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Pour aborder le continent Cixous (II)

09mai

Pour continuer mon exploration du continent Cixous,

après mon  du 25 avril derniersoit ma première étape de cette approche _, qui concernait ma lecture de Homère est morte… (2014), Eve s’évade _ la Ruine et la Vie (2009), et Si près (2007), 

j’en viens à mes lectures de Hyperrêve (2006) et Tours promises (2004).


Par conséquent,

à partir de ma lecture de Hyperrêveparu le 7 septembre 2006,

je place ce jour à mon dossier d’approche

cet article

La Peau du Temps

de notre ami René de Ceccatty,

publié dans Le Monde, le 8 septembre 2006

_ article au sein duquel j’intercale, au passage, ainsi que j’aime le faire, quelques menues farcissures de commentaire (ou précisions factuelles) de mon cru, en vert.

Si ces farcissures dérangent, le lecteur a, bien sûr, entier loisir de les shunter.

Voici donc cet article de René de Ceccatty, de 2006, à propos de Hyperrêve d’Hélène Cixous,

et autour de la question qui vient plus particulièrement ici _ car elle est permanente ! _ travailler l’auteur

de ce qui continue d’une vie _ le podcast de la voix d’Hélène Cixous, enregistrée le 15 septembre 2006, dure 4′ 28 ; et c’est bouleversant de beauté de la vérité ! Les voix, en effet, sont tellement fondamentales ! et perdre la voix et la parole d’un interlocuteur (ne serait-ce qu’au téléphone !) ajoute à la tragédie de la perte pour nous de sa personne _ par-delà cette interruption que constitue, pour nous qui vivons, la mort physique de la personne dont la conversation nous fait désormais cruellement défaut :

La peau du temps

Hélène Cixous explore les tragédies
de l’intime dans Hyperrêve, un récit habité par le vieillissement de sa mère
et le deuil du philosophe Jacques Derrida 

Certains lecteurs _ c’est donc d’abord aux capacités et incapacités de la lecture (des divers lecteurs) que vient s’intéresser le lecteur lui-même qu’est ici René de Ceccatty, notons-le pour commencer _ ont perdu le sens musical, celui qui leur permettrait de retrouver, chez un auteur, les tonalités familières qui leur donneraient le sentiment d’être en sécurité _ en un très long flux continu, qui vient les envelopper et les exalter, en la chaude et vraie familiarité continuée, ou reprise, maintenue en tout cas _, le temps de la lecture _ serpentine d’une telle œuvre à longues phrases. Les mélomanes connaissent bien cette sensation qui fait que, entendant pour la première fois une pièce musicale, ils l’attribuent _ aussi _ sans difficulté à un compositeur _ dont ils reconnaissent, parce qu’il s’y sont plus ou moins familiarisés avec, l’unicité d’un style : singulier. « Le style, c’est l’homme même« , dit Buffon. Hélène Cixous, pour être lue et aimée, demande que les lecteurs récupèrent cette faculté _ musicale, en effet ; ce qui implique de relier l’opus en train d’être lu à d’autres précédemment lus de cet auteur ; dans l’œuvre de laquelle tout se tient, se prolonge, se continue, se perpétue, en se renouvelant sans cesse ; car il y faut ce dynamisme-là, et non la simple répétition (mécanique, ou algorithmique, maintenant). Elle a construit son œuvre, contrairement aux préjugés qui traînent encore _ hélas : le buzz des médias est difficile à contrebalancer, comme venir à bout de la mauvaise herbe _ et qui en ont interdit l’accès à ceux qui seraient prêts à y entrer, avec une parfaite _ c’est-à-dire totale _ liberté _ sans la moindre compromission, et jubilatoire, qui plus est : ce point est capital. Ici, les résonances durent longtemps ; et règnent : dans la grâce.

Joyce, auquel elle a consacré sa thèse _ L’Exil de James Joyce, ou l’art du remplacement, en 1968 _, lui a montré _ déjà _ une voie _ où engager sa propre écriture. Puis Kafka, puis Proust _ en effet. Et il y a l’ami « pour toujours », Jacques Derrida, avec lequel elle a entretenu un dialogue constant _ si dès 1955 elle l’a entendu, lui « de dos« (en une leçon d’agrégation à la Sorbonne), c’est en 1962 que leur dialogue a commencé, pour ne plus jamais s’interrompre _, qu’elle prolonge _ oui, par ce qu’elle nomme ici hyperrêves _ au-delà de la mort du philosophe _ survenue le 9 octobre 2004 ; il avait soixante-quatorze ans. Et le théâtre, pratiqué essentiellement avec Ariane Mnouchkine et parfois avec Daniel Mesguich, l’a incitée à adopter une autre forme _ encore _ de communication, se tournant vers d’autres mondes sans se couper _ jamais non plus _ d’elle-même _ c’est-à-dire des diverses voix résonnant toujours en elle-même : dans l’éternité temporelle.

Depuis quelques livres, on dit qu’Hélène Cixous est devenue « plus facile » _ à lire. Elle a rendu plus directe _ c’est-à-dire frontale _ une réflexion sur son père _ Georges _, sur sa mère _ Eve _, sur son fils _ Stéphane _ né handicapé et disparu très petit _ en 1961 _, sur ses ascendances juive et allemande _ côté sépharade comme côté ashkénaze _, sur sa jeunesse algérienne _ de sa naissance à Oran, le 5 juin 1937, à son départ pour Paris (et la khâgne du lycée Lakanal), en septembre 1955, à l’âge de dix-huit ans. Mais les thèmes étaient tous _ déjà _ là, dès les premiers livres _ oui. De même que demeure toujours ici l’usage très vif _ et terriblement libre : c’est-à-dire pleinement poiétique _ de la mythologie, de la psychanalyse, de la littérature aimée (Stendhal, Montaigne, Balzac et bien d’autres) _ ce sont, chaque fois, des dialogues ouverts : toutes ces voix parlent, questionnent et répondent, en de véritables conversations suivies, ouvertes et prolongées, continuées. Toujours, Hélène Cixous a _ en effet _ parlé _ dans ses livres _ de sa vie familiale _ une forme d’ancrage physique éminemment charnel, en ses divers déplacements effectifs _, de ses rencontres _ passionnées et vitales _, du monde extérieur et intérieur – les guerres, les violences politiques, l’existence quotidienne, les liens affectifs, et quelques lieux _ privilégiés _, près d’Oran, près d’Arcachon _ où elle écrit au calme de son intériorité interrogée et hyper-attentive, l’été _, dont _ aussi, et éminemment _ la tour _ chérie et vénérée _ du château de Montaigne _ oui _, au sens symbolique très fort —  dans un monologue _ poursuivi à l’infini avec toutes ces voix qui lui parlent _ que suspendent parfois _ mais oui _ des saynètes oniriques _ importantes _ ou que viennent tempérer des dialogues très simples, très vivants, très drôles _ absolument ! _ : avec son frère _ Pierre, d’un an plus jeune qu’elle _ qu’elle avait un peu prématurément décidé, dans un livre précédent _ Tours promises _ de réduire au silence _ comme personnage (dans ses livres), pas comme personne (dans sa vie) ; suite à un mot malencontreusement reçu (d’elle ; et à l’oral comme à l’écrit) par lui : le mot de « versatilité« … Cf à la page 85 de Tours promises _, et avec sa mère _ Eve, plus que jamais présente, avec sa formidable vitalité malicieuse et rayonnante, à quatre-vingt-quinze ans en 2005 .

Stupéfiante digression

Cette mère, Eve Klein, d’origine allemande _ née à Strabourg, alors allemande, le 14 octobre 1910 ; et d’une famille d’Osnabrück : les Jonas et les Meyer… _, est le centre de ce récit. Disons plutôt _ oui, car le lien (par hyperrêves…) à Derrida disparu (encore récemment : le 9 octobre 2004) est au moins aussi important _ que c’est un thème principal. Ce n’est pas la première fois, mais jamais il n’avait été traité avec autant de présence, de ferveur, de précision _ oui : c’est à la fois très sobre et chaleureusement lumineux, et parfois flamboyant. Les clashes ne manquent pas. Elle est atteinte d’une maladie de peau, rarissime, auto-immune, qui n’affecte que les nonagénaires et exige des soins quotidiens (que sa fille, Hélène, lui prodigue). Cette intimité _ on ne peut plus pragmatique _ ne provoque chez le lecteur aucun sentiment de gêne. Pas plus que la réflexion de l’auteur, qui la sait « avant la fin », c’est-à-dire au seuil de la mort _ Eve Cixous décèdera huit ans plus tard, le 1er juillet 2013, en sa cent-troisième année. Le lecteur n’est pas embarrassé, parce qu’il ne s’agit pas d’impudeur : tout est matière à approfondissement, à intériorisation, à connaissance _ voilà ! et en permanence enrichie, mais c’est là par la vertu de l’acte même de l’écrire si ouvert et fécond d’Hélène Cixous _ de soi et de l’autre _ les deux pôles reliés, et c’est cela qui est éblouissant, dans sa simplicité et profondeur intrinsèquement liées : à fleur des soins quotidiens à la peau crevassée de sa mère… Ne sont gênants en littérature que les allusions _ frustrantes _, les appels usurpés à une basse complicité _ obscène _, les demi-mesures _ bancales. Le traitement frontal _ voilà : sans chichi, dans sa très simple et lumineuse évidence _ d’un sujet _ quel qu’il soit _ ne suscite aucun malaise. « Je serai cette peau demain » _ eh oui ! _, tranche l’auteur en oignant _ scrupuleusement, et quasi sacralement _ le corps de sa mère. Cela suffit à déchirer le voile de distance _ et entre elles deux, et avec nous qui lisons _ que pourrait tendre une excessive crudité _ qui nous violenterait. Ici c’est la plus humaine douceur tactile qui règne dans le ballet de la gestique, ponctuée d’un coruscant jeu verbal (à la Marivaux ?) et musical (à la Mozart ?) d’acérées et pétulantes frictions de mots, et leur piquant de pointes d’ironie et humour échangées.

Le vieillissement d’un être cher ne peut être aussi _ forcément _ que le nôtre _ un peu moins évident seulement. La peau d’Eve devient alors l’image visible _ et sensible _ du temps _ voilà ! « Tu es le temps » _ c’est magnifique ! _, répète Hélène à sa mère _ vieillarde, page 110 : elle en est simplement exemplaire. Et le livre tout entier apparaît comme un chant lyrique _ oui _ adressé _ sacralement _ au temps _ où se déploie (et qui nourrit) la dynamique de la vie ; et de toute vie. « Quand je peins ma mère, je peins _ aussi _ la peau du siècle _ qu’elle a traversé et vécu. Ce vingtième siècle si grand vu de loin, si petit vu de l’intérieur quand on est dans son wagon archiplein _ allemand notamment _ à ramper pour trouver une couchette et qui n’a pas arrêté un instant de faire _ en de plus que terribles chahutements _ l’histoire de ma mère _ et de sa famille (les Jonas) en Allemagne. Chaque fois qu’un ulcère cicatrise, il y en a un autre qui prend la suite du pus. On ne peut pas guérir. » De ce temps _ obstinément _ circulaire _ d’où survit, se dresse, court et rugit la formidable vitalité d’Eve _ se détachent quelques dates, quelques événements. Non pas seulement l’année 1971 où Eve Klein a dû quitter _ contre son gré : expulsée et complètement spoliée _ l’Algérie où elle avait vécu _ jusque là _, en exerçant le métier de sage-femme. Mais des dates qui appartiennent à un « patrimoine _ commun et général _ de l’humanité ». La particularité du « ton Cixous » _ voilà _ est qu’avec le plus grand naturel _ oui : tout coule de source et se déploie en longs flux de phrases : musicaux _, l’écrivain passe _ en un transport parfaitement naturel _ de tableaux intimes et familiaux à des analyses politiques et culturelles _ et dans une admirable palette de tons vivaces les plus divers et humainement variés. De la scène intime à la scène publique _ voilà. C’est, du reste, une des leçons du Théâtre du Soleil _ de son amie Ariane Mnouchkine avec laquelle elle a beaucoup travaillé, à Vincennes _, qui pour toute évocation d’un drame historique ou politique a, en général, préféré le langage individuel, de personnages obscurs, à la représentation démonstrative des grands de ce monde _ à hauteur de plus éclairants détails ; la remarque de René de Ceccatty est tout à fait précieuse.

Un événement familial très étrange (la récupération d’un sommier de Walter Benjamin, à la fin des années 1930 _ et dans le XIVe arrondissement de Paris, où s’étaient regroupés beaucoup d’Allemands anti-nazis : Hannah Arendt, Arthur Koestler, Erich et Herta Cohn-Bendit, Walter Benjamin, donc, ou Lisa et Hans Fittko… _) est le point de départ d’une stupéfiante digression. « Ton livre est sur Benjamin ? dit mon frère. – Sur les astres du déménagement dis-je, sur les trous dans les murs du dernier refuge, sur l’état des tapisseries. – C’est étrange, dit mon frère. J’aimerais comprendre. »

Le deuil de Jacques Derrida envahit, bien sûr _ forcément : les coups de fil au téléphone manquent désormais sévèrement à Hélène ! _, ces pages _ et davantage encore, à mes yeux, que l’inquiétude visionnaire d’Hélène Cixous pour le devenir de sa mère alors nonagénaire. Mais d’une autre manière que dans les essais que l’écrivain lui a consacrés (Portrait de Jacques Derrida en Jeune Saint Juif, Voiles, ou, plus récemment, Insister). Le philosophe est là, avec quelques-unes de ses phrases _ voilà _ qui résonnent encore douloureusement : « On peut toujours perdre encore plus. » Ou « Moi, je suis toujours et chaque fois en train de lui rappeler, de mon côté, qu’on meurt à la fin, trop vite. » Ou le commentaire de la phrase de saint Augustin « Sero te amavi » (« Je t’ai aimée trop tard »). Il faut lire ces pages comme des échos _ en rappels sonores et dans les harmoniques de leurs résonances ! _ d’analyses plus discursives que l’on trouvera ailleurs. Comme des échos tremblants _ oui _ d’émotion, dans cette zone intermédiaire _ voilà _ entre les visions du sommeil et leur description éveillée _ qui constitue précisément ces hyperrêves. Hélène Cixous a rédigé son livre, ses livres, dans cette marge-là _ vivante, vibrante, voyageante. Transporteuse et exaltante.

… 

René de Ceccatty

Relire Hélène

Bien que l’on ait dit qu’Hélène Cixous avait « changé de style » avec Or, Les lettres de mon père, suivi par Osnabrück (éd. Des femmes, 1997 et 1999) et par Les Rêveries de la femme sauvage (Galilée, 2000) qui ouvre un véritable cycle autobiographique – Le Jour où je n’étais pas là (ibid. 2000), Benjamin à Montaigne (2001), etc. –, il n’est pas d’œuvre plus fidèle au projet initial, lancé par sa thèse sur Joyce, L’Exil de Joyce ou l’art du remplacement (Grasset, 1968). Si, depuis son premier recueil, paru chez Grasset en 1967 (Le Prénom de Dieu), suivi par son prix Médicis, Dedans (ibid. 1969), ses publications se sont divisées en « fictions », « théâtre » et « essais », croisant souvent son travail d’enseignante à l’université de Vincennes (qu’elle a cofondée), puis de Nanterre, poursuivi par son séminaire au Collège international de philosophie et ses activités de dramaturge dans la compagnie d’Ariane Mnouchkine, elles ne sont jamais fermées sur elles-mêmes, mais se renvoient l’une à l’autre.

Et l’on est en présence d’un ensemble d’une rare cohérence _ oui : tout se tient, et résonne en échos qui se répondent, musicalement _ : chaque livre _ creusant son sillon propre, avec ses nouvelles focales _ pouvant servir de filtre ou de clé _ voilà _ aux précédents _ d’où nos fréquentes reprises de références… La multiplication de ses éditeurs (outre ceux qui ont été cités, Gallimard, pour La, 1976, et Le Livre de Promethéa, 1983, le Seuil pour Tombe, 1973, Prénoms de personne, 1974, Révolution pour plus d’un Faust 1975) est à l’image  est à l’image non de ses hésitations, mais des incertitudes éditoriales et des influences internes aux grandes maisons _ ce n’est donc pas du tout du côté de l’auteur que se trouve l’incohérence et l’infidélité. Il est temps de relire les premiers livres d’Hélène Cixous, NeutreIllaSoufflesAngst (disponibles pour la plupart aux éditions Des femmes), à la lumière limpide _ conquise à force de creusements et de multiplication des angles de vues _ des derniers (parus chez Galilée).

R. de C


Et,

toujours en remontant dans le temps,

et donc dans l’ordre inverse de celui des publications des œuvres d’Hélène Cixous,

c’est cette fois sur Tours promises,

ouvrage publié aux Éditions Galilée le 9 septembre 2004,

que voici cet autre article de René de Ceccatty paru le 13  novembre 2004 dans le Monde :

Hélène Cixous sur la scène du rêve et de l’amitié

_ avec, à nouveau interposées, mes menues farcissures de commentaire ou précisions factuelles, en vert.

Et si ces farcissures dérangent, le lecteur a toujours, bien sûr, loisir entier de les shunter. Chaque lecture a son rythme ; au lecteur d’en décider.

Hélène Cixous, sur la scène du rêve et de l’amitié

L’écrivain, qui a été une des figures de proue du féminisme, publie Tours promise: elle fait le point sur sa démarche littéraire _ et c’est bien là le point décisif ! C’est bien de cela, en effet, de cette « démarche littéraire » (à la fois extrêmement exigeante et infiniment jouissive en sa complexité et fécondité), qu’il s’y agit fondamentalement ! Car ces « tours promises« , ce sont d’abord, mais oui, des livres : des livres à venir ! (telles des « promesses » s’esquissant et dont l’auteur se réjouit du futur accomplissement…) et qui, une fois réalisées, viendront, achevées, se dresser, verticalement ! ; ainsi, aussi, que des livres qui ne parviendront pas, eux, jusqu’à ce stade de livres matérialisés et publiés, et qui ne prendront donc pas, eux, la forme de livres debout (ou couchés), et accessibles matériellement à tout moment sur les étagères d’une bibliothèque (personnelle ou publique) ; et dont les « promesses« , non réalisées, seront demeurées au stade (mais qui a aussi une forme, sa forme, de réalité…) de « promesses«  _  où se mêlent fiction, théâtralisation et réalité _ les « tours«  (ainsi « promises« ) étant donc aussi et d’abord ici ces livres en puissance d’être placés en position verticale, sur les rayons de la pièce-bureau où travaille et écrit l’auteur : à Paris ou à Arcachon ; ou ailleurs… Livres présents ; livres à venir ; livres demeurés (ou demeurant) dans les limbes… Soit des promesses accomplies, pour les uns ; en gestation ou en dormance, pour d’autres ; et peut-être à jamais avortées, pour d’autres encore ; mais qui toutes ces dernières n’en ont pas moins acquis une forme de réalité (semi-clandestine) en ce qui a été, assez durablement, leur gestation, voire leur simple éventualité plus ou moins envisagée et travaillée, déjà : dans la tête de leur auteur… C’est à ces ombres de livres promis et prometteurs que n’oublie donc pas de penser aussi, ici, Hélène Cixous.

Dans son appartement parisien _ en son autre chez elle, à Arcachon, en sa « tour » d’écriture probablement favorite où elle écrit l’été, Hélène Cixous n’a jamais reçu quiconque qui n’est pas de sa famille, vient-elle de me confier au téléphone, quand je lui ai proposé de venir lui rendre visite cet été à Arcachon, depuis Bordeaux ; c’était jeudi matin le 3 mai, il y une semaine ; Hélène Cixous réservant très rigoureusement, et sans la moindre exception pour quiconque d’étranger à sa famille, son été à Arcachon à l’absolu de la concentration de sa tâche sacrée d’écriture ! Je la comprends parfaitement _, lumineux, vaste et moderne, qui porte les marques de l’Orient, tapis de l’Algérie natale et tissus soyeux d’une Inde rêvée _ un lieu que René de Ceccatty connaît, par conséquent _, Hélène Cixous vit avec ses chattes, qui ont leur place _ oui : existe en effet aussi entre elles un dialogue silencieux qui mérite d’être abordé par elle _ dans ses livres _ tels qu’ils sont publiés. L’environnement quotidien, son séminaire fidèlement tenu le samedi, son travail au Théâtre du Soleil avec Ariane Mnouchkine, ses conférences aux Etats-Unis,  ses rêves _ ou très précieux hyperrêves _ notés en pleine nuit dans de brefs réveils _ il faut les recevoir et conserver avec le plus grand soin ! ce sont des messages (sacrés) d’interlocution avec des absents et surtout disparus, avec lesquels maintenir une exceptionnelle communication ainsi _, ses dictionnaires, sa mémoire familiale, la visite quotidienne de sa mère, Eve Klein, personnage-clé de son œuvre : les repères sont nets, rappelés dans les textes écrits et dans la conversation. Cette conversation, tous ceux qui approchent Hélène Cixous, la savent fluide _ oui _, brillante et joyeuse _ oui _, toujours éclairée de rires _ et quelque chose de cela s’entend très audiblement encore dans le flux sonore, musical, si merveilleusement vivant, des phrases du livre.

Sa thèse sur Joyce (avec Jean-Jacques Mayoux _ immense angliciste et américaniste (1901-1987) : un maître de lecture pour moi aussi ! cf par exemple son somptueux William Shakespeare _ qui l’a mise sur le chemin de l’écriture), ses recherches sur le langage, ses cours à l’Université de Vincennes, puis de Saint-Denis, la création d’une chaire d’Etudes féminines, ont élaboré une figure _ certes _ d’auteur « difficile », en réalité éloignée _ mais oui ! _ de la personne vibrante et passionnée _ voilà ! _ que ses publications dévoilent _ et donnent merveilleusement à ressentir : pour ma part, seule celle-ci m’intéresse. Exigeante et disciplinée, certainement. Tant dans la construction de ses livres que dans l’organisation de sa vie intellectuelle, strictement partagée entre le théâtre, l’enseignement et l’écriture, et sur un mode plus discret, l’activité politique en faveur des populations déplacées. Mais aussi curieuse, spontanée, attentive, affective _ dont acte : l’essentiel est dit là. L’amitié _ sans nul doute _ détermine ses engagements, comme elle le rappelle dès qu’on l’interroge sur son parcours.

Parce que Tours promises (Galilée, 266p.  26€) se réfère, plus encore que les précédents ouvrages, à la part d’autobiographie réinventée _ tiens donc ! mais où passe ici la frontière entre le réel et le vécu effectivement advenus, et l’« autobiographie réinventée«  ? Est-ce aisé à repérer ? Est-ce même assignable ?.. Nul doute que nous avons affaire, ici aussi, à un jeu malicieux (mais déjà actif dans le moindre travail de mémoire de quiconque) entre souvenirs et fiction… _ que comportent ses fictions _ le terme est parfaitement clairement annoncé ! et donc assumé… _, on est tenté, à partir de cette parution, de proposer un bilan _ René de Ceccatty, lecteur merveilleux et magnifiquement scrupuleux, le peut, en 2004 ; moi-même, pas ; du moins pas encore, en 2018. Si la destruction des Twin Towers _ le 11 septembre 2001 _ est évoquée, c’est d’une autre tour qu’il est _ surtout, très concrètement, et d’abord (mais pas seulement elle, cette tour aimée là…) _ question : celle _ merveilleusement exemplaire : le modèle même (et vénéré !) de toute chambre porteuse d’écriture ! _ du château de Montaigne ; et à travers elle _ en effet _ l’amitié passionnée de l’auteur des Essais et de la Boétie _ et leur conversation sans égale. C’est sur le terrible manque (et son effort de « remplacement« ) éprouvés par Montaigne, qu’ont dû s’élaborer et s’ajouter (et ré-écrire, rectifier par précisions permanentes : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde« …) les essais, eux-mêmes merveilleusement plurivoques ; et même à plusieurs encres dans leur ajoûts à la relecture et à la re-pensée. Cf là-dessus le magnifique livre d’Alain Legros (à propos du dialogue de Montaigne avec ses inscriptions latines et grecques sur les poutres de sa librairie) Essai sur poutres ; et aussi, du même Alain Legros, Montaigne manuscrit ; et cf mon article du 30 septembre 2011 :  L’amitié, la passion _ oui _ : toutes deux constamment présentes _ absolument ! Chez Hélène Cixous comme chez Montaigne. Et ici je me permets de renvoyer à l’article inaugural de mon blog En cherchant bien _ le carnet d’un curieux, rédigé en quelque sorte programmatiquement au mois de mai 2008, il y a exactement dix ans : Le Carnet d’un curieux. On y lira ce qui me lie personnellement, moi aussi, et à Montaigne, l’auteur des Essais, et à sa tour (et sa magique librairie). Puisque j’ai vécu toute mon enfance dans le voisinage et la proximité de cette toute simple et en même temps si humaine tour, pouvant m’y rendre à pied dans la journée. Et c’est avec ferveur que j’y ai souvent conduit des amis.

Le frère d’Hélène _ Pierre, son cadet d’une année, et médecin à Bordeaux _ a longtemps accompagné la rédaction des livres. Comme Eve, la mère, le frère médecin apparaissait, donnant une tonalité souvent gaie et décalée _ oui : très plaisante ! _ au récit. Et voilà _ suite à une vexation à propos du terme de « versatilité » employé (à l’oral et à l’écrit) par sa sœur pour le caractériser ! Alors qu’à la page 199 de son Photos de racines, Hélène Cixous a écrit on ne peut plus positivement à propos de ce mot même de « versatilité« , ceci : « Peut-être que la virtuosité ou la versatilité verbale qu’il y a dans mon écriture, je la tiens de mon père : comme s’il m’avait fait cadeau de clés ou des linguistiques  » ; ce « cadeau » (de richesse de verbalisation), son frère Pierre l’a donc lui aussi reçu !.. _ qu’il ne veut plus être un personnage _ voilà _ des livres de sa sœur _ et à ces rapports entre personne et personnage René de Ceccatty est d’autant plus sensible que c’est le titre même (Personnes et personnages) qu’il a choisi de donner à sa toute première publication, aux Éditions de la Différence, en 1979… Et, plus encore, qu’il s’agit là d’un lien (entre personnes et personnages) qui continue, lui auteur, de le travailler ; cf mon article du 12 décembre 2017 sur son magnifique Enfance, dernier chapitre : … Comment le remplacer _ ce personnage de frère _ et, du reste, est-il remplaçable ? L’écrivain _ et nous lecteurs, à sa suite ! _ va être surpris par le destin, qui lui offre sur-le-champ un substitut _ qualifié de « semifrère«  _, en la personne de François Tremblay, un ami d’enfance _ à Alger _ qui resurgit _ en effet, page 212 : au Canada  _ cinquante ans plus tard. Devenu photographe au Canada _ page 248 _, il ressuscite _ qu’en penser ? est-ce bien là réalité ? ou fiction ?.. Nous hésitons. François Tremblay, photographe canadien, existe bien ! _ une part obscure de la vie du père d’Hélène Cixous _ peu avant son mariage (le 15 avril 1936, à Oran) avec Eve Klein _ : il se serait fiancé avec la sœur aînée de François, qui s’appelait Albertine _ page 196. Comme l’Albertine disparue de Proust. Le livre tout entier devient _ et c’est un point capital ! _ une méditation sur la disparition et le remplacement _ en effet : « J’écris un livre sur le remplacement. C’est maintenant que je mesure l’immensité rusée du sujet« , écrit on ne peut plus clairement Hélène Cixous page 167. Un processus présent tant dans le travail du rêve que dans les dynamiques de la fiction poiétique…

Stendhal, Proust, Kafka, Montaigne _ eux, mais aussi bien leurs personnages de fiction _ accompagnent les « promenades crépusculaires », qui rythment _ successivement _ cette enquête intérieure, où se dégagent des figures ou, comme préfère le dire Hélène Cixous, des « trans-figures » fraternelles et amicales _ qui sont les interlocuteurs privilégiés et probablement nécessaires de l’auteur (ainsi en dialogue) qu’est Hélène Cixous ; de même que de telles « trans-figures fraternelles et amicales«  étaient nécessaires aux méditations de conversation en absence… de Montaigne lui-même s’essayant en la librairie de sa tour chérie à ce qui, plume à la main, et avec encre et papier, devient, feuillet après feuillet, le jeu abouté de ses essais. Peu à peu, sans doute depuis les lettres retrouvées qui ont inspiré Or (Editions des femmes, 1997), l’œuvre s’est centrée _ mais simplement exemplairement _ sur l’histoire familiale : « J’ai toujours écrit à partir du matériel _ de base _ de la littérature, de la scène primitive _ voilà _ de toute littérature, qui est une scène de famille _ le concept, bien sûr, est freudien. On pourrait le dire d’Eschyle… Ce n’est pas une façon de tout ramener à ma famille, mais de considérer que c’est une famille qui peut avoir valeur universelle _ voilà _, si j’ai le regard suffisamment analytique ou poétique _ les deux ! Et la poiesis, bien sûr, est en l’affaire capitale ! _ pour en dépasser l’écorce _ platement et conventionnellement _ réaliste _ voilà : une simple affaire de capacité d’exemplarité, donc ; un exemple comme un autre, mais présent, là, et disponible, à proximité. A part mon « avant-premier livre », si je puis dire, Prénom  de Dieu,  que je laisse dans la préhistoire, dans la caverne, parce que c’est une chose, j’appelle ça une « chose », une larve, qui m’a toujours fait peur, qui venait des profondeurs, qui était hallucinatoire, et qui m’a même menacée. D’ailleurs j’étais, il faut le dire, dans une période de grande folie. Il me semblait que j’avais là la preuve de ma folie. J’ai tenu cette chose à distance, et c’est resté, cette chose-là. A part donc ce  recueil de nouvelles, de mythes éruptifs, des laves et des larves,  dès que j’ai écrit Dedans, j’ai eu honte qu’on prenne ce que j’avais écrit pour un livre : c’était simplement pour moi la _ simple _ manifestation littéraire _ comme il peut en exister bien d’autres manifestations _ d’une tragédie qui était pour moi primitive _ Hélène avait dix ans et cesse alors de n’être qu’une enfant _, c’est-à-dire la mort de mon père. Dedans ne commençait pas et ne finissait pas _ comme est censé le faire un livre _, enfin il explosait, eh bien là, c’était déjà, la scène de famille, mais transposée _ simplement. Je crois que ma signature, c’est la transposition » _ pleinement assumée.

Des amitiés _ de fait peu fréquentes : exceptionnelles, donc ; aujourd’hui, a contrario, se dit là-dessus n’importe quoi… _, Hélène Cixous parle comme de « miracles » _ elle n’a pas tort : l’amitié vraie rompt la chaîne de l’utilitarisme égocentré cyniquement triomphant dans le relationnel aux autres : chez les puissants, et les malheureux qui, médias et propagandes aidant, en sont contaminés. Le premier, ce fut donc la rencontre de Jacques Derrida, en deux temps. La première fois, en 1955, où, à peine arrivée en France _ pour accomplir sa khâgne au lycée Lakanal _, elle assiste _ à la Sorbonne _ à une « leçon » d’agrégation _ sur la pensée de la mort, se souvient-elle _,  comme elle le raconte _ page 47 _ dans ces Tours promises. La deuxième fois, sept années plus tard _ toujours page 47 _, où elle lui donne à lire son premier texte. « J’ai rencontré, juste au moment où j’aurais pu ne pas écrire, Derrida.. J’ai un sentiment de reconnaissance _ voilà _ à l’égard de la vie, figurez-vous… _ le sentiment de gratitude profonde et radieuse de Montaigne, et que Montaigne sublime en l’écriture jubilatoire de son sublime ultime essai L’angoisse s’est déplacée. L’angoisse _ terrible _ de mon enfance et de ma jeunesse était dans un coin de la pièce, très proche de moi : j’avais du mal à me tenir à l’écart de cette angoisse qui provenait des événements tragiques _ atrocement subis par sa famille ; et pas seulement en Allemagne hitlérienne. D’avoir vu, d’avoir été témoin _ en Algérie, enfant, déjà, puis adolescente _ de l’horreur de la guerre. De savoir, sans aucune hésitation possible, sans aucun voile, ce qui se produisait pendant la guerre. Je savais, je savais ce qui se passait dans ma famille _ même ; et pas seulement les Jonas _, je savais ce qu’était un camp de concentration _ et d’extermination. Je n’avais pas du tout de marge d’illusion _ dont acte à elle. Là-dessus, donc, des enchaînements tragiques dans mon existence, très vite, les uns après les autres _ oui. Et ensuite, inversement _ en un contraste puissant _, avec un peu de temps, j’ai eu la possibilité de mesurer la grâce _ voilà : elle existe.  Et la grâce, c’est d’avoir auprès de moi des gens d’une immense probité _ oui ! Et inconditionnelle. J’aurais pu ne pas avoir rencontré _ certes _ les êtres que j’aime, que je vénère ou avec qui je partage des choses essentielles _ sur ce phénomène de la rencontre, cf ma propre célébration :  J’aurais pu ne pas parler ma langue _ sa langue conquise d’auteur. Or, je peux parler ma langue _ celle, tout à fait sienne, conquise, qui apparaît d’abord peut-être dans l’écriture ; mais pas seulement l’écriture : qu’on l’écoute parler !!! _ avec quelques personnes _ qui savent l’entendre et la lire ; et échanger avec, bien sûr. Ça m’a permis de donner une part de ma scène intérieure _ voilà : celle qu’elle développe en ses livres _ à des états d’âme légers, heureux, joyeux, comiques _ bien présents, en effet, dans les livres ; et on partage la réjouissance de leur souffle joyeux. Je crois que le rire qu’il y a dans mes textes _ mais oui ! et presque tout le temps : on l’entend parfaitement… _ et qui n’est pas toujours perçu _ par les indiligents lecteurs dont voulait se préserver Montaigne dans le merveilleux Avant-Propos de ses Essais : « Indiligent lecteur, quitte ce livre !«  _, exprime cette gratitude _ voilà ! et c’est fondamental _ à l’égard de ce que la vie peut accorder » _ et qui se trouve être le dernier mot (testamentaire : le legs le plus heureux !) du sublime dernier chapitre des Essais : De l’expérience (livre III, chapitre 13).

René de Ceccatty

Voilà donc pour continuer cette exploration mienne du continent Cixous

par un dialogue de lecture redoublé,

et avec l’auteur Hélène Cixous elle-même,

via la succession de mes lectures successives de quelques livres marquants d’elle,

et avec notre ami à tous deux, René de Ceccatty,

via la succession de mes lectures et commentaires de quelques articles déjà bien fouillés de lui à propos de ses lectures lucides des livres successifs d’Hélène Cixous :

quel sublime concours de chances ! _ et à portée de toutes simples lectures attentives, du moins pour commencer… Avant de nous parler en creusant plus encore peut-être en profondeur.

Ce mercredi 9 mai 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’invention verbale des « petites coiffeuses » : à la source du goût des livres

28oct

Post-scriptum (à « Sous la lune :  consolations des misères du temps« ) :

Arpentant les « Confins de la mémoire«  de ce même Maxime Cohen,

son premier ouvrage publié (en mars 1998, aux Éditions de Fallois), pour les avoir commandés dès mon début de lecture des « Promenades sous la lune« ,

j’en découvre ce que la Quatrième de couverture de ces « essais » énonçait très explicitement (et on ne peut plus justement !) ainsi : « Il a conté la naissance de sa passion pour les livres dans un récit _ c’est le terme adéquat ! _, « Confins de la mémoire » (Fallois, 1998)« …

Par exemple, je lis, page 146, de ce « récit » de « recherche des origines« ,

dans lequel « le narrateur essaie de _ et réussit à _ retrouver, dans ses souvenirs, le foyer de ses sentiments d’aujourd’hui.

(…) Il cherche (…) à identifier des états d’âme encore présents, et qui ne cessent de nourrir sa sensibilité« , indiquait la Quatrième de couverture de ces « Confins« -là, en 1998…

Voici ces extraits des pages 145 – 146

à propos des « trouvailles langagières«  de deux personnes assez caricaturales, les deux « petites coiffeuses » de Paray-le-Monial (et « petites protégées » de la grand-mère du narrateur) auxquelles le chapitre 12 (pages 141 à 147) est tout entier consacré ;

d’ailleurs, l’auteur remarque, pages 143-144, « par une bizarrerie que je suis incapable d’expliquer, les personnages qui peuplaient les rues de Paray(-le-Monial

_ où résidait la grand-mère maternelle particulièrement adorée de Maxime,

telle la grand-mère de Marcel, ou sa tante Léonie de « Combray« , dans le récit d’ouverture de « La Recherche » de Marcel Proust ;

et centre, ou pivot, de ce récit des « Confins de la mémoire«  ;

et qui sont aussi, et d’abord, peut-être, un « tombeau » de sa « grand’mère« ,

comme les artistes, et notamment les musiciens, en honoraient leurs amis chers défunts :

par exemple, les quatre « Tombeaux de M. de Blancrocher« , luthiste (Charles Fleury, dit Blancrocher : ca 1607 – novembre 1652),

mort, ce mois de novembre 1652, d’une chute dans un escalier : le défunt ayant expiré dans les bras de Froberger ;

« Tombeaux  » de musique « élevés » à la mémoire du luthiste par ses amis Louis Couperin (ca 1626 – 1661) et Johann-Jakob Froberger (1616 – 1667), clavecinistes ; et Denys Gaultier (1597 – 1672) et François Dufault (fl 1629 – 1669), luthistes  :

un merveilleux « concert »

construit autour de deux Suites de « pièces en la«  et « en fa » (comportant, la seconde, ce « Tombeau de M. de Blancrocher« ), de Louis Couperin

_ l’œuvre entier de Louis Couperin est peut-être, par la « profondeur » méditative, intense, infiniment tendre et grave, en son raffinement, le summum de toute la musique française !!! _,

et de « pièces » (deux d’entre elles, au moins, composées à Paris : une « allemande« , notée « fait à Paris » ; et une « gigue« , « nommée la Rusée Mazarinique« ) de Johann-Jakob Froberger

_ un très, très grand, lui-même, aussi !!! _ ;

avec la « Passacaille » (unique) de Luigi Rossi (1598 – 1653), et un « Capriccio » en sol de Girolamo Frescobaldi (1583 – 1643) ;

vient de paraître en CD par le très talentueux jeune (il est né en 1985) Benjamin Alard (dont chaque disque est une nouvelle splendide réussite : cf ses « Transcriptions pour clavecin » de Jean-Sébastien Bach, CD Hortus 050 : un enchantement, déjà !) :

il s’agit du CD « Manuscrit Bauyn« , CD Hortus 065 ; je me permets de le recommander très vivement. Fin de l’incise sur le genre (profond et magnifique) des « Tombeaux« …

les personnages qui peuplaient les rues de Paray

_ je reprends le fil de ma phrase (et de la citation de Maxime Cohen, page 143) _

ou qui venaient nous rendre visite,

ne prenaient pas en moi _ déjà, commenterai-je _ le caractère de personnes réelles.

Tous

se résumaient _ le terme est éloquent ! une personne « se résume« -t-elle ?.. _ à un tic, un mécanisme, un mot, une histoire brève : c’étaient des caricatures qui semblaient n’avoir d’épaisseur _ sinon « langagière«  _ ni dans le temps ni dans l’espace » _ soit le seul réel physique…

Et « ce jeu d’ombres chinoises _ voilà ! _ nous amusait beaucoup mon frère, ma sœur et moi.

Ma grand’mère semblait même l’encourager _ ah ! ah ! _ lorsque, venant en visite à Paris, elle nous racontait, un après-midi entier, les derniers agissements de ce peuple de fantôches _ réduits au statut de « comparses » sur la scène de ce qui compte vraiment… _

qui, pour avoir quelque chose d’irréel _ jusqu’à quel point ? et pour qui ? et par rapport à quels critères ? _, n’étaient pas moins exemplaires de la nature humaine toute entière

par l’excès même de leur schématisme.« 

Avec ce commentaire surplombant du narrateur : « C’était comme si les ombres de la caverne de Platon eussent été les patrons sur le modèle desquels tout le reste de l’humanité aurait été fabriqué, et non pas les reflets d’êtres plus réels« 

La restriction est encourageante…

Voici, après ce préalable de « présentation »,

l’extrait des pages 145 – 146 à propos des « trouvailles langagières » des deux « petites coiffeuses »

dont se repaît, encore aujourd’hui (comme en 1998), Maxime Cohen :

« Quoiqu’il ne sortît de leurs bouches que des coquecigrues

_ soit le mot même venu sous la plume de Madame de Sévigné dans sa lettre « fantasque »

(d’une « promenade sous la lune » « dans le mail » des Rochers, le « 12e juin » (de 1680) _,

elles étaient riches de trouvailles langagières que je ne me lassais pas de goûter

et que ma grand’mère épinglait plus tard, en privé,

quand nous nous remémorions en riant les conversations qu’elles nous avaient tenues.

Car il n’y a pas besoin de dire des choses intelligentes pour les dire plaisamment ;

mais les plus belles pensées, dites sans invention, tombent à plat.

Celles des coiffeuses, quoique triviales, étaient excessivement amusantes

par le ton qu’elles prenaient,

la mère surtout dont la voix haut perchée et le débit précipité la faisaient ressembler à une serinette,

et par la truculence de leurs expressions

dont ma grand’mère se demandait tout haut « où elles allaient les pêcher«  ;

Avec cette leçon, plus générale _ voire « esthétique », ou « philosophie du goût », si l’on veut… _, qu’en tire alors l’auteur _ et remarque à laquelle je veux en venir, en ce post-scriptum :

« Je m’aperçus que ce ne sont point les pensées qui créent le plus de plaisirs littéraires : elles donnent de l’étonnement, de la réflexion, du lustre 

mais c’est l’invention verbale, qui procure les agréments de la langue

_ les « plaisirs, les agréments« , voilà donc l’aune du goût, ici, de Maxime Cohen, en ces « Essais » ;

par dessus « l’étonnement« , « la réflexion« , le « lustre«  des « pensées« , même :

d’où la méfiance assez endémique de Maxime Cohen tant pour la philosophie

que pour le « réel », en tout cas « brut », lui-même… _

et les plus grands génies n’en sont pas mieux dotés _ de ce « génie » du verbe _ que les plus obscures commères

_ provinciales, telle la formidable, elle aussi, « Françoise » du narrateur de « Combray« …

Saint-Simon ne reproche-t-il pas à Louis XIV une intelligence au-dessous du médiocre,

et avec cela un don exquis pour s’exprimer,

une langue courte, nette, resserrée

_ c’est-à-dire classique : la parole du roi « devant » porter (avec puissance !)… _ ?


Lui-même _ Saint-Simon _ dépourvu des vues profondes de Montesquieu ou de Gondi _ le cardinal de Retz _, ne brille-t-il point par cette verve

à laquelle il doit plus de gloire qu’à ses prétentions nobiliaires ?

Alors, en conclusion, page 146 des « Confins de la mémoire«  :

« Les petites coiffeuses, à leur manière,

méritaient la même sorte d’éloge _ que Saint-Simon, Louis XIV (ou la « Françoise » de Proust) … _,

quoique avec des restrictions encore plus fortes » _ forcément (pour Saint-Simon, du moins)…

Et : « Ainsi, le peuple des mécaniques de Paray

vivait-il à mes yeux

dans un tourbillonnant ballet _ musical, en quelque façon, tout de même _

dont ma grand’mère _ par sa « science admirable » du contexte (local) et de « la généalogie infinie de ces personnages«  _ seule était capable de démêler tous les pas« 

« Et lorsque je m’émerveillais de la multitude des aventures qui faisaient l’objet de tant de petites histoires,

de l’incroyable variété de ces âmes et de ces mouvements qui les agitaient,

c’est sur un ton d’évidence accablée qu’elle _ Marie-Louise Couesnon, la grand’mère (de Maxime) de Paray-le-Monial _ s’exclamait :

« Mais mon pauvre enfant,

mais c’est partout pareil !« …

Soit la hiérarchie du goût, et, d’abord, de la « sensibilité » de Maxime Cohen,

ainsi que sa « philosophie des choses minuscules« 

(l’expression se trouve page 151 des « Confins de la mémoire » ;

soit son « leibnizianisme », notamment au chapitre « Sur la bibliothèque de Leibniz« , aux pages 260 à 268 des « Promenades sous la lune« ) ;

soit une affaire d’attention et de focalisations ;

convenant aussi, bien sûr, aux livres :

« En cela, les livres furent pour moi le vrai microcosme du monde.

Toutes les saveurs qu’il _ le monde _ exhale,

ils _ les livres, en plus du talent même et de l' »invention verbale » (ou du style, au « naturel ») de leurs auteurs : en leur matérialité première _ les restituent à un lecteur attentif :

et leurs coins, leurs contours et leurs renfoncements _ artisanaux, physiques _

 n’en exprimaient pas de moins inoubliables _ de ces « saveurs » on ne peut plus physiques _

que la maison de ma grand’mère ou les rues de Paray » (à la page 153 :

les deux pages consacrées à ces « saveurs » physiques des livres, pages 153 et 154, sont assez stupéfiantes, même ! :

« Dès mes premières lectures, j’y trouvai une odeur de gâteau sec dont le plus fort est à la charnière de la page, le long de la reliure. Il faut que le papier soit un peu brûlé pour que cette saveur soit bien développée. Le papier de bois est seul à la donner ; le papier de chiffon en donne une autre. Les éditeurs savent les accommoder de diverses façons, brochés, reliés, cousus, encollés, coupés ou non : tous ont une empreinte distincte » ;

« En cherchant un peu, on y respire un parfum d’antique. C’est une chose difficile à définir : ce n’est pas une odeur de fleur ni de fruit ni de rien qui ait naturellement une odeur ; on la retrouve dans certains objets _ ce qu’on nommait jadis les fruits de l’industrie humaine : vieilles demeures, vieux meubles, vieux cuirs, vieux vins, vieux chiens. Elle n’existe _ même ! _ que dans cette recension et par cette rémanence _ sans doute ici des opérations-clé ! Il y a dedans une pointe de poussière, mais seulement une pointe ; c’est d’ailleurs plutôt de l’herbe séchée ou de la sciure ou de la carcasse d’insecte. Mais la poussière est faite d’un peu tout cela. »

Et encore « L’odeur initiale de blé roussi est dominante. C’est une pâte encore moelleuse mais qui a perdu de sa mollesse. »

« L’odeur change quand on se rapproche de la tranche. Elle est moins fruitée, plus acide. Acide n’est pas le mot juste, c’est aigre qu’il faut dire.

Si l’on en vient au bois du papier, ce n’est pas du bois vert : pas assez d’amertume ; du bois mort non plus : trop de rondeur. C’est un bois qui est au point extrême de son brûlement. Cette chaleur, les feuilles la communiquent en même temps que le sens de leurs phrases : c’est d’elles qu’elles tirent un peu de la leur« .

Avec cette conclusion ouverte, page 154 :

« Mais bien vite, les saveurs se perdent, et il faut tourner la page. En voici une autre ;

et de nouveau cette puissante imprégnation et mille rumeurs venues d’ailleurs« .

Suivent encore cinq pages merveilleuses consacrées à la palette des saveurs et goûts des livres

_ découverts par le narrateur, enfant, dans le second des « deux combles en mansarde » (page 156) du grenier de la maison de la grand’mère de Paray,

dans lequel « on avait remisé tous les objets que l’usure, l’inemploi, et, cause principale de tous les abandons, la mort de leurs possesseurs _ et utilisateurs _, avaient rendu encombrants dans les lieux ordinaires de séjour. On les avait relégués _ donc, faute d’usage encore _ dans cette partie moins ostensiblement vivante d’une maison que sont les greniers et les caves » ;

et « c’est , laissés à eux-mêmes

comme des marins qu’on a débarqués sur une île

et qu’on retrouve après vingt ans, sales, hirsutes, rongés de chancres, tout à fait démodés, mais irrésistiblement attrayants et prêts _ tel le « Robinson Crusoë » de Daniel Defoe _ à faire le récit de leur extraordinaire aventure« ,

qu’ils « gisaient« , ces « vieux livres empilés, tous du second rayon« , dont se régale, ébloui, l’enfant curieux (page 157) _

pour cet étonnant chapitre 13 des « Confins de la mémoire« …

Et le narrateur de citer, « pêle-mêle » : « Danville et Piron« , « Nicole », « les dissertations de Bayle » ; les « contes de Nodier et de Xavier de Maistre,

le Théâtre de Clara Gazul, la Fanfarlo, les Lettres de la religieuse portugaise et Mimi Pinson »

_ œuvres dont les auteurs respectifs sont, comme nul ne l’ignore (!) : Prosper Mérimée, Charles Baudelaire, Gabriel-Joseph Guilleragues et Alfred de Musset !!! _,

« les œuvres légères de Fontenelle« , « un Cazotte que soutenaient philosophiquement des anecdotes du prince de Ligne » ; « les contes de Mme d’Aumont » ; « Florian » ; « Hamilton »

_ Antoine Hamilton (1646-1720), dont ont été publiés, en 1994, les « Mémoires du comte de Gramont » (son beau-frère), à « L’École des Lettres », aux Éditions du Seuil _,

« Régnard« , »Gresset ou Piron » ; « les conversations de Carmontelle« , les Essais dans le goût de Montaigne du marquis d’Argenson » et « Duclos » (pages 157 et 158)…

Avec cette petite phrase de conclusion de ce chapitre :

« C’est ainsi que (…) j’eus le bonheur d’avoir accès à tant de livres

qu’il me parut évident, et sans même y penser, que

s’il existait quelque part des gisements de plaisirs

_ on notera et retiendra la formule _

aussi inépuisables

que ceux que la nouveauté apporte tous les jours,

c’était dans les livres les plus oubliés des siècles passés. »

Soit une affaire d’attention

et de focalisations, donc,

tant dans ses « Promenades sous la lune »

que dans ses « Confins de la mémoire« …

Bref, quelque chose d’une méthode d' »attention intensive »

telle que celle à laquelle s’essaie, en toute modestie, un Titus Curiosus..


Titus Curiosus, ce 28 octobre 2008

Sous la lune : consolations des misères du temps

28oct

« Sous la lune »

(à propos des « essais » : « Promenades sous la lune » de Maxime Cohen, aux Éditions Grasset) :

c’est-à-dire quelque chose comme quasiment « dans la lune »
dans (les allées de) son jardin et (parmi les rayons de) sa bibliothèque
_ soit, peut-être, le « courage, fuyons ! » d’un « repli » (ou « retrait ») hédoniste _ ;

ou une lecture
_ tout à la fois « ravie »
et même tout près, assez souvent, d’être « enchantée »,
en même temps qu' »agacée »,
quelquefois, aussi, « aux entournures », « aux gencives » (au bord des dents ; pas loin de la langue et du palais) _
des « Promenades sous la lune » de Maxime Cohen, aux Éditions Grasset.

L’objet un peu étrange _ à identifier _ que représente l’« essai »
(« Essais » figure bien sur la page de garde ;

et Maxime Cohen en donne une belle définition, page 72, au chapitre « De quelques essayistes vus de trois quarts » :

« C’est un mélange incertain et indubitable d’érudition, d’épanchement, de poésie, d’humour, de polémiques et de bavardages étudiés, qui nous délassent en nous instruisant. Il n’est pas nécessaire qu’il soit exhaustif sur le fond, il lui suffit de s’entrouvrir sur un aspect singulier. On n’en attend aucune spéculation tonitruante mais une variation sur ce qu’on connaît déjà, aucune révolution mais une modification de l’angle ou du degré de notre vision. Les thèmes qu’il aborde se retrouvent dans d’autres livres mais pas sous cette forme. Ces dispositions attisent le goût des paradoxes, seul moyen de ranimer un sujet rebattu : un bon auteur d’essais propose les siens au public à la manière d’un médecin qui lui procurerait un remède non pas curatif mais fortifiant« 
On appréciera…).

L’objet un peu étrange que représente, donc, l' »essai »
de Maxime Cohen en ses « Promenades sous la lune » qu’éditent les Éditions Grasset _ le livre est sorti fin septembre_,

est à la fois une boîte (de 382 pages) à longs délices (en tiroirs successifs) de vagabondage _ pour le lecteur _ de culture (parfois extrêmement) poussée et raffinée (en leur contenu : peu couru, ou fréquenté, voire unique)

en même temps qu’un symptôme déjà un peu douloureux (« agaçant », viens-je de dire)
et somme toute un tantinet inquiétant des nouveaux temps
_ de barbarie

(ignorance crasse et incuriosité veule
assorties à une vulgarité et grossièreté arrogantes et agressives)
dès à présent à nos portes
(communes : tous sur un même bateau, « ivre »,
en notre « présent » partagé
, tant bien que vaille ;

alors :
comment s’en protéger, si peu que ce soit ?) :

d’où ce « versant doucement vénéneux du présent »
partagé
, en effet, par tout un chacun

Ces « essais » expriment,
du moins est-ce là ce que j’y lis, y perçois, y dé-chiffre, dessous la soie (de l’écriture de Maxime Cohen),
la tentation _ « ambiante », annonciatrice ?.. _ du repli (et retrait) hédoniste

(à l’écart de la vie partagée :
ce que Jacques Rancière nomme, dans un bien bel essai, « Le Partage du sensible« , de 2000, déjà _ à La Fabrique)

la tentation du repli (et retrait) hédoniste, donc,
sur (et en) son jardin
_ de curé, en l’occurrence, dans le cas de l’auteur :
« Maxime Cohen vit entre Paris où il est conservateur général des bibliothèques
et un petit village de Haute-Normandie où il cultive

_ « épicuriennement », commenterai-je _
un jardin de curé« , indique la « Quatrième de couverture »…) ;

sur (et en) son jardin de curé, dans le cas de l’auteur, donc,
de ces « essais »
assez rapides (alertes, véloces, « fa presto« ) :
l’auteur n’oubliant certes pas de penser _ éditorialement, en quelque sorte ; et poliment, en tout cas _
au lecteur un peu pressé (en « temps disponible » de sa part : lire en requiert, forcément ! de ce temps de « disponibilité » attentive, et un tant soit peu curieuse…)
et sans trop de réserves, non plus, de patience :

plusieurs chapitres (tels « Des manières de lire ce livre » _ page 35 _ et « Où je vous imagine » _ page 143) s’adressant fort obligeamment directement et frontalement à lui, « le lecteur » ;

en ménageant, par une certaine qualité de la brièveté de l’écriture, la patience/impatience de la lecture :

« la brièveté sobre et légère est la meilleure compagnie de notre loisir
_ dit ainsi l’auteur page 257, au chapitre « De la fatigue » _,
dans notre vie comme dans notre lecture : c’est le nombre d’or d’un ouvrage qui a la prétention d’être lu.« 

Précisant encore :
« La peine à réussir certaines de nos entreprises est souvent l’indice irréfutable de notre peu de talent pour elles. L’apologie du travail trouve là une de ses limites inexplorées. Nous ne devrions faire que ce que nous faisons facilement« ,
en lui adjoignant ce vers du grand La Fontaine (de la fable « L’âne et le petit chien » _ « Fables« , IV, 5) :
« Ne forçons point notre talent, nous ne ferions rien avec grâce« 

Alors !…

Ces « essais » expriment, ainsi, la tentation du repli (et retrait, voire retirement) hédoniste
sur (et en) son jardin
ou/et sur (et en)
sa bibliothèque :


vers la consolation de (par des) fleurs
_ pour celles des allées du jardin _
et de (par des) livres
_ pour ceux des rayons de la bibliothèque _
choisis _ livres et fleurs _ ;

ainsi que,
comme renfort de satisfaction
en « nourritures terrestres« , gidiennement, quasi _ mais oui, Nathanaël !.. _,
le potager, la cuisine, le cellier, la cave à vins

_ j’adore personnellement le passage, pages 162-163, sur le vin de « Graves » :
« Lorsqu’on le porte aux lèvres, (…) le vin de Graves nous révèle ce qu’il nous avait dérobé »
(au prime abord « au nez« , en cette « sorte de grisaille » qui, venait de dire Maxime Cohen, « comme les chefs-d’œuvre, déçoivent le profane étourdi par la renommée« …) : comme c’est bien « senti » !..
« Mais dès qu’on laisse au temps le soin de décanter cette première impression ; dès que les premières atteintes d’une mémoire encore proche ont enrichi les saveurs d’une seconde gorgée en la chargeant d’une longueur et d’une complexité qu’il est laissé à la troisième d’amplifier puis aux suivantes de parfaire : alors toutes les richesses de ce vin se révêlent au goûteur le moins indulgent, dont l’espérance future de nouvelles dégustations, prometteuses de découvertes illimitées, magnifie en douceur celle qu’il est sur le point d’achever« … _ ;

et même le grenier (des choses écartées, mais tout de même conservées, pas jetées, ni détruites tout à fait ; et donc « retrouvables », un beau jour…) ;

en plus de la compagnie _ conversante _ de quelques amis ;

ainsi,
peut-être aussi, mais c’est _ volontairement _ plus flou, de la part de l’auteur (toujours assez prudent, du moins en ces pages),

ainsi que d’amours
_ « se faisant »

(c’est presque une gymnastique vivifiante, comme, par exemple, après une maladie ;
ou bien pour faire la nique aux avancées, naturelles, forcément, du vieillissement physiologique…) _

ainsi que d’amours, donc,
de passage

(l’auteur allant jusqu’à parler, ici, mais toujours fort discrètement à son propos
_ il a la sainte horreur de se mettre lui-même en scène,
jusqu’à, même, le reprocher au Montaigne de ses « Essais« ,
au « style » qualifié, page 43, de « cahoteux » (!..) ;

l’auteur allant jusqu’à parler, à propos de ces « amours se faisant »
de « plaisir« , voire d' »érotisme« ) :
cf notamment le chapitre page 105, à propos de la satisfaction offerte (dans l’Antiquité) par certaines beautés (viriles) _ ;

toute cette « consolation », donc,
vient compenser, en son « quant à soi », les peines et douleurs d’une époque rude,
sèche, rugueuse,
pas encore assez douce en son obtuse arrogante grossièreté…


D’où le choix _ sélectif, si je puis dire, pléonastiquement _ d’un certain dilettantisme
(en fait de « mode de vie », carrément ; et pas uniquement d’écriture),
consistant à s’abstraire
_ pour l’auteur-lecteur-compagnon-ami-jardinier et bibliothécaire _
le plus possible
des occasions et risques
de chagrin et peine de passion,
et peut-être même sentiment
,

pour ne « retenir », de son « tri » d’exister, que des plaisirs (d’émotions), ainsi,
« choisis », filtrés, triés sur le volet
_ et d’excellentes sortes,
particulièrement « raffinés » en effet, de la plus « haute » gamme, même, en leur rareté, et même « singularité » assez magnifique :

comme, un exemple entre mille, celui de se délecter du théâtre de Voltaire _ par exemple, « Mérope« , ou « Irène » ;
de « Mahomet« , l’auteur se contente de citer en note, page 304, la traduction par Goethe en 1802, ainsi que le fait que ce dernier « s’inspira du sujet dans un fragment dramatique éponyme, ainsi que dans des scènes de « Faust » _ ;

se délecter du théâtre de Voltaire, donc :
Voltaire ainsi, par Maxime Cohen, « réhabilité » (comme auteur magnifique) en son théâtre ;

et c’est toute la tradition « classique » _ et pas seulement la tradition dramaturgique classique _ qui peu à peu est mise en charpies _ depuis Stendhal et Victor Hugo en faveur de Shakespeare et contre Racine ! _  par ce qui, sur le marché de l’Art (et de l' »entertainment« , comme on dit à Broadway et à Hollywood), la « remplace », en l’ère du triomphe de la marchandise et du marketing (et marchandising),
via la déferlante des « Avant-gardes » (modernistes) successives depuis le début du XIXème siècle « démocratique » (et le XXème bientôt « populiste » _ ou « pipolisé » :

cf l’excellent « La Privation de l’intime _ mises en scène politiques des sentiments« , de Michaël Fœssel (aux Éditions du Seuil, ce mois d’octobre-ci…)…

alors que pas un mot, ou guère
_ me semble-t-il, du moins : je n’en ai pas souvenir ! _,
n’est consacré à l’œuvre, si brûlante (à mes sens), de Marivaux…

L’auteur prend, aussi _ ou ainsi _, un (petit) malin plaisir à cultiver _ goûteusement _ le paradoxe :
page 73, lui-même avait signalé combien les « dispositions » de l’essai, comme « genre », « attisent le goût des paradoxes« ,
ajoutant même alors, en technicien-praticien de l' »exercice » : « seul moyen de ranimer un sujet rebattu » ;

au point qu’on en vient, en lisant plus avant le livre (de 382 « riches » pages), au bord (vertigineux : il y a « gouffre ») de la question :

ne serait-ce pas là,
ce livre,
une (et assez cruelle, même !) parodie
de l’élitisme éclectique
d’un certain snobisme ?..


A deux ou trois reprises, le nom de William Thackeray, « l’auteur du « Livre des snobs« , est évoqué (quatre, en fait : aux pages 78, 141 et 224 : par deux fois) ;
quant au « Livre des snobs » lui-même, en tant qu’œuvre, veux-je dire, ce serait à vérifier :
et la réponse est oui : page 224, au chapitre « Sur l’art de traduire« ,
pour désigner, après l’évocation de la traduction de « Vanity fair » par Georges Guiffrey en 1855, « avec la bénédiction de Thackeray » lui-même,

pour désigner, donc, « l’auteur du « Livre des snobs« ,
mais sans rien en dire (ou révéler d’indicatif, cette fois : y réfléchir) davantage…

L’hypothèse prendrait même un semblant de consistance
en relevant les « réactions » éminemment favorables _ sinon « complices »,
si elles n’étaient d’absolue bonne foi, ou tout bonnement, peut-être, de premier degré, voire « naïves », si l’on préfère, de critiques _ d' »organes de presse » tels que Le Figaro (article intitulé « le gai savoir« , par Etienne Montety, le 18 septembre), ou Valeurs actuelles (article intitulé « contre les dégoûts de la vie, lisez Maxime Cohen« , le 18 septembre, aussi) ;

Patrick Kéchichian, de même, dans Le Monde (du 19 septembre), étant, lui-même, « très favorable » à ces « Promenades sous la lune« , sans être tout à fait aussi dithyrambique que ses confrères (davantage épris de « classicisme », vraisemblablement) du Figaro et de Valeurs actuelles :

j’en retiens cette phrase :

« Érudit bienveillant et universel à la manière de George Steiner (en plus souriant), de Mario Praz, d’Alberto Manguel ou encore de Borges (avec lequel il maintient une certaine distance), Maxime Cohen a écrit le plus beau livre d’heures et de raison que l’on puisse imaginer. On partage, ou non, sa philosophie, entre sophistique et scepticisme. On peut le suivre, ou non, dans ses goûts, ses choix. Aucun obstacle ne vient interrompre ces « Promenades sous la lune« . Seuls notre égoïsme et notre manque de curiosité nous empêcheraient de poursuivre l’intense conversation à laquelle Maxime Cohen nous invite. »

Excellente balance du jugement…

Bref,
son propre plaisir de lecteur,
sans ses agacements,
se voit ici
_ dois-je bien volontiers « reconnaître » _ comme croqué, singé, parodié, porté à la brûlure _ luminescente ! _ de la caricature,
au point
d’en être _ ou qu’on en soit _ piqué jusque de colère :
tant de (terriblement efficace) lucidité…


L’autorité (du travail sociologique) de « La distinction » de Pierre Bourdieu
s’en verrait « renforcée »,
en matière de qualification d' »élitisme »…

Maxime Cohen n’est cependant pas
(tout à fait) un (autre, si c’était possible !) Michel Deguy
_ dépourvu, lui (philosophe) _ et absolument ! _, de tout maniérisme, dans la sobriété (verte, de verdeur alerte) de sa parfaite (admirable) pure et simple sublime justesse (envers la vérité : quant au réel !..) ;
lire, par exemple, le très grand « Le Sens de la visite » (aux Éditions Stock, en septembre 2006) ;

ni (tout à fait), non plus _ et d’une tout autre façon, bien sûr ! _ un (autre !) Renaud Camus
_ dont on admire le courage des engagements (forts :
sans bavures, tant ils sont droits, clairs et nets)
d’écriture et d’existence ;

avec, aussi, ce qu’il en a récolté (à la tonne, pas à la petite cuillère, ni même à la louche : au tombereau…) d’éclaboussures de boue de « scandale » (en son « affaire« , le printemps et l’été 2000) :

il faut, ici, lire _ c’est un très grand « Précis de lecture« , et (forcément !) méconnu, négligé (du fait du « scandale »…) _ sa parfaite défense, à la virgule près
(telle celle _ défense, et non virgule ! _ de Socrate en l' »Apologie » reconstituée, post mortem, par Platon,
toutes proportions gardées, bien sûr, mais tout de même :
que d’injustices
de beaucoup (!) à « hurler »
_ sans avoir effectivement ce qui s’appelle « lu » ! « lu vraiment » ; et pas « en survolant » « à la va-vite » (ou/et en maniant des ciseaux ; et œillères)… _ ;

à « hurler avec la meute
« des loups,
ou des chacals) ;

il faut, ici, lire _ vraiment ; et « en vérité »… _, donc, ce très grand « Précis de lecture« ,
qu’est le « rare » (et sans majuscules sur la couverture) « corbeaux _ Journal 9 avril – 9 juillet 2000« , édité par « nouvelles impressions », et publié, dans l’urgence _ bousculée, violentée _ de sa « défense », le 8 novembre 2000 ;

bien des « parleurs » (sur les ondes ; et « écriveurs », sur le papier) « en prendraient »
_ pour si « mal » (ou si « peu ») « vraiment » lire, peut-être (si nous rêvions un peu !..) _
« de la graine »…

Fin de l’incidente à propos de Michel Deguy et de Renaud Camus ;
desquels j’ai distingué
tout en l’en rapprochant un peu, aussi,
Maxime Cohen :
qu’on en juge_ en les lisant tous trois…

Maxime Cohen offre, ainsi, une sorte de graffitti _ comme en estampes, ici _ à la Tiepolo (1696 – 1770)
sur ce que deviennent, à un tournant de pourrissement, les fruits (splendidement matures, juste avant ce « tournant » ; et succulents) d’une culture ou civilisation
_ pour Giambattista Tiepolo, c’était la Venise des Lumières :

Venise :
une cité et une civilisation qui devint, sur le tard (de sa république), putassière :
Maxime Cohen raconte ce que dit si joliment
(au très court chapitre « De la plus courte scène érotique de la littérature française« , à la page 186 de ces « Promenades sous la lune« )
le « salé » (page 203) en même temps que « de grand ton » (page 204) Président (et bourguignon) Charles de Brosses
(« au chapitre quatorze« , et à la date du 13 août 1739, de ses justement célèbres « Lettres d’Italie« )
de « la signora Bagatina, en réalité l’épouse d’un noble vénitien qui se prostitue _ elle, pas lui (du moins je le suppose) _ aux étrangers en échange d’un certain nombre de sequins »
(page 186, donc ;
pour l’édition des « Lettres d’Italie » du Président de Brosses, du Mercure de France, en 1986,
le passage se trouve à la page 195 du tome premier),

en matière de ses rencontres de courtisanes vénitiennes
_ on se souvient de l’image de celles (« Deux courtisanes« , vers 1510 – 1515) de Vittore Carpaccio (ca 1455 – 1526)_ ;

voici le passage admiré (« je ne vois rien qui puisse (à « ces quelques mots« ) être préféré chez Sade ou chez n’importe quel pornographe« , « notre président les coiffe haut la main » :

 » Enfin, s’apercevant de ce qui causait mon inquiétude, elle a eu le bon procédé de la lever elle-même au bout d’un instant, en quittant son faux nom et sa fausse décence. Elle a même eu l’air surpris de ma libéralité. »

Je relèverai seulement que Maxime Cohen a « shunté » de la lettre de de Brosses, à la suite de l’expression « fausse décence« , trois vers
de l' »Enfer » (au chapitre viii) de Dante, que voici :
« E poi che la sua mano alla mia pose
Con lieto volto, onde mi confortai,
Mi mise dintro alle segrete cose
« …

De même qu’il a coupé l’explicitation par de Brosses de sa « libéralité ; car _ poursuivait-celui-ci _ en faveur du meuble et de l’habillement, j’ai doublé les sequins, ne voulant pas avoir rien mis de médiocre dans une main ornée de diamants« …

Voilà pour la « grande manière qu’il met, en passant, à tout cela« , conclut son chapitre de trois pages
quant à Charles de Brosses en goguette « érotique » à Venise, en 1739,
page 186, Maxime Cohen.

Venise, donc,
mûre et blette
avant (ou « au tournant » de) la chute :

le premier coup de grâce _ pour l’ État de Venise _ viendra de Napoléon (en 1797 : abdication du doge Lodovico Manin ; fin de la république de Venise) ;
puis ce seront les Autrichiens qui, au Congrès de Vienne (en 1815), ramasseront (raffleront : pour un bon demi-siècle, jusqu’en 1866) le « tapis » de ce « jeu » (de dupes) ;

on en jugera par les délicieusement « vertes » aventures du « Senso » de Camillo Boito (ou le « Carnet secret de la comtesse Livia« ) ;
puis, à son tour, de Luchino Visconti, en 1954
(avec ce qu’il advient de la rencontre du bel officier autrichien _ de Stewart Granger, dans le film _ et de la plus belle encore comtesse vénitienne _ d’Alida Valli _,
après l’incident,
en ouverture (tant individuelle que collective _ bien sûr, comme toutes nos vies, elles « se tissent » serré),
des tracts (et cocardes tricolores) lancés en pluie des balcons du théâtre de la Fenice (= le Phœnix, animal sachant renaître de ses cendres : le théâtre revivant après avoir brûlé le 13 décembre 1836 ; puis le 29 janvier 1996…),
en ouverture des « hostilités » de la « révolte » : c’était le 27 mai 1866, à la fin du troisième acte du « Trovatore » de Verdi, aux cris de « Viva Verdi ! » (= « Vive Victor-Emmanuel, roi d’Italie !« )…

Bref, ces « Promenades sous la lune« 
_ l’expression est délicieusement (indirectement) empruntée à la plume de la _ tout simplement : au pied de la lettre _ charmante Madame de Sévigné (1626 – 1696), en ses « saisons » (par exemple le 12 juin 1680 ; mais déjà le 21 octobre 1671) passées en son jardin du château des Rochers,

la mère « rassurant », sur sa (propre) santé et ses humeurs (heureuses, joyeuses, facétieuses, même, en sa faconde)
par ce que qu’elle en narre (et plus encore par son art même, merveilleusement « libre », « échevelé », de le narrer : quelle « raconteuse » !) ;

« rassurant », donc, sa très chère fille, Madame de Grignan (Françoise-Marguerite _ 1646 – 1705), demeurant au loin, en Provence,
en sa nouvelle demeure _ le château de Grignan _ d’épouse
_ la troisième (le mariage a été célébré le 29 janvier 1669) :
la première (d’épouse), Angélique-Clarisse d’Angennes, est morte en 1664 ;
et la seconde, Marie-Angélique du Puy-du-Fou, en 1667 _ ;

en sa nouvelle (depuis 1669) demeure _ le château de Grignan _ d’épouse, donc,
du Gouverneur de Provence, François de Grignan (1632 – 1714), de la famille provençale des Castellane-Adhémar
_ jusqu’à leur fils (enfin !) qui est baptisé de ce double prénom (royal) de « Louis-Provence » (1671 – 1704) _ ;

qu’elle
_ marquise de Sévigné, née Marie de Rabutin-Chantal (1626 – 1696),
tout à la fois bourguignonne (par son père : Celse-Bénigne de Rabutin-Chantal _ 1596 – 1627)
et parisienne (par sa mère, Marie de Coulanges _ 1603 – 1633 _, place Royale, et au Marais) _

sait, l’âge venant, puis, bel et bien, venu, et advenu,
prendre et goûter à loisir son plaisir
(de veuve joyeusement tranquille) en son château (acquis par elle par mariage, puis _ bien vite _ veuvage, avec le marquis Henri de Sévigné, breton _ 1623 – 1651) ;

en son château et en son parc
retiré de Bretagne _ des Rochers, proche de Vitré _,
et loin d’elle, sa fille adorée :

je ne résiste pas au plaisir de citer ce merveilleux passage de la lettre « Aux Rochers, ce 12e juin (1680) »,
lettre débutant par « Comment, ma bonne ? j’ai donc fait un sermon sans y penser ? »
(page 968 du volume II de la « Correspondance«  de Madame de Sévigné, dans l’édition établie par le regretté Roger Duchêne en 1974, dans la bibliothèque de La Pléiade
_ le passage se trouve à la page 970 de ce volume II de la Pléiade ;
et pages 22 & 23 des « Promenades sous la lune« , où le cite jubilatoirement, à son tour, Maxime Cohen :

« L’autre jour, on vint me dire : « Madame, il fait chaud dans le mail, il n’y a pas un brin de vent ; la lune y fait des effets les plus brillants du monde. »
Je ne pus résister à la tentation ; je mets mon infanterie sur pied ; je mets tous les bonnets, coiffes et casaques qui n’étaient point nécessaires ; j’allai dans ce mail, dont l’air est comme celui de ma chambre ; je trouvai mille coquecigrues, des moines blancs et noirs, plusieurs religieuses grises et blanches, du linge jeté par-ci, par là, des hommes noirs, d’autres ensevelis tout droits contre des arbres, des petits hommes cachés qui ne montraient que la tête, des prêtres qui n’osaient approcher.
Après avoir ri de toutes ces figures, et nous être persuadés que voilà ce qui s’appelle des esprits

_ nous dirions, nous, « fantômes » _,
et que notre imagination en est le théâtre,
nous nous en revînmes sans nous arrêter, et sans avoir senti la moindre humidité

_ nocturne de ce mois de juin en Bretagne.
Ma chère bonne, je vous demande pardon ; je crus être obligée (…) de donner cette marque de respect à la lune. Je vous assure que je m’en porte fort bien«  :

la santé de la mère (veuve),
et plus encore celle de la fille (en âge de procréer),
entre grossesses successives, couches périlleuses, et craintes (de la part de la mère) des renouvelées velléités (et péripéties) génitrices de l’épouse de M. de Grignan, si sourcilleusement soucieux, lui, d’assurer son lignage
et d’obtenir des héritiers mâles de sa troisième épouse, Françoise-Marguerite,
les deux précédentes, Angélique-Clarisse et Marie-Angélique, étant toutes deux mortes de suites de couches ;

la santé de la mère, comme celle de la fille,
sont, donc, un sujet permanent d’inquiétude (et discours) en filigrane de cette « libre » correspondance (privée, à cœur ouvert, à fleur d’émotions et « passions ») entre Madame de Sévigné et Madame de Grignan… _

Bref
_ je reprends mon fil _,
ces délicieuses « Promenades sous la lune » de Maxime Cohen, ce mois de septembre 2008,
forment un « état des lieux »
ravissant et goûteux _ d’un très « haut » goût, même _
d’un « état » de civilisation peut-être mûre et blette

« au bord de la chute » : le nôtre, cette fois
_ et non plus celui d’une Venise, au tournant des xviii et xix èmes siècles _
en ce « bel aujourd’hui », blet et assez pourrissant,
de notre « présent »
commun, partagé :

les « sequins » d’aujourd’hui
« rongeant »
bel et bien,
et au galop, s’il vous plaît,
pas mal de nos « affaires »,
un peu plus visiblement que d’habitude, ces derniers temps-ci…

Aussi,

se mirer (pour le lecteur) en pareil miroir (de lecture)
est-il en même temps savoureux, délicieux, oui,
par ce que la curiosité et le goût de la justesse trouvent ici d' »aliment », et consistant,
en de très beaux et très justes chapitres
(et à mille lieues de la plus petite ombre de « lourdeur »),
tels, en butinant :

« De Cicéron et des jardins« ,
« Petit éloge des ordinateurs » (sur la prestesse de l’écrire _ et du penser),
« A propos du discours de Lorenzo Valla sur la fausse donation de Constantin »
(au pape Sylvestre _ pape de 314 à 335 _, sur le souci d’établir la vérité des « faits » en « la recherche et l’édition critique » _ page 63 _, « vers 1450« , pour ce travail de Valla _ page 64),
« Apologie personnelle de l’essai littéraire » (j’y applaudis des deux mains !),
« De la douceur bénédictine« ,
« Éloge empoisonné du barde immortel d’outre-Manche » (sur Shakespeare et ses « monstruosités »),
« Propos sur l’e muet » (capital ! sur ce qu’est le français),
« Au sujet d’Aristote » (et de son style !),
« Des vins » (le passage sur les « Graves« , pages 162-163, est d’un très avisé _ et juste ! _ palais ;
même si l’auteur indique aussi que son « faible va au bourgogne« , quand je suis bordelais !..),
« De la ponctuation » (sur le rythme ; et le souffle : essentiel !!!),
« Sur l’art de traduire« ,
« Critique amusée de Marcel Proust« ,
« Sur la bibliothèque de Leibniz » (magnifique !),
« De la conversation » (bien sûr !),
« Des maladies » (quelle belle justesse d’expérience, après celle de Montaigne),
« Sur la tragédie de l’Europe classique » et « Éloge vengeur du théâtre de Voltaire » _ frisant un peu, tout de même, le paradoxe _,
« Contre les romans » (mais oui !),
« Du juste statut de l’original et de ses copies« ,
« Sur l’imparfait du subjonctif« ,
« Adieu à la musique » et « Naufrage souriant de la culture savante« ,
« De la vieillesse » (oui !),
« Tombeau de la grande abbesse de Fontevrault » (sur l’esprit des Mortemart,
une enquête savoureuse, dans la continuation de « lièvres » déjà, mais pas assez, au goût de l’auteur, « levés » par Proust, Saint-Simon, Retz),
etc… ;

bref, ces délicieuses « Promenades sous la lune »
forment un « état des lieux » ravissant et goûteux

en même temps que, par quelque « angle de regard », écœurant et effrayant
de l’inconscience (?..) et (auto ?..) aveuglement de l’égoïsme (?) d’un tel _ peut-être celui de l’auteur (?) _ dilettantisme
(goût exclusif du plaisir, bien dé-taché, à l’écart, du moindre risque d' »ombre » seulement, même, de chagrin et de peine) ;
et, peut-être, snobisme…

refusant
_ en, semble-t-il, en repoussant a priori l’éventualité : mais est-ce bien le cas ?.. je suis peut-être injuste… _
un vrai (solidement ancré _ et pas rien que « d’encre » _ dans le réel !) amour,
une passion,
un engagement

avec les suites et conséquences (bien réelles)
qui nous requièrent
(en entier, carrément ; sans retour, sans repli, sans retrait, ni retraite) :
telle qu’un amour réel et des enfants…

C’est du moins le sentiment que j’ai retiré
de ce qui m’a paru constituer un « retrait » calculé de soi et pour soi
sur son seul « quant-à-soi »…

Je remercie vivement l’ami Patrick Sainton,
généreux de sa vie et de son art, de son œuvre,
de m’avoir donné à « rencontrer » ce livre délicieux, passionnant, si riche et si souvent tellement juste,
et effrayant, tout à la fois,

sur soi (et d’autres) : en tous cas sur ce qu’il en est
_ ou m’a, du moins, paru « être » _
de « versants doucement vénéneux »
de quelques unes des pentes
(plus ou moins douces) de notre
incertain et trouble
« présent »…


Il n’empêche :
comme nous approuvons Maxime Cohen, quand,

à propos de certaines réticences de Voltaire à l’égard de Shakespeare, au chapitre « Éloge empoisonné du barde immortel d’Outre-Manche »,
il avance, page 129 :

les arguments « de Voltaire contre Shakespeare relèvent donc moins de l’histoire du goût littéraire que d’une certaine philosophie de l’histoire »
_ vers un refus des « formes » et du « style », au profit du laisser-aller des pulsions, vannes grandes ouvertes du « monstrueux »
et de l' »inhumain »…


Ces arguments-là,
« ce n’est pas Shakespeare qu’ils visent, mais nous _ les « modernes » ! _ qui préférerions dans l’art _ on appréciera l’emploi de ce conditionnel _ ce qui dit non à l’art _ et aux « formes », et au « style » _
et par là même à l’humanité. »

Rien moins.

Ou quand l’esthétique est un enjeu « de première ligne » (« de front ») de la « civilisation »…
Merci, déjà, de cela, Maxime Cohen…


Titus Curiosus, ce 24 octobre 2008….

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