Posts Tagged ‘Roland Barthes

Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit

04avr

Bien que lui-même refuse de se qualifier d' »anthropologue« 

_ « Je ne suis pas anthropologue« , écrit Bernard Sève page 205 de De Haut en bas _ Philosophie des listes, qui paraît ce mois d’avril aux Éditions du Seuil, dans la collection « L’Ordre philosophique » _,

c’est bien une anthropologie, et de vaste amplitude

_ « si l’on voulait brosser à grands traits l’histoire de la pratique des listes« , on pourrait « distinguer quatre périodes«  (ou « quatre usages des listes, plus ou moins marqués aux différentes époques de l’Histoire« , précise-t-il, encore, page 206) :

« La première couvrirait plusieurs millénaires, de la Préhistoire à l’invention de l’écriture, et de l’invention de l’écriture aux grandes civilisations du Bassin méditerranéen. Des listes lexicales ou administratives de Mésopotamie, aux généalogies bibliques et aux catalogues homériques, il s’agit, toujours, de rationaliser le monde, d’aider la mémoire (la liste comme procédé mnémotechnique) et, parfois, de faire chanter les noms pour attirer la faveur des dieux« , pages 205-206.

« La deuxième époque pourrait être qualifiée d’encyclopédique, en donnant un sens assez large à ce terme (qui, à certains égards, conviendrait déjà à Homère). Les listes d’Aristote, celles de Pline, d’Isidore de Séville, les listes métaphysiques, théologiques ou littéraires du Moyen Âge illustrent cette époque. Du réel, la liste veut épuiser le sens et l’ordre ; elle veut célébrer la varietas rerum, la merveilleuse diversité des choses ; elle se fait inventaire ordonné, elle redouble le monde« .

« Dans sa troisième époque, la liste devient réflexive et ironique. Le nom de Rabelais illustre, mieux que tout autre, le renversement du sens de la liste. La liste se fait moqueuse, son désordre et son abondance contestent l’ordre médiéval du monde et la logique scolastique, la copia dicendi, se renverse en loquacitas grotesque, assumée et parfois agressive. Cervantès, Shakespeare, Sterne appartiennent à cette époque. »

« La quatrième époque est la nôtre, et c’est celle que nous voulons principalement interroger _ page 206 _ La liste y est un instrument cognitif (Internet), juridique et politique ; elle est aussi un instrument d’évaluation et de contrôle (le QCM), elle est toujours un principe ludique«  _

c’est bien une anthropologie, et de fort vaste amplitude, donc, philosophique, mais aussi littéraire,

que nous offre Bernard Sève, philosophe (de l’humain), en ce nouvel opus d’analyse des diverses facettes

(jusques et y compris les vertiges des gouffres dans lesquels, allant y verser, l’humain _ mais plutôt individuel que collectif, surtout _ peut, y succombant, tomber, plonger, sombrer…)

de l’esprit humain _ voilà ! _ qu’est De Haut en bas

_ après un admirable Montaigne _ Des règles pour l’esprit (la meilleure introduction-initiation à l’infiniment opulente « mine » et « labyrinthe » ludique des Essais de Montaigne, à mes yeux ! cf mon article du 14 novembre 2008 Jubilatoire conférence hier soir de Bernard Sève sur le “tissage” de l’écriture et de la pensée de Montaigne), en 2007, aux PUF : déjà une analyse de ce à quoi l’esprit (en l’occurrence, celui, magnifiquement « humain«  d’un Montaigne ! probablement ce qui s’est fait jusqu’ici de mieux en ce genre de « conduite« , musaïque, musardant, de l’esprit…) doit s’affronter pour « se régler« , contenir et surmonter et vaincre, en leur donnant une féconde orientation ou « mise en rôle« , la prolixité foisonnante et géniale de ses « vertiges«  ;

L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe, sur la mise en ordre de ce qui survient pour nous dans le temps qui nous est offert de ressentir sur un mode (un peu spécifique) de musique, en 2002, aux Éditions du Seuil ;

et La Question philosophique de l’existence de Dieu, en 1994, aux PUF… _,

soit, en effet, une « philosophie » on ne peut mieux et plus pleinement (= richement) anthropologique « des listes« …


Une « philosophie des listes« , donc :

et tel est le sous titre de ce De Haut en bas que nous propose présentement Bernard Sève.

En son « Introduction« , présentant synthétiquement et rapidement

(en quatre pages et demi + une « liste » sur deux pages et en deux colonnes de 157 « notions corrélées à l’idée de liste« , depuis « Abécédaire«  en numéro 1, jusqu’à « Who’s who«  en numéro 157, en passant par « Indicateur des marées » et « Inventaire« , juste au milieu de cette liste, en numéros 78 & 79…

_ peut-être pourrait-on y ajouter l’occurrence « Loquèle« , évoquée page 113 _ dans le chapitre « la liste en littérature, poétique et narrativité«  _, à propos de « certaines formes autobiographiques contemporaines«  : « présentées selon l’ordre alphabétique, elle _ la liste ! _ permet un mixte très particulier de pudeur et d’exposition de soi, dont les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes offrent un exemple topique : « L’entrée « Loquèle » parle du flux de paroles à travers lequel le sujet argumente inlassablement dans sa tête les effets d’une blessure ou les conséquences d’une conduite _ la loquèle est une variante ressassante de la liste« . Peut-être Bernard Sève l’a-t-il simplement « oubliée » en sa récapitulation en colonnes

Bernard Sève remarque alors aussi, toujours page 113, à propos de ce livre de Barthes, que « le texte d’ouverture de l’ouvrage (« Comment est fait ce livre« ) explique que les figures du discours amoureux « sont distributionnelles » et non « intégratives » ; elles restent toujours au même niveau : l’amoureux parle par paquets de phrases, mais il n’intègre pas ses phrases à un niveau supérieur, à une « œuvre » _ qui les lierait... Comment ne pas reconnaitre ici la logique additive et segmentaire _ discontinue, émiettée _ de la liste ?« . Fin de l’incise sur l’absence de « Loquèle » dans la « liste des notions corrélées à l’idée de liste » ; le chapitre II du livre (« L’intrus de la liste, et autres paradoxes« ) est d’ailleurs consacré à l’absent et à l’intrus, phénomènes paradoxaux et éminemment notables des listes ! _)

En son « Introduction« , présentant synthétiquement et rapidement

le sens même de l’aventure de ce grand livre court (de 228 pages _ 240 avec l’index, la bibliographie et la table des matières…),

Bernard Sève remarque tout de suite, page 7, que « la liste

_ même pour des « pratiques«  on ne peut plus « élémentaires« , telle que faire « la liste de ses courses« , sans « autre prétention que de soulager la mémoire et de faciliter l’action » ; et « on la jette après usage«  _

tend à déborder sa finalité purement utilitaire« .

C’est ce « débord » _ voilà ! _ qu’il va lui être passionnant d’interroger et analyser, mettre à jour, scruter, révéler…

Ainsi :

« Je dresse une liste des choses à faire _ = agenda : choses devant être faites _ dans la semaine (réunions, mails, rendez-vous, démarches administratives, etc.). Au fur et à mesure que je m’acquitte de ces obligations, je les raye de ma liste.

Mais voici que j’honore un engagement que j’avais oublié d’inscrire sur ma liste. Bizarrement, je l’écris _ lui aussi, une fois « fait«  (tenu, honoré), et plus « à faire« _, pour le rayer aussitôt.

Ce comportement aussi courant qu’étrange _ voilà ! _ montre que la liste n’est jamais un simple instrument (si tel est le cas, nous n’inscririons pas le nom d’une chose que nous venons de faire sur une liste qui n’a pas vocation à être conservée et archivée) _ à moins que ? Le rituel utilitaire s’achève-t-il avec la péremption de l’utile ?.. La liste doit _ voilà ! l’exigence d’un singulier « état de droit » (idéel) vient ici déborder le pur et simple, lui, constat du tout primaire « état de fait » (réel)… _ être complète ; et, même destinée à être jetée rapidement, elle doit _ coûte que coûte ! _ porter la trace de tous les éléments relevant de son domaine _ l’esprit (plus loin que les exigences de simple bon sens de la raison strictement utilitaire, pragmatique, réaliste : ce qu’il y a en l’esprit humain d’« esprit de la liste«  !) le demande !


L’homme _ voilà l’objet à explorer de l’anthropologie sévienne _ tend à jouer le jeu _ ou plutôt c’est celui-là l’objet à explorer : le « jeu humain (et parfois trop humain et inhumain !..) de la liste« , en ses dévoiements et débordements si richement divers… _ au-delà de son utilité pratique« _ lire ici et Johan Huizinga, Homo ludens, et Roger Caillois, L’Homme et les jeux


Bernard Sève relève alors une remarque importante _ « une autre ambiguïté« , dit Bernard Sève, page 8 _ venue sous la plume de l’hyper-attentif et hyper-lucide Georges Perec, en son (posthume, en 1985) Penser/Classer :

« Il y a dans toute énumération deux tentations contradictoires ;

la première est de TOUT recenser,

la seconde d’oublier tout de même quelque chose _ en ce recensement (à visée de totalité) entrepris _ ;

la première voudrait clôturer définitivement _ voilà ! en avoir fini une bonne fois pour toutes ! _ la question ;

la seconde, la laisser _ tout de même, encore, un peu, si peu que ce soit : « encore un instant, Monsieur le Bourreau« , dit à un instant décisif la reine Marie-Antoinette… ; que le jeu (avec sa part de contingence ouverte) ne s’achève pas si tôt !.. ; qu’il se poursuive encore, encore un peu : « s’il vous plaît !.. » _ ouverte«  _ à la page 167 de l’édition de 1985, à la librairie Hachette (et à la page 164 de l’édition de 2003, aux Éditions du Seuil)… 

Et Bernard Sève de commenter :

« La liste _ à réaliser par quelque écriture tracée sur une surface _ attire l’homme, parce qu’elle semble pouvoir _ voilà !  _ quadriller le monde _ une expression cruciale : ordonner le monde (et territoire : à cartographier) vivable in extenso afin de parfaitement si possible s’y repérer, s’y diriger sans trop se perdre (jusqu’à en disparaître : Georges Perec est aussi l’auteur de La Disparition ! ) _, en épuiser _ en finir avec elle, la maîtriser enfin ! l’exhumer de ses ombres (ou de son plus sombre), du moins… _ la diversité ;


mais l’homme souhaite aussi _ plus rêveusement… _ que le monde ne se laisse pas _ pas tout à fait : qu’il résiste ! renâcle ! refuse d’obtempérer à ces (et ses) tentatives de le dominer-domestiquer, élucider-percer à jour… _ quadriller si aisément _ que du qualitatif dissone, et fortement, avec l’impérialisme (de suite monstrueusement dangereux) du quantitatif et du numérique et de la numérisation ! gestionnaire et comptable…


Comme le dit encore _ et sublimement : qu’on y fasse assez attention ! _ Perec :

« Il y a dans l’idée que rien au monde n’est assez unique _ expression à bien méditer ! _ pour ne pas pouvoir entrer _ de force, quand « cela«  n’y consent pas de lui-même d’assez bon gré ! ni assez vite… _ dans une liste _ et cela, que l’inclusion (ou que l’exclusion) soi(en)t bienveillante(s) ou malveillante(s), voire mortelle(s) : mais les blessures d’amour propre, aussi, peuvent in fine tuer… _

quelque chose _ nous y voici donc ! _ d’exaltant et de terrifiant à la fois«  :

c’est cette terrible ambivalence _ Bernard Sève dit aussi « ambiguïté«  _ que le De Haut en bas _ Philosophie des listes de Bernard Sève se donne pour tâche d’explorer,

et réalise avec quel brio ! cette fois-ci encore…

« Nous voulons que tout puisse être listé, et nous sommes pourtant heureux que ce ne soit pas possible » _ soit que demeurent et résistent, de fait, des exceptions à pareille ambition…

Aussi Bernard Sève en déduit-il, toujours page 8, que « la pratique des listes n’est pas aussi simple que nous le pensions d’abord » _ tiens, tiens !

Et c’est sa complexité

que De Haut en bas _ Philosophie des listes va s’essayer, brillamment, à démêler pour (et avec) nous :

« Le présent ouvrage entend examiner avec précision _ et la méticulosité parfaitement probe de Bernard Sève en est un outil particulièrement performant ! _ la notion de liste, la diversité _ rencontrée _ des pratiques humaines dans lesquelles les listes interviennent, la signification plus ou moins simple de ces pratiques » _ page 8. Comment penser cette diversité? Comment ne pas céder à la force de dispersion _ vertigineusement centrifuge _ d’un tel sujet » _ page 9. Voilà le défi que se donne à relever Bernard Sève face à l’écueil posé d’entrée de son sujet !


Je relève aussi

_ et cela, tout particulièrement, eu égard à ma propre « allure de penser« , de parler et écrire, qui y est assez fortement rétive ; et met souvent à mal le malheureux « indiligent lecteur«  s’essayant à suivre le fil des articles de mon blog : très fortement « à sauts et à gambades« , mon style, au point de donner un peu trop vite le mal de mer aux plus bienveillants, au départ, des lecteurs de ce blog ;

Élie During ayant joliment qualifié cela, d’après Claude Lévi-Strauss, d’allure à « bricole » ; je me permets de le citer :

« c’est une écriture pleine de petites bifurcations, pleine de bricoles (j’apprends de Lévi-Strauss que ce mot désignait autrefois les embardées ou les changements de direction brusque de l’animal en mouvement) ; une écriture qui s’offre comme une annotation continue d’elle-même, ou plutôt un contrepoint (voilà, nous revenons à la musique) à d’autres voix : la mienne, mais aussi celles de tous les auteurs dont tu fais entendre l’écho au fil de ta plume…« …  _

Je relève aussi

ces remarquables précisions-ci, pages 9-10-11 :

« Le domaine concerné _ celui des listes _ est proprement sans limites,

mais le format court de ce livre est une heureuse contrainte _ que l’assez extraordinaire professeur (il officia longtemps au lycée du Parc et à Louis le Grand, et forma à la philosophie une bonne génération de brillants et archi-compétents Normaliens ! avant d’assumer une chaire d’Esthétique et de Philosophie à l’Université de Lille-III) qu’est Bernard Sève sait brillamment (avec quelle maestria !) dominer. Il incite à penser net et à dire bref _ en effet ! Il oblige à renoncer au fantasme d’une exhaustivité de toute façon impossible. Il aide à résister au vertige propre à la pratique des listes. Il interdit au discours _ d’analyse et explication : lumineuses ! _ de mimer son objet. Penser la liste _ voilà l’objectif : la connaître et la comprendre ; afin de la faire connaître et la faire comprendre ! _ n’est pas se complaire aux listes : écarter l’« esprit de la liste » _ dangereusement en proie à une insatiable compulsion d’exhaustivité (ainsi que d’indéfinition…) _, pour mieux comprendre _ voilà ! et donner à comprendre, en toute clarté faite, réalisée _ la production et l’usage des listes«  _ par l’esprit humain, en la diaprure de ses ambivalences, en la diversité de ses opérations effectives…

« Chacune de ces listes _ évoquées et passées en revue dans la « liste des _ 157 _ notions corrélées à l’idée de liste » proposée en conclusion du chapitre d’« Introduction« , pages 12-13… _ exprime une des facettes _ elles sont bien plurielles… _ de l’esprit humain _ c’est lui, ou ce sont elles, en leur pluralité et leurs ambivalences, ces facettes de l’esprit humain, qui intéresse(-nt) le philosophe-anthropologue qu’est Bernard Sève. Nous souhaitons penser à la fois la diversité de ces facettes _ voilà ! _ et l’unité du geste humain fondamental _ voilà aussi ! en même temps ! _ consistant à penser et agir _ les deux _ « en liste » _ cela m’évoque le travail fondamental, basique, d’André Leroi-Gourhan : Le Geste et la parole Peut-être saurons-nous mieux _ voilà qui doit intéresser tout un chacun, en sa propre humanité (et inhumanité, parfois aussi ! en ses excès…) _ ce que nous faisons lorsque _ tout naïvement _ nous remplissons notre agenda, consultons l’annuaire ou nous laissons griser par la poésie des listes de Rabelais, de Melville ou d’Homère« …

Pour ma part,

je ne suis pas un obsédé des listes, bien au contraire : j’aime plutôt et surtout l’improvisation, l’élan, l’inspiration essayée ; le danger de l’oubli ne m’inquiète pas trop _ pour le moment, du moins. Je suis du côté de l’élan et du souffle ; tout particulièrement dans la conversation, la conférence, ainsi que le cours : conçus d’abord comme des interlocutions… Même si je « tiens » mon agenda _ telle une « main-courante » : le numéro 102 de la liste des 157 « notions corrélées à l’idée de liste« , page 13… De même que je « tiens (scrupuleusement !) à jour » la liste des articles de mon blog http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/ … Mais je suis exempt de la manie de « tenir » un répertoire de ma bibliothèque ou de ma discothèque… La différence, très pragmatique, je m’en aperçois, tenant aux perspectives d’action (à effectuer, ou pas)… Et c’est bien l’interlocution qui me motive _ et emporte ; et enflamme…

D’un autre côté, je dois aussi admettre que j’essaie le plus possible d’être bien large ; et peut-être même « complet » _ le plus que je peux : je rajoute (comme Montaigne et comme Proust) ; et dans le rythme… _, pour rendre « vraiment » justice _ mais sans lourdeur, j’espère… _ à toute l’ampleur (= diversité et variété _ voilà ! _) de ce dont je traite : mais sans rédiger au préalable de telles listes, qui m’encombreraient : je préfère jouer le jeu de l’effort de mémoire (et d’oubli), sur le champ, hic et nunc ; je m’y mets, chaque fois, au défi… C’est mon jeu sérieux. Et je lui prête une vertu d’encouragement pédagogique : à s’y essayer _ joyeusement et scrupuleusement _ à son tour…

Voici un extrait de mon mot à Bernard Sève, le mardi 30 mars dernier _ il y a cinq jours ; j’ai aussi, depuis, re-parcouru le livre et mes annotations… _ dès que j’eus achevé la première lecture des 228 pages de son livre :

De :   Titus Curiosus

Objet : Dynamiser la compulsion de juxtaposition
Date : 30 mars 2010 09:26:14 HAEC
À :   Bernard Sève


Et je me suis mis à la lecture de ce De Haut en bas.

Je viens de l’achever, donc, en ce début de matinée _ du mardi 30 mars : avant de m’en aller au travail.
J’aime cette ampleur et extrême perspicacité de vue,
tout à fait originale et libre _ et toujours vive et joyeuse…
Le « génie » du penser à l’œuvre, avec liberté et joyeuseté tout à la fois,
sur des questions cruciales : les formes d’esprit de l’humain,
en leurs paradoxes, entre fécondité et dangers, aussi, de monstruosité
_ le cas est cependant peu développé ! en dehors du listal killer (de roman !)… _, ou, plus simplement, de névrose _ dans l’échelle des pathologies…

Ainsi ce nouvel opus s’inscrit-il on ne peut plus clairement,
dans la continuité, toute diverse, diaprée, des travaux précédents,
quant à l’esprit même du bonhomme Montaigne, comme quant à l’altération musicale.


Je ne vais pas rédiger maintenant mon article sur ce livre,
mais je retiens dès maintenant son aspect d’amplitude anthropologique _ à nouveau (comme dans le Montaigne _ Des règles pour l’esprit ) :
car il s’agit cette nouvelle fois encore
de « bien faire l’homme« , entre courage (et avec « panache » !) et « fragilité« ,
ainsi que le relèvent les expressions de la conclusion de la dernière page…

Je les cite, page 228 : « Il est satisfaisant de se dire que la liste peut être à la fois et simultanément le lieu du panache littéraire (un morceau de bravoure) et son point de fragilité (l’effet de liste est à la disposition du lecteur  _ qui s’y enchante ou s’y ennuie ! selon ses dispositions à lui… _). Panache et fragilité : n’est-ce pas aussi une définition possible de l’humanité ?« .

J’ai attendu la page 223 pour voir apparaître, mieux que le nom de Bergson,
l’expression d' »élan bergsonien »
pour désigner ce qui vient « transfigurer » la « mécanique » « rudimentaire » de la manie ou de la compulsion au lister
en un « dynamisme » capable
_ à l’inverse ! _ de faire « jaillir la vie« …
Même si ces aspects-là apparaissaient déjà dans le chapitre _ le chapitre IV : « Qui parle ? » : un chapitre crucial… _ sur la parole (d’interlocution) et la profération ;
mais cela concerne aussi ce qui dépend du lecteur en sa lecture, qui doit être
_ elle aussi ! _ vivante, vive, accueillante, curieuse…

Je retiens Jack Goody _ l’auteur si remarquable de La Raison Graphique _, Sei Shônagon _ il m’arrive de lire à mes élèves le début (si merveilleux !) de Notes de chevet, à propos des saisons… _,
Georges Perec _ que je n’ai jamais vraiment lu : sans doute pour ses aspects un peu trop oulipiens

(Jacques Roubaud est venu un jour dans ma classe ; de même que Michel Chaillou _ l’auteur de Domestique chez Montaigne _ : proposés par la Drac… ; mais je ne goûte pas trop les aspects formalistes ;
je suis du côté de l’élan et du souffle ; du côté de Walt Whitman, si l’on veut…)
; mais depuis ce courriel, j’ai lu Penser/Classer

Voilà ce que je voulais dire pour commencer.

Je ne suis pas _ du moins à un degré tournant à l’obsession _ un « listeur » ;
je ne suis pas angoissé
_ à la Bergson (de La Pensée et le mouvant)… _ par l’abîme entre le caractère discret du discours
et une supposée « continuité » (plus ou moins désespérante
_ à penser par un discours) du réel ;
et m’en amuse plutôt.

J’aime les élans,
j’aime les discontinuités,
les picorages : j’aime le temps et ce qu’il nous propose à vivre
_ vite.

J’aime les rythmes souples et vivants
tels ceux de la musique
et des divers Arts… Ce sont toujours des Arts du rythme…
Et vivre aussi, pour commencer !

J’aime la variété de ces rythmes…

les hémioles...

J’aime les (heureuses) rencontres, c’est-à-dire les amitiés _ pas très nombreuses : heureusement ! _,
qu’offre une vie à qui a la chance de pouvoir apprendre un peu à « cultiver »
l’art de son « ménager« , ainsi que le dit notre Montaigne : « pour moi donc…« , au final du chapitre 13 du livre III…


A suivre :
il me reste à rédiger un article un peu plus construit
_ j’espère que j’y « viens«  à peu près… _ à partir de ces intuitions basiques…

Merci infiniment,
cher Bernard,
et vive l’attention !

Il me reste à mettre l’accent sur ce que je retiens de tout cela,

et ce en quoi je me sens de plein pied et de plein vent sur ce que retient Bernard Sève lui-même de ce parcours _ sien, mais aussi très objectif _ des listes, en leur humanité, et inhumanité parfois pathologique, 

tel un mésusage _ seulement mécanique ! et non pas dynamique , dynamisant, joyeux _ de la raison.

La liste dérive de l’écriture,

ainsi que l’a analysé Jack Goody en sa Raison Graphique (et repris récemment en son Pouvoirs et savoirs de l’écrit…), même si « le travail de Goody, quoique décisif, ne porte que sur les premières listes (sumériennes, akkadiennes, égyptiennes), non sur la pratique humaine de la liste en général« , comme le remarque Bernard Sève à la page 17, au début de premier chapitre, « Qu’est-ce qu’une liste ?« , une « simple liste« …

« Une liste ne contient que des mots, ou des items assimilables à des mots« …

Et « toute liste est produite par une série d’opérations«  :

« Il faut, pour élaborer une liste _ car une liste « se fait« , s’écrit : nécessairement ! _, prendre une sorte de recul par rapport au monde, à la situation d’énonciation et à l’usage ordinaire _ en commençant par le parler ! la parole ! _ du langage. La liste ne relève pas de l’improvisation _ voilà ! _, de l’inspiration soudaine. Une bonne liste, et même une mauvaise, suppose un travail, une recherche des éléments pertinents _ à inclure; les éléments non pertinents étant exclus, ou à exclure ! _, toute une technique intellectuelle de tri et de comparaison _ soit une forme et une tournure d’esprit : exigeants, voire retors ; et à mettre en œuvre très effectivement… Toute liste est une sélection : elle élit et elle écarte. C’est l’objectif premier de sa « comparaison«  : en recul, en effet (et comme en insatisfaction ; c’est un des versants affectifs, de connotation négative, boudeuse, voire colérique, du terme « critique«  !), par rapport à ce qu’offre présentement, de lui-même spontanément et immédiatement le réel, le monde

Il y a toujours quelque chose d’artificiel _ et de discrétionnaire _ dans une liste« , page 22. « L’écriture fragmente le flux oral, elle le spatialise et le découpe« , page 23.

Par là, « l’écriture permet de procéder en plusieurs temps : chercher, fixer, compléter, corriger, vérifier« , page 24. Et « le caractère essentiel de la liste consiste à présenter les mots qui la composent de façon discontinue« , page 25 :

« une phrase n’est pas une liste de mots, pas plus qu’une mélodie n’est une liste de notes » _ la phrase et la mélodie étant du côté de l’élan…

« La liste est a-grammaticale. Elle implique la discontinuité de ses éléments ; les mots y sont isolés les uns des autres », page 26… « En un mot, l’état pur de la liste, c’est la langue réduite à l’état de nomenclature« , page 28. Et « la suprématie de la colonne«   _ sur l’écriture à la file, pour la réalisation scripturale de la liste _ « est qu’elle est plus conforme au caractère de séparation entre les mots qui définit la liste. La présentation en colonne _ de haut en bas, avec passage systématique à la ligne pour chaque item (item signifiant « et encore« )… _ est adéquate au concept même de la liste«  ; « la présentation de haut en bas souligne l’a-grammaticalité de la liste, la séparations des items, sa discontinuité. Chaque mot est ainsi présenté dans son autosuffisance et, si l’on peut dire, sa majesté« , page 29

_ cf aussi, quant à cette « majesté«  par le passage à la ligne, le position du vers, en poésie… mais avec, cette fois, le « port«  du souffle de l’enjambement et l’assonance ludique (éventuelle) du jeu des rimes… La poésie ne me paraissant pas pouvoir souffrir, elle, l’a-grammaticalité : sinon par un usage de la liste, justement… Bernard Sève cite ici, page 50, l’Inventaire (avec ratons-laveurs) de Jacques Prévert, extrait de Paroles ; ou, page 117, un très court poème de Francis Ponge, commençant par « Papillote chiffon frisé« , extrait de La Rage de l’expression

« Une liste n’est ni nécessairement finie, ni nécessairement infinie« , page 31 _ ses exigences sont plus modestes ! « Une liste finie peut être présentée de façon exhaustive, mais aussi de façon incomplète (un « etc. » final pouvant indiquer au lecteur que la liste se poursuit virtuellement)« , page 31 toujours… « Une liste n’est pas _ non plus _ nécessairement ordonnée« , page 35. « Une liste n’est ni une classification ni une hiérarchie, même si elle tend _ tout de même : sinon elle lasse vite (l’esprit du lecteur)… _ à l’être« , pages 35-36.

« Classer les types de liste n’est pas facile« , page 39 ; mais « la distinction entre onomastika _ soient « une série de mots (ou de brèves combinaisons de mots) dont chacun décrit une entité ou une classe d’entités du monde physique« , comme l’a défini A. H. Gardiner, que cite Goody _ et lexica _ soient « des listes de mots pris comme mots«   _ est la plus importante, et, conceptuellement, la plus décisive.

Dans les listes « onomastiques », les mots sont pris dans leur valeur référentielle, en tant qu’ils désignent des objets du monde réel.

Dans les listes « lexicales », les mots sont pris en tant que mots, ils sont chosifiés dans leur statut matériel (phonique ou graphique) ou grammatical.

Un inventaire _ item n° 79 de la « liste des notions corrélées à l’idée de liste » aux pages 12-13 de De Haut en bas _ est un exemple typique de liste onomastique, une liste de verbes irréguliers _ sans numéro d’item dans cette même liste : soit un cas de liste tout ce qu’il y a de plus normal… _ est un exemple typique de liste lexicale« , pages 40-41.

« La simple liste, celle qui n’est que liste, exclut l’énonciation comme la profération« , page 87 ; « en situation usuelle _ ou « normale«  ; toute prosaïque, en quelque sorte, au fil du plus commun des jours…  _, il n’y a ni énonciation ni profération. » Et « la liste pourrait être ainsi définie : un texte dont l’auteur ou le producteur s’est retiré« , page 88 _ l’analyse est plus qu’intéressante : cruciale ! j’y renvoie donc ;

simplement je mentionne aussi présentement cette précision importante de Bernard Sève, page 86, à propos de son usage ici (« en un sens inhabituel« ) du terme « énonciation«  :

« Je regrette d’employer le mot « énonciation » en un sens inhabituel, mais je n’en ai pas trouvé de meilleur. La liste est un fait de langage (toute liste est composée de mots), mais il n’est pas sûr qu’elle soit un acte de langage _ voilà ! _ : la plupart du temps, elle ne s’adresse à personne et n’est portée par aucun « je ». Or l’énonciation est _ elle _ un acte de parole _ oui ! _, dans lequel un sujet _ oui encore ! _ formule (par écrit ou par oral) un énoncé ou un ensemble d’énoncés qu’il reconnaît et assume _ voilà ! telle une virtuelle « signature«  envers laquelle il s’assigne lui-même, en quelque sorte ! _ comme siens ; il y a _ ainsi _ dans l’énonciation un engagement _ auctorial (et moral, en conséquence) : voilà ! _ de la personne _ parole dite, parole donnée«  _ et sacrée ! Cette précision-là se trouve page 86 : une précision capitale !..

Par là, « dans certains moments expérimentaux » _ eux : voilà encore… _ de la littérature

_ qui, en quelque sorte, « s’est emparée de cette possibilité d’écrire un « texte objectif », sans auteur« , page 89 _,

« grâce à sa propriété d’être dépourvue d’instance d’énonciation _ en ce sens ainsi précisé page 86 _,

la liste devient _ paradoxalement, et spectaculairement même (ou artistiquement !) _ l’instrument privilégié d’une écriture _ littéraire, donc, ou artiste ! ; mais sur un mode discret (peu visible) et paradoxal ; non sans humour, non plus, par conséquent… _ désireuse d’écarter ou de minorer _ la nuance est d’importance : une affaire de finesse et de subtilité tout en discrétion… _ l’auctorialité« ,

remarque très finement et parfaitement justement Bernard Sève page 89.

Mais on découvre aussi, très vite, que « bien loin que la liste exclue le sujet d’énonciation, elle lui confère _ plutôt, alors _ une posture singulière _ voilà ! d’autant plus forte… _, attentive _ esthétiquement _ à l’interlocuteur comme aux vibrations « kaléidoscopiques » du monde« , page 91. Aussi, si « la liste paraît _ d’abord et en général… _ avoir quelque chose de lourd, de grossier, de simpliste _ voilà _, parce qu’elle n’est jamais au fond qu’une accumulation _ plutôt balourde, en son principe de base _ de mots et d’items« , page 92, on apprend aussi à y déceler _ plus finement tout _ autre chose : « de la souplesse, de la finesse, une triple attention _ artistes ! _ à l’interlocuteur, à l’objet du discours et à ce que Montaigne appellera le « passage »« , pages 92-93 _ une très grande subtilité, comme on voit.

En conséquence de quoi, « il faut prêter _ en tant que lecteur : c’est ainsi que la liste aussi nous sollicite… _ aux listes une écoute _ esthétique, artistique, littéraire… _ plus attentive _ souple, fine, subtile _ et plus disponible : derrière le crépitement un peu répétitif de leurs items, un sujet _ parlant via cette mise en écriture et en colonnes (virtuelles ou effectives) ; artiste ! _ peut chercher à dire _ à qui va l’écouter ou le lire : et il nous faut l’apprendre ! _ quelque chose de très précis et de très singulier _ voilà ! _, qui use de la colonne des mots pour exprimer _ invisiblement, en quelque sorte _ ce qui n’est pas inscrit _ noir sur blanc _ dans la colonne« , page 93.

« Le sujet _ écrivant la liste _ peut donc s’affirmer _ artistiquement, poétiquement ; au-delà du rhétorique pragmatique… _ dans la liste par l’intention _ de signifiance indirecte, oblique, toute en douceur _ dont la liste est porteuse. Cela suppose qu’elle soit insérée dans un contexte concret _ et hors texte _ qui peut seul lui conférer ce statut« , page 102 : c’est plus qu’important : décisif et crucial ! pour l’activité en aval du lecteur… « La liste _ telle la « liste mémorative, véritable tabula gratulatoria » de Marc Aurèle ouvrant « son recueil de pensées par une série d’hommages ; certains sont nominatifs ((Vérus, Diognète, Rusticus, Apollonius, Sextus, Alexandre le grammairien, Fronton, etc.), d’autres sont catégoriaux (« mon père », « ma mère », mon bisaïeul, « celui qui m’a élevé », etc.) ; et se concluant « par un hommage « aux dieux » ; elle occupe la totalité du livre I des Pensées«  _ requiert ici un sujet d’énonciation _ et auctor _ qu’elle contribue à former. Elle dit l’amour de la vie et la gratitude pour ceux qui furent vivants, et le sont encore dans la mémoire de l’empereur philosophe. La liste devient puissance de vie«  _ poïétiquement, ici… _, pages 102-103…

« La liste » n’est donc pas nécessairement « du côté _ réducteur et réduit ! _ de la simple graphie, de l’enregistrement« , à l’opposé du « style » ! Car « cette forme fruste de l’écriture, consistant à seulement aligner des mots ou à les ranger en colonnes » est capable de venir subtilement _ le concept est important ! et aussi avec force poétique !.. _ « hanter, de façon universelle semble-t-il, l’écriture littéraire ou mythologique« , pose Bernard Sève, pages 105-106, en ouverture de son chapitre V consacré à « la liste en littérature, poétique et narrativité« …


Ce « qui est poétique dans une liste« , page 120, c’est que »le mot en liste« , « coupé du monde » _ par l’a-grammaticalité même de la liste (a-rhétorique, par là même aussi !) _, « fait corps _ alors, magiquement… _ avec le monde«  :

« Coupé du monde, parce qu’il ne signifie pleinement que dans l’acte _ ici isolé de gestes _ de la phrase, dans l’énoncé, dans le discours. Faisant corps avec le monde, parce que le projet de persuasion _ rhétorique et utilitaire, quasi permanent _ est nécessairement suspendu : un mot isolé ne peut prétendre convaincre quiconque de quoi que ce soit. Le mot n’est plus _ alors _ l’outil d’une manipulation linguistique _ et rhétorique, utilitairement _, il devient _ poétiquement _ un morceau du monde _ même : cf le titre donné par Francis Ponge à son recueil justement célèbre : Le Parti pris des choses

Il existe un cratylisme naturel à la liste _ oui ! _, comme s’il suffisait aux mots d’être inscrits en colonne ou à la file pour que la portion du monde dont chacun d’eux a la garde _ il y veille dessus avec soin (ou care…) _ nous soit enfin transparente _ voilà sa vertu de révélation poétique ; du moins pour qui sait (et a appris à) s’en servir ; et pour qui, aussi, sait (et a appris à) la percevoir, en écho… La liste poétique se fait alors exploration _ active _ du monde et exploration _ active _ de la langue, double exploration symétrique qui semble avoir renoncé à tout projet de maîtrise _ pratique immédiate, ou rhétorique (utilitaire et utilitariste) : au profit de la « majesté«  pure de cette énonciation…

« Honneur des hommes, saint langage« , dit le très grand Valéry (La Pythie, in le merveilleux Charmes !)…


La liste expose
_ simplement : élémentairement ! ainsi _ le monde« , chez un Zola, chez un Hugo, chez un Perec, cités pages 120-121.

« Une remotivation _ terme très intéressant : une re-mise en mouvement du sens ! _ du signe se fait presque naturellement dans la lecture poétique du mot en liste. Chaque mot, dans une liste, fonctionne ou peut fonctionner comme un nom propre _ en sa singularité, anomique _ et comme un nom propre familier _ non sans tendresse alors, parfois ; et sans prix (délivré du calcul des équivalences) _ ; chaque mot semble démentir l’arbitraire du signe et jouer un rôle « évocatoire ». La liste fonctionne _ alors _ comme un appel _ non un appel administratif (l’appel dans une classe _ quand, et si, celui-ci se borne, du moins, à un contrôle administratif des présents/absents : mais il peut être aussi (!) une attention plus puissante, et aux présents (avec ce que leur visage au présent peut offrir de signification singulière !), et aux raisons (demandées aux présents) de l’absence des non-présents ! _), mais un appel amical à portée ontologique _ voilà la portée alors de son intensité vibratoire !

« Quand Sei Shônagon écrit (en colonne) une liste de « Choses qui donnent une impression de chaleur », où elle inscrit _ en l’an mil à Kyoto _ entre autres

« L’habit de chasse que porte le Chef de l’escorte impériale.

« Une étole faite de morceaux divers ».

(…)

Les sacs dans lesquels on met les harpes »,

le lecteur peut n’avoir aucune idée _ objectivable, identifiée _ de ce qu’étaient, dans le Japon du XIe siècle _ qui débutait tout juste _ ces éléments,

il n’en ressent pas moins _ et comment ! _ cette « impression de chaleur ». Il croit voir _ oui ! _ ces objets inconnus _ mais oui ! c’est là la force du paradoxe de cette puissance poétique si intense et incisive ! ou la vertu du « charme«  _ de lui, il croit ressentir une impression de « chaleur » en pensant à eux. Non que ces mots aient pour lui valeur documentaire. Il a simplement l’impression qu’ils lui parlent _ via la voix toujours présente, à la simple lecture tant soit peu attentive et empathique de la part du lecteur tendant l’oreille (et son imageance) ; via la voix toujours présente, ainsi, de Sei Shônagon. Comme si nous avions toujours su que les sacs dans lesquels on range les harpes ont quelque chose _ en eux-mêmes _ de chaleureux et fraternel« , pages 121-122. C’est en effet superbe !

D’autre part, encore, « la poétisation de la liste, quand elle a lieu, exige une forte implication du lecteur _ en effet : il est mobilisé ! « L’essentiel de la motivation _ voilà _ poétique, écrit Genette _ dans l’article « Langage poétique, poétique du langage« , in Figures II _, est dans l’attitude _ toute d’activité ! _ de lecture que le poème réussit (ou, plus souvent, échoue) à imposer au lecteur _ ainsi sollicité et remué, en son imageance… _, attitude motivante _ voilà : vers l’avant de ses propres facultés mises en mouvement _ qui, au-delà de tous les attributs prosodiques ou sémantiques, accorde _ ici et maintenant, en sa propre démarche d’attention exploratrice _ à tout ou partie du discours, cette sorte de présence intransitive _ thaumaturgique, magique _ et d’existence absolue _ voilà ! _ qu’Eluard appelle l’évidence poétique« , page 123.

Idem pour ce qui advient au théâtre, page 124 :

« Le mode de profération _ des acteurs _ au théâtre est particulièrement propre à l’emploi des listes. » « La liste est une forme indéterminée, et la liste de théâtre est doublement indéterminée : dans sa teneur _ textuelle _ et dans la façon dont elle sera dite _ avec modulations, par l’acteur. Elle pourra être déclamée, chuchotée, murmurée, hurlée, psalmodiée, dite de façon neutre, chantonnée même, d’après les choix d’interprétation et de mise en scène » _ en effet…

Car « la force de piétinement _ déjà, de la liste _ participe pleinement de la performance théâtrale, de l’acte _ puissant en mobilisation d’émotions _ du théâtre. Le théâtre déploie sur scène un souffle _ voilà ! _ qui en _ = de la liste elle-même _ souligne la dimension d’oralité » _ par le jeu et la voix et le souffle des acteurs. « La liste est aussi une des modalités de la parole parlante« , page 125.

Aussi « le théâtre amène _ -t-il _ à distinguer deux types de listes en littérature _ parce qu’un auteur y est particulièrement, et singulièrement, présent ! _, ou plutôt deux façons de les constituer _ ce point (de genèse) est décisif !

Un des enjeux de ce livre De Haut en bas _ Philosophie des listes étant : comment être, ou ne pas être, un « sujet« , un auctor : et peut-être au-delà du cas d’une œuvre littéraire (et artistique), et même d’un texte littéraire écrit (ou interprété, sur une scène), le cas d’être « auteur«  et « sujet«  en sa vie…

Il est des listes qui se constituent _ en l’écriture _ par prélèvement calculé sur un stock disponible d’informations partagées (procédure d’itemisation) et par addition, plus ou moins mise en ordre, des items ainsi prélevés » _ formellement, en quelque sorte.

« Et puis il est des listes qui _ toujours en l’écriture _ jaillissent _ quasi violemment _ d’une intuition, d’un sentiment, d’un sens de la situation _ facteur-clé ! _, d’une nécessité dramatique, pittoresque ou canaille _ éminemment stimulante. Ces listes, elles aussi, mobilisent _ voilà ! _ des mots, car toute liste se résout en mots et n’est que mots _ certes ! _, mais les mots sont appelés _ voilà l’instance décisive : vocative ! _ par autre chose que par une logique de type conceptuel ou verbal (assonances, ressemblances, synonymies, homonymies, jeux verbaux), ils sont appelés par la nécessité _ viscérale, tripale, charnelle (et humaine; en un sujet humain !) _ d’un dire«  _ voilà ! pour ma part, j’aime ces excroissances de souffle-ci, autant que je peine aux formalismes (surtout structurels) précédents : encalminés, sans air ; étouffants !..

Ce que Bernard Sève résume superbement, pages 126-127 :

« La liste peut être un reste, un germe, elle peut signifier la dégradation, la chute _ alentie jusqu’à une quasi immobilisation _ du narratif dans l’énumération _ notariale, administrative, comptable _ ;

elle peut à l’inverse opérer une montée _ en accelerando, vivace, elle _, une explosion _ de souffle _ de vérité«  _ comme c’est magnifiquement dégagé...

Et Bernard Sèvre de poursuivre :

« Les deux méthodes d’écriture _ littéraire _ que nous distinguons ici ne sont _ non plus _ ni étanches ni étrangères _ irréductiblement _ l’une à l’autre. Bien des listes de Melville _ l’auteur du formidable Moby Dick _, par exemple, pourraient avoir été constituées aussi bien par l’une ou l’autre voie.

Reste une différence d’accent _ tiens donc ! une modulation de la voix ! _, pour nous très nette _ et j’abonde aussi en ce sens, on l’aura compris ! _ entre des listes structure et des listes souffle«  _ voilà qui est superbement résumé !

« Les listes souffle rencontrent et sollicitent le relais du corps _ absolument ! son émoi ! le battement de sa respiration ! _ ; et ce relais, de nature théâtrale, les leste _ oui ! _ de présence et de nécessité«  _ charnelles ! j’applaudis des deux mains !

Et « l’une et l’autre listes ont leur poétique » _ en effet, page 127.

Voilà pour le chapitre V consacré à « la liste en littérature, poétique et narrativité« …

Le chapitre VI est consacré aux « listes comme arme de combat« , avec « usages constructifs » et « usages destructifs«  _ sceptique, réfutatif, ainsi qu’ironique et polémique… _ des listes…

Bernard Sève, ensuite, consacre son chapitre VII à l’usage des listes en philosophie,

par exemple dans les œuvres d’Aristote, de Leibniz ou de Kant,

mais aussi chez les Stoïciens et les Épicuriens ;

et développe la préférence donnée à la dynamique créatrice des « problématiques » vives, en alerte, vis-à-vis de l’inertie brute, et fossilisée, des « thèmes » et « matières«  ;

et le chapitre VIII à « Montaigne, un cas exemplaire« …

« La liste, chez Montaigne, est à la fois expression spontanée de la volubilité _ trop vite pathologique : Montaigne s’en méfie… _ de l’esprit et instrument intellectuel destiné à appréhender _ par une sérénité gagnée : en l’écriture maîtrisée même ; même si poursuivie par le cavalier Montaigne « tant qu’il y aura de l’encre et du papier«  _ la complexité du monde et de l’homme. Ce statut complexe marque en profondeur les Essais. L’usage réfléchi que Montaigne fait des listes nous éclaire _ et comment ! et combien ! _ sur l’ambiguïté foncière de l’usage des listes«  : en effet ! Page 184.


« Pour Montaigne, comme pour Homère, la liste peut parfois permettre de saisir _ en pensée, par l’esprit _ la variété kaléidoscopique et mobile du monde, et de la communiquer dans une interlocution vivante et attentive à l’interlocuteur _ et malicieuse, aussi : Montaigne a un humour renversant ravageur ! _, ou plutôt ici au lecteur«  _ sommé de ne pas être trop, tout de même, « indiligent« , dès l’adresse « Au lecteur« , en ouverture des Essais, en 1580 : sinon « Quitte ce livre !« 

« Une telle interlocution suppose le renoncement au dogmatisme, à la « tyrannie parlière », au verbe agressif hautain. C’est une liste qui nous en avertira«  _ au chapitre « Des boiteux«  (III, 11), remarque Bernard Sève, page 203 :

« J’aime ces mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : à l’aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense, et semblables (…). Qu’est-ce-à-dire ? Je ne l’entends pas… Il pourrait être… Est-il vrai ?« .

Et Bernard Sève de commenter, toujours page 203 :

« Précieuse liste _ commente alors l’auteur _, et dont on ne risque guère d’abuser, tant elle contredit le penchant dogmatique et querelleur de l’esprit humain. Cette liste de modalisations _ oui _ du discours doit être _ assurément _ méditée et mise en pratique, à titre d’exercice dont la portée est autant éthique que linguistique. On peut être sûr qu’elle n’a rien perdu de sa pertinence _ certes ! _ depuis que Montaigne l’écrivit« … 

Le dernier chapitre IX (avant la « Conclusion » ramassée : en quatre pages) a pour titre « Anthropologie de la liste« , pages 205 à 223 :

« Tout le monde fait des listes (elles peuvent être fort courtes) ; tout le monde use de listes. » « J’entends simplement examiner ici quelques traits saillants dans l’usage contemporain _ si riche et si divers _ des listes« , annonce l’auteur, page 205.

« L’informatique a complètement modifié _ voilà ! _ la production des listes. Il n’a jamais été aussi facile qu’aujourd’hui de fabriquer des listes complexes _ et plus seulement rudimentaires _ et d’y avoir accès » _ encore faut-il s’y repérer et en tirer un profit véritable ; sans s’y empêtrer ; surtout en ce qu’elles présentent de plus séducteur… Ni s’y perdre… « La tendance à lister est passée de l’esprit _ le centre d’intérêt même, en ce livre, de Bernard Sève : ne perdons pas cela de vue ! _ à la machine, qui d’ailleurs liste d’elle-même _ oui ! _, et sans qu’on le lui demande, ses propres données (indexation automatiques des mails, des fichiers, etc.). Toute une grouillante activité de mise en liste bruisse sans cesse _ voilà ! _ dans nos machines presque silencieuses _ en effet.

Nous n’avons plus tant à produire des listes nous-mêmes qu’à choisir _ et cet art n’est ni le plus facile ! ni sans pièges ! _ celles qui nous intéressent _ et voilà aussi un premier handicap à surmonter ! _ dans les propositions de nos logiciels. Tout cela correspond bien à l’aspect automatique de la liste, à sa Geistlosigkeit (son « absence d’esprit »). La liste, dans l’ordinateur, avoue l’automate qui l’habitait _ basiquement _ dès l’origine« , pages 207-208.

Socialement et socio-économiquement _ les deux sont-ils désormais dissociables ? _, « la liste joue un rôle de plus en plus important dans l’évaluation _ dure ; et pas forcément juste… _ des individus, c’est-à-dire dans la compétition sociale _ idem : souvent destructrice des personnes, et pas seulement par suicides… Que de gâchis humains ici… L’entreprise, l’université, les institutions culturelles et sportives font de la liste _ et d’un de ses dérivés, le « palmarès«  : item n° 113 de la « liste » sur deux pages et en deux colonnes des 157 « notions corrélées à l’idée de liste« _ un instrument efficace d’évaluation _ des individus _ : curriculum vitae, bibliographies, discographies, filmographies, projets, bilans, plans d’action, nominations et performances dans les concours et tournois, palmarès _ le voici ! _, et jusqu’aux « pages perso » sur Internet sont autant de listes à valeur compétitive. »

Les « listes intersectives, entre privé et public, contribuent à la rationalisation (au sens wébérien) du monde social, mais aussi à l’oppression des individus invités à se définir _ en s’exhibant par certains traits mis en avant _ en permanence par des listes : listes de collègues (listes de diffusion), d’amis (Facebook), d’opinions (blogs), de préférences (chats, sites dédiés), etc. Il revient aux sociologues _ poursuit bien optimistement Bernard Sève, page 211 _ de discriminer ce qui relève, dans ces pratiques, de la pression sociale, de la servitude volontaire, des formes d’illusion propres à Internet ou de possibles nouvelles formes de subjectivation.

La liste présente _ ici _ de façon caricaturée l’une de ses propriétés, la compulsion de complétude (le collectionneur toujours en souci de la pièce qui lui manque). L’auteur d’une liste est pris par le double vertige contradictoire du désir de complétude (qui est autre chose que le vertige de l’infini, que la liste peut aussi susciter) et de la contrainte à l’allongement indéfini de la liste«  _ un nouvel apeironLa « double injonction » d' »être complet » et de « devoir toujours compléter » la liste de son curriculum vitae « fait la très grande force _ d’influence _ de la liste moderne« , met en exergue Bernard Sève, page 212. Et « il s’agit maintenant de compétition sociale, économique, financière, politique » : tous azimuts !

Ainsi, « la liste se situe _ -t-elle _ sur un pôle névrotique ou archaïque de la conscience pratique _ obsessionnellement, pour l’individu et son « esprit« . Alors que « le sage et le saint sont _ eux _ au-dessus des listes : ils se sont hissés à un principe plus élevé qui rend la liste inutile et vaguement ridicule _ « la vraie morale se moque de la morale« , dit Pascal. La conscience est meilleure débarrassée des listes. C’est aussi une des leçons que l’on peut trouver dans les Essais de Montaigne » _ Montaigne, à l’esprit en permanence si vif !

Et Bernard Sève de surligner ici :

« l‘utilisation compétitive des listes dans les sociétés contemporaine n’est sans doute pas immorale, mais elle présente un trait archaïque et potentiellement névrotique _ pour les individus _ dont il me paraît nécessaire de mesurer la nocivité« , page 213…

Pour une autre pathologie,

cf l’analyse de l’air dit « du catalogue » dans Don Giovanni de Mozart (acte I, scène v, texte de Da Ponte) :

« Leporello lit un recueil ou un inventaire, qui n’est pas petit (« questo non picciol libro, è tutto pieno dei nomi di sue belle »). » « Ce livre de conquêtes correspond exactement au concept de la liste : écrit, discontinu, noté vraisemblablement au jour le jour, selon la procédure de la main courante, et se prêtant à des comparaisons, comptages et récapitulations _ au rebours de l’attachement à la singularité (sans pareille, elle ; et qui ne cherche en rien la comparaison : saugrenue !)….

Que révèle cette liste complaisamment déclamée par Leporello ? que seule compte la quantité _ voilà ! celle du comparable… Leporello commence par dénombrer : « En Italie, six cent quarante… Mais en Espagne elles sont déjà mille trois (« Ma in Ispagna son già mille e tre« ) »… » Bientôt, n’importe plus que « la différence principielle, la différence sexuelle entre hommes et femmes (pas un seul garçon dans la liste). Cette annulation de la différence qualitative entre objets conquis _ adieu la singularité ! un clou chasse l’autre… _ est une autre manière d’affirmer _ avec exclusivité ! _ le quantitatif, qui est l’essence de la liste«  _ en annulant la dimension (qualitative, elle) de la singularité ! voilà ! pages 214-215.

Mais il en va aussi, en pareille logique, de sa propre comparativité (et échangeabilité) à soi (et de soi) ! à l’infini… C’est là la pente et force d’entraînement du nihilisme ; rien moins ! Le loup est dans la bergerie, d’entrée !!!

« Cet air « du catalogue » exprime admirablement la profonde ambiguïté de la liste. D’un côté, elle enregistre, de façon neutre et extérieure (ici, c’est le valet qui note au jour le jour les exploits du maître) ; de l’autre, elle renforce et elle nourrit la compulsion additive _ ou itemisation : au suivant ! _ qui définit le donjuanisme ; elle devient force active dans la production de ce qu’elle n’est censée enregistrer qu’après coup. La liste vient après (comme enregistrement) mais elle agit avant (comme incitation, appel et tentation)« .


« Le donjuanisme n’est pas seulement sexuel ou sentimental _ voilà bien la modernité de l’hymne à la liberté venant conclure l’acte I du Don Giovanni de Da Ponte et Mozart, ou « air du champagne » : « viva la liberta !«  _ ; et Leporello (c’est-à-dire Da Ponte et Mozart) nous apprend quelque chose d’essentiel sur la puissance contemporaine des listes _ dans toute leur amplitude : nous y voici !

Partout où nous sommes incités à cumuler des items _ voilà ! _,

il y a exploitation sociale _ ou socio-économique : comptable ! _ d’une forme de donjuanisme _ c’est cela !

On cumulera les titres, les décorations, les références bibliographiques, les fonctions officielles, les engagements, les responsabilités, les « amis », les voyages, tout ce qui peut s’« itemiser » _ oui ! _ dans une liste virtuellement utilisable dans la compétition sociale. Chaque fois, un petit Leporello intérieur fait notre compte, tient notre catalogue à jour et nous pousse à ajouter encore _ toujours plus…

En d’autres termes, la liste est à la fois mathématique et dynamique : mathématique pour le passé (qu’elle enregistre et consigne) ; dynamique pour le futur (qu’elle oriente et structure).

Mais la dynamique, ici, n’est qu’une mathématique anticipée (je prends encore une responsabilité ou un engagement pour ajouter une ligne à mon CV), c’est-à-dire la contrefaçon d’une véritable dynamique _ qualitative, elle ; et constituée de singularités non cumulatives, non composables : c’est le point décisif !!!

La forme liste (qui est une antiforme, nous l’avons souvent dit _ par son émiettement _) se montre alors particulièrement pathogène«  _ en effet ! rien ne tient !

« La liste contemporaine n’est pas seulement narcissique _ centripètement (tristement, voire vilainement) égocentrique ! _, elle est aussi nostalgique _ et en voilà un autre versant : un prolongement en quelque sorte du romantisme… A certains égards, elle satisfait _ fictivement, sans l’apaiser _ un désir d’encyclopédie devenu impossible à _ effectivement _ combler.«  « On peut bien sûr, Internet aidant, constituer des encyclopédies (type Diderot, non type Hegel) aussi amples _ en extension, peut-être ! en compréhension, c’est une autre affaire ! _ qu’on voudra. Mais il est impossible qu’un homme puisse les maîtriser intégralement, c’est-à-dire les posséder intérieurement _ vraiment _, les penser _ et habiter et vivre, au (et du) dedans… Alors la liste supplée _ voudrait-on croire, du moins… Le grand succès _ commercial actuel constatable _ des dictionnaires et encyclopédies de toutes sortes (…) exprime aussi une nostalgie. La liste mime _ voilà ! à la Bouvard et Pécuchet ! _ l’encyclopédie, car elle aussi parle _ c’est bien tout ce qu’elle sait faire !.. _ de tout. Elle satisfait, assez illusoirement _ et c’est un euphémisme : de quel regret témoigne-t-il ?.. _, un désir de complétude et de systématicité.«  Mais « la liste _ « a-grammaticale, énumérative, additive, discontinue« , elle… _ est le contraire du système qui est _ lui _ syntaxiquement et sémantiquement lié« , page 217.

C’est que « la liste culturelle _ = pseudo culturelle… cf ici les ironies si justes de Michel Deguy ! _ contemporaine, dans ses formes littéraires et non littéraires (encyclopédies, Internet, mais aussi jeux télévisés ou radiophoniques, quiz, etc.), est potentiellement chargée d’une valeur inattendue : la préservation _ fantasmée, elle aussi : don quichottesque, en quelque sorte ; mais Cervantès avait bien de l’humour, lui… _ d’un monde qui s’émiette _ le paradoxe étant que la liste est, dans son concept _ même _, émiettement et discontinuité. La liste contemporaine est _ donc _ une tentative _ fantasmatique et impuissante, vouée in utero à l’échec, vaine _ pour ressaisir non pas tant l’unité du monde et du savoir que le sens _ hors de portée, dissous _ de cette unité _ du monde et du savoir : plus que jamais lointain, perdu : déchiqueté, en lambeaux et miettes, le « sens«  de cette « unité« -là ; d’où l’ampleur de la nausée de la déréliction éprouvée.

La liste, dans sa souplesse _ voilà _, peut être à la fois _ à son meilleur _ critique ludique de l’encyclopédie et _ à son pire _ succédané nostalgique de l’encyclopédie _ semble alors lui-même transiger (et pour lui-même le premier) Bernard Sève… Mais qui échappe à de telles tentatives (fantasmatiques) de transactions ?.. Il nous faut bien faire avec…


Ce rapport nostalgique à la liste en fait un contrepoids
_ tant bien que mal compensatoire… _ à l’usage social _ assez dur à vivre, lui ; blessant _ des listes compétitives. » Si « la liste compétitive est construite par le moi socialisé, évalué et jaugé ; elle se situe sur le pôle de l’égoïté. » Alors que « la liste nostalgique est tournée vers le monde ; elle se situe sur le pôle de l’altérité. Elle célèbre, sous des formes frustes ou raffinées, la _ plus douce et charmeuse _ varietas nominum et rerum, « la richesse des mots et des choses »… », pages 217-218.

« On mesure la profonde ambiguïté de notre rapport présent aux listes. La liste permet de satisfaire _ tant bien que mal, ainsi _ des désirs contradictoires : la systématicité et le zapping, le goût de la découverte et celui du survol, la profondeur et la facilité. L’anthropologie des listes est _ bien _ une anthropologie du paradoxe« , page 218.

Cependant, à propos de l’inscription des listes _ et des vies _ dans le temps, le chapitre IX se termine sur une remarque qui va davantage en profondeur. Quand « la liste sert à construire une généalogie ou une filiation » _ voilà ! _, « le temps est, dans une telle liste, ce qui fait passer _ charnellement _ d’un item à l’autre. La liste est _ alors _ moins succession _ discontinue _ de noms, qu’évocation _ et un peu davantage, peut-être : comme un début de transmission, dès la nomination… _ de ce qu’il y a _ et court, et vole, dynamiquement _ entre les noms, le passage du témoin«  _ soit une dynamique, un « élan » même ; et au-delà du rapport seulement inter-personnel strictement individuel, cela peut, peut-être, même re-fonder toute une civilisation…

En commençant par re-fonder l’école ; et cette décidément cruciale transmission ; cf, par exemple Bernard Stiegler : Prendre soin _ de la jeunesse et des générations Cela demande une volonté politique collective : un sursaut formidable (de confiance : civilisationnel…) face au rouleau compresseur usant, ou bulldozer, du nihilisme…

Et la fonction « principale » de la liste _ à côté des fonctions polémique, axiologique et mémorielle (déjà recensées par Bernard Sève) _ se révèle être « la fonction historico-politique« , page 223. « La liste relève alors de la philosophie de l’histoire. Le temps déposé en elle est destiné à s’épanouir hors d’elle. Nous sommes aux antipodes de la liste donjuanesque et de sa mathématique répétitive ; il s’agit d’une dynamique substantielle«  _ nourricière : l’exemple, ici, en est pris aux intuitions de théologie de l’Histoire de l’abbé Grégoire, en son ouvrage « Les Ruines de Port-Royal des Champs en 1809, année séculaire de la destruction de ce monastère« … Mais on peut l’appliquer à d’autres occurrences… Et les enjeux sont considérables !

Je désire conclure cet article de recension-présentation de De Haut en bas _ Philosophie des listes sur l’alternative « dispersion« / « dynamique« ,

comme le fait aussi Bernard Sève en sa belle et forte « Conclusion« .

Probablement, faut-il conclure à « l’impossibilité d’un discours unitaire sur la liste.

« La » liste ? Mais il n’y a pas « une » liste, il y a des listes« , est bien forcé de constater Bernard Sève, à l’antépénultième page, page 226 :

« La tendance à la dispersion est, malgré quelques contre-exemples d’autant plus puissants qu’ils sont rares, la logique fondamentale _ voilà ! _ de la liste, ou plutôt de chaque liste« , reconnaît-il, page 226. « Cela tient à un fait fondamental : la mise en liste est une opération foncièrement rudimentaire _ et pauvre (et appauvrissante, aussi), par là ; si on en reste là… Il suffit de mettre des mots à la suite les uns des autres _ quoi de plus simple ?« 

Et « la subtilité _ la voie du salut ! face à la sécheresse première… _

de la liste, quand elle existe, s’arrache _ non sans difficultés ; mais un peu d’enthousiasme (de l’auteur de la liste, comme de son lecteur) vient y aider _

au simplisme fondamental de son procédé« , page 227.

L’opération de « disposer graphiquement en colonne, de manière a-grammaticale, des mots ou des expressions » « est une opération simple et presque mécanique. Mais cette mécanique engendre _ du moins parfois : « à l’aventure« , ainsi que le dit Montaigne, nous l’avons vu un peu plus haut (cf la liste de la page 203, empruntée à l’essai Des Boiteux (III, 11)… _ une dynamique :

là est le mystère de la liste ; là est son intérêt _ sa fécondité et son « génie«  ! La véritable différenciation entre les listes _ hic Rhodus, hic saltus _ tient au type de dynamique engendrée _ en effet !

Il peut s’agir d’une dynamique dispersive, et répétitive (le donjuanisme, pris dans son acception large) ;

il peut s’agir d’une compulsion névrotique de complétude (la collection) ;

il peut s’agir d’un devoir d’exhaustivité (listes administratives, investigations philosophiques ou scientifiques) ;

il peut s’agir d’une tendance à la compilation sans principe, voire au simple recopiage (Bouvard et Pécuchet).

Ces dynamiques sont pauvres, quoique souvent utiles ; elles recèlent _ surtout _ une dimension pathogène _ plus individuelle, semble-t-il, que collective, de masse…


Mais il arrive parfois que la mise en liste engendre _ en un esprit _ une dynamique toute différente _ moins mécanique et formelle _,

dans laquelle se dit _ s’énonce ! par un auctor ! _ et s’éprouve _ par un lecteur ou spectateur actif : cf l’Homo spectator selon Marie-José Mondzain : en un livre indispensable ! _ la complexité du monde,

les vibrations des choses,

les méandres du moi,

l’épaisseur des mots.

Brusquement, la liste dit quelque chose _ tel un tremblement de terre ontologique…

La liste, contrairement à son concept, se met brusquement à parler _ en tout cas à me parler à moi qui suis son lecteur _ attentif, empathique, page 227. En ce que Baldine Saint-Girons nomme très justement un « acte esthétique«  ! Son livre _ L’Acte esthétique_ est passionnant sur ce phénomène décisif ! Et que l’école néglige et ne cultive pas !

C’est que « le rapport entre les items d’une liste est vide _ eh ! oui… le vide (sans air) du nihilisme… _ tant qu’aucune dynamique ne vient _ de son souffle, de son corps mobile et désirant vraiment en son élan _ le déterminer _ de sa direction : celle d’un vrai désir puissant. La pauvreté de la liste est qu’elle n’est que _ simple et minimale _ juxtaposition _ même mise en colonne de haut en bas ; ou mise à la file.


La richesse de la liste est que _ ou survient quand _ la juxtaposition _ toute simple _ peut déclencher une _ généreuse et profondément féconde, parfois ! _ dynamique qui, parfois _ c’est un facteur contingent : une grâce qui survient ! _, transfigure _ voilà, et de fond en comble ! et c’est un peu plus qu’un jeu aléatoire et purement éphémère de kaléidoscope : quelque chose venant « prendre » et « se saisir« , « tenir«  debout et « vraiment« , plastiquenent _ cette juxtaposition _ toute simple au départ, en ses premiers mouvements _ et fait jaillir _ génialement _ la vie _ en une forme toute singulière, qu’il faut apprendre à aborder, accueillir, connaître et cultiver, avec ampleur et profondeur.


Mais cette transfiguration ne se fait pas sans l’intervention du lecteur _ qui doit avoir lui aussi quelque part, si infime soit-elle, à quelque étincelle, lui aussi, de « génie« , en son « abord« , comme en son intelligence, ensuite, de la liste… On l’a souvent remarqué, la liste est de tous les procédés littéraires, celui qui dépend le plus de la coopération _ bienveillante, empathique _ du lecteur. Il est satisfaisant _ alors _ de se dire que la liste peut être à la fois et simultanément

le lieu du panache littéraire (un morceau de bravoure _ une virtuosité enchanteresse _)

et son point de fragilité (l’effet de liste est à la disposition du lecteur _ mais pas seulement lui… ; le lecteur doit donc y être si peu que ce soit préparé ; et « formé«  à l’expérience de la singularité « dans«  la connaissance ludique et sérieuse, tout à la fois, des diverses listes, et avec l’élan, surtout, accompagnant de son souffle et de son corps la rencontre et la compréhension de ces listes… _).

Panache et fragilité : n’est-ce pas une définition possible de l’humanité ? _ dans le mouvement de se dépasser, et dans le risque, certes, de mal y parvenir…

C’est aussi quelque chose de l’amour, me semble-t-il, au passage :

en la majesté de sa singularité…

Un admirable « essai » de parcours oblique dynamique entre philosophie et littérature,

que ce De Haut en bas _ Philosophie des listes de Bernard Sève, aux Éditions du Seuil… 

Titus Curiosus, ce 4 avril 2010

L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre « Plossu Cinéma »

27jan

Ce week-end des 22 & 23 janvier, j’ai fait le voyage de Marseille et Aix-en-Provence pour découvrir les expos « Plossu Cinéma » du FRAC (1 Place Francis Chirat, à Marseille, dans le quartier du Panier : bravo Pascal Neveux !) _ pour la période 1966-2009 _ et de La NonMaison (22 rue Pavillon, à la périphérie du quartier Mazarin, à Aix-en-Provence : merci Michèle Cohen !) _ pour la période 1962-1965 _ ; et être présent à la « rencontre », « Le cinéma infiltré« , entre Alain Bergala & Bernard Plossu, en guise (luxueuse ! autant que simplissimement amicale !) de vernissage à la NonMaison de mon amie Michèle Cohen…

Couverture, Porquerolles 1963

Couverture, Porquerolles, 1963 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

Il existe une énigme de la renversante beauté du Nonart _ comme il pourrait se penser (sans même le dire) à La NonMaison… _ de Plossu : sa clé étant peut-être l’impact du geste aimant photographique… En marchant et dansant, d’abord, probablement… C’est aussi une affaire de « rapport à » l’objet _ c’est-à-dire un « rapport à«  l’autre, autant qu’un « rapport au«  paysage ; les deux n’étant pas, non plus, dissociés : en tension douce ; et même d’une douceur extrême ; mais invisible, cependant, sinon par cet infime (et très rapide) geste à peine perceptible d’un photographier un instant effacé (instantanément) par ce qui suit, et reprend, et prolonge, poursuit, très simplement, la courbe (très douce) du mouvement précédent… Photographier fut à peine une parenthèse ; exquisément polie ; avec le maximum et optimum d’égards…

Ou le moyen tout simple qu’a bidouillé le bonhomme Plossu pour « être de plain-pied avec le monde et ce qui se passe« , ainsi que lui-même a pu l’énoncer _ cf le très bel article de présentation de Pascal Neveux, « Bernard Plossu /// Horizon Cinéma« , pages 6 à 9 de « Plossu Cinéma«  _ le livre, magnifique, est une co-édition FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, Galerie La Non-Maison & Yellow Now / Côté photo _, avec ces mots de commentaire de Bernard Plossu : « En apparence mes images sont poétiques et pas engagées. Mais pratiquer la poésie, n’est-ce pas aussi résister à la bêtise ? La poésie est une forme de lutte souterraine qui contribue à changer les choses, à améliorer la condition humaine« 

Déjà, nous ne pouvons que prendre en compte, forcément _ face à ce (minuscule) fait (si discrètement) accompli ! _ la dimension temporelle _ cf ce doublement crucial « être de plain-pied avec » et « avec ce qui se passe« , ce qui advient et va (bientôt : tout de suite, instantanément) passer… _ du processus _ mais qui dure, qui ne s’interrompt pas, mais se poursuit, très simplement ; sans pose, ni pause… _ dont l’image photographique va, elle, (un peu) demeurer _ un peu plus longtemps, du moins… _ : quelque amoureuse trace sur une pellicule _ bande passante _ développée ; et voilà qu’il nous la donne _ on ne peut plus gentiment ! _ à regarder, et à partager, pour peu que cela, bien sûr, nous chante ; et nous enchante, alors !.. Quelle improbable joie ! et qui nous comble ! ainsi généreusement offerte et, en effet, partagée.

L’expression qui m’est venue est : « la renversante douceur Plossu » ; l’expression de mon titre _ elle m’est survenue à Aix, en repensant à tout cela, le soir (la nuit) du vernissage, dans ma chambre (noire ; nocturne) ; tout cela doucement continuant de me « travailler«  dans l’obscurité d’un penser comme un refrain

Col, “Train de lumière”

Col, « Train de lumière« , 2000 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

Et voilà que je découvre _ au matin _ que, page 130 du livre « Plossu Cinéma« , son ami Gildas Lepetit-Castel, dit, lui _ et à son tour, et avec les guillemets ! _ : « l’inadmissible douceur » !

Mexico City

Mexico City © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

Je lis, c’est l’incipit de l’article : « Le regard de Bernard Plossu, beaucoup en ont parlé avec justesse, cherchant à percer le mystère de ces images _ les photos qu’il nous met sous les yeux… _ empreintes _ et en gardant le parfum, la trainée, d’autant plus prégnante que discrète _ d’une « inadmissible _ nous y voici ! _ douceur » » _ cette expression d’« inadmissible douceur«  est en effet empruntée à Denis Roche, en sa préface pour « Les paysages intermédiaires«  de Bernard Plossu, l’exposition et le livre (aux co-éditions Contrejour/Centre Pompidou), en 1988 ; elle a été mentionnée aussi, déjà, par Gilles Mora en son « Introduction« , page 12, au magnifique « Bernard Plossu : Rétrospective 1963-2006 » des Éditions des Deux Terres accompagnant l’exposition « rétrospective«  de même nom au Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg, du 16 février au 28 mai 2007…

Et Gildas Lepetit-Castel d’ajouter, on ne peut mieux : « Bien sûr, ce n’est pas seulement la douceur qui rend ces images si singulières, c’est également la justesse _ et comment ! et combien ! en plein dans le mille ! comme la flèche de l’archer zen ! _, l’émotion, l’élégance _ magnifique, en sa fondamentale discrétion _, le refus de l’effet _ qui serait facile ; et vulgaire : jamais, au grand jamais, chez Bernard ; tout à fait comme dans le cinéma suprêmement élégant, lui aussi d’Antonioni (cf « L’Eclipse« ) ; et dans celui de Truffaut (« La Peau douce« )…

fran-oise_07-droite.jpg

Françoise, Toulouse 1982 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

Et de poursuivre, encore : « autant de caractéristiques qui permettent de reconnaître son regard entre mille _ à coup sûr ! Certains n’y ont vu (sûrement par facilité _ en ce « ne… que« , en effet… _) que du flou _ le voici ! le fameux « flou Plossu«  _, car Bernard Plossu privilégie _ par fondamentale probité, en lui ! depuis son début, et toujours !!! sans jamais si peu que ce soit y déroger : c’est un juste ! _ l’authenticité à la netteté parfaite _ superficielle : sa « netteté«  à lui va plus loin ; elle est en vrai relief ! et condition de combien plus de « vérité«  !

phares_p65_20-droite-2.jpg

Phares, Ardèche 2005 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

D’où cette « infiltration » cinématographique _ c’est l’expression (lucidissime !) d’Alain Bergala _ de sa photo ; selon la formule radicale de Gilles Deleuze, il s’agit bien de « L’image-Mouvement« , en la photo, de Plossu, donc, aussi ; pas que dans le cinéma… Et pour Bernard Plossu, il y a davantage de mouvement (ultra-sensible et immédiat : vif ! au comble de la vivacité ! même…) en sa photo qu’en (presque) tout le cinéma ! Là se trouve sans doute l’intuition originelle de Michèle Cohen (quant à l’œuvre-Plossu), intuition à la source même _ faut- il le souligner ?.. _ de tout ce « Plossu Cinéma« -ci

Et Gildas de continuer : « Ces images ne sont pas floues, mais portent en elles la vie _ en son tremblé-dansé… _, elles témoignent _ tout simplement, en effet, rien que _ du bougé _ voilà _ du photographe, de l’empreinte du geste _ un élément capital ! _ qui les fait naître, comme la touche du peintre marque la toile _ par exemple chez un Fragonard : la couleur multipliant ainsi la vibration du saisi… La fixation s’opère dans l’acte créateur _ voilà _, cette faculté de savoir retenir _ mais parfaitement délicatement… _ les sensations _ en une esthétique stoïcienne, si l’on veut faire savant… _, et non simplement dans un rendu figé«  _ mis à l’arrêt, bloqué ; page 130, donc : c’est magnifique de précision dans la justesse !

sainton_p105_der-11-droite.jpg

Patrick Sainton 2000 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

Et voilà qui agace bien des grincheux… Eux « résistant » (très) dur à cette terriblement puissante _ mais c’est un oxymore _ « douceur Plossu« .

De même que Barthes disant que « désormais, l’obscène est le sentiment«  (pas le sexe) !..

Car nous voici, nous, l' »homo spectator » _ je renvoie ici à l’indispensable livre de mon amie Marie José Mondzain : « Homo spectator » _ tenus d’opérer, en suivant, dans le mouvement même, dans la danse qui, à notre tour, nous requiert _ de bouger, de danser, nous mouvoir… _, ce ce que mon amie Baldine Saint-Girons qualifie, elle aussi si justement, d' »acte esthétique » _ en son indispensable, lui aussi, « L’Acte esthétique« 

Je me propose, ainsi,

afin de me confronter ici-même, en cet article, à cette douce énigme _ celle d’un indéfinissable style (ou Nonstyle !!!) Plossu ! en sa fondamentale et fondante « douceur«  !.. _,

de confronter un texte mien, la dédicace à Bernard Plossu d’un essai (inédit, en 2007) : « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise«  ;

avec pour sous-titre _ ainsi que dans les essais américains : on aime là-bas ce genre de précision-ci ! _ : « un jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni« , parce qu’un des pôles de ses analyses de la rencontre (de personnes) est la séquence ferraraise _ testamentaire ! à propos d’un amour de jeunesse ; peut-être seulement fantasmé, même… cf « Quel bowling sul Tevere » (« Ce bowling sur le Tibre« , aux Éditions Images modernes, en 2004 : un texte très précieux pour l’exploration du génie antonionien à son jaillir… _ du dernier chef d’œuvre de Michelangelo Antonioni, en 1995 (et avec, un peu, Wim Wenders : pour, d’une part, assurer des « liens » entre les séquences ; et, d’autre part (et surtout), rassurer les producteurs : dans l’éventualité où l’hémiplégique qu’était devenu, depuis son ictus cérébral (survenu en décembre 1985), Antonioni, ne pourrait mettre le point final à ce film…) : « Al di là delle nuvole » (« Par-delà les nuages« ) ;

soit une clé de tout l’œuvre antonionien ! :

je me propose de confronter, donc,

cette dédicace mienne

au texte _ tout bonnement magnifique ! _ qu’Alain Bergala a conçu, ce mois de janvier-ci, pour un mur de La NonMaison aixoise de Michèle Cohen,

en présentation d’un « Passage de l’intime à l’abstraction« , ces années 1962-1965 :

celui, « passage« , allant

des toutes premières photos de Bernard Plossu, celles de son amie Michèle Honnorat, aux alentours de la cinémathèque, à Chaillot, en 1962,

à l’aventure du « Voyage mexicain« , en 1965…

« L’exposition à La NonMaison à Aix est donc _ d’où sa radicale importance en tant que la source de tout l’œuvre Plossu ! pas moins ! _ le début et la fin d’un désir _ de cinéma _, ensemble« .

Et « Michèle incarne _ oui : c’est le mot parfaitement juste ! _ tout cela sans le savoir« , commente Bernard Plossu lui-même,

en dialogue maintenant,

et en voiture, entre La Ciotat et Aix _ cela a aussi son importance… _

avec Michèle Cohen :

car « Je rencontre Michèle Honnorat au début des années 60, et je suis frappé _ voilà ! _ par sa beauté cinématographique naturelle _ sic : 

l’élégance, même si un peu plus plus tard (!), d’une Claude Jade (celle de « Baisers volés » _ en 1968 _ et de « Domicile conjugal » _ en 1970 _, de Truffaut, mâtinée, pour le regard profond et sombre, d’une Lucia Bosè, celle de « Chronique d’un amour » _ en 1950 _ et « La Dame sans camélias«  _ en 1953 _, d’Antonioni, dont Lucia Bosè était alors la _ « sidérante« , en effet !.. _ compagne ; avant la sublime, elle aussi, Monica Vitti) _ ;

Michèle, Paris 1963

Michèle, Paris 1963 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

je dis cinématographique parce qu’à l’époque j’allais

_ page 16 de ce livre « Plossu Cinéma« , Alain Bergala rapporte, aussi, cet éclairant auto-portrait-ci, aujourd’hui, de Bernard Plossu « en jeune homme«  de dix-sept-ans : « quand je fréquentais la Cinémathèque du Trocadéro : (j’étais) un peu de Truffaut, de Jean-Pierre Léaud et de Samy Frey« …  _

je dis cinématographique parce qu’à l’époque j’allais

tout le temps au cinéma _ d’une très grande qualité, alors _, et très souvent avec elle _ ce facteur-ci a lui aussi son importance.

Avec ma Rétinette Kodak, je n’arrêtais pas de la photographier. (…) Mon désir de la photographier me dévorait.

Dans ses regards, peu de sourires, une vraie beauté d’écran _ voilà !

Michèle, 1962

Michèle, 1962 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

Une présence _ le terme capital ! _ incroyable _ tout l’art de Bernard Plossu est (ontologiquement !) une saisie (en quelque sorte : comme il le peut ! et il le peut !!!) de cette présence : « incroyablement« , en effet ; à nous « renverser«  !!! tel un Eugène Atget ! _ ; et moi je me sentais comme un petit garçon _ cela a-t-il fondamentalement changé, face au monde même, pour le grand Bernard Plossu ? _ avec juste mes 18 ans. Serais-je devenu photographe sans un tel modèle ? _ les questions de Michèle Cohen poussent loin, loin, l’introspection poïétique de Bernard Plossu, « entre La Ciotat et Aix-en-Provence« , et « entre août et octobre 2009« , et dans la voiture de Michèle, plus que probablement (cf page 176)…

Le travail de ce « Plossu Cinéma«  mène plus loin que jamais jusqu’ici l’analyse et la compréhension de l’œuvre-Plossu !!! Merci Michèle ! Je veux dire Michèle Cohen, ici…

En fait, avec elle

_ elle, Michèle Honnorat, en un mélange composé de quelque chose de Claude Jade et de Lucia Bosè ;

michele_marienbad_.jpg

Michèle, Trocadero © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

lui, Bernard Plossu, en un mixte et de François Truffaut et Jean Pierre Léaud (et, plus accessoirement, Sami Frey) :

Truffaut-Antonioni, voilà la boucle de mon « Plossu Cinéma«  à moi presque bouclée !.. _,

en fait, avec elle,

je me faisais mon film Nouvelle Vague à moi« , page 182 de l’« Entretien avec Bernard Plossu » de Michèle Cohen, qui court de la page 176 à la page 183 du livre « Plossu Cinéma« 

Ou comment passer de l’attraction du cinéma _ encore toute juvénile _ à la pratique passionnée (et vitale ! et artiste ! tout uniment ! les deux…) de la photographie !..

Ou, si l’on préfère, comment on devient le grand Plossu !

Avec cette question-clé, maintenant, que Bernard,

se faisant à son tour le questionneur,

se met à adresser à la questionneuse perspicace et tenace, dans toute sa (permanente) douceur, Michèle Cohen, page 178 _ soit l’arroseuse arrosée !

Michèle vient de dire : « Truffaut aussi séchait les cours pour aller à la Cinémathèque ; mais quand il est devenu réalisateur, il a séché la vie _ ce que Bernard n’était, n’est, et ne sera jamais, prêt à faire, lui !!! _ pour ne plus quitter les tournages de film.« 

Alors Bernard, piqué au vif, se fait le questionneur :

« Michèle, je te pose cette question : « Est-ce que, quand on arrive à la caisse d’un cinéma et qu’on achète son ticket, c’est pour la liberté ou l’esclavage ? » »

Michèle n’y répond pas ; esquive provisoirement la réponse… Celle-ci, cependant, affleure vite très peu plus loin, quand, page 179, Michèle déclare : « Dans le « Voyage mexicain« , tu écris que voyager, c’est crever les petits écrans du cinéma _ voilà ! _ pour rejoindre enfin _ voilà : de plain-pied ; sous son pas ; en marchant et cheminant ! _ les grands espaces… Voulais-tu tourner le dos au cinéma et à Paris ?« … Le jeu du questionnement commence à « brûler«  ; même si la voix de Michèle est très douce

Car Bernard répond, comme toujours !, sans barguigner : « Oui« .

Et il explique, en racontant : « Une après-midi pluvieuse au Quartier latin, en sortant d’un western, j’ai enfourché mon vélo et je me suis dit : « Qu’est-ce que je fous là ? » C’était plus fort _ en terme d’intensité du ressentir, c’est-à-dire du « vivre« , tout bonnement ! _ d’être à _ et avec ! « de plain-pied«  _ Big Sur pour de vrai _ voilà ! _ que de le voir _ seulement des yeux _ au cinéma _ sur un écran toujours trop « petit«  !.. J’avais 25 ans. Je suis allé voir le monde en relief _ et le saisir sur la pellicule ultra-sensible photographique à bout de bras… Ce « relief« -là même du « flou Plossu« , qui tient à la marche en avant _ la plante des pieds au sol ! _ du photographe en son acte décidé (et hyper-sensible : un million de fois plus que la pellicule), « à vif«  et tellement léger à la fois !, de photographier… Le pied, le bras, le doigt suffisent ! C’est un art hyper-gestuel ! Tout y est geste ! Y compris, forcément, les opérations du cerveau ! En hyper-accélération !..

Bref, « les salles de cinéma, c’était l’enfermement«  : voilà donc la réponse !

La stagnation stérile…

« Et depuis que _ parce que « vivre, c’est tellement mieux que d’aller au cinéma » (en position de « spectateur » seulement…) _ je suis revenu en Europe, je suis souvent _ quand Bernard n’est pas « sur le terrain« , ou bien sur la route (ou en train), en « campagne » hyper-active (mais hyper-patiente et hyper-tranquille : hyper-attentive ! à l’imprévu !) photographique ! _ chez moi ; je ne « sors pas le soir » ; je lis _ voilà la nourriture plossuïenne. La lecture a remplacé le cinéma _ moins substantiel dorénavant pour lui : il n’y va quasiment plus.

Je lis beaucoup, à 80 % la littérature italienne _ Rosetta Loy (l’auteur de « La Première main« ) et Elisabetta Rasy (l’auteur d’« Entre nous«  et maintenant « L’Obscure ennemie« , sa très exacte suite), pour commencer !.. tellement sensitives ! ces deux Romaines magnifiques… _, les nouveaux écrivains de polars réalistes _ pour leur ontologie fruste (du réel!)… En voyage aussi je lis. Je prends le train exprès _ en effet ! _ pour lire !

Avec les paysages français, italiens ou espagnols _ cf son merveilleux « L’Europe du Sud contemporaine« , aux Éditions Images en manœuvres, en 2000 : un des chefs d’œuvre de Plossu !.. Cherchez-le ! _ qui passent à la fenêtre _ quel luxe, en effet ! qu’un tel défilement (de beauté de paysage) à portée de regard ! Parfait.« 

Voici donc,

après cette clé du « Cinéma » de Plossu, délivrée à la curiosité tranquille et douce, patiente, profonde et juste _ hyper-attentive elle-même, comme il se doit : c’est là le gisement à éveiller de sa création personnelle à elle… _, de Michèle Cohen,

voici ma dédicace (en 2007) à « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise » ;

puis la suivra le texte du mur : magnifiquement intitulé, par Alain Bergala, « Le Sentiment de l’essentiel » _ qu’a (et qui possède) Bernard Plossu…

A Bernard Plossu, photographe
si juste,
dans ses photos comme dans la vie


qu’on peut dire
de ce qu’on peut identifier, instantanément,
d’une somptueuse et sans chi-chi évidence,
comme « son style« ,

instantanément et à la perfection « identifié », et reconnu de soi, en effet
_ d’où pareille stupéfiante « justesse » : on s’y arrête, on ne peut que l’approuver et même la « saluer »,
et bien bas,
d’une quasi imperceptible inclination du menton,
seulement,
tant elle est légère, délicate, discrète,
mais pas moins non plus ! _,

un « style » avec ce que d’aucuns,
le « pointant » en zigzaguant un peu de l’index,
seraient tentés, en balbutiant un peu aussi , de « baptiser »
_ selon les canons plus ou moins en cours, c’est-à-dire quelques habitudes un peu installées _
« le flou » ;
ou, du moins, « avec parfois du flou« ,
car cela n’a rien, bien sûr, de « systématique » : un style ne peut pas être systématique !

mais pas « n’importe quel » « flou« , oh que non ;
ni n’importe quel « avec parfois » :
il lui faut, justement, à ce « flou« ,
et en « son » occurrence précise, en « son bain », en « son jus », en « son contexte »,
en cette circonstance-ci, toute particulière, et si singulière,
peut-être rare, et peut-être même unique, dans sa contingence absolue,
tout en étant, l’occurrence (= ce qui arrive, qui survient,
et qui, d’avoir surgi, maintenant est là,
tout à fait là,
on ne peut même guère davantage être plus là,
comme à son comble de présence),

modene_p113_der-15-droite.jpg

Modène 2001 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

tout en étant, donc,
la plus constante, banale, quotidienne _ « le fil même des jours » : surtout lui ! _ ;
il lui faut, donc, à ce « flou« -ci, ce « poudroiement »,
ce doux et léger sillage de mouvement
avec sa mince, imperceptible
et donc invisible trainée
de poudre-poussière,
telle celle d’une étoile filante, d’une comète, de quelque angélique « voie lactée » :
il lui faut, à cette image _ qui reste,
et va, ne serait-ce qu’un peu, en son instant,
demeurer sous et pour nos regards _ ;
il lui faut
cette époustouflante sidérante qualité _ est-ce de grain ? _ de toute simple et immédiate « évidence »
d' »allure », de « mouvement de danse », de « glissé »
(de ce qui suit et accompagne amoureusement « l’élan » :
comme un halo
à peine _ c’est si légèrement _ vibré ou tremblé)
_ jusqu’à presque, mais juste avant (par l’é-gard) la caresse _
il lui faut donc cette qualité, ou grain, d' »allure » quasi dansé
du « vrai vivant » et du »vivant vrai »
_ « qualité de grain d’évidence » combien rare, certes :
ailleurs qu’en ses photos et que dans lui, au quotidien, veux-je dire _
il lui faut
 » la justesse », en toute sa précision _,

qu’on peut dire _ j’y suis _
de ce style « si juste »
et si précis

_ dans, et par, cette sorte de brume qui nimbe
(pas tout à fait cependant jusqu’à l’embrouillamini et les carambolages du « brouillard »)
de ce « flou » _ allons-y donc, aussi _,

qu’on peut dire de ce style
qu’il est « à la Plossu« 

_ marque de fabrique libre, formidablement libre
_ ça aussi, comment ne pas le remarquer et le dire ? _
sans avoir eu jamais besoin d’être déposée ;
sans exportation ni contrefaçons possibles, en conséquence :
pour réussir à contrefaire la « marque de fabrique »,
ou ce « style« , « Plossu« ,
il faudrait parvenir à devenir
ce que la palette bariolée des multiples, divers, variés, vastes, aux dimensions de tous les continents de la planète, et tortueux aussi parfois, chemins de sa vie,
y compris passages d’épreuves et par le(s) désert(s) _ ô combien divers, les déserts _,
sont arrivés à faire du « bonhomme Plo«  _ ou, mieux encore, « plo« , sans majuscule (ou « b« , ou « ploplo« ) _,
comme il lui arrive de conclure avec prestesse ses merveilleux _ de justesse (et beauté : mais est-ce distinguable ?) _ mails,
mieux repéré dans le monde de la Photo et de l’Art sous l' »identifiant » « Bernard Plossu »

Saludo, o Abrazo, y Gracias, amigo.

Et maintenant,

« Le Sentiment de l’essentiel« , par Alain Bergala _ avec quelque farcissures miennes : en prolongement de son penser… _ :

« Les photographes qui inventent vraiment en photographie, ceux qui trouvent _ en général tout de suite _ leur photographie _ = leur style _, sont rarement ceux dont la visée _ carriériste _ est d’entrer dans l’institution de la photographie, d’endosser le rôle social de « photographe » _ Plossu n’est pas « social« , en effet ; ni idéologique ! Il n’est pas dans le « rôle«  Ce sont d’abord les images dont ils ont besoin _ en une très impérieuse « nécessité«  de (tout) leur être-au-monde (d’artistes : dont ils ressentent l’« appel«  profond !) _, et dont le modèle n’existe pas _ ni, donc, nulle part ne pré-existe _, qui les fait s’emparer _ tel est le geste fondateur, et quasi anodin, en même temps _ d’un appareil photo. N’importe quel appareil photo, la technique dans ce premier temps leur importe peu _ c’est seulement l’image elle-même, et en son geste unique, aussi, qu’il leur faut, et urgemment, « sauver«  : en la captant, tel un pauvre croquis sur un carnet à tout faire… Leur horizon de création n’est pas la photographie en elle-même ni pour elle-même, mais d’abord un besoin personnel, impérieux _ de toute première nécessité : en effet ! _, pas forcément conscient : celui de faire des images qui répondent _ en se traçant si peu que ce soit ainsi _ à leur propre désir _ à eux, ces « inventeurs«  _ d’entrer avec le réel _ au lieu de lui passer à côté ! sans que rien du tout en résulte… _ dans un rapport _ ontologique, de vérité : actif (à la puissance mille) ! voilà ! _ qui soit le leur _ en s’y glissant : tout en douceur, en ce rapport « leur« , idiosyncrasique, au réel… ; ne pas passer à côté de sa (seule vraie) vie !!! _, et dont ils n’ont pas forcément les mots _ ce serait déjà trop long _ pour le dire ou le penser _ c’est le dispositif photographique (dont soi-même on est un simple morceau, un simple rouage, une petite bielle : quasi modeste) qui seul agit ! Rien n’est moins futile _ certes : c’est de l’ordre de la gravité ! même si ultra-légère ! et ultra-rapide ! sans la moindre lourdeur ; laquelle, malheureux !, plomberait vilainement tout… _ que ces photos dont quelqu’un a eu intimement besoin _ c’est très exactement cela ! _ dans son rapport au monde _ qui le fait exister, aussi, lui, s’accomplir, se déployer : _ se déployer avec et vers l’objet saisi ; avec (= en compagnie de) et vers (en direction de) l’autre de ce rapport ; et autre absolument capital ! C’est une affaire de respiration (vitale !) : versus asphyxie… Ce qui est futile, c’est de faire de la photographie pour toute autre raison _ certes ! petite, sinon minable ! eu égard à ce « cela«  vital, capital, lui ! _, même artistique au sens social du terme _ et qui ne vaut pas grand chose (trop de pose ! et un penchant de fausseté !), face à pareil « absolu » !.. « Il n’y a pas photo«  du tout, en pareil choix, en pareille alternative !!! forcément rencontrée par tout artiste… D’où la fondamentale probité Plossu. Et la force de vérité des images qui en résultent et qu’il nous donne ! De quoi faire rager bien des jaloux, évidemment ; et leur ressentiment d’« inadmissible » face à la pureté, en effet, quasi angélique, mais oui ! _ et scandaleuse alors ! cf Pasolini ! Par exemple, en son « Théorème« _, de la vérité d’image du réel que sait capter si délicatement Bernard Plossu : tout innocemment, lui !..

Regardez bien la vibration _ oui ! _ à nulle autre pareille _ en effet ! _ de ces photos de femme _ Michèle Honnorat avait dix-huit ans, au Trocadéro, en 1962 _ dont il veut enregistrer la beauté sidérante _ voilà _ qui le charme autant qu’elle l’inquiète _ en effet ! et il lui tourne inlassablement autour ;

michele_11-gauche.jpg

Michèle 1963 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

cf aussi les deux photos éblouissantes de Michèle

michele_p57_16-droite.jpg

Michèle, 1963  © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

sur le pont du bateau au large de Porquerolles, l’année suivante, en 1963 : peut-être le sommet de toute cette séquence de l’expo à la NonMaison ! _,

un ami _ Dominique Vialar _ dont il veut capter la croyance _ = confiance _ qu’il a en lui

Dominique Vialar, Paris 1963

Dominique Vialar, Paris, 1963 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

_ une image d’une suprême élégance ! : à comparer avec celles (de groupe) des copains de ces années-là, dans cette mine qu’est le « Plossu : Rétrospective 1663 – 2006 » de Gilles Mora, aux pages 29 & 31 du chapitre « Génération nouvelle vague » : images plus anecdotiques, sociologiques (ou biographiques) seulement… : c’est du moins mon point de vue… _,

un coin de rue du Mexique où résonne sourdement son propre imaginaire cinéma _ tel un bagage en fond sonore du regard.

Ce qu’il cherche à apprivoiser _ oui ! du réel qu’il aborde (ontologiquement, en quelque sorte) à travers ces divers  « rapports«  aux choses, aux lieux et aux êtres (de chair et de sang)… _ avec ces photos, c’est le mystère du rapport qu’il entretient _ oui, c’est aussi comme une lutte amoureuse… _ avec ces sujets _ lieux et moments compris ! _ proches et pourtant si insaisissables _ faute d’être avec eux tout à fait « de plain-pied«  ! mais l’est-on jamais complètement ?.. Nous cesserions de continuer de marcher… Tout est dit ici, Alain ! Le jeune homme _ de dix-sept et vingt ans _ qui les a prises ne jouait _ certes _ pas au photographe. Au contraire : c’est lui et son rapport à la vie, aux autres, qui était en jeu _ de fait _ dans ces images _ en jeu grave, comme pour le (grand) Michel Leiris de « L’Âge d’homme » et de « La Règle du jeu« , ajouterais-je, pour ma part… Par quel miracle Plossu n’a-t-il jamais perdu _ en effet ! _ ce sentiment du personnellement essentiel _ c’est très exactement cela !!! _ qui imprègne _ et nimbe, si légèrement ; et avec quelle joie luminescente d’exister ! _ ces photos initiales ? _ Merci, Michèle,

michele-bernard_p183_l1080360-jpg.jpg

Michèle Cohen et Bernard Plossu, La Ciotat août 2009, par Guy Jungblut © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

de nous les faire découvrir, « à la source«  même _ « poïétiquement« , pour reprendre le terme du philosophe de l’Esthétique Mikel Dufrenne, en son passionnant « Le Poétique » (aux PUF), en 1963… _ de Plossu, en 1962… C’est proprement à la « poïétique« , même, donc _ rien moins !!! _ de Bernard Plossu que nous fait accéder par son intuition initiale, dès avant l’été 2008, Michèle Cohen, en étant à la source de ce « Plossu Cinéma«  ; je veux dire par là : et les deux expos du FRAC PACA de Marseille et de La NonMaison d’Aix-en-Provence ; et la si belle réalisation du livre qui en témoigne, par Guy Jungblut (avec l’œil _ unique ! _ de Bernard Plossu), de ce « Plossu Cinéma« , aux Éditions Yellow Now   Cet homme-là a toujours eu _ oui ! _ un besoin intime _ merveilleusement fort en sa terrible douceur ; d’aucuns (trop cérébraux ! ceux-là…) ne le supportent pas ! cela leur est « inadmissible«  ; mais oui, Gildas ! tant pis pour ces tristes !!! et jaloux… _ des photos qu’il a prises toute sa vie » _ sur la privation endémique et galopante de l’intime par nos contrées aujourd’hui, lire, de Michaël Foessel, « La Privation de l’intime » ; cf mon article du 11 novembre 2008 : « la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie« 


Alain Bergala, janvier 2010

Voilà nos manières d’approcher peut-être l’énigme de la douceur du rapport au monde _ et toujours parfaitement « intimement«  ! _ du bonhomme Plossu ; notre ami…

Le monde en est meilleur !

A votre tour,

laissez vous gagner (à la stoïcienne !) à son contact…

Titus Curiosus, ce 27 janvier 2010

Post-scriptum :

Cette (double) exposition (marseillaise et aixoise) m’est d’autant plus _ un peu personnellement _ chère

que je fus aussi _ un peu, donc _ sur ses fonts baptismaux, avec Michèle Cohen et Pascal Neveux,

au domicile de Bernard Plossu, le 22 juillet 2008 ;

sur une intuition fécondissime de départ de Michèle… Vivent les nuits d’été !

Et enfin,

cerise sur le gâteau,

c’est à l’objection de Valéry Laurand, philosophe (spécialiste des Stoïciens) : « et la « rencontre », si ce n’était que du cinéma ? » _ de la « pose« , en quelque sorte ; du théâtral : menteur… _

que je me suis « essayé » à répondre

en un (long) essai (inédit : je l’ai adressé seulement à Bernard Plossu et à Michèle Cohen ; car ma réflexion est partie de ma propre rencontre avec le bonhomme Plossu _ et ses diablesses de photos : d’une douceur « confondante » !.. pure, angélique !.. _) intitulé « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise » ;

car la vérité de ce que nous donne à regarder, en son cinéma, Michelangelo Antonioni _ comme en la séquence ferraraise (inaugurale tout autant que testamentaire) de « Al di là delle nuvole« , en 1995… _,

moi, j’y crois !

Aussi, suis-je personnellement ravi que la (double) photo de couverture

Couverture, Porquerolles 1963

Couverture, Porquerolles, 1963 © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

_ sublime en sa « séquence » (horizontale, panoramique : la ligne d’horizon de la mer prolongeant la ligne du dos de la jeune fille) à la fois contrastée (le charnu d’un corps de jeune femme étalé se livrant, de dos, les yeux clos, au soleil sur le pont d’un bateau / quelques rochers dressés, pointus, hostiles sur une côte d’île au milieu de la mer, sur la droite de l’image), et (très discrètement) signifiante de la complexité de ce qu’est la vie ; et même les amours… _ de ce si beau livre qu’est « Plossu Cinéma« , aux Éditions Yellow Now, et dans la collection Côté photo _ merci Guy Jungblut pour votre travail, une fois de plus, parfait ! si élégant et si juste ! c’est essentiel ! c’est magnifique ! dans toute la diversité, aussi, du « regard«  (unique !) de Bernard Plossu… _, soit la succession de deux images prises l’une juste après l’autre _ et se succédant sur la planche-contact _, l’été 1963 au large de Porquerolles _ la photo de « quatrième de couverture » (avec un superbe cactus proliférant sur la petite terrasse face à la mer)

09_couv2.jpg

Quatrième de couverture © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

est sous titrée, de l’écriture claire, vive et pausée, tout à la fois, de Bernard Plossu : « La maison de Pierrot le Fou à Porquerolles, en 1976«  ; un hommage à Godard, elle, dont la Marianne et le Pierrot nous ont, pas mal d’entre nous, pas mal marqués (en 1965)… _,

signature_couv2.jpg

signature © courtesy galerie La NonMaison, Aix-en-Provence

la succession _ séquentielle ! cf là-dessus la très riche réflexion de l’article « Photographier en cinématographe«  de Núria Aidelman, en présentation de la section « Le Déroulement du temps«  de l’expo au FRAC de Marseille, aux pages 84-85 du livre…  _ de deux images _ à gauche, Michèle Honnorat prenant le soleil sur le pont du bateau ; à droite, la côte rocheuse, noire, au large, mais pas loin, vers Porquerolles _ sur la planche-contact, qui rappellent, en radieuse beauté, l’Antonioni de soleil et d’ombre de « L’Avventura« , en 1960 _ dont la (magnifiquement) longue séquence de (quasi _ le tout début se passe à Rome…) ouverture se déroule au large de, et puis sur l’îlot (seulement rocheux, peu accueillant à arpenter…) de Lisca Bianca, la plus petite des Îles Lipari (ou Îles Éoliennes), chères aussi (depuis) à Bernard Plossu…

Je suis _ personnellement _ particulièrement heureux, donc, de ce choix (et hommage) « antonionien » !!! pour ce livre magnifique _ de 192 pages, avec un éventail très généreux de merveilleuses photos _ qu’est ce « Plossu Cinéma« , nous donnant à regarder le parcours d’artiste de Bernard Plossu, de 1962 à 1965, puis 1966 à 2009.

Le livre est ainsi,

par cette « récapitulation » d’un bonheur vrai _ d’artiste et d’homme, tout uniment !

et c’est crucial en ce cas d’espèce ! la perspective « poïétique«  sur la gestation du génie Plossu

_ Alain Bergala use, lui, de l’expression, également très juste, de « cinéma séminal«  ! pour intituler sa très substantielle et éclairante contribution : « Le Cinéma séminal de Bernard Plossu« , aux pages 16 à 27 de « Plossu Cinéma«  _

issue du regard (profond !) de Michèle Cohen

étant à mes yeux la nouveauté fondamentale et capitale, pardon d’enfoncer ainsi le clou !, de ce livre-ci, « Plossu Cinéma« , sur l’œuvre : photographique,

mais aussi cinématographique !

_ cf les deux films projetés en permanence et en continu au FRAC :

soient « Almeria, La Isleta del Moro« , une vidéo couleur de 50′ de Bernard Plossu lui-même, en 1990 ;

et « Sur la voie« , un documentaire réalisé par Hedi Tahar, sur une idée de Bertrand Priour, en 1997, une production La Houppe, pour FR3 : « sur la manière de photographier«  de Bernard Plossu « depuis les vitres d’un train«  : ici « pendant le trajet La Ciotat-Lyon-La Ciotat, via Marseille, en hommage aux frères Lumière« , Bernard Plossu commentant tout le long ce qu’il voit : « L’équipe avait une 16 mm, une caméra vidéo qui prenait aussi le son ; et moi, j’avais une petite caméra super8. C’est ce jour-là que j’ai filmé ce qui est devenu ensuite la série de photogrammes « Train de lumière« . Comme j’avais aussi mon appareil photo Nikkormat, j’ai collé la caméra super8 au viseur du Nikkormat, et j’ai filmé à travers : verticale et horizontale, double vision !« , commente Bernard Plossu lui-même

+ la (double) projection, et en avant-première, au Cinémac, du Musée d’Art Contemporain de Marseille, le samedi 27 février prochain, de 14h à 17h, des deux films : « Le Voyage mexicain« , film super8 en couleurs tourné en 1965-1966 (de 50′), par Bernard Plossu lui-même ; puis « Un Autre voyage mexicain« , film en couleurs tourné en 2009 (de 110′) par Didier Morin ;

de même que « Le Voyage mexicain«  de Bernard Plossu sera redonné le samedi 20 mars au FRAC de Marseille, à 14h30, en présence de Bernard Plossu et de Dominique Païni ; Dominique Païni a écrit l’article de présentation (aux pages 158 à 161 de « Plossu Cinéma ») qu’il a intitulé « Vierge, vivace et le bel aujourd’hui« , consacré aux films de _ ou avec la participation de _ Bernard Plossu : une sélection de photogrammes extraits des films « Train de Lumière », « Sur la voie« , « Le Voyage mexicain«  et « Almeria« , sont visibles aux pages 162 à 175 de « Plossu Cinéma« . Fin de la (beaucoup trop) longue incise à propos de l’œuvre cinématographique (à découvrir !) de Bernard Plossu : tout aussi libre et juste que sa photo… _

Le livre est ainsi

_ je reprends ma phrase commencée plus haut _,

par cette « récapitulation » d’un bonheur vrai _ d’artiste et d’homme, tout uniment ! _ conquis sur fond de deux ou trois précipices, bien réels eux aussi ;

le livre est ainsi

magnifiquement plossuïen _ j’espère qu’on voudra bien pardonner l’étalage ici de mon enthousiasme… Mais il n’est pas si fréquent d’approcher d’un peu près, au point d’y participer même un peu, à la joie généreuse d’un tel artiste « vrai«  !

D’où le qualificatif (rochien) d’« inadmissible » _ de la part des malheureux qui « résistent«  des quatre fers à l’évidence Plossu… : dans leurs forteresses froides (et hyper-sèches) germano-pratines ! _ pour ce que je ressens _ on ne peut plus joyeusement, dans mon cas, provincial que je suis, moi aussi, et du pays (rieur) de Montaigne ! _ comme une « renversante«  « douceur » : étonnamment discrète et pudique _ et la boucle est bouclée…

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur