sur la question de la communauté). On ne peut pas ne pas se demander, cependant, ce qu’il peut en être aujourd’hui, « à l’apogée du capitalisme culturel », de la poésie, quelque « décevante » qu’elle soit, si on l’envisage à la lumière d’une philosophie pragmatique plutôt que spéculative : que peut encore la poésie, comme schématisme pratique, dans l’ordre des formes de vie ? Peut-on avec elle reconstruire ? Sans doute alors faudrait-il aller vers d’autres horizons philosophiques, plus soucieux des usages, qu’il s’agisse du second Wittgenstein, de Foucault ou Deleuze, ou encore du Barthes de la fin, celui qui s’inquiétait, en même temps que du quoi (et pour quoi) écrire, du comment vivre. »

Une bien belle analyse de Jean-Claude Pinson ; ainsi qu’un commentaire ouvert…

Composant ce riche dossier,

voici encore une série passionnante de « documents » sur ce travail récent de Martin Rueff :

D’abord, et au premier chef, bien sûr, ce très remarquablement incisif article de Martin Rueff lui-même 

paru dans la rubrique « Monde » le 17/09/2009 à 00h00 du quotidien « Libération » :

« Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique«  :

par Martin Rueff, poète, critique, professeur de littérature et de philosophie _ vivant et _ à Paris et à Bologne.

« Tu nous manques Pasolini, parce que nous manquent ta capacité de diagnostic et de dénonciation, ton sens des continuités et des discontinuités, ta force de frappe _ ou incisivité ! _ et ton génie poétique. Tu nous manques parce que nous manque ton indignation, que l’Italie va mal et qu’on ne s’indigne pas assez.

S’il est vrai que la société capitaliste contemporaine fonctionne bien plus à la séduction qu’à la répression et que la société du spectacle représente la vérité accomplie du libéralisme réellement existant, Silvio Berlusconi incarne la pointe extrême de ce libéralisme à n’en pas douter, cette pointe où la séduction vire rapidement à la répression comme au bon vieux temps du fascisme. «Fascisme» ? Le mot importe moins sans doute que les périls qu’il dénonce, et il ne doit certes pas nous rendre indifférent à ses avatars modernes. Berlusconi est la figure de ce règne autocratique de l’économie marchande qui a accédé à un statut de souveraineté irresponsable et a pu plier un pays tout entier par la domination spectaculaire. Il gouverne le spectacle et le spectacle gouverne l’Italie.

Aujourd’hui, la situation italienne a de quoi glacer le sang. Elle est effrayante ; et seules les images que la France s’obstine à entretenir _ bien trop folkloriquement, hélas ! _ de l’Italie expliquent que le danger ne soit pas dénoncé de manière plus pressante et plus systématique. Non, Berlusconi n’est pas un clown sympathique porté sur la bagatelle, amateur de soirées libertines et incarnant les excès de l’italian way of life (spaghetti e mandolino). Non, Berlusconi n’est pas un homme politique extravagant. Berlusconi est un homme d’affaires crapuleux qui s’est enrichi avec l’argent de la mafia, qui entretient encore des rapports étroits avec des opinions criminelles, qui a détruit l’opinion publique italienne en employant un opium plus fort que toutes les drogues, la télévision, et qui fait exploser la séparation des pouvoirs en réformant la justice et en intimidant les journalistes. Berlusconi est un danger pour la démocratie et si l’Europe n’est pas plus attentive à ses méfaits, elle devra _ elle aussi _ plus tard se plaindre qu’il ait fait école _ oui… Qu’est-ce qui constitue la singularité de Berlusconi ? Plusieurs facteurs semblent y contribuer.

D’abord, sa richesse. Ses sources comme ses effets sont dévastateurs. Silvio Berlusconi est l’homme le plus riche d’Italie. Ce fait devrait déjà inquiéter, quand le pouvoir économique et le pouvoir politique se confondent, la démocratie court un danger (Tocqueville : «Lorsque les riches seuls gouvernent, l’intérêt des pauvres est toujours en péril»). Or, les sources de la richesse de Berlusconi sont criminelles. Berlusconi n’a rien du self-made-man. Il vient des milieux les plus véreux de la politique italienne. Sa prouesse a été d’avoir su émerger de l’opération mani pulite [mains propres, ndlr] _ qui avait essayé de mettre fin à la corruption de la vie politique italienne _ comme sa solution alors qu’il avait été une des causes du mal et restait une de ses expressions les plus parfaites.

Les effets ne sont pas moins graves que les causes. Ils sont réels et symboliques. Réels quand Berlusconi achète une partie de la classe politique italienne _ on dit même, dans ce pays où l’ironie est souvent _ qu’on y pense un peu plus ! _ le manteau de la lâcheté : «Avant, Berlusconi achetait des gens ; maintenant, certaines personnes sont prêtes à payer pour se vendre.» Symboliques quand Berlusconi détruit le tissu de la société par une culture de l’argent facile _ oui…

Qu’une certaine population puisse avoir comme idéal _ dont le statut serait à préciser… _ le proxénète organisateur de «ballets roses», qui n’a d’autres désirs _ = pulsions débridées _ que les filles faciles et les gros bateaux, cela peut s’expliquer si cette population se voit bombarder _ et bombardée : les deux ! _ par la représentation permanente de ce même idéal (il en va des images comme des rengaines à la radio : d’abord pénibles, leur répétition _ voilà comme « se font« , au quotidien du fil des jours, des « normes« _ les rend acceptables, puis agréables et enfin nécessaires). Que cet idéal _ le terme faisant décidément « tiquer«  _ soit le seul _ glissant ainsi en douceur vers du « totalitaire«  _ est un drame. Qu’il soit incarné par le chef de l’État, une tragédie. Et que dire de l’image de la féminité que cet obsédé sexuel diffuse par ses télévisions ? Les Italiennes se révoltent contre la société des veline, ces soubrettes en petite culotte qui accompagnent la télévision comme une «image de fond» : et putes, et soumises.

Ensuite, son empire médiatique. Berlusconi n’a rien d’un libéral. Ce n’est ni un homme de droite, ni un homme de droit. On réduit souvent l’opposition des Anglais et d’une grande partie des journalistes américains à Berlusconi à des conflits d’intérêts. Il n’en est rien. Rappelons que Berlusconi est le roi de la concentration et qu’il a tenté de regrouper autour de lui tous les pouvoirs de la presse et de la télévision (avant de vouloir regrouper tous les pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire). Aujourd’hui, nous sommes arrivés à la situation suivante, que les libéraux de droite comme de gauche jugeront épouvantable : le président du Conseil possède les chaînes privées les plus regardées (pour l’essentiel des chaînes de divertissement qui monnaient l’idéologie capitaliste : jeux, défis entre pauvres qui se massacrent et donnent au public l’illusion de sa supériorité, compassion à deux balles, abêtissement organisé, pornographie) et dirige, par sa position politique, les chaînes dites nationales. Non content de cet empire, il va jusqu’à exiger de contrôler les nominations des directeurs de chaîne, le contenu des émissions et le choix des journalistes dans les émissions dites «politiques».

Un exemple suffira. Les affaires récentes qui entachent l’image du président du Conseil : les déclarations stupéfiantes de son épouse, son divorce, les relations qu’il entretenait avec une mineure, celles qui le lient au milieu de la prostitution de Bari, le rodéo sexuel qui a amené une trentaine de jeunes femmes dans sa demeure _ de Sardaigne : la villa Certosa _, le fait que ces femmes aient pu photographier cette maison en toute liberté ; on l’aperçoit, nabab au bandana d’une république bananière qui jamais ne débande, vêtu de blanc, en train de chanter comme un animateur de club de vacances. Ces affaires, donc, n’ont pas été jugées dignes d’être diffusées par les directeurs de l’information de Rai 1. Et la moitié du pays ne sait donc pas ce qui se passe. La moitié ? 80 % des Italiens ne sont informés que par la télévision.

Son pouvoir, ne l’oublions pas, s’étend aux journaux. Parce qu’il en possède (il vient de nommer Vittorio Feltri à la direction de Il Giornale _ journal qui appartient à la famille du président du Conseil et dont dire qu’il est proberlusconien est un euphémisme dangereux _ et la majorité de son équipe de rédaction est constituée par des personnes inculpées dans des procès mafieux) ; parce que ses sociétés entrent dans le capital de la plupart des grands tirages ; enfin, parce que ses pouvoirs économiques sont tels qu’il peut faire mourir des journaux en demandant aux grandes sociétés de ne pas faire de publicité dans ceux qui nuisent à son image.

Troisièmement, sa relation au pouvoir judiciaire. Parce qu’il fait de la politique pour échapper aux procès qui ne cessent de le menacer, Silvio Berlusconi a fait de la justice la priorité de ses réformes. Les lois ad personam ont fait leur effet. Il a réussi à faire passer un décret (la legge Alfano) qui le met au-dessus des lois _ entendons qu’il a fait passer par le Parlement une loi qui décrète son impunité. Mais il y a plus. Il a fait raccourcir les temps de la prescription et augmenter les temps des procès. Ces lois ciseaux lui permettent d’échapper à des condamnations ; le temps de la cassation est si long désormais que la prescription intervient toujours avant que justice ne soit rendue. Il dénigre les juges (dont l’aura avait permis à mani pulite de devenir un véritable mouvement politique). Ce scandale a un effet démoralisant pour un pays. Quand on voit un corrompu capable de corrompre les lois qui pourraient sanctionner sa corruption, il ne reste plus beaucoup de solutions. On les laisse imaginer. Elles vont du désespoir à la violence.

Enfin, sa relation à la politique. Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas le discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer _ qu’on y médite ! _ _ voilà _ , il s’approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut faire taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spectacularisation du réel : jamais censure n’aura été _ en effet : en douceur (et sourires ; et rires de connivence)… _ si parfaite.

Le 6 août 1968, au moment de présenter la chronique intitulée
«Le chaos» qu’il allait publier chaque semaine dans l’hebdomadaire Il Tempo, Pasolini écrivait : «Il y a plusieurs raisons [à ma contribution]. La première est mon besoin de désobéir à Bouddha. Bouddha enseigne à se détacher des choses (pour le dire à l’occidentale) et le désengagement (pour continuer avec la grisaille de ce langage occidental) : deux choses qui sont dans ma nature. Mais il y a en moi un besoin irrésistible de contredire cette nature.» Il poursuivait : «Pour me justifier, j’invoque la nécessité « civile » d’intervenir _ incisivement ! _ dans la lutte de tous les jours, dans la lutte quotidienne pour clamer ce qui est selon moi une forme de vérité.» A côté de la poésie et des films de Pasolini, à côté de ses romans incandescents, et dont on peut penser que le dernier, « Pétrole« , n’est pas étranger aux événements qui ont causé sa mort, on rappellera l’activité journalistique de Pasolini : sa collaboration aux quotidiens et aux hebdomadaires qui ont donné lieu aux volumes décisifs des « Écrits corsaires« , d’« Empirisme hérétique » et des « Lettres luthériennes« .

Ses interventions ne se contentent pas de noter ce qui est (ce qui est déjà beaucoup tant la puissance de diagnostic _ voilà ! _ est ce qui manque _ hélas ! faute d’assez de prise de recul, tant quant à l’espace qu’au temps ! _ à beaucoup de nos contemporains). Elles prévoient ce qui va arriver (ce qui est le propre des «democratic vistas» des poètes, selon la formule de Walt Whitman _ cet immense poète auteur de « Feuilles d’herbe«  !.. : au souffle si puissant ! _). Mieux encore : elles envisagent aussi ce qui est préférable _ et qu’il faut proférer ! C’est l’œuvre du « génie » de l’imagination active et lucide ; cf ici, par exemple, outre l’œuvre si essentiel de Walter Benjamin, « L’Institution imaginaire de la société« , du grand Cornelius Castoriadis…


Tu nous manques Pasolini.

Puis,

cette participation de Martin Rueff à l’émission de Frédéric Taddei « Ce soir ou jamais » le lundi 5 octobre 2009 sur le sujet de « La Société italienne du spectacle refusé« 
http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr/?page=sequence-du-jour&id_article=1583

Lundi 5 octobre 2009

La société italienne du spectacle refusé

« Près de 300 000 Italiens ont défilé dans les rues avant-hier pour protester contre la mainmise de Silvio Berlusconi sur les médias de son pays. Symbole du pouvoir du Président du Conseil italien : les chaînes de télévision publiques et celles dirigée par Il Cavaliere ont refusé de diffuser la bande-annonce du documentaire d’Erik Gandini « Videocracy« . Ce film entend démontrer comment la télévision italienne a façonné les esprits en glorifiant l’argent et la célébrité et en mettant en scène de jeunes filles dénudées. La bande-annonce est notre séquence du jour. »

L’invité :

Martin Rueff
Professeur de philosophie et poète

« Martin Rueff est poète, traducteur et professeur de philosophie et de littérature. Il enseigne à Paris VII et à l’Université de Bologne, en Italie. Il vient de publier « Différence et Identité » (éditions Hermann), ainsi qu’une tribune incisive dans Libération intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique ». »

Cf aussi le blog des Editions Hermann :
Martin Rueff : « Entre regard sur l’Italie de Berlusconi et regard sur l’œuvre poétique de Michel Deguy« 

http://hermannleblog.wordpress.com/2009/10/06/martin-rueff-entre-regard-sur-litalie-de-berlusconi-et-regard-sur-loeuvre-poetique-de-michel-deguy/

Le régime de l’image” par Martin Rueff, de Deguy à Berlusconi…

6 octobre 2009 at 16:44 (Bel Aujourd’hui, Martin Rueff-Différence et identité, Philosophie, Presse écrite, Présentation-Signature, Radio, Télévision, Video, poésie) (Aliocha Wald Lasowski, Éditions Hermann, Berlusconi, capitalisme culturel, Ce soir ou jamais, Danielle Cohen-Levinas, Différence et identité, Erik Gandini, France 3, France Culture, Frédéric Taddeï, Jean-Claude Pinson, L’Humanité, Le Bel Aujourd’hui, Libération, Maison des Écrivains, Matin Rueff, Michel Deguy, Petit Palais, Philosophie, poésie, Ronald Klapka, Séquence du jour, Videocracy)

« Martin Rueff, qui vient de publier, dans la collection « Le Bel Aujourd’hui » que dirige Danielle Cohen-Levinas, un ouvrage consacré à l’œuvre poétique de Michel Deguy intitulé « Différence et Identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« , est, depuis quelques semaines, un de ceux qui dénoncent, sur la scène médiatique française, la politique spectacle de Silvio  Berlusconi.

Il était hier soir l’invité de Frédéric Taddeï pour commenter, dans le cadre de la « Séquence du jour » de « Ce soir ou jamais« , les images de la bande-annonce du documentaire de Erik Gandini, « Videocracy« , qui raconte comment la télévision privée a changé l’Italie de ces trente dernières années.

Et, le 17 septembre, il écrivait, dans Libération, une tribune libre intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique« , dont voici un extrait :

« Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas les discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer, il approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spécularisation du réel : jamais censure n’aura été si parfaite. »

Or, écrivant cela, Martin Rueff rejoint précisément le 7 ème point du chapitre (II) de son livre, « Différence et Identité« , consacré au « culturel » et intitulé “Le régime de l’image, organon et puissance du culturel : la technologie des images ; les quatre indications sur l’imagerie culturelle“. Je vous propose également ici d’en lire un extrait (son début, pages 89-90) :

« Si le culturel impose l’empire des mauvaises duplications et le trafic des doubles, l’image est son organon. Il l’impose, elle le masque _ voilà le dispositif ! Deguy est proche ici de Debord : selon ce dernier, le capitalisme en sa forme ultime se présente comme une immense accumulation de spectacles où tout ce qui était immédiatement vécu s’est éloigné _ déréalisé _ dans la représentation. Pourtant, loin que le spectacle coïncide simplement avec la sphère des images, il « constitue un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». La formule est devenue célèbre : « le spectacle est le capital parvenu à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». »

Ici, je me permets de citer aussi la conclusion, fort éclairante, de ce passage, aux pages 95-96 de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » _ assortie d’un peu de commentaires miens :

« L’image culturelle (…) n’est pas chargée d’histoire car son flot n’est pas tel qu’il nous offre une relation dialectique au présent

_ voilà ce qui devrait être visé ! « une relation dialectique au présent«  ! Martin Rueff vient ici de citer les décisives « images dialectiques«  de Walter Benjamin (in « Paris capitale du XIXe siècle _ le livre des passages« ) : « celles-là mêmes dont Deleuze a construit la théorie (in « Cinéma 1 _ l’image-mouvement« ) et Godard magnifié la pratique » (in « Histoire(s) du cinéma« ), page 95 ; sur ce processus capital, cf aussi mon article du 14 avril 2009 sur la lecture par Georges Didi-Huberman du passionnant l’« ABC de la guerre«  de Bertolt Brecht dans son premier volume de « L’Œil de l’Histoire«  (« Quand les images prennent position« ) : « L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer« 

Elle nous en prive _ autoritairement, cette « image culturelle« , donc ! de cette « relation dialectique au présent«  !.. _ parce qu’elle s’y substitue _ mine de rien. Elle fait écran _ voilà ! et massivement… Paradoxalement, l’image culturelle qui opère la réduplication du réel, son retour en force (mais d’une force qui n’est pas _ la distinction est cruciale ! _ une énergie), n’est pas un phénomène de la répétition s’il faut entendre par « répétition » (de Kierkegaard à Deleuze en passant par Nietzsche et Heidegger) ce qui, loin de faire revenir le même, assure _ a contrario _ le retour _ joueur et jouant : c’est décisif ! et avec lucidité ! _ de la différence ; ce qui, loin d’imposer le ressassement _ pathogène, « névrosant« , lui… _, offre la possibilité _ plastique (cf ici les belles analyses de Catherine Malabou, par exemple dans « La Plasticité au soir de l’écriture _ dialectique, destruction, déconstruction« ) et libératrice : épanouissante, c’est là le critère discriminant !.. _ de ce qui a été ; son retour comme possibilité _ mouvante, jouante ; invitant, à notre tour, à « jouer« 

La définition de l’image spectaculaire _ s’imposant à une réception passive et tétanisée : à l’inverse (absolu !) de l’« acte esthétique » selon Baldine Saint-Girons (in « L’Acte esthétique« ) et de l’« homo spectator » selon Marie-José Mondzain (in « Homo spectator« ) : des ouvrages majeurs et admirables, je ne le dirai jamais assez ! _ est qu’elle répète _ et rabat _ à l’identique et impose _ violemment sournoisement : en tapinois… _ cette répétition comme fatalité _ sans nulle autre issue _ en la fermant _ et bloquant, rien moins ! _ sur elle-même : elle transforme _ ainsi, subrepticement ; en parfaite invisibilité (= inconscience des spectateurs passifs, la pupille béatement anesthésiée, tétanisée dans l’insignifiance de ce « spectaculaire« -là…) : ni vu, ni connu ; le tour est ainsi de main de maître (de prestidigitateur) joué !.. _ le nécessaire en réel et le réel en nécessité.

L’image du poème trouve ici _ par lumineux contraste _ sa tâche _ éminemment « humaine », elle : poïétique ! _ : transformer le réel en possible _ tout ouvert, lui : ludiquement (et même artistement ! à quelques exigences à satisfaire près, évidemment…)… _ et le possible en réel «  _ de l’œuvre se réalisant (« in progress« , elle…) : avec une ouverte et dansante, musicale, plasticité…


Soit trouver, ou re-trouver, le jeu même de la vie créatrice, la vie comme jeu riche de l’ouverture de ses créations (imprévisibles, incalculables, improgrammables : ce qui sépare l’art de la technique) « à réaliser« , « se réalisant« , peu à peu _ parfois même à la vitesse de l’éclair ! _ en jouant vraiment…

La démonstration de Martin Rueff est limpide !


« Pour en savoir plus sur l’ouvrage :

la critique de Jean-Claude Pinson

le compte rendu de Ronald Klapka

l’article d’Aliocha Wald Lasowski paru dans L’Humanité du 5 octobre 2009

Par ailleurs, Martin Rueff sera au Petit Palais, en compagnie de Michel Deguy, le mercredi 28 octobre 2009, de 13h à 15h, dans le cadre des rencontres publiques organisées par la Maison des Écrivains, pour débattre de la questionLa poésie, pour quoi faire ?. La rencontre sera diffusée sur France Culture le 16 novembre. »

Voilà le dossier…

Et bonne lecture de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff…


Titus Curiosus, ce 12 décembre 2009

Barack Obama : le réalisme de la probité (ou l' »audace d’espérer ») : une « refondation » _ et peut-être pas pour l’Amérique seulement…

25jan

Un intéressant _ mais aussi (un peu) ambigü ! _ article (de Christophe De Voogd) sur le riche site de NonFiction, le 20 janvier :

« Cicéron « speechwriter » d’Obama ? : l’éloquence revient à la Maison-Blanche« 
[mardi 20 janvier 2009 – 18:00]


lui-même d’après l’article _ important, pionnier ! _ de Charlotte Higgins « The new Cicero« 
(sous-titré : « Barack Obama’s speeches are much admired and endlessly analysed,
but one of their most interesting aspects is the enormous debt they owe to the oratory of the Romans
« )
dans The Guardian du 26 novembre :


Ou : quand l’art oratoire antique aide à comprendre pourquoi _ à éclaircir, cependant : quelle est la position, in fine, de l’auteur de l’article ? _ le nouveau président américain a été élu : une étude en règle du « style obamien » _ un objet d’analyse plus qu’intéressant !!! Tel est, en effet, le « chapeau » de l’article de Christophe De Voogd, sur la page de NonFiction…

Voici donc, tout d’abord, l’article de Christophe De Voogd

_ surligné et « farci », selon ma coutume sur ce blog, de mes commentaires (parfois critiques)

Même si l’adresse inaugurale _ d' »inauguration » de son mandat présidentiel, plutôt ! _ du nouveau président américain ne constitue pas, à première vue

_ surtout pour qui a eu le tort (comme moi-même, aussi) de le suivre en direct traduit en français sur une des chaînes de la télévision française, plutôt que de l’écouter « directement » sur CNN, par exemple (et maintenant sur You Tube) :

et l’anglais de Barack Obama est admirable de netteté comme de force ! si puissante est l' »actio » d’abord de sa voix… _,

son meilleur discours,

elle confirme qu’avec Barack Obama, l’éloquence fait son grand retour à la Maison-Blanche
après des décennies de « communication » et d’appauvrissement du discours présidentiel américain

_ statistiquement analysé par Elvin Lim dans « The Anti-intellectual Presidency« .

De fait, l’arsenal rhétorique d’Obama
_ servi de plus par des qualités (élégance, voix, gestuelle
_ oui ! _) décisives à l’actio  (certes !) de l’orateur _
a de quoi impressionner.


On retrouve, peu ou prou, les mêmes caractéristiques dans tous ses grands discours,
depuis celui de la convention démocrate de 2004 _ le 27 juillet, à Boston ; cf « L’Audace d’espérer » ; qui investissait John Kerry… _, qui a lancé sa carrière nationale,
jusqu’à son Victory speech du 4 novembre _ 2008 _,
en passant par le plaidoyer d’anthologie pour la réconciliation interraciale à Philadelphie en mars dernier _ le 18 mars _
et le discours de Berlin sur les relations États-Unis/Europe en août _ en fait le 24 juillet 2008…

Et même le discours d’investiture du 20 janvier _ 2009 _, nous le verrons, s’intègre parfaitement dans ce « style obamien »,
dont la richesse _ quand « le style, c’est l’homme même » (dixit Buffon en son « Traité du style« ) !.. _ fait du 44ème président des États-Unis un « nouveau Cicéron«  (Charlotte Higgins dans The Guardian du 26 novembre) _ mais pas seulement « en paroles » ; l’enjeu est profond ! intègrant rien moins qu’une « vision » de civilisation…


L’abondance des figures utilisées est un premier signe de cette richesse _ de la pensée, et pas rien que de la forme : une poiesis (et grande !) y est à l’œuvre ! _ : allitérations, anaphores (répétitions initiales d’une phrase à l’autre), antithèses, rythmes ternaires, questions et précautions oratoires, concessions, dialogisme (échange imaginé avec des interlocuteurs absents), ainsi qu’un goût prononcé pour la métonymie, détail qui frappe l’imaginaire _ ou plutôt la pensée même mise en mouvement ! rien des voies pernicieuses des faux fuyants (à impasses…) romantiques ! ou des manœuvres trompeuses des « communiquants » qui florissent de par le monde depuis trop longtemps ! _ bien plus que le concept générique ou l’idée abstraite : pour parler d’écologie, par exemple, point de chiffres, ni de considérations savantes sur le réchauffement climatique, mais une évocation concrète : « tandis que nous parlons, des voitures à Boston et des usines à Beijing font fondre la calotte glaciaire dans l’Arctique, réduisent le littoral sur l’Atlantique, et amènent la sècheresse dans les fermes, du Kansas au Kenya » (discours de Berlin).

Le jeu subtil sur les trois registres aristotéliciens du discours est une autre force du style obamien :

importance de l’ethos, c’est-à-dire du caractère _ ou de l’identité (personnelle et riche des éléments qui la constituent et « composent »), en son « génie » propre (et singulier) _ de l’orateur lui-même, qui aime _ mais sans narcissisme (mal venu, lui !), ni incitation insidieuse à mêler improprement projections (sur) et identifications (à) un autre (malsainement idolâtré) à l’image de soi _ souligner les différentes facettes _ ou sources abondées _ de sa personnalité (à commencer par sa double origine ethnique) ; et recourt de façon systématique au « storytelling » personnel _ aux usages souvent ambigüs et malsains : quand ils ne recherchent que de trompeuses projections faussement identificatives ! sur le modèle des « stars » ; cf le livre d’Edgar Morin : « Les Stars« … _ :

ainsi dans presque tous ses discours, la saga _ est-ce donc de cela qu’il s’y agit ?.. non ! _ de son père kenyan.

Le pathos, le ressort affectif, est l’autre registre majeur d’Obama,
incarné par un appel systématique _ une recette, donc, pour l’auteur de l’article ?.. _ aux valeurs et aux mythologies _ est-ce vraiment le terme adéquat ? non ! _ identitaires : liberté, bonheur, foi, pères fondateurs, etc… _ s’agit-il donc là de « mythes » ? j’espère bien que non !!! ne pas confondre avec les contrefaçons de bien des politiciens et praticiens de la « com' » ; en France, pour commencer… _ ;

là encore le procédé _ le « geste » rhétorique est-il nécessairement un « procédé » : « truqueur » et mensonger ? _ du « storytelling » à fonction métonymique est roi :

ainsi, le 20 janvier, pour évoquer _ superficiellement ?.. _ l’esprit de sacrifice, il met en avant les soldats « morts à Concord, Gettysburg, en Normandie et à Khe Shan » ;

ou, pour illustrer l’indispensable _ pour qui ? serait-ce là quelque trait d’ironie ?.. surtout quand tant d’autres l’estiment fort « dispensable » !.. _ solidarité citoyenne : « C’est la gentillesse de ceux qui accueillent _ ah ! l’hospitalité ! _ un étranger lorsque les digues sont rompues, c’est l’altruisme _ au temps (thatchérien, reaganien, etc…) de l’utilitarisme réaliste (égoïste ; et haineux : pour le concurrent ; ou l’autre, tout-court ! matiné, il est vrai, d’une « larme » _ mesurée, cependant : dosée au plus juste ! _ de « compassionnel »…) _ des travailleurs qui préfèrent _ par « socialisme » ?.. Obama s’en est vu accuser (par McCain)… _ réduire leurs heures de travail _ et les partager ; cf la « loi » (si aisément vilipendée et brocardée par certains) des « 35 heures » !!! chez nous _ plutôt que de voir son ami perdre son emploi » ; etc…

Quant au logos, l’appel à la raison,

il est également présent,

notamment à travers l’utilisation _ cardinale selon Aristote (in sa « Rhétorique« … : un « basique » !..) _ de l’enthymême (ou syllogisme oratoire) fondé sur  l’analogie : « Si nous avons pu créer l’OTAN pour faire plier l’Union soviétique, nous pouvons nous retrouver dans un partenariat nouveau et global pour démanteler les réseaux qui ont frappé à Madrid et à Amman«  (discours de Berlin).

Mais le plus intéressant _ et le plus ingénieux (oui !..) _ se trouve sans doute dans la façon dont Obama mêle les trois registres :

l’émotion est toujours sollicitée dans l’ethos :

ainsi lorsqu’il souligne l’humilité et l’humanité _ vraies _ de ses grands-parents (des deux côtés !) ;

inversement, les passages les plus affectifs sont soigneusement ponctués de connecteurs logiques (« c’est pourquoi« , « donc« ).

L’on est également frappé par la rigueur de la construction de discours souvent très longs,
dont les différents moments sont savamment _ comment le prendre ? _ reliés par des relations d’analogie et des images récurrentes :

« les ponts » _ à construire _ et les « murs » _ à abattre _ (discours de Berlin),

le long « voyage » de l’Amérique (20 janvier) _ ne sont-ce là que « figures de style » ? ou axes et sources vives d’un (grand) projet politique démocratique ? Qu’en pense Christophe De Voogd, l’auteur de cet article ?

Par ailleurs, jouant _ le mot n’est pas, lui non plus, tout à fait sans ambivalence ; si l’on n’est pas un Donald Winnicott ; ou un Noam Chomsky : et voilà, au passage de mon « commentaire », quelqu’un qui serait passionnant à lire sur ce sujet précis-là de la « rhétorique de Barack Obama » (indépendamment de sa contribution vidéo très intéressante ! dans Le Monde du 16 janvier dernier : « Noam Chomsky : regard critique sur l’Amérique« ) _ sur la structure classique de l’exposition (exorde, narration, thèse, péroraison),

Barack Obama sait prendre les libertés du virtuose _ de l’art oratoire ; avec sa « sprezzatura«  ; lire là-dessus la méditation raffinée de cet art (de s’adresser, avec égard, à l’autre) de Baldassare Castiglione : « Le Livre du courtisan » ; en lieux éminemment policés, en effet… _ :

départs in medias res (dans le vif du sujet), digressions nombreuses, et longues exhortations.

Ce dernier trait est aussi typique d’un style fortement marqué par les prédicateurs noirs américains ;

c’est également le cas de la pratique obamienne _ en public, bien sûr : le discours parlé s’adresse aux autres qui y répondent _ du « call and response« ,

illustrée par le fameux « yes we can« , repris en chœur par le public.

N’est-ce pas encore la référence biblique qui inspire le message central du discours de Berlin :

le passage de l’ »ancienne Alliance » de la guerre froide à la « nouvelle Alliance » contre les périls de notre monde ?

Et n’est-ce pas encore elle que l’on retrouve le 20 janvier, dans le slogan _ mais est-ce bien cela (et rien que cela), un « slogan » (manipulateur = persuasif) ? N’est-ce pas, tout au contraire, et on ne peut davantage fondamentalement, le projet fondateur même ? l’axe porteur (!) de toute la politique de Barack Obama ?.. et qui vient de rencontrer la confiance des électeurs le 4 novembre ?.. Attention aux contresens d’interprétation !.. _ de la « refondation de l’Amérique » (« remaking America« ) _ « refondation » : un concept décisif : s’y méprendre serait terrible !.. _, illustrée par la référence répétée _ mais ce n’est pas là pure incantation langagière : thaumaturgique, magicienne ! _ à la fondation du pays, et l’analogie entre deux « hivers d’épreuves« , celui surmonté en son temps par George Washington et celui que nous connaissons aujourd’hui ?

Cette réactivation constante de l’origine _ comme sol de confiance où prendre l’appui puissant de l’action à accomplir _, ce renouvellement du pacte primordial _ voilà l’important : un pacte politique profondément (et authentiquement, lui _ je veux dire pas mensongèrement ; pas « idéologiquement » _ démocratique !!! _, cette relecture des « actes fondateurs », est une thématique centrale _ la source de l’élan ; et le fond de la légitimité ! _ d’Obama. Dans l’aventure biblique du peuple américain, il ne propose rien moins qu’un « Nouveau Testament _ mais laïque (pas « fondamentaliste religieux ») ! _ de la Liberté » _ avec ses conditions effectives _ « à remettre intact aux générations futures« …

A vrai dire, son deuxième speechwriter, aux côtés de Cicéron, pourrait bien être… Jésus-Christ !

On le voit, l’unité d’inspiration _ et la cohérence (de l’élan, donc) _, d’un discours l’autre, est frappante _ mais cette « inspiration »-là n’est pas purement formelle, ou « rhétorique » : de surface ; c’est une poiesis en acte, venant droit d’un fond fécond et profond… Pareille générosité et élégance ne trompent pas : nous voici aux antipodes des cliquetis et scintillements à paillettes des camelots bonimenteurs de boulevards…


Dès lors, l’on peut mesurer précisément les différences entre les discours du candidat et la première allocution _ « d’inauguration » _ du président. Elles tiennent tout simplement au contexte _ en effet !

Contrairement à l’adage,

tout bon discours est en effet un « discours de circonstances«  _ mais oui… : à l’écoute (authentique) de qui le reçoit ; et peut y répondre (ou pas)… quand il s’agit d’un peu plus que de déclencher des réflexes (d’achat, consommation ou vote) !.. Or celles-ci ont changé radicalement.

Désormais doté de la légitimité morale _ et ce n’est pas rien ! surtout comparé à des exemples (d’absence de générosité) ; certains qui nous sont plus proches… _ et de l’autorité légale (sans parler des sondages de rêve !),

Barack Obama n’a plus besoin de développer le registre de l’ethos : les Américains sont convaincus de ses qualités. Lui, qui avait tant développé dans sa campagne le caractère improbable (« unlikely« ) de sa candidature, pour retourner l’argument en sa faveur (n’était-il pas _ lui, Barack Hussein Obama _ aussi improbable que le « rêve américain«  lui-même ?) a désormais _ au fauteuil de Président dans le salon ovale de la Maison-Blanche _ cause gagnée _ mais l’ambition n’est pas, ici, seulement d' »occuper » le poste et « jouir » de sa fonction ; mais bien d’accomplir ce qui a été très clairement proposé ; et qui est, en cette occurrence-ci, de « construire« , et non de « détruire » _ ainsi qu’il l’a très littéralement énoncé : « sachez que vos peuples vous jugeront sur ce que vous pouvez construire, pas détruire » ! _ ; d' »unir » le peuple, et non pas de le « diviser » (pour régner)…

D’où dans le processus d’énonciation,

après une rapide captation de bienveillance _ acquise, elle aussi (la bienveillance), ce jour-là (le 20 janvier 2009) ; et à ce moment (intense)-là (de midi) _,

la quasi-disparition _ déjà auparavant… _ du « je » et l’omniprésence _ authentique, ici ; pas « de majesté » pseudo, ou plutôt de facto, monarchique ! (versaillaise…, dirions-nous, nous, Français !) _ du « nous » : chef incontesté du « we-group » national, le (nouveau) président peut _ de facto et de juris, en même temps ! _ parler au nom de tous _ « en vérité » (en son cas) !..

D’où également la structure beaucoup plus classique _ « attique » ? « ionienne » ? _ de l’ensemble

qui sied à la dignité présidentielle _ désormais : mais la personne qui parle vient-elle, elle-même, de « changer » ? ne s’agit-il pour elle, comme c’est le cas pour bien d’autres, que d’un « job » (de 4 ou 8 ans, pour lui ; de 7 ou 5 ans, pour ces autres-là…) ?..


Demeure pourtant, constante chez Obama, la grande variété des destinataires _ bien réels, en leur variété en effet ! et pas seulement « ciblés » au plus juste… _ du discours :

le peuple américain dans toutes _ oui _ ses composantes bien sûr, « Union » oblige _ mais en quel sens : « oblige » de fait (électoralement ?) ; ou « oblige » de droit ? ; on peut s’interroger sur les arrières-pensées de l’auteur de l’article… ; en tout cas, Barack Obama est un peu mieux placé (que d’autres à un tel poste), par son parcours personnel, non seulement au sein des États-Unis, mais de par le monde, pour un peu moins oublier certains (que ces autres _ carrément exclueurs ! eux !.. _ à de tels postes…) _ ;

mais aussi de nombreux interlocuteurs _ vraiment ! fin de l’uni-latéralisme !.. _ étrangers :

alliés traditionnels _ Barack Obama est remarquable par sa capacité réellement supérieure d' »écouter » ! _,
mais aussi Musulmans auxquels on tend la main ;
dictateurs
de tout poil et terroristes que l’on met en garde.

Demeurent les très nombreux appels à l’action et au devoir (« must« ), que l’on attend d’un homme qui doit « tracer la route » _ métaphore centrale ; qui est donc parfaitement choisie _ en effet !

Demeure aussi _ trait essentiel du bon orateur _ la grande clarté de la thèse et du message (« le monde a changé et nous devons _ pragmatiquement, ici : Obama est un « réaliste » ; mais avec la probité, lui ! _ changer avec lui« _ même si ce n’est pas là la raison première de ce « devoir »-là de changement… _ ) _ ainsi que de la « vision » !..

Demeure enfin cette conviction impressionnante _ de puissance ! _, cette « probité » _ la base (solide) de toute son action ; son sens porteur ; et qui suscite une vraie profonde confiance ! _, à laquelle, nous rappelle Aristote, « le discours emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion » _ pas seulement de facto.

Et ce point, capital, aurait assurément mérité d’être (bien davantage) développé dans cet article riche d’enseignements de Christophe De Voogd.

* À lire également sur nonfiction.fr :

– Nicole Bacharan : « Les Noirs américains : Des champs de coton à la Maison Blanche » (Panama), par Benoît Thirion.

– Nicole Bacharan : « Le petit livre des élections américaines » (Panama), par Benoît Thirion.

– Sylvie Laurent : « Homérique Amérique » (Seuil), par Alice Béja.

– L’entretien de Sylvie Laurent, par Alice Béja.

– Barack Obama : « De la race en Amérique » (Grasset), par Henri Verdier.

– Barack Obama : « De la race en Amérique » (Grasset), par Balaji Mani.

– Andrew Gelman : « Red state, blue state, rich state, poor state : Why Americans Vote The Way They Do » (Princeton University Press), par Clémentine Gallot.

– L’entretien d’Andrew Gelman, par Clémentine Gallot.

– Justin Vaïsse : « Histoire du néoconservatisme aux États-Unis » (Odile Jacob), par Adrien Degeorges.

Et voici maintenant l’article de départ (du fort intéressant _ et parfois ambigu, voire carrément contestable ! nous l’avons aperçu…) « papier » de Christophe De Voogd dans NonFiction du 20 janvier, donc) :

le travail perspicace et fouillé de Charlotte Higgins, « The new Cicero« , dans The Guardian du 26 novembre :

The new Cicero

D’abord, le « chapeau » de l’article, du Guardian :

Barack Obama’s speeches are much admired and endlessly analysed, but,

says Charlotte Higgins,

one of their most interesting aspects is the enormous debt _ voilà _ they owe to the oratory of the Romans.

Puis l’article lui-même de Charlotte Higgins :

In the run-up to the US presidential election,

the online magazine Slate ran a series of dictionary definitions of « Obamaisms« .

One ran thus :
« Barocrates. An obscure Greek philosopher who pioneered a method of teaching in which sensitive topics are first posed as questions then evaded« 
_ « Barocrates« , par Chris Wilson, le 23 juin 2008, sur Slate…

There were other digs at Barack Obama that alluded to ancient Greece and Rome. When he accepted the Democratic party nomination _ à Denver, le 28 août 2008 _, he did so before a stagey backdrop of doric columns. Republicans said this betrayed delusions of grandeur : this was a temple out of which Obama would emerge like a self-styled Greek god. (Steve Bell also discerned a Romanness in the image, and drew Obama for this paper as a toga-ed emperor.) In fact, the resonance of those pillars was much more complicated than the Republicans would have it. They recalled the White House, which itself summoned up visual echoes of the Roman republic, on whose constitution that of the US is based. They recalled the Lincoln Memorial, before which Martin Luther King delivered his « I have a dream » speech. They recalled the building on which the Lincoln Memorial is based _ the Parthenon. By drawing us symbolically to Athens, we were located at the very birthplace of democracy.

Here’s the thing : to understand the next four years of American politics, you are going to need to understand something of the politics of ancient Greece and Rome.

There have been many controversial aspects to this presidential election, but one thing is uncontroversial : that Obama’s skill as an orator has been one of the most important factors _ perhaps the most important factor _ in his victory. The sheer numbers of people who have heard him speak live set him apart from his rivals _ and, indeed, recall the politics of ancient Athens, where the public speech given to ordinary voters was the motor of politics, and where the art of rhetoric matured alongside democracy.

Obama has bucked the trend of recent presidents _ not excluding Bill Clinton _ for dumbing down speeches. Elvin T. Lim’s book « The Anti-Intellectual Presidency : The Decline of Presidential Rhetoric from George Washington to George W Bush« , submits presidential oratory to statistical analysis. He concludes that 100 years ago speeches were pitched at college reading level. Now they are at 8th grade. Obama’s speeches, by contrast, flatter their audience.

His best speeches are adroit literary creations, rich,

like those doric _ ou plutôt ioniennes, voire corinthiennes ? la distinction n’est pas superficielle… _ columns with allusion,

his turn of phrase consciously evoking lines by Lincoln and King,

by Woody Guthrie and Sam Cooke.

Though he has speechwriters, he does much of the work himself  : Jon Favreau, the 27-year-old who heads Obama’s speechwriting team, has said that his job is like being « Ted Williams’s batting coach« .

James Wood, professor of the practice of literary criticism at Harvard, has already performed a close-reading exercise on the victory speech _ le 4 (ou plutôt 5 novembre, avant l’aube, à Grant Park), à Chicago _ for the New Yorker _ voici cet article : « Victory Speech« , le 17 novembre. Can you imagine the same being done of a George Bush speech ?

More than once, the adjective that has been deployed to describe Obama’s oratorical skill is « Ciceronian« . Cicero, the outstanding Roman politician of the late republic, was certainly the greatest orator of his time, and one of the greatest in history. A fierce defender of the republican constitution, his criticism of Mark Antony _ cf le sublime « Jules Cesar » de Shakespeare (en 1599) ; et le film, magnifique, avec l’interprétation mémorable de Marc-Antoine par Marlon Brando, de Mankiewicz (en 1953) _ got him murdered in 43 before Jesus-Christ _ sur le meurtre de Cicéron, le 7 décembre 43 avant-Jésus-Christ, peu avant d’atteindre le port de Formies, lire la description terrible qu’en donne l’ »Histoire de Rome » de Tite-Live (« Ab Vrbe Condita« , CXX), qui nous a été transmise par Sénèque le Rhéteur (« Suasoriae« , VI, 17)…

During the Roman republic (and in ancient Athens) politics was oratory. In Athens, questions such as whether or not to declare war on an enemy state, were decided by the entire electorate (or however many bothered to turn up) in open debate. Oratory was the supreme political skill, on whose mastery power depended.

Unsurprisingly, then, oratory was highly organised and rigorously analysed. The Greeks and Romans, in short, knew all the rhetorical tricks, and they put a name to most of them.

It turns out that Obama knows them, too.

One of the best known of Cicero’s techniques is his use of series of three to emphasise points : the tricolon. The most enduring example of a Latin tricolon is not Cicero’s, but Caesar’s « Veni, vidi, vici » _ I came, I saw, I conquered. Obama uses tricola freely. Here’s an example : « Tonight, we gather to affirm the greatness of our nation, not because of the height of our skyscrapers, or the power of our military, or the size of our economy … »

In this passage, from the 2004 Democratic convention speech, Obama is also using the technique of « praeteritio«  _ drawing attention to a subject by not discussing it. He is discounting the height of America’s skyscrapers etc, but in so doing reminds us of their importance.


One of my favourites among Obama’s tricks was his use of the phrase « a young preacher from Georgia« , when accepting the Democratic nomination this August ; he did not name Martin Luther King. The term for the technique is « antonomasia ». One example from Cicero is the way he refers to Phoenix, Achilles’ mentor in the Iliad, as « senior magister » _ « the aged teacher« . In both cases, it sets up an intimacy between speaker and audience, the flattering idea that we all know what we are talking about without need for further exposition. It humanises the character _ King was just an ordinary young man, once. Referring to Georgia by name localises the reference _ Obama likes to use the specifics to American place to ground the winged sweep of his rhetoric _ just as in his November 4 speech : « Our campaign … began in the backyards of Des Moines and the living rooms of Concord and the front porches of Charleston« , which, of course, is also another tricolon.

Obama’s favourite tricks of the trade, it appears, are the related anaphora and epiphora.

Anaphora is the repetition of a phrase at the start of a sentence. Again, from November 4 : « It’s the answer told by lines that stretched around schools … It’s the answer spoken by young and old … It’s the answer … »

Epiphora does the same, but at the end of a sentence. From the same speech (yet another tricolon) : « She lives to see them stand out and speak up and reach for the ballot. Yes we can. » The phrase « Yes we can » completes the next five paragraphs.

That « Yes we can » refrain might more readily summon up the call-and-response preaching of the American church than classical rhetoric. And, of course, Obama has been influenced by his time in the congregations of powerfully effective preachers.

But James Davidson, reader in ancient history at the University of Warwick, points out that preaching itself originates in ancient Greece. « The tradition of classical oratory was central to the early church, when rhetoric was one of the most important parts of education. Through sermons, the church captured the rhetorical tradition of the ancients. America has preserved that, particularly in the black church. »

It is not just in the intricacies of speechifying that Obama recalls Cicero.

Like Cicero, Obama is a lawyer.

Like Cicero, Obama is a writer of enormous accomplishment _ « Dreams From My Father«  _ « Les Rêves de mon père » _, Obama’s first book, will surely _ en effet… _ enter the American literary canon _ c’est un chef d’oeuvre !


Like Cicero, Obama is a « novus homo«  _ the Latin phrase means « new man » in the sense of self-made.

Like Cicero, Obama entered politics without family backing (compare Clinton)

or a military record (compare John McCain).

Roman tradition dictated you had both.

The compensatory talent Obama shares with Cicero, says Catherine Steel, professor of classics at the University of Glasgow, is a skill at « setting up a genealogy of forebears _ not biological forebears, but intellectual forebears. For Cicero, it was Licinius Crassus, Scipio Aemilianus and Cato the Elder. For Obama, it is Lincoln, Roosevelt and King. »

Steel also points out how Obama’s oratory conforms to the tripartite ideal laid down by Aristotle,

who stated that good rhetoric should consist of pathos, logos and ethos _ emotion, argument and character.

It is in the projection of ethos that Obama particularly excels.

Take this resounding passage :

« I am the son of a black man from Kenya and a white woman from Kansas. I was raised with the help of a white grandfather who survived a Depression to serve in Patton’s army during World War II and a white grandmother who worked on a bomber assembly line at Fort Leavenworth while he was overseas. I’ve gone to some of the best schools in America and lived in one of the world’s poorest nations. » He manages to convey the sense that not only can he revive the American dream, but that he personally embodies _ actually, in some sense, is (tout à fait !) _ the American dream.

In English, when we use the word « rhetoric« , it is generally preceded by the word « empty« . Rhetoric has a bad reputation _ issue de la tradition socratico- (cf « Gorgias« ) platonicienne.

McCain warned lest an electorate be « deceived by an eloquent but empty call for change« .

Waspishly, (Hillary) Clinton noted, « You campaign in poetry, you govern in prose.« 

The Athenians, too, knew the dangers of a populace’s being swept along _ cf aussi « la République«  de Platon _ by a persuasive, but unscrupulous demagogue (and they invented the word).

And it was the Roman politician Cato _ though it could have been McCain _ who said « Rem tene, verba sequentur« . If you hold on to the facts, the words will follow.

Cicero was well aware of the problem. In his book « On The Orator » _ « De L’orateur«  _, he argues that real eloquence can be acquired only if the speaker has attained the highest state of knowledge _ « otherwise what he says is just an empty and ridiculous swirl of verbiage« .

The true orator _ et pas manipulateur démagogue _ is one whose practice of citizenship _ authentiquement républicaine et démocratique ! _ embodies _ oui : « incarne » et « porte »… _ a civic ideal _ whose rhetoric, far from empty, is the deliberate, rational, careful organiser of ideas and argument _ oui ! _ that propels the state forward _ avec progrès (authentique ; pas dans la langue-de-bois brillamment mise en relief par George Orwell en son « 1984« , en 1948 ; où sont baptisées « réformes » les « casses » et régressions réactionnaires, en tous genres)… safely and wisely.

This is clearly what Obama, too, is aiming to embody : his project
_ oui ! _ is to unite rhetoric, thought and action in a new politics that eschews _ sans tromperie politicienne de bas étage, ici ! _ narrow bipartisanship.
...
Can Obama’s words translate into deeds ?


The presidency of George Bush provided plenty of evidence that a man who has problems with his prepositions
may also struggle to govern well
_ comme c’est excellemment diagnostiqué…

We can only hope _ avec réalisme et pragmatisme _ that Obama’s presidency proves that opposite.

Charlotte Higgins is the author of « It’s All Greek To Me: From Homer to the Hippocratic Oath, How Ancient Greece Has Shaped Our World » (Short Books).

Un passionnant article ; qui nous donne aussi bien à penser
autour des pratiques de « communication »

en France aussi _ tels les Guaino et le staff de l’Elysée, peut-être… _,

par rapport à l’action politique ; et à l’aune de critères de légitimité (et pas seulement légalité) démocratique…

Avec Barack Obama,
le monde vient de changer
et de « réel »
et de « réalisme »,

pouvons-nous raisonnablement penser…

Puissent les citoyens français, eux aussi,
ne pas trop tarder à en prendre assez clairement conscience !
et à mettre leurs actes et leur pratique _ de citoyens d’une démocratie _ en cohérence avec cela,

en conséquence…

C’est en tout au cas un tel espoir

_ « l’audace d’espérer« , a dit Barack Obama à la convention démocrate de Boston le 27 juillet 2004 ; cf aussi son livre : « L’Audace d’espérer«  _

que j’ose personnellement formuler…

Titus Curiosus, ce 25 janvier 2009


Post-scriptum :

Recevant ce matin un envoi d’articles de Marianne Massin _ l’auteur de l’excellent « La Pensée vive » _,

je remarque, en exergue à son article « Enjeux philosophiques d’une approche stylistique de l’œuvre d’art« , ces bien opportunes citations de Proust :

« Le style pour l’écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de techniques mais de vision » _ dans « Le Temps retrouvé » ; à la page 289 de l’édition GF-Flammarion, en 1986, précise la note…

Et : « Quand j’ai écrit un pastiche _ détestable, d’ailleurs _ de Flaubert, je ne m’étais pas demandé si le chant que j’entendais en moi _ l’expression, autour du mot « chant« , est bien intéressante… _ tenait à la répétition des imparfaits ou des participes présents. sans cela je n’aurais jamais pu le transcrire » _ dans « A propos du style de Flaubert« , in « Chroniques« , aux pages 204-205, dans l’édition Gallimard de 1927 …

Soit le cadeau d’une merveilleuse conclusion à l’interrogation et l’analyse de ce que peut bien être le « style obamien«  _ et pas seulement celui de ses discours…

Voici donc la réponse quant à ce qu’est le fond du « style » :

Vision (d’artiste) et élan, à la source (= l’inspiration active) ;

avec, à l’arrivée (après l’œuvre qui les exprime, cette vision et cet élan conjoints),

ce qu' »en fruits », cette vision-élan donne, prodigue : c’est l’affaire, alors, de l' »acte æsthétique«  _ comme le dégage si attentivement, subtilement et justement Baldine Saint-Girons, en son « Acte esthétique« , précisément _ de la « réception » tout active de tous ceux qui vont bien vouloir « s’y exposer » ; et qui doit être éminemment « inspirée », à son tour ; mais l’œuvre y aide, pousse, encourage, en donnant pas mal de son « enthousiasme » (en son éclat, à elle) à qui veut bien jouer si peu que ce soit son jeu (à elle, l’œuvre, donc _ jeu dont l’artiste lui-même n’est qu’un maillon, bienveillant, lui aussi…


Soit une articulation-connexion (ou « rencontre ») si peu probable en sa beauté (de « connexions » tellement aléatoires, donc),

qu’elle peut ressortir aussi du registre _ j’ose le prononcer _ de la grâce

_ mais pas seulement : elle a aussi et d’abord, cette « articulation-connexion »(ou « rencontre ») de choses, de dispositifs (de lieu et de temps), d’actes, de regards de personnes, peu probable ;

elle a aussi et d’abord des conditions éminemment concrètes, éducatives, économiques, culturelles

(celles que dégage l’acuité d’analyse du « Partage du sensible » de Jacques Rancière) _

qui sont bien de l’ordre et de la responsabilité éminentes aussi, quelque part et à quelque moment, du Politique.

Barack Obama semble tout particulièrement sensible à la positivité de ces « connexions sensibles »-là…

C’est une chance _ à ne pas manquer ; mais savoir saisir : tout passe si vite _ et pour l’Amérique ; et pour le monde…

Une dernière (autre) chose encore :

ce matin, toujours,

sur l’excellent site « 24 heures Philo« ,

cet article-ci : « Obama et le réveil d’un peuple«  par Patrice Nganang…

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