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Le cinéma d’Emmanuel Mouret et Robert Bresson adaptant « L’Histoire de Madame de la Pommeray et du marquis des Arcis » du « Jacques le fataliste et son maître » de Diderot : ce chef d’oeuvre lumineux qu’est « Mademoiselle de Joncquières »…

05jan

En conclusion de mes articles précédents de ces 4 premiers jours de janvier 2023 :

_ « «  ;

_ « «  ;

_ «  » ;

_ «  » ;

et après avoir une nouvelle fois minutieusement revu le DVD du film d’Emmanuel Mouret,

j’en viens ce jour à mon objectif premier de comparer les adaptations au cinéma, par Emmanuel Mouret, en 2017-2018, en son « Mademoiselle de Joncquières« , et Robert Bresson, en 1944-1945, en son « Les Dames du Bois de Boulogne« , de « L’Histoire de Madame de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , extraite du « Jacques le fataliste et son maître« de Denis Diderot, dont l’intégralité est parue, posthume, seulement en 1796 _ en 1793, et cette date est forcément à relever !, était parue à Londres, sous le titre de « Exemple singulier de la vengeance d’une femme, conte moral. Ouvrage posthume de Diderot« , une traduction de l’allemand en français, par Paul-Jean-Baptiste Doray de Longrais, de « Merkwürdiges Beispiel einer weiblichen Rache, aus einem Manuscript des verstorbenen Diderot gezogen« , traduit en allemand par Schiller, paru dans la revue Rheinische Talia, à Mannheim, en 1785 : avant même que le roman de Diderot ait été traduit en entier…

L’adaptation de Robert Bresson, transposant en ses marquantes « Dames du Bois de Boulogne« , en noir et blanc, en 1944, à Paris, le conte de Diderot, se centrait quasi exclusivement sur le thème de la vengeance de la femme, Hélène _ interprétée par Maria Casares _, qui se sentant flouée par son amant Jacques _ interprété par Paul Bernard _, jetait dans les bras de celui-ci, la jeune Agnès, une petite danseuse de music-hall _ interprétée par Elina Labourdette _, avec la complicité de la mère de celle-ci, Madame D. _ interprétée par Lucienne Bogaert _,

et évacue complètement le thème du « mariage saugrenu« , « singulier« , qui assure la colonne vertébrale du récit à rebondissements _ et retournement inattendu _ de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, au centre du « Jacques le fataliste et son maître » de Diderot,

autour de la question éminemment philosophique de la complexité des rapports entre déterminismes divers et libre-arbitre du sujet, telle qu’on peut la trouver dans l' »Ethique » de Spinoza, la « Théodicée » de Leibniz, ou le « Candide » de Voltaire…

Une transposition cinématographique (de 82′) un peu trop unidimensionnelle, noire, et restrictive donc _ où est passé le délicieux humour constant, et merveilleusement fluide, de Diderot ?…

Et avec laquelle Robert Bresson lui-même a pris pas mal de distance…

En revanche, le travail d’adaptation cinématographique d’Emmanuel Mouret, ayant donné naissance à ce superbe « Mademoiselle de Joncquières » (de 105′), en couleurs, et situé dans le XVIIIe siècle de son récit d’origine, mérite, lui, tous les éloges.

Non seulement Emmanuel Mouret respecte parfaitement les trois thèmes du « mariage saugrenu« , de la « vengeance« , et de « la méchanceté des femmes » qu’a fort bien relevés Henri Lafon, en 2004, en sa Notice de l’édition des « Contes et Romans » de Diderot dans la Bibliothèque de la Pléiade,

mais il introduit très opportunément un nouveau personnage, en la personne de l’amie-confidente (mais pas complice !) de Madame de La Pommeraye, interprétée par Laure Calamy, qui vient donner un peu plus de visibilité et de chair, par ses interlocutions, à la très perspicace lucidité introspective de Madame de La Pommeraye ;

il amplifie considérablement l’importance, en l’économie du récit, du personnage de Melle Duquênoy, dont il transforme le nom en « Mademoiselle de Joncquières », au point de baptiser _ très justement ! _ de ce nom _ inventé par lui _ le film,

et de mieux justifier encore, par ce que longtemps celle-ci ne dit pas, puis dit, et surtout fait, le complet retournement d’attitude du marquis des Arcis, une fois qu’il a pris acte qu’il a été joué, puis qu’il découvre vraiment, en quelques rapides jours, la personnalité vraie de son épouse _ superbement interprétée par une assez fascinante Alice Isaaz… _ ;

et il donne un excellent très riche développement à tout le contexte important de l’évolution de la complexe palette des rapports entre madame de la Pommeraye et le marquis d’Arcis, jusqu’à la décision de celle-ci de se venger terriblement de ce qu’elle ressent comme une infamante trahison de son partenaire…

Et tout cela par le jeu virevoltant _ jusqu’à l’étourdissement, par la vitesse d’accélération de ses micro-nuances _ du magnifique marivaudage du dialogue _ en le croirait tout entier de la plume de Diderot (ou de celle de Marivaux) : comme on savait parler le français en ce siècle !! _ entre les deux personnages, très brillamment interprétés par de lumineux Cécile de France et Edouard Baer, en de très beaux décors et de superbes lumières, et avec de superbes musiques parfaitement adaptées, pour parfaire l’enchantement, à la variété et micro-évolution ultra-fine des situations…

Soit un chef d’œuvre de film !!!

Ce jeudi 5 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Un tout premier regard, inaugural, sur « Un Soldat indien », troisième volet (aux Editions du Canoë) des essais de récits presque autobiographiques de René de Ceccatty ; au final de ma première lecture de cet opus…

24jan

Après l’admirable « Enfance _ dernier chapitre » _ aux Éditions Gallimard en 2017 ; cf mon article du 12 décembre 2017 : « « _,

puis le passionnant « Mes Années japonaises«  _ au Mercure de France en 2019 ; cf mon article du 22 avril 2019 : « «  _,

paraîtra le vendredi 4 février prochain, aux Éditions du Canoë, le troisième volet de ce que je me permets de qualifier d’ « essais de récits presque autobiographiques de René de Ceccatty« ,

intitulé « Le Soldat indien« ,

que très aimablement m’a adressé l’éditrice, Colette Lambrichs…

La cohérence du projet d’écriture

_ mais il faudrait remonter beaucoup plus haut que 2017 : dès les tous premiers livres publiés par René de Ceccaty, aux Éditions de La Différence (dont Colette Lambrichs a été la directrice depuis 1976) : l’encore expérimental « Personnes et personnages« , en 1979 ; et l’extraordinaire chef d’œuvre qu’est « Jardins et rues des capitales« , en 1980, tous deux très justement qualifiés de « récits«  (et au pluriel, les deux fois : ce n’est pas anodin) _

de René de Ceccatty est absolument patente,

ainsi que l’indique ce passage de l’Avant-Propos à ce « Soldat indien« , à la page 12,

concernant la forme à donner, par l’auteur, à sa volonté claire et forte de « résurrection d’une figure _ certes tout à fait _ mineure du passé » _ tant historique que familial, c’est aussi à relever _ telle que celle de son lointain ancêtre (Quingey, 15 février 1724 – Salins-les-Bains, 3 février 1784), Léopold Pavans de Ceccaty _ accompagné des figures non moins négligeables de son épouse Marie-Jeanne Lenoir (Pondichéry, 2 décembre 1741 – Salins-les-Bains, 1835), et leurs enfants survivants : Jeanne, Marie-Anne (nées, toutes les deux, en Inde, en 1759 et 1764) et Julie-Dorothée et Alexandre-Louis (nés, eux à Salins-les Bains, Jura, en 1773 et 1778) Pavans de Ceccatty _ :

« Cette figure, je n’ai pas voulu, comme on aurait été en droit de s’y attendre de la part d’un écrivain, lui donner une forme biographique, ni une forme romanesque. J’ai voulu l’aridité _ voilà ; mais pas si aride que cela ; que l’on se rassure ! tant est riche de mille nuances de sensibilité comme d’intelligence l’écriture si vivante, en sa sobriété (et culture éclairante), de l’auteur… _ d’un récit qui ne cache ni ses manques ni ses difficultés à faire renaître un homme obscur« , lit-on page 12.

Et l’auteur de préciser à la page suivante :

« Faute d’archives plus directes, je me suis reporté sur l’Histoire de la Compagnie des Indes _ le soldat Léopold a en effet séjourné quatorze ans en Inde, du 8 septembre 1757, quand il débarque à Pondichéry, jusqu’en 1771, quand « Léopold et sa famille retournent en France«  _ et celle de Pondichéry, sur celle des guerres _ en Europe comme aux Indes _, sur celle du procès de Lally-Tollendal, et sur différentes œuvres littéraires (de Voltaire, de William Thacckeray _ « Mémoires de Barry Lyndon« , en 1843 _, de Bernardin de Saint-Pierre _ »Voyage à l’Île de France, à l’île Bourbon et au cap de Bonne-Espérance« , en 1773  _, de Judith Gautier _ « La Conquête du Paradis« , en 1887 -1890 _, que je cite çà et là dans une bibliographie finale).« 

Et René de Ceccaty d’ajouter aussitôt :

« Comme cela m’est arrivé plusieurs fois dans d’autres livres, j’ai eu surtout recours à des œuvres picturales. Ici pour imaginer les derniers jours _ en France, et dans le Jura _ de Marie-Jeanne Lenoir, la veuve de Léopold, et de ses deux filles _ toutes les trois nées en Inde. Trois tableaux m’ont servi de fils conducteurs.

Une œuvre de Johann Zoffany, Colonel Blair with his Family and an Indian Ayah. Johann Zoffany est célèbre pour ses conversation pieces, tableaux de famille dans un intérieur _ cf déjà la présence de Johann Zoffany dans le très beau roman « L’Hôte invisible« , en 2007. IL a vécu en Inde à la même époque que mon ancêtre et a donc représenté un militaire qui était le double parfait de Léopold, avec sa femme, ses deux filles et la petite servante indienne.

La deuxième œuvre est celle de Nicolas-Bernard Lépicié, autre contemporain vivant dans le Jura, lui aussi auteur de conversation pieces _ cf le superbe film de Visconti, « Conversation piece« , en 1974 _, comme le Portrait de la famille Leroy.

Enfin, la troisième est de Gustave Courbet qui vivait dans la même région que Léopold. Il s’agit du Ruisseau du Puits Noir dans la Vallée de la Loue.

(…)

La rêverie finale _ fictive _ sur le tableau qu’auraient fait ensemble Nicolas-Bernard Lépicié et Johann Zoffany, et sur la mort de Marie-Jeanne, et plus tard d’Anjali, l’ayah ramenée des Indes, est la seule partie imaginaire _ voilà _  de ce livre, qui ne se veut pas romanesque _ surtout pas _, car son sujet, loin d’être l’incarnation _ réalisée _ d’un passé qui a laissé peu de traces, est au contraire l’effacement _ rendu, avec une sobre piété filiale, manifeste _ de figures vouées à l’échec et à l’oubli.

(…)

Je n’ai _ ainsi _ pas voulu romancer une histoire à partir de traces si rares, tant dans des papiers familiaux que dans des registres d’état-civil conservés aux Archives d’Outremer, à Aix-en-Provence. L’hôtel familial acquis par Léopold à Salins-les-Bains à son retour, a été transformé en gîte de luxe, l’Aristoloche, nom dérisoire qui dit _ ironiquement _ tout.

Ni éclat, ni silence, tel a été mon choix _ parfaitement assumé par le récit. Beaucoup de dates, beaucoup de noms, qui jalonnent cette promenade dans le passé et lui donnent une allure, sinon une garantie, d’objectivité.

Les êtres qui vivent dans mon imagination _ au fil de ces pages _ sont ceux dont je ne sais rien d’autre que ce que ces artistes m’ont permis _ en figurant de fidèles analogues _ de connaître _ en leur fugace et tremblante vérité. Anjâli est le seul nom inventé, les autres désignant des personnages de l’Histoire et de la mienne« .

Le reste de mon aperçu de lecture-relecture est donc à suivre…

Ce lundi 24 janvier 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ecouter Denis Kambouchner analyser l’expression « Quelque chose dans la tête » et la manie du souci de « transmettre » : l’entretien au Studio Ausone le 26 novembre dernier avec Francis Lippa, pour la Société de Philosophie de Bordeaux

10déc

Vient d’être mis en ligne

hier soir 9 décembre

sur son site par la librairie Mollat

le podcast (de 62′) _ cliquez sur podcast, et vous accéderez à son écoute ! _

de l’entretien du 26 novembre dernier à la Station Ausone,

_ et en ouverture de la saison 2019 – 2020 de la Société de Philosophie de Bordeaux _,

de Denis Kambouchner

_ président de la Société française de Philosophie _

avec Francis Lippa

_ vice-président de la Société de Philosophie de Bordeaux _

à propos du magnifique passionnant petit livre

_ de 154 pages : quelle lumineuse finesse et ampleur d’analyse ! _

de Denis Kambouchner,

paru le 28 août dernier aux Éditions Flammarion

Quelque chose dans la tête, suivi de Vous avez dit Transmettre ? ;

muni du bandeau suivant :

« Nous avons perdu la culture de la mémoire : avons-nous gagné celle du jugement ? » 

Cette question des moyens, outils et aliments

de la riche _ et positivement complexe : quelle variété de ressources et méthodes à apprendre à mettre en œuvre et inventivement connecter (ainsi que donner à cultiver à d’autres), sans esprit fermé de système, non plus que de formalismeformation et « culture » _ à tous égards _ du jugement

de tout un chacun et quiconque,

à commencer, bien sûr, par les enfants et les adolescents

_ auxquels s’adresse d’abord, originellement du moins, en sa conception première, le premier des deux essais, Quelque chose dans la tête ;

mais la question, bien sûr, ne s’arrête à nulle génération d’âge, ni d’époque :

apprendre à bien juger est l’affaire de l’entièreté, de son début à sa fin, de toute vie d’une personne,

je veux dire de la vie entière de tout un chacun ! et cela sans la moindre exception : face aux dangers et chausse-trapes incroyablement multiples des situations à tâcher d’éviter, auxquelles échapper quand elles surviennent, à entreprendre de surmonter, en apprenant comment y faire face et s’en dépêtrer et sortir vainqueur et vivant, et pas trop amoché, cabossé, blessé, souffrant… ; Montaigne nous en avertissait en ouverture du Livre III de ses Essais : « Personne n’est exempt de dire des fadaises » (ni de commettre des bêtises !)

et cela ne concerne pas seulement, bien évidemment, la vie humaine : puisque cet enjeu ô combien vital fait à coup sûr déjà partie des conditions de la vie et survie animales : que d’erreurs s’avèreront mortelles… _,

est en effet cruciale,

tant à l’échelle des individus,

qu’à celle des sociétés

et civilisations…

Et cette question-là

des « nourritures » fondamentales et ouvertes

_ ainsi qu’en chantier inventif et constructif permanent… _

du bien (ou toujours mieux) juger

ne cesse,

à côtés de ses recherches proprement cartésiennes

_ afin d’essayer toujours de mieux pénétrer les micro-subtilités infinies (et passionnantes) du travail philosophique de Descartes,

tâche peut-être principale du travail de Denis Kambouchner en sa carrière et œuvre philosophique _,

de constituer un pan essentiel du questionnement foncièrement pragmatique,

et à visée d’authentiques progrès de l’esprit,

de Denis Kambouchner.

Cet art de distinguer les nuances magnifiques et merveilleuses, à bien les considérer, du pensable

caractérise, me semble-t-il bien,

et court la culture philosophique française :

Montaigne, bien sûr, Descartes _ et le sillage des très nombreux cartésiens _, Pascal,

Voltaire, Diderot, Rousseau,

Bergson, Jankélévitch, Ricœur, Derrida, etc.

Tous assez peu adeptes du concept et de ses un peu trop rigides fermetures,

qui va dominer, me semble-t-il encore, la conquérante philosophie universitaire allemande,

au moins à partir de Kant et Hegel.

Oui, l’art des nuances subtiles, à partir de comparaisons ;

et même de métaphores

riches d’humour…

Afin de former et donner consistance à la finesse de la « sagacité » _ une notion cartésienne…

Quant au second des deux essais qui se répondent, « en écho« ,

Vous avez dit transmettre ?..,

celui-ci entreprend de mettre en garde _ délicatement, sans rechercher quelque polémique médiatique _ contre une tentation désagréablement fermée de concevoir l’enseignement de manière exclusivement conservatrice et rétrograde _ celle de certains idéologues réactionnaires, à la versaillaise ! _,

et de défendre un partage ouvert et inventif-créatif _ véritablement progressiste : mais à quels mots se fier parmi l’incroyable déchaînement orwellien de notre époque ? _ de la culture :

le maître judicieux étant seulement « un nain » _ humblement _ juché sur des « épaules de géants« ,

selon une formulation de Bernard de Chartres,

reprise notamment par Montaigne et Pascal…

Le vocable de « transmission » ne convenant, à proprement le penser,

qu’à l’opération de léguer à quelques proches

un héritage bien précis et spécifié à laisser en propriété et usufruit à ses descendants,

un patrimoine à ne pas laisser se disperser et disparaître, se dissoudre,

un secret de création-fabrication à ne pas laisser se perdre en le confiant ainsi à quelque disciple élu

qui saura en faire, à son tour, son miel propre…

Alors que la culture à même d’alimenter richement le bien juger d’autres que soi-même

est de l’ordre de ce « pollen » multiple et divers (de mille fleurs)

dont les abeilles _ montaniennes _ sauront faire leur « miel« ,

« en se l’incorporant » vraiment :

« Les abeilles pillotent de ça de là les fleurs ; mais elles en font après le miel qui est tout leur ; ce n’est plus thym, ni marjolaine ; ainsi les pièces empruntées d’autrui, il les transformera et confondra pour en faire ouvrage tout sien, à savoir son jugement : son institution, son travail et étude ne vise qu’à le former.

Qu’il cèle tout ce duquel il a été secouru, et ne produise que ce qu’il en a fait. Les pilleurs, les emprunteurs, mettent en parade leurs bâtiments, leurs achats, non pas ce qu’ils tirent d’autrui. Vous ne voyez pas les épices d’un homme de parlement : vous voyez les alliances qu’il a gagnées, et honneurs à ses enfants. Nul ne met en compte publique sa recette : chacun y met son acquêt

Le gain de notre étude, c’est en être devenu meilleur et plus sage« , Essais, Livre I, chapitre 26, De l’institution des enfants

C’est cette profondeur et intensité de l’incorporation d’une authentique culture personnelle

par celui qui la reçoit,

comme par celui qui la donne _ et l’a donnée _,

qui,

en son authenticité généreuse et désintéressée _ pardon du pléonasme _ seulement,

en fait l’efficace seul effectivement consistant et durable.

Le reste, utile à court terme, se dissipera sitôt l’usage effectué…

Ensuite, selon le mot _ authentiquement progressiste et libérateur _ de Nietzsche, à propos de ce que donne le maître à son disciple :

« Vademecum, vadetecum« …

Tel est le paradoxe généreux du libérateur…

Ce mardi 10 décembre 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

P. s. :

voici encore, à titre de complément de luxe,

de quoi écouter le podcast de l’entretien _ merveilleux ! _ que j’ai eu avec Denis Kambouchner le 18 septembre 2013 à la librairie Mollat,

à propos de son essentiel _ lucidissime ! _ L’École, question philosophique.

Vacances vénitiennes (III)

18juil

Si vous avez assez de patience pour « suivre » jusqu’au bout les fils effilochés de mes rhizomes,
voici le troisième des articles de ma série de l’été 2012 sur « Arpenter Venise »
http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/2012/10/31/le-desir-de-jouir-du-tourisme-les-voyageurs-francais-de-venise/
série postérieure d’un peu plus d’une année _ le temps d’une bonne décantation _ à mes déambulations lors d’un séjour (enchanté !) à Venise de 5 jours en février 2011,
au moment du colloque (les 10-11-12 février) Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878 – 1955), au Palazzetto Bru-Zane _ situé à la lisière nord-ouest du sestiere de San Polo _,
où j’ai donné 2 contributions sur ce compositeur singulier (et sublime : écoutez le CD Alpha 125 de ses 3 Quatuors à cordes, de 1919, 1922 et 1934, par le Quatuor Diotima) :
à propos duquel je me suis interrogé sur ce que pouvait être, ce en quoi pouvait consister, au sens fort,
la singularité d’un auteur, son idiosyncrasie _ cf Buffon : « le style, c’est l’homme même » _, ou encore « son monde »,
accessible, pour nous, via l’attention ardemment concentrée à son œuvre et ses œuvres.
L’œuvre musical de Lucien Durosoir est réalisé entre 1919 et 1950, mais surtout jusqu’en 1934 et la mort de sa mère, son interlocutrice majeure :
là-dessus, lire l’intégralité de mes 2 contributions à ce colloque Durosoir de février 2011, à Venise,
dont les Actes ont été publiés aux Éditions FRAction en juin 2013 _ mais tout est accessible via le site de la Fondation Bru-Zane ; et les deux liens ci-dessus.
Peut-être y découvrirez vous quelques clés pour bien vous perdre dans Venise…

Le désir de jouir du tourisme : les voyageurs français de Venise

— Ecrit le mercredi 31 octobre 2012 dans la rubriqueLittératures, Rencontres, Villes et paysages”.

Après la lecture jouissive de l’évocation de la Venise passionnément _ et combien justement ! _ retrouvée du vénitien Paolo Barbaro _ Ennio Gallo, né en 1922, et de retour en sa chère Venise au moment de sa retraite professionnelle d’ingénieur hydraulicien _, en son indispensable merveilleux Petit guide sentimental de Venise, publié en 1998 (cf mon article ante-pénultième : Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire) ;

et l’activation de mon propre souvenir _ sans perdre de vue, non plus, la saine mise en garde de Théophile Gautier : « Raconter ses aventures, c’est de la fatuité«  _ de six jours de déambulation-exploration d’autant plus intensément curieuse que limitée par le temps dont je disposais, dans, ou parmi, le lacis à surprises et riche d’imprévu du labyrinthe vénitien des calli, durant six jours en février 2011 (cf mon article précédent : La chance de se livrer pour l’arpenter-parcourir au labyrinthe des calli de Venise…),

en mes deux articles précédents ;

il me plairait d’achever en quelque sorte cette sorte de triptyque de regards rétrospectifs de ma part sur Venise visitée pedibus et revisitée par la mémoire activée,

en comparant un peu les récits de quelques uns  _ pour aller bien plus loin dans l’effort panoramique et (un peu) de synthèse, se reporter à ce qui concerne le passage par et dans Venise d’écrivains français, dans l’excellent travail de recollection d’Yves Hersant, en 1988 : Italies _ Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles ; pour le temps, du moins, qui va entre l’an 1700 et l’an 1900, selon une découpe d’« époques«  en chiffres ronds de siècles, commode et traditionnelle, certes, mais pas la plus juste : ainsi sont exclus de cette anthologie les récits de voyages effectués à Venise avant 1914, tels ceux, passionnants et de la plus grande qualité !, d’André Suarès (en 1893) et de Henri de Régnier (onze voyages entre 1899 et 1913) tels qu’ils sont rapportés dans ces grands livres que sont Le Voyage du condottiere et L’Altana ou la vie vénitienne _ parmi les voyageurs français qui se sont plu à se remémorer par l’acte de l’écriture leurs propres arpentages des calli magiques de cette Venise.

D’autant que je me suis plongé, cet été _ et j’y demeure encore… _, dans l’œuvre _ ainsi que les Cahiers _ de Henri de Régnier, parmi laquelle, surtout, ce capital L’Altana ou la vie vénitienne (1899-1924) _ « mémoires de ma vie vénitienne« , ainsi que lui-même qualifie ce livre-somme récapitulatif… _, superbe acmé tardif _ car très longtemps remis à plus tard, tant l’écrivain tenait à y mettre de soin ! il en avait trouvé le titre dès 1905 : et ce livre, « ce sera L’Altana, selon le nom de la terrasse en bois installée sur le toit des palais vénitiens : à la fois lieu d’observation et de rêverie« , indique Patrick Besnier, page 9 de sa préface à la belle édition Bartillat de 2009 ; mais « le livre va mettre longtemps à se faire«  : « J’ai fini L’Altana le 3 avril à minuit. Je l’avais commencé le 4 août 1926. C’est toute ma vie vénitienne en 450 pages« , note sur son Cahier Henri de Régnier le mercredi 6 avril 1927 (page 808 des Cahiers)… _ ;

superbe acmé tardif, donc, de ses divers essais renouvelés _ et s’étant accumulés aussi sous forme de notes _ tout au long de sa vie, de ressentir à nouveau, à plein et au mieux, d’après le plus vif _ réactivé ! _ de ses séjours effectifs (au nombre de douze, les onze premiers, de septembre 1899 à octobre-novembre 1913, plus un ultime en octobre-novembre 1924), par le souvenir intensément revivifié par l’acte même, au calme, de l’écriture parvenant en la grâce d’un radieux sublime effort à se ré-inspirer et se ressouvenir _ « Poèmes, contes, romans, tout me fut bon à dire ma passion pour elle« , Venise, affirme en ouverture de son Altana Henri de Régnier, page 17… _ ;

de ressentir à nouveau, à plein et au mieux, donc, le meilleur de ce que lui a (ou/et avait) effectivement déjà donné, à douze reprises, ce qu’il qualifie comme ayant été sa « vie vénitienne«  _ « Pourquoi, dès que je respire l’air vénitien, éprouvè-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? », se demande-t-il on ne peut plus explicitement en ouverture de cette Altana ou la vie vénitienne, page 19 de cette édition de 2009 ; pour conclure cette sorte de préface par ces mots eux aussi très significatifs, page 20 : « Ce sont de longues heures d’intimité passionnée dont j’essaie de fixer le souvenir, les heures où, errant de calle en calle, de campo en campo, voguant sur la solitude lumineuse de la Lagune, balancé aux coussins d’une gondole ou accoudé à la rampe d’une altana, Venise m’a confié, en échange de mon attentive tendresse, quelques uns de ses secrets de son silence et de sa beauté «  : c’est en effet l’affaire d’une rencontre (intime, sereine, secrète et magique) entre un sujet intensément attentif, en sa curiosité envers l’altérité d’un lieu complexe, habité d’un myriade de tant de sens riches et puissants, à l’infini, déposés et comme endormis en ce lieu ; et un objet, cette ville inerte mais prête à s’offrir à la seule curiosité aimante, à apprendre à le mieux possible ressentir, recevoir et accueillir, en son mystère si parlant, alors seulement, en ce moment magique tellement riche de surprises et d’imprévu qui ne se commandent, ni ne se provoquent pas, de cette visite (et rencontre, donc : à tant d’autres, passant à côté et la manquant quand ils croiront illusoirement la détenir et posséder, la ville demeurera, sinon invisible, du moins invue, en leurs clichés posés comme une taie sur leurs yeux…) pedibus _ ;

et cela, d’autant, encore et aussi, que je viens de découvrir le passionnant travail d’analyse et de réflexion _ une lucidissime et magnifique synthèse ! _ sur l’histoire des voyages (et du tourisme _ au chapitre XIV, « Les logiques du tourisme« , pages 407 à 455, de sa sixième partie « Le désir de jouir« … ; dont le second volet, et ultime chapitre (XV), sera « La consécration de la littérature de voyage« , aux pages 457 à 479 : tout cela prodigieusement performant !.. _) au XIXe siècle, de l’historien Sylvain Venayre, en son brillant et érudit, en plus d’être formidablement intelligent et efficace quant à la connaissance de son objet, Panorama du voyage (1780-1920), paru le 14 septembre dernier aux Belles lettres ; en un prolongement de son précédent travail, paru en 2002 : La Gloire de l’aventure _ Genèse d’une mystique moderne (1850-1940), déjà aux Belles lettres..

Ce Panorama du voyage vient merveilleusement éclairer mes modestes réflexions _ artisanales, de fantaisie : gare à la fatuité ! _ sur l’arpentage vénitien, le travail du souvenir, ainsi que celui de l’écriture, tout à la fois, ainsi que sait les articuler superbement Sylvain Venayre en son analyse générale, elle _ bien au-delà du cas du tourisme vénitien, veux-je dire ; même si le voyage d’Italie (au-delà du cas d’espèce de la seule Venise) occupe en son analyse historienne une place tant principielle que principale encore, très probablement, depuis les « Grands Tours«  (de « formation« ) des jeunes aristocrates anglais dès le début du XVIIIe siècle ; cf les pages 445 à 455 consacrées à ce que Sylvain Venayre nomme « les enjeux de la démocratisation«  à partir des années 1860, de ce qu’il venait de caractériser, aux pages 428 à 445, comme « l’industrie du tourisme » qui se déployait pleinement alors (avec le triple développement des collections de guides de voyage, du confort des transports et, surtout, de l’hôtellerie, ainsi que des agences de voyage « qui exprimèrent, sous les auspices du tourisme, l’alliance nouvelle du voyage et de l’industrie« , expression à la page 438) ; avec la distinction que fait l’auteur entre le « plaisirain, cet homme du peuple qui profitait dès que l’occasion en était donnée, des tarifs préférentiels donnés par les compagnies de chemin de fer« , mais « incapable de jouir du spectacle du monde«  (pages 448 et 449), et la « high life«  : car « dans les dernière décennies du XIXe siècle« , « contre les populaires « coins » de France, étaient désormais promues les stations chic » ; ainsi « le temps de la démocratisation des voyages fut également celui de l’âge d’or des stations aux somptueux palaces, des trains de luxe et des magnifiques paquebots. On inventait pour l’élite des formes de voyage d’autant plus raffinées que le voyage en lui-même n’était désormais plus un indice suffisant de distinction sociale«  (page 450) …

Je reviens maintenant un peu en arrière sur le cheminement de ma curiosité de lecture, cette fois, au début de l’été dernier :

c’est un peu par hasard, peut-être la rencontre de l’exemplaire d’un livre, et de son titre, en l’occurrence Lettres de Venise, de Bertrand Galimard Flavigny _ paru à La Bibliothèque (collection L’Écrivain Voyageur) au mois de mai dernier _, qui semblait me tendre les bras, ou malicieusement me défier, sur un étal du rayon Voyages de cette caverne d’Ali-Baba, mais parfaitement lumineuse et ordonnée, qu’est la chère librairie Mollat, que m’est venu la suggestion de me mettre à lire des témoignages d' »impressions » vénitiennes auxquelles confronter, en ce temps de vacances dépourvu de voyage pedibus, le souvenir ainsi ré-activé des miennes, de la découverte-exploration, à l’aventure et pedibus, cette fois, de sestieri encore inconnus, ou trop méconnus, de moi _ mais le défi de l’exploration-connaissance se poursuit bel et bien et s’enrichit à l’infini !, et cela, quelles qu’en soient les voies des sens et de l’esprit actifs : par la marche pedibus dans la ville, par la méditation-réflexion sur ses souvenirs, par exemple dans l’écriture, ou encore par la lecture de témoignages d’autres que soi (de retour dans sa chère Venise, Paolo Barbaro, l’ingénieur hydraulicien poète Ennio Gallo, né en 1922, exprime splendidement un tel désir de découverte-exploration infinie de sa ville, en 1998, en sa Venezia. La città ritrovata, Petit guide sentimental de Venise en français) : tant que nous sommes vivants et curieux, du moins, et qu’Alzheimer ne nous a pas frappés… _, en la Venise de février 2011 (avec acqua alta !), sur l’invitation du Palazetto Bru-Zane, pour le colloque « Un Compositeur moderne né romantique : Lucien Durosoir (1878-1955) » : quelle splendide et merveilleuse opportunité !

De ce premier fort agréable témoignage-ci d’un amoureux fidèle de Venise (ces Lettres de Venise de Bertrand Galimard Flavigny, donc),

je suis parti à la recherche d’autres,

tel que Le Piéton de Venise, de Marc Alyn, au titre prometteur _ pour l’arpenteur passionné des calli que je me figure avoir été alors _ ; mais qui ne tardait pas à m’agacer par ce qui me parut être un refus de chercher à ressentir la vraie « vie vénitienne« , celle des Vénitiens _ et que je n’avais eu l’occasion d’approcher que de beaucoup trop loin, et ô combien pas assez !, en trop peu de temps, ces six jours de 2011 _, au seul profit de considérations d’Histoire de l’Art, focalisées sur de grands noms exclusivement… Pas assez de curiosité de la vraie vie des Vénitiens, à mon goût ; trop d’esthétisme _ à pareille dose vite écœurant…

Dans son Caprices et zigzags, Théophile Gautier, curieux lui aussi de la vie quotidienne de ceux qui habitaient à l’année les beaux lieux où le menaient ses pas en ses voyages un peu lointains, affirmait en 1852 sa passion de « ces mille détails familiers dédaignés par les plumes majestueuses, si prolixes lorsqu’il s’agit de vieilles bornes et de statuts à nez cassés«  _ cf page 472 du Panorama du voyage (1780-1920) de Sylvain Venayre, riche de telles citations.

C’est alors, justement !, que je tombais sur les (merveilleusement lucides) livres de Paolo Barbaro, Vénitien, lui, et pas attentif à seulement ce qui peut intéresser le voyageur étranger, à la recherche _ un peu pressée, forcément : quel étranger demeure assez longtemps à Venise ?.. sauf à décider de vraiment s’y installer ?.. _ des seules beautés artistiques et patrimoniales glorieuses (et « majestueuses« , elles aussi) de Venise… Enfin un regard vif et acéré sur la vraie « vie vénitienne« , celle des Vénitiens, et pas celle des touristes _ qu’ils soient « de luxe » ou pas ; et en foule, ou isolés…

Et sur ce terrain du témoignage tant lucide qu’aimant à l’égard de la vie des vrais Vénitiens en leurs sestieri un peu vivants d’une vraie vie quotidienne, j’ai beaucoup apprécié aussi _ en un genre beaucoup plus rapide que la méditation longuement infusée et si riche et fine (!) de Paolo Barbaro _ le très alerte Venise est un poisson de cet autre excellent Vénitien, plein d’humour malicieux (dépourvu de la moindre lourdeur et componction), qu’est Tiziano Scarpa, sur le conseil très avisé, comme toujours, de l’unique (!) Corinne Crabos…

Pour me centrer sur les témoignages de quelques uns des visiteurs français de Venise _ je ferai ici l’impasse sur ceux, archi-connus, de Paul Morand, de Maurice Barrès, du Président des Brosses, ou du Cardinal de Bernis ; on peut aussi se reporter aux témoignages sur Venise du très beau recueil Italies _ Anthologie des voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, d’Yves Hersant (mais ni Régnier, ni Suarès n’entrent dans ce cadre , qui s’arrête à l’an 1900) ; ou au travail de longue haleine de Dominique Fernandez _,

je connaissais les textes sur Venise du magnifique André Suarès _ dont le au plus vif Voyage du condottiere, publié en 1932 ; je collectionne (et recommande !!!) les livres de Suarès, un des grands oubliés du premier XXe siècle ; et c’est avec plaisir que j’ai lu dans les Cahiers de Henri de Régnier que celui-ci a aidé à faire attribuer à Suarès, le 4 juillet 1935, le Grand Prix de Littérature de l’Académie française : « Voici justice rendue au haut et bel esprit qu’est Suarès« , notait pour lui-même Régnier (page 877), qui, le 16 mars de la même année, avait déjà noté (page 875) : «  »Il y a des gens qu’on laisse dans leur coin, mais leur coin est sur la hauteur » (Suarès, revu après 25 ans chez la comtesse Murat)«  ; cf aussi, sur cet immense livre, cet avis savoureux (et assez significatif, on en jugera : nos jugements sur les choses nous font aussi, voire d’abord, juger nous qui les portons…) de Jean d’Ormesson : « Pour le voyageur qui veut connaître de l’Italie, de son art, de son âme, autre chose que l’apparence la plus superficielle, le Voyage du condottiere sera un guide incomparable. De Bâle et Milan, à Venise à Florence, à Sienne, en passant par toutes les petites villes de l’Italie du Nord, pleines de chefs-d’œuvre, de souvenirs et de couleurs, Suarès nous entraîne avec un bonheur un peu rude où la profondeur se mêle au brillant et à la subtilité. De tous, des artistes comme des villes, il parle avec violence et parfois avec injustice, toujours sans fadeur et sans le moindre lieu commun«  _, mais je ne suis pas allé relire ces page du grand Suarès sur Venise ;

de Théophile Gautier (Venise, avec photos anciennes, aux Éditions de l’Amateur) _ un autre très grand écrivain (dont aussi le « coin est sur la hauteur« …) à réhabiliter ! ; en plus d’avoir été un infiniment curieux voyageur passionné ! _ ;

de Taine et de son Voyage en Italie _ à rééditer prioritairement en son intégralité : j’ai relu avec beaucoup de plaisir ses pages alertes, très fines et magnifiquement lucides, d’une superbe plume, sur Venise, en une édition ancienne de ma bibliothèque : à la Librairie Hachette, en 1924, au tome II, pages 250 à 311 ; Taine y adjoint un chapitre sur « La Peinture vénitienne« , aux pages 315 à 377 : il disjoint ainsi ce qu’il rapporte de sa découverte de la cité de Venise, et la présentation de son patrimoine de peinture…) _ ; et j’ai pris beaucoup de plaisir à relire ses très vives et si justes « impressions » de Venise !,

pour quelques uns des auteurs disparus.

Quant aux témoignages d’auteurs contemporains (et donc encore vivants),

je me suis procuré _ tardivement _ aussi Le Dictionnaire amoureux de Venise, de l’incomparable Philippe Sollers _ bien (et bon) vivant, lui ! _, qui, au milieu de remarques d’érudition pointues (fort bienvenues pour ce que sait détecter d’intéressant, en effet, sa curiosité quand elle se porte sur des points de culture un peu rares !), m’a, comme je m’y attendais un peu, passablement agacé aussi par son « usage » terroristement hyper-hédoniste exclusivement, de Venise :

de même que le couple Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, pour leurs séjours à Rome, réservait chaque année _ au moment des vacances scolaires de Pâques… _ la même chambre (ou suite) dans le même hôtel _ je l’ai appris dans le très riche Lièvre de Patagonie de leur fidèle ami Lanzmann : devant le Panthéon, puis, quand cet hôtel ferma, un peu plus loin, du côté de Montecittorio : tout cela à proximité et de Tazza d’Oro, le café, et de Giolitti, le glacier : parmi les plaisirs exceptionnels (!), qu’offre Rome… _,

de même, le couple formé de Philippe Sollers et de son amie Dominique Rolin (cf, de celle-ci, le beau Trente ans d’amour fou, en 1988), réservait chaque année, depuis leur premier séjour à Venise en 1963, la même chambre dans la même pension, donnant sur les Zattere, avec « vue » sur la Giudecca…

Outre le fait que Philippe Sollers passait là pas mal de son temps vénitien à écrire, laissant Dominique Rolin explorer seule les quartiers de la ville

_ et c’est d’ailleurs ainsi que lors de leur premier séjour vénitien, alors qu’ils logeaient dans un hôtel non loin de San Marco, sa promenade à elle (qui voulait « apprendre la ville«  !) dans Dorsoduro, l’avait menée jusqu’aux Zattere, et lui avait fait découvrir cette pension (La Calcina) à l’angle d’une calle donnant sur le quai ; ainsi que cette chambre « avec vue » à l’étage second de cette pension : or existent assez peu de lieux « avec vue » à Venise, à l’exception des bâtiments donnant directement sur les quais ; quais strictement, au départ et durant longtemps, « utilitaires » : afin de décharger les marchandises des plus gros bateaux… Car la bora souffle fréquemment fort sur Venise ; et tant la construction des bâtiments que le plan sans plan concerté d’urbanisme (d’où le réseau hélicoïdal, en coquille d’escargot, des calli de la ville), tâchent aussi d’y protéger du froid mordant de ce vent glacé. Venise, à l’exception glorieuse de la Piazza (San Marco : la seule à porter ce nom de « piazza » à Venise ; les autres étant des campi ou campielli !), spacieuse et ordonnée, sinon absolument d’équerre !, devant la chapelle ducale, elle-même en prolongement direct du Palais des Doges, n’offre nulle vaste « vue » piétonnière avec « perspectives » : pas davantage sur la ville elle-même, que sur la lagune, d’ailleurs. Et les campi, de formes toujours irrégulières, sont eux aussi, comme les fondamente, strictement (mais sans rigueur !) utilitaires (ils ont un puits pour l’usage commun) ; la florissante cité marchande a la passion du pragmatisme… _ ;

outre le fait, donc, que Philippe Sollers passait là pas mal de temps à écrire

plutôt qu’à arpenter les calli et exercer sa curiosité à explorer les coins et recoins, à l’infini _ en cet escargot hélicoïdal qu’est Venise… _, des divers (au nombre de six) sestieri de la ville, et en particulier les plus éloignés de ce studio _ d’amour (et d’écriture) _ donnant sur les Zattere, en cette pointe de Dorsoduro où se trouve la plus forte concentration de résidents étrangers (anglo-saxons, surtout), de Venise

_ par exemple, en cette pointe de Dorsoduro, mais du côté du Grand Canal cette fois, se situe aussi l’hôtel (pour les besoins du film, la terrasse de la fictive Pensione Fiorini a été montée sur le Campo San Vio) où David Lean filma Summertime (ou Rencontre à Venise), avec Katherine Hepburn : l’histoire d’une célibataire américaine s’amourachant un été, d’un bel antiquaire vénitien ; là aussi où s’installa Peggy Guggenheim, au palais inachevé Venier, pour en faire son musée ; et là où la comtesse de La Baume, invita à séjourner Henri de Régnier, lors de ses deux premiers séjours vénitiens, au Palazzo Dario… ; là encore où logeait aussi Ezra Pound ; et tant d’autres visiteurs de renom ; jusqu’à, plus récemment, le 6 juin 2009, la métamorphose par le financier François Pinault, de la Dogana di mare en musée d’art dit contemporain (cf ce qu’en dit le cher Jean Clair en son si juste L’Hiver de la culture ; cf mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture » ; et le podcast de notre entretien (d’environ une heure) dans les salons Albert-Mollat du 20 mai 2011 : http://www.mollat.com/player.html?id=21320675)… _,

les pas de Philippe Sollers, nous le constatons à la lecture des diverses rubriques de ce Dictionnaire amoureux de Venise, le mènent le plus souvent vers les quartiers « chics » de Dorsoduro et San Marco, où se trouvent à la fois les monuments et musées les plus célèbres de Venise, et les lieux (et boutiques) que fréquentent le gratin des people et pas mal de touristes, notamment vers des bars, cafés et restaurants de haute tenue ;

rarement vers des cantines et gargotes populaires :

à part les entrées « Florian«  (pages 235 à 237) et « Harry’s bar (voir Hemingway)«  (page 267),

il n’existe pas d’entrée « Restaurants », ni « Bars« , ni même « Cafés« , dans ce Dictionnaire sollersien ;

alors que s’y trouvent une entrée « Sollers » (pages 418 à 420),

et une entrée « Rolin Dominique » (pages 377 à 381) :

« J’aimais _ disait Dominique Rolin que cite ici Jim-Philippe Sollers _, me perdre en suivant ces veines quasi sanguines que sont les voies menant à la Giudecca, insoupçonnable pour moi, et dont personne ne m’avait parlé _ la plupart des écrivants sur Venise se recopient les uns les autres. Au moment où j’y suis arrivée pour la première fois _ en 1963 _, j’ai eu un coup au cœur… en découvrant cette ouverture sur les Zattere et sur la largeur du canal. À un tel point que je me suis dit qu’on ne pouvait pas rester dans notre petit établissement enfoncé en pleine ville. Je suis entrée dans l’hôtel _ l’hôtel La Calcina, sur les Zattere _ qui se trouvait là, j’ai demandé le prix des chambres à une vieille dame. Et là _ au second étage, et donnant par trois fenêtres sur le sud et sur l’est _, elle m’ouvre une fenêtre sur la Giudecca… Quelle stupeur ! (Rires.) J’ai pensé : mais c’est ici qu’il faut vivre ! Tout se passait comme si notre vie nous attendait là depuis toujours. À la fin de cette matinée, je suis allée le rejoindre en lui disant : « Il faut que tu voies ça. » Et nous avons tout de suite retenu une chambre pour l’année suivante, la chambre aux trois fenêtres (une à l’ouest _ non, à l’est _ sur le petit canal perpendiculaire _ le Rio de San Vio _, deux sur la Giudecca, dont l’une réfléchit toute la chambre et l’autre la circulation des bateaux) que l’on nous a gardé chaque fois« …

Le passage de ce très intéressant récit narré de leur « arrivée à Venise, venant de Florence, en 1963 » (page 377), Philippe Sollers, pages 378-379, l’emprunte à Plaisirs, un « livre d’entretien _ de Dominique Rolin _ avec Patricia Boyer de Latour« …

De la part de Philippe Sollers en ce Dictionnaire  _ subjectif, certes, il faut le lui accorder : mais, ici, c’est cette subjectivité-là qu’on peut ne pas partager ! _, donc,

bien peu de promenades par exemple vers Cannaregio _ sinon une ou deux fois le passage (quasi obligé du visiteur de Venise !) au Ghetto _,

ni vers Santa Croce,

non plus que les parties les plus excentrées de Castello, passée la Riva dei Schiavoni et le pont sur le rio dell’Arsenale, au sud ; ou passé Zanipolo et son campo avec la statue du condottiere Colleone par Andrea Verrochio, au nord de ce quartier.

Même le choix des églises dont il brosse la visite à l’entrée « Églises », aux pages 209 à 228 du Dictionnaire (Zanipolo, San Zaccaria, Saint-Marc, Santa Maria Gloriosa dei Frari, San Rocco, Santa Maria del Giglio, la Salute, les Gesuati, San Trovaso, San Sebastiano, le Redentore, San Giorgio Maggiore), exprime ses parti-pris : celui de sa préférence pour les beaux quartiers, et les patrimoines artistiques les plus brillants et « majestueux«  _ pour reprendre le qualificatif ironique de Théophile Gautier _, surtout ceux du XVIIIe siècle, le siècle de Casanova ; ainsi sa préférence pour le Baroque _ assez peu marquant à Venise _ et le Rococco (celui surtout de Tiepolo) ;

ainsi que l’exclusion de parcours pedibus dans des quartiers plus excentrés (et populeux) ;  ou celle de contemplations d’œuvres d’art plus « intimes » : telles les églises Sant’Alvise, la Madona dell’Orto, San Giobbe (dans Cannaregio) , San Giacomo dell’Orio (dans Santa Croce), Santa Maria dei Carmini, San Nicola dei Mendicanti (dans des parties moins people de Dorsoduro que celle où se situent, à la pointe orientale, le Musée de l’Accademia, la Salute et la Punta della Dogana), San Francesco della Vigna (dans Castello), etc. ; avec les chefs d’œuvre au rayonnement plus intérieur (romans, gothiques ou de la Renaissance) que pourtant elles recèlent… 

La « vie vénitienne » pour Philippe Sollers demeure bien trop largement pour mon propre goût celle des lieux, bars et restaurants les plus branchés et huppés. De même que les personnes et les artistes qu’il se plaît à y rencontrer.

C’est toujours la Venise des « gloires » artistiques, pour les artistes vivants comme pour les morts : par exemple, le luxe triomphant de l’hédonisme en gloire de Tiepolo en tête… C’est que Venise lui est d’abord un décor où écrire confortablement, à son aise, dans un lieu de beauté (avec vue sur le Redentore ou les Zittelle, de l’autre côté du large Canal della Giudecca, où glissent les éléphantesques blancs paquebots-géants des croisières internationales) ; et où jouir de nourritures raffinées un peu épicées, si possible : entre soi (sans véritable goût de l’altérité)…

Sur le modèle des jouissances gourmandes d’un Casanova ; ainsi que de toute l’aristocratie européenne qui venait s’y encanailler le temps du carnaval, au XVIIIe siècle... _ au passage, je note que le XVIIIe siècle de Henri de Régnier a quelque chose de plus doucement mélancolique, à la Watteau, que celui, un peu plus fortement épicé en matière de sensations érotiques, de Philippe Sollers : les miniatures floues et mouvantes de Guardi, davantage, sans doute, que les fresques géantes éblouissantes de Tiepolo…

Aussi comprends-je l’accès de fureur qui a en quelque sorte assailli Philippe Sollers à la lecture du Contre Venise de Régis Debray, paru en 1995Le Dictionnaire amoureux de Venise date, lui, de 2004 _ : « Il fallait bien que quelqu’un, un jour, se dévoue pour cracher sur Venise. Comment, cette merveille du temps ne meurt pas, mais au contraire résiste, persiste, brille ? L’éternel esprit de vengeance ne le supporte pas« , entame-t-il bille en tête son article « Régis Debray » à la page 187 de ce Dictionnaire amoureux, en réduisant l’adversaire à rien moins qu' »un possédé, un philosophe aigri, un amoureux dépité, un frustré de la politique et de l’Histoire, un grand blessé du plaisir, de la littérature et de l’art« … Pour finir, page 190, par cette prosopopée du pas assez érotique (et accusé d’être déjà mort au désir) Régis Debray : « Venise est narcissique, sans religion, cynique, sans chaleur populaire. Le lieu est tragique, et personne ne vous saute au cou. C’est le vide, la vase, la tentation, l’impureté même« . Et en déduire : « Debray est un puritain populiste« . CQFD…

Alors que ce que Régis Debray pourfend dans ce livre d’humeur _ qu’il aurait dû intituler « POUR VENISE«  : tant pour un minimum de facilitation, sinon de confort, de réception de ce livre, que pour, surtout, la justesse de fond _, c’est la menace que fait peser sur la vie et l’existence civilisationnelle même de Venise, sa mortelle _ à ce degré-ci du moins _ touristification _ et sur cet épineux point-ci, consulter  l’excellent (et parfaitement expert en responsabilité urbanistique vénitienne) Massimo Cacciari, serait mieux que bienvenu…

Car Venise-la-marchande (maritime de toujours _ en la réussite de sa glorieuse et opulente (luxueuse et luxurieuse !) Histoire _) se vend bel et bien de plus en plus massivement au tourisme international ; ne cessant de fermer ses épiceries et commerces de proximité indispensables pourtant au quotidien de ses habitants, Vénitiens, y vivant à l’année, au profit d’une inflation _ d’année en année proliférante _ de boutiques de masques de carnaval et de bimbeloteries _ pas seulement de mauvaise qualité ; de luxe aussi : il y en a pour toutes les clientèles ; cf sur ce point par exemple le très intéressant Venise : les Vénitiens vous invitent, par Christine Nilsson, aux Éditions Harfang (le livre est paru en octobre 2011 : je l’ai trouvé par hasard en fouillant parmi le rayon Beaux-Arts de la Librairie Mollat, à la recherche d’autres livres encore sur Venise (et la « vie vénitienne » surtout !.. ; en plus des guides touristiques, nombreux et florissants, eux…) : il existe en effet à Venise un très dynamique artisanat d’art et de luxe, de même que d’excellents artisans de la restauration et de l’hôtellerie, même si la plupart des Vénitiens actifs auxquels Christine Nilsson donne la parole afin de proposer quelques conseils de lieux un peu originaux, voire singuliers, à découvrir et visiter à Venise, ainsi que d’adresses de professionnels de qualité auxquels s’approvisionner de produits de valeur, sont plutôt du côté du haut-de-gamme que de celui du populaire pittoresque (même s’il s’en trouve aussi un peu, en cet intéressant et original guide de la Venise vivante de quelques vrais Vénitiens) : ainsi dois-je mentionner que j’ai été un peu déçu de ne trouver aucun des Vénitiens consultés conseiller ma trattoria préférée, juste un peu plus loin, vers la lagune, que le Pont aux Trois Arches sur le très beau et très vivant Canal de Cannaregio : la génialissime « tratoria (sic) ‘a Marisa, Fondamenta San Giobe a Canaregio 652 » (re-sic : en vénitien ! : j’ai la carte de la maison sous les yeux : « Chiuso luni sera, mercore sera et domenega sera ; Telefono : 041 720211 » ; cf mon article précédent : La chance de se livrer pour l’arpenter-parcourir au labyrinthe des calli de Venise) : résidant à Venise, j’en ferai(s) volontiers ma cantine quotidienne… _

au profit de boutiques de masques de carnaval et de bimbeloteries pour le seul passage (le plus souvent pressé !) de _ nombreux, il est vrai _ touristes à la journée, ou ne séjournant à Venise guère que quelques (brefs) jours de vacances : il n’est hélas que trop vrai qu’ils finissent par être bien plus nombreux, au bout de l’an, que les Vénitiens y vivant à demeure…

Mais que devient ainsi la « vie vénitienne » au quotidien des Vénitiens ?..

Celle-là même que je désirais prioritairement approcher _ modestement, à la mesure du temps et des moyens dont je disposais, les six jours de mon passage à Venise en février 2011 ; cf ce que Syvain Venayre, nomme, à la page 446 de son si riche Panorama du voyage (1780-1920), l’« axiome« , par lequel, écrit-il, « s’ouvrait, à la fin du XVIIIe siècle, le Guide des voyageurs en Europe de Heinrich Ottokar Reichard : « Deux choses sont indispensables à quiconque veut voyager, l’argent et le loisir »… » _ ;

celle-là même que je désirais prioritairement approcher

et ressentir lors de mon temps libre, à côté du temps très intense aussi (et si important ! pour moi) du colloque « Lucien Durosoir » au Palazzetto Bru-Zane, mais aussi en ses riches à-côtés d’échanges passionnants et gratifiants sur la musique…

Cette « vie vénitienne« , donc,

dont chaque fin d’après-midi, rentrant à mon hôtel « del Sole » (un Palazzo Marcello…), sur la Fondamenta Minotto, le long du rio del’ Gaffaro, dans le sestiere de Santa Croce, je croisais quelques bribes, par exemple au coin du campo et du pont dei Tolentini, où se trouvaient réunis, au dehors d’un vraiment minuscule café, en train de converser et trinquer, les buveurs d’un verre d’ombre ou de spritz et dégustateurs de cichetti, verres et assiettes posés à la bonne franquette sur quelque tonneau, tout à côté de la rambarde du pont et de celle du quai, adonnés à quelque joyeuse conversation. Si j’avais un peu mieux parlé italien _ sinon vénitien… _, je me serais volontiers joint à leur vivante conversation…

Ou bribes, encore, que j’entrevoyais, près des marchés du Rialto, chaque fois que j’apercevais la chaleureuse et toujours bondée Cantina Do Mori, calle dei Do Mori, en parcourant la très passante, animée et joyeuse Ruga Vecchia San Giovanni pour regagner mon hôtel, en traversant le sestiere de San Polo, passant par San Tomà et San Rocco, en longeant les Frari…

Et voilà qu’après être tombé sur un magnifique album de photos vues du ciel _ mais pas de trop haut _, toujours au rayon Beaux-Arts de ma chère Librairie Mollat : Vu du ciel Venise, par Marcello Bertinotti et Simona Stoppa, aux Éditions Whitestar, qui permet de merveilleusement se repérer comme _ et même mieux, car à vue claire des bâtiments, que _ sur une carte, dans le lacis serré et enchevêtré, et à surprises _ cela devient un jeu _, du labyrinthe des calli vénitiennes ;

et voilà que je trouve, en recherchant des informations sur l’historien Sylvain Venayre, co-auteur avec Patrick Boucheron, d’un très intéressant (et amusant aussi), L’Histoire au conditionnel, ou « si l’Agrégation d’Histoire n’avait pas déraillé » !,

voilà que je trouve sur le site de la librairie Mollat

la notice d’un Panorama du voyage (1780-1920), sous-titré « Mots, figures, pratiques« , de ce même Sylvain Venayre ; ouvrage déjà merveilleux par le détail de son sommaire, et que je m’empresse d’acheter et dévorer !, et qui met en perspective érudite d’une extrême pertinence, et sans la moindre lourdeur _ la lecture en est jubilatoire ! tant de facteurs divers venant comme magiquement parfaitement s’emboîter ! _, l’Histoire des voyages et la naissance et le développement (et modifications fines au fil du temps : Sylvain Venayre les repère et les décortique !) du tourisme

_ « Un mot vint bientôt résumer toute cette ambiguïté de la recherche du plaisir par le voyage : celui de touriste. Il semble être apparu, pour la première fois, dans le Voyage d’un Français en Angleterre pendant les années 1810 et 1811, publié par Louis Simond en 1816. (…) Simond avait francisé le mot anglais tourist, lequel désignait depuis les années 1780 les voyageurs du Grand Tour, en y adjoignant un « e » final « , indique ainsi l’auteur page 411 _,

en un large dix-neuvième siècle, sinon de 1789 à 1914, du moins ici de 1780 à 1920 _ et Sylvain Venayre de réfléchir, en son « Introduction«  comme en sa « Conclusion« , sur la notion de « période » dans l’Histoire, et le travail de « périodisation« , en conséquence, nécessaire à méditer, de la part de l’historien !..

Un ouvrage absolument passionnant,

et qui vient à merveille éclairer les réflexions que j’étais en train de me faire sur les diverses perceptions-« impressions«  _ ce mot fait florès au XIXe siècle _ de Venise,

notamment par les écrivains (et esthètes) français _ à d’assez rares exceptions près, l’écrivain et l’esthète sont presque toujours réunis dans le même individu _,

léguées aux livres (de voyage, sinon de séjours un peu prolongés, ou/et renouvelés _ tels ceux d’un Henri de Régnier : moins de vingt-deux mois en tout et pour tout, de « vie vénitienne » pour douze séjours à Venise : j’ai compté à la louche, en ses soixante-onze ans et cinq mois de vie biologique (du 28 décembre 1864 au 23 mai 1936) _ ; mais nul de ces écrivains-esthètes-là ne s’y installe, en effet, à demeure véritable et durable ; tous s’en retournent bientôt chez eux ; les « moments » vénitiens ne furent ainsi pour eux que des parenthèses de vacances, en quelque sorte…) ;

un ouvrage absolument passionnant, donc _ d’autant que son dernier chapitre (le chapitre XV) porte sur l’historique de « La consécration de la littérature de voyage », pages 457 à 479 ; un élément qui vient très opportunément à l’appui de ce que l’analyse historiographique est venue dégager des évolutions historiques fines du phénomène du « voyage« , en la variété de ses diverses facettes contrastées et en opposition (de la figure du « plaisirin«  à celle de la « high life« ), pour la période étudiée : les contradictions d’appréciation demeurant toujours aujourd’hui, cent ans plus tard… _, qui vient merveilleusement éclairer les réflexions que j’étais en train de me faire _ pour moi-même… _ sur les diverses perceptions-« impressions » de Venise, notamment par les écrivains et esthètes français, léguées par eux aux livres de voyage qu’ils ont laissés _ le chapitre porte malicieusement cet épigraphe, d’un nommé Constant de Tours, en un Vingt jours dans le Nouveau Monde, de 1890 : « On voyage, dit-on, pour avoir voyagé… et pour raser les autres avec le récit de ses excursions« … : de quoi remettre (sociologiquement autant qu’historiquement !) tout un chacun à sa place…

D’où mon intention de commenter ce « désir de jouir«  _ c’est là le titre même que Sylvain Venayre donne à sa sixième et dernière partie, page 403 (comportant les chapitre XIV, « Les logiques du tourisme«  et XV, « La consécration de la littérature de voyage« )… _ que Sylvain Venayre place à l’origine _ et source fondamentale, en amont des pratiques (du voyage) qui allaient peu à peu se faire jour… _ de cette « touristification » des motivations _ de fait, à partir des années 1780 _ (et légitimations _ se revendiquant de droit : elles ont énormément de poids, surtout alors (mais durablement aussi, tout le long de cette période jusque vers 1920), sur les discours, volontiers moralisateurs et prescriptifs, tel le discours de Madame de Genlis, en 1799-1800, en son livre Le Voyageur, ouvrage utile à la jeunesse et aux étrangers, exemple que Sylvain Venayre analyse en ouverture, page 147, de son chapitre IV, « La Tradition des arts apodémiques » ; et, en conséquence, sur les représentations de plus en plus partagées de plus en plus d’Européens _) des désirs, goûts et plaisirs divers de voyager _ voire en opposition et contradiction ! et qui vont se révéler de plus en plus distinguées, voire en opposition avec, de purs et simples calculs d’intérêt, avec la nouvelle légitimation, qui finit par émerger, du pur et simple hédonisme (rien que pour le plaisir !) : mais cela se déployant seulement plus tard que 1920, dans le courant du XXe siècle : en une autre époque que celle qui fait l’objet de l’analyse historiographique de Sylvain Venayre dans ce travail-ci… Cf là-dessus, par exemple, Eros et civilisation _ contribution à Freud et L’Homme unidimensionnel _ essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée de Herbert Marcuse ; cf aussi les distinctions freudienne entre « principe de réalité«  et « principe de plaisir« . , d’abord ; puis celle entre les « pulsions de vie«  (ou Eros) et la « pulsion de mort«  (ou Thanatos)…

Il me semble que le tournant de la modernité, s’est situé lors d’un début de laïcisation _ d’où le succès du vocable « humanisme«  _ à la Renaissance, avec les évolutions, du moins en Occident, vers un désir de plus en plus puissant de placer les progrès de la maîtrise technicienne du monde au service à la fois des intérêts _ à partir du désir de cupidité, de l’accumulation du profit capitaliste, très tôt ; et en Angleterre (cf ainsi les œuvres de John Locke, puis Adam Smith, par exemple)… _, et des commodités (d’où l’apparition, en Angleterre d’abord, du terme de « confort » _ Sylvain Venayre remarquant, page 432, que longtemps l’orthographe française de ce mot importé de l’anglais conservera son « m » : « comfort« , avant de passer à « confort«  _) de la vie pratique ; mais aussi, très vite, de plaisirs indépendants de ces intérêts et commodités _ temporels _ ; des plaisirs de l’ordre du simple dilettantisme, notamment : le plaisir sans peine…

D’où l’apparition de courants de pensée épicuriens, très durement sanctionnés _ par la prison et le bucher _, sous l’appellation de « libertins« , durant le règne de Louis XIII en France, mais secrètement vivaces tout le long du XVIIe siècle louisquatorzien _ cf la référence au thème (et au terme) du « jardin«  dans les Fables et les Contes de La Fontaine _, et qui vont triompher peu à peu, lentement, au XVIIIe siècle _ avec la rupture de la Régence, d’abord, en 1715 ; puis les  avancées patientes et quasi victorieuses, enfin, des Lumières de Voltaire (Candide) et de Diderot…

Même si est généralement beaucoup trop minimisée dans les représentations dominantes de ce siècle (dit un peu vite tout uniment « des Lumières »), la résistance très puissante des courants de pensée religieux et, en leur sein, puritains ; qui se perpétuera, et combien fortement !, le long du (victorien) XIXe siècle aussi…

Le dernier chapitre de ce passionnant travail historiographique de Sylvain Venayre porte sur « La consécration de la littérature de voyage« , avec deux sous-parties : « L’ambigu désir de se souvenir », pages 458 à 466, et « La victoire de l’art d’écrire« , pages 466 à 479, qui viennent renforcer cette expansion de ce que je permets de qualifier de la « touristification » des voyages, à l’heure de l’expansion de plus en plus triomphante de « l’industrie des voyages« , au sein ce que l’on peut nommer aussi l' »industrialisation des loisirs« , à défaut de « civilisation du loisir« , comme a pu le faire un Joffre Dumazedier en son Vers une civilisation du loisir ? en 1962…

Pour  ce qui concerne le désir de se souvenir du voyage (qu’on est en train d’effectuer, ou qu’on a effectué), durant la période étudiée (1780-1920) par Sylvain Venayre _ que, en son chapitre de conclusion, il nomme non moins joliment que très justement, page 483, « l’avènement du plaisir«  _,

il passe des critères traditionnels prioritairement utilitaires de savoir, quant aux choses découvertes, comme quant à l’expérience qu’on en aura forgée _ selon les critères de « la tradition des arts apodémiques » : c’est là le titre du chapitre IV, pages 145 à 164 _, à celui, nouveau, d’une « jouissance » du voyage pour le voyage lui-même, voire pour la jouissance des sensations _ si possible « fortes«  ! _ qu’on en retire, ou qu’on en (ou en aura !) retirées, soit au présent du voyage lui-même, et de la sollicitation exacerbée _ par la curiosité et la disponibilité à la réception des surprises de l’altérité espérée _ des sens à la rencontre, pedibus, des lieux mêmes et des choses, sur-le-champ, en quelque sorte… ; soit au futur, ou encore au futur antérieur !, du souvenir rétrospectif, un peu plus tard _ rentré chez soi, par exemple, et surtout _, de ce voyage désormais passé _ page 459, Sylvain Venayre use de l’expression de  » félicité de la réminiscence«  _ : gratuitement, donc ; pour le seul plaisir, si l’on préfère _ et contemplativement alors ; même si cela ne saurait jamais être purement et simplement passif, purement réceptif : encore faut-il solliciter les activités multiformes (poétique, par exemple) de son esprit…

« Au début du XIXe siècle, cela dit, le récit d’impression _ de ces nouveaux voyageurs _ se dota d’un nouveau statut », indique Sylvain Venayre page 463, réfléchissant au statut du terme d' »impression« , alors de plus en plus en usage : ainsi « désormais, les impressions n’avaient plus d’autre utilité qu’elles-mêmes ; elles étaient un but en soi, ce que le voyageur était parti chercher, à seule fin d’en jouir.« 

Et par là, « l’avènement du genre littéraire du « voyage d’impressions » fut ainsi très exactement contemporain du triomphe du voyage de plaisir et de la figure du touriste qui exprimait la légitimité de cette quête des sensations » : au fond de tout cela, une querelle sur la question de la (ou des) légitimité(s) , et son (ou ses) fondement(s)…

Et Sylvain Venayre de donner quelques exemples, page 464 : en son Voyage en Orient, « Lamartine assurait que s’il avait rapporté dans son récit « les plus fugitives et les plus superficielles impressions d’un voyageur », c’était « pour que le vent de l’Océan ou du désert n’emporte pas sa vie tout entière, et qu’il lui en reste quelque trace _ un peu plus tangible probablement que celles de l’un peu trop oublieuse mémoire… _ dans un autre temps, rentré au foyer solitaire, cherchant à ranimer un passé mort, à réchauffer des souvenirs froids »… ». Et Sylvain Venayre de poursuivre : « Certains répétèrent qu’il s’agissait « de fixer, même d’une façon imparfaite, le souvenir fugitif des choses, les joies qui passent, pour les retrouver quelques années après. Ce sont des jouissances pour l’avenir« . Une image était souvent utilisée : celle de l’hiver défini comme saison du souvenir où « au coin du feu », il est possible de ressentir à nouveau , en se relisant, les plaisirs du printemps et de l’été« …

Et Sylvain Venayre de mettre en contradiction, page 469, Jules Barbey d’Aurevilly, déplorant le triomphe _ pas assez artiste, ou littéraire, pour lui _ du récit d' »impressions de voyage« , en 1859 :

« Le voyage, en soi, est si peu de chose, qu’il ne vaut guère que par le voyageur qui le raconte  et qui sait y imprimer cette personnalité que rien ne remplace lorsque l’auteur ne l’y met pas« .

Par là, la « démonstration » de Barbey d’Aurevilly, en déduit Sylvain Venayre, « passait par un partage entre les récits de voyage qui méritent d’être lus, et ceux qui ne le méritent pas« . Et « ce passage ne reposait plus sur ce que le voyageur avait vu, mais sur la façon dont il l’avait décrit« , indique-t-il page 469.

« Le voyage prenait place au nombre des muses inspiratrices. Dans Le Rhin, Victor Hugo parlait à ce propos de la musa pedestris et, par la suite, plusieurs auteurs de récits de voyage s’y référèrent à leur tour. On réitérait l’impératif de la marche à pied, hérité des arts apodémiques, mais on en faisait maintenant, dans une célébration rousseauiste de la promenade, la condition essentielle de l’inspiration« , poursuit Sylvain Venayre, page 470. « On va et on rêve devant soi« , écrivait Hugo, « la marche berce la rêverie ; la rêverie voile la fatigue. La beauté du paysage cache la longueur du chemin. On ne voyage pas, on erre. À chaque pas qu’on fait, il vous vient une idée. Il semble qu’on sente des essaims éclore et bourdonner dans son  cerveau.« 

Du moins pour certains des écrivains d’alors, « la création poétique était devenue l’horizon véritable du voyage« , conclut ici l’auteur.

Qui poursuit son analyse ainsi, page 471 :

« En réalité, le « poète » en voyage était moins un versificateur qu’un auteur capable de dire, sur le spectacle du monde, autre chose que le commun des voyageurs. » Et « cette stratégie littéraire était aussi, bien sûr, une stratégie de distinction«  _ à l’heure de la course à la différence, sinon la recherche d’une authentique singularité, sur le marché de l’art et de l’édition… « Les écrivains qui s’adonnaient au genre nouveau de la littérature de voyage entendaient affirmer la singularité de leur style _ « ou l’homme même« , selon la formule plus profonde de Buffon _ dans le cadre d’un marché désormais _ de fait ! _ très concurrentiel« .

Et « dans ces conditions, page 474, le meilleur auteur de récit de voyage était celui qui était le plus capable de transcrire, par des mots, la vérité de la sensation provoquée par un paysage ou une scène ». Et donc « la transformation du paysage _ ou de la scène captée par le regard du voyageur _ en littérature impliquait la maîtrise d’un art particulièrement difficile. Rien de moins simple, en effet, que de « provoquer dans l’esprit du lecteur un travail analogue à la révolution que la vue des lieux opère en lui-même », pour le dire comme Custine.« 

Ou, page 474 encore, comme Lamartine (toujours en son Voyage en Orient) : « Voyager, c’est traduire : traduire à l’œil, à la pensée, à l’âme du lecteur, les lieux, les couleurs, les impressions, les sentiments que la nature ou les monuments humains donnent au voyageur. Il faut à la fois savoir regarder, sentir et exprimer ; et exprimer comment ? non pas avec des lignes et des couleurs, comme le peintre, chose facile et simple ; non pas avec des sons, comme le musicien ; mais avec des mots, avec des idées qui ne renferment ni sons, ni lignes, ni couleurs. »

Et par leur style comme improvisé et ouvert aux surprises, « les récits » de voyage de ce temps, « se donnaient comme des flâneries, des zigzags _ Théophile Gautier retient ce terme _, des vagabondages, des déambulations incertaines qui célébraient l’écart et la discontinuité« , page 479, face à l’enchantement désiré et ressenti de la surprise, et le charme de l’imprévu, lors de tels voyages de « poètes » pratiquant dans l’espace des lieux à découvrir comme dans leurs gestes d’écriture, cette sprezzatura

Lesquels, « ce faisant, célébraient tout à la fois la singularité de leurs voyages, celle de leur style,

mais aussi celle de leur vie et de la conception qu’ils se faisaient de celle-ci » ;

et qui « bâtirent des théories sur le voyage d’autant plus sérieuses que leur époque avait fait du voyage, plus que jamais auparavant _ et à travers tant les facilités qui s’offraient, que les difficultés que de tels voyages alors offraient, aussi, pour les uns et pour les autres… _, une métaphore de la vie d’écrivain«  : ainsi se termine le chapitre XV et dernier, juste avant les conclusions, plutôt d’ordre épistémologique à propos du travail d’historien, du court chapitre de « Conclusion » et de synthèse, de ce très riche Panorama du voyage (1780-1920) _ mots, discours,figures de Sylvain Venayre…

Reste à préciser ce qu’est devenu le voyage, tout comme le récit de voyage, dans la nouvelle époque : celle d’après 1920…

Et à reconsidérer à la lumière de ces analyses de l’histoire du voyage, et des récits de voyage, entre 1780 et 1920, ce qu’il en est de nos voyages (et de nos récits de voyage) aujourd’hui,

et cela, qui que nous soyons, les uns et les autres, à arpenter en zigzag, comme a pu aimer le faire un Théophile Gautier, le labyrinthe des calli de Venise…

Bref, le voyage est fondamentalement affaire de rencontre _ complexe, riche… _ entre une curiosité, à la fois cultivée _ si possible sans lourdeur, mais ludique, joyeuse, légère… _, mais aussi toujours, fondamentalement, ouverte, d’une part, et, d’autre part, une altérité d’une richesse infinie, inépuisable _ ludiquement aussi… _, des lieux et des personnes, que procure le déplacement hors de chez soi du voyage…

L’expérience de la vie fournissant à qui apeu à peu _ appris ainsi _ et continue, plus encore, d’apprendre _ la fantaisie du voyageur à user, avec à la fois liberté et pertinence, de tous ses sens _ et de tout son esprit : peut-on les dissocier ? _, un fonds inépuisable et juvénilement joyeux d’aliments féconds pour s’épanouir lui-même toujours davantage de _ et avec _ tout cela _ ainsi que tous ceux-là…

Voilà ce que pourrait être l’art de (bien) voyager _ et (bien) vivre…

Ou encore (bien) respirer.

Ainsi rappellerai-je, pour finir, ces mots sur le « bien respirer » de Henri de Régnier, déjà cités plus haut, en la présentation de son Altana ou la vie vénitienne (1899-1924), en 1928 :

« Pourquoi, dès que je respire l’air vénitien, éprouvè-je ce plaisir à vivre où les actes les plus insignifiants et les pensées les plus quotidiennes prennent une valeur particulière, un sens exceptionnel et me communiquent un bien-être inaccoutumé ? »… Respirer cet air libre-là nous fait aussi du bien…

À chacun d’entre nous, en se déplaçant un peu loin de chez lui, et avec un peu de chance, en fonction de la convenance découverte sur place, des lieux et des personnes _ et non calculable au départ _, d’apprendre peut-être _ et c’est aussi un jeu ! _ où rencontrer et trouver, avec cet air-là, cette ample et joyeuse respiration-là.

Il me semble que c’est aussi ce que peut apporter, avec un peu de chance encore, l’art _ qui n’est pas une technique : et cela, la modernité le sait moins bien… _ du bien voyager (et bien rencontrer), en vue de ce qui aide ainsi à mieux respirer…

Et je ne saurais oublier, non plus, ce que dit _ et qui a pleinement à voir avec cela ! _ de la vie (et de la liberté) à Venise en particulier, dans son Dialogue avec les morts, le cher Jean Clair…


Titus Curiosus, ce 31 octobre 2012

Post-scriptum :

Sur la « vie vénitienne » des Vénitiens,

on trouvera d’agréables (et réalistes) repérages de terrain un peu tous azimuts, et pas seulement du côté des lieux que fréquente la foule principale des touristes, dans deux livres, dit l’un d' »Itinéraires« , l’autre, de « Promenades« , à partir d’œuvres plutôt populaires ; dans un cas, les bandes-dessinées du Vénitien Hugo Pratt, avec son personnage de Corto Maltese ; l’autre, les romans policiers de l’américaine installée à demeure à Venise, Donna Leon, avec son personnage du commissaire Brunetti.


Le premier, par Hugo Pratt, Guido Fuga et Lele Vianello, s’intitule Venise _ Itinéraires avec Corto Maltese, aux Éditions Casterman ;

le second, par Toni Sepeda, Venise, sur les traces de Brunetti _ 12 promenades au fil des romans de Donna Leon, aux Éditions du Seuil.

On y respire un peu quelque chose de la saveur des quartiers où aller vagabonder…

Ce mercredi 18 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

Les enjeux de pouvoir de la curiosité libre et ouverte : le passionnant « Sérendipité _ Du conte au concept » de Sylvie Catellin, un livre salutaire !

03mar

Rien n’est plus important pour le devenir même _ en qualité ! _ de la culture et cela en sa vérité même : contre les impostures de ce qui veut se faire passer (mensongèrement) pour « culture«  _,

pour la poursuite à vaste échelle de son enrichissement au lieu de son appauvrissement (auto-destructeur) dans le crétinisme de masse du (misérable) psittacisme que savent si efficacement former et développer, à échelle mondiale, les publicitaires stipendiés, faiseurs d’addictions stupides _ d’achats, pour commencer, et pour finir (car c’est bien là leur alpha et leur omega !). ; cf Dany-Robert Dufour : Le Divin marché _ la révolution culturelle libérale _,

que de cultiver vraiment _ et c’est un art ouvert, pas une technique fermée ! _, à commencer dans la pratique quotidienne de l’enseigner : l’enseignant doit apprendre, et sur le tas, en le faisant, à enseigner (how to teach) aux élèves comment eux-mêmes ils peuvent apprendre (how to learn) ! tout en mettant à leur disposition des références les plus judicieuses qui soient ! _ cf là-dessus le tout récent Transmettre, apprendre, de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi ; et L’École, question philosophique, de Denis Kambouchner _,

et à cela à tous les niveaux (sans exception) d’écoles, de formations, comme d’institutions de recherche,

et de manière fondamentalement ouverte,


la faculté si méconnue et l’art _ étouffé, asphyxié ; mais aussi masqué et nié, en empêchant toute prise de conscience réelle et authentique _ de la sérendipité.

Au point que l’histoire du mot même qui réussit à les repérer, mettre en évidence et d’abord désigner, est terriblement récente : en usage en anglais, d’abord parmi les cercles de bibliophiles, depuis 1875 (plutôt que 1754, date de sa création _ et hapax pendant plus d’un siècle ! _ en une lettre privée de Horace Walpole à son ami et cousin Horace Mann, à partir du très vieux conte tamoul des Trois Princes de Sarendip, qui inspira aussi le Zadig de Voltaire, en 1748) ; en français depuis 1952, d’abord dans des cercles scientifiques soucieux d’épistémologie ; avant de devenir, mais non sans ambiguïté, fort à la mode au tournant des années 2000, via le web.

C’est à la double histoire de cette notion et de ce mot, et sa possibilité d’advenir peut-être enfin au statut de concept _ mais un concept fondamentalement paradoxal, comme sont déjà les concepts de génie et de création : l’étrangeté de ce mot exotique de « sérendipité« , tant géographiquement (Serendip = Ceylan) que historiquement (le récit d’origine remontant à la nuit des temps…), connotant fortement l’étrangeté de la chose même qu’il désigne, voisine d’un trafic de l’imagination complexe et probablement risqué, réservé à très peu d’initiés ; voire carrément tabou… _,
que s’attache le livre très important et absolument passionnant _ tant par ses enjeux (y compris, et peut-être surtout) politiques et économiques, dans la répartition des pouvoirs (dont celui, capital, de créativité) auxquels accepter de consentir de partager avec davantage d’autres…), que par ses apports et analyses _ de Sylvie Catellin, Sérendipité _ du conte au concept, qui paraît ce mois de janvier aux Éditions du Seuil, collection Science ouverte.

La sérendipité est la faculté, ainsi que l’art infiniment précieux (de pratiquer celle-ci), de chercher et de trouver « par hasard et sagacité » _ une qualité cruciale ! et un mot lui-même trop bien oublié : Descartes s’y arrêtait fort justement… _ des choses que l’on ne cherchait pas au départ ;
ou encore l' »art de prêter attention _ un processus crucial ! de focalisation… _ à ce qui surprend et _ surtout _ d’en imaginer une interprétation pertinente » _ soit le raisonnement même que le génial Peirce qualifie d’« abduction«  _,
grâce à « l’importance de la prise de conscience par le dialogue ou l’écriture, dans la découverte » même _ au lieu de tout laisser filer dans l’inaperçu à jamais.

D’où le « triptyque conceptuel qui pourrait devenir la devise d’une future _ heureusement féconde _ République des Lettres, des Arts et des Sciences : sérendipité / indisciplinarité / réflexivité » ;
en mettant l’accent sur l’importance, dans la libido sciendi, de « la recherche comme implication subjective _ d’un soi qui entreprend de s’engager vraiment à rechercher sérieusement plus avant… _, qui sert _ aussi _ aux autres par cela même qu’elle est _ intensément, passionnément _ personnelle« .


Ce point est capital :

le processus très riche de découverte par sérendipité implique en effet l’engagement personnel et singulier (et passionné) de la personne pensante _ et cela, chacun, un par un, et existentiellement ; à la fois à part soi, en même temps qu’en échangeant avec les autres ! et surtout avec les mieux qualifiés et ouverts (cf Kant : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ?..« …), ainsi que dépourvus d’imposture (cf Roland Gori, La Fabrique des imposteurs…) _, en la formation _ nécessairement précise et nécessairement contextualisée en une culture apprise, mais aussi toujours mouvante, jamais arrêtée ni figée : soit une culture vraiment vivante, toujours ouverte, sur le qui-vive, en chantier actif, et pleinement à vif… _ de son expérience propre et, in fine, unique.

Et qui sera à essayer _ aussi _ de partager avec d’autres personnes-sujets (et non individus-objets techniquement manipulables par d’autres !) en des récits précis et toujours relativement détaillés _ faisant place aux accidents et circonstances empiriques ; à l’ordre triomphant du contingent…

C’est en cela que « le récit d’enquête _ dans le conte déjà par exemple, tel celui des Trois Princes de Sarendip auquel se référait le curieux et érudit Walpole en 1754 ; ainsi que Voltaire, en 1748 _ est la meilleure démarche _ sans aller jusqu’à forcément passer par l’analyse conceptuelle _ pour transmettre _ in concreto dans une pratique, et en une adresse à des personnes chaque fois bien précises _ l’art de la sérendipité » :

un art ouvert, subtil et délicat, non strictement duplicable tel quel (mais à transposer, avec esprit…), ni a fortiori massivement programmable par des machines… Et impossible de faire l’impasse de la formation, chacun un par un, de la personne propre !

En cela, et à quelque niveau que ce soit _ scientifique ou pédagogique, pour reprendre ne seraient-ce que ces deux niveaux cruciaux-là _,

« il n’y a pas d’autres voies pour susciter la recherche _ à la fois en donner le désir et en esquisser des formes de premières pistes… _, que de raconter _ en son détail empirique et toujours particulier, voire singulier _ comment on cherche _ et, de fait _ on trouve » : soit « enseigner l’art de la recherche en la racontant«  _ ainsi que fait, par exemple, le magnifique récit de François Jacob La Statue intérieure

Et cela, face aux tenants des œillères dogmatiques étroites et obtues d’un utilitarisme de rentabilité à courte vue et à tout crin, qui s’obstine, très paradoxalement, à ignorer « l’aspect _ fondamentalement _ imprévisible et non planifiable de la sérendipité«  _ ce qu’illustre, en France, le conflit qui opposa, dans l’entre-deux-guerres, Jean Perrin, partisan d’une science désintéressée et libre, à Henry Le Chatelier, tenant d’une conception utilitaire de la science industrielle ou appliquée, dirigée.

Car, et cela à toute échelle _ dans la plus modeste petite salle de classe, comme dans le laboratoire de recherche scientifique le plus pointu _,
« la sérendipité justifie le _ fondamental et vital ! _ besoin de liberté et d’autonomie _ d’imageance active et ouverte à l’inconnu : un concept que m’a inspiré l’œuvre de mon amie Marie-José Mondzain _ des chercheurs » : face à ce qu’ils ignorent et vont pouvoir trouver _ chercheurs que doivent eux aussi être (ou devenir), et fondamentalement, en en prenant le goût, les élèves à l’école : « Edgar Morin _ page 25 de La Tête bien faite Penser la réforme, réformer la pensée, en 1999 _ a suggéré avec raison d’initier dès l’école l’art de la sérendipité« 

De même que « faire découvrir _ à d’autres _ la sérendipité, c’est _ leur _ faire comprendre que lorsque la science _ c’est-à-dire le chercheur qui tâtonne _ découvre,

elle _ la science _ est un  art  » :

celui qu’apprend à mettre en œuvre, et pas à pas, la personne même, singulière, de ce chercheur se livrant courageusement à sa patiente recherche _ un art complexe et jouissif (intensif, passionné) d’artisan qui invente et découvre (avec passion joyeuse et le plus grand sérieux cognitif, ensemble), donc, et non quelque technique mécanique programmable par quelque algorithme, aussi ingénieusement raffiné soit-il par les prouesses renouvelées et avancées de l’ingénierie informaticienne…

Là-dessus, lire l’ouverture génialissime du Métapsychologie de Freud, par lequel celui-ci,

tout en offrant, en 1915, à ses détracteurs (qui lui déniaient la moindre légitimité scientifique), de premières formulations de concepts fondamentaux « clairs et rigoureusement définis« , ainsi que doit être en mesure de les fournir toute discipline revendiquant, au-delà du seul fétichisme du mot, le statut authentique de « science« , en l’occurrence ici une formulation des concepts de « Pulsion« , de « Refoulement« , d’« Inconscient« … ;

par lequel Métapsychologie, donc, Freud fait très hautement entendre la priorité définitivement permanente et absolue du travail de recherche inventive du chercheur, à l’encontre des crispations arc-boutées sur le maintien sacro-saint de la théorie acquise ! ; autrement dit la priorité de l’activité créatrice et infiniment ouverte à jamais en son chantier, génialement féconde à cette condition, de la sérendipité !..

Et à cette priorité décisive de la recherche dans le devenir des sciences (du moins en leurs moments de « révolutions scientifiques« , selon Kuhn), Sylvie Catellin consacre des pages utiles aux apports (et limites) de Thomas Kuhn par rapport aux thèses de Karl Popper : La structure des révolutions scientifiques versus La Logique de la découverte scientifique

Par là,

« la sérendipité justifie le besoin de _ grande _ liberté et d’autonomie des chercheurs«  _ que tous, et pas seulement les scientifiques, nous humains sommes, dés le simple fait, largement ouvert et inventif (sauf niaiserie indurée à se contenter de répéter les clichés figés et arrêtés du discours dominant), du fait même de parler (et créer, et pas simplement répéter-reproduire, passivement et mécaniquement, nos phrases, comme le montre si bien Noam Chomsky : c’est en effet sur le champ, hic et nunc, que nous avons à construire nos phrases en les improvisant (voilà !) à partir des structures syntaxiques ouvertes et du vocabulaire de la langue reçue et partagée ; ensuite, « le style«  (quand « style » du discours il y a et advient : mais assez vite…) « est l’homme même« , comme l’a bien marqué Buffon… _, en favorisant « ces qualités les plus précieuses que sont la curiosité et la sérendipité, l’audace et la prise de risque » _ même si cela dérange certaines positions (arrêtées) de pouvoir acquises par certains…

Par ce qu’il est à même de modifier dans le partage _ toujours mouvant _ des pouvoirs entre les individus,

cet enjeu culturel et pédagogique pleinement humain (et humaniste) de promouvoir l’ouverture puissante de la créativité par une culture de la sérendipité _ mais combien, a contrario, s’en méfient, et agissent pour la raréfier et stériliser, ou au moins réduire à des jeux insignifiants et suffisamment contrôlés… _,

est donc rien moins que civilisationnel !

Titus Curiosus, ce 24 février 2014

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