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L’honneur et le « sacré » de la démarche d’enquête du Père Desbois en Ukraine _ la légitimité du concept de « Shoah par balles » : l’apport de Serge Klarsfeld

09juil

Il y a quelque temps _ trois semaines : c’était le 18 juin dernier _, j’ai été,

pour connaître personnellement (et estimer immensément) le Père Patrick Desbois

_ c’était très précisément la journée du jeudi 31 janvier 2008, passée toute à ses côtés : j’étais allé l’accueillir à l’aéroport de Bordeaux-Mérignac pour l’acheminer en voiture en ville : un des temps-forts, je puis dire, de toute mon existence même, que cette conversation de vingt minutes dans l’habitacle de ma voiture ; et le soir, au dîner clôturant le colloque « Enfants de la guerre _ réparer l’irréparable » (qu’avait pour l’essentiel construit mon ami Nathan Holchaker), dialoguant amicalement avec lui et Georges Bensoussan _,

assez « peiné » de l’émergence d’une plutôt vilaine polémique _ « Querelle autour du Père Desbois« , l’article étant signé Thomas Wieder _ soulevée dans ces mêmes pages du journal « Le Monde«  (daté du 19 juin) par une historienne, Alexandra Laignel-Lavastine, ayant participé à ces enquêtes de terrain (et recueils de témoignages des derniers survivants de ces opérations de massacres de la dite « Shoah par balles« , entre 1941 et 1944) de l’équipe du Père Desbois en Ukraine ;

pour ressentir une certaine joie de voir, aujourd’hui, Serge Klarsfeld soutenir l’honorabilité et la légitimité du travail d’enquête-« recueillement de _ si précieux ! _ témoignages » sur le terrain, du Père Patrick Desbois :

en son « Point de vue » intitulé « En défense du Père Desbois« 

LE MONDE | 08.07.09 | 13h54

Que voici,

farci, selon mon habitude sur ce blog, de quelques commentaires de ma part :

« Les critiques dont le Révérend Père Desbois a fait l’objet ne méritent de sa part _ l’expression est à bien relever _ que de poursuivre sereinement l’œuvre qu’il a initiée, qu’il a conduite jusqu’à aujourd’hui et qui exige que lui et son équipe la mènent à son terme dans les meilleures conditions _ tant de faisabilité et d’efficacité que de légitimité pour le service de la vérité de la connaissance des faits advenus !

Si je me permets d’intervenir pour le soutenir _ on relèvera aussi le choix exprès de ce terme, sous la plume et par la voix de Serge Klarsfeld _, c’est parce qu’il y a plus de trente ans, j’ai entrevu en ce qui concerne la Shoah l’importance _ tant quantitative que qualitative, si j’ose le préciser ainsi… _ des massacres de juifs qui se sont déroulés en Union soviétique. A l’époque, dans un polycopié, j’ai réuni chronologiquement tous les rapports des Einsatzgruppen (unités mobiles d’extermination) qui m’étaient accessibles. En 1978, dans un ouvrage que Beate (son épouse) et moi avons publié aux Etats-Unis et intitulé « The Holocaust and the Neo-Nazi Mythomania« , nous avons inclus deux études approfondies du professeur George Wellers, directeur du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), l’une sur l’existence des chambres à gaz, l’autre sur le nombre des morts.

C’était un des premiers ouvrages à répondre aux allégations des négationnistes à une époque où la précision historique n’était pas le fort des porte-parole des organisations juives et où l’histoire de la Shoah se trouvait, sauf exceptions (le CDJC, Yad Vashem, Raul Hilberg, Leon Poliakov…), plus entre les mains d’amateurs passionnés que d’universitaires habilités à consacrer à ce sujet des thèses nécessitant des années de recherche _ pas encore mobilisés ! ces universitaires : peut-être, en partie, faute d’assez de « motivation » de leur part, alors : et de quels ordres, ces « motivations«  à accomplir ces « recherches de thèses«  ?.. _ afin que chaque page _ toutes comptent !!! _ du livre tragique de la Shoah _ écrit ces années de nazisme : cf la grande synthèse magnifique de Saul Friedländer : « L’Allemagne nazie et les Juifs » : tome 1 : « Les Années de persécution : 1933-1939 » ; tome 2 : « Les Années d’extermination : 1939-1945 » _ ne reste ni ignorée ni négligée.

Dans son étude, le professeur Georges Wellers avait travaillé sur les recensements en URSS en 1926, 1939 et 1959 et était parvenu à établir qu’environ 1,8 million de juifs soviétiques avaient été victimes de la Shoah. Ces statistiques ont été confirmées par les rapports des Einsatzgruppen, par le rapport du statisticien Richard Korherr choisi par Himmler (et que nous avons retrouvé en 1977), mais aussi par les rapports des commissions d’enquête soviétiques sur les crimes commis par les nazis sur le territoire de l’URSS (rapports que j’ai pu voir à Moscou dès 1984 sans avoir la possibilité de les exploiter).

Les historiens étaient au courant, mais cette tuerie systématique restait ignorée du grand public, alors qu’il est capital que le grand public _ lui aussi _ partage l’opinion _ informée _ de la communauté historienne _ savante.

L’expression « Shoah par le gaz » est juste puisque tant de juifs sont morts gazés. L’expression « Shoah par malnutrition et misère physiologique » est juste puisque tant de juifs sont morts de faim et de maladies provoquées et non soignées. L’expression « Shoah par balles » est juste _ elle aussi ! _ puisque tant de juifs ont été tués par des tirs. L’expression « Shoah par pogroms » serait juste aussi puisque tant de juifs ont été tués à coups de bâtons ou de matraques. La Shoah est une opération unique _ oui _ mais les modalités de mise à mort ont été multiples _ aussi _ et chacune d’elles nécessite des recherches _ historiennes _ particulières _ eu égard à la spécificité de ce qui peut en demeurer comme « traces« , « restes« , « vestiges« , « monuments« , « documents« , « archives« , « témoignages« , etc… permettant d’établir et avérer ces « faits » historiques… Ce qui revient à ne pas « délégitimer«  du tout l’expression « Shoah par balles« , de la part de Serge Klarsfeld…

L’équipe du Père Desbois a enquêté _ jusqu’ici _ dans plus de 260 localités d’Ukraine, dans une trentaine en Biélorussie. Elle a recueilli des centaines de témoignages _ de « témoins » encore vivants, bien sûr, l’âge avançant : c’est une lutte contre la montre ; il y a urgence !.. _ qui corroborent les investigations des commissions d’enquête soviétiques et qui expliquent très précisément _ voilà ! _ le déroulement de ces massacres, comment et par qui les fosses communes ont été _ alors _ creusées, tout en extrayant _ aussi, en creusant de facto le sol _ les preuves matérielles _ l’emplacement exact des fosses, ce qui demeure des cadavres, les douilles utilisées _ de ces crimes ; et qui en étaient les auteurs ; et en bétonnant sous surveillance religieuse _ de rabbins _ les lieux d’extermination afin qu’ils ne puissent plus être saccagés. Sans la personnalité _ probablement unique _ du Père Desbois et son état d’ecclésiastique _ avec ce qu’apporte un tel statut auprès des « témoins«  (de religion orthodoxe, pour la plupart) encore vivants _, aucune équipe n’aurait pu s’engager efficacement _ voilà le premier enjeu !!! il faut bien le mesurer et le prendre en compte ! _ dans une pareille entreprise _ d’enquête effective sur le terrain _ et obtenir l’indispensable coopération _ toujours assez délicate !!! et pour laquelle le Père Desbois a peu à peu affiné tout un protocole : cf le détail de cet « affinage«  progressif en son livre : Porteur de mémoires » ; l’édition en collection de poche (« Champs-Flammarion« , le 18 mars 2009) ne comporte hélas pas les photos, si parlantes, elles aussi, de Guillaume Ribot… ; pour elles, si précieuses, pourtant, se reporter à l’édition précédente, le 25 octobre 2007, de « Porteur de mémoires« , aux Éditions Michel Lafon _ aussi bien de la population que des autorités.

Il en est allé de même pour les noms des victimes de la Shoah _ identifiés enfin, si possible, un à un _ que pour les fosses communes _ repérées, ré-ouvertes et explorées, une dernière fois _ de ses victimes. Pour retrouver les noms, il fallait _ avec quelles difficultés ! _ réussir à pénétrer dans les archives d’États qui avaient participé à la « solution finale » et qui étaient réticents _ c’est une des données de fait, aussi, et d’importance, auxquelles se heurte la recherche historique _ à faire la lumière sur leur passé ; il fallait creuser _ un travail de fourmi _ comme des archéologues dans des archives nationales, ministérielles, départementales, municipales pour y découvrir _ une à une, un à un, infiniment patiemment ou obstinément : qui donc a cette force ?.. _ des listes, des dossiers, des fiches, des papiers d’identité, des photographies. Aujourd’hui, de tous les pays, les noms, les états civils, les destins _ singuliers des personnes assassinées _ dans les ordinateurs de Yad Vashem s’additionnent _ in fine _ par millions ; tandis que chaque victime dont l’existence est établie et documentée redevient un sujet _ singulier et, brisant le silence massif méthodiquement voulu et organisé par les assassins,  se mettant à « parler«  enfin, au-delà de sa « liquidation« , des circonstances mêmes de sa propre disparition, puis « liquéfaction« , au fil du temps qui passait ; et des puissances d’oubli œuvrant sans bruit… _ ;

redevient _ donc _ un sujet de l’histoire _ voilà l’apport immensément précieux (et probablement irremplaçable _ par quiconque d’autre…) du travail de l’équipe du Père Patrick Desbois.

Les travaux de l’équipe du Père Desbois suivent une méthode originale et rigoureuse : enquête archivistique _ de ciblage, une à une, des « actions«  des Einsatzgruppen _ dans les documents soviétiques et allemands ; et dans les études historiques antérieures ; enregistrement de l’histoire orale sur le terrain grâce à une enquête de proximité ; recherche balistique et archéologique. Toutes ces données sont _ systématiquement _ traitées et rassemblées afin que les chercheurs _ universitaires, à leur tour _ puissent y accéder dans le cadre de recherches universitaires ; et, si besoin est, les soumettre à leur esprit critique _ bienvenu… Il faut souligner qu’il ne s’agit pas pour le Père Desbois de mener une enquête pour rechercher qui parmi les témoins ou leurs parents aurait participé _ peu ou prou… _ aux crimes, ou en aurait pu en tirer profit. Pareille démarche menée par lui ou par tout autre aurait aussitôt mis fin _ en effet ! _ à l’initiative _ qui ne cherche pas à régler aucun compte in extremis parmi les survivants (plus ou moins complices, éventuellement) des actes accomplis lors de ces événements d’entre 1941 et 1945 ; seulement connaître la vérité des circonstances des meurtres effectifs de ces personnes-victimes de l’entreprise d’extermination.

Les détracteurs du Père Desbois acceptent difficilement _ pour des raisons de « concurrence » de financement de « recherches » ?.. Là-dessus, lire toujours le témoignage décapant, sur les camarillas universitaires, de Paul Feyerabend (1924-1994), en sa passionnante, très instructive et assez édifiante, autobiographie : « Tuer le temps« , parue aux Éditions du Seuil en octobre 1996 _ qu’en quelques années seulement il ait acquis une véritable renommée internationale _ faisant, bien malgré elle, de l’ombre à quelques égos… Il la mérite _ pourtant, cette « renommée internationale«  _ pour avoir surmonté _ en effet _ dans cette aventure historienne _ oui, aussi, et peut-être même d’abord : c’est à « évaluer« … ; même si lui-même, Patrick Desbois, n’est pas, en effet, « historien de formation«  : universitaire… _ de très grandes difficultés matérielles, intellectuelles, diplomatiques, financières et même physiques _ oui ! _ ; et pour avoir rendu visible et compréhensible pour le plus grand nombre _ aussi _ un gigantesque crime qui n’était que comptabilisé et sommairement décrit _ et pas existentiellement mesuré ! _ dans des ouvrages à diffusion restreinte _ dans les cercles d’universités et universitaires. La foi qui le guide a peut-être plus d’exigence historique que le professionnalisme _ seulement technique _ de beaucoup d’historiens _ formule à méditer sur le statut même (= philosophique et existentiel, pour tout un chacun en tant que personne « non-in-humaine« ) de la vérité et de ses enjeux fondamentaux…


Serge Klarsfeld est président de l’Association des fils et filles des juifs déportés de France. Article paru dans l’édition du 09.07.09.

Je complèterai ce « dossier » par un échange de courrier avec une amie professeur d’histoire : Historiana…

Ainsi, voici l’intitulé du message par lequel cette amie me communiquait tout simplement, et sans autre commentaire de sa part, l’article « Querelle autour du Père Desbois » de Thomas Wieder (du Monde du 18 juin dernier) ;

cet « intitulé » faisait allusion à la difficulté (abordée antérieurement entre nous, à l’automne 2007) de « porter foi » aux « témoignages » en une enquête historienne rigoureuse ;

remarques qu’elle avait formulées cet automne 2007, quand je lui avais fait part de la « force » de ma découverte du livre du Père Desbois, « Porteur de mémoires » :

 De :   Historiana

Objet : Peut-être n’est-ce qu’une querelle de personnes, mais cela conforte mes fortes réticences de départ… et mes doutes à la suite de la lecture du livre.
Date : 18 juin 2009 15:41:35 HAEC
À :   Titus Curiosus

Ma réaction, immédiate, à cet aveu de « réticences » :

 De :   Titus Curiosus

Objet : Rép : Peut-être n’est-ce qu’une querelle de personnes, mais cela conforte mes fortes réticences de départ… et mes doutes à la suite de la lecture du livre.
Date : 18 juin 2009 17:35:31 HAEC
À :  Historiana

 Ces « mauvaises » querelles (portant sur la bonne ou mauvaise foi du Père Desbois) me paraissent assez misérables…

Bien sûr, on peut toujours discuter de la légitimité _ historiographique, préciserais-je _ des méthodes ;

mais ne mélangeons pas tout…

Quelles sont au juste, pour commencer, les positions de Georges Bensoussan
ou de Guillaume Ribot
et de Claude Lanzmann
(avec lesquels je peux communiquer ; de même qu’avec Patrick Desbois)
invoqués ici, apparemment, comme « témoins à charge » ?.. A examiner d’un peu (= beaucoup !!!) plus près…

Tout cela (cette « mauvaise querelle« ) me paraît assez « idéologique« , voire « boutiquière« ,
et ne pas trop sentir elle-même la « bonne foi« …

A creuser…

Le Père Desbois ne s’est jamais prétendu « historien« , que je sache ;
et je ne suis pas du tout sûr que l’expression « Shoah par balles » soit la sienne _ elle me paraît plutôt être celle de l’éditeur, Michel Lafon, sur le bandeau du livre « Porteur de mémoires« …


Le travail du Père Desbois porte sur le recueil des témoignages et l’identification des fosses…
Je trouve certains « historiens » un peu chatouilleux a priori


Maintenant,
rien n’est a priori tabou en fait de « questionnement méthodologique » historiographique…
Si scandale il y a, les choses ne manqueront pas de s’éclairer…


Titus

Voici, il me paraît assez significatif pour le verser aujourd’hui à ce « dossier« , le détail de notre échange de courriels en novembre 2007 :


De :   Historiana

Objet : Rép : Dossier de presse sur le Père Desbois et « la shoah par balles » sur le territoire de l’actuelle Ukraine
Date : 17 novembre 2007 09:37:50 HNEC
À :   Titus Curiosus

Oui, sans doute intéressant ce travail.
Cela fait plus d’un an que des articles en parlent et reparlent.
Comme d’une sorte de révélation, comme si tout d’un coup on découvrait qu’il n’y avait pas eu que les camps… étonnant. Ce que l’on appelait « les autres moyens d’extermination » et que l’on appelle maintenant « Shoah par balles« , n’est quand même pas une découverte ! De l’Allemagne à la Russie, c’était le moyen le plus rapide, le plus expéditif. C’était pratiqué aussi dans les camps d’extermination, puisque la capacité des chambres à gaz était beaucoup trop faible. Et les actions des Einsaztgruppen sont connues. D’ailleurs _ ce qui n’apparaît guère dans les articles, mais sans doute dans le travail du père Desbois, je pense (et la réponse est : oui !) _ les Juifs n’étaient pas les seuls. Les communistes, les Tziganes (et d’autres minorités)… et comme il fallait faire du chiffre (concours entre ces groupes et récompenses), on éliminait souvent toute la population sans discrimination. Ce n’est pas uniquement la « Shoah« , c’est l’extermination aussi des « sous-hommes » slaves.

Alors quand on lit sous la plume d’un journaliste _ mais est-ce vraiment là le principal ? _ « au grand étonnement des historiens et de la communauté juive« , ça me laisse perplexe.
Même si bien entendu, ce genre d’enquête est sans doute précieuse.  Mais cela n’a que la valeur du témoignage, c’est de la mémoire.  Et elle est aussi la quête des corps pour que le deuil soit définitivement possible sans doute… Ce travail me semble plus intéressant sur le plan psychologique qu’historique…

Ma réponse alors :

 De :   Titus Curiosus

Objet : Aktionen et « Shoah par balles »
Date : 17 novembre 2007 10:37:07 HNEC
À :  Historiana

Certes, on savait beaucoup de choses de cet ordre (aktionen, Einsatzgruppen, etc…).

Mais l’enquête du Père Desbois est systématique, et va interroger les témoins, notamment les « réquisitionnés« .

Ta réponse (« ce travail« ) porte-t-elle sur l’enquête ukrainienne du Père Desbois ?
Sur le dossier de presse ?
Ou sur ma « lecture » (d’une dizaine de pages), extraite de mon petit essai « Cinéma de la rencontre« , du livre du Père Desbois _ « sur la pire des mauvaises rencontres » ?

En tout cas, le Père Desbois fait avancer la connaissance et sur les témoignages qu’il recueille, et sur les fosses re-trouvées…
Et son livre _ la construction progressive, « sur le terrain« , de ses méthodes _ est passionnant.

Titus

J’ajoute aussi à ce »dossier« , ce message-ci, très remarquable, du photographe de l’équipe du Père Desbois, Guillaume Ribot, contacté alors :

De :   Guillaume Ribot

Objet : Rép : Patrick Desbois à Aix le 3 décembre
Date : 17 novembre 2007 22:28:05 HNEC
À :  Titus Curiosus

Titus Curiosus,

je vous remercie de l’intérêt que vous portez à notre travail en Ukraine et à l’action du Père Patrick Desbois.

J’ai encore eu peu de temps pour réfléchir sereinement à votre texte _ celui que je lui avais alors adressé à propos de « la pire des mauvaises rencontres« , extrait de mon essai « Cinéma de la rencontre » _ et vous en livrer un retour.
Pourtant, j’aimerais réagir à ce que vous m’avez écrit dans votre dernier message :

« Et certains, philosophes pourtant, m’ont avoué ne pas pouvoir seulement affronter pareil sujet de lecture« …

Oui, ce sujet creuse un abîme. Une marche glissante vers ce que nous avons de plus noir. Lire ou en parler en s’imaginant faire partie de la même humanité (m’)effraie.

Il est également si difficile d’en parler.

Dernièrement au cours d’un repas avec des amis (tous « intelligents » et « cultivés« ), après que l’un d’eux m’ait demandé de leur expliquer ce que je « faisais » en ce moment, je me suis rendu compte que je livrais quelque chose de trop lourd _ dans l’immédiat, à « recevoir«  frontalement… Comment parler de ces centaines de milliers d’innocents sans donner des précisions? Sans digressions ? Sans préciser quelques faits historiques ?

_ ce « détaillement« -là, aussi difficile, certes, (à réaliser) que nécessaire (à donner), est bien une question de fond pour une époque pressée (et surtout « intéressée » ; en plus d’égocentrique…) qui n’a de temps à « prêter«  qu’à de tout maigres résumés !!!

Je me rendais compte que mon propos monopolisait la discussion. Mais comment faire ? Personne ne pouvait (alors qu’ils le voulaient) changer de sujet. L’un d’eux a quand même osé le formuler. Je me suis alors empressé de leur montrer que ce sujet n’était pas si « simple« .  Tout le monde convient qu’il faut en parler et faire œuvre de mémoire

_ collective ? à défaut de personnelle ! « Mémoire«  est-il, cependant, tout à fait le terme adéquat ? Lire sur ce sujet ce qu’a commencé à fouiller Paul Ricœur : « La Mémoire, l’histoire et l’oubli«  _ ;

mais quand on livre une vérité, comme celle révélée par Patrick Desbois, l’auditoire ne semble plus si disposé…

_ remarquable terme : une « indisposition » provoquant vite une « indisponibilité« 

Ce sujet est « sparadrap« . Comment s’en défaire ? On en connaît la douleur. La noirceur. L’insondable. On veut en parler. On veut savoir. On veut lire. Pourtant, on finit par dire, comme vous l’écriviez : « ne pas pouvoir seulement affronter pareil sujet de lecture…« …
Le sujet a donc gagné. Que suis-je par rapport à lui ?
Je sens que mon propos manque de rigueur _ au contraire : il aborde de « l’essentiel« 

La meilleure manière de donner une suite à l’image de Marfa Lichnitski :  une autre prise _ jointe alors par Guillaume Ribot en « pièce jointe » _ quelques minutes après celle que vous avez décrite _ dans mon texte « la pire des mauvaises rencontres« Il s’agit du mari nous servant une soupe dans leur pauvre intérieur. Il faut savoir qu’avant notre arrivée inopinée, ils cuisinaient pour la semaine. Après l’interview, ils nous ont demandé de revenir dans 30 minutes pour qu’ils puissent nous préparer ce repas.
Je revois encore _ voilà la puissance de l’enquête du Père Desbois _ Marfa secouer la tête en entendant le témoignage de son mari. Pendant près de 60 ans ans, ils n’avaient jamais parlé de cette histoire.
Nous arrivons et nous recueillons leur parole.
Ceci est un privilège _ oui ! rare ; et de « haute humanité«  (face au poids si terriblement lourd, et depuis si longtemps, de l’atroce « in-humanité » vécue alors ; et comme indissolublement « souillante« , contagieuse, depuis…

Sans ces gens _ et le souvenir, depuis, de leur si forte « humanité«  _, je ne sais comment je pourrais moi aussi « affronter pareil sujet« .
Je pense souvent à Dora fusillée à Simféropol, à Ossip, à Olena, à tous les autres qui nous ont donné une part d’histoire… de leur histoire….. de notre histoire ! cf, sur ces personnes, le livre du Père Desbois avec les photos des « témoins » témoignant… de Guillaume Ribot : « Porteur de mémoires« 

Bien cordialement
Guillaume Ribot

PS : je suis ravi d’apprendre que vous êtes ami avec Bernard Plossu, car son travail m’a toujours plu. Je me souviens même avoir répondu au questionnaire d’entrée à l’école photo que j’ai suivie : « Quel photographe vous influence t-il ? » J’avais répondu, presque inconsciemment : « Bernard Plossu« , car j’avais en tête une image granuleuse et floue d’un palmier……….

Quel bouleversant témoignage de Guillaume Ribot, que voilà !

Le 25 novembre 2007, mon amie professeur d’histoire, avait encore répondu ceci, à propos des « témoignages« , à mon envoi d’un courriel évoquant ma « lecture-commentaire« , pour mon essai « Cinéma de la rencontre« , des « Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse » de Harald Welzer :

De :   Historiana

Objet : Rép : A propos des « Exécuteurs »
Date : 25 novembre 2007 20:56:52 HNEC
À :  Titus Curiosus

Ai lu ton texte _ rapidement, parce que le moment n’est pas très bien choisi… eu égard à sa charge de travail _ et ai trouvé très intéressant l’analyse du livre de Welzer _ « Les Exécuteurs « , donc _ et du discours d’Himmler _ le discours de Poznan le 4 octobre 1943. Ce dernier me semble dans la droite ligne de ce qui était dit dans « Mein Kampf« … et qui justifie tout.

« Mein Kampf » : « Si l’on avait, au début et au cours de la guerre, tenu une seule fois douze ou quinze mille de ces Hébreux corrupteurs du peuple sous les gaz empoisonnés que des centaines de milliers de nos meilleurs travailleurs allemands de toute origine et de toutes professions ont dû endurer sur le front, le sacrifice de millions d’hommes n’eût pas été vain. Au contraire, si l’on s’était débarrassé à temps de ces quelques douze mille coquins, on aurait peut être sauvé l’existence d’un million de bons et braves Allemands pleins d’avenir »

Je n’ai pas le temps d’aller chercher dans mes notes maintenant, mais je me rappelle un stage sur les « Mémoires » de la Seconde Guerrre Mondiale où un philosophe nous avait dit des trucs intéressants sur le nazisme ; et notamment le fait que le nazisme, c’est l’absence de référence, c’est le refus de toute transcendance, de toute tradition (en contradiction totale donc avec le judaïsme). Il présentait le nazisme comme un système politique auto-référent, dans lequel l’homme est son propre Dieu, son propre référent ; donc totalement livré à sa subjectivité, sans lien avec le passé… Pas de Loi, pas de référence à la tradition. L’homme est alors _ se croit-il, plutôt ! _ totalement maître de l’histoire. Il vit dans l’immédiateté.
Et si je me souviens bien, c’est à peu près ce que dit Primo Lévi, quand il dit que la différence entre le SS et lui _ ce SS qui lui dit notamment : « Ici il n’y a pas de pourquoi » _, c’est que le SS est totalement libre, il n’a plus de référence, il n’ a plus de morale. C’est un barbare.

J’avais aussi trouvé très intéressantes les analyses de Pierre Legendre _ tout au moins ce que j’avais pu comprendre ! parce qu’il me manque bien sûr toutes les références juridiques et philosophiques pour « entendre » ce qui ne pose pas pour toi de problèmes! _ sur la société totémique et le fait qu’avec le nazisme, il n’y avait plus de référence totémique

LEGENDRE (dans un entretien) :
« C’est fatal, dans la mesure où le droit, fondé sur le principe généalogique, laisse la place à une logique hédoniste héritière du nazisme. En effet, Hitler, en s’emparant du pouvoir, du lieu totémique, des emblèmes, de la logique du garant, a produit des assassins innocents. Après Primo Levi et Robert Antelme, je dirai qu’il n’y a aucune différence entre le SS et moi, si ce n’est que pour le SS le fantasme est roi. Le fantasme, comme le rêve qui n’appartient à personne d’autre qu’au sujet (personne ne peut rêver à la place d’un autre), ne demande qu’à déborder. La logique hitlérienne a installé la logique hédoniste, qui refuse la dimension sacrificielle de la vie. »

Bon voilà, mais je n’y connais rien  !

En tout cas, le travail de Welzer me semble passionnant… Beaucoup plus que celui de Desbois _ qui n’a rien à voir avec lui, bien sûr _ mais pour lequel j’ai une grande réticence… ; et dont la lecture du livre, et particulièrement ses pages de justification.., m’ont agacée.

Le témoignage est parfois nécessaire, mais quand on sait ce qu’il en est d’un témoignage 60 ans après les événements, forcément totalement réécrit par la mémoire…

[J.-M. _ une autre amie professeur d’histoire _ a fait travailler ses élèves l’an passé pour le concours de la Résistance ; et elle avait décidé de travailler sur le maquis de Z… (un village landais). Et elle a fait parler les vieux du village. Et là elle s’est rendue compte de ce qu’était un témoignage ! Ils ont dit n’importe quoi, racontant comme y ayant participé des faits auxquels pour une raison ou une autre ils n’avaient pas pu assister, mais qui sans doute les valorisaient, mélangeant les dates, les hommes, fustigeant tel ou tel en fonction de quelque idéologie… Bref intéressant pour un travail sur la mémoire, mais pas pour l’histoire ! ]

Je veux bien que les médias se gargarisent _ mais est-ce donc là le plus important ? _ en prétendant qu’il _ le père Desbois _ fait le travail que n’ont pas fait les historiens, mais ce n’est pas un travail d’historien… Et le comble a été pour moi de voir sur Internet la vidéo du JT de Poivre d’Arvor _ même remarque de commentaire de ma part ! _ où on a présenté son travail… Les équipes de télévision entrant chez les Ukrainiens comme dans l’ancienne émission de J.P. Foucault « Ce soir chez vous« , ou un truc pareil !
Maintenant, au nom de la mémoire de la Shoah, tout est bon !

Sur ce, je retourne à mon travail.

Historiana

Ma réponse à cet avis :

De :  Titus Curiosus

Objet : Merci
Date : 25 novembre 2007 21:14:59 HNEC
À :  Historiana

Pour le travail du Père Desbois,

je comprends tes « réticences » sur les « témoignages« , mais suis moins pessimiste que toi.
D’abord, ils ont retrouvé beaucoup de fosses, grâce à ces « témoignages » ;
et ensuite dés-anonymer certaines des victimes n’est pas rien, ni peu…

J’y reviens dans ce que j’ai écrit…

Les témoins de Z., dans les Landes, et ceux des fosses d’Ukraine, n’ont pas tout à fait eu à faire, non plus, aux mêmes choses…
Les rumeurs et les silences n’y pesaient peut-être pas tout à fait le même poids.
Reste qu’on doit maintenir toujours la rigueur critique en ces matières de témoignage-là…

Merci, et à suivre,

Titus

Voilà pour ce dossier somme toute « important » ;

et qui demeure « à suivre« …

 Titus Curiosus, ce 9 juillet 2009

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