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Rebander les ressorts de l’esprit (= ressourcer l’@-tention) à l’heure d’une avancée de la mélancolie : Jean Clair

27mar

L’excellente collection « L’Un et l’autre » (de Jean-Bertrand Pontalis, aux Éditions Gallimard) propose le quasi annuel « Journal » de Jean Clair, sous, cette fois, le titre de « La Tourterelle et le chat-huant«  _ après, en 2006, « Journal atrabilaire« , et, en 2007, « Lait noir de l’aube » (sous-titré « Journal« ), dans la même excellente collection. Auxquels (journaux) on peut aussi adjoindre une récente re-collection d’articles : « Autoportrait au visage absent » (sous-titré, lui, « Écrits sur l’Art (1981-2007)« , paru le 20 mars 2008…

« La Tourterelle et le chat-huant » est bien sous-titré : « Journal 2007-2008 » : il s’étend du « Printemps » 2007 à « l’Été » 2008…

Jean Clair me plaît beaucoup : un de ces contemporains lucides, et donc (très) importants, parmi le tout-venant, en foule, de tous les vains et imposteurs « pondant » mécaniquement tant de « pavés » occupant (pour les « peupler », en piles, de leurs ombres « rassurantes ») tant de rayons et tables de librairies et bibliothèques, que réclament à ces pseudo « auteurs » les éditeurs en place ; en direction des (gros) « besoins » du tout-venant du lectorat : « ça » « part » si « bien », comme des petits pains et de la viennoiserie… Bref : une parole de vérité enfin ! dans le désert (assourdissant : c’est le but recherché !) des babillages et, pires, mensonges (qui parviennent à faire « prendre des vessies pour des lanternes » à ceux qui, tout bonnement, « le » demandent : une fonction première de ce en quoi consiste le très volontairement sans consistance _ = « léger » _ « loisir » de masse…).

Je lis donc Jean Clair dès qu’il paraît : et je découvre, non sans surprise ici, que l’achevé d’imprimer de celui-ci, « La Tourterelle et le chat-huant« , date _ déjà ! _ du 7 janvier 2009 ; et qu’il a même paru le 22 janvier… : non seulement je ne l’avais pas encore déniché (sur une table…) ; mais nulle mention de quelque journal que ce soit, en quelque article _ ni même à mon écoute, en tout cas, de France-Culture _, ne me l’avait si peu que ce soit « signalé »… Mais, l’important, est de le lire ; et « maintenir » le contact _ voire la conversation _ avec ce veilleur vigilant-ci, qu’est Jean Clair (né le 20 octobre 1940 à Paris : il a donc soixante-neuf ans) ; comme avec quelques autres : tel un Michel Deguy (cf l’immense « Le sens de la visite » !..)…

Pour le titre de cet opus-ci, « La Tourterelle et le chat-huant« , il fait référence aux images du père (cf « La Tourterelle« , pages 168 à 172 _ que renforce l’illustration de couverture du livre : la photo de la partie centrale d’« une stèle funéraire attique » représentant un père faisant cadeau d’une tourterelle à son fils ; et « l’oiseau évoquait la fidélité, la transmission, le passage« , page 170 ; la stèle, quant à elle, étant visible au Musée archéologique d’Athènes), et de la mère (cf « Les Chouans« , pages 187 à 201), l’un du Nivernais (et Morvan), l’autre du Maine.


« Ma mère est née à Blandouet, un village minuscule d’une centaine d’habitants à cheval entre la Sarthe et la Mayenne _ Blandouet tombant du côté (« départemental ») de la Mayenne… Après la Révolution, les Mainiaux demeurèrent Blancs, et les Sarthois, dèjà tournés vers Paris, devinrent plutôt favorables aux Bleus. Il suffisait donc de quelques mètres _ en cette « vallée de l’Erve« , « une sorte de réserve zoologique, demeurée à l’écart du monde moderne« , page 194 _, et d’une haie au bout d’un champ pour passer de la paix des pâtis à la guerre des partisans, et de la sécurité au danger. J’ai toujours été sensible aux frontières, dans ce qu’elles ont de très réel et de très imaginaire« , peut-on lire page 191… « Cet isolat géographique, abandonné de l’Histoire, n’avait plus de sens, mais il restait parcouru de signes, que la tradition, sans discontinuer, avait enseigné à lire, dans sa terre et dans son ciel« , écrit-il, page 194.

Vers le « milieu des années 60« , « les haies furent abattues sur ordre des technocrates de Paris, qui se vengeaient sans doute de ces bouseux arriérés qui n’avaient pas aimé la République. Le lacis impénétrable de talus et d’écrans végétaux qui, pendant des siècles, des bandes de chouans aux colonnes de Leclerc, avait protégé les hommes n’existait plus. Le remembrement livra en fait le pays à mille fléaux bibliques, l’inondation ou la sécheresse, le vent d’ouest balayant désormais les terrains et, l’eau n’étant plus ni drainée ni contenue, l’érosion des terres, les insectes et la vermine qui pullulèrent, faute d’oiseaux pour les gober. Sans nichée dans les haies, sans tourterelles _ la revoici, celle un jour donnée par le père (et mal préservée par le fils)… _ et sans chouans désormais, les nuits _ et bien davantage : dans les pensées _ devinrent silencieuses, et les jours, eux, devinrent infernaux, avec le fracas des machines et la puanteur chimique _ alleluiah, saint Monsanto _ des engrais et des pesticides _ ou davantage que « la fin des terroirs« , expression donnée page 193…

« Quand je suis revenu récemment dans ces pays d’enfance, j’ai eu le sentiment que ces haies, qui autrefois bordaient le regard et le gardaient de la peur irraisonnée de l’infini, n’avaient été détruites que dans le but stratégique de laisser l’homme à découvert _ une expression à méditer…

J’ai mesuré le désastre spirituel _ certes _ né de ce bombardement _ non militaire, ni aérien _ dont le pays semblait avoir été l’objet, où toutes les fermes, jadis si frileusement et douillettement cachées dans les buissons, étaient désormais, l’une après l’autre, exposées au regard de tous, et ces champs rasés jusqu’à la croûte, désormais entourés de barbelés comme s’ils avaient été minés _ oui… J’ai eu un choc profond. C’était comme si , devant cette terre dont on avait arraché la toison végétale et qu’on exposait, rasée et frissonnante, à la curiosité des étrangers, je me fusse trouvé devant ma mère, nue et tondue (…), et j’en ai éprouvé une immense honte _ pour les responsables de cette faute-là : de trahison…

De l’autre côté, maintenant, page 196 :


« Mon père, dans la Nièvre _ pour continuer dans les départements _, c’était tout autre chose. Ce n’était pas l’âge de la découverte de l’agriculture, c’était _ plus en amont encore… _ plutôt l’âge de fer. La première chose qu’on entendait _ musicalement, comme dans « L’Or du Rhin«  _ quand on arrivait au village, c’était le bruit répétitif _ en ritournelle _ du marteau de la forge et le chuintement puissant et sourd du soufflet… » Etc…

« J’ai longtemps préféré le pays maternel, son aspect closier _ dans l’enfance _, ses fées, ses garous et ses sorts, et surtout ces écrans de haies, comme les coulisses du théâtre ouvrant sur des mystères, ou dessinant capricieusement, selon les saisons, les limites et les lieux, et que l’humidité enveloppait d’un voile _ pudique.

Plus tard, c’est le pays paternel que j’ai aimé, parce qu’à l’inverse il dépliait _ et déployait _ l’horizon, l’étirait et le haussait jusqu’aux monts du Morvan, sur les flancs desquels ne poussaient guère que des chênes _ et des digitales pourprées.


J’ai dû composer _ comme tout un chacun ; lire le « côté de chez Swann » et « le côté de Guermantes » dans « La Recherche«  _ avec ces deux origines _ tant qu’il n’y a pas encore de totale uniformisation !!! _, sans trop trahir l’une ou l’autre, et sans rien mépriser d’aucune _ « trahir« , « mépriser«  : le temps est-il venu qui les impose à tous ?.. Dès que je suis allé au lycée pourtant, j’ai eu l’impression de commencer de trahir. Quoique je fisse, je passais à l’ennemi. Cela n’a pas cessé » _ pages 200-201 : la thématique d’une certaine fidélité est chevillée au corps et à l’âme de Jean Clair…

Et maintenant que « j’aurai commencé de voir se tarir le pétrole, laissant prévoir un futur qui sera le retour au temps d’avant les moteurs que j’ai connu« , « il n’est pas difficile de prévoir celui où, comme aux premiers temps, on se tuera pour la possession d’un point d’eau«  _ pages 201-202 : la paix est affaire d’harmonie et de respect de la justesse de l’autre…

Jean Clair va alors terminer ce chapitre (de « l’hiver » 2007-2008) :

« J’ai vu, à des gens économes et fins, s’imposer _ ce mot qui m’est spontanément venu quelques lignes plus haut… _ une manière de vivre grossière et gloutonne, vu un médiocre vinaigre _ de marque brevetée et largement diffusée dans la (très) grande distribution, de par le monde _ remplacer un cidre _ artisanal proprement, lui _ délicieux, et la grossièreté _ et c’est un doux euphémisme : cf le son toujours plus haut du ton de nos bons Bigard reçus avec cérémonie (et baisers de l’onction sainte) jusques au Vatican… _ du prime time des télévisions prendre en peu de temps la place de la méditation commune du soir _ en effet : le décervelage et la crétinisation à la place de la construction du sens par l’écoute réciproque de chacun et de tous les présents parlant en pesant les mots.

J’ai vu aussi, sinistre codicille _ et bien davantage : Hegel l’avait-il pré-conçu ? avec son « Art : chose désormais du passé«  _ à cet acte de décès, l’art perdre peu à peu son sens et sa valeur _ critères décisifs, pourtant _, éclatant pourtant dès l’apparition des premières sépultures _ et l’option sur une « durée » (et des filiations)… J’ai vu le Louvre se vendre ; et les jardins de Versailles se remplir d’immondices _ et ce statut des œuvres d’Art est capital, bien sûr !!! La boucle se ferme. J’ai mangé mon pain blanc _ celui de l’oncle boulanger du Morvan (magnifiquement évoqué pages 198-199)… Ainsi s’achève, page 202, cet important chapitre à propos des « Chouans« …

Le premier chapitre du livre (« Le Livre de ma vie« , au « printemps » 2007 _ Jean Clair a soixante-six ans _, pages 13 à 23 ), dénote fort symptomatiquement un moment (ou passage) me semble-t-il important, en son parcours vital (d’homme né en 1940)… En effet, il dénote et indique, du moins est-ce ainsi que je l’interprète, un certain « fléchissement », comme « mélancolique », quant à l’importance de l’« appétit du moment et le goût des découvertes«  (en la personne de l’auteur), sur lesquels _ « appétit«  et « goût«  _ s’ouvre, avec le chapitre, le livre ; soit cette nouvelle « tranche » (« printemps » 2007 – « été » 2008) du « Journal » de Jean Clair…


Évoquant son goût des livres, des œuvres, des villes, des pays _ jusqu’à la pressante envie de même s’y « installer pour mieux la connaître« , du moins la ville (page 13) : « lecteur de Balzac, je deviens balzacien, et lecteur de Stendhal, stendhalien. Voyageur en Patagonie _ décidément la Patagonie de « La Liebre dorada » de ma cousine Silvina Ocampo fait ces temps-ci des ravages : Jean Clair, comme Claude Lanzmann (dans son « Lièvre de Patagonie«  ; cf mon précédent article, du 22 mars : « A propos d’un auteur majeur d’aujourd’hui : Roberto Bolaño _ succès (justifié) et ambiguïtés (extra-littéraires) du succès » _ ;


Voyageur en Patagonie, je suis prêt à me faire Patagon _ page 14.

Mais
_ immédiatement _ cette curiosité et cette gourmandise sont (qualifiées de) docilité, complaisance, lâcheté, inconstance, en un mot des trahisons _ soit un mot (et une pensée) qui va (ou vont) revenir… Avec ce développement-ci, tout de suite :


« Rendre compte d’une œuvre, c’est l’épouser _ déjà ? et dans quelle mesure ?… _, c’est se couler en elle, c’est partager _ mais à quel point ? même, au-delà de la sympathie et de l’empathie, un amour : un amour est-il nécessairement fusionnel ? ce n’est pas du tout mon avis… Ni « d’identification » : encore moins !!! _ ;

c’est partager _ un peu ; beaucoup ; passionnément ; à la folie ; ou (quasiment) pas du tout, aussi ! _ ses élans et ses angoisses, c’est adopter ses causes et c’est vouloir ses fins. C’est s’identifier à quelqu’un qui vous est étranger _ Jean Clair ne connaît guère ici la gradation des mesures… Il devrait re-lire davantage Montaigne, qui n’est pourtant pas moins passionné que lui !… On prend la couleur _ mais pour combien de temps ? et dans quelle mesure ? Est-ce forcément « à la folie » ? Non !.. _ d’un corps qui n’est pas le sien _ à en être « vampirisé », en quelque sorte ?.. Non !

Jean Clair commente alors, toujours page 14 : « Pareil subterfuge s’utilise souvent quand on ne peut faire œuvre soi-même, ni savoir qui on est _ le processus me paraît un tout petit peu plus complexe et subtil, quant à moi…

La comparaison avec le jeu amoureux _ l’expression (« jeu » avec « amoureux« ) retient l’attention _ s’imposera d’elle-même _ voyons donc voir un peu de près !.. Faute de s’habiter soi-même _ l’objectif d’une vie d’adulte !.. _, on habite autrui _ mais cette « vampirisation » par « identification » est-elle un amour authentique ? Je ne le pense pas du tout ! _, on le hante _ fantomatiquement ! _, au hasard des rencontres, des attractions, des magnétisations, des gravitations, que deux corps mis à proximité exercent l’un sur l’autre. Dans le désarroi de ne pas _ encore un peu mieux _ se connaître soi-même, on se projette _ certes, et selon diverses gradations ; mais un tel « transfert » est-il déjà de l’amour ? Non ! Il y a « erreur » ici, cher Jean Clair, sur la « marchandise »… _ au gré des circonstances, dans l’être qui passe à votre portée. Et puis, franchi le coin de la rue, l’attraction _ loin des yeux… _ se défait, l’affinité se tourne en avulsion _ le joli mot ! _, on se détache, on s’éloigne _ on n’aime plus ; plus du tout ! On s’était trompé… Pardon !.. Perdu au départ _ dans cette pseudo « identification«  (« projection« ) à quelque autre _ plus éperdu au retour _ d’Ulysse en sa patrie, mais que n’habite aucune Pénélope _, quand on voudra réintégrer son corps _ l’attaque est sévère…


Avec alors, page 15, cette « leçon »-ci :


Ces phénomènes ectoplasmiques _ ou fantômatiques _, ces pseudopodes d’un noyau qui n’existait qu’à peine, vident le peu de substance qui demeurait _ par quel miracle : la force d’inertie de croiser parfois (sans vraiment rencontrer) quelque reflet de soi dans le miroir d’un couloir ou d’une salle-de-bains ?.. _ en vous. L’empathie est chose profondément mélancolique _ et Jean Clair en ressent la menace, en son soixante-sixième printemps…


Si j’ai erré jadis docile au milieu de mes semblables comme _ tiens donc ! serait-ce là un aveu d’endurci célibataire ?  _ au milieu des objets, des livres et des lieux, c’est que je les ai cru longtemps _ comme ceux-là… _ disponibles _ sous la main, en quelque sorte… : mais ce n’est pas là le statut d’un amour (= un sujet)…

Mais s’éprendre de quelqu’un, ce n’est pas se fondre en lui par un élan de curiosité que l’on voudrait d’admiration ou d’amour. Ce n’est pas non plus _ et même encore moins ! _ s’imposer à lui _ tel Don Juan à ses « conquêtes » _ par l’idée avantageuse que l’on se fait de soi. Ce n’est pas aimer être aimé _ Pouah !  Ce n’est pas non plus se porter infatigablement et indistinctement _ en effet : il y a là péril ; celui de l’appel des sirènes… cf Pascal Quignard : « Boutès«  _ vers tout _ c’est beaucoup ! et beaucoup trop ! il y faut un peu plus de discernement !.. _ ce qui n’est pas soi.


S’attacher est chose si grave _ en effet ! _, parfois si douloureux _ pas de dilettantisme ici ! _ qu’elle est d’un autre ordre _ ou d’une autre mesure _ que la _ simple _ curiosité, la rencontre _ anodine, du moins _, le hasard _ qui ne serait que quelconque… ; et sans pouvoir s’en extirper ! _ du moment ; et moins encore le mélange des organismes _ qui s’en tiendrait au « getting off » dont traite joliment et justement Daniel Mendelsohn en sa très belle et si riche (en ses conclusions : sur les filiations…) « Étreinte fugitive » (cf mes deux articles des 8 et 9 février : « Désir et fuite _ ou l’élusion de l’autre (dans le “getting-off” d’un orgasme) : “L’Étreinte fugitive de Daniel Mendelsohn » et « Daniel Mendelsohn : apprendre la liberté par l’apprendre la vérité : vivre, lire, chercher« )…


Avec ce beau et juste passage-ci, mais mis au passé (page 16) :

« La liberté, cette liberté qu’on attache aujourd’hui _ dans les mœurs ayant cours en général ? _ pour refuser de s’attacher, n’est qu’une subtile _ pas tant que cela ! plutôt grossière, au contraire ! _ illusion _ ça oui ! en effet !!! Bienheureuse servitude au contraire, celle qui nous attache à ceux dont nous avons été _ voilà le passé : composé… _ épris, lors même que le désir _ de quelques saisons, surtout : courtes, et passagères ?.. _ la passion se sont éteints ou morts _ une passion vraie cesse-t-elle vraiment ? Ici, lire Claudio Magris : « Vous comprendrez donc » (et mon article du 1er janvier 2009 : « Le bonheur de venir de lire “Vous comprendrez donc”, de Claudio Magris« )… Non !… _, ou simplement que les hasards de la vie les ont éloignés _ momentanément : car ils nous sont perpétuellement co-présents !.. _ de nous. Quels qu’aient été les joies, les plaisirs _ mieux les distinguer encore ! qu’en les accolant _, mais aussi les griefs ou les souffrances _ bien sûr : guerre au dilettantisme ! _, nous demeurons _ ad vitam æternam… _ en quelque sorte les _ sacrés (même laïquement : aussi !) _ dépositaires, les responsables _ ayant à en « répondre » ! _ les témoins _ à jamais _ de ceux dont nous avons partagé la vie. On ne reprend pas ce qui a été donné _ quelle misère (d’âme : terrible !) ce serait !.. Nous demeurons responsables. Jusqu’à la mort, on appartiendra _ quel formidable cadeau ! quelle inépuisable richesse ! et force !.. Une grâce !!! _ à ceux qu’on a aimés«  _ pourquoi Jean Clair l’écrit-il donc au passé (composé ; et au futur antérieur) ?..


L’ombre de la dépression pointe, me semble-t-il, sur le passage (page 16) qui suit : « Il est vrai, pour revenir au monde répété des choses _ ou objets ; après celui de la rencontre et de l’amour (espéré ou approché) des humains (ou sujets) _, que je n’ai plus _ à soixante-six ans alors, dit Jean Clair _ la même fébrilité, la même curiosité à découvrir des villes, des paysages ou des objets. A la petite échelle d’une vie _ à quel âge Lucrèce a-t-il donc conclu ses (similaires) remarques terminales du « De Natura rerum » ?.. _, il arrive des moments où l’impression est forte que l’on a déjà goûté à un fragment _ exemplaire _ de ces formes, cueilli un grain de ces couleurs, saisi une pensée de ces saveurs _ tous vocables éminemment lucrétiens (et épicuriens, donc) _, absorbé un atome _ et là, ce n’est plus du tout niable ! _, et que les retrouver ainsi, en un autre lieu et dans un autre temps plus long _ Montaigne, lui aussi, le redit encore au final magnifique de son « De l’expérience« , au chapitre ultime et testamentaire (chapitre 13) du dernier livre (le livre III) de ses « Essais« … _, n’apportera rien de plus à nos sens et à notre intelligence« , page 17 _ sinon que Montaigne est beaucoup moins _ pour ne pas dire pas du tout !!! _ atteint, lui, de ces premiers soupçons de « mélancolie » que Jean Clair, ici…


Et ce : « Je m’avoue satisfait, résigné peut-être« , toujours page 17.

Et, page 18 : « Cette quête qui m’a fait goûter à peu près à tout, soulève en moi _ du moins ce jour-là, à la table d’écriture _ une fatigue inattendue. (…) Que faire quand il n’y a plus rien à découvrir ? _ vraiment ? Pour ma part, je ne ressens pas pareille fatigue (de vivre)… La durée d’une vie est parfaitement adaptée à l’étendue de notre planète » _ Montaigne le re-dit, lui aussi, après Lucrèce…


Mais, voici alors ce remède, peut-être, ou du moins cette « solution de repli », page 21 (de ce même premier chapitre « Le Livre de ma vie« , qui court de la page 13 à la page 23) :

« Plutôt que de jouir ainsi de l’immortalité triste des Struldbruggs _ au cours de son troisième « voyage« , le Gulliver de Jonathan Swift a l’occasion de rencontrer dans l’île de Luggnagg des êtres dont l’appétit de vivre demeure « modéré » parce qu’ils gardent sous les yeux l’exemple terriblement dissuasif des Struldbruggs, les immortels horriblement décrépits, affligés de toutes les infirmités physiques et mentales, et condamnés à l’irrémédiable « atroce perspective de ne jamais en finir«  _, il serait préférable de bouquiner désormais, peut-être, en tirant du rayon _ déjà probablement « bien choisi », en sa bibliothèque personnelle _ un livre au hasard. Qu’il soit ou non « le livre de ma vie » alors importe peu. Tout livre fera l’affaire. Lire recèle en soi, comme simple exercice mental, sa propre vertu, indépendamment _ même ! _ de ce qu’on va lire . Dans la lecture _ en tant qu’acte esthétique (cf le livre sur cette « opération essentielle »-là : « L’Acte esthétique« , de Baldine Saint-Girons) _ se cache quelque chose qui dépasse la simple réception _ en effet _ de contenus«  _ bien sûr !!!


Et envisageant alors la situation d’enfermement de la prison _ « comme si la prison était à l’homme d’aujourd’hui, au prisonnier politique, au militant incarcéré, ce qu’avaient été à l’homme de foi, dans des temps religieux, la solitude et le silence de la cellule » !.. _, Jean Clair débouche sur cette conclusion-ci, page 22 :

« L’enfermement forcé donnerait à la lecture une attention _ voilà le terme (et la faculté) capital(e) !.. _ que le monde extérieur s’ingénie _ malicieusement mu par ses infiniment plus grossiers intérêts (quantifiables et quantifiés, eux) _ à dissiper _ distraire et dissoudre, dans de beaucoup plus vains divertissements ; détruire, jusqu’au rien ; sinon l’acheter… _ ; et apporterait là, de manière assurément plus brutale _ par cette réclusion imposée (en cette hypothèse, ou vue de l’esprit, à laquelle Jean Clair laisse aller vagabonder son « imagination », ici…) _, ce « calme d’arrière-boutique » dont parle _ si merveilleusement, encore _ Montaigne, où s’établit « notre vraie liberté » _ celle d’épanouir vraiment le meilleur de nos facultés…


Et Jean Clair de commenter, page 23 _ et c’est là-dessus que j’aimerais faire porter le poids (de force) de ce modeste article :

« Que de simples signes encrés sur un papier aient pouvoir, quoi qu’ils racontent, d’entraîner loin le lecteur et de le faire léviter en un espace autre, ce sont là des ressorts _ oui ! _ singuliers de l’esprit, trop peu étudiés des spécialistes de l’âme ou du cerveau. Ce qu’il y a de plus spirituel en nous s’enracine dans l’encre grasse et dans le bois de la feuille » _ très vraisemblablement, en effet…

Avec ce dernier détail, raffiné : « Dans la Chine ancienne, détruire un papier écrit passait pour un sacrilège« .

Affaiblir _ et ruiner ! _ les forces de l’esprit, tel est _ bien _ le sacrilège.


Que nos dirigeants passent enfin pour les co-auteurs de ce qu’ils promeuvent… Hitler et Staline auraient-ils sournoisement
_ ou pas : il en est (et pas mal) de fort « décomplexés », parmi ceux de cette « espèce », par les temps qui courent... _ finalement gagné ?.. Ce Staline qui confiait au général De Gaulle : « A la fin, c’est toujours la mort qui gagne…« 

Au-delà de quelques passagers accès de tentation de se se laisser  descendre _ en la décade de sa « soixantaine » (puisqu’il est né en 1940) _ à une « maladie » de la « mélancolie »,

la réflexion de Jean Clair ici s’attache, me semble-t-il, à dessertir l' »essentiel » (de l’exister) des scories qui le cachent, le couvrent, l’enlisent et l’encalminent, cet « essentiel ».

Sa lecture _ celle de ses divers « Journaux« _ est donc ici un soin important au service d’une meilleure santé de la civilisation :

une lecture (active) de salubrité publique, tout simplement…


Titus Curiosus, ce 27 mars 2009


En post-scriptum,

cette remarque, pages 122-123, à propos de Rome et de Julien Gracq, et qui me comble de satisfaction (à propos des « fermetures » de Gracq) :

« Je lui en ai toujours un peu _ seulement… _ voulu, non de s’habiller comme moi d’un tissu un peu triste, comme en portent les professeurs et les employés d’administration, mais de n’avoir rien compris à Rome _ ici, proprement, je jubile : cf l’affligeant et consternantissime à cet égard « Les Sept collines« , à la librairie José Corti _, au point de s’égarer dans ses places et ses rues ; et de s’en agacer _ « s’égarer » et « s’agacer«  ne constituant, encore, que de gentillettes vétilles eu égard au degré d’insensibilité atteint par Julien Gracq face au charme (intense ; mais si doucement, pourtant) prenant de Rome (qui n’est encore rien, en matiére de « charme », face à celui ô combien plus furieux de Naples !) : un cas (angevin ? : cf aussi Joachim du Bellay et son « Plus mon petit Liré que le mont Palatin« … pour ce natif de Saint-Florent-le-Vieil, des rives de la Loire, qu’est Julien Gracq) ; à un tel degré de « froideur », un cas pathologique d’anesthésie, à mes yeux, pour le dire net ! _, quand son attirance _ toute d’intellect ? _ pour De Chirico et les surréalistes comme son goût pour les machineries de théâtre des opéras eussent dû au contraire le préparer _ Jean Clair est ici on ne peut plus urbain… _ à ces issues dérobées, à ces illusions d’espace, à ces fausses sorties, et à ces ouvertures triomphales que la ville vous ménage, par exemple autour de la Piazza Navona _ ou de celle du Panthéon, celle de Sant’Ignazio, ou de Campo dei Fiori… : que d’enchantements !.. Au printemps 1968, son ami Jünger _ lire le journal d’Ernst Jünger « Soixante-dix s’efface« , le volume premier : « 1965-1970« _ avait aussi visité Rome _ séjournant de mars à mai à la Villa Massimo, l’académie allemande à Rome, dans le quartier au sud de la Via Nomentana (quartier-jardin profus d’outre Porta Pia que personnellement j’aime beaucoup) _, et consigné avec passion _ lui _, jour après jour ses découvertes. Que n’avait-il emmené Julien Gracq avec lui ? » _ même si pour ma part, je suis un peu plus pessimiste que Jean Clair quant au « cas Gracq »… Mais pour ce qui est de Jean Clair lui-même, la « curiosité«  (et le goût de « ses découvertes« ) lui demeure un vecteur portant encore très important…


Et cette si juste remarque aussi, dans le court chapitre « L’Art de la conversation« , page 113 :

« Avant de commencer d’écrire, j’ai pris l’habitude de lire quelques pages de mes écrivains préférés, pour _ poïétiquement, dirais-je _ me laver l’oreille du charabia _ journalistique _ du jour, et me mettre dans le ton juste _ c’est capital ! _, comme un musicien s’accorde _ oui ! _ sur le premier violon avant de commencer à jouer«  _ il y à tant à prendre en exemple dans les pratiques si sages de la musique ; et du goût musical, si poli…

Et sur ce point du caractère « musical » de l’écriture (de tout vrai beau livre !), je me permets de renvoyer au si beau livre de François Noudelmann « Le toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano«  (cf mon article du 18 janvier dernier : « Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’”exister« ) ; livre qui vient, aussi, de recevoir, le 6 mars, le « Grand Prix des Muses »… Bravo !

Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

16fév

Après un très riche « Berlin chantiers _ un essai sur les passés fragiles«  (aux Éditions Stock, en mars 2001)
_ dans lequel à la manière de Walter Benjamin, elle nous propose, comme elle l’écrit, des flâneries qui recomposent une ville en pleine mutation à travers une réflexion sur la mémoire et l’oubli :
« Je suis, avant tout, un flâneur sociologique. Je propose ici des balades, aussi bien dans l’histoire que dans l’espace urbain, dans le discours social que dans la littérature. Flâneries mi-théoriques, mi-descriptives, déambulations dans mes lectures et mes lieux, dans Berlin… » _ ;

et « La mémoire saturée«  (toujours aux Éditions Stock, en mars 2003), une saturation trop proche de l’oubli dans ce que pareille mémoire _ pas assez intime, personnelle ; mais « officielle » _ risque d’avoir de figé,

Régine Robin poursuit son exploration benjaminienne
et du devenir des (très très) grandes villes du monde ;
et du devenir de la « flânerie » du promeneur

_ pas du touriste, ou de l’homme d’affaire (« ni Venise, ni Dubaï, ni Shanghai« , conclut-elle son livre, page 377 : « et pourquoi pas Montréal ?« , où elle a choisi de résider…) _,
avec « Mégapolis _ les derniers pas du flâneur« , toujours dans la belle collection que dirige Nicole Lapierre, « un ordre des idées« , aux Éditions Stock, donc, ce mois de janvier 2009.

La « quatrième de couverture » me semble assez parlante
pour que je la reproduise ici,
avant de me livrer à ma propre-lecture-commentaire ; puisque je suis aussi un amoureux passionné de certaines villes…

Voici :
« J’habite une mégapole depuis ma naissance _ Paris, où Régine Robin est née en 1939 _ et depuis ma naissance la ville m’habite _ poétiquement _ ; depuis ma naissance, la ville me dévore _ un peu monstrueusement : forcément, une ville, ça « marque » ! _ et je dévore _ avec un joyeux appétit (presque d’ogre, toutes proportions gardées, forcément) _ la ville. Pour moi, elle n’est pas un objet _ à portée de mains, et d’instrumentalisation _, mais une pratique _ plurielle : des pieds (qui arpentent), des yeux, de tous les sens convoqués et passionnément activés _, un mode d’être, un rythme, une respiration _ du corps _, une peau _ en émoi _, une poétique«  _ pour sûr ! A la Hölderlin : « c’est en poète que l’homme habite cette terre«  (et ces villes : humaines-inhumaines…). Ou « la ville comme autobiographie«  (page 28).

Régine Robin, poursuit la « quatrième de couverture », nous fait ici partager son amour _ et c’est un euphémisme _ des grandes villes, ces cités monstres, mutantes, aux contours indécis.
Infatigable
_ la vie est éphémère _ et passionnée, elle les parcourt _ de ses pas _, s’y attarde _ c’est nécessaire pour les connaître un peu (au-delà des clichés-écrans qui nous les dérobent : « volent » !) _, s’y égare parfois _ et c’est un charme précieux…

Dans ses déambulations, tout la fascine, l’authentique et le toc _ en voie de multiplication, mondialisation commerciale (et numérisation) « poussant »… _, les néons ou la lumière d’un couchant _ à Los Angeles, par exemple _, le monumental comme l’atmosphère d’un coin de rue, la mélancolie d’un quartier déglingué, et les rubans enchevêtrés des échangeurs routiers _ à Tokyo, par exemple, où ce « feuilletage » semble le plus dense…

Nouvelle flâneuse de la postmodernité
_ du XXIème siècle _, elle nous entraîne _ déjà quelque peu « migrante » elle-même… _ ainsi de Tokyo à New-York en passant par Londres, Los Angeles et Buenos Aires, dans des périples improbables _ heureusement ! que de découvertes ainsi ! _ et des circuits insolites _ au gré des « programmes de découverte et exploration (ludiques) de la ville » qu’elle-même se donne : un peu à la Georges Perec…

A Londres, la surprise est au bout _ vers la campagne _ de chaque ligne de métro ;
à Los Angeles, Harry Bosch, l’inspecteur de police des romans de Michaël Connelly est un guide imprévu ;
à Buenos Aires, la réalité rejoint la fiction des films de gangsters lors d’une tentative d’enlèvement à main armée
_ à laquelle la voici, à son corps défendant, malencontreusement mêlée : les balles sifflent ! _ ;
à Tokyo, le virtuel se confond
_ impérieusement ! _ avec le réel, dessinant un paysage fantastique.

Car ces balades urbaines sont aussi des voyages
_ mentaux (et poétiques) _ entre imaginaire _ collectif, aussi bien qu’intime et éminemment personnel (ainsi les péripéties de l’enquête, à Buenos Aires, sur les traces d’un « secret de famille« , concernant Haim Eiserstein , grand-oncle paternel, devenu Jaime Tiempo, pages 308 à 317… _, littérature et cinéma _ très présents, en effet : et qui peuvent être d’excellents médiateurs de compréhension sensible, face aux clichés-écrans qui, de par le monde, colonisent les imaginaires…

« Je suis un travelling permanent », affirme celle qui arpente inlassablement les mégapoles de notre temps« 

Et maintenant,
ma propre lecture de
« Mégapolis« …

« Je ne suis que dans et par les villes, mais elle me fuient, je les aime parce qu’elles m’échappent constamment« , dit Régine Robin page 11, en son chapitre d’introduction, « L’Amour des villes«  : on ne parvient jamais à en faire tout à fait le tour, à les étreindre complètement _ sans compter qu’elles ne cessent, et combien rapidement, de changer aussi (un peu, à la marge)… « Ni archéologie, ni hiéroglyphes, la vie comme une déambulation urbaine«  ; au milieu de tous ceux qui, eux aussi, se déplacent d’un lieu à un autre (de _ ou au dehors de _ cette ville) ; et portent quelque chose de l’air de cette ville ; en un échange de « bons procédés » (du moins quand la ville est positivement inspirante, en vertu du (bon) « génie du lieu »..


« Une image pour chaque ville comme un immense collage. Budapest, c’est une longue marche dans les feuilles mortes sur l’île Marguerite ; Prague un bruit de tramway brinquebalant dans une banlieue triste _ oui ! _, Vienne, une odeur de café dans une ruelle, Berlin, le silence autour de la synagogue reconstruite de l’Oranienburger Strasse. Il y a aussi le clapotis de l’eau au détour d’un pont, à Venise, près de l’Académie, la couleur du ciel au crépuscule à Buenos Aires, et les matins de givre, à la Bruno Bakery dans le Village, à New-York » _ liste à laquelle j’ajouterai, personnellement, la splendeur des platanes en montant vers Haghia Sophia, à Istamboul ; et les pavés des venelles autour de Campo dei Fiori, à Rome… Ou quelque balcon _ splendide dans sa simplicité _ sur le Tage, à Lisbonne…

« Mais comment entre-t-on dans une ville, comment débarque-t-on dans une ville inconnue ? _ question que je me suis maintes fois posée, et avec quel plaisir, quand j’ai eu à faire découvrir Rome, et Prague, et Lisbonne... C’est la question qui obsède Olivier Rolin _ dans son spendide « Sept villes«  (aux Éditions Rivages, en février 1988) _ à la rencontre de sept villes qu’il a aimées :

« Mais par où commencer ? Par le centre, comme tout le monde ? La jalousie de la passion souffre de cette promiscuité. Par la périphérie ? C’est tout de même frustrant. Et d’ailleurs, quel principe d’investigation adopter ? Progresser en spirale ? Carré par carré ? On se convainc vite que cette méthode est impratiquable. Reste alors l’empire du hasard : prendre une ligne de métro et descendre à toutes les stations, ou à une station sur deux, ou à toutes celles qui commencent par l’initiale du prénom de la femme aimée, etc. »

La solution qu’il choisit est de s’en remettre aux hasards des parcours littéraires : chercher à Prague tous les lieux, les domiciles de Kafka ; à Dublin, ceux de James Joyce ; à Lisbonne, ceux de Pessoa. Pourquoi pas ? _ pour ma part, j’avais choisi de faire découvrir Lisbonne à travers le « Traité des Passions de l’âme » d’Antonio Lobo Antunes ; et Rome, à travers « Entre nous » d’Elisabetta Rasy _ ainsi que Naples, à travers « Je veux tout voir« , de Diego De Silva ; mais ce dernier projet-là, lui, ne s’est pas réalisé… J’avais aussi, dans mes cartons, la Trieste (et environs) de « Microcosmes » de Claudio Magris ; et l’Istamboul d’Orhan Pahmuk (par son « Istanbul _ souvenirs d’une ville« )…

On peut aussi entrer dans une ville en tombant amoureux de son plan, de sa forme, du tracé de ses rues et de leur nom« , page 14.

« Entrer dans la ville encore par quelques facettes insolites. Un jour, une de mes amies, tout juste arrivée à Istanbul et ne sachant pas comment « l’entamer », était allée voir un ami _ la seule adresse qu’elle avait manifestement _ qui tenait une petite librairie francophone dans un quartier reculé. Il lui montra une étagère sur laquelle il avait regroupé des romans policiers de langue française dont l’intrigue se passait à Istanbul. C’est comme ça qu’elle a vu la ville, en suivant les personnages, leurs itinéraires, dans un Istanbul qui n’avait rien de touristique _ ouf ! _, m’a-t-elle expliqué en souriant, sachant que j’allais apprécier le propos » _ mettre ses pas dans les pas (poétiques) d’autres (qui ne soient pas des commerciaux), page 15…

« Désir d’arpenter _ oui ! _, d’explorer _ oui, encore ! _, de flâner _ prendre tout son temps, c’est capital ! (et malheur aux pressés ! ils vont passer à côté du « principal » : à réveiller, telle une « belle-au-bois-dormant », dans les détails !!!) _, de parcourir _ de long et en large _, de monter et descendre _ dans tous les sens _ des avenues, des rues

en bus, en tramway, en trolley,

désir de traverser _ vraiment la ville _ en métro, en taxi,

de filmer, de photographier _ pour ceux qui le souhaitent : pas moi ! je préfère le pari fou et flottant de la mémoire… _,

de voir des films dans les grands cinémas ou des cinémas de quartier _ quand on demeure un temps certain dans une grande ville _,

de rester au fond des bistrots  _ ou aux terrasses de café, s’il y en a… _,

de rencontrer _ surtout ! _ des gens,

de vivre _ soi-même aussi, par capillarité _ de cette pulsation, de ce rythme _ un point fondamental : cette respiration-souffle de la ville ! _ de la mégalopole,

d’expérimenter, de « performer » _ absolument : Régine Robin retrouve ici les concepts cruciaux d' »acte esthétique » et de « Homo spectator » de mes amies Baldine Saint-Girons, en son « Acte esthétique » ; et Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator » : deux ouvrages irremplaçables pour mieux ressentir les enjeux civilisationnels (si décisifs pour notre avenir collectif d' »humains non in-humains« ) de la perception et de l’être-au-monde aujourd’hui !.. _ page 18.

Survient alors

_ en la première partie du livre, intitulée « Vers une poétique des mégapoles«  _

une inquiétude, suggérée à Régine Robin par une réflexion de (l’ami) Bruce Bégout, à propos de son « expérience de Las Vegas«  (in « Dans la gueule du Léviathan. Mon expérience de Las Vegas« , in « Fantasmopolis. La ville contemporaine et ses imaginaires« , aux Presses universitaires de Rennes, en 2005, page 31 :

« Que voit-on exactement _ mais la justesse (et vérité) du regard est-elle exactement affaire d' »exactitude » ?.. _ quand on traverse une ville, qu’on y séjourne, que ce soit pour une halte brève ou pour un long moment ? A cette question _ de l’acuité de la perception _ Bruce Bégout, qui s’est installé à Las Vegas dans un motel miteux à la lisière de la ville, jouant à fond le jeu de cette moderne Babylone, répond :

« Mais qu’ai-je vu ? Beaucoup et pas grand chose ; ou plutôt un « beaucoup » qui est un « pas grand chose » _ mais tout regard est nécessairement partiel, d’après un (leibnizien : monadique) point de vue ! Beaucoup d’enseignes, d’attractions, de machines à sous, de tables de jeu, de joueurs survoltés ou exténués, de serveurs aigris, moroses, ou tout simplement munis du sourire stéréotypé tout juste sorti du congélateur. Beaucoup de signes et d’images, de symboles et de spectacles. Beaucoup de bruits, de lumières et de secoussses. Beaucoup d’argent et de frime. Beaucoup trop de beaucoup » _ d’où le sentiment de la nécessité probable d’avoir (et pas mal !) à décanter et filtrer de ce « trop » là…


Ces propos me hantent _ confie alors, page 19, Régine Robin. Et si moi aussi dans mes périples urbains à travers le monde, j’allais voir « beaucoup trop de beaucoup » _ aveuglants et assourdissants : brouillant la perception ! _, sans savoir qu’en faire, sans rien assimiler » _ décanter et filtrer, donc.

Voici alors une réflexion cruciale, page 19 :

La poétique des mégapoles que je cherche à traquer _ voilà l’objectif méthodologique de ce livre tout simplement existentiel… _

n’est en rien une saturation _ cf le titre de l’ouvrage précédent de Régine Robin : « La Saturation de la mémoire« , en 2003 _ du regard.« 

Elle réagit alors à la provocation de sa propre question-inquiétude :

« J’aime les néons, les décors kitsch, le carton-pâte

et cette collision _ oui, elle aime les collisions ! _ entre le passé et le présent,

l’authentique et le pastiche,

le postmoderne et l’ancien » _ jusqu’à un peu trop (vertigineusement) s’en étourdir ? s’en soûler ?..

Mais : « Le trop-plein ne m’empêche pas de voir,

de penser,

de comparer _ soient les « actes æsthétiques » de l' »Homo spectator » actif ! et pas (trop) passif, ni dupé (aveuglé) ! _ ;

et je m’épanouis _ oui ! le ton est intensément jubilatoire ! _ dans ces excès et rencontres de contraires _ qui engagent à prendre la distance minimale critique d’un recul ; pour une focalisation lucide, même en bougé (cf le flou si justement éloquent, en son « dansé », de mon ami Bernard Plossu…

Et, en effet, « je m’intéresse aux villes monstres, qu’on ne sait plus comment nommer« , met bien les points sur les i Régine Robin, page 21 de ce chapitre introductif, « L’amour des villes« …

… »

Régine Robin revendique sa pleine liberté de « flâneur sociologique« , ainsi qu’elle l’écrivait elle-même dans « Berlin chantiers« , ou d’« écrivain indisciplinaire« , comme cela a été récemment écrit à son endroit, in « Une Œuvre indisciplinaire : mémoire, texte et identité chez Régine Robin« , ouvrage collectif paru aux Presses de l’université Laval _ coucou, l’ami Denis Grenier ! _ , à Québec, en 2007 : la précision est intéressante _ et je la fais (parfaitement) mienne aussi ; si je puis me permettre ce parasitisme parfaitement inopportun !

« Je me promène _ oui ! et Nicole Lapierre, la directrice de la collection « un ordre d’idées« , pratique elle aussi (cf son superbe « Pensons ailleurs« , paru en 2004) cet art de « se promener » aussi par l’écriture ! un art montanien !!! l’expression est d’ailleurs « tirée » des « Essais » de Montaigne : « Nous pensons toujours ailleurs » (in « De la diversion« , Livre III, chapitre 4) _ entre les disciplines, les formes, les esthétiques, les textes et les images,

au courant certes de ce que les spécialistes écrivent sur le sujet,

mais sans être dans l’obligation _ universitaire ? _ de les suivre, d’adopter leur terminologie ou leur point de vue. Si ce livre s’appuie sur un certain nombre de lectures et de références,

il tente de les laisser à l’arrière-plan _ n’étant jamais que des outils _, de ne pas s’encombrer _ le regard, en voyage, doit être le plus alerte (fin et léger) et vif possible ! _ de leur cortège.« 

Quant au choix des mégapoles (à aller regarder),

Paris a été écartée « par trop grande proximité« , alors que Régine Robin veut « être une anonyme dans les villes, une ombre, une passante« . Elle veut « se laisser surprendre et ne pas avoir de souvenirs à chaque carrefour, à chaque station de métro, à chaque arrêt de l’autobus« , page 23.

Pourquoi avoir écarté « Le Caire, Lagos, Johannesburg« , « Istanbul« , « Bombay« , « Séoul« , « Jakarta« , et « surtout Mexico«  ; « São Paulo« , « Pékin, Shangai«  ? Parce que « il ne s’agit pas pour moi d’une étude exhaustive,

mais de rencontres existentielles, subjectives _ et donc assumées avec ce fort coefficient-ci ! existentiel-subjectif, donc ; gage de voie vers la vérité ! _, avec une mégapole,

d’une rêverie _ en partie, un peu _ ;

d’une expérience, d’une performance _ vécues un peu longtemps sur le terrain…

Et elle précise : « J’ai choisi des villes que je connaissais déjà, où j’étais déjà allée, parfois plus de quatre ou cinq fois pour de courts ou de longs séjours (comme à Buenos Aires, Los Angeles ou Londres), où j’avais vécu (New-York), où je pouvais comparer les impressions d’une première fois avec celles d’une deuxième (Tokyo).

J’ai choisi des villes dont je connaissais la littérature et le cinéma _ le filtre de regards d’artistes est rien moins qu’anodin ! et enrichit et l’exploration de la découvreuse-arpenteuse, hic et nunc, sur le terrain ; et le plaisir du lecteur !!! _,

où j’avais des amis _ c’est important : avoir à qui parler : manifester et échanger des impressions en s’adressant à quelqu’un qui vous répond vraiment _, quelques points d’appui,

où je pouvais être accompagnée, attendue, accueillie _ sans avoir à subir, trop frontalement et de plein fouet, la violence d’une solitude prolongée dans la jungle de la ville… Car « traverser les mégapoles, maintenir contre vents et marées la spécificité du flâneur, nécessite _ bien sûr ! _ quelques _ élémentaires _ précautions. Les mégapoles, même celles du « premier monde » génèrent _ en effet _ la peur. Le fait que je sois une femme entre deux âges, pas forcément une touriste mais une étrangère à coup sûr, une flâneuse insolite, n’est pas indifférent aux difficultés que je rencontre. Cela m’expose, me fragilise. Je dois à tous moments en tenir compte. Ces villes recèlent d’immenses zones de pauvreté, de même que des zones de crime ; et elles exigent un code _ à maîtriser _ pour s’aventurer hors des sentiers battus. A New-York, dans le métro, en 1974, j’ai failli me faire assassiner. A Los Angeles, un jour, dans l’autobus 20, le long de Wilshire Boulevard, un « fou » est monté et, sous la menace d’un revolver, a dévalisé tout le monde, à commencer par le chauffeur. Buenos Aires est une mégapole intermédiaire dans laquelle j’aime me promener ; pourtant, en 2005, en plein quartier chic de la Recoleta _ le quartier de mon cousin Adolfo Bioy Casares et de son épouse, Silvina Ocampo _, j’ai été témoin d’une tentative d’enlèvement à main armée, digne d’une scène de film de gangsters », page 24.

En ressort, page 26, « une poétique des mégapoles, une poétique de ces temps où l’aura nous a définitivement _ c’est la thèse de Régine Robin, américaine de Montréal _ quittés ; et où la reproductibilité technique, dans sa modalité _ benjaminienne _ de simulation, a fait s’évanouir l’original à tout jamais _ cela, cependant, doit se discuter : Régine Robin, un peu trop sociologue et pas assez philosophe, cédant un peu trop vite (à mon goût du moins !) à la pression (médiatitico-capitalistique, si j’ose dire) du « c’est ainsi ; et pas autrement » ; « il n’y a pas d’alternative » : peut-être que la toute récente crise financière (de cet automne 2008) va remettre (enfin !) à une plus juste place ces clichés dans le sens d’on sait (bien) quel vent !..

« Comme déambulatrice, comme flâneuse contre vents et marées,

touriste à mes heures mais touriste décalée _ presque tout le temps _,

sociologue

ou artiste,

photographe à d’autres moments,

je prends la mégapole comme elle se donne _ oui ! elle s’y confronte… _ : grandiose et terrifiante, métamorphosée,  excitante et méconnaissable quand on l’a connue il y a vingt ans, trente ans auparavant, souvent médiocre, banale, toujours complexe et fascinante.

J’ai aussi mes moments de nostalgie _ beaucoup à Buenos Aires, particulièrement, cette cité de « charme » _, mes coins-perdus-aujourd’hui-disparus,

mais je découvre que l’esthétique de la déglingue est une donnée fondamentale de notre temps qui n’est pas sans charme _ le charme, oui : un facteur décidément majeur (puissant !) tant des villes évoquées que de l’écriture qui les évoque ici, en ce « Mégapolis« 


Je sais que nous vivons dans un monde de réseaux, d’interconnexions, de déambulations plus semblables à des bandes passantes ou à des jeux vidéo qu’aux piétons et flâneurs des temps baudelairiens ; que l’ère digitale, les GPS, les écrans de contrôle, les téléphones portables, que tout cela est notre horizon,

mais je m’abandonne volontiers aux surprises du transit, des transferts, des flux, de la circulation _ sur l’ère de la vitesse, lire Paul Virilio…

Je cherche ce qui peut faire image des mégapoles aujourd’hui,

les montages et collages hétérogènes,

les perceptions subjectives

qu’il faut développer

pour créer de nouveaux langages, de nouvelles images,

sans succomber _ voilà le danger _ à ce que véhiculent, en permanence _ en un blitz-krieg terriblement efficace, à terme… _ les stéréotypes du marketing.


Je cherche, en un mot, les nouvelles « manifestations discrètes de la surface »,

à rendre compte de la transformation postmoderne des perceptions de l’expérience, des nouvelles formes de la ville sensible,

à traquer les fantasmagories et illusions d’aujourd’hui, induites par le fétichisme de la marchandise _ oui ! des « produits » comme des « services » _ dont l’envahissement est encore plus fort _ certes _ aujourd’hui que dans les années vingt.

Ce qu’il nous faut aujourd’hui,

c’est une transformation complète du regard _ selon d’autres rythmes _, une nouvelle façon d’appréhender les mégapoles,

ces villes qui, dit-on, n’en sont plus«  _ page 27.

A cet égard, le concept de « ville générique » que forge Rem Koolhaas est riche de significations, à bien le lire (pages 58 et 59) : elles « se caractérisent par la disparition progressive de leur identité. La ville générique, c’est ce qui reste quand on _ cherchez qui ! _ a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine, dans son ensemble architectural historique« . Et si « il y a bien, presque partout _ encore… _ des centres historiques

dont certains ont été préservés,

d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique

et qui sont voués au prestige, au tourisme _ une industrie substantielle, toutefois, dont on ne peut pas se passer de tenir compte, par conséquent (dans la logique gouvernante, du moins) _, au patrimoine _ hérité, tant bien que mal, du passé _ ils sont en voie de muséification ;

et la vie quotidienne s’en est presque retirée _ comme à Venise, la ville dont est maire le philosophe Massimo Cacciari.

Le reste, la vraie ville _ vivante et productive _, c’est la ville de plus en plus libérée _ l’expression n’est que trop significative ! _ du centre historique _ et de son poids (terrible) d’obsolescence (ou ringardise) face au postmodernisme !


La ville générique est souvent _ esthétiquement (et/ou humainement) ; mais qui, statistiquement, s’en soucie encore, en notre postmodernité performante ?.. _ médiocre, informe et interchangeable _ capacités (technologiques et autres) de délocalisations aidant… On la retrouve partout dans ses diverses fonctions _ qui (seules !) la légitiment _ avec ses centres d’achat _ ou plutôt de vente !!! _, ses logements _ il le faut bien ; pour certains, du moins… _, ses stations-service _ tant qu’il y aura des voitures, et de l’essence, et du pétrole, du moins, aussi ! _, ses parkings, ses cafés _ pour stationner un peu quelque part _, ses métros _ pour se déplacer ailleurs _, ses bidonvilles _ pour les « laissés-pour-compte » _, ses terrains-vagues et ses voies de circulation rapide qui souvent la parcourent et la traversent _ certains aimeraient bien qu’il n’y ait même rien que des flux…

En elle _ la ville générique selon Rem Koolhaas, donc _, très fréquemment, la distinction entre centre et périphérie s’estompe ; les centres prennent parfois _ carrément ! _ l’aspect de banlieues ; et les périphéries ou quartiers excentrés se dotant de simili-centres _ ces éléments de distinction-indistinction-là mobilisent toute l’attention de Régine Robin, en son exploration du Grand Londres, par exemple…

Elle peut _ mais c’est accidentel et fort contingent… _ ne pas manquer de charme, mais elle partage avec les autres un air de famille _ sans doute rassurant, si tant est que la métaphore de la « famille » convienne : mais il ne s’agit que d’un vague « air » ; et les familles sont re-composées !..

Elle est éphémère, modeste _ pas impressionnante : petite-bourgeoise, sans rien de proche qui lui soit trop étranger ! _, n’ayant pas été conçue pour durer _ tout passe, tout casse, et plus encore, tout lasse ! _ longtemps, contrairement aux anciens ensembles architecturaux du centre.

Elle est immense et complexe, diffuse, éparpillée, sans densité _ pas trop de proximité : laquelle confinerait par trop à de la promiscuité…


Ville de réseau _ et par là de passages _, et non plus uniquement de territoire,

elle apparaît souvent comme n’étant plus une « ville » (!), encore moins une ville « authentique » _ que d’incongruités, désormais, en notre postmodernité, page 59…

Mais aux page 81-82-83, en conclusion du deuxième chapitre, « la ville sensible« , de cette première partie du livre, « Vers une poétique des mégapoles »,

Régine Robin répond à l’inquiétude que peut susciter cette « ville générique«  (selon Rem Koolhaas) : « Faut-il craindre alors la généralisation de cette « mémoire générique » qui remplace la mémoire organique des lieux ? C’est encore Koolhaas qui suggère que

plus l’histoire disparaît de nos mémoires et de nos villes,

plus elle est célébrée dans des endroits spécialement construits pour _ hypocritement ? _ la mettre en avant, dans des quartiers hyperstylisés et hyperthéâtralisés,

de vrais décors qui génèrent une ville « déjà vue »,

la ville et son passé comme on « doit » _ désormais, et tout un chacun _ se les représenter.

Cette mémoire générique, cette mémoire recyclée

est notre imaginaire _ collectif, de propagande _ d’aujourd’hui, un imaginaire de synthèse _ c’est le cas de le dire…

C’est comme si l’on devait choisir

entre la pétrification (la muséification des centres)

et la production permanente de l’amnésie _ en sus des anesthésies galopantes ! déjà… _ par la reproduction du même _ et certes pas la découverte de (ou l’attention à) l’autre ! _ sur d’immenses espaces banalisés.« 

Cependant, poursuit Régine Robin, « il est peut-être possible de vivre la mégapole autrement _ pour quel pourcentage de population, toutefois ? Voici alors sa position : « Je ne crois pas _ c’est un acte de foi _ aux mémoires figées. Toute mémoire _ certes _ est déjà médiée _ mais par quoi ? et par qui ? et dans quels objectifs ? _, déjà sémiotisée ;

et l’image d’une ville, même quand elle se donne dans la « disneyfication », dans la caricature _ infantilisante : style « papa-maman » ad vitam æternam, comme cela s’entend désormais presque partout : « allo- maman-bobo !« ... _,

peut à tout moment être déstabilisée. Elle est toujours vacillante ; le regard la déconstruit.

Les villes génériques, ces polypalimpsestes, ces kaléidoscopes rendus à la banalité, ne changent rien à ce tremblé _ riche de potentialités ; poïétique _ de l’image.

Eviter avant tout l’écueil de la réification _ oui ! mais par quels moyens, par quels dispositifs de prévention ? Et de qui pareil « évitement » est-il donc l’affaire ? du sujet ? du passant, du flâneur ? du citadin ou du visiteur ? ou bien des architectes et urbanistes, et autres aménageurs, à tous égards, de la ville ?.. D’où surgit ce qui vient « résister » à la réification ?


Et Régine Robin d’évoquer alors « quelque menthe sauvage« , « même sur les façades les plus léchées« , « qui fera émerger tout à coup de l’inquiétante étrangeté«  _ mais pour qui ? _ ; « de l’ombre« , « quelques traces dont on a _ provisoirement ? _ perdu le sens, mais qui insistent«  _ vers qui ? _ ;

« quelques espaces vides, muets, qui fragilisent et déstabilisent le sens déjà là » _ mais pour qui ?

Quant à elle, Régine Robin _ mais qui n’est pas n’importe qui ; avec son histoire (et une culture) issue(s) de Pologne (et d’Europe ; dont Paris et la France) :

« J’arpente des villes qui ne se superposent pas tout à fait à leur plan, à leur forme, à leur rythme, à leur dynamique sociale,

des villes qui résistent toujours aux significations qu’on _ certains ? qui ont un peu plus de pouvoir (que d’autres) ? _ leur donne.« 


« Ainsi, les mégapoles, de transformations en métamorphoses, deviennent semblables au navire Argo dont toutes les pièces ont été changées, mais qu’on reconnaît malgré tout comme étant le navire Argo. Il ne me déplaît pas d’évoquer la mégapole comme un grand navire dont tous les quartiers ont été modifiés ; et qui part à la dérive…«  : comment interpréter et évaluer pareille « dérive » ?..

Le troisième volet de cette partie de présentation d’une « poétique des mégapoles« , s’intitule, assez historiquement : « du flâneur au nomade«  :

« Le flâneur avait été _ page 84 _ une figure fondamentale du grand projet de Walter Benjamin resté fragmentaire » ; cf « Paris, capitale du XIXème siècle« 

Régine Robin cite alors « Identifications d’une ville » de Dominique Baqué : « Plus de flâneur, mais la figure anonyme de celui qui traverse la ville.« 

« Certains, comme Stefan Morawski, pensent que la flânerie est encore possible lorsqu’on ne succombe pas à Disneyland, quand on se questionne et remet en question les fausses utopies, les univers paradisiaques de la consommation de masse _ tiens donc ! _, quand on résiste au simulacre. (…) Mais suffit-il de « résister » pour que le flâneur _ déjà mort !!! _ ressuscite ? Il semble que les ruses du simulacre soient incommensurables _ redoute Régine Robin : qui vit à Montréal ; et pas à Paris : le lieu d’où l’on écrit importe au diagnostic ; surtout en matière de « course à la postmodernité », dont nous sommes en permanence « abreuvés »…

La mégapole imposerait un autre tempo _ voilà ! Plus de _ baudelairiennes _ passantes, de regards brefs échangés _ quelle peine ! _ avec une inconnue, plus de saisie éphémère de l’instant _ et donc d’accès (spinozien : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels«  _ dans « l’Ethique« ) à l’éternité ! _ ; seulement des anonymes _ sans regard, ni visage !!! _ traversant des lieux indifférenciés ; plus d’errants qui hantent _ un peu longtemps _ les rues ; d’ailleurs plus de rues, mais des esplanades, des espaces, des centres commerciaux, des surfaces » _ sans directions, page 87.

« L’examen du motel, du mode de vie qu’il implique, permet à Bruce Bégout _ dans « Lieu commun _ le motel américain » _ d’opposer le nomade moderne _ américain, d’abord _ au flâneur des villes européennes du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Le nomade lié à la civilisation automobile est un être « ambulant, errant sur les routes désertiques… sans destination ni passé ». (…) Rien ne s’oppose autant à ce nomade circulant que le flâneur qui arpente _ voilà le mot important _ les villes européennes compactes et denses, qui, même s’il joue _ oui ! _ de l’étrangeté, de la distance, de l’air blasé, comme le disait Simmel _ un autre grand ! _, se trouve toujours dans un environnement familier dont il voudrait se défaire _ si peu que ce soit… La rue est son lieu d’élection. Il est chez lui, quoi qu’il en dise. Ce qu’il cherche dans la ville où il a ses repères, c’est précisément à leur échapper _ un peu, les faire « jouer », leur donner quelque peu du « tremblé » _, à se sentir autre, à s’altérer _ s’augmenter d’une part d’autre, où il soit davantage (et un peu mieux) lui-même ; et avec d’autres que lui… Il est en quête _ et pas le nomade : lui ne recherche rien ! ni lui-même, ni quelque autre personne ; de « personne », d’ailleurs, si je puis dire, il n’y a plus… pfuitt… ; le désert tout efface… _ de l’incongru, de ce qui est en marge, de ce qui vient rompre _ un peu _ la _ trop grande ; et pesante _ familiarité des lieux. Le flâneur se laisse dériver, flotter, parce qu’en fait il a la _ relative, fluctuante, délicieusement tremblotante _ maîtrise du processus _ oui ! Il ne peut _ ni ne veut _ s’abstraire de son environnement _ ils se nourrissent mutuellement _, de son esthétique du choc _ minimal _, de son goût de l’inattendu _ heureusement surprenant. Il poursuit, dit Bégout, ce que le véritable errant fuit. (…) C’est lui qui est en état d’hypnose, jamais le flâneur. Loin du savoir raffiné de ce dernier, c’est un analphabète urbain _ au secours, les GPS !!! Ce n’est pas auprès de lui qu’on trouvera une psychogéographie de la ville, ou quelque dérive que ce soit. (…) Bégout fait de ce nomade l’archétype de l’Américain perpétuellement en mouvement, non pas l’héritier entreprenant de la Frontière d’autrefois, mais l’homme qui n’étant nulle part chez lui, n’est que pure mobilité, toujours en partance, on the road ; et toujours dans un ennui _ abyssal ! _ qui n’a plus rien de mélancolique ou de romantique _ celui du rien (= nihiliste), pages 101 et 102.

Avec cette ultime notation, empruntée à « L’éblouissement du bord des routes« , concernant le travail de (l’ami) Bruce Bégout :

« Le beau texte de Bruce Bégout, après plus de cent pages de critique acerbe, se termine par cette confidence _ que semble partager Régine Robin _ : « Celui qui pense que j’agis de manière ironique et que je m’octroie les plaisirs faciles de la satire se méprend. Il n’a rien compris à ma démarche. Cette sous-humanité morcelée et esseulée, c’est moi. »

Commence alors la seconde partie du livre, avec les passionnants chapitres « Désir d’Amérique » _ « Le blues de New-York » et « Los Angeles la mal aimée » _ ; « Tokyo, la ville flottante » ; « Buenos Aires _ la ville de l’outre Europe » ; et « L’Europe aux nouveaux parapets : Londres« . Tous très différents, et idiosyncrasiques. Je n’en dirai rien ici, en laissant toute la surprise _ et la richesse de la découverte personnelle _ au lecteur du livre.

Cependant,

l’écriture de ce livre est antérieure à deux événements venant d’affecter un peu brutalement _ deux césures de l’automne 2008 _ notre identification du « réel », et, en conséquence, le « réalisme » :

la crise du capitalisme ultra-libéral _ et les récessions en cascade qui commencent à s’ensuivre… _ ;

et le remplacement de George W. Bush par Barack Obama, à la tête de la puissance (politique) américaine…

Comment va se comporter le « business »

en particulier en sa composante urbanistique ?

Still, as usual ?..

Quel va être le devenir des mégapoles ?

Nous allons bien voir ce qui ne va manquer d’advenir maintenant,

et de ces villes-monstres,

et de ces humains pas tout à fait encore in-humains

_ pour reprendre le concept de « non-inhumain » de Bernard Stiegler (dans « “Prendre soin _ De la jeunesse et des générations« ) _,

qui les peuplent, les traversent ; et parfois même _ ô incongruité ! _ les arpentent…

Dans tous les cas,

un livre passionnant que ce « Mégapolis » de Régine Robin : un très grand livre !!

où l’on découvrira beaucoup de cette regardeuse passionnée…

Titus Curiosus, ce 16 février 2009…

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