Interpréter _ magnifiquement _ la musique : Rameau (par Skip Sempé), Bach (par Bernard Foccroule)

— Ecrit le vendredi 2 janvier 2009 dans la rubriqueHistoire, Musiques”.

Deux grands disques, pour commencer l’année « de toute beauté » :

le « Toccaten & Fantasien fûr Orgel » de Jean-Sébastien Bach, par Bernard Foccroule _ sur le très remarquable Orgue Schnitger de la Martinikerk de Groningen : CD Ricercar 276,

que présente Jérome Lejeune en sa très belle collection de musique ancienne, Ricercar, fondée il y aura vingt-neuf ans, cette année 2009 : en 1980 ;

et le « Rameau _ La Pantomime« , œuvres de Jean-Philippe Rameau, par Skip Sempé (et avec Olivier Fortin pour les pièces à 2 clavecins) _ sur un clavecin de Bruce Kennedy (« after 18th century French models« )  de 1985 ; et un clavecin d’Émile Jobin (« after 18th century French Models« ) de 1983, pour l’instrument sur lequel joue Olivier Fortin _ grâce à la courtoisie de Jean-Luc Ho : CD Paradizo PA005

(accompagné d’un DVD de 18 minutes, pour l’interprétation de pièces d’Armand-Louis Couperin : « La Chéron » ; Jacques Champion de Chambonnières, une « Sarabande » ; et Pancrace Royer : « La marche des Scythes« , par Skip Sempé ; et de Rameau à 2 clavecins, par Skip Sempé et Olivier Fortin : « La Pantomime » et « La Cupis« , en un superbe hôtel parisien du XVIIIème siècle) ;

Paradizo étant l’entreprise de disques qu’a fondée Skip Sempé en 2006.

Le programme du CD « Toccaten & Fantasien fûr Orgel » de Jean-Sébastien Bach, par Bernard Foccroule est remarquablement composé (= intelligemment choisi, sélectionné eu égard à l’impact de ces pièces sur la sensibilité) par l’interprète, Bernard Foccroule :

il « regroupe _ certes _ quelques unes des œuvres d’orgue les plus célèbres de J. S. Bach, ainsi que des fantaisies de choral » _ moins « célèbres« , par conséquent… Le point commun, cependant, entre toutes celles ici choisies, est que, « la plupart« , d’entre elles, du moins, « font apparaître l’influence de _ la flamboyante _ école nordique, en particulier de Buxtehude et Reinken ;

mais sous des formes très différentes _ et c’est là que le programme du CD est remarquablement constitué, par Bernard Foccroule _, selon qu’il s’agit de fantaisies de choral, ou des grandes formes libres«  _ ou de « stylus phantasticus »

_ ô combien triomphant chez Buxtehude et Reiken !..

« Les quatre fantaisies de choral forment un groupe très homogène« , avance immédiatement Bernard Foccroule dans la présentation de son programme, page 5 du livret. Non seulement « on considère généralement qu’elles ont été composées entre 1705 (date du séjour de J. S. Bach _ qui a tout juste vingt ans alors _ auprès de Buxtehude à Lübeck) et 1710« , « mais la découverte récente d’un manuscrit copié par le jeune Bach en 1699-1700 _ il a alors quatorze-quinze ans à peine _ et contenant deux des plus grandes fantaisies de choral de Reiken et Buxtehude, prouve que le jeune musicien fréquentait cette _ immense !!! _ musique dès l’adolescence.« 

Bernard Foccroule en déduit que « il n’est donc pas exclu que ces quatre fantaisies de choral aient été écrites un peu plus tôt, soit entre 1700 et 1707 » _ par un compositeur d’à peine quinze-dix-sept ans…

La caractéristique dominante de ces fantaisies de choral

est l’importance, pour la musique, du contenu spirituel  de ces chorals luthériens ;


ainsi, pour la « Fantasia super « Wo Gott der Herr nicht bei uns hält« , BWV 1128,

le motif de la détresse d’« un possible abandon de l’homme par Dieu«  ;

et « la pensée musicale s’attache à suivre de très près le sens du texte«  ;

car « la plupart des grandes fantaisies de choral d’Allemagne du nord nous proposent une réflexion musicale et théologique sur le sort tragique de l’humanité, une humanité qui serait déchue et privée d’espoir si elle ne pouvait compter sur la Grâce divine, incarnée par le sacrifice du Christ«  _ qui fait tout le sens (page 7).

« Il s’agit donc d’une représentation du monde très dramatique, à la fois sombre et lumineuse, extrêmement pessimiste et _ aussi _ non dénuée d’espérance.« 

Et « la force de la musique de ces grands maîtres _ du jeune Bach _ est précisément de faire ressentir simultanément _ le Baroque est fondamentalement oxymorique _, mieux que ne le pourraient faire tous les discours, l’intensité du drame humain et le caractère miraculeux du Salut,

dans une dialectique _ renforcée par l’extrême de la violence du monde ! _ où chacun des deux termes s’oppose à l’autre et le renforce… »


« Bien qu’elles appartiennent au genre des « pièces libres »,

et qu’elles soient à ce titre dépourvues de toute référence littéraire,

les Toccatas et Fantaisies de Bach sont des œuvres profondément influencées _ elles aussi _ par l’art rhétorique. »


Par exemple, la « Fantaisie en sol mineur » BWV 542 « frappe par sa puissance expressive ainsi que par la clarté de son discours _ page 9. Celui-ci s’articule sur deux idées musicales parfaitement contradictoires qui sont proposées à tour de rôle, approfondies, et finalement magistralement synthétisées. Les recherches harmoniques et enharmoniques dépassent ici tout ce que la littérature d’orgue avait produit avant Bach. »


Ou : « la « Passacaille en ut mineur » BWV 582 est un autre monument insurpassé »

_ et « on sait que le jeune Bach copia la « Passacaille » et les deux « Chaconnes » de Buxtehude« …

Bernard Foccroule commente _ page 10 _ ainsi :

« Bach rejoint ici la tradition médiévale de l’œuvre musicale conçue comme reflet de la perfection de la Création. La musique est discours, certes, mais ici elle se rapproche davantage de l’architecture :

chaque détail nourrit la forme globale, chaque variation est un microcosme  qui contient en puissance la matière de l’ensemble, de la même manière que l’œuvre elle-même renvoie à un macrocosme qui nous dépasse infiniment.« 

Ce pour quoi je me permettrai de renvoyer aux analyses de Gilles Deleuze, quant au « pli » baroque

_ in « Le Pli : Leibniz et le Baroque » (en 1988) :

Jean-Sébastien Bach (1685 – 1750) est aussi un contemporain de Leibniz (1646 – 1716)…

Un disque (Ricercar) impressionnant à l’écoute :

la puissance de bonheur de Bach

est dans l’affirmation de la plénitude de sa foi…

Mais c’est à un tout autre univers

_ « poïétique », dirai-je ;

ou de « génie », musical et poétique à la fois… _

que nous convie l’œuvre, toute d’esprit _ wit ! _ français, elle,

de son, pourtant, très exact contemporain, Jean-Philippe Rameau (1683-1764) ;

et plus encore telle que

le génie singulier (d’interprète) de Skip Sempé

nous la donne _ magnifiquement ! _ à entendre ici,

en des aspects décisifs du propre « génie » singulier de créateur de musique

de Jean-Philippe Rameau !

Ici encore, le livret de ce CD (Paradizo) est remarquable

_ serait-ce un trait (neuf ?) de ce temps-ci ?.. _ ;

et sous la « forme », cette fois, d’une « interview« ,

par un questionneur non nommé _ Skip Sempé lui-même ? _ ;

qui met excellemment en évidence

ce que l’on pourrait qualifier de « la modernité audacieuse »

et « piquante »,

de Rameau,

par rapport, par exemple, à un certain « traditionalisme« 

_ dans les nuances infiniment délicates du camaïeu des « sentiments » _

attribué par Skip Sempé à François Couperin (1668 – 1733), « préférant « ce qui le touche à ce qui le surprend ! »

_ et on n’est certes pas sans savoir l’admiration (et réciproque, qui plus est !) de Jean-Sébastien Bach et François Couperin… _ ;

« modernité audacieuse » _ et « piquante » _ que choisit ici de faire

résonner sous ses doigts

de claveciniste

_ ainsi que ceux de son tout aussi excellent « compère » Olivier Fortin,

pour des « adaptations » « à 2 clavecins » des « Pièces de clavecin en concert » :

dans une formation d’« accompagnement » du clavecin par le violon

_ comme chez Jean-Sébastien Bach ; ou Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711 – 1772) _ ;

violon auquel Rameau vient « ajouter » une viole de gambe

(ces « Pièces » ont été publiées en 1741, Skip Sempé le rappelle, page 17 du livret ;

« les instruments mélodiques servent à amplifier les traits et les intentions harmoniques/mélodiques de la partie de clavecin obligé« )…

Bref,

ce sur quoi je désire orienter l’attention,

c’est sur la vitalité et l’inventivité même de composition _ improvisatrice _ de Rameau,

que Skip Sempé tâche _ et réussit excellemment, comme jamais _ à faire ressentir ici, par son jeu même :

ne « citer » que « la mélodie, l’harmonie et le rythme« 

paraît « terriblement » insuffisant à Skip Sempé _ page 18 du livret… ;

et bien trop « académique«  :

il le précise ainsi,

même si la traduction en français de l’original anglais laisse parfois un peu, beaucoup, à désirer… :


« Citer ces trois éléments est devenu populaire (!) au XXème siècle, car c’était une façon académique (!) de faire référence à l’information (!) qui est « imprimée sur la page » d’une partition musicale.

La mélodie et l’harmonie sont importantes,

mais ce à quoi on se réfère en tant que « rythme » est maintenant devenu simplement prévisible _ hélas ; et c’est bien peu dans l’esprit (et « génie ») français, cela !.. _, inflexible _ a fortiori !.. _ ou « métronomique » _ le pire ! au pays des « notes inégales » !..

Or ce n’est pas le concept de rythme,

mais celui de « timing »

qui est important à comprendre et à cultiver.

On doit aussi ajouter le timbre, et le langage,

à la liste de ce qui est important pour une interprétation musicale réussie. »

Or « de nombreux critiques et commentateurs du XXème siècle ont considéré que le « timing » et le timbre étaient trop « personnels »,

la subjectivité dans la musique classique était considérée comme « malsaine ».


La raison pour laquelle l’interprétation baroque a été déformée par l’idée

_ ou « idéal » revendiqué comme « norme » ! _

de « non interprétation »

est claire :

si tout le monde a le même son,

alors personne ne peut saisir la différence entre un interprète et un autre.

Cela produit une sorte de « joliesse » _ oui ! _,

pas un concept (!) très attractif en art…

Le texte est une chose,

mais l’improvisation, la transcription et l’interprétation créative en sont une autre.


L’interprétation est inévitable.

Achever l’œuvre de la nature

est un des plus sains et des plus grands défis« …


Bref,

cet enregistrement par Skip Sempé de Rameau,

est à placer dans l’ordre des grandes réussites d’interprétation du « génie » baroque ;

par exemple les Bach et les Scarlatti

_ et aussi, dernièrement, le François Couperin ! _

du très grand Pierre Hantaï…


Un magnifique CD

qui nous approche

de ce que fut

_ et demeure, sub specie æternitatis : c’est à dire au plus vif du vif d’un vivant ! _

un des plus grands « génies » de l’esprit français,

Jean-Philippe Rameau…


Titus Curiosus, ce 2 janvier 2009

P.s. :

Sur le concept de « génie » (en Art),

on peut lire l’analyse de Kant (1724 – 1804),

en sa « Critique de la faculté de juger » (« Analytique de la faculté de juger esthétique« , en 1790)…

Commentaires récents

Posté par colbert
Le 4 janvier 2009

Curieux mon cher Titus, en ce début d’année (queje te souhaite belle et bonne) cette affirmation du devoir de l’interprète de se réapproprier l’oeuvre : alors que les marmonnements de Glenn Gould me sont insupportables jusqu’à la répulsion nauséeuse, et que les glissades simiesques de Rubinstein sur Chopin soient susceptibles d’indisposer… Saurais-tu ou voudrais-tu nous télécharger sur ce site quelques dizaines de secondes de ces enregistrements ? Si c’est permis… Ce nous serait d’un grand attrait. Ecouté ce matin un exaspérant « Allons Chochote » par Maurice Bacquet, d’Eric Satie. Grotesque, se voulant amusant deuxième degré, mais désespérément englué dans le crétin premier degré, sombrant dans le ridicule le plus navrant et le plus hérissant. Ce Satie, traité d’imposteur rudimentaire par un de mes collègues (M. Riotte, dont le nom signifie « la rixe »), fut tout de même orchestré par Claude de France, que je déteste, mais que je ne peux m’empêcher d’écouter jusqu’au bout dans le ravissement dès les premières notes…

Ton article vaut surtout à mon sens pour la musique des noms propres, et ce pluriel « Toccaten », délicieusement Bolzanien (région d’Italie où l’on parle un défrisant dialecte mi-allemand, mi-italien)…
J’ai reçu des voeux aixois de la Non-Maison avec photo de Plossu, j’y ai répondu avec plaisir.
Observé tes boîtes aux lettres : l’une pour la pub, vicieusement bordée d’une ouverture plastique de sac poubelle que l’on décèle (cruel sarcasme). Et ce qui figure sur ta porte, à supposer que ce ne soient pas des avis de saisie bovaresques, je vais aller le lire de près.
A plus, Optime Collega !

Le 28 janvier 2009

[…] cf mon article du 2 janvier 2009 “Interpréter _ magnifiquement _ la musique : Rameau (par Skip Sempé), Bach (par Bernard Foccroule)” […]

Vous souhaitez réagir & ajouter votre commentaire ?

XHTML: Vous pouvez utiliser les balises html suivante : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>


*


five + 8 =

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur