avr 28

Attila creuse sa tombe et tisse sa toile.

Cimetière de Monasterboice, IrlandeNe vous avisez pas de dire autour de vous que vous connaissez un grand écrivain irlandais que tout le monde ignore, on ne vous croirait pas, surtout venant d’un pays aussi fourni en Prix Nobel. Et pourtant, s’il en est un qui est bien passé entre les mailles du filet de la postérité (on excusera cette lourde métaphore de pêcheur) c’est Seumas O’Kelly, la faute sans doute à la brièveté de son oeuvre, la brièveté de sa vie – il est mort à 37 ans, assassiné dans les locaux du Sinn Fein où il militait – et la brièveté de sa gloire. Jusqu’à aujourd’hui les Français n’avaient pu découvrir qu’un seul de ses textes, une novella éditée il y a plus d’un quart de siècle chez Aubier que les connaisseurs se transmettaient avec gourmandise et que de rares libraires honoraient d’une pile régulière sur leur table anglo-saxonne (mais à Bordeaux, les anciens étudiants de Claire Cayron, la traductrice de Miguel Torga, se souvenaient en quelle haute estime elle tenait ce petit livre, modèle selon elle de la nouvelle parfaite), La tombe du tisserand. Ne nous réjouissons pas trop vite : aucune nouveauté à l’horizon chez un éditeur courageux de faire traduire ses autres recueils de nouvelles ou son roman ; cela viendra peut-être, cela viendra sûrement si le succès de cette réédition crée des vocations…Pour l’heure cependant, ne gâchons pas notre plaisir avec ces supputations et arrêtons-nous un peu sur cette splendide réédition qui renvoie aux oubliettes la triste petite chose (pas chère…) d’Aubier. Attila, jeune éditeur qui naît une seconde fois avec tout autant d’appétit que la première, a façonné pour sa renaissance un petit bijou recouvert d’un calque élégant et agrémenté hors texte de gravures de Frédéric Coché, jeune artiste qui a déjà signé trois beaux livres chez Frémok. Mais ce bel enrobage ne doit pas dissimuler l’étrange et drolatique noirceur de cet épisode de la vie d’un petit village irlandais que la mort oublie parfois de visiter. Justement elle s’est enfin décidée, quand commence notre histoire, à venir cueillir Mortimer Hehir, le tisserand antique que son ancienneté seule autorise à passer l’éternité dans le vieux cimetière, privilège dont sa veuve pourra mesurer l’importance. C’est sans compter sur l’état d’abandon dudit cimetière devenu incompréhensible aux fossoyeurs qui n’ont d’autre secours que réclamer l’aide et la mémoire vacillantes de deux augustes ancêtres qui vont s’en donner à coeur joie pour brouiller les pistes au coeur de ce royaume des morts qui les attend et auquel ils adressent, à coup d’invectives et de débats, de furieux et hilarants pieds de nez. Où creuser ? C’est l’entêtante question et tout l’enjeu de cette déambulation un rien philosophique au milieu des tombes éventrées et des arbres vainqueurs du granit. En dire trop serait trahir le charme de ce livre insolite et vif qui fait rire sans jamais cesser d’inquiéter, qui fait réfléchir sans jamais jouer la pose, qui dépayse sans jamais cesser d’être universel : beaucoup de qualités pour un livre mince qui mérite la postérité, la vraie, celle que l’on ne grave pas dans le marbre.

déc 12

Eros, cet énergumène…

       « Viens, mon espoir, toujours trop loin

Formons un seul corps dans ce coin…

Oh ! Que ta bouche est douce à prendre,

A boire, à mordre… Qu’elle est tendre

Avec la mienne ; et quelle extrême

Caresse intime elles se font…

Quoi de plus simple quand on s’aime

Que de fondre ce qui se fond

En un fruit de l’Autre et du Même?

[…]

Laisse-moi reprendre à ta bouche

Pour surprendre une autre saveur

Ma langue prête à la ferveur…

Elle a sucé comme une mangue

Longuement ta suave langue,

Mais le temps vient d’un fruit plus doux

Ce rubis d’entre tes bijoux

De mon doigt plus ne se contente…

Ouvre vite… ouvre tes genoux

Ouvre à mon oeuvre, ô palpitante…

Que ma langue vienne chérir

Et de douceur faire périr

Ce que déjà ma lèvre effleure,

Cette grotte où le plaisir pleure. »

paul-valery-loviton.jpegAprès avoir murmuré à votre Dame ces quelques vers, achevez votre effet en lui laissant deviner quel en est l’auteur. Peut-être Baudelaire, … Aragon ou … Apollinaire? Non, point… La solution ne réside pas même dans une anthologie de textes érotiques car cet écrivain, quoique l’une des gloires du Panthéon classique, était jusque là considéré comme un poète hermétique, incarnation d’un « esprit français » plutôt austère. Dès l’âge de 21 ans (soit en 1892), celui-ci érigea en intransigeante vertu l’étude de l’esprit humain et renonça à « taquiner la Muse », réelle (il refusa toute passion amoureuse) et imaginaire (il sacrifia la poésie). Seules trois exceptions peu lyriques (La Jeune Parque en 1918, Cimetière marin en 1920 et Charmes en 1922) et sa non moins célèbre Soirée avec Monsieur Teste achevèrent de faire de lui le « Bossuet de la IIIème République« , c’est dire le peu de place accordé aux épanchements autres qu’intellectuels. Or, en 1938, lorsque Paul Valéry joindra un premier poème (il en enverra 150) à une des lettres (plus d’un millier recensées) destinée à sa dernière inspiratrice Jeanne Loviton (de son nom de plume Jean Voilier), il révéla que le masque était bien tombé :

       « La gloire ne m’est plus qu’un étrange malheur.

Je laisse évanouir mes volontés savantes »  (Sonnet à Narcissa)

Ainsi, au soir de sa vie publique faite d’honneurs, du haut de sa chaire de professeur au Collège de France et d’Académicien, qui aurait pu imaginer plus envoûtant que cet « appel mystérieux d’abîmes » qui lui fera créer ces vers enfiévrés ? Quoi de plus romanesque que de croire que sous l’habit officiel étriqué d’ « Ennemi du Tendre » se dissimulait un coeur vieillissant se découvrant palpitant pour une jeune femme (il avait 67 ans, elle 35) qui le fera « mourir d’amour » (comprenez de chagrin) comme tout héros romantique se doit ? Car conformément à la tradition pétrarquiste qui imprègne ce double recueil inédit, Corona et Coronilla, la dédicataire est autant le remède que le poison, celle qui opère un retour aux forces vives et à la poésie tout autant que celle qui condamne violemment son amant, le dimanche 22 avril 1945, jour de Pâques, à la rupture brutale. Amer, Paul Valéry en souligne alors l’ironie tragique : « Ce jour de la Résurrection qui fut pour moi celui de la mise au Tombeau » et la terrible désillusion : « Mais il ne faut croire à personne et ne fonder sur aucun coeur« , avant d’expirer, vaincu, quelques mois plus tard. Le récit de cette liaison a récemment fait l’objet de deux éclairages biographiques qui viennent compléter le bonheur de cette parution: Paul Valéry de Michel Jarrety (livre de référence de ce spécialiste du poète) et le Portrait d’une femme romanesque, Jean Voilier de Célia Bertin.

La métamorphose a le mérite de nous faire découvrir sous un jour pour le moins nouveau ces poésies amoureuses, tantôt libertines, tantôt « élégiaques » parmi les plus touchantes, ce qui fait (enfin) accéder Paul Valéry au rang des poètes « aimés« comme le précise Bernard de Fallois, éditeur et signataire de la postface de la présente édition. Ce qui persiste de ces charmantes pièces, quoique très classiques dans la forme mais étonnamment puissantes, c’est cette certitude de l’Amour fou (voir le titre d’André Breton sorti en 1937, année de la rencontre Valéry/Loviton) qui bouleversa et concilia la chair et l’esprit d’un homme. Confondant en un même mouvement, femme aimée, création poétique et passion, il lui/leur dédia encore ces mots :

« Tu es harmonie, mon amour… Le métier de poète fait découvrir le secret de cet ordre caché. Je vois que tu es de la nature d’un poème : j’entends de ceux où le simple rapprochement des mots a une vertu magique. Ta voix et tes yeux agissent de concert, comme un accord.

Voilà ce qu’il faudrait que fixât Corona ».

Soixante-trois ans après, le voeu de Valéry a été entendu : lisons donc ses textes comme « le miel de [s]on dernier breuvage« , ultime « flambeau » d’un Tombeau heureusement exhumé.

corona.jpg

bio-valery.jpg bio-jean-voilier-loviton.jpg

déc 05

Bon appétit en poésie !

« Dédaignons la mouillette

Et la côte au persil.

Crépite sur le gril,

ô ma fine andouillette !

Certes, ta peau douillette

Court un grave péril.

Pour toi, ronde fillette,

Je défonce un baril. »

Charles Monselet

 asperges1.jpg

 

En cette période de fêtes, où les plaisirs de la table sont pour certains au coeur des préoccupations tandis que pour d’autres, il sera plutôt question de savoir comment ne pas engraisser pendant ces repas fastueux, il était presque indispensable de rendre hommage aux poètes de la bonne chère.

Car il existe bel et bien une poésie gastronomique et c’est Kilien Stengel, passionné de gastronomie et enseignant dans les métiers de l’hôtellerie et de la sommellerie, qui a eu la bonne idée de construire cette anthologie drôle, ludique et poétique. Quelle joie en effet de se retrouver autour d’une table et partager un bon repas, ou bien de se promener dans un marché où toutes les odeurs se mêlent.

Dans cette anthologie, on croisera au hasard des victimes du réveillon, l’épicier du coin, le glouton, un ivrogne. On nous expliquera l‘art de diner en ville, la naissance de Pantagruel, le remède contre la peste, le déjeuner au soleil. Enfin, les gourmands pourront déguster de la bisque, un chou gras, du melon, des haricots homicides, un menu saintongeais, des crêpes de blé noir, la cancoillotte et l’inévitable dinde aux marrons.

Après cela, avec le ventre rond comme un ballon, vous prendrez bien un petit digeôt devant un bon feu de cheminée, en compagnie de Ronsard et Boris Vian, de Rostand et Cendrars et de La Fontaine et Verlaine.

 

« Toi seule satisfait mes sens inapaisés

Ta langue est un fondant,tes dents sont des amandes.

Viens, je détaillerai tes voluptés gourmandes.

Apparais-moi, je vais te manger de baisers ! « 

Léon Guillot de Saix

nov 29

Un goût de Tamara

9782207260432-1.jpgNouveau petit rendez-vous dans ce blog qui s’interdit les cloisonnements trop appuyés avec un livre dit de Bandes dessinées, un superbe ouvrage relié édité par la très « littéraire » collection graphique de Denoël (1). Bien sûr comptez sur nous pour que l’objet ressortisse aussi au genre qui nous préoccupe mais il est bon parfois de se souvenir que, protéiforme, la littérature se glisse dans bien des livres. Avec Tamara Drewe, il est clair qu’elle est partout. D’une part parce que les protagonistes de l’histoire sont eux-mêmes des romanciers ou aspirent à le devenir ou encore rêvent devant ce monde étrange qui fait tant d’envies (et de dégâts). D’autre part parce que cette B.D. est particulièrement fournie en textes : les planches de dessins sont à côté ou au milieu de la narration et servent les dialogues. Ainsi tout ce qui nous est raconté par les différents personnages est écrit (le subjectif), tout ce qui est vécu par eux est dessiné (l’objectif, l’audible) sans commentaires. Il n’y a donc pas de « voix off ». Ce procédé, outre qu’il est particulièrement ingénieux, permet de multiplier les points de vue sans obscurcir le fil d’une intrigue psychologique serrée. L’unité de lieu prévaut tout au long de l’histoire qui se déroule au coeur d’une vaste ferme anglaise retapée pour servir de gîte à des écrivains qui recherchent à la fois l’authenticité et le recul (pour n’en obtenir souvent que les désagréments et les turpitudes…) : ils se mesurent, se surveillent, se toisent et y vivent le parfait épanouissement de leur ego un rien surdimensionné. Au centre de l’intrigue, la belle Tamara Drewe, créature volatile qui s’est fait refaire le nez et attire

Gemma Bovery

sur sa lumière artificielle les regards de mâles en mal d’aventures : le rocker en rupture de groupe, le fermier déclassé bien bâti, l’écrivain raté avant d’avoir publié, l’écrivain raté d’avoir trop réussi. Et autour de cette dangereuse lumière et de ses insectes, des femmes, abandonnées

ou délaissées, en guerre ou en paix, des jeunes filles en fleurs qui rêvent d’amour un portable vissé au creux de la main, de minuscules destins que Posy Simmonds, la très inspirée « auteure », fait se croiser au milieu d’une campagne anglaise éternellement typique malgré les assauts de la modernité. La mort, souvent absurde et dérisoire, y rôde, comme dans un roman victorien mais la vie l’empor

te sur les rêves. Librement inspiré du génial Thomas Hardy de Loin de la foule déchaînée (c’est le texte de rabat qui le dit, moi je n’avais pas saisi la référence…,) cette magnifique B.D. fait suite à Gemma Bovery qui avait impressionné les lecteurs français il y a quelques années. Très fournie, d’un trait sans prétention, Tamara Drewe confirme tout le plaisir qu’on attend désormais de la dessinatrice vedette du Guardian et les amateurs de littérature volontairement égarés dans l’ardent feu de la B.D. y trouveront leur compte.

(1) une magnifique collection dirigée par Jean-Luc Fromental.

 

nov 28

Ce vieux Twain

Mark TwainA l’occasion de la rédaction d’un coup de coeur sur les deux superbes rééditions des chefs d’oeuvre de Mark Twain ( & Les Aventures de Tom Sawyer et Aventures de Huckleberry Finn chez Tristram), nous nous sommes, par devoir et par plaisir, mis en quête de quelques Twain que nous aurions oubliés. Et comme l’un de nous, parti chiner sur les Place des Quinconces, revint avec un antique recueil de nouvelles du grand homme, nous ajoutâmes, par acquit de conscience, ce Un pari de milliardaires trouvé sans doute au fin fond d’une malle et vendu à l’encan par un broc sans façon. Electre – notre base de données bibliographiques éditée par le Cercle de la Librairie –  réservant toujours des surprises à ceux qui prennent le temps de l’explorer, voilà ti pas que nous trouvons l’isbn de ce fameux pari d’un milliardaire, ce chiffre mystérieux qui permet aux libraires de commander n’importe quel livre. L’espoir était faible… Surprise aujourd’hui : nous parvient, au milieu des réassorts de nouveautés ou de fonds, un vieux livre d’un jaune passé, portant en quatrième de couverture la mention « MERCURE de FRANCE  paraît le 1° de chaque mois » et daté de MCMXLVII, qui reprend et augmente notre butin de la brocante, au prix défiant toute concurrence de 6,86 €… Ainsi, nous voilà en mesure d’offrir à ceux qui savent à quel point en plus d’être un très grand romancier Mark Twain était un fameux nouvelliste, cocasse et ironique, maniant l’art de la parodie comme personne, un délicieux recueil de nouvelles : la première, qui donne son titre au volume, nous narre les aventures d’un malchanceux qui, parti de son Amérique natale en voilier, fait naufrage, se fait recueillir par un navire puis débarquer dans un port anglais sans le sous ni espoir de revenir. Quelques jours de misère à souffrir de la faim et, coup du sort, un duo de milliardaires, amateurs de paris (une spécialité britannique, apprend-on), lui propose une enveloppe contenant un billet véritable de plusieurs millions de livres, chaque parieur se persuadant pur l’un que sa fortune est faîte pour l’autre que c’est le début des ennuis. Va s’ensuivre une amusante aventure d’un jeune homme plein de grandes espérances et riche d’un papier impressionnant que personne ne veut. La tonalité des nouvelles qui suivent est la même, occasion en or de se faire une idée de cet humour fin que Twain manipula en orfèvre. Notre moisson nous a d’ailleurs permis de nous rappeler que le Mercure avait il y a vingt ans édité l’intégralité des Contes humoristiques, et ce gros recueil est disponible, lui aussi, à un prix pour non-milliardaires. La morale de cette petite tranche de vie de libraire est donc celle-ci :il est inutile d’aller en chine pour relire Mark Twain…

PS : on prévoira un coupe-papier pour découvrir ce Pari car le livre se présente comme un bouquin d’alors : non massicoté.

Mark Twain

Articles plus anciens «

» Articles plus récents