Sur l’éthique de professeur : la protestation de dignité de Jacky Dahomay
En appendice à mes deux précédents articles « De ce que c’est qu’un “maître” de philosophie _ quand s’effondre l’Ecole… » (le 7 décembre) et « Sur le “rencontrer” _ philosophique : le point de vue du “prof de philo” » le 12 décembre), à propos du très, très riche “Portraits de maîtres _ les profs de philo vus par leurs élèves“, sous la direction de Jean-Marc Joubert et Gilbert Pons, aux Editions du CNRS (paru au mois d’octobre 2008)
_ auquel manquent un « portrait« , par un Jean-Paul Michel, de Jean-Marie Pontévia ; et un « portrait« , par un Daniel Truong-Loï, de Bernard Sève, à mon humble goût, tout du moins _,
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je veux joindre ce très bel article (dans la rubrique « Rebonds« ) de Jacky Dahomay
_ qui fut mon condisciple sur les bancs de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Bordeaux vers 1965-66… _
dans l’édition de Libération d’avant-hier 17 décembre ( à la page 36) ; en commentaire de sa démission du Haut Conseil à l’intégration
(un très bel article auquel je me permets de joindre 11 (belles, à la seule exception de la toute première) « réactions » de lecteurs sur le site du journal
(http://www.liberation.fr/societe/0101306133-le-cynisme-des-chiens
& http://www.liberation.fr/societe/0102306133-reaction-sur-le-cynisme-des-chiens ) :
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17 déc. 6h51 Le cynisme des chiens
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Jacky Dahomay professeur de philosophie à la Guadeloupe, démissionnaire du Haut Conseil à l’intégration.
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Le récit ahurissant fait par un enseignant du Gers concernant l’intrusion dans sa classe de gendarmes et d’un chien, m’a littéralement bouleversé. Et j’ai pleuré. De rage bien entendu. Je suis un vieil enseignant, à la veille de la retraite. Ce métier a été ma seule vocation. Je me suis toujours tenu pour le seul maître dans ma classe après Dieu (s’il existe bien entendu !) et personne n’y entre sans mon autorisation, ni chef d’établissement, ni inspecteur, ni ministre et, a fortiori, ni gendarme ni chien. Impossible ! A moins d’un cas de force majeure grave que le chef d’établissement devra m’expliquer au préalable. Je le dis donc tout net : si une telle chose m’arrivait, je donnerais l’ordre aux élèves de désobéir. Telle est mon éthique de professeur.
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J’estime ma mission d’enseignant plus haute que ma propre sécurité. En vérité, depuis quelques années, les enseignants s’accommodent de bien de choses inacceptables. Oublient-ils ce principe républicain qui veut que l’instruction publique vise aussi à former des citoyens incommodes ? Comment en est-on arrivé là ? Tout se passe aujourd’hui comme s’il y avait une redoutable confusion des rôles, des institutions comme de leurs fonctionnaires. De toute évidence, au niveau des responsables de l’Etat comme au sein de la population, il y a confusion entre l’espace public propre à l’école et d’autres formes d’espaces publics ou communs. Or, l’école n’est pas publique au sens où peuvent l’être les chemins de fer, les télécommunications ou la place du marché. Cela fait des années qu’on croit bien faire en ouvrant l’école sur l’extérieur. La rue y est entrée, avec son lot de désagréments. Si la rue peut enrichir l’expérience, seule l’école donne une véritable instruction. Comment des vérités aussi élémentaires peuvent-elles avoir été oubliées ?
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Admettons qu’un policier ait toute légitimité pour procéder à des fouilles dans les aéroports et dans la rue (à condition bien sûr que cela ne s’adresse pas qu’aux basanés !). Cela lui donne-t-il pour autant le droit de se substituer à l’autorité du maître dans sa classe ? On a du mal à distinguer entre le maître qui impose une domination et le maître qui exerce un magistère. Et comme ce principe s’est perdu, le maître-chien, fût-il gendarme, se sent autorisé lui aussi à prendre la place de l’enseignant à l’école. Et quand un magistrat se permet de croire que la peur du gendarme introduite brutalement à l’école est ce qui préservera les élèves de la délinquance on se demande, bien que n’étant pas gaulois, si le ciel n’est pas tombé sur notre tête ! La peur et la répression ont remplacé la mission éducative de l’école. Quel échec ! Sait-on simplement que lorsque le chien et le gendarme se substituent à l’autorité du maître à l’école, c’est que les loups hurlent déjà aux portes de nos villes. Il s’ensuit en général un bruit de bottes sur les trottoirs.
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Mon cœur donc gronde de colère et qu’on le laisse faire ! Il y a des moments où la raison raisonnante devient impuissante et laisse place à l’indignation. Toutefois, des chiens, préservons-nous de leur rage et de leur cynisme. J’emprunte cette expression, «le cynisme des chiens», à Chateaubriand qui, dans ses « Mémoires d’outre-tombe« , l’utilise pour qualifier les révolutionnaires qui, sous la Terreur, bons pères de famille, emmenaient leurs enfants se promener le dimanche en prenant soin de leur montrer en passant le dada des charrettes qui conduisaient des citoyens à la guillotine. Le cynisme est dans la contradiction voulue et assumée opposant les grands principes humanitaires qu’on affiche et la pratique quotidienne du massacre de citoyens.
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Aujourd’hui, nous avons affaire à une autre forme de cynisme. Dans le spectacle que donne à voir par exemple le gouvernement actuel de la France. Le président Nicolas Sarkozy le premier. Son cynisme consiste à affirmer une chose et son contraire. Dans son agitation ultramédiatisée, il procède à une «désymbolisation» constante des institutions de la république. Il y a bien là un travail d’affaiblissement de l’autorité de ces dernières. Pour parodier Hannah Arendt _ l’auteur de, par exemple « La Condition de l’homme moderne » _, disons qu’il y a aussi perte d’autorité quand les adultes refusent d’assumer le monde dans lequel ils ont mis les enfants, les vouant ainsi à une culture de la violence. Le refus de l’éducation est l’étalage de la répression et le culte de la sécurité. C’est ce refus de l’éducation qui pousse à vouloir incarcérer des enfants de 12 ans. Reste maintenant à obliger des psychiatres à inventer une substance antiviolence qu’on inoculerait aux femmes enceintes, sans leur consentement bien entendu.
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Tout cela est grave, très grave. La démocratie _ c’est-à-dire le suffrage universel ; et dans des conditions d’information, d’explication et de (large) débat suffisamment honnêtes ! _ ne fait pas toute la légitimité d’une république. Un pouvoir tyrannique peut se mettre en place « démocratiquement ». L’Histoire, comme on le sait, ne se répète pas et les formes de totalitarisme à venir sont forcément inédites. Nous sentons bien qu’une nouvelle sorte de régime politique, insidieusement, se met en place. Quand, à l’heure du laitier, un journaliste est brutalement interpellé chez lui, devant ses enfants ; quand des enfants innocents sont arrachés de l’école et renvoyés dans leur pays d’origine ; quand une association caritative est condamnée à de lourdes amendes pour être venue en aide aux sans-abri ; quand… Même si nous n’avons pas encore tous les éléments théoriques permettant de penser ce régime inédit, il se présente déjà avec des signes certains de la monstruosité. Face à tout cela, le Parti socialiste, principal parti d’opposition, se déchire lamentablement. L’heure serait-elle venue, pour nous enseignants du moins, d’entrer dans la désobéissance civile ?
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Je ne parle peut-être pas d’outre-tombe, mais je suis d’outre-mer. Comme beaucoup d’Antillais, j’ai aimé une certaine France malgré l’esclavage et la colonisation, malgré Vichy et la collaboration. Cette France qui, à deux reprises, a su abolir l’esclavage, celle des droits de l’homme et des valeurs universelles. Celle dont l’école, malgré ses aspects aliénants pour nous, a su donner le sens de la révolte à un Césaire _ l’auteur de, par exemple, « Cahiers d’un retour au pays natal » _ ou à un Fanon _ l’auteur de, par exemple « Les Damnés de la terre« . Qu’il faille dépoussiérer cette vieille école républicaine ne signifie pas qu’on doive la jeter avec l’eau du bain. Est aussi à réviser cette identité républicaine hypocrite qui a du mal à s’ouvrir à la diversité. Et quand on constate que Monsieur Brice Hortefeux, ministre de cet affreux ministère de «l’Intégration, de l’Identité nationale et de l’Immigration» aux relents franchement vichyssois, se permet de réunir, à Vichy précisément, les ministres européens chargés des questions d’immigration, on peut légitimement penser qu’il y a là une continuité conservatrice inquiétante. Ce ministre a rendu visite le 10 décembre au Haut Conseil à l’intégration. Je n’y étais pas. J’ai démissionné du HCI. Cette France, qui vient ou qui se met en place sournoisement, je ne l’aime pas. Devrions-nous alors, d’outre-mer, faire dissidence ? Je ne sais pas. Ce qui est sûr en tout cas c’est que la plus grave erreur serait de se dire, comme à l’accoutumée, que les chiens aboient et que la caravane passe.
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Voilà pour cet important article publié par Jacky Dahomay.
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L’écrivain Edouard Glissant s’est associé à Jacky Dahomay.
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Dans un message parvenu hier à «Libération», celui-ci _ auteur de, par exemple (avec Patrick Chamoiseau) « Quand les murs tombent, l’identité nationale hors la loi » _ s’adresse ainsi au président du Haut Conseil à l’intégration :
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« J’ai le regret de vous présenter ma démission de membre du Haut Conseil à l’intégration. Celle-ci s’appuie sur ce qui a été prononcé par mon collègue, Jacky Dahomay, avec qui je suis en complet accord. »
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Réactions des lecteurs (sur le site de « Libération ») :
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scarlett Lamentable
Vous _ vraisemblablement à ml 69… _ n’avez rien compris, ou vous faites exprès d’être ignoble ? « Qui ne dit mot consent« , dit un proverbe connu. Fallait-il que ce collègue reste pour cautionner un gouvernement qu’il réprouve ? Il y aura toujours de nouveaux Papons pour obéir aux ordres . Qu’ils se déshonorent ! Le véritable honneur est du côté de ceux qui disent NON ! Alors, bravo collègue philosophe. Des textes comme le vôtre nous vont droit au cœur !
Jeudi 18 décembre à 18h53
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plb merci
Monsieur,
Vous écrivez ce que je n’ai pas su écrire, je n’ai pas de talent pour exprimer ma révolte, ma colère, mon indignation. J’ai pleuré, je n’ai pas dormi, j’ai alerté tous ceux qui peuvent agir autour de moi.
J’étais enseignante, prof d’Histoire en collège. Quand nous parlions de la Résistance, je disais à mes élèves de 3e qu’il fallait savoir désobéir aux ordres iniques…
Comme vous, je pense que les chiens et les gendarmes n’ont rien à faire dans l’espace que nous remplissons, les élèves et nous. Lorsque, parfois, je laissais la porte ouverte parce qu’il faisait trop chaud , ils me disaient : « Fermez la porte , Madame... » Parce que ce lieu où nous rencontrions Guy Moquet, Guernica, le peuple de la Commune, ce lieu où ils apprenaient les principes de la République, des Droits de l’Homme, des luttes pour la paix, ce lieu où les murs étaient couverts de phrases de Voltaire, de Montesquieu, d’articles de loi, de photos, de doc’ qu’ils alimentaient, qu’ils surveillaient… Ce lieu _ de parole « libre », confiante, sans espion(s) à la porte _ était devenu le leur, un lieu un peu sacré…
Certains me demandaient des comptes lorsque je rajoutais une phrase, certains rêvaient parfois au lieu de travailler, et soudain me posaient des questions sur telle loi, tel droit, tel homme ou femme. Rien n’était jamais considéré comme « hors sujet » puisqu’il s’agissait de former des citoyens, des adultes en devenir…
Nous nous sommes parfois demandé ce que nous ferions si une rafle se produisait comme dans le film « Au revoir les enfants » de Louis Malle. Ils étaient tous convaincus que je ne laisserais personne « les prendre ». Je leur répondais qu’on ne sait pas, que personne n’est sûr d’être un héros, que certains seraient sans doute plus courageux que moi. Mais je me disais toujours que, non, je ne pourrais pas laisser faire, que je m’interposerais. Parce que c’est notre devoir, parce que je n’aurais pas pu trahir leur confiance _ voilà le mot capital. Comme vous, je n’ai jamais autorisé quiconque à franchir le seuil de la classe sans mon accord préalable.
Une mission, oui, assumée pendant trente sept ans. Je n’ai eu d’autre ambition que de rester fidèle à cette vocation et cette éthique dont vous parlez si bien. Merci, monsieur.
Pierrette LE BERRE, professeur d’Histoire et Géographie à la retraite
Jeudi 18 décembre à 18h00
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albrecht merci
magnifique ! Merci M. Dahomay ! c’est exactement la lettre que je rêvais de lire après (entre autres) le récit de cet instituteur, qui m’a, moi aussi, fait pleurer.
Jeudi 18 décembre à 17h56
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Thibault Luttons
Enfin une voix qui dit les choses telles qu’elles sont. Ah ! Si seulement les éditorialistes de Libération pouvait eux aussi avoir la lucidité de Jacky Dahomay et cesser de voir Sarkozy comme un sincère républicain qui fait ce qu’il peut pour redresser la France. Mais écoutez donc Dahomay et…
Jeudi 18 décembre à 15h44
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leon darpa résistance
Il est rassérénant de lire de plus en plus de ces réactions indignées, motivées, tellement bien écrites… Cette terrible et inquiétante confusion dont parle Mr Dahomay fait son œuvre tranquillement et sûrement, comme une rouille invisible et inexorable… Je le renvoie à sa surprise…
Jeudi 18 décembre à 14h06
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teletat intégration
Merci Monsieur, mais qui est encore capable d’abandonner sa chaise de privilégié ? Surtout pas à France Télévision.
Jeudi 18 décembre à 12h35
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PHI Émotion
Je suis très ému par ce texte, par sa beauté comme sa clairvoyance. Oui, nous voyons venir un totalitarisme « édredon », étouffante protection d’une France qui sent le renoncement, la lâcheté, la fermeture à l’autre…
Jeudi 18 décembre à 12h30
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Dom Bravo
Bravo Monsieur pour ce texte, puisse-t-il inspirer de nombreux autres citoyens…
Jeudi 18 décembre à 10h54
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ted34 Bravo!
Bravo pour ce texte magnifique !
Mercredi 17 décembre à 22h54
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Voir L’intelligence
J’ai aimé ce texte sobre et intelligent. Je lui ai accordé du crédit _ = confiance _ car la démission montre symboliquement que l’attraction des ors de la république, si elle peut éblouir les plus faibles ou les plus veules, ne sauraient acheter les esprits intégres.
J’espère que la publicité qu’il mérite sera faite à ce texte et qu’il sera suivi de réactions publiques qui nourriront la réflexion collective sur l’enseignement ainsi que sur les insidieuses dérives de notre société.
Mercredi 17 décembre à 22h10
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ml69 Zut alors…
Mais comment va t on pouvoir faire les testings maintenant ? et puis les revues de livres d’histoire pour les adapter à la diversité ? J’adore les personnes pensant que leur démission va enfin déciller les yeux des « mal-pensants ». Que d’égo mal placé. La politique de la chaise vide est la première manifestation de la stupidité. Il ne va pas nous manquer le philosophe…
Mercredi 17 décembre à 21h05
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Quelque chose serait-il en train de changer, frémir, bouger, dans la république de France ?..
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Titus Curiosus, le 19 décembre 2008
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