Un bouquet de musiques « terminales » _ et autres…

— Ecrit le samedi 6 septembre 2008 dans la rubriqueHistoire, Musiques”.

Une singulière conjonction de sorties discographiques en ce début de septembre
vient de m’offrir un rare « bouquet » de splendides musiques « terminales » _ je vais m’en expliquer _ ;
ainsi que d’autres, à l’opposé (du « terminal » !)…
Je veux parler des dernières œuvres d’Alfred Schnittke (« Concerto pour alto et orchestre« ) et Dmitri Shostakovich (« Sonate pour alto et piano« , opus 147)
qu’a choisi d’interpréter le brillantissime Antoine Tamestit _ avec Markus Hadulla, pour la Sonate ; et l’Orchestre Philharmonique de Varsovie, dirigé par Dmitrij Kitajenko, pour le Concerto _ sur un très « intense » CD « Shostakovich Schnittke » Ambroisie (AM 168) ;

et du « dernier quatuor » (à cordes) de Beethoven _ le « Quatuor à cordes » n° 16 en fa majeur opus 135 _, pris ici en concert _ en une seule prise _ par le Quatuor Prazák,

avec le « Quatuor à cordes » en sol mineur opus 50 n°6, « La Grenouille« , de Joseph Haydn ;
le « Quatuor à cordes » n°3 H 268 de Bohuslav Martinu ;
et le « Quintette » pour saxophone et quatuor à cordes J 194 de Jindrich Feld _ avec Raaf Hekkema au saxophone _ sur un CD Praga Digitals (PRD:DSD 350 045) : « Prazak Quartet in Concert«  ;

auxquelles œuvres j’adjoindrai un récital de (25) « Lieder » de Schubert, par la radieuse Bernarda Fink et le parfait Gerold Huber, au piano, sur un parfait CD Harmonia Mundi (MMC 901991).

Et pour les « autres » _ que « terminales » _ du titre de l’article,
ce seront les « Concertos pour piano » n° 1, 5 et 6 de Joseph Wölfl, par Yorck Kronenberg et le SWR Rundfunkorchester Kaiserslautern, dirigé par Johannes Moesus, sur un CD CPO (777 374-2) ;

et,
tout autre chose encore,
un petit bijou de musique intime _ familiale _
qu’est une sélection du « Petit Livre d’Anna-Magdalena Bach » par la soprano Karina Gauvin, le claveciniste Luc Beauséjour et le violoncelliste baroque Sergei Istomin, sur un CD « Bach » Analekta (AN 2 2012)

Donc, tout d’abord le choc _ musical _ intense que provoque le total engagement d’Antoine Tamestit _ quel immense interprète ! _ dans les œuvres de la fin que sont le « Concerto pour alto« de Schnittke et la « Sonate pour alto et piano » de Shostakovich : « la musique semble prédire des événements tragiques, et une semaine après avoir achevé ce concerto _ en 1985 _, Schnittke a été victime d’une effroyable série d’attaques cérébrales qui allaient finalement l’emporter _ en 1998. C’était le commencement de la fin _ pour lui, énonce Richard Jones, l’auteur du livret du CD ; et il cède alors la parole à Antoine Tamestit : « C’est angoissant de constater que c’est comme ça. La fin du concerto donne l’impression d’une respitration qui s’arrête. C’est la raison pour laquelle _ précise-t-il alors _ j’ai mis _ aussi… _ la sonate de Chostakovitch dans ce disque. Pour moi, elle forme le même genre d’arche _ lent, rapide, lent _ avec un dernier mouvement très long ; mais également bien sûr pour Chostakovitch c’était la fin de la fin. Il est mort un mois après avoir terminé la sonate« , conclut Antoine Tamestit.


Ces interprétations d’Antoine Tamestit sont « solaires » : à emporter avec soi sur l’île déserte…

Je citerai encore ces phrases du librettiste, pages 11 et 12 du livret du CD : « La réponse de créateurs comme Schnittke et Chostakovitch à la puissance expressive de l’alto _ à laquelle fit allusion l’altiste Alain Tresallet lors de la répétition à « La Friche » de la pièce de François Cervantès « Le dernier quatuor d’un homme sourd« , le 23 juillet dernier _,

a laissé au monde les deux chefs d’œuvre présentés ici. Tamestit (…) a découvert _ à l’âge de dix ans _ que la corde à vide de do, le même do sur lequel s’achèvent le concerto de Schnittke et la sonate de Chostakovitch, résonnait avec chaleur dans tout son corps, et qu’en faisant reposer le bout de l’instrument contre sa gorge, comme son professeur Tabea Zimmermann le lui avait montré, il pouvait sentir les vibrations de l’instrument comme une voix supplémentaire.«  Le librettiste commente alors : « C’est cet élément humain dans le son de l’alto qui pousse les compositeurs à livrer leurs œuvres les plus émouvantes. Dans la plupart des cas, il _ cet « élément humain dans le son de l’alto » _ se trouve associé à l’expression de la tragédie, de la perte, du chagrin, mais aussi de l’espoir ultime.«  C’est assez bien « senti »…

« Pour cette raison, Varsovie a été un lieu exaltant pour cet enregistrement _ du « Concerto » de Schnittke. Le sentiment de résurrection après la tragédie, de renouveau dans les ruines, de paix après le désespoir, imprègne cette ville plus que toute autre. On l’entend dans les cordes de l’Orchestre Philharmonique de Varsovie, ce tranchant glacial et clair que Tamestit décrit comme « la façon de jouer de l’Est » et qui allie la clarté de l’objectif à la profondeur de l’émotion.« 

Tout cela, en effet, s’entend en cet immense enregistrement et ce très grand disque pour des œuvres majeures (« terminales ») du XXème siècle… De même que l’amitié entre Antoine Tamestit et Markus Hadulla est, elle aussi, magnifiquement sensible dans ce qu’ils nous offrent de l’œuvre testamentaire de Chostakovitch. Nous sommes ici, dans ces œuvres-là comme dans ces interprétations-ci, dans les zones les plus intenses de l' »humain »…


La nouvelle version _ par les Prazák en concert : le 14 mars 2008 dans la kleine Zaal du Concertgebouw d’Amsterdam pour les « quatuors » de Beethoven, de Martinu et le « quintette » de Feld (et le 27 novembre 2006 à l’Opéra de Lyon pour le quatuor de Haydn) _ du « dernier quatuor » _ le seizième, opus 135 _ de l' »homme sourd » (Beethoven), est venue combler mon attente (de cet été, depuis la séance de répétition au théâtre de la Friche à Marseille de la pièce de François Cervantès, le 23 juillet dernier) : l’œuvre est ici, par les Prazák en concert, d’une époustouflante gravité légère, comme elle est, et doit être interprétée : quelle grâce, quelle urgence fébrile surmontée, transcendée, en cet « au revoir » (d’un « sourd »)… Qu’on l’écoute !

Quant au récital de « Lieder » de Schubert (1797 – 1827) par Bernarda Fink, il se situe en plein dans ce que je viens de nommer « urgence fébrile surmontée, transcendée« , pour l’œuvre d’un compositeur qui eut à sa disposition trente-et-une années de vie… Bernarda Fink est une artiste radieuse _ je l’ai entendue au concert, au Grand-Théâtre de Bordeaux _, radieuse et parfaitement probe ; et son timbre, et son art, servent idéalement ce choix de « Lieder«  _ Schubert eut cependant le temps d’en composer un certain nombre… Nous sommes dans une semblable « évidence » d' »urgence » et de « remerciement » dédié au « vivre ». Je ne sais si c’est Bernarda Fink elle-même qui a choisi la citation de Schubert au dos du CD ; la voici, en date de mars 1824 : « Personne qui ne comprenne la douleur de l’autre, et personne qui ne comprenne la joie de l’autre ! On croit toujours aller l’un vers l’autre, et l’on ne fait toujours que se croiser. » Schubert ajoutant encore _ nous sommes dans le « romantisme » : « Quelle souffrance pour celui qui en prend conscience ! » Sans pathos, sans (trop) longues phrases, la musique (des « Lieder« ) se contente, avec humilité, de le chanter…

Les deux autre CDs sont d’un autre « registre » _ que celui d' »évidence » affrontée (et non pas évitée) d’une « urgence fébrile surmontée, transcendée » de quelque « terminal » que ce soit… _ ; de celui de la vie quotidienne (et ses joies) ; et de celui du gracieux divertissement _ qui s’épanouit notamment dans le second versant du XVIIIème siécle ; et qui donna, aussi, de grandes œuvres tranquilles, joyeuses, pleines d' »esprit », voire d’espièglerie _ telles celles de « bon papa Haydn« , tel, par (excellent) exemple, le « Quatuor « La Grenouille » du CD « Prazak Quartet in Concert« 

Ainsi les trois « Concertos » pour piano et orchestre (n° 1, 5 et 6) de Joseph Wölf, qui parut, un moment, à Vienne, comme une sorte de rival du jeune Beethoven, ainsi que le présente le librettiste (Bert Hagels) du CD CPO : « En avril 1799, paraît un article détaillé sur les pianistes viennois de l’époque dans la revue musicale « Leipziger Allgemeine musikalische Zeitung » (…) « Parmi ceux-ci, Beethoven et Wölfl sont les plus en vue. (…) Il semble que la majorité penche en faveur du dernier cité. (…) Le jeu de Beethoven est exceptionnellement brillant, quoique moins délicat, et manque parfois de clarté. Il se montre le plus à son avantage dès qu’il laisse libre cours à son imagination. (…) Sur ce point, Wölfl lui est inférieur. Mais il le surpasse par son exécution légère, précise et limpide de mouvements paraissant impossibles à jouer grâce à ses connaissances musicales approfondies et la dignité parfaite de sa composition, ce qui suscite l’étonnement ; (…) et parce que son interprétation est toujours bien venue, si plaisante et caressante, notamment dans les adagios, sans aucune tendance à la sécheresse ou à l’excès, elle suscite non seulement l’admiration, mais aussi un véritable plaisir. »

Et bien, c’est cette norme-là de « plaisir » _ et d’hédonisme _ qui avait cours au tournant des deux siècles _ 1799-1800 _ que l’excellent pianiste, très élégant, Korck Kronenberg nous donne, en ce CD sans défaut, à percevoir avec finesse… Soit, ce qui « plaisait » effectivement alors « dans le siècle« , « dans le monde« , comme aurait dit un Bossuet… Un témoignage d’un moment du goût, donc ; fidèlement rendu.

Quant aux extraits québéquois du « Petit livre d’Anna-Magdalena Bach«  _ du CD « Bach » Analekta, ils sont tout bonnement délicieux… Loin du concert, loin des salles et des publics _ cf aussi le CD Alpha 128 chroniqué dans « Articles en souffrance _ un inventaire à la Prévert » :  le CD Alpha 128Trios pour Nicolaus Esterhazy” de Joseph Haydn, par l’ensemble Rincontro (les excellents Pablo Valetti, Patricia Gagnon et Petr Skalka) :

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pour une autre forme, encore, de musique « intime » : pour Nikolaus Esterhazy, en ses résidences (princières, cette fois) d’Esterháza, d’Einsenstadt ou de Vienne _ ;

loin du concert, loin des salles et des publics à séduire, nous pénétrons dans la joie musicale domestique la plus pure ; d’une grâce infinie, en cette succulente interprétation _ toute « pure » _ de Karina Gauvin, Luc Beauséjour et Sergei Istomin…

Titus Curiosus, ce 6 septembre 2008

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