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En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (VI)

10juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté  jeudi dernier 5 juillet,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le sixième volet :

 

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le jeudi 3 septembre 2009 dans la rubrique “Cinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

Voici, enfin, la conclusion (VI) de cette « conclusion » (V) de mon petit « feuilleton » de l’été à propos de cette « mine » de merveilles, pour le lecteur tant soit peu curieux et attentif, qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

qu’ayant lu intégralement deux fois (avec prises détaillées de notes), je ne cesse encore de creuser, de fouiller, en tous sens de ses si riches « veines« …

Cette « conclusion » de la « conclusion » portera donc sur l’opus cinématographique possiblement « à venir« , « l’opus nord-coréen« ,

à propos de la « Brève rencontre à Pyongyang » advenue à la « fin août 1958« ,

à Claude Lanzmann, alors reporter journaliste (et membre, coopté sur proposition d’Armand Gatti, « de la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre«  (de Corée), page 285 ; il avait accepté la proposition d’en faire partie « avec enthousiasme parce que _ dit-il, page 286 _ c’était un voyage lointain, parce que je n’avais jamais été en Asie, parce que, après la Corée, nous passerions un mois en Chine« , etc…),

et Kim Kum-sun, infirmière « ravissante » (préposée par qui de droit à Pyongyang à une « cure » d’une semaine de « piqûres intramusculaires, dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas« , prescrite par l’ami médecin, en « son cabinet de la rue de Varenne« , Louis Cournot : « Si, là-bas, tu te sens faible, n’hésite pas ». J’avais emporté avec moi sept ampoules et la prescription médicale. Au bout d’un mois de stakhanovisme nord coréen, et une dizaine de jours avant le départ pour la Chine, je décidai qu’il me fallait me fortifier » ; « on viendrait m’administrer l’injection dans ma chambre« . Et « je fus solennellement averti que l’opération commencerait dès le lendemain, lundi, à huit heures du matin« , page 294…

« On frappa donc, j’étais levé, en pyjama, fenêtre ouverte, il faisait chaud, c’était l’été. J’ouvris donc : ce n’était pas un infirmier, mais une infirmière, ravissante _ donc ! _, en costume traditionnel, les seins bridés mais non abolis par le sarrau, la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés. Je m’efface, incrédule, lui faisant signe d’entrer en une sorte de révérence grand siècle« , page 294…

« Derrière elle, Ok _ l’interprète omniprésent de la « délégation«  : « il parlait un français musical et vétuste qui m’enchanta d’emblée« , page 291 _, qui pénètre à son tour ; derrière Ok, un homme à casquette ; derrière l’homme à casquette, un deuxième homme à casquette ; puis un troisième, un quatrième, un cinquième. Ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action. Je remets à Ok la boîtes aux ampoules magiques et la prescription simplissime de Louis Cournot, qu’il traduit pour la soignante aux yeux baissés » ; etc.., toujours page 294…

« Elle ne dit mot ; sort de sa trousse seringue, aiguille, alcool, lime ; observe dans un rayon de soleil la lente aspiration de la B12 1000 gammas. Je me tiens à son flanc, prêt à faire glisser légèrement mon pantalon de pyjama sur une fesse jusqu’à en découvrir le gras ; mais Ok et les cinq hommes à casquette _ repérés par nous depuis longtemps comme membres du KGB coréen, fantômes silencieux présents dans tous les couloirs de l’hôtel ; et attachés à nos pas partout où nous allions _ ne bougent pas ; ne font pas mine de se retirer ; font cercle autour de nous ; nous surveillent ; me glacent. Je dis à Ok : « Je vous prie de vous retirer ; dites-leur de sortir. En France, on ne se fait pas piquer en public ». Il paraît très ennuyé ; dit quelques mots ; tous reculent, mais d’un mètre, pas plus. J’élève la voix, commence à feindre la colère, à me plaindre de la suspicion dans laquelle on semble me tenir, moi, invité officiel du gouvernement et hôte du Grand Leader. Reflux général, cette fois, mais pas plus loin que le seuil de ma chambre ; ils se tiennent tous dans l’encadrement de ma porte.

Je saisis mon infirmière par le bras et l’entraîne dans un angle mort ; je ne les vois plus ; ils ne me voient pas ; je présente alors ma chair à l’impassible beauté. Son geste est parfait, précis, net, sans brutalité ; je n’éprouve aucune douleur à l’instant où l’aiguille pénètre ; et elle procède à l’injection, d’ordinaire peu agréable, avec toute la lenteur requise, m’évitant l’ombre d’une peine.

Il faut imaginer la scène ; la chambre est spacieuse, la porte ouverte sur le couloir ; on entend les bruits de la vie de l’hôtel ; les casquettes et Ok sont agglutinés en attente, formant un groupe d’intervention compact et frustré ; une souterraine intimité forcée par la transgression même _ le déplacement vers l’angle mort (celui de l’invisibilité) _s’établit entre l’infirmière _ Claude ne connaît pas alors son nom _ et moi sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés.

Mon pantalon _ de pyjama _ rajusté, et tandis qu’elle range ses instruments, je surgis bien en vue au centre de la pièce, et je lance : « Vous pouvez maintenant entrer, messieurs. Ils le font, avec un peu moins d’assurance qu’à leur arrivée. Rendez-vous est pris pour le lendemain à la même heure« , page 295…

« A l’infirmière, je n’ai rien dit d’autre que « Merci, mademoiselle » ; à Ok, qui se rengorge et traduit pour les casquettes : « C’est une grande professionnelle ; nous n’en avons pas beaucoup de pareilles à l’Ouest ! », pages 295-296…

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage que je viens de donner, des pages 295-296, sont un « éblouissement » de récit de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux qu’est Claude Lanzmann

_ qui fut à l’école, d’abord, dès une semaine de printemps 1942, de l’« éblouissant » Monny de Boully, cet « extraordinaire magicien » (page 82) qui« soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers »

(à commencer par le franchissement, pour un Juif étranger _ Juif serbe ! de Belgrade _, de la ligne de démarcation, du côté de Gannat, pour rejoindre, en 1942, donc, depuis Paris, Brioude, en Haute-Loire… : « l’amour seul, l’amour fou qu’il portait à ma mère, lui avait insufflé _ encore un terme important, que ce « souffle«  si puissamment et formidablement inspirant ! ; et cette insufflation… _

lui avait insufflé, donc, la force d’affronter _ encore un terme qui revient à des moments d’importance de ce « Lièvre de Patagonie« _ pareil danger« , page 77)

qui fut à l’école, donc, de ce Monny de Boully, « considéré aujourd’hui comme le Rimbaud serbe«  (a précisé Claude Lanzmann, page 87),

qui fit, « une _ rimbaldienne _ aube de printemps 1942 » (page 77),

qui fit

que,

et cela par le seul pouvoir de sa parole _  « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec tous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130 _

qui fit que

la propre mère de Claude, se « présentifia«  _ peut-être, tout bonnement, le mot-clé du livre ! _ enfin à lui, son propre fils, Claude ; qui sans cela, l’aurait, passant à côté d’elle sans jamais la « découvrir«  (et elle demeurant une « ombre«  translucide : sans mystère), probablement complètement méconnue !.. :

« cette mère _ jusqu’alors ! _ des hontes et des craintes« , en effet, se présentifiait à moi tout autre _ que jamais auparavant _, par l’amour que lui vouait _ maintenant et « éternellement » (cf page 83 : « À toi Paulette, à toi seule, et éternellement« , ainsi que Monny « terminait invariablement« , cette semaine-là, ses cartes et ses lettres à son aimée demeurée à Paris…) _ un extraordinaire magicien.

Elle m’apparaissait _ enfin maintenant : alors (en ces « récits«  si « éblouissants«  de vie, page 82, de Monny) et désormais ! _ comme une inconnue _ infiniment et positivement, en l’« estrangement«  infini de sa singularité _ mystérieuse, auprès de laquelle, pendant les neuf années _ de 1925 à 1934 : quand elle déserta, définitivement, le domicile familial des Lanzmann, un matin de 1934, à Vaucresson _ où elle s’évertua à la maternité _ le petit Claude n’avait pas encore neuf ans révolus _ ;

elle m’apparaissait _ maintenant ! _ comme une inconnue  mystérieuse,

auprès de laquelle, pendant les neuf années où elle s’évertua à la maternité,

je serais passé _ sans cette révélation-là, cette « aube«  (puis toute cette semaine-là, du « printemps 1942« , à Brioude) de Monny de Boully _ sans _ rien moins ! que _ la voir ; sans pressentir _ en l’absence de cette première « médiation« -là du « récit« (« amoureux«  : c’est sans doute nécessaire ! cf « Ion«  de Platon…) du poète Monny de Boully _ ; sans pressentir sa richesse ; sans comprendre _ enfin, au-delà des clichés conformistes qui la « cachaient«  jusqu’alors à son fils… ;

à propos de son premier voyage en Algérie, en compagnie du Castor, « au printemps 1954« , Claude Lanzmann confesse encore (mais le processus n’est jamais achevé ; pour personne !..) ceci :

« Il m’a fallu des années pour me déprendre des stéréotypes, me faire _ cela prend forcément du temps… _ au concret et à la complexité du monde« , page 347 ;

le temps d’apprendre (enfin !) la « joie sauvage » de « l’incarnation«  par l’« être vrais ensemble«  (= « avec«  quelques uns et « avec«  quelques lieux aussi : c’est là le fond de mon « regard«  sur cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie« , aux pages 192 et 546)… _

auprès de laquelle je serais passé sans la voir ; sans pressentir sa richesse ;sans comprendre

qui elle était vraiment« , page 82

_ le cas le plus fréquent, entre la plupart des personnes, en restant au statut d’« ombres« , y compris pour elles-mêmes ; et en elles-mêmes, d’ailleurs… _  ;

et qui _ = Claude _ fut à l’école, ensuite, aussi, et au quotidien (tout au long des longs moments passés, toutes ces années d’intenses liens, intenses échanges de récits, intenses conversations et discussions (parfois « serrées »),

_ selon l’excellent principe (pour la qualité de l’intelligence réciproque, tant du parler, que de l’écouter et du se comprendre, ainsi que discuter _ avec fruits) de cette « relation« : le « chacun sa réception« , page 251 _

en toute liberté et égalité, « vraiment » « avec » eux) ;

à l’école, aussi, et de Sartre et du Castor, de véritables « maîtres » du genre (du « récit« ) ! :

cf par exemple, au retour du long voyage (départ « fin mai« , page 286, et retour en septembre) de Corée du Nord et de Chine de Claude, en septembre 1958 :

« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits« , page 343…

Sartre tout comme le Castor étant des boulimiques de récits !

cf, pour rappel, l’épisode quasi comique des « récits rapportés«   (« quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre _ à l’ Hôtel la Ponche, lors du séjour de vacances d’avant-printemps, en 1953, à Saint-Tropez _ elle me racontait par le menu tout ce que je venais _ déjà _ d’entendre, en direct, d’un restaurant contigu à l’autre, sur le port, où ils avaient dîné séparément, page 251…

Ainsi, le Castor, par exemple, page 278, « étaitelle habitée par la croyance compulsive que la narration des faits _ ceux d’une journée, d’un dîner, d’une semaine _ était toujours à tout moment possible« . En conséquence de quoi, de son point de vue, « il convenait _ et c’est alors un euphémisme _ de tout se dire, de tout se raconter_ même _ tout de suite, dans une précipitation _ voilà, pour Claude alors, le hic _presque haletante _ une affaire de rythme, de « scansion » bâclés : donc inappropriés…_ ; comme si se taire, ou vouloir parler à son heure _ à soi ; ou à celle, du moins, que réclamait le détail lui-même, complexe, du « sujet«  du récit… _, renvoyait _ carrément ! _ au néant ce qui n’était pas rapporté sur le champ. »

Alors que Claude, quant à lui : « j’avais besoin d’installer entre nous mon propre temps afin de pouvoir _ « vraiment« _ lui parler ; ce à quoi je tenais plus que tout _ et d’être « vraiment » entendu (= « vraiment«  compris) d’elle (et pas « à la va-vite«  !) ; car il arrivait au Castor d’être « si pressée d’aller au point suivant (de ce « rapport inaugural et quasi militaire d’activités« , toujours page 278, « rapport » « qu’elle attendait«  qu’il lui fût fait, page 279) ; qu’à la lettre elle n’entendait _ même _ pas ce qu’on lui disait alors ; ou mélangeait tout« , page 278.

« Au début« , à l’ouverture de telles « rencontres«  de ce type, « j’étais incapable de l’exposé à la course et à froid qu’elle attendait«  ; et il fallait, au cours de ces repas, « le vin« , pour « apparier » enfin, peu à peu, « nos temporalités« , page 278 ; alors seulement,« la merveilleuse capacité d’écoute dont j’ai parlé _ de Simone : « l’écoute la tranfigurait ; son visage se faisait humanité pure« , page 270 _ se donnait libre carrière« , page 279… :

toute émission, comme toute intelligence, de « récit«  comporte ainsi ses conditions ! ;

je voudrais citer, aussi, un exemple plus ambigu, cette fois, de la « force entraînante«  du brio (ou « fièvre« , pages 353 et 362) du récit par la parole,

celui de Frantz Fanon (au chapitre XV du « Lièvre de Patagonie« ) :

« mais la rencontre qui m’ébranla, me bouleversa, me subjugua, eut sur ma vie des conséquences profondes

_ pas moins de quatre expressions verbales puissantes ! ce fut concernant la « focalisation«  de Claude sur « le conflit israélo-arabe«  (avec, deux ans durant, le chantier d’un énorme _ « mille pages« , page 407 _ numéro spécial, portant ce titre, des « Temps modernes« , qui « parut le 5 juin 1967, premier jour de la guerre« , page 406, des Six-jours… ; et « dont il se vendit plus de cinquante mille exemplaires« …) _,

fut celle de Frantz Fanon« , page 351 ;

« Fanon parlait _ « ce premier après-midi passé avec » lui «  à El Menzah, un faubourg de Tunis, dans un appartement où il vivait avec sa femme et son fils« , page 352 _avec un lyrisme encore inconnu de moi ; déjà tellement traversé par la mort _ « il était atteint d’une leucémie qu’il savait mortelle et souffrait énormément« , page 352 _ que cela conférait à toutes ses paroles une force à la fois prophétique et testamentaire« , page 353 ; d’autant plus qu’il parlait « d’une voix confidentielle et sans réplique« , page 353 : « les hommes, là-basdisait-il :les combattants de l’ALN, dans le maquis _ avaient entrepris de lire la « Critique de la raison dialectique » (de Sartre). Ce n’était pas vrai du tout, on le verra plus loin _ sur le terrain même, à Ghardimaou : « je compris aussi que l’étude _ sic _ de la « Critique de la raison dialectique » par ces guerriers se résumait à une conférence que Fanon était venu leur faire« , notera-t-il, en effet, page 360 _ ; mais dans cette chambre de El Menzah, la fiévreuse parole _ voilà _ de Fanon ne permettait pas de mettre en doute l’existence de paysans-guerriers-philosophes… Et il parlait avec la même conviction et la même puissance d’entraînement _ dangereuse _, de l’Afrique tout entière, du continent africain, de l’unité africaine, de la fraternité africaine« , page 353… « Dans l’appartement d’El Menzah, (…) on ne pouvait que _ sans alternative _ céder au pouvoir d’entraînement _ rhétorique _ de sa parole ; que souscrire à cette utopie ; à pareil idéal ! Je sais que lorsque je suis revenu à Paris, j’étais littéralement transporté _ voilà _ par cet homme qui me semblait _ sans assez de marge de recul critique _ le détenteur du vrai ; et du vrai comme secret _ de certains seuls initiés.

J’ai raconté tout cela à Sartre ; et je l’ai fait dans des termes tels qu’il a éprouvé le désir de connaître Fanon ; ce qui chez lui était rare« , page 354. « J’ai facilement convaincu Sartre de voir Fanon : et c’est moi qui ai organisé leur rencontre à Rome dans l’été 1961. (…) Quelque chose d’impensable et de jamais vu est alors advenu : Sartre qui écrivait le matin et l’après-midi quelles que soient les circonstances et le climat (il écrivait à Gao, au Mali, par cinquante degrés), qui ne transigeait jamais sur son temps de travail _ il n’y avait aucune dérogation possible ; aucune justification possible à la dérogation _, s’est arrêté de travailler pendant trois jours pour écouter Fanon. Simone de Beauvoir aussi. Ils ont éprouvé exactement _ à Rome _ la même chose que moi à El Menzah.

Fanon donnait à ceux qui l’écoutaient un sentiment d’urgence absolue : parce qu’il était littéralement habité par la mort (la leucémie le vainquit six mois plus tard), il y avait chez lui une fièvre du récit _ voilà ! _ ; ses paroles incendiaient _ ces expressions, page 362, de Claude Lanzmann sont fortes. C’était en même temps un homme tendre, d’une délicatesse, d’une fraternité contagieuses. Il s’est mis à parler de la révolution algérienne et de l’Afrique comme il l’avait fait avec moi et dans les mêmes termes. Je ne le répéterai pas. Il était entraînant, convaincant ; on ne pouvait pas _ dangereusement _ lui faire d’objections ; toute objection face à lui  _ même de la part d’un homme à l’« intelligence sans réplique« , pourtant, comme un Sartre ! _, devenait une petite objection. On ne peut objecter à _ ni discuter avec _ la transe d’un poète » _ voilà !

Je donne ici aussi la conclusion assez éclairante sur les positions de Claude Lanzman à l’égard des effets de certains « récits«  par le moyen de la parole (plus que l’écriture : avec le poids du timbre même de la voix ; et de ses inflexions ; conclusion qui suit tout ce raisonnement à propos de la dangerosité de la force de la parole de la « transe poétique » de Frantz Fanon, page 362, à rebours d’une « vraie«  « présentification« , cette fois :

« Nous savons aujourd’hui que l’Afrique réelle n’a pas été l’Afrique rêvée _ seulement, hélas ! _ par Fanon ; et qu’elle n’a pas du tout évité nos Moyen-Âge. La réalité africaine, c’est le Rwanda, le génocide des Tutsis ; c’est le Congo, le Liberia, le Sierra Leone, le Darfour ; j’en passe. L’horreur _ de bien dangereux « rêveurs » activistes…_ semble là-bas gagner de proche en proche, y compris en Algérie. » Avec cette dernière remarque-ci, sur l’Algérie et les Algériens :

« Les Français étaient peut-être _ même et aussi _ constitutifs de l’identité _ l’expression mérite qu’on s’y arrête un minimum _ des Algériens. Même s’ils luttaient contre la France. Une fois les Français partis, ils se sont trouvés _ ces Algériens-là _complètement bancals à l’intérieur d’eux-mêmes. Bancals, boiteux » _ et mutilants (et mutilés), surtout, en ce qui devint vite une « guerre civile« , page 361 : à méditer…

Claude Lanzmann semblant manifester toujours un peu plus que de la « réserve« avec tout désir d’« en finir«  tout à fait, ou à jamais, avec les positions d’extériorité (les réduire ! les détruire !), en matière d’« identité«  des personnes. Cela valant, en effet, aussi, et d’abord, sans doute même, pour sa propre « position« , voire « posture«  (et pas « identité« ) de Français juif :

« Je m’éprouve si solidement Français, oserais-je dire, qu’Israël n’a jamais été un problème pour moi« , page 237 ; et « ma rencontre avec Israël _ l’été 1952 _ me dévoilait d’un même mouvement irréductiblement Français _ du fait de l’« ancienne francité » de sa famille (« mon père est né à Paris le 14 juillet 1900 ; ma famille est en France depuis la fin du XIXème siècle« , page 237) ainsi que « par la langue, l’éducation, la culture, etc…« , page 238 ; « et Français de hasard, pas du tout « de souche » », page 238 encore : du fait que « ces Juifs de Lituanie, de Bulgarie, d’Allemagne ou de Tchécoslovaquie, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam _ rencontrés alors en Israël, en 1952 _, me renvoyaient à la contingence de mon appartenance nationale _ structurellement accidentelle. J’aurais pu _ certes _ naître, comme eux, à Berlin, à Prague ou à Vilna ; ma naissance parisienne n’était _ ainsi _ qu’un accident géographique« , page 238 toujours

Si bien que « j’étais _ tout à la fois, par cette « position« , ou « posture«  : riche, complexe… _ dedans et dehors en France ; dedans et dehors en Israël, qui me fut d’emblée _ tout à la fois, aussi ; et richement !_ étranger et fraternel« , page 239…

Avec cette double conséquence, à la fois sur un plan « existentiel«  (de personne) et « poïétique » (d’« auteur » _ et singulièrement, à partir de la décennie des années 70, d’« œuvres«  de  films de cinéma), pages 243-244 :

« Une chose est certaine : la posture de témoin _ voilà ! qui regarde et qui parle : ni aveugle, ni muet ! _ qui a été la mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952, donc _, et n’a cessé de se confirmer et de s’engrosser _ un mot qui, lui aussi, revient à plusieurs reprises _ au fil du temps et des œuvres _ un point assez déterminant ! on le voit… _ requérait _ oui ! _ que je sois _ et me tienne _ à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat _ d’« auteur » !.. _ m’avait été assigné« 

D’où la double réticence de Claude Lanzmann, me semble-t-il du moins,

réticence d’une part, aux « diastases de l’assimilation« , « à l’œuvre« , notamment, chez ses grand-parents paternels adorés, devenant de plus en plus, plutôt qu’Itzhak et Anna Lanzmann, « Monsieur Léon » et « Madame Léon«  (voire « leurs « Alsaciens » ! ») pour les bons « Normands«  de ce pays d’Alençon, page 106, une fois qu’ils se fûrent, en 1934, « retirés » au hameau de Groutel, à la lisière des départements de la Sarthe et de l’Orne : l’expression « diastases de l’assimilation«  se trouve page 92 ; et elle est renforcée, page 105, par cette autre, également parlante : « l’assimilation est aussi une destruction, un triomphe de l’oubli«  ; soit peut-être un trop lourd prix à payer pour gagner sa « survie » ;

et d’autre part réticence à une « installation » (ou « intégration« , le mot est prononcé page 243) de Claude Lanzmann en Israël : lors de son séjour là-bas, en 1952, « dès qu’il me vit, Ben Gourion n’y alla pas par quatre chemins : il me toucha au sternum d’un doigt roide de reproche et me dit : « Alors, qu’attendez-vous ? Nous avons besoin d’hommes comme vous, ici » ; « Ben Gourion était d’un charisme évident ; on lui résistait mal ; pourtant, je balbutiai, à son déplaisir, que j’avais besoin de voir le pays et d’y réfléchir ; il eût préféré de l’emportement« , page 237 ;

de même, pages 242-243, face aux invitations (et chausse-trapes des « tourniquets identitaires« ) de Zushy Posner, de « se mettre à l’étude«  du judaïsme, toujours lors du premier voyage en Israël de Claude, en 1952 :

« Je ne l’ai pas fait, en effet. Je ne pouvais pas le faire. Ce n’était pas par paresse, bien plutôt un choix originel« , dit Claude Lanzmann, page 243, « un acte de conscience non thétique qui engageait _ grandement rien moins que _ mon existence entière. Je n’aurais jamais réalisé _ de 1971 à 1973 _ « Pourquoi Israël » ou _ à partir de 1988 ; et le film est sorti en 1994 _ « Tsahal« , si j’avais choisi de vivre là-bas ; si j’avais appris l’hébreu ; si je m’étais mis à « l’étude » ; en un mot si l’intégration avait été mon but. De même , je n’aurais jamais pu consacrer douze années de ma vie _ de 1973 à 1985_ à « ‘Shoah«  si j’avais été moi-même déporté.

Ce sont là des mystères ; ce n’en sont peut-être pas. Il n’y a pas de création véritable sans opacité _ ou « estrangement«  (pages 419 et 440 : « autre nom de l’éloignement« )… _ ; le créateur n’a pas à être transparent à soi-même«  _ sans la moindre extériorité à soi en soi-même, en quelque sorte ; cf là-dessus « Le complément de sujet«  de Vincent Descombes, dont le sous-titre est : « enquête sur le fait d’agir de soi-même« .

D’où le choix sans cesse « confirmé« , « au fil du temps et des œuvres«  (page 244 _ l’expression est cruciale ! _), de Claude Lanzmann pour la « posture de témoin« , page 243, tout « à la fois dedans et dehors« , et à jamais ainsi, en quelque sorte ;

« comme si un inflexible mandat _ celui d’« auteur«  de ses divers films _ m’avait été assigné« , page 244…

Et afin de conjurer encore et encore, par ces œuvres, l’attentat de tous ceux « s’en prenant« , jusque  par les armes, pour l’annuler, au « scandale absolu de l’altérité« , page 44…

D’où encore cette réponse _ c’est elle qui clôt la méditation sur les emberlificotements dans les « tourniquets de l’identité » et la réponse de la préférence lanzmannienne pour « la posture de témoin« , au final du chapitre XI, page 244 _ à la question, en forme d’« interpellation » légèrement énervée, à la « première«  américaine, « au Festival de New-York, le 7 octobre 1973″, de « Pourquoi Israël« , de la part d’« une journaliste américaine, juive peut-être » :

« Mais enfin, monsieur, quelle est votre patrie ? Est-ce la France ? Est-ce Israël ? »


« Avec vivacité et sans prendre le temps d’aucune réflexion,

je répondis, et cela éclaire peut-être le mystère _ « l’estrangement« , l’ »éloignement« de la « posture de témoin«  _ dont je viens de parler :

« Madame, ma patrie, c’est mon film » », page 244.

L’artiste est aussi, pour une petite partie, au moins

(celle du « génie » auquel il accepte de « se livrer«  et selon lequel il « vagabonde » :

ma vie, en 1952-53, « avait sûrement à vagabonder, à emprunter des traverses qui formeraient plus tard sa cohérence et concouraient _ « travail » patient et constructif des « œuvres », surtout, aidant _ à d’autres accomplissements » que ceux alors inaboutis ; d’autant que « j’étais un homme des mûrissements lents ; je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ déjà alors, ces années-là _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa seconde moitié« , page 218) ;

l’artiste est aussi, donc,

« fils de ses œuvres » ;

et son nom (propre), au singulier, commence toujours un peu où finissent les noms (communs) de pas mal d’autres, comme aurait rétorqué Voltaire (à qui le faisait méchamment bastonner)…

Fin de l’incise sur la question de l’« identité«  ;

et retour au « récit » de la « brève rencontre » de Pyongyang, « à la fin août 1958«  _

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage cité de la première piqûre par Kim, le lundi, aux pages 294 à 296,

sont un « éblouissement » de « récit » de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant si riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux, prenant son temps, qu’est Claude Lanzmann ;

je reprends, ici, le fil et l’élan de ma présentation du « récit«  de la séquence de la« semaine«  de la « brève rencontre«  à Pyongyang de Claude et de Kim, à la « fin août 1958« 

Et cela pour ne rien dire,

au sein du « récit«  de cette « semaine«  de très ponctuelles « piqûres« , avec en arrière-fond, la présence de l’interprète Ok et de « quatre » « casquettes » désormais(« Tout se répéta identiquement le jour suivant« , le mardi, donc ; « à un détail près : les casquettes cette fois n’étaient pas cinq, mais quatre. Et je n’eus pas besoin de leur demander de se retirer ; d’eux-mêmes ils ne dépassèrent pas le seuil » de la chambre d’hôtel, page 296), et,

passées rien que les 26 lignes suivantes de la page 296,

pour ne rien dire, donc, du récit singulier de la « folle journée » _ au rythme endiablé du « Mariage de Figaro«  de Beaumarchais ; ainsi que des « Noces de Figaro » de Da Ponte et Mozart ! Quelle fête !!! _ 

baptisée ainsi, et rétrospectivement (après le chapitre du retour en Chine, et à Pyongyang aussi (« quatre jours« ), en septembre 2004 : le chapitre XIV), au début du chapitre XV, au retour à Paris, page 343 :

« Je n’étais plus le même : la folle journée _ voilà ! le dimanche, avec la séance particulièrement mouvementée de canotage (« le sport national des Coréens« , page 299) sur le fleuve Taedong-gang _ avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de la vie commune avec le Castor ; laquelle alors se trouvait, pour ces vacances d’été 1958, avec Sartre en Italie (« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides«  et « de me revoir«  ; et « de récits« , page 343)… _ que j’en prenais pleinement conscience.

A Capri, le Castor se tourmentait, trouvant peu convaincants les motifs que j’inventais pour différer mon départ. (…) Parvenu enfin _ un peu plus tard _ à Capri, je donnai le change, plutôt mal que bien ; je racontai tout, la Chine, la Corée ; mais passai sous silence Kim Kum-sun. Nous explorâmes tous les trois _ Sartre, le Castor et Claude _ la côte amalfitaine jusqu’à Ravello, poussant même jusqu’à Paestum, coulant de très heureuses journées«  de tourisme accompli…)

Et cela pour ne rien dire, ici,

du récit si singulier de cette « folle journée« , donc,

du dimanche de l’ultime piqûre de cette « cure » de B12 1000 gammas (afin de « se fortifier« ).

« Rien ne se produisit comme je l’escomptais« , page 296.

Mais j’en laisse tout le plaisir de la découverte _ splendide ! _ sur les pages papier (296 à 310, donc) du livre ! 


Et je reviens à mon objet principal : « le projet » cinématographique de « monstration » à l’image filmique _ et pas seulement de « récit » écrit sur la page de papier… de la part de Claude Lanzmann _ de cette « brève rencontre » de Pyongyang, en 1958…

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis


_ à partir de 1970-71, avec son film « Pourquoi Israël«  : un film dont il aurait, in fine, le contrôle (nonobstant les chausse-trapes disposées à plaisir par les successives productrices) en quelque sorte intégral ; et le final cut ; pas comme pour ses « expériences«  à la télévision

pour les magazines de Daisy de Galard, « Dim Dam Dom » (« j’interrogeai des actrices, des sportifs, des chanteurs : les célébrités du temps«  ; « mais je regrettais de ne pas assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée« , page 411) ;

ou d’Olivier Todd, « Panorama« , un reportage « fouillé«  sur la « guerre d’usure« , « dès 1968, à peine un an après l’établissement d’Israël sur toute la longueur du canal de Suez«  : « les batteries égyptiennes de la rive opposée ouvrirent le feu sur les maozim(bunkers) israéliens édifiés à la hâte, tous les dix ou vingt kilomètres, pour protéger les unités qui stationnaient là. C’était le début de ce qu’on appela plus tard « la guerre d’usure », qui allait se poursuivre pendant près de deux années ; et se révéla incroyablement meurtrière« , page 408 :

« ma décision de faire un jour du cinéma _ indique alors Claude Lanzmann, page 410 _  est sûrement liée à la réalisation de ce film«  ;

ajoutant immédiatement : « J’aurais souhaité, revenu à Paris, en assurer moi-même la construction et le montage ; mais ce ne sont pas les mœurs pressées _ voilà ! _ de la télévision : je sus qu’il eût été _ ce film de reportage, sur le front du Canal de Suez, comme en Israël, au sein des familles des soldats _ encore plus réussi si je l’avais dirigé dans toutes ses phases, du début à la fin« , page 410 : c’est ainsi que l’« expérience« , ici celle d‘ »auteur«  de cinéma, se forme : en surmontant les obstacles, épreuve après épreuve…)… _ ;

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis, donc,

ne sachant pas encore _ = toujours pas _ à ce jour, de 2009, à quoi s’en tenir _ au bout du bout du compte ! _ quant à cette « réalisation » cinématographique « possible » (ou pas ! à Pyongyang !),

hésitant, dans la même page (la page 341), et à quatre phrases de distance, entre les deux (voire trois) formulations

que voici :

1) ou bien : « ma « brève rencontre » ne sera sans doute jamais portée au cinéma«  ;

2) ou bien : « il n’est pas encore tout à fait impossible que je m’attaque un jour à l’écriture d’un scénario _ afin de le « tourner » bel et bien, ensuite… _ à partir de cette histoire vraie« 

Ajoutant aussitôt, encore (et pour s’en tenir là !), en un mode et un temps encore assez « problématiques« ,

3) cette troisième « éventualité » :

« Mais, quittant Pyongyang et ce que je venais de vivre pendant ces quatre journées _ ce mois de septembre 2004 _,

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste _ deux expressions véritablement capitales !!! _ me commandaient autre chose,

de très fou en vérité,

qui eût _ voici le mode et le temps « problématiques«  _, réussi _ et pas « raté » !.. : c’est le « possible » concurrent ! _, fait exploser, voler en éclat _ et c’est bien là ce qui continue de « tenter« , et même « sacrément« , Claude Lanzmann ! _ la classique dichotomie

_ il n’apprécie décidément toujours rien de ce qui est « académique » (cf « je ne voyais pas embrasser, après cette longue parenthèse d’aventure et de guerre, un cursus académique« , page 150 ; c’était en 1946 ;

et « je n’aurais pas de casier judiciaire ; je pourrais me présenter à tous les concours  _ de la fonction publique. Cela, au bout du compte ne s’avéra pas utile : mon existence se jouerait _ voilà ! _ autrement«  ; toujours ces mêmes années d’après-guerre ; et page 164)_

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste me commandaient autre chose, de très fou en vérité, qui eût, réussi, fait exploser, voler en éclat

la classique dichotomie, donc,

documentaire/fiction :

j’aurais réalisé un film documentaire sur la Corée du Nord aujourd’hui,

en donnant à voir, de la façon la plus saisissante _ le point est important ! _, tout ce que j’ai narré plus haut _ aux pages 331 à 340 du chapitre XIV _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide _ des espaces : de voitures ; de personnes (« larges avenues vides de véhicules et même de piétons« , page 332 ; « la circulation en ville est d’une irréelle fluidité ; Pyongyang est la cité du « comme si » », du faire-semblant, page 337) _, la monumentalisation _ »les maîtres de la Corée du Nord avaient, en cinquante ans, réussi le tour de force de faire de leur capitale une ville monumentale et vide. Pyongyang était propre, sans taudis ni bidonvilles ; mais les vivants y passaient comme des ombres« , page 338 _, la mobilisation permanente _ de tous et chacun sans exception, et pas seulement de l’armée et de la police : « la guerre de Corée a duré cinquante ans ; et dure encore. Le pays tout entier est corseté dans une mobilisation forcenée ; véritable forcerie sans laquelle tout s’effondrerait« , page 336 _, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur _ omniprésente, elle aussi, du régime totalitaire _, la suspension _ tant collective qu’individuelle (distinction qui, ici, n’a même pas de sens) : « totalitaire«  ! _ du temps pendant cinquante ans ;

montrant _ ainsi _ que _ en ce pays, de Corée du Nord ; en cette ville, de Pyongyang ; et entre les deux séjours et regards (de « témoin«  hyper-attentif et sur-actif) de Claude : 1958 et 2004 _

tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré.

Et,

sur des plans du Pyongyang contemporain,

une voix off,

la mienne aujourd’hui,

sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution _ de cinéma de quelque sorte que ce soit _,

eût raconté _ même mode, même temps : avec son débit, ses inflexions, et son timbre (de « voix« )… _, comme je l’ai fait _ par le « récit » devenu écrit, lui (une fois « dicté«  : à Juliette Simont et Sarah Streliski, page 13), en phrases déployées, alignées, en caractères d’imprimerie, noir sur blanc (sans le support de la voix, ni d’images _mouvantes, qui plus est…) sur la page de papier du livre _ dans le chapitre précédent _ le chapitre XIII, aux pages 290 à 310 _,

eût raconté

la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun.

Il s’agirait
_ en un tel « documentaire » de bien peu de « fiction » : de la confrontation du récit parlé « mémoriel«  (à propos de ce qui advint en 1958) au simplement « visuel«  des images filmées aujourd’hui de la ville… _ d’un très minutieux et sensible travail _ certes_ sur l’image et la parole,

le silence et les mots _ les trous, les vides, les « noirs«  (ou les « blancs ») y ont beaucoup d’importance : je vais y revenir ! _,

leur distribution _ et « scansion«  ou « rythme« ... _ dans le film,

les points d’insertion _ cruciaux ! et selon toute une déontologie essentielle ! sans gratuité ! _ du récit du passé _ de 1958 _ dans la présence _ à l’image, au moment du tournage, plus de cinquante ans plus tard, désormais _ de la ville ;

discordance et concordance

qui culmineraient _ toujours au conditionnel du « non réalisé«  encore ! à l’heure de l’écriture (ou dictée) de ce « Lièvre de Patagonie » lui-même (à Juliette Simont et Sarah Streliski)… _ en une temporalité unique _ tel quelque ruban de Mœbius _,

où la parole se dévoile _ au subjonctif _ comme image _ « imageante » en son déploiement par la voix… _ et l’image comme parole » _ énonçant et égrenant, à sa façon, large, bien du sens, riche et complexe, « détaillé » par le regard du « spectateur » suffisamment actif, attentif, perspicace (« saisissant«  !), face à l’écran… _, pages 341-342…

Ce projet est passionnant ! et livre énormément de ce que je nommerai « la poïétique cinématographique » de Claude Lanzmann…


Titus Curiosus, ce 3 septembre 2009

Ce mardi 10 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Hannah Arendt et l’impérieux devoir de penser « vraiment » ce qui advient : ce qu’en montre magnifiquement le film superbe de Margarethe Von Trotta

07mai

Hannah Arendt de Margarethe Von Trotta est un film magnifique, d’une suprême élégance et d’une très grande justesse, sur une femme singulièrement admirable _ forte en sa fragilité _ en sa vie _ de « déplacée« .

Jusqu’ici, je ne l’ai regardé qu’une seule fois…

Mais il m’a donné, aussi, le très vif désir de me plonger dans la lecture précise de l’œuvre _ Écrits juifs, pour commencer, puisque le film tourne autour de la séquence 1960-1963 de la vie de Hannah Arendt (1906-1975), autour du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, de l’écriture d’Eichmann à Jérusalem, et des polémiques virulentes que la réception de ce livre-« rapport«  a suscitées ; j’ai aussi acheté son Journal de pensée _ 1950-1973 ; ainsi que l’édition Quarto des Origines du totalitarisme (comportant aussi Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal), avec une excellente Introduction générale intitulée Hannah Arendt entre passions et raison, pages 11 à 91, et de remarquables Introductions spécifiques (aux Origines du totalitarisme, pages 143 à 175, à ses textes complémentaires, pages 841 à 844, ainsi qu’aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 941 à 945 ; puis à Eichmann à Jérusalem, pages 979 à 1013, et aux Correspondances et Dossier critique y ayant trait, pages 1309 à 1312), par l’excellent Pierre Bouretz (oui ! Quelle admirable finesse d’appréciation jointe à une quasi infinie érudition de sa part ! : son travail de recherche et de présentation constitue chaque fois une caverne d’Ali-Baba, un trésor de données et nouvelles pistes de recherche, dont on ne saurait dire jamais assez tout le bien qu’il mérite)… _

et de la correspondance de cette philosophe cruciale : celle avec Kurt Blumenfeld (1933-1963) et celle avec Mary McCarthy (1949-1975), au tout premier chef _ et aussi les Souvenirs de Hans Jonas (1903-1993) ; et je ne saurais parler de la correspondance de Hannah avec son mari Heinrich Blücher, sur laquelle je n’ai hélas ! pas réussi à mettre la main : le tirage de la première édition ayant été épuisé, à quand une ré-édition ?.. _,

puisque le film de Margarethe Von Trotta a choisi de mettre sa focale sur la présence intensément attentive _ quel regard ! quel être-au-monde ! _ de Hannah Arendt _ à la très élémentaire fin d’accomplir un simple « reportage«  ! : à la seule fin de « rendre (très honnêtement) compte » de ce qui advenait en ce tribunal, entre accusation, défense et juge ayant au final à trancher… _ au procès Eichmann à Jérusalem

_ du moins le premier mois de celui-ci : Hannah Arendt est à Jérusalem le 9 avril 1961, et quitte « Israël le 7 mai après avoir assisté au début du procès qui s’achèverait le 14 août« , soit trois mois et une semaine après son départ ; « puis elle mettrait près de deux ans pour écrire les articles qui paraîtraient en cinq livraisons dans le New Yorker entre le 16 février et le 16 mars 1963, puis sous la forme d’un livre en mai de la même année« , pour reprendre la formulation de Pierre Bouretz, page 28 de sa belle présentation, Portait de groupes avec dames, de la correspondance de Hannah Arendt et Mary McCarthy : soit une autre richissime mine d’informations ! ; la préface de Pierre Bouretz va de la page 7 à la page 40, et les notes de cette préface (au nombre de 113 !) vont de la page 40 à la page 53... _

et le scandale provoqué par la publication des cinq articles, dans le New-Yorker, les 16 et 23 février, les 2, 9 et 16 mars 1963, de ce qui est devenu l’essai-reportage Eichmann à Jérusalem _ rapport sur la banalité du mal, paru (réuni en sa totalité) en mai 1963 ;

ainsi que les réactions riches et complexes de ses proches et amis : Kurt Blumenfeld (à Jérusalem), Mary McCarthy et Hans Jonas (à New-York et New-Rochelle) _ quant à Gershom Scholem (à Jérusalem) et Karl Jaspers (à Bâle), autres correspondants capitaux de la chère Hannah, ils n’apparaissent dans le film : faute de rencontres physiques (filmables, donc) pour le premier, et de débats assez vraiment contradictoires pour le second, probablement : c’est du moins l’impression que j’ai retirée de mes lectures à parcourir leur correspondance avec Hannah…

Sur le regard de Hannah Arendt _ qu’interprète magnifiquement Anna Sukowa dans le film de Margarethe Von Trotta : une performance admirable !!! En un très bel article sur ce film, Hannah Arendt, celle qui voulait penser sans garde-fou, (l’expression « Denken  ohne Geländer«  provient du livre de Melvyn A. Hill, Hannah Arendt : The Recovery of The Public World, où elle est citée, page 314, indique Elisabeth Young-Bruehl, à la page 595 de sa biographie Hannah Arendt), Pierre Assouline remarque très justement que vers la fin du film (probablement la séquence de la conférence devant ses étudiants), le spectateur se prend à tousser quand le personnage à l’écran fume !.. _,

lire ces expressions de Mary McCarthy lors de l’hommage funèbre rendu à l’amie le jour de son enterrement, le 8 décembre 1975,

telles que les rapporte Pierre Bouretz, page 39 de sa très belle préface à la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy

_ mieux encore : lire le texte intégral Pour dire au revoir à Hannah, publié le 22 janvier 1976, tel que le donnent, en forme de (très belle !) préface, les Considérations morales de Hannah Arendt, données, elles, d’abord en conférence en 1970, puis remaniées pour leur publication en 1971, aux Éditions Rivages ; un texte important qu’une note page 24 de cette édition en Rivages poche donne comme « le premier écrit du projet, dont Hannah Arendt n’a laissé à sa mort que des notes, rassemblées et éditées par Mary McCarthy sous le titre La Vie de l’esprit (en 2 vol. PUF, 1981-1983)«  _ :

« On peut laisser à Mary McCarthy _ écrit donc Pierre Bouretz en sa préface à cette correspondance _ les derniers mots : ceux prononcés le 8 décembre 1975 dans la chapelle du Riverside Memorial lors d’un hommage funèbre _ Hannah est morte le 4 décembre _ où elle parle aux côtés de Hans Jonas _ ami de 51 années, depuis l’automne 1924 à Marburg _, William Jovanovich _ l’éditeur de Hannah Arendt, aux Éditions Harcourt Brace Jovanovich _ et Jerome Kohn _ le dernier assistant de recherche de Hannah Arendt à la New School for Social Research, et responsable du Hannah Arendt Literary Trust.

Alors que Hans Jonas _ qui rompit avec Hannah Arendt lors de cette affaire des retombées de ce Eichmann à Jérusalem, avant de se réconcilier avec elle, « deux ans, je crois » plus tard, dit-il, page 220 de ses Souvenirs (« Jusqu’à ce qu’enfin Lore me dise de façon péremptoire : « Hans, c’est dément ce que tu fais là. On ne laisse pas une amitié comme celle que tu avais avec Hannah se briser ainsi, fût-ce en raison d’une divergence d’opinion extrêmement profonde. Finalement, ce n’est jamais qu’un livre. Tu ne peux pas purement et simplement éliminer sa personne de son existence. Tu devrais te rapprocher d’elle à nouveau ». Et c’est ce que je fis« …) ;

page 221 de ces Souvenirs, Hans Jonas dit encore : « elle était un génie de l’amitié »… _

alors que Hans Jonas

se souvient de l’arrivée au séminaire de Heidegger _ à Marburg, l’automne 1924 _ d’une jeune fille « timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés » _ voilà ! déjà… _ qui pratiquait déjà « une recherche tâtonnante de l’essence » et répandait « une aura magique autour d’elle »

_ page 11 de son Introduction générale Hannah Arendt entre passions et raisons à l’indispensable Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz rapporte, cette fois sans coupure, un plus long extrait de ce tout premier souvenir de Hannah, en 1924, par Hans Jonas, dans le discours d’éloge de celui-ci lors de ce « service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New-York le lundi 8 décembre 1975 » :

« Timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés _ expression admirable ! _, elle apparaissait d’emblée _ oui ! _ comme quelqu’un d’exceptionnel, d’unique, de façon pourtant indéfinissable. Le brio intellectuel n’était pas chose rare en ces lieux. Mais il y avait en elle une intensité _ oui _, une direction intérieure _ voilà _, une recherche instinctive _ est-ce la traduction adéquate ? _ de la qualité _ un trait capital _, une recherche tâtonnante _ mais infiniment patiente et déterminée, que rien n’arrête… _ de l’essence _ au-delà de ses apparitions et attributs fluctuants _, une façon d’aller au fond des choses _ voilà _, qui répandaient une aura magique autour d’elle _ l’usage par Jonas de ce terme benjaminien n’a rien, lui non plus, d’aléatoire… On ressentait une détermination absolue _ de sa volonté et de son intelligence unies ; voilà (cf aussi le tryptique arendtien penser-vouloir-juger, de La Vie de l’esprit) : d’une puissance indomptable _ à être elle-même _ s’accomplir : en esprit et en actes _, une volonté tenace qui n’avait d’égale que sa grande vulnérabilité« 

Et Pierre Bouretz commente magnifiquement, pages 11-12 de cette importante présentation :

« Désormais et jusqu’à la fin de ses jours, Hannah Arendt cherchera à se protéger de cette fragilité _ qu’aggraveront les exils successifs de la « déplacée«  qu’elle devient pour jamais… _ par l’amitié _ un facteur capital de la vie (et donc de la biographie ; cela valant aussi, forcément !, pour ce film magnifique de justesse de Margarethe Von Trotta !) de Hannah Arendt _ :

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ d’abord ! Voilà ! cela dans le dialogue vrai et au risque (qu’elle assumera) des blessures (mais sur lesquelles il est possible de passer) de la polémique ; cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres » par le dialogue, la discussion, le débat (en toute sincérité, authenticité et bienveillance, et si possible et encore beaucoup mieux amitié !), in La Religion dans les limites de la simple raison, un texte au départ contre la censure… ; cf aussi le concept de l’« ami«  comme « meilleur ennemi«  dans le merveilleux De l’ami, de Nietzsche, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _,

par l’amitié _ donc _

garantie d’une pensée qui ne peut s’élaborer tout à fait dans la solitude _ mais dans l’échange le plus exigeant avec de vrais amis ! _,

rempart contre la violence du siècle _ ce point est bien sûr vitalissime ! _,

refuge aux époques de polémique _ encore et aussi : ce qui permet non seulement de parvenir à survivre dans les « temps sombres« , mais aussi de surmonter tant affectivement qu’en pensée se renforçant (« Ce qui ne me tue pas, me renforce« …), la pénibilité rongeuse des épreuves… ;

je pense ici, d’abord face à la terrible « violence du siècle« , aux pas assez connues très difficiles conditions de la survie de Hannah en France en 1940, à partir de la décision, le 5 mai 1940, pendant la « drôle de guerre« , « du Gouverneur Général de Paris : tous ceux qui étaient âgés de dix-sept à cinquante-cinq ans, hommes et femmes célibataires, femmes mariées sans enfants, originaires d’Allemagne, de Sarre ou de Dantzig, devaient se faire connaître pour être rassemblés (sic) soit dans des camps de prestataires, soit dans des camps d’internement, les hommes le 14 mai au stade Buffalo et les femmes le 15 au Vélodrome d’Hiver. (…) Le 23 mai, elles _ les femmes internées une semaine au Vel d’Hiv _ furent transportées par autobus, à travers Paris, le long de la Seine, jusqu’à la gare de Lyon. (…) On les conduisit _ en train jusque dans les Basses-Pyrénées _ à Gurs, un camp qui accueillait depuis 1939 des réfugiés _ républicains _ espagnols et des militants des Brigades internationales », pages 197-198 de l’indispensable biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt ;

et je pense en particulier au séjour (pas encore assez documenté !) de Hannah Arendt à Montauban, entre sa fuite (à pied et seule : cf infra…) du camp d’internement de Gurs, fin juin 1940 (probablement le 24, lors de la panique qui a suivi la connaissance de la capitulation de Pétain, le 17 juin à Bordeaux, et des conditions de l’armistice, le 22 juin à Rethondes : tous les Allemands réfugiés en France seraient livrés à la Gestapo !), et son départ, si difficile à réaliser, de Marseille (avec son mari Heinrich Blücher) en train vers Lisbonne, en janvier 1941, sans plus de précision sur les jours de ce voyage ferroviaire ;

quand elle séjourne d’abord dans le quartier périphérique du Carreyrat, 558 chemin des Cabouillous, chez M. Beaufauché, où Hannah réussit à retrouver (comment ???) « Lotte Klenbort, son fils _ Daniel, né à l’hôpital de Rambouillet en novembre 1939 _, le fils des Cohn-Bendit, Gabriel, Renée Barth et sa fille«  (apprenons-nous à la page 202 de la biographie décidément indispensable d’Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt) ;

et que, ensuite, elle y est rejointe par son mari Heinrich Blücher : « un jour, par l’un de ces tours dont l’Histoire du Monde a le secret (!!!) , ils finirent par se rencontrer. Dans la rue principale de la ville _ de Montauban _, ils s’étreignirent au comble de la joie, en plein milieu d’un désordre de matelas et d’un flot de gens en quête incessante de nourriture, de cigarettes et de journaux«  ; « Blücher était atteint d’une mauvaise affection à l’oreille interne qu’il fallait faire soigner à Montauban (et pas ailleurs ?), mais à part cela il était en bonne santé. Son camp _ lequel ? celui du Vernet en Ariège, près de Pamiers, qu’il réussira à fuir ? ; ou bien, auparavant, celui de Villemalard, dans le Loir-et-Cher, où Heinrich Blücher avait été interné avec Peter Huber (beau-frère de Natasha Jefroikyn, la seconde femme de Heinrich Blücher) et Erich Cohn-Bendit ?.. Il se connaissaient depuis le « cercle«  qui se réunissait autour de Walter Benjamin, au 20 de la rue Dombasle à Paris ; cf page 157 de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl ; ce « cercle«  (amorce de la future « tribu«  arendtienne) comprenait, outre Walter Benjamin, Heinrich Blücher, Peter Huber et le juriste Erich Cohn-Bendit, « le psychanalyste Fritz Fränkel ; le peintre Karl Heindenreich ; enfin Chanan Klenbort, le seul Ostjude au milieu de tous ces berlinois. Les discussions qui avaient lieu d’habitude chez Benjamin au 10 de la rue Dombasle, rassemblaient des amis communs à Hannah Arendt et à Henrich Blücher ; ils formèrent le noyau de « pairs » qui entourèrent Arendt et Blücher les trente-cinq années qui suivirent« …  _ ;

son camp

_ en fait il s’agit du camp du Ruchard, en Indre-et-Loire, comme l’indique Christophe David en son excellente et très précieuse Introduction, L’envers de l’Histoire contemporaine, ou rêveries sur les vies parallèles et croisées de quelques femmes et hommes illustres ou non à partir des lettres que Walter Benjamin écrivit en français, aux Lettres françaises de Walter Benjamin : pour le Vernet, Heinrich Blücher n’y a pas été interné (en son panorama biographique, Vie et œuvre, des pages 95 à 140 du Quarto des Origines du totalitarisme, Jean-Louis Panné confond, page 116, les noms de Heinrich Blücher et Heinrich Mann, qui, lui, fut interné au Vernet, près de Pamiers en Ariège ; de même que c’est à tort que Jean-Louis Panné affirme que Walter Benjamin fut interné au Vernet, alors qu’il fut dispensé d’internement alors, pour raisons de santé et sur intervention de M. Hoppenot, après intervention amicale d’Adrienne Monnier ; et demeura à Paris, avant de rejoindre Lourdes par le dernier train au départ de Paris-Austerlitz lors de l’arrivée des Allemands à Paris, le 14 mai 40 ; quant à Villemalard, Heinrich Blücher y avait été enfermé « près de deux mois« , de la mi-septembre à la mi-décembre 1939 ; le 16 janvier 1940, Hannah Arendt et Heinrich Blücher purent ainsi se marier à la mairie du XVe arrondissement : « Martha Arendt et Lotte Klenbort, l’épouse du grand ami Chanan Klenbort, sont les témoins du couple« …) _

son camp _ Le Ruchard, donc, non loin de Tours _ avait été évacué quand les Allemands avaient atteint Paris » _ le 14 juin, donc ; sur ce point des divers camps d’internement en France, compléter la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl par le travail de Denis Peschanski La France des camps _ l’internement 1938-1946. Il faut aussi rééditer Les Camps de la honte _ les internés juifs des camps français (1939-1944) d’Anne Grynberg, aux Éditions de La Découverte…

Je poursuis la lecture de la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, pages 202-203 :

« Les Blücher vécurent peu de temps aux environs de Montauban, puis se fixèrent dans un petit appartement de la ville, situé au-dessus du studio d’un photographe. Ils recevaient la visite des membres de la maisonnée Klenbort, qui s’était encore élargie, et celle d’autres amis récemment parvenus à s’évader des camps. Ainsi Peter Huber, qui avait été interné avec Blücher. Erich Cohn-Bendit à son tour vint rejoindre sa femme _ Herta _ et son fils _ Gabriel _, que Lotte Klenbort avait emmené avec elle en quittant Paris (Hannah ne fit la connaissance du second fils Cohn-Bendit, Daniel, né en 1945, que bien plus tard, après la guerre, aux États-Unis). Montauban vit également le passage de Fritz Fränkel avant son départ pour le Mexique, et d’Anne Weil _ née Mendelssohn et épouse d’Éric Weil, le philosophe (1904-1977) ; amie de Hannah de toujours (depuis le temps de Königsberg) et pour toujours (elles se virent pour la dernière fois l’été 1975, à Tegna, près de Locarno, en Suisse)… _ avec sa sœur Katherine, qu’elle avait pu faire sortir de Gurs, car elle était _ par son mariage avec Éric Weil, français depuis sa naturalisation en 1938 _ de nationalité française. Les deux sœurs étaient parvenues à trouver un refuge assez sûr près de Souillac, dans un pigeonnier abandonné. Éric Weil, quant à lui, était comme tant de soldats français, prisonnier de guerre en Allemagne.

Les Blücher passaient leur temps aux aguets, scrutant chaque changement dans les mesures du gouvernement de Vichy dont l’antisémitisme devenait chaque jour plus patent« 

J’ai cherché davantage de précision dans les ouvrages passionnants

de Varian Fry « Livrer sur demande » _ Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), mais Varian Fry ne mentionne hélas pas les noms ni de Hannah Arendt, ni de Heinrich Blücher, pas connus à l’époque de la rédaction du livre de Fry, en 1945, bien que ceux-ci aient bien obtenu leurs visas pour les États-Unis grâce à l’action de l’Emergency Rescue Commitee que Varian Fry avait mis sur pied à Marseille ! ;

et d’Ulrike Voswinckel et Frank Berninger, Exils méditerranéens _ Écrivains allemands dans le sud de la France (1933-1941) :

ainsi peut-on trouver page 185 de cet ouvrage, un témoignage de Lisa Fittko sur Hannah Arendt, rencontrée (par un nouvel étrange hasard !) par Lisa Fittko fuyant elle aussi, avec deux autres évadées, le camp d’internement de Gurs, lors de sa fuite entre Gurs et Montauban, dans un village voisin de Pontacq, non loin de Lourdes :

« _ « Voulez-vous nous accompagner à Lourdes ? » proposâmes-nous.  _ « Je me sens plus en sécurité toute seule », répondit-elle. « En bande, on a moins de chance de s’en tirer »…  » (in Le Chemin des Pyrénées _ Souvenirs 1940-1941) ;

et pages 226-227 : « À la mi-août 1940, Walter Benjamin arrive à Marseille et retrouve des amis comme Hannah Arendt et Heinrich Blücher, à qui il confie le manuscrit de sa thèse historico-philosophique (Sur le concept d’Histoire)«  ;


ce que confirme la lettre de Hannah Arendt à Gershom Scholem, du 21 octobre 1940, écrite à Montauban (pages 12-13 de leur correspondance) : « Cher Scholem, Walter Benjamin a mis fin à ses jours, le 26 septembre, à Port-Bou, près de la frontière espagnole. Il avait un visa américain, mais depuis le 23 les Espagnols ne laissent plus passer que les détenteurs de passeports « nationaux ». _ Je ne sais pas si ces nouvelles arriveront jusqu’à vous. J’ai vu Walter à plusieurs reprises ces dernières semaines et ces derniers mois, en dernier lieu à Marseille. _ Cette nouvelle nous est parvenue, à nous comme à sa sœur _ Dora, internée et évadée, elle aussi à (et de) Gurs _, après quatre semaines de retard » ; la lettre de Hannah Arendt a été « reçue le vendredi 8 novembre 1940 (écriture de Gershom Scholem)«  : un témoignage capital…

Quant à la passion de comprendre,

elle sera bientôt et pour longtemps détournée du royaume des concepts _ qui régnait à Marburg en 1924 _

vers l’empire plus obscur _ et très souvent brutal _ de l’événement _ surtout quand il broie !.. _,

arrachée _ en 1933, puis en 1940 : par deux arrestations (la première à Berlin, la seconde à Paris) et deux fuites éperdues (hors de la police de Berlin, puis hors du camp d’internement de Gurs) et deux exils (via Prague, vers la France et Paris, en 1933 ; et, via Montauban, Marseille et Lisbonne, vers les États-Unis et New-York, en 1940) _ à la quiétude de la spéculation _ purement philosophique _

pour s’adapter à _ et surmonter _ l’anxiété _ le mot est ici un peu faible _ suscitée par l’Histoire _ et les ravages à très grande échelle du totalitarisme nazi, dans son cas à elle (elle n’eut pas directement à subir le totalitarisme stalinien)… _,

privée de l’insouciance d’une contemplation de l’Être

au nom de la responsabilité _ éthique et plus encore politique : Hannah met en garde contre les très graves périls de l’« acosmisme«  _ envers le monde _ une réalité absolument décisive et primordiale pour elle : fondamentale quant au sens même de l’« humainement exister« .

Mais elle trouvera un jour le loisir de s’exprimer : viendra le temps des livres après celui de la guerre.

On pourrait ainsi résumer l’expérience d’Hannah Arendt : formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire «  ; Pierre Bouretz sait magnifiquement dégager l’essentiel ! Fin de l’incise sur ce discours de Hans Jonas ; et retour à celui de Mary McCarthy _,

Mary McCarthy _ quant à elle,

et je reprends enfin ici l’élan de ma phrase, ce même 8 décembre 1975 au Memorial Chapel de Riverside, en reprenant le texte de Pierre Bouretz à la page 39 de son Portrait de groupes avec dames, en ouverture de la correspondance 1949-1975 de Hannah Arendt et Mary McCarthy _

évoque « une femme très belle, attirante, séduisante, féminine« ,

avec « des yeux brillants,

étincelants comme des étoiles quand elle était heureuse et passionnée,

mais aussi des étangs ténébreux, profonds et lointains dans leur intériorité«  _ voilà pour la double dimension de ce si intense regard (sur le monde et les autres)…


Chacun peut se faire son idée de l’idée d’Hannah que Mary avait

à la lecture de ce texte grave et serein, presque gênant d’intimité dans sa dernière phrase.

Elle est à l’évidence bien vue lorsque décrite comme pensant tout haut _ voilà : le penser même en acte ! en toute l’exigence (et vivacité !) de la plus radicale justesse ! _ en public _ les autres étant conviés, bien sûr, eux aussi (et c’est un euphémisme !) à « oser penser«  ! _ dans ses conférences _ ici ses cours à l’université, comme nous en montrent, avec une magnifique intensité sur l’écran, plusieurs séquences du lumineux (et serein, au final) film de Margarethe Von Trotta _,

arpentant l’estrade en fumant si possible une cigarette _ vers quoi s’élance ici la fumée ? _,

parsemant les textes d’apartés _ ouvrant sur l’instant de nouvelles voies du penser ;

cf aussi une importante (et magnifique) remarque de la traductrice Martine Leibovici, page 1014 du Quarto des Origines du totalitarisme, et à propos de la révision ici par ses soins de la traduction dEichmann à Jérusalem, sur la phrase même, c’est-à-dire le style ! (et c’est aussi et surtout le style même de son penser en acte !!!) de Hannah Arendt :

« La structure des phrases posait aussi problème. Des phrases très longues, entrecoupées de parenthèses, des phrases « à l’allemande », mais pas seulement _ en effet.

On a l’impression d’être devant une partition à deux voix _ voilà ! _, l’une interrompant constamment la première _ ce mode ( en effet « constant«  !) de penser-juger, analyser-commenter, par un dialogue exigeant permanent avec soi-même et le réel, pour toujours davantage de justesse, est bien fondamental chez elle ! _, pour apporter des précisions ou des corrections _ cf ici la pratique d’écriture (par rajout de précisions) de Montaigne, ou de Proust… _, pour indiquer une autre piste, un autre point de vue, ou des commentaires«  _ un mode d’alerte du penser décisif ! pour ouvrir la liberté de ce qui doit venir, et « commencer«  vraiment de nouveau, mais sans rien oublier non plus du passé… _ ;

et Martine Leibovici d’ajouter ce point précis-ci :

« Lorsque Arendt cite ou paraphrase _ très scrupuleusement _ les propos d’Eichmann, elle ne cesse _ aussi : polyphoniquement ; la seconde voie vient doubler la première et lui donner le relief qui fait parler sa vérité ! _ d’intervenir, de traquer ses omissions, les défaillances de sa mémoire.

Ainsi resituées _ voilà ! le « rapport » de Hannah Arendt n’est ni plat, ni vide ; il est en permanence contextualisé… _,

les déclarations d’Eichmann,

qu’Arendt choisit de ne pas considérer a priori comme mensongères _ elle les prend au mot ! _,

deviennent la pièce centrale _ la base même : scrupuleuse donc _ d’une « longue étude _ analysée, mais aussi méditée et commentée, en cette polychoralité de son écriture inquiète d’une ultra-vigilance ; qui n’est jamais un simple et plat, ni univoque, « rapport » journalistique !.. _ sur la méchanceté humaine »,

délivrant la leçon « de la terrible, de l’indicible, de l’impensable banalité du mal »… Fin de la belle citation de Martine Leibovici. _ ;

parsemant les textes d’apartés _ donc, je reprends le fil de la citation par Pierre Bouretz du discours de Mary McCarthy _

similaires à des notes de bas de page,

laissant percevoir « les mouvements de l’esprit rendus visibles dans les actions et les gestes » _ penser est une joyeuse sommation de mouvements généreusement sans fin ; à l’image de la très joyeuse (et infinie : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier » et que l’auteur sera vivant !..) cavalcade « à sauts et à gambades«  de Montaigne, elle aussi… (…)

Se souvenant avoir imaginé voir Sarah Bernardt ou la Berma de Proust la première fois qu’elle l’avait entendue,

elle _ Mary McCarthy, donc _ suggère que ce qu’il y avait chez elle de théâtral

_ et même de génie ! _ à être saisie _ voilà ! physiquement : et cela afin de très sérieusement les « cultiver » _ par une pensée, une émotion, un pressentiment » _ qu’elle donnait ainsi (un peu spectaculairement : et c’est aussi ce qu’est enseigner !) à partager… _ ;

persuadée qu’elle était le témoin le plus profond _ voilà ! _ des « sombres temps » _ de l’Histoire présente _,

elle considère que cela s’attachait à son expérience juive

et son statut de « personne déplacée ».

Ce portrait d’une femme « impatiente et généreuse » _ voilà : passionnément ! _ qui avait voyagé entourée d’amis « comme une passagère _ presque _ solitaire dans un train de pensées »

sonne juste et paraît fidèle.

C’est donc bien le mot « amitié » _ oui ! _ que l’on gardera à l’esprit _ très effectivement ! _ en refermant ce volume« ,

conclut fort justement cette présentation de la correspondance de Hannah Arendt avec Mary McCarthy, page 40, Pierre Bouretz, en juillet 2009…

C’est sur la qualité de ce profond regard (passionnément actif et pénétrant, et riche de divers degrés de penser en son chantier permanent) de Hannah Arendt

que je veux à mon tour mettre l’accent ;

et c’est encore ce regard (ainsi que ces gestes, tant physiques que de pensée, aussi, de cet inlassable « penser » en acte lui-même, tellement intensément liés, les uns comme les autres, à ce regard mobile si profondément vif !),

qui se ressent si fortement

à lire les longues phrases puissantes et polyphoniques de Hannah Arendt ;

et que le film de Margarethe Von Trotta,

comme l’incarnation vibrante de Barbara Sukowa,

réussissent si magnifiquement à nous montrer,

et faire ressentir et comprendre _ ensemble ! et en relief… _, en profondeur…

Le film débute sur la seule séquence _ d’abord lente, puis abrupte en sa chute _ où Adolf Eichmann _ mais on n’a pas le temps de vraiment s’apercevoir que c’est de lui qu’il s’agit ; on le comprend à la chute _ est incarné par un acteur. Du personnage, un vieillard semble-t-il, on ne perçoit dans l’opacité de la nuit _ australe _ déjà épaisse qui règne, que la frêle silhouette (et pas le visage), alors que descendu (seul) de l’autobus qui le ramenait vers son domicile _ l’autobus roulait (normalement…) vers la droite de l’écran : dans le sens de l’histoire… _, l’homme maintenant chemine (en revenant à contre-sens _ frêle piéton dans la nuit… _ de la direction où l’emmenait l’autobus _ il revient donc (= s’en retourne) vers la gauche de l’écran... _) sur le bas-côté _ passablement hasardeux : on perçoit l’herbe maigre vaguement poussiéreuse du bas-côté _ d’une route on dirait de campagne _ aucune habitation en vue _, s’éclairant d’une faible lampe-torche de poche _ on craint même pour lui : il est dangereux de cheminer la nuit si mal éclairé par une trop faible lampe-torche sur pareille route… D’ailleurs un petit camion _ survenant de la droite de l’écran : de derrière lui, dans son dos… _ le dépasse et s’arrête en un violent crissement de freins, et un petit groupe d’hommes qui en sautent _ après avoir soulevé la bâche arrière du camion, qui les cachait… _ s’empare en un éclair de l’homme et l’emporte dans la soute arrière, en le tenant baillonné _ le camion reprend la route sans perdre un instant en filant à vive allure vers la gauche de l’écran. Comme dans un film policier. À cet instant, le spectateur est du côté de la victime. Nous n’avons même pas encore tout à fait achevé de comprendre qu’il s’agissait là de l’enlèvement d’Adolf Eichmann en Argentine.

C’est le 11 mai 1960 que le film débute :  dans une banlieue de Buenos Aires, Adolf Eichmann vient d’être enlevé par les services secrets israéliens ; qui réussiront en déjouant la police argentine à transporter loin d’ici leur très précieuse prise, pour l’y livrer à la Justice d’Israël.

En son Introduction à Eichmann à Jérusalem, page 979 du Quarto des Origines du totalitarisme, Pierre Bouretz résume :

« Buenos Aires, 11 mai 1960, dix-huit heures trente _ la nuit tombe tôt dans les contrées australes. Comme tous les soirs, un homme descend de l’autobus pour rentrer à son domicile après le travail. Trois individus se précipitent vers lui, le jettent dans une voiture _ une camionnette plutôt, avec une bâche à l’arrière _ et le conduisent vers une lointaine banlieue de la ville. Interrogé sur son identité, il répond : « Ich bin Adolf Eichmann », ajoutant qu’il est certain d’être « entre les mains des Israéliens ». (…) Le 22 mai, Eichmann est à Jérusalem…

« Formée à la vie de l’esprit et happée par l’Histoire« ,

ai-je plus haut relevé sous la plume de Pierre Bouretz à la page 12 de son Introduction aux Origines du totalitarisme, au tout début de sa superbe présentation Hannah Arendt entre passions et raison :

ainsi en va-t-il de l’écriture de « ce livre » qui « n’était pas prévu » (est-il précisé page 38 de cette même Introduction)Eichmann à Jérusalem ; « envisagé sous la forme d’un reportage, il sera présenté _ en effet ! _ comme un « rapport » _ c’est un point important ! Hannah Arendt ne revendique pas un statut d’historien… _ ; et « tandis que ceux qui l’avaient précédé avaient été accueillis dans une relative quiétude _ philosophique, pourrait-on dire _, il déchaînera une tempête« , résume Pierre Bouretz pages 38-39.

« En acceptant de se lancer _ personnellement _ dans l’aventure du procès Eichmann, Arendt avait toutefois fourni une indication sur son état d’esprit, en parlant d’une « obligation à l’égard de son passé »… » _ soit envers elle-même et le fait (à assumer pleinement !) de sa judéité _ , note Pierre Bouretz, page 39.

Dans son Introduction à Eichmann à Jérusalem (aux pages 979 à 1013 de ce même volume Quarto), Pierre Bouretz précise ainsi :

« Le 23 octobre 1960, Hannah Arendt fait part à Kurt Blumenfeld _ cf la lettre intégrale pages 327-328 de leur correspondance _ d’une décision annoncée à Karl Jaspers quelques jours plus tôt :

« J’ai cédé à la tentation de venir en Israël pour le procès Eichmann »… _ le 14 octobre, Karl Jaspers l’avait pourtant amicalement mise en garde : « Le procès Eichmann ne vous fera pas plaisir. Je pense qu’il ne pourra pas se dérouler de façon satisfaisante. Je crains votre critique ; et pense que vous la garderez autant que possible pour vous même« , peut-on, par ailleurs, relever page 133 des extraits de la correspondance Hannah Arendt/Karl Jaspers, intitulée « la philosophie n’est pas tout à fait innocente« , dans la Petite Bibliothèque Payot…

Confiée à Mary McCarthy

_ par exemple en la lettre du 20 juin 1960 : « Je caresse l’idée _ comme avec gourmandise _ de me faire envoyer en reportage sur le procès Eichmann par un magazine. Je suis très tentée. Il était un des plus intelligents du lot. Ça pourrait être intéressant _ l’horreur mise à part » ;

et encore, presque quatre mois plus tard, en la lettre du 8 octobre 1960 : « J’ai décidé _ c’est fait ! _ que je voulais suivre le procès Eichmann et ai écrit au New Yorker. (Juste trois lignes, rien d’élaboré). Shawn _ le rédacteur en chef du New Yorker _ m’a appelée et semble être d’accord pour que je sois leur envoyée spéciale, étant entendu qu’il n’aurait pas à publier tout ce que je produirais, mais couvrirait mes frais, ou du moins la plus grande partie. Cela me convient. Quand irai-je, je l’ignore. Le procès, qui devait démarrer en mars, a été reporté, et l’on pense qu’il durera une année, ou peu s’en faut ! Je ne sais pas encore comment je me débrouillerai ; mais je ne resterai certainement pas en Israël tout ce temps. Par conséquent, il est probable que je serai de retour _ d’Europe, où un voyage a été programmé par elle et son mari pour le mois de janvier 1961 _ à NY début février, irai passer une semaine à Vassar en mars pour une conférence internationale, puis deux mois à Northwestern, m’envolerai enfin pour Israël en juin où je resterai plusieurs semaines« , pages 166 et 183-184 de la correspondance Hannah Arendt – Mary McCarthy _,

l’idée germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte _ par contrat formel dûment signé _ le « reportage » d’une « envoyée spéciale » inattendue

_ mais très tôt appréciée de journalistes suffisamment sagaces pour déceler ce talent particulier-là et aider à le développer-cultiver…

(et cela montre fort bien que le génie philosophique spécifique, voire peut-être singulier, de Hannah Arendt réside précisément, du moins en grande partie, dans cette capacité très remarquable sienne, et qui devient même, avec elle, un « art« , d’articuler merveilleusement à ce degré de finesse, efficacité et admirable justesse-là, vita contemplativa et vita activa, en sachant ô combien excellemment ! « penser « vraiment » ce qui advient« ,

et cela, en l’occurrence même du fait très objectif de sa judéïté et de ce qu’il en advenait tragiquement dans les faits politiques et historiques, sous les griffes des nazis, à cet interminable moment-là de l’Histoire…) :

ainsi, dans sa biographie (de référence) Hannah Arendt, Elisabeth Young-Bruehl met-elle fort bien en évidence que quand, « en novembre 1941« , Hannah Arendt « fut engagée comme éditorialiste par le journal de langue allemande, Aufbau », à New-York, le rédacteur en chef Manfred George s’était immédiatement parfaitement « rendu compte, à l’occasion d’une « lettre ouverte » qu’elle avait soumise au journal, de son éventuel don de provocation« .., pages 220 et 221.

« Sa lettre _ lettre-ouverte, donc _ s’adressait au littérateur français Jules Romains qui, mis en accusation dans les colonnes de Aufbau, y avait répondu de façon virulente. Certes, comme beaucoup d’autres intellectuels européens, il avait tout d’abord essayé d’éviter la guerre contre Hitler par des concessions négociées : sa réponse faisait l’inventaire de ses hauts-faits antifascistes et rappelait à la mémoire des lecteurs de Aufbau l’aide qu’il avait apportée aux réfugiés juifs en France. Elle s’achevait par une note tout à son honneur : « j’espère que les Juifs français n’ont pas oublié »

Hannah Arendt entretint, devant ce mouvement d’humeur, un tir ininterrompu de sarcasmes. Sans aucun doute, chaque Juif « rejeté et mal aimé » ne se devait-il pas de regretter toute atteinte aux sentiments d’un tel ami ? Mais elle prenait soin de ne pas embrouiller par la moquerie ce qui lui tenait le plus à cœur ; la solidarité politique nécessaire à la lutte contre un ennemi commun est minée quand ceux qui luttent ensemble ne se reconnaissent pas égaux _ ce qui, au passage, personnellement me rappelle la si belle (et plus encore nécessaire !) Méthode de l’égalité de Jacques Rancière. Parce qu’il situe les protecteurs au-dessus des protégés, le désir de gratitude est un obstacle pour comprendre que tous les militants sont égaux. Jules Romains se comportait comme ces philanthropes dont Arendt avait appris à se méfier à Paris, ou comme ces intellectuels corrompus « connus du monde entier », que l’Allemagne de Weimar lui avait appris à déceler.

Ce besoin d’égalité et de solidarité dans la lutte politique était aussi le thème du premier article publié par Arendt dans Aufbau, « L’armée juive _ le commencement d’une politique juive ? ». Mais elle y insistait surtout sur le fait que ceux qui sont également engagés dans la lutte contre Hitler ne sont pas pour autant mus par d’identiques besoins. Parce qu’il a derrière lui deux cents années d’assimilation et d’absence de conscience nationale (völklisch), et parce qu’il a l’habitude de se soumettre à la direction de notables, le peuple juif a besoin d’une armée autant pour des besoins d’identité que pour des raisons de défense. Arendt espérait qu’une lutte politique du peuple juif signerait le début de sa vie politique« , pages 221-222.

En conséquence de quoi le rédacteur-en-chef d’Aufbau « Manfred George fut _ très lucidement _ aussi convaincu par son article qu’il l’avait été par sa lettre : tous les deux manifestaient, pensait-il _ en la personne et l’art de penser et écrire (les deux sont très étroitement liés !) de Hannah Arendt _, « une puissance et une fermeté d’homme ».

Elle devint une collaboratrice régulière du journal « , page 222 ;

fin ici de l’incise sur les débuts journalistiques de Hannah Arendt à New-York en 1941… _,

Confiée à Mary McCarthy,

l’idée _ de témoigner « vraiment » et de près du procès d’Adolf Eichmann, qui allait se tenir à Jérusalem _ germait depuis un an, attendant pour se réaliser que la direction du New Yorker accepte le « reportage »

d’une « envoyée spéciale » inattendue _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

bien connue dans les milieux intellectuels

et qui s’était spontanément présentée » _ auprès de la direction du New Yorker, en l’occurrence son rédacteur-en-chef, William Shawn _, précise encore Pierre Bouretz, pages 979-980.

Ayant à modifier son agenda auprès de la Northwestern University de Chicago, de la Columbia University à New York, et du Vassar College,

Hannah Arendt

« s’expliquant auprès de ses différents interlocuteurs,

exprime incidemment ses motivations intimes :

« Vous comprenez, je pense, pourquoi je dois couvrir ce procès ;

je n’ai pu assister au procès de Nuremberg,

je n’ai jamais vu ces gens-là en chair et en os,

et c’est probablement ma seule chance de le faire » ;

« je sais que, d’une certaine façon, assister à ce procès est une obligation que je dois à mon passé » _ voilà, et rien moins ! mais ce n’est pas d’un passé seulement individuel qu’il s’agit ici ; les enjeux d’un tel « devoir«  sont tout simplement et éminemment « politiques » ; c’est au fait de la judéïté de tous les siens (et pas seulement la sienne !) qu’elle le doit, et comme réponse appropriée de sa part, à elle, la philosophe, mais aussi la citoyenne active, à l’immensité du crime subi ; face au silence et au mensonge, c’est du devoir de « vérité«  qu’il s’agit en effet… ; comme il s’agit aussi de laisser le plus ouvert possible l’avenir, et le crucial « pouvoir des commencements » : libérateur... _, lit-on page 980 de l’Introduction à Eichmann à Jérusalem par Pierre Bouretz, in le magnifique Quarto des Origines du totalitarisme.

Et sur un ton badin _ dont on lui a beaucoup reproché de faire aussi usage dans son « reportage«  ! _, elle ajoute un peu plus tard, en une nouvelle lettre à Karl Jaspers, en date du 2 décembre 1960 :

« N’oubliez pas que j’ai quitté l’Allemagne très tôt

et combien j’ai peu vécu cela directement » ;

« Je compte en tout cas ne pas consacrer plus d’un mois à cette « plaisanterie » »… » _ de « reportage« , donc… _, page 980 du Quarto, toujours…

C’est sur les relations (complexes et le plus souvent très houleuses, jusqu’au scandale médiatique…) avec l’opinion publique,

via les échanges avec les proches, les amis

_ cet angle-ci est fondamental aussi dans le regard que porte ce très beau film de Margarethe von Trotta sur la personne radieuse, fragile et forte à la fois, mais jamais solitaire ni repliée sur soi, de Hannah Arendt au milieu de sa « tribu » d’amis, et en une perspective que la philosophe nommait, positivement, « politique« , très distinctement de ce qu’elle nommait , négativement cette fois, « social«  !.. _,

que se focalise de façon très intéressante (et très vivante pour nous qui le regardons) le très beau film de Margarethe Von Trotta,

qui nous transporte magnifiquement en ce début des années 60, à New-York (par exemple l’appartement si vivant de Manhattan) et ses environs, aussi, d’une part, et à Jérusalem, d’autre part, principalement…


Le film de Margarethe Von Trotta sait superbement nous transporter par ses images dans ces lieux et dans cette époque du début des années 60 :

personnellement, j’y ressens quelque chose qui émane _ au moins pour moi _ des films américains des années 50 et 60 :

par exemple, et un peu au hasard, le Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards, en 1961… ;

mais aussi, de films réalisés plus récemment par d’autres réalisateurs américains, dont l’action est peut-être nostalgiquement située en ces mêmes lieux et à ces mêmes moments :

par exemple, Far from Heaven, de Todd Haynes, en 2002…

Et si l’on file davantage encore la comparaison, la performance de Barbara Sukowa peut rappeler celles d’Audrey Hepburn comme celle de Jullian Moore, à deux époques bien différentes de réalisation cinématographique…

Bref,

un film avec beaucoup de charme,

un charme profond,

à la hauteurtoutes proportions gardées, bien sûr _, de la personne,

et de la vie et et de l’œuvre,

de Hannah Arendt ! l’inspiratrice de cela…

Chapeau !

Titus Curiosus, ce 7 mai 2013

Créer versus s’adapter : l’urgence du comment contrer la logique mortifère du totalitarisme des normes d’existence, selon Roland Gori dans son si juste « La Fabrique des imposteurs »

25jan

Le présent essai de Roland Gori La fabrique des imposteurs est rien moins que d’urgence civilisationnelle, et, ainsi, de salubrité publique,

du moins pour la plupart des citoyens : ceux qui ne sont pas encore tout à fait ni des imposteurs plus ou moins (et à des degrés divers…) assumés et conscients, c’est-à-dire cyniquement, ni des personnalités as if (un peu moins conscientes de l’être, elles _ surtout sans le « côté plus monstrueux » (et plus spectaculaire ; du moins une fois l’imposture démasquée : au grand jour !) de l’imposteur… _) ;

ou qui pourraient cesser, les as if comme les convertis à l’imposture _ même si c’est, pour ces derniers, un peu plus difficile ! qu’est-ce qui pourrait, eux, les convaincre vraiment (mais est-on ici seulement dans l’ordre du rationnel ? voire d’une quelconque argumentation ?..) qu’ils font fausse route ? il existe un tel niveau de plaisir pervers (sadique) à abuser des autres ; voire un tel niveau de masochisme à s’abuser, se perdre et s’avilir soi-même : selon ce que Freud a nommé, d’une part, le sadisme, et d’autre part, le masochisme primaire… ;

sur cette difficulté à aider à changer de vie les imposteurs (et les salauds, dans le vocabulaire plus éthique de Sartre), il faut bien aussi constater l’échec final, en dépit de tous ses efforts, de Socrate (qui paie pourtant beaucoup de sa personne, et jusqu’à sa vie même, au final : lire ici Phédon ; et écouter ce qu’en a fait Éric Satie, par exemple dans la version frémissante de Hugues Cuénod, au disque…) face à Calliclès (et Gorgias et Polos, les professeurs de procédures d’imposture, c’est-à-dire la rhétorique et la sophistique, pour l’âme ; la panoplie du maquillage et de toute l’esthétique, ainsi que la fausse diététique, étant les procédures d’imposture pour le corps : ce sont là les quatre techniques (et pas arts !) de tromperie que repérèrent alors Socrate et Platon, en leur Ve siècle avant Jésus-Christ) dans ce dialogue fondamental qu’est le Gorgias de Platon ; j’en pratique la lecture très attentive depuis quarante ans en classe de philosophie ; parce que « les vrais éducateurs sont des libérateurs« , comme s’en souvenait et me l’a rappelé, de vive voix au téléphone, mon ancienne élève (en 1973-1974, à Bayonne) Elisabeth Lamiscarre, jointe après presque quarante ans ; et maintenant professeur de Français à Pau… ; sur les techniques de procédures de tromperie politique, lire aussi l’éclairage de feu (!) de Machiavel, dans Le Prince... _,

ou qui pourraient cesser, ces as if comme ces convertis à l’imposture,

ou qui pourraient cesser bientôt de l’être : car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et terriblement envahissants depuis la vague néo-libérale du dernier quart du XXe siècle… _ et quasi totalitaires ;

et c’est non sans pertinence que Roland Gori cite, pages 245-246-247,

et en prenant soin de ne pas le généraliser : « je ne souhaite nullement établir une hiérarchie des civilisations et des sociétés,

rapprocher _ jusqu’à identifier et confondre… _ le nazisme et le néolibéralisme,

et réduire l’évaluation _ et ses très larges (et profonds) effets sociaux et civilisationnels _ à cette exécution sommaire de masse _ Roland Gori évoque là l’analyse que fait Harald Welzer du processus qui se met en place et déroule « dès lors que le meurtre devient administratif« .., en son très intéressant Les Exécuteurs _ Des hommes normaux aux meurtriers de masse _ qui produit, accompagnée par le chômage et la précarité, de vives souffrances individuelles et sociales.

Il faudrait simplement essayer de comprendre comment nous _ nous tous, collectivement _ en sommes arrivés là, là où nous sommes parvenus depuis trente _ ou quarante _ ans,

et _ surtout ! _ comment nous pourrions nous en sortir«  très effectivement, page 247 ;

car Roland Gori, psychanalyste et psycho-clinicien, garde toujours en vue, bien au-delà de la libération thérapeutique, par la cure, des personnalités se reconnaissant elles-mêmes comme malades, l’épanouissement effectif de chacun et de tous, et cela, à la lumière du cheminement patient et obstiné de la prise de conscience, par chacun (d’entre nous, encore un peu humains !), de la vérité ! sur le réel, par la probité et l’honnêteté pas seulement intellectuelles, mais aussi, et de part en part, existentielles ! ;

avec cette proposition de réponse, en suivant ce constat de situation de notre « moment«  présent de 2013, page 248, et qui justifie à elle seule les 314 pages de cet essai de salubrité publique qu’est La fabrique des imposteurs :

« Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons aujourd’hui _ un peu mieux qu’auparavant ? en 2013, semble-t-il penser… ; et il désire y aider… _ de sortir de cette sidération _ par intimidation massive d’un matraquage sournois persistant ?.. _, de ce trauma qu’a constitué _ durablement et en profondeur _ la colonisation néolibérale _ depuis bientôt quarante ans : et l’expression de « colonisation«  est plus qu’intéressante ! A quand, donc, la « décolonisation«  émancipatrice ?.. _ de nos mœurs

_ et ce sont de telles « tentatives de sortie » hors de l’étranglement des personnalités provoqué à longueur de temps par la nasse mortifère terriblement insistante (= tellement « normale«  !) de cette « sidération« -là, via les prétendues expertises massives (et en permanence martelées par les médias) de pseudo-experts stipendiés ! (cf, par exemple les pages 134 à 137 consacrées au « Rapport de mission (…) sur « la place et le rôle des nouvelles instances hospitalières » dans le cadre de la réforme de la gouvernance des établissement de soin«  » remis à la Ministre de la Santé Roselyne Bachelot en juillet 2008 : Roland Gori a, en effet, eu à se battre pied à pied et au quotidien contre, comme praticien de la psychopathologie clinique et comme consultant mandaté par ses pairs dans les instances de négociation…) que veut précisément accompagner La fabrique des imposteurs,

en poussant, par ce travail aussi, en l’écriture et la diffusion de ce livre, à la roue libératrice de ces « tentatives de sortie« -ci, par la générosité

tant du déroulé magnifique de son analyse très fine des situations (à mieux faire comprendre !),

que de ses propositions de « solutions » libres et créatives ! (tant à l’échelle des personnes singulières que d’une collectivité un peu mieux « démocratique » qu’elle n’est devenue, ces dernières décennies…) pour en « sortir«  !.. :

soit l’assomption, à contribuer à faire advenir très effectivement,

du devenir de la personne en « artiste«  (véritable) de soi,

devenir qu’il s’agit pour chacun d’accomplir avec la plus grande probité (et sans nul salut hors de cela !!!) ;

et pas en « entrepreneur gestionnaire«  (et normalisé, obsédé de la seule efficience…) d’un « faux soi«  !,

pour reprendre les thèses du dernier Michel Foucault, en ses si décisifs Cours au Collège de France… ;

je reviendrai plus loin sur la fondamentale pédagogie de la libération (qualifiée très justement, page 265, de « paradigmatique« …), que Roland Gori dégage, aux pages 265 à 270, du cas de Joseph Jacotot, en 1818, d’après, aussi, les éclairages de Jacques Rancière, dans Le Maître ignorant _ cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, en 1987, et de Philippe Meyrieu, dans Joseph Jacotot. Peut-on enseigner un savoir ? (aux Publications pour l’École française moderne, en 2001) : ce sera même là le pivot de ma lecture ici de La fabrique des imposteurs… Fin de l’incise _ ;

Je suis intimement persuadé _ peut-être est-ce l’effet d’un délire sectorisé _ que nous tentons _ quelques uns, un peu nombreux… _ aujourd’hui _ en janvier 2013, donc _ de sortir de cette sidération, de ce trauma qu’a constitué _ les quarante dernières années durant… _ la colonisation néolibérale de nos mœurs

et _ principalement et surtout, soulignerai-je ! _ que nous n’avons pas d’autres choix

_ de salubrité ! face aux ravages civilisationnels de l’extension, et en profondeur (pour la plupart des corps et âmes mêmes des « frères humains« , pour reprendre les mots de Villon), de la colonisation impériale à l’échelle de la planète, de la politique TINA : There is no alternative, initiée et commencée à marteler sur les médias de propagande complices par les Thatcher et Reagan au tournant des années 70-80…

Que nous n’avons pas d’autres choix _ poursuit Roland Gori, page 248, en martelant son expression _

parce que la simple adaptation sociale _ selon une logique devenant exclusive de l’intérêt bien compris… _ à une réalité purement formelle, technique et instrumentale,

conduit le monde et l’humain _ voilà ! _

à la facticité _ du factice et du toc, face au diamant du vrai ! _,

à la vie inauthentique _ = dés-humanisée ! _,

aux âmes mortes _ de misérables zombies et ectoplasmes, vidés (vampirisés qu’ils sont !) de la vraie vie… _,

et exsangues de tout potentiel _ le seul salvateur ! _ de création

_ cf ici le sublime appel au sursaut de l’humanité contaminée par le nihilisme, de Nietzsche dans le sublime Prologue de son Zarathoustra, son livre « pour tous et pour personne » : « Il faut encore porter du chaos en soi pour donner naissance à une étoile dansante » !..

Vivre, c’est créer.

Et nous n’avons pas d’autre choix que de créer pour vivre«  vraiment

et en vérité…

et c’est non sans pertinence, donc, je reprends l’élan de ma phrase, que Roland Gori évoque, aux pages 245-246-247,

le cas des hommes ordinaires devenus assassins de masse, à travers l’analyse qu’en donne Harald Welzer, en son Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meurtriers de masse ;

un ouvrage qui m’a aussi marqué, quand je l’ai lu en 2007 (c’est grâce à lui que j’ai découvert et pu me pencher de près sur les deux discours de Himmler à Poznan en octobre 1943, quand ce dernier révèle (tardivement : et c’est une façon de leur mettre à tous le revolver sur la tempe, au cas où certains étaient alors tentés de tourner casaque et changer de camp (!), quand la situation militaire se dégrade considérablement pour les Nazis sur le front de l’Est face aux Russes…) aux dirigeants de la SS, le 4 octobre, ainsi qu’à ceux de la Wermacht, le 6 octobre, l’état d’avancement de la « solution finale » des Juifs… cf l’article que j’ai consacré le 22 février 2012 au passionnant livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… ) ;

_ de criminalité _ je cite Roland Gori :

«  Et ce, d’autant plus que l’exécution de leurs basses œuvres _ ici génocidaires _ peut se faire de manière anonyme et dans le cadre _ rassurant par sa mécanique appliquée _ de dispositifs bureaucratiques dont ils deviennent les fonctionnaires. (…) Des hommes ordinaires peuvent _ ainsi _ devenir des monstres _ de criminalité _ dès lors que l’absence de lien personnel _ avec d’autres que soi : comme dans une amitié et un amour qui soient vrais (= vrais de vrais !) et pas d’intérêt-utilité-commodité instrumentale !!! calculé… _ ouvre largement la porte aux comportements de soumission _ aux ordres _et de destruction _ effective d’autrui. Simmel disait déjà que l’argent permet aux hommes de ne pas se regarder dans les yeux _ voilà ! cf aussi, sur la relation éthique au visage, les admirables analyses de Lévinas… Dans les relations _ tant orales qu’écrites, contemporaines de ces actes, comme a posteriori _ faites par leurs auteurs des exécutions barbares et des génocides nazis, rwandais, serbes et croates, « la précision dans les détails techniques va de pair avec la description stéréotypée et floue des victimes » (pointait aussi Harald Walzer page 148 de son livre : une affaire de focalisation du regard ;

là-dessus, j’ai déployé, en 2007, un long essai, impublié, seulement donné à lire à quelques amis, intitulé Cinéma de la rencontre _ à la ferraraise, et sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) _ à la Antonioni, me penchant tout spécialement sur la sublime séquence ferraraise du film d’Antonioni, en 1995, Al di là delle nuvole, en français Par-delà les nuages…).

Dès lors que le meurtre devient administratif,

l’opération se réduit à un problème instrumental.

(…) Comme le montre Welzer, c’est parce que la tuerie se présente comme un travail pris dans la rationalité technique et instrumentale, cadré par les grilles normatives _ à appliquer mécaniquement, telle une machine : et l’informatique n’existait pas encore… _, qu’elle pouvait _ court-circuitant chez la plupart (mais pas tous !) le devoir d’humanité de l’éthique _ parvenir à cette industrie du déshumain _ magnifique justesse d’expression ! _ permettant aux bourreaux de s’absenter

_ voilà ! froidement… ; la vraie vie impliquant a contrario la chaleur d’humains vraiment chaleureux ! cf Étienne Borne, en 1958, dans Le Problème du mal : « L’enfer est le désert de la passion, et il faudrait le dire de glace et non de feu«  ; et il poursuivait avec une magnifique justesse : « L’homme entre en immoralité lorsqu’il organise la fuite _ voilà ! _ devant la passion _ et l’altérité de l’autre _, comme l’avouent, si elles sont correctement interrogées, les trois figures essentielles du mal humain : le dilettantisme, l’avarice, le fanatisme » : ce sont des fuites devant (et hors de) l’autre _

c’est parce que la tuerie (…) pouvait parvenir à cette industrie du déshumain

 

permettant aux bourreaux de s’absenter _ l’instant, ou le moment, nécessaire ; mais cela peut être tout le long d’une vie… _

de leurs actes« … :

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes, qui ne sont plus les siens « personnels«  propres, et assumables et assumés


(et Roland Gori distingue fort bien, à cette croisée des chemins, la solution animale et la solution mécanique, comme constituant les deux alternatives à l’action véritablement humaine (celle d’une « personne«  !) ; et qui est de l’ordre de l’art proprement « personnel« , en effet, et par là en quelque façon, si peu que ce soit, un minimum singulier ; cela ne s’imitant et ne se re-copiant pas, mais seulement se proposant modestement et très humblement en exemple, et s’encourageant…)

c’est cette absentification de l’humanité à ses actes

 

qui fait évidemment l’essentiel du problème,

même dans des processus sociaux qui ne vont certes pas jusqu’au meurtre, ni, a fortiori, au meurtre de masse (tels que ceux des totalitarismes nazi et stalinien ; cf mon article du 29 juillet 2012 sur le livre très important lui aussi de Timothy Snyder Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder _

car les « hyper-adaptés«  (aux modes de procédures socio-économiques dominants et si efficacement envahissants, de la société marchande et de communication) que les imposteurs, comme les personnalités as if, sont très effectivement devenus,

sont aussi « terriblement malades« ,

comme l’a si bien formulé Roland Gori dans la présentation de son livre, en dialogue avec Patrick Lacoste, dans les salons Albert-Mollat vendredi 18 janvier dernier _ dont voici un lien au podcast (de 62′).

« Malades » de leur « propre singularité asséchée » _ et probablement jamais advenue, en vérité; étouffée, noyée ou encore étranglée dans l’œuf qu’elle est à jamais demeurée ;

cf ce que Jean-Pierre Lebrun nomme la « perversion ordinaire«  (in La Perversion ordinaire _ vivre ensemble sans autrui)…

Sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain

par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation très efficacement envahissante et ô combien prégnante (= totalitaire !) dans tous les secteurs d’activité _ jusque dans l’intime (cf ici les magnifiques analyses de Michaël Foessel dans La Privation de l’intime _ mises en scène politiques des sentiments ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie…) _, bien au-delà de la seule sphère du travail et de la consommation, là où se prend, dans la répétition des habitus formatés, le rail (= le droit fil conducteur) de l’accoutumance à la normativité (comme régime général et quasi totalitaire, de l’action !), par conséquent

_ il y a aussi, tel un renfort, et assurément très efficace, le formatage (sécurisant) des games (encadrés par des règles et des limites bien identifiées et fixées, et à peu près respectées, bien qu’on y triche aussi !!!), opposé à l’ouverture (avec toujours une part d’inquiétude voire d’angoisse, à surmonter, paradoxalement ; cf le phénomène mallarméen du « vertige de la page blanche« , qui tétanise ceux qui n’oseront jamais passer au jeu désirant et confiant de la création !) du playing, pour reprendre les magnifiques analyses de Donald Winnicott ; sans compter le formatage passivement subi du rouleau-compresseur des divertissements (et du fun) de masse, réduisant ceux qui s’y soumettent à la réception passive de stimuli reçus, avec réponses au quart-de-seconde… _,

sur ce phénomène-là d' »inconsistance » asséchée du sujet humain par « hyper-adaptation«  à une société de normalisation,

je renvoie au génialissime diagnostic du Prologue d’une lucidité tellement fine _ et désopilante, si ce n’était si profondément triste et affligeant : mais au moins prend-on mieux conscience de ce qui nous menace… _ d’Ainsi parlait Zarathoustra, de Nietzsche, en son bouleversant chapitre 5, à propos de celui que Nietzsche nomme « le dernier homme« , et de son fat grégarisme.

Page 211 de La fabrique des imposteurs,

à propos de « la grégarisation paradoxale des individus autonomes » _ ainsi qu’ils se figurent, mais ô combien illusoirement, l’être ! _ de la société de marchandisation généralisée qu’est devenue la nôtre,

Roland Gori cite aussi le joli mot d' »entousement«  de Jean-Pierre Lebrun, en son essai La Perversion ordinaire : vivre ensemble sans autrui (aux Éditions Denoël, en 2007) ;

à propos d’un phénomène qui marque « le passage d’une société hiérarchique à une organisation massifiée qui « prétend à la complétude, mais au prix de l’inconsistance » » des individus _ après l’Homo hierarchicus et l’Homo aequalis, brillamment analysés par Louis Dumont, voici l’ère de l’Homo pulverisatus gregarius Une « inconsistance » gravissime en l’étendue et la profondeur civilisationnelles de ses dégâts à long terme…

Et c’est à rien moins qu’à un vigoureux sursaut qu’appelle ici, une nouvelle fois, et avec l’optimisme d’une ferme et inlassable volonté, le magnifiquement généreux Roland Gori.

Là-dessus, et à propos de la sphère des loisirs, cette fois, je consacrerai mon article suivant à l’analyse du grégarisme encadré (afin de se rassurer un minimum dans l’expérience un tant soit peu téméraire de la transgression et des excès, le temps d’une courte vacance, entre deux avions), de la fête assez déjantée à Ibiza, en son passionnant essai Ibiza, mon amour _ enquête sur l’industrialisation du plaisir

En quelque sorte en préambule à ma « lecture » de La fabrique des imposteurs,

et en forme de « mise au net » préalable, pour les lecteurs un peu pressés, ou pas assez « diligents » _ pour reprendre le vocabulaire de mon cher Montaigne _,

je me permets de citer, et deux fois _ une première fois, tel quel, et, la seconde fois, en me permettant, le re-citant, de commencer à le commenter légèrement, en intégrant, au passage, à cet excellent résumé du « propos » assumé du livre, de légères, du moins je l’espère, « farcissures«  miennes, comme une amorce du déroulé de ma lecture du livre… _ l’excellent pitch de la quatrième de couverture de La fabrique des imposteurs :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme sur le fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l’apparence et à la réputation plutôt qu’au travail et à la probité, préférer l’audience au mérite, opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité, choisir l’opportunisme de l’opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs, pratiquer l’art de l’illusion plutôt que s’émanciper par la pensée critique, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à l’amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique des imposteurs.

L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social, maître de l’opinion, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes et des formes. L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre.

Sœur siamoise du conformisme, l’imposture est parmi nous. Elle emprunte la froide logique des instruments de gestion et de procédure, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant, notre démocratie de caméléons est malade, enfermée dans ses normes et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide.

Seules l’ambition de la culture et l’audace de la liberté partagée nous permettraient de créer l’avenir.« 

Ce qui donne, cette fois avec mes « farcissures » :

« L’imposteur est aujourd’hui dans nos sociétés _ qui le facilitent, sinon l’appellent et l’autorisent (!) : jusqu’aux plus hauts postes de commande financiers (bancaires et économiques), comme, au plus haut du visible !, politiques !.. _ comme un poisson dans l’eau : faire prévaloir la forme _ des actes _ sur le fond _ des choses et du réel _, valoriser _ jusqu’à l’obsession aveuglante et la cécité ! _ les moyens _ apparemment (au moins) efficaces, ainsi que les gains financiers, très effectivement effectués, eux !, dans l’objectif unique de réussir soi… _ plutôt que les fins _ davantage authentiques, elles, mais très vite perdues de vue par la myopie de l’obsession de l’efficacité des moyen, renforcée de l’obsession de la rentabilité !.. _, se fier à l’apparence et à la réputation _ seulement _ plutôt qu’au travail _ effectif, lui, et ses réels effets dans le réel effectif ! _ et à la probité _ bafouée ! tel un obstacle et une gêne à l’efficacité… _, préférer l’audience _ et l’audimat _ au mérite _ véritable, et pas joué : cf ici l’excellent et indispensable Qu’est-ce le mérite ? de mon ami Yves Michaud ; et mes deux articles d’octobre 2009 : L’acuité philosophique d’Yves Michaud sur de vils mésusages du mot « mérite » : la lanterne du philosophe versus le trouble cynique des baudruches idéologiques et  Où va la fragile « non-inhumanité » des humains ? Lumineux déchiffrage du « mérite » tel qu’il se dit aujourd’hui, par Yves Michaud le 13 octobre dans les salons Albert-Mollat, ainsi que le podcast de mon entretien avec Yves Michaud sur ce livre, le 13 octobre 2009, dans les salons Albert-Mollat… _, opter pour le pragmatisme avantageux _ en ses effets bien tangibles (d’espèces bien sonnantes et bien trébuchantes), à l’aune de la comptabilité… _ plutôt que pour le courage de la vérité _ plutôt dérangeante qu’arrangeante, elle, le plus souvent _, choisir l’opportunisme de l’opinion _ dont on sait aussi bien mesurer la versatilité, de même que la capacité d’oubli… _ plutôt que tenir bon sur les valeurs _ mais que deviennent-elles, celles-là ? et quelle réelle « consistance » peuvent-elles encore bien avoir ?.. _, pratiquer l’art de l’illusion _ vis-à-vis des gogos _ plutôt que s’émanciper par la pensée critique _ c’est bien trop angoissant ! _, s’abandonner aux fausses sécurités des procédures _ cf ici l’excellente (très éclairante) définition, donnée page 48, d’après Giorgio Agamben, de ce qu’est un « dispositif » : « tout ce qui a d’une manière ou d’une autre la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des être vivants « , in Qu’est ce qu’un dispositif ?… _ plutôt que se risquer à l’amour _ vrai d’un autre que soi _ et à la création _ exigeante et autonome, souveraine, capable de cheminer en parfaite indépendance à l’égard des calculs d’intérêt de tous ordres. Voilà le milieu où prospère l’imposture ! Notre société de la norme, même _ ou plutôt parce que _ travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse _ celle du marketing bien compris ; cf Edward Bernays, Propaganda _ comment manipuler l’opinion en démocratie _, fabrique des imposteurs. L’imposteur est un authentique martyr de notre environnement social _ qui même et surtout le suscite : l’imposteur faisant lui aussi marcher la machine, tant qu’il n’est pas pris ; et il arrive à la machine, même, de longtemps le couvrir (cf le cas, révélé en ce moment, des comportements des plus hautes instances de l’UCI à l’égard des tricheries de Lance Armstrong, par exemple…) _, maître _ en habileté (charlatanesque) _ de l’opinion _ qui, en retour, l’autorise et le cautionne, de fait (sinon de droit : mais la légalité elle aussi a bien de la plasticité, par les temps qui courent) _, éponge vivante des valeurs de son temps, fétichiste des modes _ et de leurs variations : elles se démodent (et très vite !!!) aussi… _ et des formes _ surtout celles de la légalité une fois manipulée : d’après ce qu’auront été , justement, les normes ayant cours dans la société ; à l’usure et de guerre lasse parfois, l’opinion finit par s’habituer, et même s’incliner… L’imposteur vit à crédit, au crédit de l’Autre. Sœur siamoise du conformisme _ voilà : elle en partage les objectifs et met son ingéniosité à en singer les moyens comme les fins seulement intéressées, loin de toute passion… _, l’imposture est parmi nous _ et très fort incrustée : que de vendus à elle !.. Elle emprunte la froide logique _ qui est aussi celle du cynisme pervers (psychiatriquement pathologique) _ des instruments de gestion et de procédure _ dont le potentiel d’efficacité (et l’étendue des applications) s’est considérablement (= terriblement) accru avec la puissance de traitement (mécanique) de l’outil algorithmique informatique, petit bijou du génie technicien et technologique de notre postmodernité… _, les combines de papier et les escroqueries des algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères _ grassement rémunérées, et pour cause, à proportion de leur capacité à en imposer aux profanes et aux non-initiés _ et l’hypocrisie des bons sentiments. De cette civilisation du faux-semblant _ voilà ! et rien moins ! _, notre démocratie de caméléons _ seulement !.. _ est malade _ moribonde ! _, enfermée dans ses normes _ et de jour en jour plus incapable de « jouer«  et de les dépasser (ce qu’est créer vraiment ; cf le beau et important chapitre « la création est un détournement des normes« , pages 275-290) _ et propulsée dans l’enfer d’un monde qui tourne à vide _ voilà !!! et « va dans le décor », rien moins !!! : « à force de s’adapter au tableau de bord et aux règles de procédure, les professionnels ne regardent plus la route, ils perdent la direction et le sens spécifique de leurs actions« , page 122. Seules l’ambition _ haute et noble _ de la culture _ vraie et ouverte : véritablement et joyeusement, artisanalement, créatrice ; et pas ses misérables ersatz de l’industrie de l’entertainment !.. _ et l’audace de la liberté _ généreusement _ partagée nous permettraient de créer l’avenir » _ en faisant que nos actes aient bien « un sens, et pas une fonction » seulement (page 189), car « sans la création« , « il n’y a pas de vraie vie » pour la personne, réduite eu statut d’objet (rangé et classé dans le répertoire tellement  commodément flexible, car de plus en plus corvéable et jetable à merci, des dites « ressources humaines« ), ni pour la communauté vraiment vivante que doit être la société vraiment démocratique ; soit, avec du recul, le dilemme en tension (historique de la seconde moitié du XXe siècle) du Principe Espérance et du Principe de précaution (dit Principe Responsabilité) ; cf les ouvrages cruciaux d’Ernst Bloch, Le Principe Espérance, et Hans Jonas, Le Principe Responsabilité (sous-titré, c’est à souligner, une éthique pour la société technologique ; et maintenant Frédéric Gros nous propose, sur ce dilemme tendu, u passionnant Le Principe Sécurité…) ; ainsi que l’œuvre entier de Cornelius Castoriadis, en commençant par l’Institution imaginaire de la société

Après cette présentation du projet même de ce livre,

j’en viens à ma lecture plus personnelle.

Vivre _ et tout particulièrement, au milieu et à côté des autres espèces animales, pour les membres de l’espèce humaine ; Nietzsche fait dériver l’étymologie du mot allemand « mensch«  désignant l’homme, d’un mot qui signifie estimer, peser, évaluer… _,

vivre, implique nécessairement de juger et choisir pour agir : et cela en permanence, afin de mieux se diriger, autrement qu’à l’aveuglette, ou sous le commandement pur et simple, et immédiat _ sans assez de marge de manœuvre pour élargir (et améliorer) le champ des possibles de notre action, et pas seulement réaction ! _ de stimuli, de pures et simples réactions immédiates à  des circonstances (ou à des actions d’autres que soi), auxquels il s’agirait seulement de réagir et de « s’adapter » avec plus ou moins d’efficacité…

Au-delà du comportement relativement simple d' »adaptation » _ plus ou moins efficace : et il y a intérêt dans le cas de l’alternative rudimentaire et basique « marche ou crève » ! « ça passe ou ça casse » !.. à des fins de survie parmi des prédateurs… _ à son environnement et aux circonstances parfois, voire souvent, un peu difficiles, l’espèce humaine s’est hissée à la capacité (intelligente et volontaire) d' »accommodation » _ rationnelle eu égard à certaines finalités prises pour références de l’action à mener et conduire _ de cet environnement ; et c’est là la base même _ à partir de l’invention de l’outil et de toute la technique (instrumentale) _  de toute la culture (et de l’Histoire), spécificités humaines, au-delà des simples héritages sociaux des autres animaux, transmis sur le mode de l’imitation-adaptation par copiage simple. Cf là-dessus par exemple, le De l’homme, de l’anthropologue américain Ralph Linton…

Et Roland Gori cite ici, à ce propos de l’importance de l’autonomie du « juger », le célèbre « Aude sapere ! » _ « ose juger ! », « aie le courage de te servir de ton propre entendement !«  _ de Kant, en son article Qu’est-ce que les Lumières ?, avec ses conditions _ personnelles, pour chacun et pour tous, et en forme de vocation (démocratique) universelle… _ de vaillance (versus la paresse) et de courage (versus la lâcheté), de la part du sujet _ la personne devenant autonome de sa conduite _ des décisions à prendre et actions à mener, pour sortir vraiment de la tutelle du statut de mineur (= incapable, du fait de l’insuffisance momentanée (= supposée provisoire !)  de développement de ses facultés au cours de la période d’enfance ; ou durable du fait de graves handicaps, pour les adultes objectivement incapables ; un juge des tutelles étant alors chargé d’en décider _ dans les États de droit, du moins… _ avec des conditions suffisamment garanties de légitimité…) ; et accéder ainsi au statut _ tant moral que juridique : les deux !!! _ de majeur autonome, responsable de ses actes et de leurs conséquences.

Mais de mauvaises habitudes (d’hétéronomie) un peu trop bien installées tout au long de la période de minorité réelle (= d’incapacité des facultés) de l’enfance _ et devenues quasiment une « seconde nature » : s’en déprendre implique toujours bien des efforts sur soi ; une discipline à se donner à suivre : « l’homme (« fait d’un bois courbe« ) est un animal qui a besoin d’un maître«  (= un instituteur ; un « tuteur«  l’aidant à apprendre à « pousser droit« …), nous dit Kant ; mais pas d’un maître d’esclaves, d’« instruments animés« , pour reprendre les mots d’Aristote, cette fois… ; Spinoza montre lui aussi superbement ce qui sépare la démocratie authentique (et les rapports rationnels et vraiment aimants de père à enfants) des rapports purement instrumentaux de maître à esclaves… _,

de mauvaises habitudes de paresse et de lâcheté un peu trop incrustées et ancrées,

peuvent fournir l’occasion à de faux tuteurs _ qui prennent seulement (et faussement « aimablement«  !) la « posture«  de rendeurs de service _ de rendre le service apparent et illusoire _ et payant ! selon le principe bien compris et bien accepté que tout effort mérite salaire ! la générosité de la bienveillance ayant tout de même elle aussi ses limites… ; ce sont des exploiteurs malveillants ! _, à ces pseudo-mineurs _ attardés volontaires dans une fausse enfance qui n’a plus lieu d’être, maintenant qu’ils ont l’âge adulte ! _ de l’intelligence et de la volonté, de penser et décider de ce qui est bien à faire pour ceux-là, jusque dans le plus quotidien des choix à accomplir en leur vie quotidienne, et même la plus intime…

Et voilà les ancêtres _ confesseurs-directeurs de conscience, au premier chef… _ de nos pseudo experts (et coaches) en tous genres, ayant pignon sur rue et officines renommées, d’aujourd’hui, que débusque et dénonce Roland Gori dans La fabrique des imposteurs:

« Nous voilà bien loin de cette majorité morale _ personnelle _ et politique _ citoyenne _ que nous promettait la philosophie des Lumières. Nous avons changé de tuteur, pas de tutelle _ consentie par la paresse et la lâcheté incrustées, et au quotidien toujours davantage renouvelées et renforcées. Et nous avons à notre insu _ d’une conscience pleinement (ou au moins suffisamment !) lucide, du moins, quant au sens des actes que le « faux self » accomplit, ainsi que de la chaîne de ses conséquences, au présent immédiat, comme à plus long terme ; et cela à l’infini… _ prononcé les vœux de vivre selon la liturgie de la religion du marché ; les nouvelles formes de l’évaluation sont là pour en vérifier les règles« , pages 76-77…

« Comment avons-nous pu suspendre à ce point-là notre raison critique et laisser à ce système débile et nauséabond le soin de nous mettre en tutelle ?« , page 120…

La clé de ce processus concernant la faille qui se glisse et s’élargit entre l’ordre du fait et celui du droit, ainsi qu’entre l’ordre de la légalité (de fait) et celui de la légitimité (de droit), et s’aggrave avec l’augmentation de la pression de l’urgence _ pragmatique et économique, les deux ! _ d’agir, sans prendre suffisamment le temps de réfléchir et débattre, que ce soit avec soi-même déjà, dans le moment de la délibération ; ou que ce soit avec d’autres que soi, comme lors de l’action législative parlementaire, par exemple, ou avant le vote, pour le citoyen…

Et là aussi se perd le sens des exigences de l’idée même _ un Idéal exigeant ; Alain l’analyse excellemment… _ de démocratie ; la démocratie n’étant pas seulement un système formel et institué _ comme une fois pour toutes ! _ de pouvoirs _ cf aussi Michel Crozier et Erhard Friedberg : L’Acteur et le système Que de démocraties de pure façade _ et imposture ! _, aujourd’hui, au contraire !!!..

Les cinq premiers chapitres de La fabrique des imposteurs sont consacrés au diagnostic de la fabrication de l’imposture dans la société avancée d’aujourd’hui : chapitre 1, « Normes et impostures » (pages 11 à 40) ; chapitre 2, « Au nom de la norme » (pages 41 à 128) ; chapitre 3, « Raisons et logiques de la bureaucratie d’expertise » (pages 129 à 164) ; chapitre 4, « L’inhibition de rêver et le trauma de la civilisation » (pages 165 à 208) et chapitre 5, « La solution de l’imposture » (pages 209 à 249). Ils sont consacrées à la confiscation du sens de la justice (et de la vraie légitimité : toujours, toujours, sans relâche, à débattre) au profit de l’acceptation par lassitude (des citoyens justiciables de démocraties alors confisquées…) de ce qui, devenant habitudes _ prises et installées, incrustées _, de fait, devient en effet « normes« , et remplace la loi véritablement démocratique _ telle qu’elle résulte d’un vote après débats (et navettes) au Parlement ; et ne doit résulter pas d’un simple rapport de forces (ne serait-ce qu’électoral, en conséquence d’élections ayant fait émerger une majorité…), ou de la pression très patiente et très organisée, elle, de lobbies éminemment pragmatiques, qui en ont les moyens…

C’est le sixième et dernier chapitre, « La désidération indispensable pour vivre et pour créer« (pages 250 à 308) qui m’a personnellement le plus intéressé,

par les solutions pédagogiques et thérapeutiques aux maux (d’imposture et d’imposteurs !) dont souffrent tant la collectivité que les personnes singulières,

qu’il aborde et envisage,

excellemment illustrées, ces solutions pédagogiques et thérapeutiques, d’excellents exemples.

Roland Gori a pris bien soin de distinguer, au début du chapitre 5, « la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie« , de « la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse« , page 212 ;

et qui distingue sa position de celles de « Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman, Dany-Robert Dufour et Gilbert Levet« , page 209.

« Ces auteurs sont des collègues dont j’estime au plus haut point les recherches et avec lesquels j’ai eu plusieurs fois l’occasion de débattre.

Ils savent que mon désaccord ne porte pas sur leur anthropologie, à laquelle mes travaux contribuent à leur façon,

mais sur le postulat de l’existence de « néo-sujets » révélés par la pratique clinique actuelle.

Je pense en effet que la subjectivité dont nous parlons en psychanalyse n’est pas la même que la subjectivité dont nous parlons en sociologie des mœurs, en anthropologie.

Quand je parle dans les chapitres précédents de « fabrique des subjectivités »,

je me réfère essentiellement aux travaux de Foucault qui considère le sujet et l’individu comme un produit des techniques de subjectivation

_ cf aussi, sur les processus de « subjectivation« , le travail passionnant de Martine de Gaudemar, dans son très riche La Voix des personnages ; cf aussi le podcast de la présentation de ce livre à la librairie Mollat, le 11 décembre dernier ; ainsi que mon article du 25 septembre 2011 : Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages » ; mais Martine de Gaudemar envisage elle aussi, comme Roland Gori (et Donald Winnicott), le processus de subjectivation (de la personne infiniment en gestation), comme un « jeu » qui doit résolument être ouvert à l’accomplissement en partie aléatoire des personnes ; comme un « jeu » « artiste« … ; à contre-pied d’une quelconque « bovarysation« , dans les rapports du sujet aux « personnages«  (les fictifs comme les réels, mais ces derniers eux aussi toujours en partie fantasmés…) qu’il est amené à plus ou moins volontairement, mais d’abord pulsionnellement, forcément, fréquenter… _,

autrement dit des modes de civilisation et de pouvoir qui le font apparaître autant qu’ils le soumettent.

Radicalement différent est le concept de sujet en psychanalyse.

Le sujet de la psychanalyse est celui qui, par ses symptômes mêmes _ et bien que douloureux et bancal, dans la névrose, il y a un « bénéfice » de la maladie… _, tente d’échapper _ voilà ! _ à cette assignation _ oui ! _ de la culture et de ses modes de civilisation, à l’assignation à résidence _ normalisée… _ qu’elle tente de lui imposer. Le sujet dans ce cas n’est pas identique _ par conformisation subie volens nolens _ aux formes d’identifications que la civilisation lui impose, mais, bien au contraire, le sujet de la psychanalyse est ce qui fait objection _ libertairement, en quelque sorte ; même si c’est maladroitement ! et non sans douleurs… _ à ces contraintes et à ces assignations sociales, ce qui reste irréductible _ positivement, donc : par son insoumission forcenée ! _ à toute normalisation« , pages 212.-213.

« Et c’est d’ailleurs (…) le vif de la découverte freudienne _ en effet ! _ que d’avoir montré par l’analyse des symptômes névrotiques que le lieu d’existence du sujet se trouvait _ même bancalement et douloureusement, comme ainsi _ dans ses dysfonctionnements _ et leur « jeu« , face au réel massif qui se présente à eux comme une falaise… _, et non dans ses adhérences à l’ordre social.

Dès lors, ce ne sont pas les « sujets » qui sont nouveaux (« néosujets »),

mais la manière dont la culture et les modes de civilisation autorisent _ à tel moment donné de l’Histoire _ l’expression d’une souffrance singulière, et les dispositifs de diagnostic et de traitement qui appartiennent intégralement à cette culture« , page 213

_ on notera au passage le « jeu » demeuré ouvert, toute la vie durant de Freud lui-même, de ses propres permanents efforts de théorisation, et de diagnostic, et de traitement. Comme doit l’être tout travail humain de connaissance (et de ce qui ambitionne le titre de « science«  : une recherche d’exigence auto-critique infinie…) ; et sur ce point capital, l’épistémologie de l’« épreuve » infiniment renouvelée, permanente et sans faille, à la « résistance » à la « falsification«  des « hypothèses«  sans cesse et sans cesse « essayées« , de Popper, est venue confirmer la noble et ferme (et juste !) position métapsychologique freudienne ; lire et toujours re-lire ici l’admirable début de l’article Pulsions et destin des pulsions, qui ouvre Métapsychologie, en 1915 :

« Nous avons souvent entendu formuler l’exigence _ rigide et irréaliste au regard de ce qu’est la recherche effective ! telle celle-là même qu’élabore Freud avec la psychanalyse : une exigence de la part de certains des détracteurs de la psychanalyse, tout spécialement , donc… _ suivante : une science doit être construite sur des concepts fondamentaux clairs et nettement définis. En réalité, aucune science, même la plus exacte, ne commence _ de fait : en son élaboration _ par de telles définitions _ et théorie : achevée une fois pour toutes. Le véritable commencement _ in concreto _ de l’activité scientifique _ la recherche est une activité (et une activité d’« imageance«  : en perpétuel chantier !) ; la production de la théorie (et des concepts fondamentaux) n’en est qu’une étape ; et qui n’est ni première, ni définitive… _ consiste plutôt dans la description _ à constituer par un discours (d’« imageance«  et figuration) à inventer, créer, et essayer… _ de phénomènes, qui sont ensuite rassemblés, ordonnés et insérés dans des relations. Dans la description, déjà, on ne peut éviter d’appliquer au matériel _ à connaître par l’aventure de ses investigations minutieuses (d’« imageance«  et figuration) à mener … _ certaines idées abstraites que l’on puise ici ou là _ parmi toute son expérience déjà élaborée et constituée, construite, ainsi que parmi sa culture peu à peu assimilée et appropriée (construite, elle aussi ; voire bricolée ; mais c’est sur tout cela qu’on peut (et doit impérativement) vraiment s’appuyer pour avancer dans sa recherche, face à de l’inconnu à découvrir, explorer…)… _ et certainement pas dans la seule expérience actuelle. De telles idées (ainsi transportées d’un domaine à un autre : ce sont des métaphores !!! )  _ qui deviendront (mais oui !) les concepts fondamentaux de la science _ sont dans l’élaboration ultérieure _ qui va se poursuivre ! cf Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure » prématurément ; de s’encombrer d’idées arrêtées improprement…  _ des matériaux _ à façonner avec la plus grande minutie, celle qu’impose l’extrême complexité du réel à élucider… _, encore plus indispensables. Elles comportent d’abord nécessairement un certain degré d’indétermination _ forcément, métaphoriques, elles ne peuvent être au départ qu’approximatives… _ ; il ne peut être question de cerner clairement _ trop prématurément : il faut, et (subjectivement) de la patience, et (objectivement) le temps nécessaire du travail très exigeant d’élaboration : par accommodation progressive à l’objet à penser et connaître, de la focalisation de ce travail du pensr… _ leur contenu. Aussi longtemps qu’elles sont dans cet état, on se met d’accord _ en tâtonnant beaucoup… _ sur leur signification en multipliant les références au matériel de l’expérience, auquel elles semblent être empruntées mais qui, en réalité, leur est soumis _ dans ce travail infiniment complexe et patient de recherche, c’est l’« imageance«  (et le génie inventeur) du chercheur qui est aux commandes et à l’œuvre ! Je propose ce concept d’« imageance«  à partir des travaux passionnants de mon amie Marie-José Mondzain… Elles ont donc, en toute rigueur, le caractère de conventions _ mais oui ! il ‘agit d’un créer qui implique de radicales initiatives et décisions ;de même qu’en aval,  s’initier à une science, passe forcément par l’assimilation de ce qu’est devenue, au fil des œuvres des chercheurs, la « langue«  de cette « science« , et son chantier (à jamais ouvert et permanent) : assimiler à la fois son vocabulaire et sa syntaxe… _, encore que tout dépende du fait qu’elles ne soient pas choisies arbitrairement mais déterminées par leurs importantes relations _ et il faut ici bien du flair (ainsi qu’un peu de chance !) pour les explorer, ces « importantes relation » entre « idées abstraites » de départ (= les métaphores-béquilles que l’« imageance«  s’invente pour avancer dans la jungle du « réel« -objet où pénétrer et se diriger…) et « matériel de l’expérience » à élucider de plus en plus précisément et clairement… _au matériel empirique ; ces relations, on croit les avoir devinées _ mais oui ! tel est le seul vrai départ des chemins à inventer par l’« imageance«   _ avant même de pouvoir en avoir la connaissance et en fournir la preuve. Ce n’est qu’après un examen plus approfondi du domaine _ élargi peu à peu, et supposé cohérent _ de phénomènes considérés que l’on peut aussi saisir _ enfin ! _ plus précisément les concepts scientifiques fondamentaux qu’il requiert _ l’« imageance » passant alors de la métaphore au concept ; qu’elle va alors proposer… _  et les modifier _ encore… _ progressivement _ voilà ! et avec beaucoup de souplesse et doigté…  _ pour les rendre largement utilisables _ afin d’élargir le plus possible leur champ d’application ! _ ainsi que libres de toute contradiction _ seulement à ce stade (avancé !) de la recherche : la priorité du chercheur allant à l’audace de l’inventivité et ingéniosité de la recherche (= de l’« imageance« )… C’est alors qu’il peut être temps de les enfermer _ pour commodité, ces concepts obtenus ainsi… _ dans les définitions. Mais le progrès de la connaissance ne tolère pas non plus de rigidité _ toujours l’inconvénient ! _ dans les définitions. Comme l’exemple de la physique l’enseigne de manière éclatante, même les “concepts fondamentaux” qui ont été fixés dans des définitions voient leur contenu constamment modifié » _ au fur et à mesure des nouveaux progrès (d’affinement) de la recherche, c’est-à-dire du travail toujours, toujours poursuivi (= jamais abandonné, sur le fond…) d’« imageance« , à l’échelle de l’Histoire longue de cette science… ; fin de l’incise sur le travail de métapsychologie de Freud.


Aussi, « si ces « enfants trahis » (…) se présentent à nous, bien souvent comme des « pervers ordinaires », des Narcisses ou des « imposteurs », des faux self et des personnalités « as if »,

c’est bien souvent dans l’espoir autant que dans la crainte _ leurs _ de retrouver _ ou trouver enfin _ cette part d’eux-mêmes dont ils ont dû se dissocier _ ou dû ne jamais avoir laissé autrement (ou mieux) exprimer _ pour se protéger. Pour se protéger (…) de l’empiètement _ sur la chair toujours à vif (et mouvante si peu que ce soit) de leur soi de sujet vivant… _ d’un univers trop normatif, trop contraignant, qui a exigé d’eux, par sa culture et ses modes de civilisation, une adaptation trop précoce et féroce« , pages 214-215.

Et j’en viens maintenant aux propositions cruciales que je baptise « pédagogie de la création et de la créativité«  ! de Roland Gori, aux pages 251 à 270 (intitulées Créer ou s’adapter ?) et 275 à 290 (intitulées La création est un détournement des normes),

face à la menace terrible

_ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur : cf l’expérience de la grenouille dont on prend bien soin de ne porter que très progressivement à ébullition le bocal où on la fait séjourner, de façon à éviter qu’un écart de température perceptible par la malheureuse (= un peu trop brusque…), ne suscite son immédiat et salvateur bond hors du bocal !!!) des capacités d’initiatives et de création _ cf tout particulièrement le concept d’« imageance«  et d’« opérations imageantes«  de mon amie Marie-José Mondzain, in Homo spectator, ou dans Images (à suivre) _ de la poursuite au cinéma et ailleurs ; ainsi que le podcast de mon entretien du 16 mai 2012, à la librairie Mollat, avec elle, à propos de ce livre ; + mon article du 22 mai suivant : Sur nos propres opérations imageantes face à l’imageance même de quelques chefs d’oeuvre de l’Art _ au cinéma et ailleurs _, le regard lumineux de Marie-José Mondzain en sa conférence à la librairie Mollat le 16 mai 2012_ de la plus grande partie des individus

_ ou par la « placardisation«  des plus audacieux, encore, pour commencer, d’entre ces individus, au sein de cette société néo-libérale, en déficit de démocratie active (et davantage égalitaire : je pense ici au travail de Jacques Rancière)… : les « placardisés«  étant de toute façon socialement et sur le nombre, minoritaires et en quelque sorte résiduels ; leur impact sur les autres ne pouvant compter dès lors, somme toute (= tout bien calculé !), et à terme, que « pour du beurre » (= pas grand chose), au sein de cercles d’influence de plus en plus limités et étroits : qui les entendra (et écoutera) ?.. ; la loi du nombre (dite « démocratique« , en prenant bien soin de faire perdre de vue, en les noyant sous la masse de l’inessentiel, les nécessaires vrais débats critiques) règne et règnera ! Et chapeau l’imposteur pour l’efficacité du tour de passe-passe : ni vu, ni connu ; non démasqué… _ ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur) des capacités d’initiatives et de création de la plus grande partie des individus

dont le résultat effectif est, au final,

des délibérations (d’actions et de choix), non seulement de plus en plus pauvres (asséchées de contenus et de sens), mais aussi de plus en plus immédiatement renoncées,

car ces individus se sont eux-mêmes trop vite dissuadés de toute initiative tant soit peu audacieuse hors du confort (apparent) du suivi tranquille et pépère (sans questionnement, ni discussion, tant avec soi qu’avec d’autres que soi…) des rails proposés par les normes (en place et visiblement dominantes) sociales ; soit le confort du conformisme (illusoirement sécuritaire) majoritaire… : cf le « There is no alternative«  martelé, des Thatcher et Reagan… ;

face à la menace terrible _ et totalitaire par la stérilisation massive progressive (et anesthésiée très en douceur)

de tout ce qui pourrait venir excéder les procédures de plus en plus massives et dominantes d’« adaptation«  aux normes sociales imposées et acceptées (par calcul d’« intérêts bien compris«  !), car tenues, par la raison (réduite à de l’économique : de plus en plus exclusive d’autres valeurs ! ; renforcée des rouleaux-compresseurs de l’idéologie serinée à longueur de temps par les principaux médias en place…), pour nécessaires et justes

par des individus

soit se jugeant incapables

(que ce soit par ce qu’ils jugent être, et une fois pour toutes (!), tant la capacité limitée de leur propre intelligence que la force limitée de leur propre volonté : inférieures et impuissantes ! ; pour ne rien dire de l’inocuité bien vite advenue de leur propre puissance d’imaginer, rabougrie qu’elle devient à force d’être rabattue et de se cantonner sur les stéréotypes de l’industrie de l’entertainment... ; je ne parle même pas d’« imageance«  à leur propos, en leur cas ; ils n’en ont pas la plus petite idée…) ;

soit se jugeant incapables

de les transgresser si peu que ce soit, ces normes en vigueur,

soit s’y conformant

par le calcul (malin…) de menus avantages (sonnants et trébuchants, en l’espèce…) qu’ils escomptent tirer de cette soumission participative effective à l’extension supposée irrésistible de ces normes en place,

au plus quotidien du quotidien de leurs actes (de travail et de consommation jusque dans leurs plages de loisirs) ;

et cela même jusqu’à devenir des imposteurs cyniques… _

face à la menace terrible de la stérilisation des créativités,

et, d’abord, face à la crainte de la constitution même d' »expériences » personnelles _ pour reprendre les analyses lucidissimes de Walter Benjamin (cf sa magnifique expression du « levain d’inachevé » reprise par Roland Gori à plusieurs reprises ; par exemple page 268), et que reprend aussi Giorgio Agamben, après Pier-Paolo Pasolini ; cf aussi les analyses qu’en donne Georges Didi-Hubermann, par exemple en sa Survivance des lucioles _, de personnes artistes et artisans, ainsi, de leur vie

en ce que cette vie a encore la capacité de comporter de singulier _ et je re-pense ici à nouveau à la fatuité monstrueuse du discours du « dernier homme«  de Nietzsche… _ :

d’où ce titre de « la désidération indispensable pour vivre et créer » donné par Roland Gori à ce dernier capital chapitre…

L’exergue (page 250) donné à ce chapitre, et emprunté à Conversations ordinaires de Donald Winnicott, nous met déjà sur la voie, de cette matrice salvatrice de la créativité qu’est le jeu (en tant qu’activité ouverte de playing) :

« L’expérience culturelle commence avec le jeu _ avec celui, très tôt, du tout petit enfant _ et conduit _ par la fécondité du travail amorcé de son « imageance« …  _ à tout _ voilà ! et c’est un patrimoine considérable (par son potentiel : en commençant par le jeu ouvert du discours par la parole dans l’usage de la langue, au sein du langage ; cf ici la générativité ouverte (et compréhensible par les récepteurs, aptes à y répondre…) du discours par la parole telle que l’analyse brillamment Chomsky…) pour l’humanité ; comparé à la minceur (et pauvreté en progrès, faute de richesse de connexions entre les diverses facultés) de l’héritage social des autres animaux ! (qui ne se transmettent, par de simples imitations-copiages, que de relativement simples signaux, eux ; du moins à ce qu’il semble…) ; mais à condition que soit préservée (et cultivée, plus encore) chez l’adulte que l’enfant deviendra, ce que Nietzsche nomme la « vertu d’enfance« , et dont il choisit l’image-figure (celle de l’enfant, donc) comme métaphore de la troisième des métamorphoses à venir de l’esprit en vocation d’épanouissement, après celles du chameau (pour la vertu de vaillance) et du lion (pour la vertu de courage), pour figurer l’innocence généreuse (difficile à conquérir…) et tellement féconde, de la la vertu de créativité… ; mais celle-ci, jugée dangereuse (et vicieuse !) pour le respect de la conformité aux normes sociales en place, est assez strictement contrôlée par les pouvoirs installés, et assez jalousement réservée à quelques privilégiés « autorisés«  à s’y livrer, relativement encadrés par quelques institutions, seulement… ; les autres étant, au mieux, « placardisés » et, sinon, carrément censurés : on ne saurait badiner avec le « génie«  : il confine un peu trop avec la « folie«  et le « mal«  _  ;

l’expérience culturelle commence avec le jeu

et conduit à tout

ce qui fait l’héritage de l’homme : les arts, les mythes historiques, la lente progression de la pensée philosophique et les mystères des mathématiques, des institutions sociales et de la religion« …

C’est donc cette capacité ouverte (et « émancipatrice ») de jeu

qu’il faut permettre, protéger et plus encore cultiver, pour Roland Gori, en une civilisation qui soit plus authentiquement démocratique,

a contrario du « chemin balisé des apprentissages«  (page 251) du « programme technico-éducatif«  (page 252), et « au nom d’une efficience qui se mesure avec les seuls dispositifs de conformité que notre civilisation _ moins authentiquement démocratique… _ feint de prendre pour la vérité » (page 252),

qui, avec la « dévaluation » concomitante des « humanités »

_ « Le mépris dans lequel aujourd’hui on tient la formation des jeunes par les « humanités » constitue une catastrophe écologique. C’est la nature même de la pensée, l’environnement mental, que l’on sacrifie aux intérêts directs des apprentissages techniques et instrumentaux » (page 254) _,

« constitue le moyen le plus sûr pour les classes dominantes de maintenir leur système de domination symbolique par lequel elles se reproduisent«  (page 255).

Car, « il convient de le soulignerprécise on ne peut plus clairement Roland Gori page 256 _, une éducation qui ne se fonde que _ et là est la base même de son totalitarisme ostracisant tout ce qui est susceptible de venir le contester et menacer… _ sur l’utile, le rentable, le technique et l’instrumental est une éducation d’esclave, une éducation antidémocratique. C’est une éducation qui ignore la vie autant que le vrai«  (page 256).

Et « l’enjeu est capital«  (…) car « le style d’éducation qui sera favorisé ou qui s’imposera de manière totale _ d’où le danger de totalitarisme… _, conditionnera le type d’humain que notre civilisation planétaire fabriquera«  (page 257)

_ surtout si, à la suite et dans la logique du « le vrai médecin doit rester une denrée rare » (cf l’interview du 23-03-2012 du professeur Guy Vallencien <http//www.egora.fr/sante-societe/condition-guy-vallencien-le-vrai-medecin-doit-rester-une-denree-rare> ),

« il est probable qu’un jour, un autre de ces experts contaminés par le virus de cette logique des marchés, déclare : « Il faut que l’enseignant des écoles, collèges et lycées, devienne une denrée rare ; un tri sélectif des enfants sera fait en fonction de leur capacité cognitive ; seuls 10 à 15 % d’entre eux devraient bénéficier de vrais enseignants, la masse des 85 à 90 % n’en a pas besoin. »

Et puis un autre expert dira la même chose du juge, tel autre du chercheur, tel autre du journaliste, tel autre de l’artiste, tel autre de…«  (page 137) :

état des choses qui nous pend au nez si nous n’inversons pas enfin ! le rouleau-compresseur si violemment antidémocratique (= in-égalitariste ; cf l’usage fait alors de la catégorie du « mérite« ) de l’idéologie néo-libérale, qui nous déferle dessus et écrase depuis la fin des années soixante-dix du siècle dernier ;

sur tout cela, lire aussi l’excellentissime La Méthode de l’égalité du plus que jamais vigoureux Jacques Rancière.

Même si « la passion pédagogique n’a pas attendu le néolibéralisme pour faire de l’élève, du « sauvage », du « dominé », l' »ignorant parfait,

l’écran vide

sur lequel le maître, le savant, le dominant projette et écrit son propre savoir«  (page 259).

Et c’est ici que prend place,

dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le dyptique pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

_ détaillé aux pages 259 à 261 : « C’est un véritable prototype de thérapie « cognotivo-comportementale » qu’entreprend Itard auprès de Victor« , « l’enfant sauvage de l’Aveyron, alors âge de douze ans, découvert en lisière de forêt au début du XIXe siècle » (…) et qui « ne comprenait pas le langage humain, se balançait à la manière de certains psychotiques, mordait, criait et regardait la lune en geignant« , page 259 ; « Itard « enseigne » (…) mais il n’attend en retour aucun savoir. Itard ne cherche pas à comprendre comment et par quel autre type de savoir Victor a pu survivre dans des conditions extrêmes. Le savoir concret n’intéresse pas Itard, pas davantage que le rôle facilitateur du savoir informel que les jeux procurent à Victor. Le savoir, c’est sérieux. Le monde de l’éducation est ce monde « où tout plaisir est une récompense, toute peine une punition, sinon ils sont sans signification. Le désir doit se ramener au besoin » », selon l’excellent commentaire qu’en donne Octave Mannoni dans ses Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, aux Éditions du Seuil en 1969 ; « Pour le Dr Itard, comme pour la majorité des pédagogues _ applicateurs (mécaniques) de didactique _, le langage n’est qu’un outil de communication pour lequel les mots (ne) sont (que) les signes qui désignent les choses et sont associés (seulement mécaniquement) à elles « , pages 260-261 ; alors que « Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison (mécanique : encore et toujours ! Quand comprendra-t-on enfin ce qui distingue un art souple et ouvert d’une technique simplement mécanique (même raffinée par les capacités, surmultipliées de la combinaison complexe d’algorithmes, de l’informatique ?…)

Victor aurait pu enseigner à Itard que le langage n’est pas qu’une combinaison

de signes, un agencement d’informations instrumentales ;

que c’est la polysémie même de ses signifiants _ avec ce qu’elle comporte de « fonction poétique » ô combien porteuse de sens ! _ que pétrissent _ sublimement _ l’amour et la poésie« , page 261, selon cette « fonction poétique » de leur usage dans le discours sous l’impulsion créative et tellement significative de la parole vivante !!!) ;

« Itard m’apparaît ici, conclut alors Roland Gori son analyse de la pédagogie strictement d‘ »instruction » (et par là pauvrement unidimensionnelle !) du Dr Itard, comme le martyr de cette « passion pédagogique » _ mécaniquement didactique _ qui ignore ce qui la motive et opère par une tentative de maîtrise _ purement technique, mécanique _ de l’ignorance, du sauvage en chacun de nous, et finit par duper celui qui s’en croyait le maître«  (page 261) _ et « l’imposture suit _ alors bien vite _ la passion de la maîtrise _ instrumentale _ comme son ombre« , commente au passage Roland Gori, page 262.

Et Roland Gori alors d’élargir ce paradigme : « Mais de nos jours, c’est toute la société qui s’abandonne à cette passion de la maîtrise _ technique et mécanique, et désormais accrue aussi des ressources sophistiquées, mais toujours, in fine, mécaniques (algorithmiques), de l’informatique _, et ce faisant, à l’imposture. La passion de la maîtrise s’est en quelque façon industrialisée, elle est sortie des égarements de l’artisan pédagogue d’antan, elle est devenue une technique générale de gouvernement de soi-même et d’autrui. (…) Et au cours des dernières décennies, la violence technique de ce programme de rééducation de nos formes de vie, a produit une véritable sidération culturelle » _ qu’il s’agit donc de démonter, et urgemment… (page 262)

Comment ? « Pour sortir de cette sidération culturelle qui (…) conduit à la servitude volontaire autant qu’à la psychopathie et l’imposture, que faut-il faire ? (…) Il faut redonner à la vie comme à l’ambition de la démocratie cette part de liberté qui permet, à l’une comme à l’autre, de créer en échappant à la fatalité biologique et sociale«  (page 262) ; « Il nous faut apprendre à naviguer sans cette inhibition que produisent les normes lorsqu’elles altèrent la normativité _ dans l’art d’agir inventif impromptu _ du vivant » (page 263) _,

Et c’est ici que prend place, dans l’économie de La fabrique des imposteurs et de son acmé qu’est son dernier chapitre,

le diptyque pédagogique « paradigmatique » (page 265) parfaitement éclairant

de l’instructeur Jean Itard, d’une part

et de l’éducateur émancipateur Joseph Jacotot, d’autre part

_ développé aux pages 265 à 270  : « On connaît l’histoire magnifiquement rapportée et commentée par Jacques Rancière dans son livre Le Maître ignorant : « Jacotot, après une carrière longue et mouvementée d’enseignant, d’artilleur, de secrétaire du ministre de la Guerre, d’instructeur d’un bataillon révolutionnaire, fut exilé par les Bourbons pour avoir pris parti pour Napoléon. Ayant obtenu à l’université de Louvain un poste de littérature française, il connut _ c’est-à-dire rencontra et inventa, façonna _ une expérience pédagogique exceptionnelle qui l’amena à croire dans « l’égalité des intelligences » et dans « l’émancipation intellectuelle » des esprits«  (page 265). « En 1818, Joseph Jacotot reste un homme des Lumières qui croit dans l’émancipation du savoir dès lors que celui-ci n’est pas imposé, mais voulu _ = fermement désiré !

Cet état d’esprit le disposait à une trouvaille _ afin de se faire comprendre, « lui qui ne connaissait pas le hollandais » d’« étudiants hollandais » qui « voulurent suivre ses cours » alors qu’eux « ne connaissaient pas le français » (page 265) _ :

Il fit remettre aux étudiants par un interprète le Télémaque de Fénelon, qui venait de paraître à Bruxelles en édition bilingue. Il demanda aux étudiants d’apprendre tous seuls le texte français en s’aidant pour le comprendre de la traduction ; ensuite il leur demanda de commenter en français et par écrit ce qu’ils avaient lu.

Alors qu’il s’attendait à d’affreux barbarismes, et peut-être à une incapacité absolue de répondre à sa commande,

il fut vivement surpris « de découvrir _ voici la « trouvaille » « surprenante » de Jacotot ! _ que ces élèves, livrés à eux-mêmes, s’étaient tirés _ par les efforts de leur propre ingéniosité ainsi jouissivement sollicitée sous forme de défi ludique… _ de ce pas difficile aussi bien que l’auraient fait beaucoup de Français. Ne fallait-il donc plus que vouloir _ = passionnément « désirer » et s’investir en ce « travail » personnel donnant lieu à cette « œuvre » d’intelligence ! _ pour pouvoir ? Tous les hommes étaient-ils donc virtuellement capables de comprendre _ bel et bien effectivement, in fine _ ce que d’autres avaient fait et compris ? » (Félix et Victor Ratier cités par Jacques Rancière). Ce fut la révélation _ mieux encore qu’une « trouvaille«  _, à proprement parler révolutionnaire : enseigner, ce n’est pas expliquer ; c’est permettre aux autres d’apprendre _ même plus avant que lui, alors, en cette circonstance… _ ce que le maître lui-même ignore » _ ou du moins, et au moins, égalitairement avec lui… : cf là-dessus le très riche et passionnant La Méthode de l’égalité de Jacques Rancière… _ (page 266).

« La pédagogie par explication _ telle celle tentée par Itard avec Victor de l’Aveyron _ ne trouvait _ in fine _ son fondement que dans l’ordre social : diviser le monde entre expliqués et expliquants, placer les intelligences expliquées sous la férule des intelligences expliquantes, soumettre _ à la fin primordiale de domination (et d’exploitation, bien vite, à sa suite)… _ le monde à la hiérarchie des intelligences. A cette seule condition les expliqués pourront à leur tour devenir des expliquants !  » (page 266) ; tout à l’encontre, cette position, ici, de domination de l’enseignant, de la pédagogie libératrice de Nietzsche, celle du « Vademecum, vadetecum« , in Le Gai savoir (cf aussi le chapitre 9 du Prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra), quand Zarathoustra aspire à rencontrer des disciples désirant (« suivant » sa « leçon«  d’invitation, par l’exemple, à la liberté et la recherche infinie de la justesse du juger) « se suivre eux-mêmes« 

« Pour Jacotot, l’ignorance du maître devint en elle-même une vertu, vertu qui le préserve de la tentation de l’explication, et du désir de soumettre l’élève, en l’invitant _ voilà le « hic Rhodus, hic saltus » du processus courageux et jubilatoire à accomplir : une « invitation » (toute simple, et directe, et franche) par l’exemple ; et pas par quelque modèle à aveuglément recopier… _, en situation de contrainte _ pédagogique : un défi joyeux et encourageant, stimulant ici _, à construire lui-même _ au moins par l’élan de ses (indispensables !) efforts personnels de recherche ; même si c’est jamais tout à fait tout seul que s’élabore, se construit et s’élève peu à peu, pas à pas, patiemment, l’édifice de la « raison critique » personnelle ; car peu à peu elle devient de mieux en mieux cultivée, aussi ! _ son propre savoir«  _ cf Kant : « Penserions-nous bien et penserions-nous beaucoup, si nous ne pensions point en commun avec d’autres, qui nous font part de leurs opinions et auxquels nous communiquons les nôtres ? », afin d’en débattre avec une visée de plus grande justesse, in La religion dans les limites de la simple raison, un vigoureux opuscule contre la censure… ;

et, de fait, on n’apprend vraiment qu’à son corps défendant et par ses propres efforts (et écorchures !), en se forgeant, par le menu _ c’est nécessaire _, et pas à pas, sa propre « expérience« , et en surmontant (et apprenant à corriger) ses erreurs premières (ses « esquisses« , dit excellemment Alain) ; ainsi qu’en se frottant, aussi, à ce que l’on doit apprendre peu à peu, aussi, à percevoir et entendre vraiment de l' »expérience » vraie et se forgeant, pas à pas, et en propre elle aussi ! _, des autres ; lire aussi, là-dessus, le sublime dernier chapitre des Essais (livre III, chapitre 13) de Montaigne : De l’expérience

Soit « la découverte qu’apprendre est affaire de désir » vrai… (page 267).

« L’expérience de Jacotot l’a conduit à la condamnation irréversible de la vieille méthode d’enseignement, où, quand « dans l’acte d’enseigner et dans celui d’apprendre, il y a deux volontés et deux intelligences, on appellera abrutissement leur coïncidence«  _ du fait de l’annihilation de l’expérience personnelle qui devrait se formait de l’apprenant ! _ ; alors que « de nos jours, on appellerait cela « accréditation », « mise en conformité », « évaluation réussie ». Comme quoi nous sommes vraiment dans un monde d’abrutis ! Ou de servitude,

car la voie choisie par Jacotot (…) fut celle de la liberté _ se construisant par des progrès _ : celle qui convoque la raison critique des Lumières, et qui conduit à demander à l’élève : « Que vois-tu ? Qu’en penses-tu ? Qu’en fais-tu ? « 

_ questions au départ ô combien scandaleuses ! et littéralement médusantes ! pour la grande majorité des élèves français d’aujourd’hui,

tant qu’on ne les met pas, en les encourageant, en situation d’audace, de patience, de confiance progressives ; alors qu’ils sont de facto soumis au régime dominant de la terreur de l’erreur, et des sanctions (à commencer par celle des notes) qui accompagnent ces erreurs ; sans compter la parade de la tricherie-imposture, afin d’obtenir à tout prix les bonnes notes : y compris aux examens et concours !!!.. (pages 267-268).

« Nous sommes, avec Jacotot, bien éloignés de cette infantilisation généralisée des individus et des citoyens _ l’exact inverse de la nietzschéenne « vertu d’enfance » ! _, qui maltraite leur part d’enfance _ de jeu et créativité vraie _,

ce « levain de l’inachevé » par lequel se font _ à la fois ! _ l’expérience  _ vraie _

et sa transmission«  _ authentique :

particulières, toujours,

et potentiellement, au moins, singulières, les deux.

« C’est ce principe _ de démocratie exigeante et authentique _ de philosophie politique que nous avons perdu, et que nous perdons tous les jours davantage, lorsque le monde _ c’est-à-dire chacun de nous, comme nous tous, aussi… _ se résigne au _ seul _ savoir établi _ dangereusement (car illusoirement seulement…) confortable… _, à l’adaptation instrumentale et formelle » _ mécanique… (page 268).

En conséquence de toutes ces raisons-là,

« nous n’avons n’avons plus le choix. Il nous faut _ tant personnellement qu’ensemble _ inventer ou nous résigner.

Inventer, ce n’est pas s’adapter aux normes,

mais en créer sans cesse de nouvelles par le jeu d’une transgression des limites, des frontières, de l’évidence et des significations établies _ en sollicitant sa propre capacité d’« imageance« .

L’éducation doit impérativement _ de même qu’elle se le doit aussi à elle-même, afin de ne pas trahir sa fondamentale vocation émancipatrice de la personne (et de toute personne !) : pour être fidèle à sa seule vraie vocation, celle d’être vraiment émancipatrice ! sinon elle participe aux usurpations des impostures… _ laisser une place à ce jeu ; qui n’est rien d’autre que ce qui permet _ au concret du présent permanent ! _ à l’aptitude humaine de se saisir de l’occasion, pour transcender les contraintes _ souvent aliénantes _ d’un environnement naturel et social.

Aucune connaissance, aucun savoir sans exception, n’est véritablement émancipateur s’il ne parvient pas à ces solutions _ d’ingéniosité (personnelle) _ de fortune _ en réponse à la croisée impromptue, tellement soudaine et vive, de Kairos ! d’une main, il donne ses cadeaux (à savoir recevoir sur-le-champ !), de l’autre, il use de son rasoir, qui, inexorablement, tranche ! (une fois que c’était trop tard !)… _ qui transforment un point de vulnérabilité, de manque ou d’insuffisance _ voilà ! _, en progrès et en invention«  (page 265).

« Mais cette manière de s’y prendre _ ajoute fort opportunément Roland Gori, page 175, précisant aussi alors : « dont j’ai montré précédemment qu’elle s’apparentait à la rencontre amoureuse« … : en effet ! mais cela vaut pour toute rencontre tant soit peu substantielle : d’amitié aussi… _,

encore faut-il lui laisser le champ libre

_ de même qu’il faut s’être un minimum préparé ne serait-ce qu’à l’idée première de l’impromptu de sa survenue (soudaine !) afin de ne pas demeuré dans l’impuissance et l’incapacité d’y répondre d’une quelconque façon, sidéré dans quelque timidité davantage qu’inhibitrice : paralysante !.. ;

sur cet art (fondamental !) du rencontrer, j’ai écrit deux essais :

Pour célébrer la rencontre (mis en ligne par Bernard Stiegler sur son site d’Ars Industrialis en avril 2007)

et Cinéma de la rencontre : à la Ferraraise, sous-titré Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni (seulement communiqué à quelques amis ; et ayant donné lieu à une conférence, à la galerie La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, et en présence de Bernard Plossu, le 13 décembre 2008, à Aix-en-Provence : avec projection de la séquence ferraraise de ce chef d’œuvre testamentaire de Michelangelo Antonioni, Al di là delle nuvole, en 1995 ; la quatrième et ultime séquence de ce merveilleux film se déroulant dans le quartier Mazarin d’Aix ! Merveilleux concours de circonstances !..)… _

Mais cette manière de s’y prendre, encore faut-il lui laisser le champ libre

pour qu’elle puisse se développer«  (page 275).

Et Roland Gori de référer alors la conduite libératrice et créatrice, en général,

à la figure spécifique de la catachrèse dans le discours : cette figure (disponible à la parole se livrant au discours) qui vient palier « un manque _ tel du moins qu’il est à ce moment précis ressenti par le locuteur s’exprimant _ dans la langue« , « son incomplétude _ du moins éprouvée comme telle _ à un moment donné _ sur le champ ! _ pour désigner _ par quelque mot ou expression faisant alors vilainement défaut ! _ une réalité nouvelle » _ à formuler pourtant avec toute la précision de ce que nous ressentons comme constituant sa spécificité, que nous désirons absolument exprimer et transmettre, afin de la partager… ; cf là-dessus tout l’œuvre de Pascal Quignard, dont l’admirable Vie secrète, mais aussi et d’abord, en l’occurrence, Le Nom sur le bout de la langue…  _ (page 275).

Jusqu’à envisager les diverses « figures du langage« , à partir de la métaphore et de la catachrèse, comme ne faisant « que révéler une propriété _ rien moins que fondamentale pour la capacité de créer du penser-juger… _ du discours comme relevant d’une catachrèse _ ou une métaphoricité _ généralisée » :

« c’est tout le langage peut-être _ mais oui ! _ qui se trouverait sous l’emprise _ mais libératrice (!) à l’égard de l’étau un peu trop inhibiteur d’invention, que constituent, de fait, les normes instituées : à commencer les clichés ! générateurs, d’abord, de tant de bêtise : cf l’admirable Dictionnaire des idées reçues de Flaubert… _ de ces détournements du sens des mots _ par les phrases qu’en permanence nous constituons ; cf ici la très essentielle (!) propriété de « générativité » du discours par l’élan créatif de la parole (se jetant à l’eau), telle que l’analyse Noam Chomsky ! _ pour inventer de nouvelles significations«  ;

et Roland Gori de citer à l’appui Michel Meyer : « tout discours peut, en un certain sens, être dit figuré : non pas où il détournerait toujours quelque signification originelle, mais au sens où il se (et nous) détourne d’une certaine habitude, et manifeste par là la liberté, la créativité de son auteur (ou de son auditoire)« .

Et Roland Gori d’en déduire on ne peut plus justement que

« dès lors (…), on peut approcher la manière dont procède la création _ qui n’est jamais tout à fait ex nihilo… _, par un détournement _ fécond _ des normes habituelles » (page 277).

« Autrement dit, il ne s’agit pas _ dans tout acte émancipateur (de soi-même comme des autres que soi) _ de supprimer des normes, mission aussi stupide qu’impossible,

mais de permettre un jeu suffisant _ = suffisamment mobilisateur et inventif par rapport aux habitudes déjà installées, et aux clichés ; tels ceux que Flaubert s’amuse à mettre en lumière tant dans son personnage d’Emma (et dans tout le bovarysme) que dans celui de Monsieur Homais ; pour ne rien dire de ses Bouvard et Pécuchet… _ dans leur usage,

pour qu’elles n’empêchent pas l’invention » _ que tant et tant d’intimidations s’emploient un peu partout et à longueur de temps (et d’habitudes insidieusement prises et installées) dans le jeu et champ social de domination et d’exploitation (en commençant par l’organisation des tâches au travail et dans les professions), à inhiber, par l’arsenal et panoplie performants des diverses pressions et chantages en tous genres (dont celui à la perte d’emploi et le chômage) ; à commencer par le fonctionnement du travail scolaire quand il se centre (jusqu’à s’en hystériser !) sur la seule validation de la conformité (de ce qui est demandé à l’élève) à ce qui a été transmis, et doit être purement et simplement restitué tel quel… : sus à l’erreur ! Et vivent les notes !!!

Et « à partir de ce moment-là,

la politique

qui en _ c’est-à-dire de ces « normes« _ établit _ par l’instrument législatif de la légalité _ leur usage,

ne doit en aucun cas se limiter à la police _ bêtement vétilleuse et méchamment punitive _ des techniques qui les ont établies » _ non plus qu’à leur simple reconduction mécanique maniaque.

désormais…

C’est _ ainsi _ le destin de tout conformisme _ et la bureaucratie de la gouvernance ne manque certes pas d’y veiller ! avec la dimension d’échelle que très copieusement elle lui fournit ainsi… _ de ne saisir d’une idée, d’un mot ou d’une découverte que la forme normative _ avec tout ce que celle-ci comporte déjà d’injonctions à s’y tenir ! _ qui l’a permise _ cette idée _,

et qu’elle _ cette idée _ a _ lors de son invention-irruption native… _ transgressée _ cette « forme »  « normative« 

Le conformisme lâche la proie de l’invention _ hors clonage ! _ pour l’ombre _ répétée, elle ; clonée désormais (informatique et gouvernance aidant) à des milliers d’exemplaires !..

On comprend d’autant mieux la pertinence et l’urgence du combat d’un Bernard Stiegler, et de son Ars Industrialis ;

de même que celles de L’Appel des appels _ pour une insurrection des consciences, lancé par Roland Gori, avec Barbara Cassin et Christian Laval… _

pour l’ombre de ses résultats«  _ superbe formulation ! _, page 278.

Et tout cela sous le double étendard du pragmatisme et l’utilitarisme, au nom du réalisme de la modernité triomphante…

Comment, donc, défendre et aider à se développer la créativité,

quand « la dimension artisanale » de la plupart des « métiers » « se trouve expurgée _ sic _

pour mieux aligner ceux qui les exercent dans ce processus général de la production industrielle permettant leur prolétarisation en masse ?

Ainsi, c’est le caractère unique de l’acte qui se trouve désavoué,

et ce, au bénéfice de protocoles standardisés

et du caractère reproductible de ses séquences.

L’acte professionnel _ de poiesis _ y perd de son authenticité, de cette aura qui échappe à toute reproduction en série.

Il existe aujourd’hui chez les masses _ en suivant les analyses de Walter Benjamin déjà dès les années 30… _, un désir « passionné » de déposséder tout phénomène de sa singularité, de son unicité, en incitant à sa reproduction par standardisation.

Ce faisant, c’est la place de l’œuvre propre à l’artiste et à l’artisan qui se trouve dans nos sociétés, menacée » (page 279).

Alors : « cette place et cette fonction de l’œuvre dans nos pratiques sociales, professionnelles, culturelles et politiques ne déterminent-elles pas les chances que nous nous donnons de parvenir _ chacun de nous, encore « humains«  _ à la création ? «  (page 279, toujours).


Or « l’artiste, qui constitue le lieu social et politique _ privilégié : par sa pratique effective _ d’une résistance à cette transformation dans la civilisation technique du monde,

ne saurait, sauf à se désavouer _ en une nouvelle forme d’imposture ! d’où l’importance cruciale de la probité en Art ! _, se réduire à un travailleur de la production culturelle _ avec des fonctions de divertissement, par exemple.

Il a au contraire pour fonction sociale et politique _ cruciale ! _ d’être le garant _ de l’existence on ne peut plus vive, lumineuse et vivante ! _ d’une pensée artiste (…), quel que soit son art ; potentiel à l’œuvre chez tout citoyen digne de ce nom«  (page 280).

Et il se trouve que « l’œuvre entretient une relation privilégiée avec le jeu _ playing _ par où l’enfant construit authentiquement sa subjectivité et élabore le monde, le monde dans lequel il vit _ et nous savons tous depuis Hölderlin et la lecture qu’en fit Heidegger, que « c’est en poète que l’Homme habite (vraiment !) cette terre«  (page 280).

Or « l’espace potentiel » du jeu, « lieu _ d' »imageance » active et ouverte _ où le sujet n’est pas contraint de choisir _ seulement _ entre la brutalité des formes objectivées, en particulier des formes imposées _ du réel _, et le chaos des excitations du désir _ du çà _, informes, morcelées et morcelantes« ,

« constitue le prototype _ en forme de modèle de forme d’action ouvert… _ de ce qui, au cours du développement, s’étend progressivement à l’art, à la culture et à l’œuvre de pensée » _ jusqu’à la recherche scientifique elle-même, ou technologique ; cf ici, par exemple, tout l’œuvre de Bachelard… (pages 280-281).

Et « le jeu et la culture ne sont possibles que dans des « sociétés suffisamment bonnes » _ pour reprendre les analyses de Donald Winnicott _ ; c’est-à-dire « des sociétés où on peut vivre, jouer, chanter et rêver de temps à autre, sans la pression _ omniprésente _ de l’urgence, et sans cette « fuite maniaque » dans l’excitation permanente que connaissent bien les psys » _ et sans le matracage d’insignifiance ultra-vide des divertissements de masse… (page 281).

« Seul le playing détient cette inutilité essentielle par laquelle le jeu humain localise culturellement l’expérience fondamentale qui le maintient à distance des risques majeurs que sont le rationalisme instrumental et formel comme l’expérience hallucinatoire.

Le playing, jeu spontané, s’inscrit dans un espace particulier, ni au-dedans, ni au-dehors, dit Winnicott, fait de confiance et d’abandon, au sein duquel nous manipulons les objets du monde extérieur en les affectant _ de mieux en mieux librement _ des valeurs psychiques du rêve. (…) Le playing est donc un mode d’exploration de soi-même et de la réalité, essentiel dans l’expérience vitale d’un sujet. (…) Autrement dit, non seulement du point de vue de la subjectivité, mais encore pour le vivre-ensemble de la collectivité, l’expérience culturelle seule peut éviter la monstruosité du rationalisme morbide (…) comme celle des idéologies hallucinées et hallucinantes qui finissent par faire l’éloge de la mort et la destruction du monde concret au nom d’un monde transcendant ou abstrait.

Ce qui veut dire concrètement que les arts et les humanités, tout ce qui participe à la fabrique _ de la subjectivation la plus authentique _ de l’homme, ne doit en aucune manière être négligé au profit des enseignements et des formations plus techniques ou étroitement professionnels, comme cela l’a été ces dernières années » (pages 283-284)…

« Mais  il se trouverait _ en effet tout à fait _ ridicule de promouvoir une programmatique, un mode d’emploi des humanités, lesquelles se verraient bafouées dans leur genre en se trouvant prescrites sur le mode des logiques instrumentales, de leur rhétorique de la quantification et de la formalisation«  (…) Et, de fait, « cette organisation sociale de la culture s’est accélérée ces dernières années » ; et « le pire danger qui guette les humanités » est « celui de les voir prescrites dans des conditions qui les rendraient inoffensives et totalement dépourvues de force de transformation. Nous connaissions la culture marchandise, la culture spectacle, évitons d’avoir demain la culture compétence, une culture « normale » !«  (page 284).

« Il convient de le dire à nouveau, il faut du jeu pour qu’adviennent les conditions minimales de création qui ne soient pas seulement travail, besogne, productions automatiques où s’effacent le monde autant que le sujet. Il faut accepter cette « opinion » (…), ce postulat philosophique autant que politique, selon lequel l’inutile peut se révéler essentiel. Faute de quoi nous n’aurons plus que des innovations techniques, un monde sans humains. Il ne nous faut pas une culture normale, mais une vraie culture, qui prend son temps, son rythme, ses mystères, et dont on respecte l’espace spécifique où elle s’inscrit«  (page 285).

Et Roland Gori de proposer « que soient favorisés rapidement et intensément sur les lieux de vie privée et publique,

à l’école et au travail, à l’hôpital et dans les laboratoires de recherche, dans les salles de rédaction et dans les tribunaux,

des lieux de parole et d’écriture qui fassent témoignage des expériences de chacun«  _ et « que soit mis un terme aux évaluations formelles » des pratiques et « à leurs dispositifs d’abrutissement« …  _ (page 286).

« Il s’agit aujourd’hui, du moins je l’espère _ dit-il _ de faire de tout travailleur un artisan de son œuvre. (…) « Existent _ pour les professionnels _ le besoin de retrouver le sens de lurs expériences et le vif désir de les transmettre. Il convient politiquement de favoriser la mise en place de tels dispositifs de récits et de transmission de l’expérience, qui constituent l’arête vive de toute culture digne de ce nom  » (page 286).

C’est personnellement ce que je peux conclure aussi de ma pratique (infiniment heureuse !) de quarante-et-une années d’enseignement du philosopher, en classe terminale du lycée,

ainsi que des (deux) ateliers (de pratique artistique) que j’ai eu l’occasion d’y créer _ durant les laps de temps que l’institution leur a permis (c’est-à-dire leur a donné les moyens financiers) d’exister ! en un coin (un peu discret) du lycée et de son emploi du temps _, en constatant la richesse des œuvres mêmes _ d’écriture, de photos, de vidéos _ auxquels ils ont donné l’occasion d’advenir ; en plus de ce qu’ils ont pu permettre d’apprendre, en « faisant« , à  leurs auteurs, membres de ces ateliers : au lycée et sur les bords du Bassin d’Arcachon et à Bordeaux, comme à Rome, à Prague et à Lisbonne

_ et en y rencontrant, notamment, et suffisamment longuement, chaque fois, des personnalités rayonnantes d’artistes tels que Vaclav Jamek, Antonio Lobo Antunes ou Elisabetta Rasy…

L’institution, tout à sa priorité de conformité aux normes qui lui étaient imposées hiérarchiquement, n’en mesurant guère la valeur ! _ une valeur d’humanité, est-il seulement besoin de le préciser ?..

Mais la seule reconnaissance _ et espèce de récompense, mais pas institutionnelle… _ que j’ai jamais espérée _ dans le secret de la réalité silencieuse (justement économe de paroles) de ce que d’aucuns ont pu nommer « les reins et les cœurs«  de chacun ; et c’est de l’ordre de ce rapport à l’autre (cf sur cela les très justes et fortes analyses de Michaël Foessel en sa Privation de l’intime) qu’est l’intimité : le regard, pas même lancé, mais juste perçu, suffit… _,

est celle, très longtemps plus tard,

et en l’accomplissement, à divers degrés _ car il y faut aussi pas mal de chance dans la traversée, par chacun, des diverses catastrophes (d’une vie, de toute vie) ; cf à ce propos le très beau livre de Pierre Zaoui La Traversée des catastrophes (dont je viens de conseiller la lecture à mon ancien élève, c’était au lycée Alfred-Kastler de Talence en 1983-84, Ross William McKenna : il a maintenant 46 ans et vit à Londres)… _,

 et en l’accomplissement, à divers degrés,

de leur vie _ chacune particulière, et peut-être, et plus ou moins aussi, singulière : qui le sait et le saura ?.. _,

est celle des adultes que seront devenus _ année après année _ mes élèves _ de cette année de Terminale passée ainsi à dialoguer avec exigence un peu plus et mieux qu’académique : pour l’obtention du diplôme du baccalauréat


Car la véritable épreuve _ la vraie de vraie, la seule qui vaille vraiment ; et sans autre rattrapage que les siens, et à longueur du temps imparti à chaque vivant tant qu’il vit, pour rectifier ses maladresses _,

est bien l’accomplissement, par chacun et nous tous, de sa (et notre) _ unique et belle _ vie…

Et sur celle-là, il n’y a pas _ auprès de quel (diable, diantre !, de) jury ? _ de tricherie efficace possible.


Titus Curiosus, ce 23 janvier 2013

Post-scriptum (ce 12 février)  :

et je voudrais ajouter pour finir (et mettre l’accent sur l’essentiel)

trois contre-épreuves auxquelles soumettre encore et encore l’imposture et les imposteurs,

par la proposition de lecture de deux passages de livres capitaux, et de visionnage d’un immense film :

soient

_ le mythe final du jugement des morts aux Enfers, en conclusion (ouverte, non dogmatique _ c’est seulement un renfort aux efforts, toujours insuffisants, de l’argumentation de Socrate, vis-à-vis de ses interlocuteurs, Calliclès, Polos et Gorgias, qui fuient encore au terme des débats… _) du Gorgias de Platon : un dialogue absolument indispensable sur le sens de l’existence humaine face à la monstruosité _ infinie _  de culot et mauvaise foi de l’imposture des imposteurs ;

_ la parabole du « Grand Inquisiteur » de Dimitri Karamazov, et son « Si Dieu n’existe pas, tout est permis« , dans le grandiose et admirable Les Frères Karamazov de Dostoïevski ;

_ et le chef d’œuvre de Woody Allen, l’indispensable _ époustouflant de justesse ! _ et ô combien admirable ! au-delà même de l’humour dont il colore de façon si poignante le tragique !!! Crimes et délits ! _ c’est son opus n° 20…

La joie sauvage de l’incarnation : l' »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ le film « nord-coréen » à venir : « Brève rencontre à Pyongyang » (VI)

03sept

 Voici, enfin, la conclusion (VI) de cette « conclusion » (V) de mon petit « feuilleton » de l’été à propos de cette « mine » de merveilles, pour le lecteur tant soit peu curieux et attentif, qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

qu’ayant lu intégralement deux fois (avec prises détaillées de notes), je ne cesse encore de creuser, de fouiller, en tous sens de ses si riches « veines« …

Cette « conclusion » de la « conclusion » portera donc sur l’opus cinématographique possiblement « à venir« , « l’opus nord-coréen« ,

à propos de la « Brève rencontre à Pyongyang » advenue à la « fin août 1958« ,

à Claude Lanzmann, alors reporter journaliste (et membre, coopté sur proposition d’Armand Gatti, « de la première délégation occidentale invitée par la Corée du Nord, cinq ans après la fin de la guerre«  (de Corée), page 285 ; il avait accepté la proposition d’en faire partie « avec enthousiasme parce que _ dit-il, page 286 _ c’était un voyage lointain, parce que je n’avais jamais été en Asie, parce que, après la Corée, nous passerions un mois en Chine« , etc…),

et Kim Kum-sun, infirmière « ravissante » (préposée par qui de droit à Pyongyang à une « cure » d’une semaine de « piqûres intramusculaires, dans le fessier, de vitamines B12 1000 gammas« , prescrite par l’ami médecin, en « son cabinet de la rue de Varenne« , Louis Cournot : « Si, là-bas, tu te sens faible, n’hésite pas ». J’avais emporté avec moi sept ampoules et la prescription médicale. Au bout d’un mois de stakhanovisme nord coréen, et une dizaine de jours avant le départ pour la Chine, je décidai qu’il me fallait me fortifier » ; « on viendrait m’administrer l’injection dans ma chambre« . Et « je fus solennellement averti que l’opération commencerait dès le lendemain, lundi, à huit heures du matin« , page 294…

« On frappa donc, j’étais levé, en pyjama, fenêtre ouverte, il faisait chaud, c’était l’été. J’ouvris donc : ce n’était pas un infirmier, mais une infirmière, ravissante _ donc ! _, en costume traditionnel, les seins bridés mais non abolis par le sarrau, la noire chevelure qui tombait bas en deux nattes, les yeux, bridés aussi, mais de feu, bien qu’elle les tînt baissés. Je m’efface, incrédule, lui faisant signe d’entrer en une sorte de révérence grand siècle« , page 294…

« Derrière elle, Ok _ l’interprète omniprésent de la « délégation«  : « il parlait un français musical et vétuste qui m’enchanta d’emblée« , page 291 _, qui pénètre à son tour ; derrière Ok, un homme à casquette ; derrière l’homme à casquette, un deuxième homme à casquette ; puis un troisième, un quatrième, un cinquième. Ils sont six en tout, tous au centre de ma chambre, prêts à observer sourcilleusement chaque moment, chaque détail de l’action. Je remets à Ok la boîtes aux ampoules magiques et la prescription simplissime de Louis Cournot, qu’il traduit pour la soignante aux yeux baissés » ; etc.., toujours page 294…

« Elle ne dit mot ; sort de sa trousse seringue, aiguille, alcool, lime ; observe dans un rayon de soleil la lente aspiration de la B12 1000 gammas. Je me tiens à son flanc, prêt à faire glisser légèrement mon pantalon de pyjama sur une fesse jusqu’à en découvrir le gras ; mais Ok et les cinq hommes à casquette _ repérés par nous depuis longtemps comme membres du KGB coréen, fantômes silencieux présents dans tous les couloirs de l’hôtel ; et attachés à nos pas partout où nous allions _ ne bougent pas ; ne font pas mine de se retirer ; font cercle autour de nous ; nous surveillent ; me glacent. Je dis à Ok : « Je vous prie de vous retirer ; dites-leur de sortir. En France, on ne se fait pas piquer en public ». Il paraît très ennuyé ; dit quelques mots ; tous reculent, mais d’un mètre, pas plus. J’élève la voix, commence à feindre la colère, à me plaindre de la suspicion dans laquelle on semble me tenir, moi, invité officiel du gouvernement et hôte du Grand Leader. Reflux général, cette fois, mais pas plus loin que le seuil de ma chambre ; ils se tiennent tous dans l’encadrement de ma porte.

Je saisis mon infirmière par le bras et l’entraîne dans un angle mort ; je ne les vois plus ; ils ne me voient pas ; je présente alors ma chair à l’impassible beauté. Son geste est parfait, précis, net, sans brutalité ; je n’éprouve aucune douleur à l’instant où l’aiguille pénètre ; et elle procède à l’injection, d’ordinaire peu agréable, avec toute la lenteur requise, m’évitant l’ombre d’une peine.

Il faut imaginer la scène ; la chambre est spacieuse, la porte ouverte sur le couloir ; on entend les bruits de la vie de l’hôtel ; les casquettes et Ok sont agglutinés en attente, formant un groupe d’intervention compact et frustré ; une souterraine intimité forcée par la transgression même _ le déplacement vers l’angle mort (celui de l’invisibilité) _ s’établit entre l’infirmière _ Claude ne connaît pas alors son nom _ et moi sans qu’un seul regard, un seul battement de cils, le moindre signe de connivence aient été échangés.

Mon pantalon _ de pyjama _ rajusté, et tandis qu’elle range ses instruments, je surgis bien en vue au centre de la pièce, et je lance : « Vous pouvez maintenant entrer, messieurs. Ils le font, avec un peu moins d’assurance qu’à leur arrivée. Rendez-vous est pris pour le lendemain à la même heure« , page 295…

« A l’infirmière, je n’ai rien dit d’autre que « Merci, mademoiselle » ; à Ok, qui se rengorge et traduit pour les casquettes : « C’est une grande professionnelle ; nous n’en avons pas beaucoup de pareilles à l’Ouest ! », pages 295-296…

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage que je viens de donner, des pages 295-296, sont un « éblouissement » de récit de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux qu’est Claude Lanzmann

_ qui fut à l’école, d’abord, dès une semaine de printemps 1942, de l’« éblouissant » Monny de Boully, cet « extraordinaire magicien » (page 82) qui « soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers »

(à commencer par le franchissement, pour un Juif étranger _ Juif serbe ! de Belgrade _, de la ligne de démarcation, du côté de Gannat, pour rejoindre, en 1942, donc, depuis Paris, Brioude, en Haute-Loire… : « l’amour seul, l’amour fou qu’il portait à ma mère, lui avait insufflé _ encore un terme important, que ce « souffle«  si puissamment et formidablement inspirant ! ; et cette insufflation… _

lui avait insufflé, donc, la force d’affronter _ encore un terme qui revient à des moments d’importance de ce « Lièvre de Patagonie« _ pareil danger« , page 77)

qui fut à l’école, donc, de ce Monny de Boully, « considéré aujourd’hui comme le Rimbaud serbe«  (a précisé Claude Lanzmann, page 87),

qui fit, « une _ rimbaldienne _ aube de printemps 1942 » (page 77),

qui fit

que,

et cela par le seul pouvoir de sa parole _  « la magnifique éloquence, le brio, la verve de Monny, le génie surréaliste qui structurait sa parole et ses relations avec autrui, sa générosité sans limites avec tous, aussi illimitée que l’amour qu’il portait à ma mère« , page 130 _

qui fit que

la propre mère de Claude, se « présentifia«  _ peut-être, tout bonnement, le mot-clé du livre ! _ enfin à lui, son propre fils, Claude ; qui sans cela, l’aurait, passant à côté d’elle sans jamais la « découvrir«  (et elle demeurant une « ombre«  translucide : sans mystère), probablement complètement méconnue !.. :

« cette mère _ jusqu’alors ! _ des hontes et des craintes« , en effet, se présentifiait à moi tout autre _ que jamais auparavant _, par l’amour que lui vouait _ maintenant et « éternellement » (cf page 83 : « À toi Paulette, à toi seule, et éternellement« , ainsi que Monny « terminait invariablement« , cette semaine-là, ses cartes et ses lettres à son aimée demeurée à Paris…) _ un extraordinaire magicien.

Elle m’apparaissait _ enfin maintenant : alors (en ces « récits«  si « éblouissants«  de vie, page 82, de Monny) et désormais ! _ comme une inconnue _ infiniment et positivement, en l’« estrangement«  infini de sa singularité _ mystérieuse, auprès de laquelle, pendant les neuf années _ de 1925 à 1934 : quand elle déserta, définitivement, le domicile familial des Lanzmann, un matin de 1934, à Vaucresson _ où elle s’évertua à la maternité _ le petit Claude n’avait pas encore neuf ans révolus _ ;

elle m’apparaissait _ maintenant ! _ comme une inconnue  mystérieuse,

auprès de laquelle, pendant les neuf années où elle s’évertua à la maternité,

je serais passé _ sans cette révélation-là, cette « aube«  (puis toute cette semaine-là, du « printemps 1942« , à Brioude) de Monny de Boully _ sans _ rien moins ! que _ la voir ; sans pressentir _ en l’absence de cette première « médiation« -là du « récit«  (« amoureux«  : c’est sans doute nécessaire ! cf « Ion«  de Platon…) du poète Monny de Boully _ ; sans pressentir sa richesse ; sans comprendre _ enfin, au-delà des clichés conformistes qui la « cachaient«  jusqu’alors à son fils… ;

à propos de son premier voyage en Algérie, en compagnie du Castor, « au printemps 1954« , Claude Lanzmann confesse encore (mais le processus n’est jamais achevé ; pour personne !..) ceci :

« Il m’a fallu des années pour me déprendre des stéréotypes, me faire _ cela prend forcément du temps… _ au concret et à la complexité du monde« , page 347 ;

le temps d’apprendre (enfin !) la « joie sauvage » de « l’incarnation«  par l’« être vrais ensemble«  (= « avec«  quelques uns et « avec«  quelques lieux aussi : c’est là le fond de mon « regard«  sur cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie« , aux pages 192 et 546)… _

auprès de laquelle je serais passé sans la voir ; sans pressentir sa richesse ; sans comprendre

qui elle était vraiment« , page 82

_ le cas le plus fréquent, entre la plupart des personnes, en restant au statut d’« ombres« , y compris pour elles-mêmes ; et en elles-mêmes, d’ailleurs… _  ;

et qui _ = Claude _ fut à l’école, ensuite, aussi, et au quotidien (tout au long des longs moments passés, toutes ces années d’intenses liens, intenses échanges de récits, intenses conversations et discussions (parfois « serrées »),

_ selon l’excellent principe (pour la qualité de l’intelligence réciproque, tant du parler, que de l’écouter et du se comprendre, ainsi que discuter _ avec fruits) de cette « relation«  : le « chacun sa réception« , page 251 _

en toute liberté et égalité, « vraiment » « avec » eux) ;

à l’école, aussi, et de Sartre et du Castor, de véritables « maîtres » du genre (du « récit« ) ! :

cf par exemple, au retour du long voyage (départ « fin mai« , page 286, et retour en septembre) de Corée du Nord et de Chine de Claude, en septembre 1958 :

« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides de me revoir, avides de récits« , page 343…

Sartre tout comme le Castor étant des boulimiques de récits !

cf, pour rappel, l’épisode quasi comique des « récits rapportés«   (« quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre _ à l’ Hôtel la Ponche, lors du séjour de vacances d’avant-printemps, en 1953, à Saint-Tropez _ elle me racontait par le menu tout ce que je venais _ déjà _ d’entendre, en direct, d’un restaurant contigu à l’autre, sur le port, où ils avaient dîné séparément, page 251…

Ainsi, le Castor, par exemple, page 278, « étaitelle habitée par la croyance compulsive que la narration des faits _ ceux d’une journée, d’un dîner, d’une semaine _ était toujours à tout moment possible« . En conséquence de quoi, de son point de vue, « il convenait _ et c’est alors un euphémisme _ de tout se dire, de tout se raconter _ même _ tout de suite, dans une précipitation _ voilà, pour Claude alors, le hic _ presque haletante _ une affaire de rythme, de « scansion » bâclés : donc inappropriés… _ ; comme si se taire, ou vouloir parler à son heure _ à soi ; ou à celle, du moins, que réclamait le détail lui-même, complexe, du « sujet«  du récit… _, renvoyait _ carrément ! _ au néant ce qui n’était pas rapporté sur le champ. »

Alors que Claude, quant à lui : « j’avais besoin d’installer entre nous mon propre temps afin de pouvoir _ « vraiment« _ lui parler ; ce à quoi je tenais plus que tout _ et d’être « vraiment » entendu (= « vraiment«  compris) d’elle (et pas « à la va-vite«  !) ; car il arrivait au Castor d’être « si pressée d’aller au point suivant (de ce « rapport inaugural et quasi militaire d’activités« , toujours page 278, « rapport » « qu’elle attendait«  qu’il lui fût fait, page 279) ; qu’à la lettre elle n’entendait _ même _ pas ce qu’on lui disait alors ; ou mélangeait tout« , page 278.

« Au début« , à l’ouverture de telles « rencontres«  de ce type, « j’étais incapable de l’exposé à la course et à froid qu’elle attendait«  ; et il fallait, au cours de ces repas, « le vin« , pour « apparier » enfin, peu à peu, « nos temporalités« , page 278 ; alors seulement, « la merveilleuse capacité d’écoute dont j’ai parlé _ de Simone : « l’écoute la tranfigurait ; son visage se faisait humanité pure« , page 270 _ se donnait libre carrière« , page 279… :

toute émission, comme toute intelligence, de « récit«  comporte ainsi ses conditions ! ;

je voudrais citer, aussi, un exemple plus ambigu, cette fois, de la « force entraînante«  du brio (ou « fièvre« , pages 353 et 362) du récit par la parole,

celui de Frantz Fanon (au chapitre XV du « Lièvre de Patagonie« ) :

« mais la rencontre qui m’ébranla, me bouleversa, me subjugua, eut sur ma vie des conséquences profondes

_ pas moins de quatre expressions verbales puissantes ! ce fut concernant la « focalisation«  de Claude sur « le conflit israélo-arabe«  (avec, deux ans durant, le chantier d’un énorme _ « mille pages« , page 407 _ numéro spécial, portant ce titre, des « Temps modernes« , qui « parut le 5 juin 1967, premier jour de la guerre« , page 406, des Six-jours… ; et « dont il se vendit plus de cinquante mille exemplaires« …) _,

fut celle de Frantz Fanon« , page 351 ;

« Fanon parlait _ « ce premier après-midi passé avec » lui «  à El Menzah, un faubourg de Tunis, dans un appartement où il vivait avec sa femme et son fils« , page 352 _ avec un lyrisme encore inconnu de moi ; déjà tellement traversé par la mort _ « il était atteint d’une leucémie qu’il savait mortelle et souffrait énormément« , page 352 _ que cela conférait à toutes ses paroles une force à la fois prophétique et testamentaire« , page 353 ; d’autant plus qu’il parlait « d’une voix confidentielle et sans réplique« , page 353 : « les hommes, là-basdisait-il :les combattants de l’ALN, dans le maquis _ avaient entrepris de lire la « Critique de la raison dialectique » (de Sartre). Ce n’était pas vrai du tout, on le verra plus loin _ sur le terrain même, à Ghardimaou : « je compris aussi que l’étude _ sic _ de la « Critique de la raison dialectique » par ces guerriers se résumait à une conférence que Fanon était venu leur faire« , notera-t-il, en effet, page 360 _ ; mais dans cette chambre de El Menzah, la fiévreuse parole _ voilà _ de Fanon ne permettait pas de mettre en doute l’existence de paysans-guerriers-philosophes… Et il parlait avec la même conviction et la même puissance d’entraînement _ dangereuse _, de l’Afrique tout entière, du continent africain, de l’unité africaine, de la fraternité africaine« , page 353… « Dans l’appartement d’El Menzah, (…) on ne pouvait que _ sans alternative _ céder au pouvoir d’entraînement _ rhétorique _ de sa parole ; que souscrire à cette utopie ; à pareil idéal ! Je sais que lorsque je suis revenu à Paris, j’étais littéralement transporté _ voilà _ par cet homme qui me semblait _ sans assez de marge de recul critique _ le détenteur du vrai ; et du vrai comme secret _ de certains seuls initiés.

J’ai raconté tout cela à Sartre ; et je l’ai fait dans des termes tels qu’il a éprouvé le désir de connaître Fanon ; ce qui chez lui était rare« , page 354. « J’ai facilement convaincu Sartre de voir Fanon : et c’est moi qui ai organisé leur rencontre à Rome dans l’été 1961. (…) Quelque chose d’impensable et de jamais vu est alors advenu : Sartre qui écrivait le matin et l’après-midi quelles que soient les circonstances et le climat (il écrivait à Gao, au Mali, par cinquante degrés), qui ne transigeait jamais sur son temps de travail _ il n’y avait aucune dérogation possible ; aucune justification possible à la dérogation _, s’est arrêté de travailler pendant trois jours pour écouter Fanon. Simone de Beauvoir aussi. Ils ont éprouvé exactement _ à Rome _ la même chose que moi à El Menzah.

Fanon donnait à ceux qui l’écoutaient un sentiment d’urgence absolue : parce qu’il était littéralement habité par la mort (la leucémie le vainquit six mois plus tard), il y avait chez lui une fièvre du récit _ voilà ! _ ; ses paroles incendiaient _ ces expressions, page 362, de Claude Lanzmann sont fortes. C’était en même temps un homme tendre, d’une délicatesse, d’une fraternité contagieuses. Il s’est mis à parler de la révolution algérienne et de l’Afrique comme il l’avait fait avec moi et dans les mêmes termes. Je ne le répéterai pas. Il était entraînant, convaincant ; on ne pouvait pas _ dangereusement _ lui faire d’objections ; toute objection face à lui  _ même de la part d’un homme à l’« intelligence sans réplique« , pourtant, comme un Sartre ! _, devenait une petite objection. On ne peut objecter à _ ni discuter avec _ la transe d’un poète » _ voilà !

Je donne ici aussi la conclusion assez éclairante sur les positions de Claude Lanzman à l’égard des effets de certains « récits«  par le moyen de la parole (plus que l’écriture : avec le poids du timbre même de la voix ; et de ses inflexions ; conclusion qui suit tout ce raisonnement à propos de la dangerosité de la force de la parole de la « transe poétique » de Frantz Fanon, page 362, à rebours d’une « vraie«  « présentification« , cette fois :

« Nous savons aujourd’hui que l’Afrique réelle n’a pas été l’Afrique rêvée _ seulement, hélas ! _ par Fanon ; et qu’elle n’a pas du tout évité nos Moyen-Âge. La réalité africaine, c’est le Rwanda, le génocide des Tutsis ; c’est le Congo, le Liberia, le Sierra Leone, le Darfour ; j’en passe. L’horreur _ de bien dangereux « rêveurs » activistes… _ semble là-bas gagner de proche en proche, y compris en Algérie. » Avec cette dernière remarque-ci, sur l’Algérie et les Algériens :

« Les Français étaient peut-être _ même et aussi _ constitutifs de l’identité _ l’expression mérite qu’on s’y arrête un minimum _ des Algériens. Même s’ils luttaient contre la France. Une fois les Français partis, ils se sont trouvés _ ces Algériens-là _ complètement bancals à l’intérieur d’eux-mêmes. Bancals, boiteux » _ et mutilants (et mutilés), surtout, en ce qui devint vite une « guerre civile« , page 361 : à méditer…

Claude Lanzmann semblant manifester toujours un peu plus que de la « réserve«  avec tout désir d’« en finir«  tout à fait, ou à jamais, avec les positions d’extériorité (les réduire ! les détruire !), en matière d’« identité«  des personnes. Cela valant, en effet, aussi, et d’abord, sans doute même, pour sa propre « position« , voire « posture«  (et pas « identité« ) de Français juif :

« Je m’éprouve si solidement Français, oserais-je dire, qu’Israël n’a jamais été un problème pour moi« , page 237 ; et « ma rencontre avec Israël _ l’été 1952 _ me dévoilait d’un même mouvement irréductiblement Français _ du fait de l’« ancienne francité » de sa famille (« mon père est né à Paris le 14 juillet 1900 ; ma famille est en France depuis la fin du XIXème siècle« , page 237) ainsi que « par la langue, l’éducation, la culture, etc…« , page 238 ; « et Français de hasard, pas du tout « de souche » », page 238 encore : du fait que « ces Juifs de Lituanie, de Bulgarie, d’Allemagne ou de Tchécoslovaquie, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam _ rencontrés alors en Israël, en 1952 _, me renvoyaient à la contingence de mon appartenance nationale _ structurellement accidentelle. J’aurais pu _ certes _ naître, comme eux, à Berlin, à Prague ou à Vilna ; ma naissance parisienne n’était _ ainsi _ qu’un accident géographique« , page 238 toujours

Si bien que « j’étais _ tout à la fois, par cette « position« , ou « posture«  : riche, complexe… _ dedans et dehors en France ; dedans et dehors en Israël, qui me fut d’emblée _ tout à la fois, aussi ; et richement !_ étranger et fraternel« , page 239…

Avec cette double conséquence, à la fois sur un plan « existentiel«  (de personne) et « poïétique » (d’« auteur » _ et singulièrement, à partir de la décennie des années 70, d’« œuvres«  de  films de cinéma), pages 243-244 :

« Une chose est certaine : la posture de témoin _ voilà ! qui regarde et qui parle : ni aveugle, ni muet ! _ qui a été la mienne dès mon premier voyage en Israël _ en 1952, donc _, et n’a cessé de se confirmer et de s’engrosser _ un mot qui, lui aussi, revient à plusieurs reprises _ au fil du temps et des œuvres _ un point assez déterminant ! on le voit… _ requérait _ oui ! _ que je sois _ et me tienne _ à la fois dedans et dehors, comme si un inflexible mandat _ d’« auteur » !.. _ m’avait été assigné« 

D’où la double réticence de Claude Lanzmann, me semble-t-il du moins,

réticence d’une part, aux « diastases de l’assimilation« , « à l’œuvre« , notamment, chez ses grand-parents paternels adorés, devenant de plus en plus, plutôt qu’Itzhak et Anna Lanzmann, « Monsieur Léon » et « Madame Léon«  (voire « leurs « Alsaciens » ! ») pour les bons « Normands«  de ce pays d’Alençon, page 106, une fois qu’ils se fûrent, en 1934, « retirés » au hameau de Groutel, à la lisière des départements de la Sarthe et de l’Orne : l’expression « diastases de l’assimilation«  se trouve page 92 ; et elle est renforcée, page 105, par cette autre, également parlante : « l’assimilation est aussi une destruction, un triomphe de l’oubli«  ; soit peut-être un trop lourd prix à payer pour gagner sa « survie » ;

et d’autre part réticence à une « installation » (ou « intégration« , le mot est prononcé page 243) de Claude Lanzmann en Israël : lors de son séjour là-bas, en 1952, « dès qu’il me vit, Ben Gourion n’y alla pas par quatre chemins : il me toucha au sternum d’un doigt roide de reproche et me dit : « Alors, qu’attendez-vous ? Nous avons besoin d’hommes comme vous, ici » ; « Ben Gourion était d’un charisme évident ; on lui résistait mal ; pourtant, je balbutiai, à son déplaisir, que j’avais besoin de voir le pays et d’y réfléchir ; il eût préféré de l’emportement« , page 237 ;

de même, pages 242-243, face aux invitations (et chausse-trapes des « tourniquets identitaires« ) de Zushy Posner, de « se mettre à l’étude«  du judaïsme, toujours lors du premier voyage en Israël de Claude, en 1952 :

« Je ne l’ai pas fait, en effet. Je ne pouvais pas le faire. Ce n’était pas par paresse, bien plutôt un choix originel« , dit Claude Lanzmann, page 243, « un acte de conscience non thétique qui engageait _ grandement rien moins que _ mon existence entière. Je n’aurais jamais réalisé _ de 1971 à 1973 _ « Pourquoi Israël » ou _ à partir de 1988 ; et le film est sorti en 1994 _ « Tsahal« , si j’avais choisi de vivre là-bas ; si j’avais appris l’hébreu ; si je m’étais mis à « l’étude » ; en un mot si l’intégration avait été mon but. De même , je n’aurais jamais pu consacrer douze années de ma vie _ de 1973 à 1985 _ à « ‘Shoah«  si j’avais été moi-même déporté.

Ce sont là des mystères ; ce n’en sont peut-être pas. Il n’y a pas de création véritable sans opacité _ ou « estrangement«  (pages 419 et 440 : « autre nom de l’éloignement« )… _ ; le créateur n’a pas à être transparent à soi-même«  _ sans la moindre extériorité à soi en soi-même, en quelque sorte ; cf là-dessus « Le complément de sujet«  de Vincent Descombes, dont le sous-titre est : « enquête sur le fait d’agir de soi-même« .

D’où le choix sans cesse « confirmé« , « au fil du temps et des œuvres«  (page 244 _ l’expression est cruciale ! _), de Claude Lanzmann pour la « posture de témoin« , page 243, tout « à la fois dedans et dehors« , et à jamais ainsi, en quelque sorte ;

« comme si un inflexible mandat _ celui d’« auteur«  de ses divers films _ m’avait été assigné« , page 244…

Et afin de conjurer encore et encore, par ces œuvres, l’attentat de tous ceux « s’en prenant« , jusque  par les armes, pour l’annuler, au « scandale absolu de l’altérité« , page 44…

D’où encore cette réponse _ c’est elle qui clôt la méditation sur les emberlificotements dans les « tourniquets de l’identité » et la réponse de la préférence lanzmannienne pour « la posture de témoin« , au final du chapitre XI, page 244 _ à la question, en forme d’« interpellation » légèrement énervée, à la « première«  américaine, « au Festival de New-York, le 7 octobre 1973″, de « Pourquoi Israël« , de la part d’« une journaliste américaine, juive peut-être » :

« Mais enfin, monsieur, quelle est votre patrie ? Est-ce la France ? Est-ce Israël ? »


« Avec vivacité et sans prendre le temps d’aucune réflexion,

je répondis, et cela éclaire peut-être le mystère _ « l’estrangement« , l' »éloignement«  de la « posture de témoin«  _ dont je viens de parler :

« Madame, ma patrie, c’est mon film » », page 244.

L’artiste est aussi, pour une petite partie, au moins

(celle du « génie » auquel il accepte de « se livrer«  et selon lequel il « vagabonde » :

ma vie, en 1952-53, « avait sûrement à vagabonder, à emprunter des traverses qui formeraient plus tard sa cohérence et concouraient _ « travail » patient et constructif des « œuvres », surtout, aidant _ à d’autres accomplissements » que ceux alors inaboutis ; d’autant que « j’étais un homme des mûrissements lents ; je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ déjà alors, ces années-là _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa seconde moitié« , page 218) ;

l’artiste est aussi, donc,

« fils de ses œuvres » ;

et son nom (propre), au singulier, commence toujours un peu où finissent les noms (communs) de pas mal d’autres, comme aurait rétorqué Voltaire (à qui le faisait méchamment bastonner)…

Fin de l’incise sur la question de l’« identité«  ;

et retour au « récit » de la « brève rencontre » de Pyongyang, « à la fin août 1958«  _

Les quinze pages du récit (de la semaine de la « cure » de piqûres de « vitamine B12 1000 gammas« ) qui suivent, pages 296 à 310, le passage cité de la première piqûre par Kim, le lundi, aux pages 294 à 296,

sont un « éblouissement » de « récit » de la part de Claude Lanzmann ;

peut-être l’acmé même de ce « Le Lièvre de Patagonie« ,

pourtant si riche en si « époustouflants » « récits » de la part de ce « conteur » prodigieux, prenant son temps, qu’est Claude Lanzmann ;

je reprends, ici, le fil et l’élan de ma présentation du « récit«  de la séquence de la « semaine«  de la « brève rencontre«  à Pyongyang de Claude et de Kim, à la « fin août 1958« 

Et cela pour ne rien dire,

au sein du « récit«  de cette « semaine«  de très ponctuelles « piqûres« , avec en arrière-fond, la présence de l’interprète Ok et de « quatre » « casquettes » désormais (« Tout se répéta identiquement le jour suivant« , le mardi, donc ; « à un détail près : les casquettes cette fois n’étaient pas cinq, mais quatre. Et je n’eus pas besoin de leur demander de se retirer ; d’eux-mêmes ils ne dépassèrent pas le seuil » de la chambre d’hôtel, page 296), et,

passées rien que les 26 lignes suivantes de la page 296,

pour ne rien dire, donc, du récit singulier de la « folle journée » _ au rythme endiablé du « Mariage de Figaro«  de Beaumarchais ; ainsi que des « Noces de Figaro » de Da Ponte et Mozart ! Quelle fête !!! _ 

baptisée ainsi, et rétrospectivement (après le chapitre du retour en Chine, et à Pyongyang aussi (« quatre jours« ), en septembre 2004 : le chapitre XIV), au début du chapitre XV, au retour à Paris, page 343 :

« Je n’étais plus le même : la folle journée _ voilà ! le dimanche, avec la séance particulièrement mouvementée de canotage (« le sport national des Coréens« , page 299) sur le fleuve Taedong-gang _ avec Kim Kum-sun m’avait modifié en profondeur ;

et c’est seulement dans l’atelier de la rue Schœlcher _ celui de la vie commune avec le Castor ; laquelle alors se trouvait, pour ces vacances d’été 1958, avec Sartre en Italie (« le Castor et Sartre m’attendaient impatiemment à Capri, avides«  et « de me revoir«  ; et « de récits« , page 343)… _ que j’en prenais pleinement conscience.

A Capri, le Castor se tourmentait, trouvant peu convaincants les motifs que j’inventais pour différer mon départ. (…) Parvenu enfin _ un peu plus tard _ à Capri, je donnai le change, plutôt mal que bien ; je racontai tout, la Chine, la Corée ; mais passai sous silence Kim Kum-sun. Nous explorâmes tous les trois _ Sartre, le Castor et Claude _ la côte amalfitaine jusqu’à Ravello, poussant même jusqu’à Paestum, coulant de très heureuses journées«  de tourisme accompli…)

Et cela pour ne rien dire, ici,

du récit si singulier de cette « folle journée« , donc,

du dimanche de l’ultime piqûre de cette « cure » de B12 1000 gammas (afin de « se fortifier« ).

« Rien ne se produisit comme je l’escomptais« , page 296.

Mais j’en laisse tout le plaisir de la découverte _ splendide ! _ sur les pages papier (296 à 310, donc) du livre ! 


Et je reviens à mon objet principal : « le projet » cinématographique de « monstration » à l’image filmique _ et pas seulement de « récit » écrit sur la page de papier… de la part de Claude Lanzmann _ de cette « brève rencontre » de Pyongyang, en 1958…

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis


_ à partir de 1970-71, avec son film « Pourquoi Israël«  : un film dont il aurait, in fine, le contrôle (nonobstant les chausse-trapes disposées à plaisir par les successives productrices) en quelque sorte intégral ; et le final cut ; pas comme pour ses « expériences«  à la télévision

pour les magazines de Daisy de Galard, « Dim Dam Dom » (« j’interrogeai des actrices, des sportifs, des chanteurs : les célébrités du temps«  ; « mais je regrettais de ne pas assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée« , page 411) ;

ou d’Olivier Todd, « Panorama« , un reportage « fouillé«  sur la « guerre d’usure« , « dès 1968, à peine un an après l’établissement d’Israël sur toute la longueur du canal de Suez«  : « les batteries égyptiennes de la rive opposée ouvrirent le feu sur les maozim (bunkers) israéliens édifiés à la hâte, tous les dix ou vingt kilomètres, pour protéger les unités qui stationnaient là. C’était le début de ce qu’on appela plus tard « la guerre d’usure », qui allait se poursuivre pendant près de deux années ; et se révéla incroyablement meurtrière« , page 408 :

« ma décision de faire un jour du cinéma _ indique alors Claude Lanzmann, page 410 _  est sûrement liée à la réalisation de ce film«  ;

ajoutant immédiatement : « J’aurais souhaité, revenu à Paris, en assurer moi-même la construction et le montage ; mais ce ne sont pas les mœurs pressées _ voilà ! _ de la télévision : je sus qu’il eût été _ ce film de reportage, sur le front du Canal de Suez, comme en Israël, au sein des familles des soldats _ encore plus réussi si je l’avais dirigé dans toutes ses phases, du début à la fin« , page 410 : c’est ainsi que l’« expérience« , ici celle d‘ »auteur«  de cinéma, se forme : en surmontant les obstacles, épreuve après épreuve…)… _ ;

Claude Lanzmann, devenu « auteur » de cinéma depuis, donc,

ne sachant pas encore _ = toujours pas _ à ce jour, de 2009, à quoi s’en tenir _ au bout du bout du compte ! _ quant à cette « réalisation » cinématographique « possible » (ou pas ! à Pyongyang !),

hésitant, dans la même page (la page 341), et à quatre phrases de distance, entre les deux (voire trois) formulations

que voici :

1) ou bien : « ma « brève rencontre » ne sera sans doute jamais portée au cinéma«  ;

2) ou bien : « il n’est pas encore tout à fait impossible que je m’attaque un jour à l’écriture d’un scénario _ afin de le « tourner » bel et bien, ensuite… _ à partir de cette histoire vraie« 

Ajoutant aussitôt, encore (et pour s’en tenir là !), en un mode et un temps encore assez « problématiques« ,

3) cette troisième « éventualité » :

« Mais, quittant Pyongyang et ce que je venais de vivre pendant ces quatre journées _ ce mois de septembre 2004 _,

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste _ deux expressions véritablement capitales !!! _ me commandaient autre chose,

de très fou en vérité,

qui eût _ voici le mode et le temps « problématiques«  _, réussi _ et pas « raté » !.. : c’est le « possible » concurrent ! _, fait exploser, voler en éclat _ et c’est bien là ce qui continue de « tenter« , et même « sacrément« , Claude Lanzmann ! _ la classique dichotomie

_ il n’apprécie décidément toujours rien de ce qui est « académique » (cf « je ne voyais pas embrasser, après cette longue parenthèse d’aventure et de guerre, un cursus académique« , page 150 ; c’était en 1946 ;

et « je n’aurais pas de casier judiciaire ; je pourrais me présenter à tous les concours  _ de la fonction publique. Cela, au bout du compte ne s’avéra pas utile : mon existence se jouerait _ voilà ! _ autrement«  ; toujours ces mêmes années d’après-guerre ; et page 164) _

ma pente naturelle et ma loi de cinéaste me commandaient autre chose, de très fou en vérité, qui eût, réussi, fait exploser, voler en éclat

la classique dichotomie, donc,

documentaire/fiction :

j’aurais réalisé un film documentaire sur la Corée du Nord aujourd’hui,

en donnant à voir, de la façon la plus saisissante _ le point est important ! _, tout ce que j’ai narré plus haut _ aux pages 331 à 340 du chapitre XIV _ sur la ville _ de Pyongyang _, le vide _ des espaces : de voitures ; de personnes (« larges avenues vides de véhicules et même de piétons« , page 332 ; « la circulation en ville est d’une irréelle fluidité ; Pyongyang est la cité du « comme si » », du faire-semblant, page 337) _, la monumentalisation _ »les maîtres de la Corée du Nord avaient, en cinquante ans, réussi le tour de force de faire de leur capitale une ville monumentale et vide. Pyongyang était propre, sans taudis ni bidonvilles ; mais les vivants y passaient comme des ombres« , page 338 _, la mobilisation permanente _ de tous et chacun sans exception, et pas seulement de l’armée et de la police : « la guerre de Corée a duré cinquante ans ; et dure encore. Le pays tout entier est corseté dans une mobilisation forcenée ; véritable forcerie sans laquelle tout s’effondrerait« , page 336 _, le tabac et l’essoufflement généralisé, la faim, la terreur _ omniprésente, elle aussi, du régime totalitaire _, la suspension _ tant collective qu’individuelle (distinction qui, ici, n’a même pas de sens) : « totalitaire«  ! _ du temps pendant cinquante ans ;

montrant _ ainsi _ que _ en ce pays, de Corée du Nord ; en cette ville, de Pyongyang ; et entre les deux séjours et regards (de « témoin«  hyper-attentif et sur-actif) de Claude : 1958 et 2004 _

tout a changé ; rien n’a changé ; tout a empiré.

Et,

sur des plans du Pyongyang contemporain,

une voix off,

la mienne aujourd’hui,

sans un acteur, sans une actrice, sans reconstitution _ de cinéma de quelque sorte que ce soit _,

eût raconté _ même mode, même temps : avec son débit, ses inflexions, et son timbre (de « voix« )… _, comme je l’ai fait _ par le « récit » devenu écrit, lui (une fois « dicté«  : à Juliette Simont et Sarah Streliski, page 13), en phrases déployées, alignées, en caractères d’imprimerie, noir sur blanc (sans le support de la voix, ni d’images _ mouvantes, qui plus est…) sur la page de papier du livre _ dans le chapitre précédent _ le chapitre XIII, aux pages 290 à 310 _,

eût raconté

la « brève rencontre » de Claude Lanzmann et Kim Kum-sun.

Il s’agirait
_ en un tel « documentaire » de bien peu de « fiction » : de la confrontation du récit parlé « mémoriel«  (à propos de ce qui advint en 1958) au simplement « visuel«  des images filmées aujourd’hui de la ville… _ d’un très minutieux et sensible travail _ certes _ sur l’image et la parole,

le silence et les mots _ les trous, les vides, les « noirs«  (ou les « blancs ») y ont beaucoup d’importance : je vais y revenir ! _,

leur distribution _ et « scansion«  ou « rythme« ... _ dans le film,

les points d’insertion _ cruciaux ! et selon toute une déontologie essentielle ! sans gratuité ! _ du récit du passé _ de 1958 _ dans la présence _ à l’image, au moment du tournage, plus de cinquante ans plus tard, désormais _ de la ville ;

discordance et concordance

qui culmineraient _ toujours au conditionnel du « non réalisé«  encore ! à l’heure de l’écriture (ou dictée) de ce « Lièvre de Patagonie » lui-même (à Juliette Simont et Sarah Streliski)… _ en une temporalité unique _ tel quelque ruban de Mœbius _,

où la parole se dévoile _ au subjonctif _ comme image _ « imageante » en son déploiement par la voix… _ et l’image comme parole » _ énonçant et égrenant, à sa façon, large, bien du sens, riche et complexe, « détaillé » par le regard du « spectateur » suffisamment actif, attentif, perspicace (« saisissant«  !), face à l’écran… _, pages 341-342…

Ce projet est passionnant ! et livre énormément de ce que je nommerai « la poïétique cinématographique » de Claude Lanzmann…


Titus Curiosus, ce 3 septembre 2009

Sur le désir de « France » _ de Cioran

19juil

Un passionnant « essai« , inédit jusqu’ici, et magnifiquement traduit

_ en une « traduction du roumain revue et corrigée par Alain Paruit » (sic, page 5) _

par Alain Paruit :

« De la France« ,

« Manuscrit déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Fonds Cioran« ),

de Cioran, en « 1941« 

_ la date, au bas de la dernière page du manuscrit, est ajoutée « au crayon« , indique l’éditeur (L’Herne) ;

et de la main de Cioran lui-même,

indique immédiatement (page 7) Alain Paruit en sa lumineuse préface de deux pages, intitulée « La Métamorphose » :

« C’est la guerre. Cioran est à Paris

_ depuis 1937 : « alors titulaire d’une bourse (maintenue jusqu’en 1944) de l’Institut culturel français de Bucarest, il s’était inscrit pour terminer sa thèse de licence sur Bergson à la Sorbonne« , précise encore, page 10, et sous la plume de L. T., cette fois, une très courte « Note biographique«  de deux pages).

Il écrit au crayon, à gros traits appuyés, « 1941″, comme il aurait écrit le mot « FIN » sur son manuscrit, ce texte qu’il a intitulé « De la France« , en pensant aux moralistes du XVIIIème

_ ou/et du XVIIème ?.. :

ce sont La Rochefoucauld et Pascal, qui sont cités (une et sept fois : c’est lui le plus, et de loin !, régulièrement évoqué de tous les auteurs !), bien plus que Mme du Deffand ou Voltaire (les seuls mentionnés, d’ailleurs, de tout le XVIIIème siècle ; et à la seule page 12 :

« Comme je me serais rafraîchi à l’ombre de la sagesse ironique de Madame du Deffand, peut-être la personne la plus clairvoyante de ce siècle ! « Je ne trouve en moi que le néant ; et il est aussi mauvais de trouver le néant en soi qu’il serait heureux d’être resté dans le néant. » Et Cioran _ l’auteur du « Précis de décomposition«  et de « De l »inconvénient d’être né » _ d’ajouter : « En comparaison, Voltaire, son ami, qui disait « je suis né tué », est un bouffon savant et laborieux. Le néant dans un salon, quelle définition du prestige !«  (page 12, donc) ;

alors que le nom de « Pascal » revient, lui, le plus et presque continument : aux pages 17, 18, 25, 29, 31, 77 et 85… :

au hit-parade des noms cités en ce « De la France« ,

outre celui de « Napoléon«  (cinq fois),

je relève ceux de « Paul Valéry » _ pour lequel « l’homme est un animal né pour la conversation«  _ et « Baudelaire«  (quatre fois) ,

de « Racine » (trois fois)

et de « Madame du Deffand« , « Bergson« , « Rameau » et « Debussy » (deux fois chacun)… ;

et si je poursuis mon listing (un palmarès éminemment significatif !), pour une occurrence unique,

voici les noms assurément représentatifs de l’« esprit français«  de « Voltaire« , « Chateaubriand« , « Claude Lorrain » _ « honteux de rêver »… _, « La Rochefoucauld« , « Joachim du Bellay« , « Descartes« , « Rameau« , « Couperin«  _ avec « leur délicatesse et leur refus du tumulte » si rares, page 30 _, « Berlioz« , « César Franck« , « Rousseau« , « Montaigne » _ ou « la douceur«  qui « veille« .., page 70 _ , « Monet » _ dont « un paysage épuise la poésie du visible«  _, « Mallarmé« , « Van Gogh« , et, pour finir en beauté, « François de Sales » :

les « français d’adoption » (ou de récente date : Napoléon…) n’étant pas les moins « importants » :  Henri Bergson, Claude Lorrain, César Franck, Jean-Jacques Rousseau, Vincent Van Gogh et François de Sales… ;

fin de l’incise ! _,

en pensant aux moralistes du XVIIIème _ je reprends l’élan de la phrase d’Alain Paruit _,

en pressentant peut-être déjà qu’il les rejoindra un jour,

ne serait-ce que par le style qui en l’occurrence est « contenu ».

Ne crayonne-t-il pas son portrait prémonitoire _ oui ! _ lorsqu’il les compare aux grands créateurs étrangers ?« 

_ que sont, dans l’ordre d’apparition des noms dans l’essai : Ruysdael, Dante, Eschyle, Shakespeare, Maître Eckart, Ruysbroeck, Bach, Michel-Ange, Beethoven, Dostoïevski, Novalis et Cervantès…

On mesure l’importance de cet éloge, par Cioran,

pour la civilisation d’un « pays » _ celui-là même « du dialogue« , la formule se trouve à la page 34 _ à l’heure même _ depuis juin 40 _ de sa « chute« ,

à l’occasion d’une méditation détaillée sur 84 pages (de la page 11 à la page 94) sur une « décadence« .

D’autres, aimant un peu moins, semble-t-il, la « spécificité française« , en la sapant de leur politique prétendument « moderne » _ = d’aggiornamento « mondialiste« _,

pourraient en prendre acte,

dont les parents et grands-parents _ qui de Budapest, qui de Salonique… _ ont pourtant choisi aux heures les plus difficiles pour leur « survie » même, la France _ et sa « civilisation » !!!

Cioran, page 45 :

« La France « éternelle », avant de se perdre, deviendra un pays comme les autres«  :

qu’on le médite un peu davantage, donc, en notre actualité de 2009 !…


Et page 50, toujours à propos de « la France » et des « Français« , à l’heure sonnant, paraît-il, de l' »individualisme » mondialisé (des marchés !) :

« Un pays d’« êtres humains » et non d’individus« …

Ici,

je voudrais citer et commenter une interview assez perspicace d’Alain Finkielkraut s’exprimant précisément sur ce « De la France«  de Cioran,

en un article du 2 avril 2009 du Figaro : « Finkielkraut : « Pour Cioran, ce livre était une honte« , principalement à propos d’un autre livre (antérieur : un « livre sulfureux publié à Bucarest en 1936« ) de Cioran : « Transfiguration de la Roumanie » ;

voici le passage particulièrement judicieux à mon goût sur ce « De la France« , en cet entretien d’Alain Finkielkraut avec Sébastien Lapaque :

« Cioran s’est arraché de la tentation totalitaire _ présente dans ce livre ensuite « regretté » et même « vilipendé«  par son auteur, Cioran, qu’est « Transfiguration de la Roumanie« , de 1936 : né le 8 avril 1911, Cioran avait alors vingt-cinq ans… _ en devenant un écrivain de langue française _ oui ! _ et en s’inscrivant en plein XXe siècle dans la lignée des moralistes classiques _ français. Les moralistes ne sont pas des gens qui font la morale, ce sont des gens qui divulguent une vérité douloureuse _ la formule d’Alain Finkielkraut est magnifique de justesse. Il rejoint leur camp dès 1941, à travers le texte charnière intitulé « Sur la France » _ « De la France« , plutôt ! _, qu’on découvre également. C’est un livre écrit en roumain, mais le style est déjà français _ absolument ! _, on le voit merveilleusement dans la traduction d’Alain Paruit _ en effet ! j’y applaudis des deux mains !.. Voir mes remarques plus haut ! Au fond, la réponse des moralistes, c’est la réponse de ceux qui ne sont pas dupes de Rousseau _ ni du « rousseauisme » qui va suivre… Formule magnifique encore (hélas ! ô combien juste !) à propos de ce fossoyeur, aussi, de la musique française, par sa si niaise (= caractérielle !) « résistance«  au génie de Rameau !.. Qu’on jette une oreille à l’accablant « Devin du village » dudit Rousseau pour s’en convaincre, face aux génialissimes « Boréades«  du merveilleux Rameau !!! D’un côté, il y a l’idée d’établir un régime sans mal _ d’où le chemin, méticuleusement pavé, de l’Enfer… _ en trouvant une solution politique _ dissolvante ! _ au problème _ d’existence et coexistence ! _ humain. Et de l’autre, une lucidité inquiète _ à l’infini de son (propre) souci critique et plein d’humour : mon modèle (personnel) étant ici un Montaigne et sa pratique, modeste, d’« essayeur«  ! _ qui nous vaccine _ oui ! la métaphore est excellente _ contre cette tentation. Le désespoir de Cioran ne le conduit d’ailleurs pas nécessairement à une vision noire de la nature humaine. J’ai relevé un passage extraordinaire dans ses « Cahiers«  :

« Haine et événement sont synonymes. Là où il y a haine, quelque chose se passe. La bonté, au contraire, est statique. Elle conserve, elle arrête, elle manque de vertu historique, elle freine tout dynamisme _ en étant « égard » et « scrupule«  La bonté n’est pas complice du temps ; alors que la haine en est l’essence. »

On n’imagine pas Cioran faire cet éloge de la bonté. Et pourtant. Lorsque s’évanouit l’idée d’établir un régime sans mal, reste ce que Vassili Grossman _ l’auteur (capital !) de l’immense « Vie et destin«  ; ainsi que de, avec Ilya Ehrenbourg, l’indisponible actuellement : on se demande bien pourquoi, « Le Livre noir«   _ appelle la petite bonté, la bonté sans régime«  _ une expression encore d’une justesse formidable !

Bref, voilà un livre passionnant que ce « De la France«  :


par exemple, ceci, pages 13-14 :

« Qu’a-t-elle aimé, la France ? Les styles _ au pluriel ! _, les plaisirs de l’intelligence, les salons, la raison, les petites perfections _ discrètes. L’expression précède la Nature. Il s’agit d’une culture de la forme _ oui ! _ qui recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement.
La vie _ quand elle n’est pas souffrance _ est jeu.

Nous devons être reconnaissants à la France de l’avoir cultivé avec maestria et inspiration
_ quelles brillantes expressions ! C’est d’elle que j’ai appris à ne me prendre au sérieux que dans l’obscurité et, en public, à me moquer de tout. Son école _ car c’en est une, sans didactisme pesant ! par le jeu : grave et léger à la fois… _ est celle d’une insouciance sautillante et parfumée. La bêtise voit partout des objectifs _ utilitaires : voilà le langage des « communiquants » !.. _ ; l’intelligence _ seulement _ des prétextes. Son grand art _ oui ! _ est dans la distinction _ n’est-ce pas, pauvre Pierre Bourdieu ?.. _ et la grâce de la superficialité _ celle-là même que le Nietzsche de « Humain trop humain » et du « Gai savoir«  enviait aussi, en plus des moralistes français, aux Grecs de l’Antiquité… Mettre du talent dans les choses de rien _ c’est-à-dire dans l’existence et dans les enseignements du monde _ est une initiation aux _ salubres _ doutes français.« 


Et ceci, sur le goût, pages 15-16 :

« Un peuple de bon goût ne peut pas aimer le sublime, qui n’est _ alors… _ que la préférence du mauvais goût porté au monumental. La France considère tout ce qui dépasse la « forme » comme une pathologie du goût.« 

« Le goût se place aux antipodes du sens métaphysique, il est la catégorie du visible _ à portée même de perception : un peu fine… Incapable de s’orienter _ c’est crucial _ dans l’embrouillement des essences, entretenues par la barbarie de la profondeur _ à plaisir embrumée _, il cajole _ avec douceur et non sans infiniment de délicatesse _ l’ondulation immédiate _ à portée de sens, d’aisthesis… _ des apparences _ cultivées… Ce qui n’enchante pas l’œil est une non-valeur : voici quelle semble être sa loi. Et qu’est-ce que l’œil ? L’organe de la superficialité éternelle _ la recherche de la proportion, la « peur » du manque de proportion définit son avidité pour les contours observés. L’architecture ornée selon l’immanence ; la peinture d’intérieur et le paysage, sans la suggestion des lointains intacts (Claude Lorrain _ un Ruysdael salonnard, honteux de rêver) ; la musique de la grâce accessible et du rythme mesuré, autant d’expressions de la proportion, de la négation de l’infini _ conjuré, davantage que nié… Le goût est beauté soupesée _ avec légèreté, délicatesse : sans la lourdeur d’une précision trop mécanique _ élevée au raffinement catégoriel. Les dangers et les fulminances du beau lui semblent des monstres _ qu’il éloigne _ ; l’infini, une chute«  _ dont il importe en permanence de se prémunir… :

cette magnifique analyse dit tout de l’« acuité de perception«  du penser si remarquablement affiné de Cioran…

Et encore ceci, pages 86-87, à l’heure de la « mondialisation » :

« Le risque auquel peut se confronter l’individu flottant au dessus des cultures

est le « faux moi »,

la perte de la mesure et du goût,

le passage à des dimensions fallacieuses,

à force de frayer avec des valeurs trop diverses.

Les limitations de la France sont un antidote contre le faux moi _ oui ! _,

elles sont un barrage du classicisme érigé contre les tendances à la disponibilité et au flou«  _ enivrés (à se perdre…) : ces formules sont magnifiques de lucidité !..

« La France est une école de l’embrassement limité, une leçon contre le moi illimité«  _ cette formule encore, et le mot de « leçon », est superbe !

Avec cet avertissement : « Qui n’est pas passé par là

risque de vieillir en apprenti _ sorcier !.. _ des virtualités _ et des gouffres…

Une âme vaste enclose dans les formes françaises,

quel type d’humanité féconde !« , page 87.

Cioran s’inscrivant lui-même, en conclusion de son essai, page 93 (et en 1941 !), parmi ceux qui, « nés sous d’autres cieux«  et « issus d’un autre sang et d’autres coutumes«  sont devenus les « patriotes«  de la France !

« N’avons-nous pas tous été, dans les crises, dans les accès ou dans les respirations durables, des patriotes français ?

N’avons-nous pas aimé la France avec plus d’ardeur que ses fils ?

N’avons-nous pas été nombreux, en provenance d’autres espaces, à l’embrasser comme le seul rêve terrestre _ en un lieu circonscrit et bien réel _ de notre désir ?« 

Et en une heure particulièrement menaçante pour la survie de la France, en 1941, donc,

Cioran conclut ainsi son essai, page 94 :

« Dans quelque direction, sur quelque plateau ou sentier que nous orientions nos pas,

la France ne mourra pas seule,

nous expierons ensemble le goût _ sien et chevillé à son corps _ de la fugacité« … 

Un très bel essai, et on ne peut plus « actuel« -« inactuel » _ à la Nietzsche _, que ce « De la France » de Cioran…

Titus Curiosus, ce 19 juillet 2009

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