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Les deux créations, en 2011 et 2023, de « La Bête dans la jungle », l’opéra d’Arnaud Petit et Jean Pavans : le 10 mai 2011 au Forum du Blanc-Mesnil, puis, augmentée d’une ample sublime scène finale (d’après « L’Autel des morts », toujours de Henry James ), le 14 avril 2023 à l’opéra de Cologne, sous la direction musicale, les deux fois, de François-Xavier Roth…

25juin

Reçu hier samedi à 11h 26, toujours de Jean Pavans,

en complément de ce qu’il m’avait déjà fait parvenir _ cf mon article d’hier « «  _ de son livret de « La Bête dans la jungle » d’Arnaud Petit et lui-même,

ce très remarquable _ et tout à fait éclairant ! _ texte de présentation de cette « Bête dans la jungle » de musique, à destination des spectateurs des six représentations données à l’Opéra de Cologne au mois d’avril dernier :

La morte saisit le vif

Jean Pavans

« Ses personnages, avec leur extrême finesse de perception, sont déjà à mi-chemin de se dégager de leur corps. Il n’y a rien de violent dans leur trépas. Ils semblent plutôt avoir enfin accompli ce qu’ils ont longtemps tenté : la communication sans obstacle« .

Virginia Woolf Les histoires de fantôme de Henry James TLS, 22 décembre 1921.

Un jeune Anglais (ou peut-être est-il d’origine américaine), John Marcher, et une jeune Anglaise, May Bartram, sympathisent par un jour d’orage dans les ruines de Pompéi, au cours d’une excursion effectuée avec quelques amis communs. John a vingt-cinq ans, May a vingt ans.

Une dizaine d’années plus tard, sans s’être revus entre-temps, ils se retrouvent par hasard lors d’un déjeuner mondain dans un manoir de la campagne anglaise. John a un vague souvenir de May, May se souvient très précisément de John, et des circonstances. Elle lui affirme qu’il lui avait alors fait un aveu dont elle a été vivement frappée, acte que lui-même déclare avoir complètement oublié. Ce dont John est certain, c’est que, cet aveu, il ne l’a jamais fait à personne d’autre que May.

Dès lors, tous deux, lui comme célibataire timide et solitaire, elle comme vieille fille d’humeur exclusive, vont nouer à Londres une tendre et constante amitié, dans des moments récurrents d’intimité secrète et complice.

Telle est la mise en perspective du projet que Henry James note en 1901 dans ses carnets, et dont il fera deux ans plus tard La Bête dans la jungle 1.

………………

1 The Beast in the Jungle a paru pour la première fois dans The Better Sort, édité en février 1903 simultanément chez Methuen à Londres et Scribner’s à New York. Ce recueil comporte dix autres nouvelles _ voilà _ d’inégales longueurs et valeurs, pour la plupart déjà publiées en revues.

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« Lamb House, 27 août 1901.

En attendant, il y a quelque chose d’autre — une très mince fantaisie* probablement — dans une petite idée qui me vient d’un homme de plus en plus hanté par la peur, durant toute sa vie _ voilà ! _, que quelque chose lui arrive bientôt : il ne sait pas vraiment quoi. Sa vie paraît sûre et ordonnée, ses actes et ses possibilités (comme résultat de sa peur) sont largement réduits et entravés, si bien que les années passent et que le coup ne tombe pas. Pourtant “Ça va se produire, ça peut encore se produire”, se trouve-t-il croire — et il le dit en fait à quelqu’un, quelque deuxième conscience dans l’anecdote. “Ça se produira avant ma mort ; je ne mourrai pas sans ça.” Finalement je pense qu’il faut que ce soit lui qui comprenne — et non la deuxième conscience.

Cette “deuxième conscience” ne doit-elle pas être une femme, et est-ce que ce ne doit pas être elle qui l’aide à comprendre ? Elle l’a toujours aimé — cela, pour la “joliesse” de l’histoire _ note donc alors Henry James _, et, comme il économise, protège, exempte sa vie (vraiment toujours à cause et en faveur de sa peur), il ne l’a jamais su. Elle lui plaît, il lui parle, il se confie à elle, il la voit souvent — la côtoie* mais ne devine pas sa passion cachée _ pour lui. Elle, durant tout ce temps, voit la vie de son ami telle qu’elle est _ avec lucidité. C’est à elle qu’il confie sa peur — oui, elle est la “deuxième conscience”. D’abord, elle le plaint pour son sentiment de peur, elle est tendre, rassurante, protectrice. Puis elle discerne, je l’ai dit, la vérité en lui, elle est lucide, mais sans rien en dire.

Les années passent, et elle voit que rien ne se produit. Enfin, un jour, ils regardent en quelque sorte la chose en face, et alors elle parle. “Elle s’est produite, cette grande chose dont vous aviez le pressentiment et dans la peur de laquelle vous avez toujours vécu — elle vous est arrivée.” Il s’étonne — quand, comment, qu’est-ce que c’est ? “Ce que c’est ? Eh bien, c’est que rien n’est arrivé !

Puis, plus tard, je pense, pour continuer la joliesse _ du récit _, il faut que lui-même voie, qu’il comprenne. Elle l’a toujours aimé — et cela, c’est quelque chose qui aurait pu se produire. Mais _ Kairos tranchant…  _ c’est trop tard — elle est morte. C’est du moins ce qu’il conclut par la suite, après un intervalle, je pense, après la mort de son amie. Elle est mourante, ou malade, quand elle lui dit cela. Mais sur le moment il ne

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comprend pas, il ne voit pas — pas plus loin que de reconnaître tristement avec elle que ça peut très bien être ça : que rien n’est arrivé.

Il revient ; elle n’est plus là : elle est morte. Ce qu’elle lui a dit, par sa justesse, a en quelque sorte créé en lui un plus grand besoin d’elle, et proprement un plus grand désir d’elle. Mais elle n’est plus là, il l’a perdue, et alors il voit tout ce qu’elle a voulu dire. Elle l’a aimé. (Le LECTEUR doit le comprendre à ce moment-là.) Avec ses craintes et ses viles précautions, il ne s’en était pas aperçu. C’était cela qui aurait pu arriver, et, ce qui est arrivé, c’est que ça n’est pas arrivé. » _ un texte déjà lumineux ;

et sur cette tragique stupide situation-là, jeter un œil à la terrible dernière phrase du « Le soleil se lève aussi« , d’Ernest Hemingway, en 1926 : «  »Oh, Jake« , Brett said, « we could have such a damn good time together ».
« Yes », I said. « Isn’t it pretty to think so ? » »

………………………

Un grand écrivain, un grand artiste, à son sommet, ou dans ses plus profonds abîmes, ce qu’est indubitablement Henry James avec The Beast in the Jungle, donne toujours à comprendre bien davantage que ce dont il avait l’intention à l’origine.

Or voici en effet ce que peut comprendre « le lecteur ». Ce qui est arrivé parce que ce n’est pas arrivé, c’est que May Bartram, dans une tentative qui sera vaine (elle en a pourtant bien conscience) a fait un pas pour s’offrir à John Marcher, et que John n’a pas voulu comprendre son mouvement, tout en le comprenant très bien, raison pour laquelle, justement, il se fige devant elle. C’est le moment du Bond de la Bête. La scène est décrite à la fin du chapitre IV :

« Il se rendit soudain compte, nettement et splendidement, qu’elle avait quelque chose de plus à lui donner : quelque chose qu’il voyait délicatement briller dans son visage émacié et scintiller dans son expression avec une sorte de pâle éclat argenté. Elle avait incontestablement raison, car ce qu’il discernait dans son visage était la vérité, et, curieusement, illogiquement, tandis que l’air résonnait encore de leurs propos sur la chose épouvantable à venir, elle parut la lui offrir comme une infinie douceur. »

May toutefois triomphe _ voilà _ dans la mort. À l’origine obsédé de lui-même, John finit obsédé par elle _ voilà ce qui s’est finalement produit : la morte a saisi le vif. May est un Sphinx, une Sphinge, merveilleusement décrite comme telle.

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« Pâle comme cire, avec sur le visage des marques et des signes aussi nombreux et fins que s’ils avaient été gravés par une aiguille, la blancheur de ses douces draperies rehaussée par un écharpe d’un vert fané, au ton délicat consacré par le temps, elle était l’image même d’un sphinx serein et raffiné, mais impénétrable, dont la tête, et en fait toute la personne, eussent été poudrées d’argent. C’était un sphinx, mais avec ses pétales blancs et ses feuilles vertes, elle était aussi comme un lis — un lis artificiel, cependant, merveilleusement imité et constamment tenu, sous une cloche de verre, à l’abri de la poussière et des souillures, sans être exempt d’un léger fléchissement ni d’un réseau de petites froissures. »

John est un Œdipe vaincu par la défaite du Sphinx. John est également Thésée en son Labyrinthe. May est à la fois Ariane, le Labyrinthe et le Minotaure. C’est aussi une autre Ariane mythique : l’Ariane initiée aux mystères de Barbe- Bleue, et qui en meurt. Ils sont fatalement liés l’un à l’autre par la présence absolue de l’impossible _ voilà _, à quoi tient toute la possibilité de leur amour. Leur échange est un long et délicat duo d’amour continu au bord d’un précipice inexprimable, incitant au renversement des forces, et à la traversée du miroir.

*
Paru huit ans plus tôt 2, L’Autel des morts semble surgi d’une seul bloc

animé d’un unique sentiment baigné d’une lumière ardente et homogène. Ses singulières splendeurs sont celles d’une métaphysique de l’amour.

Il y a bien des tonalités semblables dans l’amour désincarné de John Marcher et de May Bartram à la faveur de l’obsession de John, et dans l’attachement inévitable de George Stransom pour une femme (non nommée) qu’il rencontre par hasard et qui partage son culte des morts, l’obsession de George étant son souvenir de Mary Antrim, sa fiancée d’autrefois, morte avant même qu’il n’ait pu l’épouser.

2 The Altar of the Dead figure avec trois autre nouvelles, The Death of the Lion, The Coxon Fund, The Middle Years, dans le volume Terminations, paru chez William Heinemann en 1895.

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La coïncidence même qui explique finalement leur attrait irrésistible l’un pour l’autre (tous deux, George et cette femme sans nom, ont aimé le même homme, Acton Hague, qui les a différemment, mais en fait pareillement, trompés) semble une sécrétion naturelle du flamboiement des cierges que Stransom fait brûler pour tous « ses » disparus, à l’exception de Hague, qu’il s’imagine irrémédiablement haïr.

Extraordinaire et magique est l’apparition finale, parmi les flammes, de l’image de Mary Antrim, dont la voix s’unit immatériellement à la voix de l’amie trahie par Acton Hague, pour conjurer Stransom, au moment où il meurt, d’accorder une place, dans sa célébration mystique, à l’amour qu’il portait à cet homme.

La métaphysique de Henry James consiste en une sorte d’animisme qui serait inverse de la croyance chrétienne. Ce ne sont pas les Vivants qui appartiennent à l’au-delà et finiront par y retourner. Ce sont les Morts qui appartiennent à ici-bas, qu’ils n’ont jamais quitté : leur Royaume est de ce Monde.

« Ils étaient là dans leur essence simplifiée et intensifiée, dans leur absence consciente et leur patience expressive, aussi attentifs que s’ils étaient brusquement devenus muets. Quand on n’avait plus de pensée pour eux, ils ne faisaient plus aucun bruit, et c’était comme si leur purgatoire était vraiment encore sur terre : ils demandaient si peu, et par là ils obtenaient, les pauvres êtres, encore moins ; ils mouraient de nouveau, mouraient tous les jours, de la dure usure de la vie. »

*
Le lundi 30 mai 2011 était créé en concert au Forum du Blanc-Mesnil, par l’orchestre les Siècles sous la direction de François-Xavier Roth, La Bête dans la jungle, opéra (en l’occurrence oratorio) d’Arnaud Petit, dont j’avais écrit le livret. Léonore Lemaire était May Bartram, Arnaud Marzorati était John Marcher, Coralie Seyrig était la narratrice, en voix enregistrée. Il y en eut une deuxième exécution le lendemain.

Mon livret suivait docilement la construction de la nouvelle originale, ainsi, en somme, que l’avait fait Marguerite Duras dans son adaptation idéalement

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réalisée en 1981 par Alfredo Arias au théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis, avec Delphine Seyrig et Sami Frey, et une musique d’accompagnement de Carlos D’Alessio, qui la jouait lui-même sur scène au piano. Seulement voilà : Duras a rendu plus abrupte encore la conclusion, ou pour ainsi dire la morale, développée par James en une lente et sinueuse prise de conscience. L’égoïsme de John Marcher, son incapacité d’aimer (de désirer) une femme qui l’aime (qui le désire) s’inscrivait ainsi dans les révélations brutales qui troublaient Duras dans ces années-là, à plus de soixante ans : à savoir l’existence, dont longtemps elle n’avait pas tenu compte, d’hommes qui se détournent (sexuellement) des femmes. Et elle a appelé cela La Maladie de la mort, variation à sa manière sur The Beast in the jungle, qu’elle a publiée l’année suivante. En somme, il s’agissait bien de la même question plus généralement soulevée par la remarque si pénétrante et lucide de Virginia Woolf, mais ici dans un cas particulier : la chair (d’une femme) comme obstacle à la communication (avec un homme).

Dix ans après la création du Blanc-Mesnil, s’est présentée à Arnaud, grâce à la volonté de François-Xavier Roth, la possibilité de reprendre _ voilà ! _ sa Bête dans la jungle _ de 2011 _ sur une des trois scènes de l’opéra de Cologne, la plus petite, mais se prêtant d’autant plus aisément à une liberté de mise en espace. La première version ne durait guère plus d’une heure. Il fallait l’étoffer de moitié pour emplir une soirée _ de 105′, in fine. C’est alors que j’ai proposé d’adjoindre à mon livret _ voilà… _ la scène finale de L’Autel des morts. Ainsi, après s’être effondré sur la tombe de celle qu’il n’a pas su aimer dans la vie, John Marcher, dans une hallucination, voit apparaître le fantôme de May Bartram, son spectre, son ombre, qui l’appelle à elle pour l’entraîner dans le Royaume des Morts, comme le fait l’image de Mary Antrim avec George Stransom.

« Elle lui souriait depuis la gloire des cieux ; elle lui tendait cette gloire pour qu’il la rejoignît. Il baissa la tête en signe de soumission, et au même instant une vague nouvelle le submergea. Était-ce le basculement de la joie dans la douleur ? »

Arnaud ayant admis que cet ajout s’accordait bien avec la logique dramatique de La Bête dans la jungle, et avec la marche musicale de son opéra, sa

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partition augmentée _ de 45′ _ est créée le vendredi 14 avril 2023 dans la petite salle, donc, du Koeln Oper, pour une série de six représentations, François-Xavier Roth dirigeant l’orchestre du Gürzenich _ cette fois _, Frederic Wake-Walker assurant la mise en espace (et lui-même incarnant sur scène le Narrateur), Miljenko Turk étant John Marcher, et Emily Hindrichs étant May Bartram, ainsi que son Ombre triomphante et finale.

accompagné de ces très intéressantes explications-ci, à propos des genèses des deux versions  successives de cet opéra « La Bête dans la jungle« ,

celle de 2011 d’après la nouvelle de Henry James (en 1903),

et celle, amplement augmentée de sa sublime scène finale, de 2023, avec cet ample ajout, donc, d’après « L’Autel des morts » du même Henry James (en 1895) :

« L’opéra de La Bête dans la jungle a été à l’origine une commande (d’État) pour l’Orchestre les Siècles _ voilà ! _, créée en version de concert au Forum du Blanc-Mesnil en juin 2011.

Puis François-Xavier Roth, étant un ami de longue date d’Arnaud Petit, et ayant une grande estime pour sa musique, a fait en sorte que l’œuvre soit montée sur scène à l’Oper Köln, dont il était devenu directeur musical. Pour cela, nous l’avons augmentée de toute la dernière section, à partir de La Fuite à Venise _ à partir de la page 18 de ce livret. C’est là que la musique d’Arnaud devient de plus en plus belle et envoûtante, avec le grand air de May devenue fantôme, et le long finale orchestral avec trompette bouchée, etc.
La part créative du jeune metteur en scène (et narrateur) anglais Frederic Wake-Walker a été décisive pour la réussite artistique, et le succès public (et critique) du spectacle.
Je vous joins ici le trailer :
et le texte que j’avais écrit pour le programme »…

Une très envoûtante et bien belle musique, en effet…

Ce dimanche 25 juin 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Post-Scriptum :

le livret de Jean Pavans pour la musique d’Arnaud Petit…

Jean Pavans

L’Opéra de La Bête dans la Jungle

pour une musique d’Arnaud Petit d’après Henry James The Beast in the Jungle (1903)

Le manoir de Weatherend, dans la campagne anglaise La maison de May Bartram à Londres
La pointe de la Dogana à Venise
Un cimetière à Londres

L’histoire se déroule sur plusieurs années.

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Narrateur.

1. Prologue.

Une salle du manoir de Weatherend.
John Marcher, homme seul, a été entraîné par un groupe d’amis pour une journée au manoir de Weatherend. Pendant le déjeuner, il a eu le sentiment de reconnaître une femme, sans précisément se souvenir d’elle. Il se retire ensuite dans une salle déserte.

Narrateur :

« What determined the speech that startled him in the course of their encounter scarcely matters, being probably but some words spoken by himself quite without intention. He had been conveyed by friends, to the house at which she was stayed. The party of visitors at the other house, of whom he was one, and thanks to whom it was his theory, as always, that he was lost in the crowd, had been invited over to luncheon. »

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Orchestre, chœur.

2. Ouverture

Chœur: «…Perdu dans la foule… Errer à sa guise… Se livrer à des appréciations mystérieuses… Une direction qui n’était pas prévue. »

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John, May. Narrateur.

3. La remémoration

Narrateur : « There had been after luncheon much dispersal, all in the interest of the original motive, a view of Weatherend itself and the fine things, intrinsic features, pictures, treasures of all the arts, that made the place almost famous ; and the great rooms were so numerous that the guests could wander at their will, hang back from the principal group, and, in cases where they took such matters with the last seriousness, give themselves up to mysterious appreciations and measurements. »

John : « Je sens que c’est une suite, mais j’ignore de quoi c’est la suite. Son visage, à l’autre bout de la table, m’a rappelé quelque chose. Je ne parviens pas à mettre un nom sur cette chose… Et c’est d’autant plus étrange qu’elle, de son côté, m’a paru s’en souvenir… Elle n’est sûrement pas là pour une brève visite… Elle semble plus ou moins faire partie de la maison… Montre-t-elle Weatherend ?… Précise-t-elle aux visiteurs les dates et les styles des meubles et des tableaux ? »

Narrateur « The great rooms caused so much poetry to press upon him that he needed to wander apart to feel in a proper relation with them. It had an issue promptly enough in a direction that was not to have been calculated. It led, in short, in the course of the October afternoon, to his closer meeting with May Bartram, whose face, a reminder, yet not quite a remembrance, as they sat, much separated, at a verry long table, had begun by troubling him rather pleasantly. »

May sort de l’ombre et s’approche de John.

John : « Je vous ai rencontrée à Rome… Il y a des années et des années. » May : « J’étais certaine que vous ne vous en souveniez pas. »

John : « Je m’en souviens parfaitement. C’était avec les Pemble. Un violent orage avait éclaté. Nous avions dû nous réfugier dans les ruines du Forum. »

May : « Ce n’était pas avec les Pemble. C’était avec les Boyer. Et ce n’était pas à Rome. C’était à Naples. L’incident de l’orage s’est produit quelques jours plus

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tard. Nous nous sommes abrités dans les ruines, non pas du Forum, mais de Pompéi. »
« Et nous nous sommes vus quelque temps. Alors vous m’avez dit quelque chose que je n’ai jamais oublié et qui, depuis, m’a très souvent fait penser à vous. C’était durant cette journée affreusement chaude où nous avons traversé en barque la baie de Sorrente pour prendre l’air. »

Narrateur : « He accepted her amendments, he enjoyed her corrections, though the moral of them was he really didn’t remember the least thing about her. »

May : « Vous m’avez dit que vous aviez éprouvé très jeune, comme ce qu’il y avait de plus profond en vous, le sentiment d’être voué à quelque chose de rare et d’étrange, de prodigieux, sans doute, et de terrible, qui devait tôt ou tard vous arriver, dont vous aviez l’intuition et la conviction gravées dans votre chair, et qui peut-être vous laisserait foudroyé. »

John : « Je me souviens maintenant de cette journée sur l’eau. Mais je ne me souviens pas de vous avoir fait une confidence aussi intime. »

May : « Parce que vous l’avez faite à beaucoup de gens ? »

John : « Je ne l’ai faite à personne d’autre. »
May : « Je suis la seule à savoir ? »
John : « Le seul être au monde. »

May : « Moi-même je n’en ai jamais parlé. Je n’ai jamais répété ce que vous m’avez dit. Et je ne le répéterai jamais. Est-ce que cette chose dont vous m’avez parlé s’est maintenant produite ? »

John : « Non, ça ne s’est pas produit. Je suis toujours en attente. »
May : « Mais cette chose que vous avez décrite, n’est-ce pas simplement l’attente de tomber amoureux ? »
John : « Est-ce que vous m’avez déjà posé cette question ? »

May : « Non… nous ne parlions pas aussi librement. »

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John : « S’il s’agissait de cela, je le saurais, maintenant. »

May : « Vous avez été amoureux, et cela n’a pas été un cataclysme ? »

John : « Je suis là, vous le voyez. Je n’ai pas été foudroyé. »

May : « Alors, ce n’était pas de l’amour… Donc, vous êtes toujours en attente d’un coup de tonnerre ? »

John : « Je suis toujours en attente, oui, mais pas nécessairement d’un coup de tonnerre… J’y pense plutôt comme à une évidence, la chose la plus naturelle du monde. »

May : « Dans ce cas, comment pourra-t-elle être rare et étrange ? »

John : « Elle ne le sera pas, à mes yeux. »

May : « Elle le sera aux yeux de qui, alors ? »

John : « Eh bien, aux vôtres, par exemple. »

May : « Je serai donc présente ? »

John : « Vous êtes déjà présente, puisque vous savez. »

May : « Avez-vous peur ? »

John : « Ne m’abandonnez pas, maintenant….Vous sentez donc que mon obsession correspond à une certaine réalité ? »

May : « Oui, à une certaine réalité. »

John : « La guetterez-vous avec moi ? »

May : « Oui. Je la guetterai avec vous. »

Narrateur : « Something or other lay in wait for him, amid the twists and the turns of the months and the years, like a crouching beast in the jungle. It signified little whether the crouching beast were destined to slay him or to be slain. The definite point was the inevitable spring of the creature. »

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John, May. Narrateur.

4. Le lien.

À Londres, dans la maison de May Bartram.
Rentré à Londres, John revoit May, qui s’y est installée. Leur intimité est devenue routinière. Le temps établit ses rituels.

Narrateur « To tell her what he has told her, what had it been but to ask something of her ? something that she has given, in her charity, without his having so much as thanked her. So he had endlless gratitude to make up. Only for that he must see just how he had figured to her.

« The fact that she knew, knew and yet neither chaffed him nor betrayed him, had in a short time begun to constitute between them a sensible bond, which became more marked when, whithin the year that followed their afternoon at Weatherend, Miss Bartram, thanks to the legacy of an ancient lady, her great-aunt, found herself able to set up a small home in London. »

John : « La chose prodigieuse que me réservent depuis si longtemps les dieux n’est-elle pas simplement votre héritage et votre installation ? »

May : « Pourquoi pas ? C’est peut-être en cela que consiste la réelle vérité sur vous. »

John : « Vous êtes vraiment impliquée avec moi, vous savez. Je veux dire, du fait que je suis tellement impliqué avec vous. Je me demande parfois si cela est juste… si cela est juste de vous avoir tant impliquée, de vous avoir inspiré tant d’intérêt… J’ai le sentiment que vous n’avez pas le temps de faire autre chose. »

May : « Autre chose que de vous porter de l’intérêt ? Que puis-je désirer de mieux ? Faire le guet avec vous est en soi captivant. »

John : « Ne vous semble-t-il pas que votre attente n’est pas satisfaite ? »
May : « Voulez-vous dire que la vôtre ne l’est pas ?… N’avez-vous pas trop attendu ? »

John : « Que la bête bondisse ? Non, sur ce point, je suis exactement là où j’en étais… Nous sommes chacun dans les mains d’une loi personnelle. Quant à la forme que prendra cette loi, c’est à la loi même de décider. »

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May : « Dans votre cas, la forme aurait dû être… eh bien, quelque chose de très singulièrement personnel. »

John : « Vous dites cela comme si vous vous étiez mise à douter,… comme si vous pensiez que rien ne se produira. »

May : « C’est loin d’être ce que je pense. »

John : « Alors que pensez-vous ? »

May : « Je pense que mon attente ne sera que trop bien satisfaite. »

John : « Auriez-vous peur ? »

May : « Peur ? »

John : « C’est une question que vous m’aviez posée naguère… à Weatherend. »

May : « Oui, et vous m’aviez répondu que c’était à moi de le découvrir. »

John : « Le risque pour nous est peut-être en effet de découvrir que j’ai peur. Mais je n’ai pas peur en cet instant. »

May : « Par moments, j’ai pu penser que vous aviez peur. Mais maintenant je sais que non. Vous avez réussi à vous habituer au danger. »

John : « Je suis donc un homme courageux ? »

May : « C’est ce que vous aviez à me montrer. »

Narrateur : « What it has come to was that he wore a mask painted with the social simper, out of the eyeholes of which there looked eyes of an expression not in the least matching the other features. This, the stupide world, even after years, had never more than half discovered. It was only May Bartram who had, and she achieved, by an art indescribable, the feat of at once, or perhaps it was only alternately, meeting the eyes from in front and mingling her own vision, as from over his shoulder, with their peep through the apertures. »

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John, May. Narrateur.

5. Au retour de l’opéra

Maison de May à Londres.
May et John reviennent d’un spectacle d’opéra.

Narrateur : « John Marcher could regard himself, in a greedy world, as decently, as, in fact, perhaps even a little sublimely, unselfish. He was quite ready, none the less, to be selfish just a little, since, surely, no more charming occasion for it had come to him. Just a little, in a word, was just as much as Miss Bartram, taking one day with another, would let him.

« He often repaired his fault, the season permitting, by inviting his friend to acccompany him to the opera. It even happened that, seeing her home at such times, he occasionnaly went in with her to finish, as he called it, the evening, and, the better to make his point, sat dow to the frugal but always careful little supper that awaited his pleasure. »

May et John s’attablent pour souper.

May : « Ce qui nous protège, voyez-vous, c’est que nous répondons parfaitement à une apparence très ordinaire ,… un homme et une femme dont l’amitié est devenue une habitude quotidienne,… au point d’être finalement indispensable. Qu’est-ce qui caractérise le plus fortement les hommes, en général ? C’est la capacité de passer un temps infini avec des femmes ennuyeuses. Je suis votre femme ennuyeuse. Cela brouille mieux que tout votre piste. »

John : « Oui, vous m’aidez à passer pour un homme comme les autres. »
May : « C’est cela, c’est tout ce qui m’intéresse. Vous aider à passer pour un autre. Je ne dis pas que notre situation ne fait pas jaser » John : « Ah, mais alors, vous n’êtes pas protégée ! »

May : « Là n’est pas la question pour moi. Si vous avez eu votre femme, j’ai eu mon homme. »

John : « Et moi, comment puis-je vous aider ? » May : « En restant tel que vous êtes ».

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Narrateur: «They were no longer hovering about the headwaters of their stream, but had felt their boat pushed sharply off and down the current. They were literally afloat together, for a further sounding of their depths. It was as if these depths invited on occasion, in the interest of their nerves, a dropping of the plummet and a measurement of the abyss. »

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6. Intermède
May joue au piano des passages de l’opéra qu’ils sont tous deux allés entendre.

Le Narrateur se rapproche de John, comme pour lui dicter ses pensées.

Narrateur, John.

Narrateur: «My attested predilection for poor sensitive gentlemen almost embarrasses me as I march ! I certainly grant that any felt merit in the thing must all depend on the clearness and charm with which the subject just noted expresses itself. I hold it a successful thing only as its motive may seem to stand out sharply. »

John : « Notre motif est-il un élément de forme ou un élément de sentiment ? » Narrateur : « Well, you’ve got a heart in your body. Is that an element of form, or an element of feeling ? It’s the organ of life. »
John : « C’est l’organe de vie. »
Narrateur : « It’s a sort of buried treasure. The loveliest thing in the world ! »

John : « La chose la plus adorable du monde. »

Narrateur : « We work in the dark, we do what we can, we give what we have. Our doubt is our passion and our passion is our task. The rest is the madness of art ».

John : « Nous travaillons dans les ténèbres, nous faisons ce que nous pouvons, nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion, et notre passion est notre devoir. Le reste est la folie de l’art. »

Narrateur : « It’s frustration that does’nt count. Frustration’s only life. »

John : « Ce qui ne compte pas, c’est la frustration. Qu’est-ce que la frustration, sinon la vie même ? »

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Narrateur. John, May.

Maison de May Bartram.

7. Le renversement

Narrateur : « So, while they grew older together, she did watch with him, and so she let this association give shape and colour to her own existence. Beneath her forms as well, detachment had learned to sit, and behaviour had become for her, in the social sense, a false account of herself. There was but one account of her that would have been true all the while, and that she could give, directly, to nobody, least of all to John Marcher.

« When the day came, as come it had to, that she confessed to him her fear of a deep disorder in her blood, he felt somehow the shadow of a change and the chill of a shock. He immediately began to imagine aggravations and disasters, and above all to think of her peril as the direct menace for himself of personal privation.

« Then it was that one afternoon, while the spring of the year was young and new, she met, all in her own way, his frankest betrayal of these alarms. »

John : « Un homme courageux sait ce dont il a peur, et ce dont il n’a pas peur. Moi je ne le sais pas. Je ne peux pas le nommer. Je sais seulement que j’y suis exposé. »

May : « Mais vous y êtes exposé très directement,… très intimement. Cela suffit. »

John : « Vous sentez que cela suffit pour la fin de notre attente ? »

May : « L’attente n’est pas finie. »

John : « Alors, vous vivez pour quelque chose ? Je veux dire, pas seulement pour moi,… et pour mon secret. »

May : « Je parle de votre attente. Vous avez encore tout à voir. »

John : « Et vous non ? Vous savez quelque chose que j’ignore. Vous savez ce qui doit se produire. Vous le savez, et vous avez peur de me le dire. C’est si terrible, que vous avez peur que je le découvre. »

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May : « Vous ne le découvrirez jamais. »
John : « Que peut-il m’arriver de pire, selon vous, que votre disparition ? »

May : « Oh, je songe à tant d’autres choses épouvantables ! Il m’est difficile de choisir. Mais il y en a une que je ne peux pas vous nommer. »

John : « Et pourtant, nous avons parlé de beaucoup d’horreurs. Nous sommes parfois allés très loin. »

May : « Oh, très loin… »

John : « Vous seriez donc prête à aller plus loin ? »

May : « Plus loin que quoi ? »

John : « Je crois que nous avons regardé bien des réalités en face. »

May : « Y compris notre propre réalité ? »

John : « Vous savez quelque chose que j’ignore. Vous m’avez déjà montré cela. »

May : « Je ne vous ai rien montré, mon cher ! »

John : « Vous avez entrevu la bête, et vous ne voulez rien montrer, car c’est la plus monstrueuse de toutes. »

May : « En effet, elle serait sans doute monstrueuse, cette chose que je n’ai jamais dite. »

John : « Ce que je vois dans votre visage, ce que je sens ici, c’est que vous êtes

ailleurs. Vous avez terminé. Vous avez eu m’abandonnez à mon sort. »

May : « Non, non ! Je suis encore avec vous ! »

John : « Alors, dites-moi si je vais souffrir. »

May : « Vous ne devriez jamais souffrir ! »

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John : « Je comprends. »

May : « Que comprenez-vous ? »

John : « Ce que vous pensez,… ce que vous avez toujours pensé. »

May : « Ce que je pense n’est pas ce que j’ai toujours pensé. C’est autre chose.»

John : « J’ai donc vécu dans la plus totale erreur ? »

May : « Ce n’est pas cela. Vous n’êtes pas dans l’erreur. »

John : « Quelque chose alors va se produire ? »

May : « Il n’est jamais trop tard. »

John : « La porte n’est donc pas fermée ? »

May : « La porte n’est pas fermée. La porte est grande ouverte. »

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May s’approche insensiblement de John, qui ne bouge pas. Ils restent un moment comme figés l’un en face de l’autre. C’est l’instant même où surgit la Bête.

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John : « Vous ne voulez rien dire ? »
May : « Je crains d’être trop malade. »
John : « Trop malade pour me le dire ? »
May : « Vous ne savez donc pas… maintenant ? »
John : « Maintenant ?… Je ne sais rien… Est-ce que vous souffrez ? »

May : « Non. »

John : « Alors qu’est-il arrivé ? »

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May : « Ce qui devait arriver. »

Narrateur : « Almost as white as wax, she was the picture of a serene, exquisite, but impenetrable sphinx. She only kept him waiting, however : that is, he only waited. It had become suddenly beautiful and vivid to him that she had something more to give him. What he saw in her face was the truth, and she appeared to present it as inordinately soft. »

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Narrateur. May, John.

8. L’extinction de May

Maison de May Bartram.
Plusieurs semaines ont passé. May, très affaiblie, est allongée pour recevoir John. Il pense, avec dépit, que son attente est terminée.

Narrateur : « Her dying, her death, his consequent solitude, that was what he had figured as the beast in the jungle, that was what had been in the lap of the gods. It wasn’t a thing of a monstrous order ; not a fate rare and distinguished ; not a stroke of fortune that overwhelmed and immortalised ; it had only the stamp of the common doom. »

May : « Vous n’avez plus rien à attendre. C’est arrivé, cette chose que nous nous étions mis à guetter dans notre jeunesse. »

John : « Sous quel nom ? À quelle date ? »

May : « J’ignore le nom mais, oh, je sais la date ! »

John : « C’est arrivé, et je ne l’ai pas vue ? »

May : « Elle vous a frôlé. Elle s’est emparée de vous. Elle s’est acquittée de sa tâche. »

John : « Sans que je le sache ? »
May : « Sans que vous le sachiez. Là est la bizarrerie. Là est la merveille. Il a suffi que, moi, je le sache. Je suis heureuse d’avoir vu ce que ce n’est pas. »

John : « C’est donc une chose que nous n’avons jamais abordée ? »

May : « Pas de notre côté. Notre côté, voyez-vous, est l’autre rive. C’est passé. C’est derrière. Autrefois… »

John : « Autrefois ?… »

May : « Autrefois, c’était une chose qui pouvait se produire. C’était ce qui la rendait présente. »

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John : « Donc, ce qui s’est produit, c’est son absence ? »
May : « Oh, son absence !… »
John : « Est-ce de cela que vous êtes en train de mourir ? Je souffre ! »

May : « Non, je vous en prie ! Je vivrais encore pour vous, si je le pouvais. Mais je ne peux pas. »

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9. Récit : La fuite à Venise. Quelque temps après la mort de May Bartram.

Narrateur. Chœur.

Narrateur : « He remembered Venice. It was an infinite time ago. So very young then, following a grief that he couldn’t confess to anyone, suddenly he had chosen to no more endure the fierce indifference that London reserved for poor sensitive, selfish and lonely gentlemen like himself. He had read somewhere that the destitute, the defeated, the disillusioned, or even just the blasés, seemed to find in Venice something that no other place in the world could offer. So, why not resort to this gift, which he had never experienced before ? »

Chœur : « Les destitués, les vaincus, les désenchantés, les blasés. »

Narrateur : « Getting out the night train at dawn, he had first of all looked for the small locanda that had been recommanded to him for its modest rates. Then he had lost himself in the enchanted maze as in the convolutions of a brain haunted by an unique dream. »

Chœur : « Un cerveau hanté d’un seul rêve ».

Narrateur : « So, little by little, he was taken by a strange and overwhelming impression. He felt, around him and into himself as well, a kind of restoration of his prime childhood, with all the magic of his too few years lived in his mother’s closeness. A widow very early on, she passed away when he was grown-up, leaving him orphaned by the lost of her absolute love. To be in the transcendent Venice, bathed in a sea of placenta, having transgressed Death itself, was for him like going back to the womb of his presence on earth. »

Chœur : « Baignée des eaux du placenta, la matrice de sa présence sur terre. »

Narrateur : « Now, at the twilight of his life, in Venice revisited, he walked about in an existence that had grown strangely shapeless and more spacious, asking himself yearningly, wondering secretly, and sorely, if the Beast would have lurked there. »

Chœur : « Une existence devenue informe et spacieuse. »

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Narrateur: «This questioning became poignant when one night, while he lingered around the point of the Dogana, more unreal and deserted than ever, a gust arose, a storm broke. Churches and palaces blazed under the crackling of lightning, the waters of the San Marco basin took on steel reflections. »

L’ombre de May Bartram se dessine au milieu de la tourmente.

Chœur : « Une bourrasque se leva, un orage éclata. »

Ombre de May : « Je suis ici. Je suis foudroyée. »

Narrateur :

« It was in John Marcher like an eruption of the old storm that had bound him to May Bartram. He saw again everything she had once reminded him of, the bay of Sorrento, the ruins of Pompeii. But now, no more than his own mother, May was there, to share a confidence, to ensure a shelter. The comforting and saving power of Venice was fading before his eyes, and he was himself dissolving in the turmoil. »

Chœur : « Il se dissolvait dans la tourmente. »

Ombre de May : « Revenir… Revenir aux premiers instants. »

Narrateur : « The terrible truth was that he has lost, with everything else, a distinction as well. He was in the dust, without a peg for the sense of difference. Then his spirit turned, for nobleness of association, to a barely discriminated slab in a London suburb. That had become for him, and more intensely with time and distance, his one witness of a past significance. It was all that was left to him for proof or pride. »

Chœur : « La seule preuve de fierté qui lui restait ».
Ombre de May : « La seule preuve de fierté qui lui restait. » ………………………………………………………………………………………

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10. La capitulation de John John. Narrateur. Ombre de May. Silhouette d’homme.

Un cimetière, dans un faubourg de Londres.
L’Ombre de May est indistincte dans la pénombre.
John entend sa Voix, comme un lointain mais puissant écho.

Narrateur : « Small wonder then that he came back to it on the morrow of his return, fixing with his eyes her inscribed name and date, beating his forehead against the fact of the secret they kept, drawing his breath, while he waited as if, in pity of him, some sense would rise from the stones. »

John : « Éloigné durant une année… »
Ombre de May : « Je vivrais encore pour vous, si je le pouvais… »

John : « Le tissu perdu de ma conscience… »
Ombre de May : « Mais je ne peux pas… »
John : « Mon unique motif… May… May Bartram… May… »

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John remarque un homme qui comme lui se recueille sur une tombe. Il croise le regard de ce veuf, qui le foudroie comme une révélation.

Narrateur : « The incident of an autumn day put the match to the train laid from old by his misery. A short distance away, among the clustered monuments and mortuary yews, a fellow-mortal was absorbed by a grave appparently fresh, who looked straight into his face with an expression like the cut of a blade. »

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John : « Mon long train de misère. »
Ombre de May : « Je vivrais encore pour vous… Je vivrais encore pour vous… »

John : « Quoi… il s’agit de quoi ? Qu’a donc cet homme, pour être anéanti de douleur, mais continuer de vivre ? »

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(Ici petite coupure par rapport à la première version)

Narrateur : « What had this man had, to make him, by the loss of it, so bleed, and yet live ? Something that he, John Marcher, hadn’t. The way of a woman was mourned when she had been loved for herself.
« The escape for him would have been to love her ; then he would have lived. She had live since she has loved him ; who could say now with what passion ? Whereas he has never thought of her but in the chill of his egotism and the light of her use. »

L’homme anéanti se retire. L’Ombre de May sort de la pénombre.

Ombre de May : « Il vit la Jungle de sa vie, et il vit la Bête embusquée. Et, en la regardant, il la vit, comme par un mouvement de l’air, se dresser, énorme et hideuse, pour bondir et le terrasser.Ses yeux se voilèrent. Et, dans son hallucination, se tournant instinctivement pour l’éviter, il se jeta face contre la tombe. »

John s’écroule sur la tombe de May.

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11. L’engloutissement. Narrateur, Chœur. John, Ombre de May.

Même lieu.
John est écroulé sur la tombe de May.
En arrière-fond, l’Ombre de May reste visible.

Narrateur : « But he wanted to have something done, to make a last appeal. This idea gave him strength for an effort. He rose to his feet with a movement that made him turn his eyes beyond the grave. »

John se relève.
L’Ombre de May s’approche de lui.

John : « Vous revenez ! Vous êtes ici à jamais ! »
Chœur : « Elle lui souriait depuis la gloire des cieux. Elle lui tendait cette gloire pour qu’il vînt à elle. »
Ombre de May : « Je suis ici. Je suis foudroyée. »
Les voix de John et de l’Ombre de May se mêlent en duo.

John : « Revenir… »
Ombre de May : « Revenir… »
Chœur : « Revenir ».
John : « Revenir aux premiers instants… »
Ombre de May : « Aux premiers instants… »
Chœur : « Aux premiers instants…»
John : « Comme si tout devenait possible. »
Ombre de May : « Comme si tout devenait possible. »

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Chœur : « Tout devenait possible. »

Ombre de May (passant soudain au tutoiement) : « Par le plus puissant des mystères, notre division s’est estompée. Ce n’est pas pour moi. Cela, c’était jadis. Ce n’est pas pour toi non plus. Cela aussi, c’était jadis. C’est pour maintenant. C’est pour la Bête. Ta Bête nous divisait. Je l’ai fait mienne. Ma Bête nous a unis. Ma mort a triomphé. Notre Bête nous a vaincus. La Bête nous engloutit tous deux, ensemble, pour toujours, hors du Temps. »

John rejoint lentement l’Ombre de May pour s’éloigner et se fondre avec elle.

Narrateur : « They were divided by the Beast. The Beast wed them. The Beast has vanquished, swallowing them up together and forever. »

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Les approches du réel (et de soi) de « Piccola » : « une vie ambiguë », entre trois hommes (plus âgés qu’elle), afin de parvenir à « trouver sa voie », à Rome, en 1990…

24août

L’écriture cursive, éminemment fluide _ dépourvue de la moindre lourdeur _, de Piccola,

de Rosita Steenbeek _ aux Éditions Vendémiaire, en ouverture de la collection « Compagnons de voyage« , que crée René de Ceccatty _,

enchante,

en plus de son si attachant et lumineux ancrage romain…

C’est un récit de formation

_ paru en version originale en 1994 _,

celui d’une jeune femme indépendante _ et très cultivée : son père, Jan Wieger Steenbeek (1927 – 2002), qu’elle admirait énormément, enseignait les Lettres à l’université d’Utrecht, aux Pays-Bas _, née en Hollande, à Utrecht, en 1957,

et venue en Italie et à Rome vers 1984, à la recherche de rôles au cinéma _ à Cineccita _, ou d’interviews d’écrivains et artistes,

afin, d’abord, bien sûr, de gagner sa vie ;

mais aussi, plus profondément, et surtout, se découvrir,

et mieux devenir soi…


Sa vie s’est trouvée peu à peu marquée par trois rencontres d’hommes _ Roberto Chiaramonte, Edoardo Pincrini, Marcello Leoni : un riche amant psychiatre, sicilien ; un très grand écrivain, romain ; un très grand cinéaste, romain lui aussi, d’origine romagnole _, tous les trois bien plus âgés qu’elle,

avec lesquels elle va entretenir des rapports affectifs _ d’amour et d’amitié plus ou moins sexués ; et assez diversement, pour le moins… _ complexes…



Au point qu’au mois de juin 1990, page 303 du récit, 

elle en vient à se demander « combien de temps je pourrais mener cette vie ambiguë _ voilà !

Je courrais _ très effectivement _ d’un vieux à l’autre ; et pour le reste je ne faisais plus rien« 

_ soit une absence d’œuvre tant soit peu effective, qui finit par la déranger… Page 287, Edoardo (Alberto Moravia) s’était écrié, à propos de Rome et des Romains : « J’en ai marre de ce peuple, de cette ville et de cette vie. Ici personne ne travaille. Tout le monde en prend trop à son aise. Même les pigeons sont trop gros pour bouger« …

Alors que parvenir à « tracer sa voie« 

(l’expression se trouve page 305, dans la bouche de Roberto _ qui s’est ouvert peu à peu, lui aussi _),

est probablement l’objectif de fond _ affleurant peu à peu à la conscience de la narratrice _ de cette quête,

à distance de sa Hollande native et familiale…

Et aussi, en découvrant et prenant possession d’une vraie « chambre à soi« , pour reprendre l’expression de Virginia Woolf.

Ce n’est peut-être pas tout à fait un hasard si ce lieu, ô combien tranquille, inspirateur, et donc apte à l’écriture personnelle,

la narratrice le découvre, et s’y installe, dans le courant du mois de juin 1990,

au retour d’un séjour, au mois de mai, de « cinq jours en Hollande » (l’expression se trouve à la page 290) en compagnie d’Edoardo Pincrini – Alberto Moravia

_ leur séjour, ensemble, en Hollande est narré de la page 290 à la page 297 _,

après avoir bien pris conscience de ce qu’elle nommait, page 307, « mon problème de logement : la pension _ où elle résidait alors, située dans le quartier du Ghetto, à Rome _ était de plus en plus bruyante et agitée, et il me fallait trouver une autre solution« .

« Un soir _ de début juin 1990, le passage se trouve page 310 _, où j’étais allée à l’Institut néerlandais pour assister à une conférence, j’échangeais deux mots avec un prêtre flamand qui m’annonça qu’un petit appartement s’était libéré dans un vieil immeuble médiéval qui appartenait au clergé belge, non loin de ma pension _ située, elle, dans le Ghetto ; en fait, il s’agit là d’une dépendance de l’église San Giuliano dei Fiamminghi, Via del Sudario, non loin de Sant’Andrea della Valle. Il pouvait me la faire visiter. »

« C’était un endroit idéal : église _ San Giuliano dei Fiamminghi _, théâtre _ Teatro Argentina _, bibliothèque _ la Casa Burckart _, m’entouraient, silencieux. Au cœur _ historique _ de Rome, mais protégé de ses rumeurs par des murs épais de plus d’un mètre« , page 312.

« J’allais m’y installer, sans la moindre hésitation. (…) C’était un lieu dôté d’une âme » _ voilà ! _, page 313.

« Le lendemain matin, je tournai la vieille clé dans la serrure, et un nouveau chapitre _ rien moins ! C’est un tournant majeur pour la narratrice ! _ commença dans ma vie« , page 316.

Quelques pages plus loin, pages 320 à 324,

la narratrice raconte une soirée passée avec Marcello Leoni – Federico Fellini et Guido Anselmi – Marcello Mastroianni _ Guido Anselmi est le nom même du personnage du réalisateur dans Huit-et-demi, de Fellini, en 1963, qu’incarnait Marcello Mastroianni… _, le soir du match de Coupe du Monde de football entre l’Italie et l’Uruguay ; c’était le 25 juin 1990.

Ce qui nous permet de dater avec un peu de précision cette installation de Rosita Steenbeek dans sa splendide cellule monacale de la Via del Sudario, si importante pour sa vie enfin féconde d’écrivain, entre la fin mai de son voyage de cinq jours en Hollande, avec Pincrini – Moravia, et le 25  juin de son dîner avec Mori – Fellini et Anselmi – Mastroianni, le soir même de ce match Italie-Uruguay de foot-ball, en 1990.

Les entretiens suivis et impromptus, informels pour la plupart, que l’auteur (Rosita Steenbeek) – narratrice (Suzanne), aura, entre février et septembre 1990,

avec Alberto Moravia (Edoardo Pincrini) et Federico Fellini (Marcello Leoni), 

vont lui faire accomplir des pas de géants dans cette connaissance de soi et des autres,

en la richesse, en partie (et d’abord) inconsciente, que ces deux créateurs majeurs vont lui faire, au jour le jour de leurs échanges formidablement ouverts, approcher et ressentir,

par le partage de leurs propres démarches éminemment singulières (et puissantes, via, tout spécialement, leurs propres parcours de création _ ce que je nomme, avec mon amie Marie-José Mondzain, « imageance« … : un concept qui s’applique particulièrement bien au mode de création débridé et formidablement ouvert d’images mouvantes de Federico Fellini…)

d’approches _ le terme décidément revient… _ très pointues de la richesse de perception du réel (et de « soi« , en ses rapports extrêmement complexes et riches d’ambivalences aux autres)…

Piccola,

en sa légèreté fluide et lumineuse _ romaine ? _ d’écriture,

nous fait approcher aussi, de biais _ et en rien doctoralement ! _,

l’idiosyncrasie de ces créateurs majeurs ultra-lucides que sont Alberto Moravia et Federico Fellini,

tout différents qu’ils soient l’un de l’autre…

La collection « Compagnons de voyage« 

que vient de créer René de Ceccatty aux Éditions Vendémiaire

commence magnifiquement !!!

Ce lundi 24 août 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

magnifique Dominique Rabaté sur le roman au XXème siècle à l’heure (« moderne ») de la décadence de la grandeur et de la défaillance des modèles (Saints et Héros) dans l’apprentissage (ou formation) du sujet « commun » (tout un chacun)

08mai

Magnifique conférence de présentation de son magnifique essai de « méditation » littéraire : Le Roman et le sens de la vie (aux Éditions José Corti)

de Dominique Rabaté, hier soir, vendredi 7 mai 2009, dans les salons Albert-Mollat,

en présence d’un public (de « lecteurs » amoureux de la « lecture de romans« , vraisemblablement…) nourri, amical

_ pas seulement, et même loin de là, composé de collègues (universitaires) : en fonction, certains, ou émérites, d’autres ; même si nombre d’entre eux étaient présents et n’ont pas manqué d’intervenir dans la séance (plus ou moins rituelle) des questions au conférencier, ensuite… _,

en présence d’un public attentif et tout à fait alléché, incontestablement,  par ce propos du conférencier d’éclairer ce genre de « lecture » (= la lecture de romans !) aujourd’hui si vivant, pour les « lecteurs » que nous (presque tous) sommes

_ vivant, chacun, notre existence subjective particulière,

séparée de celle des autres

(et par là plus ou moins solitaire, en sa « banalité«  commune partagée, aussi : les deux en même temps…),

voire singulière

(qui sait ? cf ici l’important cruciale de la « question« , pour « tout un chacun«  d’entre nous, en effet, du « sens de la vie«  pour lui, et pour nous, quand nous ne sommes pas aussi « auteurs«  de quelque « œuvre« ),

au premier chef, si je puis dire… ;

pour « tout un chacun«  qui sait et aime lire, du moins !!! cela va-t-il durer, à l’heure et ère (concurrentielles peut-être) des « images« , dont celles, mouvantes désormais, du cinéma et autres vidéos de diverses sortes : jusque sur le blog des libraires de la librairie Mollat !!!!

….

vivant, chacun, notre existence subjective particulière, donc,

en « lecteurs de romans«  tout particulièrement, en effet !

de romans davantage que d’autres genres de livres (et même de récits : la biographie, l’autobiographie, le journal intime, etc.), veux-je dire… _,

plus que jamais en 2010 :

d’où l’affluence et la vive curiosité à cette conférence vendredi soir

_ le podcast dure 65 minutes : il est passionnant ! et éclaire « magnifiquement«  ! le livre _

pour cet essai (méditatif, analytique et questionnant, plus encore…) de Dominique Rabaté : Le Roman et le sens de la vie

Le roman est devenu _ du XVIIIème au XIXème siècles _, puis est resté _ au XXème siècle ; et aujourd’hui aussi ;

même si c’est selon certaines variantes : qu’il appartient à l’essayiste, précisément, les distinguant, d’analyser (ou démonter) avec précision en leur détail (qui nous éclaire !) et dynamique ;

et nous faire, à notre tour (en « lecteurs d’essais«  alors : une spécificité un peu française, peut-être…), méditer… _,

le roman est devenu, puis est resté

en effet,

le genre littéraire rencontrant

_ auprès des lecteurs que nous sommes aussi très largement devenus en ces siècles (d’imprimerie et d’édition de livres de papier ; cf ici, par exemple, les travaux de Roger Chartier ; ou sa leçon inaugurale au Collège de France Écouter les morts avec les yeux… ; ou de Robert Darnton : cf par exemple Bohème littéraire et révolution _  le monde des livres au XVIIIème siècle…) _

le maximum de succès : il est loin, bien au contraire, de se démentir aujourd’hui ;

même si ce n’est pas nécessairement proportionnellement _ encore faut-il savoir ou apprendre à l’« évaluer«  ! _ à la qualité (du produit ; ou œuvre ! soit ici le roman !) :

sinon, c’est le temps et la postérité (= d’autres que soi ; ou du moins de « médiateurs » (instituteurs nécessaires) de son propre juger ; qui doit se former…) qui effectuent le tri (qualitatif : entre ce qui se périme, vite _ de plus en plus _, et ce qui demeure et reçoit la « reconnaissance » _ autorisée… _ de la valeur « littéraire » ; les lecteurs peu à peu finissant, et en masse, par s’y rallier (le reste de la production étant devenu caduc) à un peu meilleur escient ;

mais en attendant cette sélection qualitative médiatisée par des lecteurs compétents _ un tout petit nombre, comme a l’habitude de le dire à l’envi Jean-Paul Michel _

les romans, même de faible qualité, se lisent, s’achètent (et se vendent !) : selon des fonctionnement grégaires le plus fréquemment (cf les listes _ quantitatives, elles _ de best-sellers) :

comment se repérer, pour le lecteur encore inexpérimenté, ou débutant : mais chacun l’est, et à chaque fois, face à un auteur (ou un livre) inconnu de lui, et non précédé d’une réputation !

_ ici Jean Laurenti, modérateur de la conférence, demande très judicieusement à Dominique Rabaté de lire à haute voix un très beau passage du livre (aux pages 104-105 du Roman et le sens de la vie) explicitant lumineusement, et avec ses effets synthétisés, la distinction que celui-ci venait de faire en sa conférence entre deux concepts d’« expérience«  : celui d’Erlebnis et celui d’Erfahrung :

Dominique Rabaté avait introduit cette distinction significative, dans son essai, page 35, à propos de la géniale « lecture » par Walter Benjamin, en son article intitulé Le Conteur, (cf l’édition Œuvres III parue dans la collection Folio Essais en 2000) du « récit«  (ainsi le qualifie lui-même Walter Benjamin, plutôt que « roman« …) tel que le pratique Nicolas Leskov… : je cite le texte de Dominique Rabaté, à la page 35 :

par ce terme de « récit« , Nicolas Leskov « désigne l’art artisanal du conteur qui sait, par ses histoires, donner de sages conseils, transmettre une morale pratique, une expérience partageable par une communauté _ d’auditeurs-écouteurs assemblés en un même lieu et au même moment ; pas de lecteurs d’un écrit… _ que le mot allemand de « Erfahrung » recouvre. Cette communauté se réunit sous l’autorité de la mort _ c’est elle (et sa menace) qui plane(-nt) sur la « question«  lancinante et vrillante, ici, du « sens de la vie« , en effet ! tant pour le cas de La mort d’Ivan Ilitch que pour celui de Voyage au phare de ces deux mélancoliques que sont, au moins en l’écriture de ces deux « romans«  ici analysés, aux parties II et III de cet essai, et Léon Tolstoï et Virginia Woolf… _, ou plus exactement du sage mourant mais encore apte à léguer aux siens son savoir.

La réflexion de Benjamin prolonge d’autres études où il a insisté sur l’idée _ = sa thèse _ d’un appauvrissement de l’expérience _ subjective, personnelle ! _ dans les sociétés modernes, sociétés du journalisme, de la guerre et de la massification _ dépersonnalisante et désingularisante par là…

Pour lui, l’Erfahrung se meurt _ voilà ! est détruite, saccagée ! _ et laisse place à une expérience intransmissible, privée _ qui est, elle, du registre de l’Erlebnis (terme que l’on traduirait en français par expérience vécue, ou expérience individuelle _ = non reçue ni formée collectivement ; et expérience personnelle, par là. Giorgio Agamben a brillamment relayé ses thèses dans son livre Enfance et Histoire _ dont le sous-titre est « Destruction de l’expérience et origine de l’Histoire« …

Dominique Rabaté cite aussi, page 36, le travail, qui creuse la pensée de Benjamin encore plus loin, de Carlo Ginzburg dans Traces : Racines d’un paradigme indiciaire...

(cf pages 37-38 : « le roman, loin de simplement entériner la disparition de ce type de connaissance indiciaire _ qu’étaient les savoirs de la chasse, de la cuisine, de l’intuition psychologique que « les traités scientifiques peuvent malaisément codifier«  au XVIIIème siècle, page 36… _ devient aussi le lieu où les recueillir, où leur donner leur singularité selon les cas, les contextes, les arrière-plans que le romancier peut recréer. Je dirai donc avec Ginzburg (…) que l’Erfahrung continue d’entretenir des liens riches et subtils avec l’Erlebnis. J’ajouterai que le succès du roman à l’âge bourgeois lui vient aussi de cette mission historique : se faire l’écho et le relais _ oui ! _ des pratiques indiciaires de la connaissance au moment où celles-ci perdent leur utilité ou leur prestige social _ surtout _ contre les sciences et le savoir académique » : c’est superbe de lucidité !..) ;

et je signale, au passage, aussi, que leur traducteur (tant pour Carlo Ginzburg que pour Giorgio Agamben), de l’italien au français, Martin Rueff, sera présent

(ainsi que le très grand Michel Deguy en personne : pour son La Fin dans le monde aussi… ; de Deguy, lire en priorité son sublime « Le Sens de la visite« …)

mercredi 12 mai prochain dans les salons Albert-Mollat, à 18 heures,

pour présenter son (immense et magnifique !) essai d’analyse et synthèse de la poétique de Michel Deguy : Différence et identité _ Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme industriel ;

cf, sur lui, mon article sur ce blog du 23 décembre 2009 dernier : « la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du “culturel” : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff«  ;

fin de l’incise… _

comment se repérer, pour le lecteur inexpérimenté _ en lecture, ici ! _

dans la foule de ce qui est proposé par le marché de l’édition ? et sur les étals des librairies ?..

Même si le propos de Dominique Rabaté, avec ce « petit livre« , a-t-il dit à plusieurs reprises _ l’essai comportant 112 pages _, n’était ni historique, ni « totalisant«  : il y faudrait une autre longueur (mais pas forcément ampleur d’analyse : celle-ci est déjà extrêmement sensible ici !) pour embrasser de son éclairage tout le genre, et en toute son histoire (depuis les romans de l’antiquité gréco-latine ; puis ceux de l’époque médiévale ; etc.),

c’est cette dimension d’historicité même qui m’a,

personnellement,

particulièrement intéressé

et m’a paru des plus « éclairante« …

Aussi ai-je pensé alors, en écoutant parler Dominique Rabaté aussi (un peu) sur ces considérations historiques _ ainsi que de philosophie « appliquée« … : davantage en cette conférence (d’une heure) qu’en son livre, dense et assez ramassé (en 112 pages)… _ ,

au travail « explorateur«  _ fascinant ! _ de Marthe Robert, en son L’Ancien et le nouveau (lu à sa parution aux Éditions Grasset, en 1963 : j’étais en classe de Première : et la « réflexion » sur la littérature me titillait ; lecteur boulimique et exigeant que j’étais depuis un bon moment déjà…), d’un côté,

et, sur un tout autre plan, à celui tout récent

_ cf mon article du 30 décembre 2009 : « Le devenir de la “langue littéraire” en France de 1850 à aujourd’hui : un admirable travail pour comprendre ce qui menace de mort l’exception (culturelle) française et les “humanités”« ... _

de l’équipe réunie par Gilles Philippe et Julien Piat pour leur très riche et instructif La langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, aux Éditions Fayard,

à adjoindre aux références données (et discutées à la conférence, davantage qu’en son essai, court et intense, donc !)  par Dominique Rabaté lui-même en son livre,

qui ont servi à sa « méditation » _ et enquête _ littéraire sur ce volant précis-ci de la littérature

d’interlocuteurs, de stimulants,

ou d’abord de départs ou bases de sa réflexion et analyse,

ou parfois aussi de repoussoirs, à surmonter en quelque sorte :

La Pensée du roman, de Thomas Pavel,

L’Art du roman, de Milan Kundera,

La Bonne aventure _ Essai sur la « vraie vie », le romanesque et le roman, de Bernard Pingaud,

Nouveaux problèmes du roman de Jean Ricardou ;

ou, aussi, les désormais classiques La Théorie du roman de Georg Lukacs

et Mimesis d’Erich Auerbach…

Dominique Rabaté s’est référé aussi, bien sûr, à son essai précédent Le Chaudron fêlé _ Écarts de la littérature, paru aux Éditions José Corti, déjà, en 2006…


Et il se réfère aussi au passionnant L’Anneau de Clarisse _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne du grand Claudio Magris,

page 34 du Roman et le sens de la vie :

le sous-titre de ce recueil d’essai de Magris _ Grand style et nihilisme dans la littérature moderne _ est déjà bien éclairant sur l’axe d’enquête ici de Dominique Rabaté. Comme j’y souscris !!! 

Pour ma part,

j’interprète le regard de Dominique Rabaté ici sur le roman moderne et la « question » du « sens de la vie« 

comme affinant _ et assez considérablement... _ la dés-héroïsation des Temps modernes (depuis la Renaissance ; cf aussi François Hartog : Régimes d’historicité)

qui s’amplifie à partir de Flaubert

_ c’est un mot à George Sand de Flaubert, dans une lettre (de la fin décembre 1875) de leur échange assez suivi de correspondance, que Dominique Rabaté a choisi de mettre en exergue de son essai : Le Roman et le sens de la vie :

« Il me manque « une vue bien arrêtée et bien étendue sur la vie » _ reprend-il à sa correspondante. Vous avez mille fois raison ! mais le moyen qu’il en soit autrement.« 

Pour l’ambition de vérité (du roman : sur la vie) de Flaubert,

« la bêtise«  est bien toujours « de conclure«  !..

et de figer… _

et s’épanouit dans les diverses et variées à l’infini, en leur diaprure, Vies minuscules _ à la Pierre Michon, si l’on veut : Dominique Rabaté l’a reçu il n’y a guère, en ces mêmes salons Albert-Mollat… _ que nous offrent, en effet, les (grands) romanciers (dés-héroïsant) du XXème siècle (et des progrès de son nihilisme) ;

celle _ dés-héroïsation _ sur laquelle avait déjà commencé à ironiser l’humour noir ravageur et polyphonique de Cervantès en son Don Quichotte

Avec divers paliers en ce processus non régulier ni mécanique, certes :

Le Roman bourgeois de Furetière ;

Flaubert _ de L’Éducation sentimentale à Madame Bovary (ou l’« hystérie de la vie à soi« , selon la formule de la page 29 : « Une vie à soi ? celle des livres et des clichés« , ici… ; et Dominique Rabaté : « depuis les années 1850, la culture de masse a encore accentué cette tension entre prétention à l’originalité et conformisme« …) et Bouvard et Pécuchet : quelle odyssée !.. _, un maître du rendu de ce processus (mélancolique) :

et puis,

et que voici tout spécialement analysés ici, en cet essai-ci _ magnifique ! un essai doit-il donc être purement « académique » ?.. _, par Dominique Rabaté,

aux partie II, « La Leçon de la mort« 

et partie III, « L’Irrémédiable et l’inoubliable » :

La mort d’Ivan Ilitch de Tolstoï

et Vers le phare de Virginia Woolf :

la traduction préférée par Dominique Rabaté est celle revue par Magali Merle de l’édition la Pochothèque, en 1993, des Romans et nouvelles ; la traductrice proposant Voyage au phare pour son titre…


Un travail passionnant pour le lecteur aussi ;

à relier, pour moi, à l’histoire _ éminemment philosophique ! _ des avatars du sujet en la modernité et post-modernité (et nihilisme : cf Nietzsche…),

comme on voudra.

Le banal dés-héroïsé d’un sublime qui se « désenchante« 

à une certaine vitesse et selon diverses accélérations ou décélérations _ cf Max Weber ; et puis Marcel Gauchet : Le désenchantement du monde _,

mais non sans susciter des aspirations (idéalistes ?) à un ré-enchantement ;

pas trop donquichottesque ;

ou du moins, plutôt à la Cervantès l’auteur bourré d’humour

qu’à la Don Quichotte, le chevalier à la triste figure, son personnage qui meurt à la fin désenchanté…


Titus Curiosus, ce 8 mai 2010

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