Continuer d’apprendre à marcher

— Ecrit le jeudi 7 août 2008 dans la rubriqueLittératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages”.

Sur « Éloge de la marche » de David Le Breton (aux Editions Métailié, paru en mai 2000)

J’achève à l’instant « Éloge de la marche » de David Le Breton
avec une très vive satisfaction.

D’abord, déjà, d’un titre aussi juste : remercier (par l' »éloge » !) pareille activité _ qu’est « marcher » _

comme une des grâces du bien vivre

Mais qui doit cependant _ ce « marcher » _ « se cultiver« ,
dans une civilisation qui incline fortement à la paresse, à la passivité
(et à la lâcheté).

Nous retrouvons ici
et Kant (« Qu’est-ce que les Lumières ? » en 1784)
et Bernard Stiegler (« Prendre soin _ de la jeunesse et des générations« ) :
toujours autour de la question de la hiérarchie (contre la confusion _ et l’inversion) des moyens et des fins
pour ce qui concerne le devenir
et de l’individu humain
(ou « non in-humain« ,
ainsi que le précise justement Bernard Stiegler)
et de l’humanité,
en son devenir historique et civilisationnel
(face à la tentation
_ cf Nietzsche, le discours du sur-humain, et du « dernier homme« , au Prologue d' »Ainsi parlait Zarathoustra » _
du nihilisme :
ah ! la jouissance sauvagement « inculte »
et « barbare » (cf Michel Henry : « La Barbarie« , en 1987)
du détruire, du ruiner,
et de se détruire _ et de se suicider…)…

« Le corps,
dit David Le Breton page 13,
est un reste contre quoi se heurte la modernité _ technicienne, mécanique, motorique : par les prodiges d’ automatisation de l’ingénierie technologique, procurant au corps mille prothèses qui finissent par nous le rendre inutile, encombrant, obsolète dans le moindre de ses anciens gestes et efforts : à quoi bon se fatiguer quand la machine (voiture, ascenseur, escalator : on vient s’y figer…) vous porte, transporte, jusqu’à vous remplacer vous-même en tant que simple moyen (pour d’autres _ voire, et c’est là le comble du raffinement ! _ pour soi) ? Ainsi en 1999, David Le Breton a-t-il pu écrire un « Adieu au corps« …

(…) Cet effacement (du corps) limite son champ d’action sur le réel,
diminue le sentiment de consistance du moi,
affaiblit sa connaissance des choses.

(…) Les pieds servent davantage à conduire des voitures
ou à soutenir le piéton quand il se fige sur l’escalator

_ ce qui me peine considérablement chaque fois, mais oui !
par tout ce que cela implique du rapport de soi au vivre _
ou le trottoir,
transformant la majorité de leurs usagers

_ de ces pieds _
en infirmes
_ rien moins ! _
dont le corps ne sert plus à rien, sinon à leur gâcher la vie » (page 13, donc) !


Avec ce versant positif-ci, page 14 :
« Les marcheurs
_ eux, dans le monde contemporain, rappelle David Le Breton _
sont des individus singuliers
qui acceptent des heures
et des jours
de sortir de leur voiture pour s’aventurer corporellement dans la nudité du monde.

La marche est le triomphe du corps _ et de la « sensorialité« , ré-activée alors _ selon le degré de liberté _ d’initiative et de fantaisie re-trouvée (des jeux de l’enfance) _ du marcheur. »

Et page 15 :
« Jouissance du temps, des lieux,
la marche est une dérobade, un pied de nez à la modernité
(motorisée et stipendiée).
Elle est un chemin de traverse dans le rythme effréné de nos vies,
une manière propice de prendre de la distance.
« 

Avec ce mode d’emploi-ci, page 16 :
« Mon intention _ d’auteur, précise-t-il, liminairement à son propos _ est de parler de la marche consentie plaisir au ventre,
celle qui sollicite la rencontre,
la conversation,
la jouissance du temps,
la liberté
_ ou fantaisie re-gagnée, j’y insiste _ de s’arrêter ou de continuer le chemin.

Invitation au plaisir _ gratuit _,
et non guide
_ à suivre, copier, imiter _ pour bien faire.
Jubilation tranquille de penser et de marcher
 »
_ les deux allant l’amble…

« Il s’agit seulement
_ en ce petit livre, donc _
de marcher ensemble
_ auteur et lecteur _
et d’échanger
_ en le dialogue actif et amical de l’écriture et de la lecture _
des impressions
_ ouvertes _
comme si nous étions autour d’une bonne table dans une auberge du bord de route,
quand la fatigue et le vin délient les langues
 » :
ainsi, me souviens-je d’un périple
_ à vélo, il est vrai, l’été 1969, sur le chemin de Saint-Jacques (l’année de « La Voie lactée« , de Luis Buñuel) _,
où nous avons dîné deux fois, dans une semblable auberge « du bord de route« , à Deva, en Guipuzcoa,
rien que pour le plaisir de partager notre bonne humeur avec la bonne humeur de convives venant de s’attabler
alors que nous achevions, bien malencontreusement (d’abord _ mais qu’à cela ne tienne ! cela fut vite « réparé » !), notre dessert…

J’admire l’écriture de David Le Breton,
tant pour ce qu’il dit du « fond » des choses
_ et c’est bien du « fondamental » (ou « élémentaire » : c’est le titre du chapitre page 74) qu’il s’agit ici : par le corps, et l’usage ouvert et lucide des sens
(ou « sensorialité » : le mot se trouve dès la seconde phrase, page 11 ;

et encore à la dernière page, au pluriel, cette fois : à propos « d’autres provisions d’images et de sensorialités« , quand « heureusement nous repartirons en balades dans les villes du monde, les montagnes, les déserts« , page 168) ;

et c’est bien du « fondamental » qu’il s’agit, en effet, ici : se repérer _ un minimum _
afin de vivre,
survivre
et d’abord bien vivre (ou vivre au mieux, vivre plus pleinement) ;
que par la méthode : tissant _ magnifiquement _ sa réflexion à celles d’auteurs
dont il se réjouit de citer les belles et justes paroles
, en leur « jus »,
dans le rythme de leur écriture originale (= leurs phrases, leur phraser ;
c’est-à-dire le souffle syncopé de leur respiration.
Ou le génie poétique,
qui se déploie lui-même en une marche,
en quelque sorte, pas après pas posé (ou dansé) sur le sol ;
les pas frappant ce sol,
selon la tonalité diversifiée et le grain du terrain…).

Ce qui donne, pages 16 et 17 : « Balade en toute simplicité
et en bonne compagnie
où il importe aussi
à l’auteur de dire son plaisir non seulement de la marche
mais aussi de maintes lectures
et le sentiment constant
_ la phrase le marque bien _ que toute écriture
est nourrie de celle des autres
et qu’il est légitime
dans un texte de rappeler
cette dette de jubilation

_ ô la belle et juste expression ! _
qui alimente souvent la plume _ et le penser juste et inspiré _ de l’écrivain« .

Avec cette dernière phrase pour conclure (page 17) cette « ouverture », intitulée « Seuil du chemin«  :
« Pour le reste,
ce sont des souvenirs qui défilent,
des impressions,
des rencontres
_ oui ! _,
des conversations à la fois essentielles et dérisoires
_ comme c’est la loi, cela se découvre, pour le « fondamental » _,
en un mot
_ et ce sera le titre d’un livre ultérieur
(en février 2006 _ et sous-titré « Une anthropologie des sens » : j’y adhère pleinement !)
de David Le Breton _
la saveur du monde« .

A propos de « l‘élémentaire » re-trouvé
_ comme le temps chez Proust (dans « Le Temps retrouvé« , au final de « la Recherche« ) _
par l’exercice effectif
_ et on s’en rend on ne peut plus physiquement et physiologiquement compte _
de la marche,
ces quelques remarques-ci, page 74 :
« La relation au paysage est toujours une affectivité à l’œuvre
_ mais oui : elle travaille, et elle crée _
avant d’être _ rien que _ un regard _ détaché du contexte
(just a glimpse).
Chaque espace
_ et son génie
(de lieu : genius loci)
ainsi manifesté,
consentant à nous adresser un petit signe, discret, de connivence véridique _
contient en puissance des révélations
_ rien moins _
multiples
_ polyformes _,
c’est pourquoi aucune exploration n’épuise jamais
un paysage ou une ville

_ et ses ressources (ou trésor) de sens, à l’infini.
On ne se lasse que de vivre » _ tiens donc !
Et voici bientôt le crucial :
« La marche est confrontation
_ de visages qui se regardent, aussi, et enfin, presque de face : en confiance _
à l’élémentaire,
elle est tellurique
et si elle mobilise un ordre social marqué dans la nature
(routes, sentiers, auberges, signes d’orientation, etc.),
elle est aussi immersion
_ ou bain _ dans l’espace,
non seulement sociologie,
mais aussi géographie
_ corps de la terre-mère _
météorologie,
écologie,
physiologie,
gastronomie,
etc.
 » _ tout ce qui tient au lieu.

Avec cette conclusion provisoire :
« En le soumettant à la nudité du monde

Sans titre © Bernard Plossu

_ cf le merveilleux « L’Usage du monde » de Nicolas Bouvier, sur son voyage initial de juin 1953 (au départ de Belgrade) à décembre 1954 (à l’arrivée au Pakistan) _,
elle sollicite en l’homme le sentiment du sacré.« 
David Le Breton le précise ainsi :
« Emerveillement _ au sens propre _ de sentir l’odeur des pins chauffés par le soleil,
de voir
_ simplement voir (= rece-voir, ici, accueillir) _ un ruisseau couler à travers champ,
une gravière abandonnée avec son eau limpide au milieu de la forêt,
un cerf s’arrêter dans la futaie pour regarder passer les intrus.
La tradition orientale parle du
darshana d’un homme ou d’un lieu
pour désigner
un don de présence,
une
aura
qui transforme
_ en se donnant (cela devient rare en un monde marchandisé) _

ceux qui en sont les témoins
_ soit une éducation ; et un soin _,
pages 74 et 75.

Quatre grandes parties pour cet « Éloge de la marche » : la première (et principale)
intitulée « le Goût de la marche« 
(de la page 18 _ « Marcher » _ à la page 99 _ « La réduction du monde où marcher« )
concerne la randonnée pédestre par les bois, par les champs, par les plaines, par les montagnes,
sac au dos.
J’énumère pour le plaisir ses têtes de chapitre :
« Marcher ; le premier pas ; la royauté du temps ; le corps ; bagages ; seul ou à plusieurs ; blessures ; dormir ; silence ; chanter ; de longues marches immobiles ; ouverture au monde ; les noms ; la comédie du monde ; l’élémentaire ; animaux ; l’obliquité sociale ; promenades ; écrire le voyage ; la réduction du monde où marcher« .

La seconde,
tel un intermède
_ peut-être un peu « expédié » : mais ce sont là des cas-limites (ou « héroïques ») _,
de la page 100 à la page 120,
intitulée « Marcheurs d’horizon« ,
concerne des « marches extrêmes« , pour la vie (sauver sa peau),
ou pour l’exploit _ quand il y avait encore des « explorateurs » :
autour de 4 exemples :
Cabeza de Vaca (« des côtes de Floride à celles du Pacifique« , page 101),
René Caillé (« vers Tombouctou« , page 102),
Richard Burton (et John Speke : « en quête des sources du Nil » blanc, page 109)
et Michel Vieuchange (vers Smara : « une ville mythique, abandonnée, au coeur du désert et du danger« , en Mauritanie, page 117) ;
Soit, pour les dates _ et les époques :
_ 1527-1537 ;
_ 19 avril 1827 – 20 avril 1828 – et à Tanger le 7 septembre ;
_ 1857 – 1863 ;
_ septembre 1929 – 2 novembre 1930 – et (bref) retour.

David Le Breton aurait pu citer aussi,
dans le genre
(de celle de Cabeza de Vaca)
les « marches de la mort » _ hors « les camps » _ de 1945 :
celle de Robert Antelme, par exemple (dans « L’Espèce humaine« )
ou celle _ via la Russie _ que racontera Primo Levi dans « La trêve« …

La troisième, très belle et très juste, à nouveau,
bien qu’un peu « rapide » _ elle aurait mérité plus ample « développement » _
de la page 121 à la page 146,
s’intitule « Marche urbaine« 
_ et c’est celle qui, personnellement, me passionne.
Ses têtes de chapitre :
« Le corps de la ville » (de la page 121 à la page 132);
« Rythmes de marche » (de la page 132 à la page 135) ;
« Entendre » ; « Voir » ; « Sentir » ; « Humer » (de la page 135 à la page 146)

appellent bien des commentaires…


Une dernière partie, comme en appendice « spirituel »,
s’intitule « Spiritualités de la marche«  (de la page 147 à la page 166) ;
avec comme têtes de chapitre : « Itinérances spirituelles » ; « Marcher avec les dieux » ; « La marche comme renaissance » : car « dans la trame du chemin » peut « se retrouver le fil de l’existence« … (page 166)


Et une rapide conclusion de 2 pages (167 et 168) : « La Fin du voyage«  :
« Le voyage nous fait et nous défait ; il nous invente« .
Et « nous repartirons en balades dans les villes du monde,
les forêts, les montagnes, les déserts

_ wilderness, dit, après d’autres, Catherine Larère (c’était le vendredi 28 mars dans la salle des Actes de l’Université Bordeaux3-Michel-de-Montaigne, je l’ai écouté le développer, autour d’Emerson, et Thoreau, et John Muir, et Aldo Leopold : « Almanach d’un comté des sables« , etc… : c’était en un colloque sur le « sauvage » organisé par Bruce Bégout et Barbara Stiegler) _,
pour d’autres provisions d’images et de sensorialités _ oui ! _,
découvrir d’autres lieux et d’autres visages _ ne sont-ils pas étonnamment liés ? _,
chercher prétexte à écrire, renouveler notre regard, sans jamais oublier que la terre est faite pour les pieds plutôt que pour les pneus
et que tant que nous avons un corps
il convient de s’en servir
« .
Et, passé une phrase : « dans la jubilation d’être venu là.
Les sentiers, la terre, le sable,
les bords de mer,
même la boue ou les rochers,
sont à la mesure du corps
et du frémissement d’exister
« .

Merci à David Le Breton de ce généreux et salubre (r-)appel…

Titus Curiosus, le 5 août 2008

Sans Titre - © Bernard Plossu

Photographies : Sans Titre, © Bernard Plossu

Commentaires récents

Le 1 avril 2009

[…] cf mon article du 7 août sur son superbe “Éloge de la marche“, en mai 2000 : “Continuer d’apprendre à marcher“… […]

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