Archives du mois de mars 2009

la poétique musicale du rêve des « Jardins sous la pluie », voire « La Mer », de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié

10mar

Avec « Le Songe musical _ Claude Debussy« 

(paru au mois de novembre 2008, aux Éditions Gallimard, dans l’excellente collection « L’Un et l’autre« , que dirige Jean-Bertrand Pontalis),

le remarquable proustien (« Proust et le roman _ Essai sur les formes et techniques du roman dans « A la Recherche du Temps perdu »« ) qu’est Jean-Yves Tadié nous mène, avec ravissements, sur les chemins mouvants et liquides de la poïétique (de « rêverie ») d’un autre immense créateur, avec Proust _ « ils peuvent chacun en son domaine prétendre au titre de plus grand artiste français« , page 187 (en tête d’un chapitre, bref, mais riche, « Proust et Debussy« ) _, sur les traces des secrets de la création : musicale, cette fois, de Claude Debussy (Saint-Germain-en-Laye, 22 août 1862 – Paris, 25 mars 1918)

_ Marcel Proust : Paris, 10 juillet 1871 – Paris, 18 novembre 1822 :

Debussy et Proust sont d’exacts contemporains : « ils auraient pu se connaître, devenir amis » ; mais ils « eurent des relations difficiles » ; car « Proust est ami de Reynaldo Hahn. Mais voilà, Debussy et Reynaldo Hahn ne s’entendent pas : l’un tient la musique de l’autre pour peu de choses, l’autre le trouve franchement antipathique » ; ainsi marche le monde… Cependant « Proust adore « Pelléas«  » _ page 189 _ ; et il « place l’œuvre du compositeur dans son intrigue«  _ de « La Recherche » _, en la joignant au goût de Debussy pour Chopin ; « et l’air de Pelléas au sortir du souterrain : « Ah ! Je respire enfin ! » (air du reste inspiré du chant des prisonniers de « Fidelio« , note Proust) exprime le soulagement d’apprendre que Chopin revient à la mode« … _ pages 189-190…

L’objectif de ce passionnant et très riche essai

(bien à tort réputé « genre léger, subjectif, condamnable » _ cf la remarque ironique de la page 79, à propos des « professeurs de littérature » de « la Sorbonne de la fin des années cinquante » !..)

est rien moins que la recherche d' »un art poétique » : « retracer (l)a démarche créatrice, qui est obscure«  _ page 14 ; mais en va-t-il jamais autrement ?.. _ de Debussy :

« la musique » étant « un autre langage » que celui d’un écrivain : « même s’il est directement relié à l’âme, la traduction _ transposition d’un medium à un autre _ est réservée. Elle n’est pas rationnelle« … C’est donc au « mystère » de la musique _ ainsi que « dans la musique«  (page 11) _ de Debussy que va s’appliquer l’effort de sagacité de Jean-Yves Tadié en cet « essai«  :

« Le mot _ « mystère » _ est familier à Debussy, qui l’applique magiquement à Turner, « le plus beau créateur de mystère qui soit en art », et repris par Jankélévitch dans le titre du plus beau livre _ « Debussy et le mystère » _ écrit _ paru en 1949 aux Éditions de la Baconnière _ sur le musicien » (page 13).

Précisons le défi :

« Il ne s’agit pas seulement de s’enfouir dans une œuvre comme dans une maison, de s’y blottir sous les couvertures, mais, se retrouvant dans l’auteur et dans sa musique, d’en ressortir _ toutes ces métaphores spatiales ont du poids… _ avec une lumière nouvelle. Finalement, je ne comprends de Debussy que ce que j’ai d’abord, jadis ou maintenant, éprouvé _ forcément : il n’y a pas d’autre chemin, jamais, de la pensée (y compris de l’analyse philosophique) que la voie (à fleur des sens) de l’æsthesis... (…) C’est par la reproduction _ l’expression est volontairement rugueuse, maladroite, inadéquate : pour au mieux manifester l’impossible défi à relever, dans le genre des ascensions follement escarpées, à fleur de roches coupantes pour le corps-instrument à (se) forger… _ en soi _ il n’y a pas d’autre voie _ de ce qu’on croit être l’autre _ à rejoindre enfin ! qui le recherche ?.. et à ce point ?.., sinon dans certaines amours… _ que l’on peut retracer sa démarche créatrice _ celle du génie, aventureux, qui ose, s’élance, avance même difficilement en la « fantaisie » de son « songe« , à la fois libre, et complexe, dans la danse reptilienne de ses « arabesques« … _, qui est obscure«  (page 14) _ et que la réception (æsthétique) permet d’espérer re-constituer (et noter, écrire !), en de merveilleuses approximations, s’efforçant de mettre ses pas (d’écoute _ et d’écrivant !) dans les siens (de compositeur)…


Claude Debussy, tout en étant de son temps (marqué par le symbolisme : il est « un être de fuite«  _ page 28 _, affecté d’« une mélancolie profonde«  _ page 29 _), est un lutteur, en révolte perpétuelle : non seulement il rejette tous les académismes, mais « peu d’hommes trouvent grâce à ses yeux ; et il ne loue la musique d’aucun compositeur contemporain : ni de Fauré, ni de Franck, ni de Chausson, ni de Dukas, ni de Roger Ducasse, ni de Caplet, ces derniers pourtant amis et disciples, ni de Ravel » _ page 29.

« Je veux écrire mon songe musical, dit Debussy en 1911, avec le plus complet détachement de moi-même« , précise Jean-Yves Tadié, page 36 : « Debussy ne se plaît que dans son monde intérieur : « Je ne puis concevoir de plus grand plaisir que d’être assis sur mon fauteuil devant ce bureau, en regardant les murs qui sont autour de moi, jour après jour, nuit après nuit. Dans ces perspectives  je ne vois pas ce que vous voyez dans les arbres devant ma fenêtre, je ne vois ni n’entends comme vous. Je vis dans un monde imaginaire _ celui de sa poïesis _, mû par quelque chose que me suggère _ seulement ! _ mon environnement intime _ plus ou moins prosaïque, et plus ou moins partagé, lui (avec ses proches ; et contemporains) _, plutôt que par des influences extérieures, qui me distraient _ de cette poïesis _ sans rien m’apporter. J’éprouve une joie exquise à fouiller profondément _ nous y voilà : en ce travail fécond et secret de l’œuvrer ! de l’artiste, qui s’y soumet alors, en permanence… _ en moi-même ; et si quelque chose d’original doit sortir de moi _ par cette poïesis _, ce ne peut être que de cette manière », page 37. « Le compositeur, poursuit Jean-Yves Tadié, est d’autant plus enfermé en lui-même que, contrairement aux écrivains, il ne peut pas raconter autrement que par transposition dans le langage verbal ou en le chantant, ce qu’il écrit _ musicalement _ ; et qu’il n’y a pas de travail plus ardu, douloureux  _ en son exploration des sens qui s’y adonnent, d’abord en aveugles : dans l’obscurité (sonore) qu’il s’agit de percer, peu à peu, en avançant, de mettre à jour, en la dé-couvrant, phrase à phrase, son à son, sonorité par sonorité sensiblement décapée _, que de rechercher des associations de timbres entièrement nouvelles, des phrases qu’on n’avait jamais encore entendues. On peut rêver _ voilà le mot pour dire cette phantasia-là… _ en musique, ou de la musique. Y a-t-il une musique onirique ? Celle des fantaisies, des ballades, des rapsodies pour clarinette ou saxophone, celle de « Jeux« , du « Prélude à l’après-midi d’un faune » ? Celle qui échappe à l’ordre non de la raison verbale, mais de la raison musicale, des développements de la surprise _ mais oui ! _ ? Le portamento, le rubato seraient autant de libertés rêveuses _ cette alliance est bien tout le secret de cette aventure improbable, impitoyable (à corps éperdument livré !) et si exquisément délicieuse (aussi : enchanteresse !) du créateur en son exploration-découverte !.. _ dans l’interprétation, tout comme les prolongements de la pédale. Et le silence : ce qui est resté de songe au fond de la flûte du faune« , pages 37-38…

« A quoi reconnaître une musique inspirée par le rêve ? Sinon à la rupture incessante, à la condensation de thèmes inattendus, à leur défiguration : marches militaires moquées, rondes de chevaux de bois, leitmotive de « Tristan » replacés dans le « coin des enfants« , sérénades, mais interrompues comme l’œuvre elle-même, « La Sérénade interrompue« , dont le destin s’inscrit dans un seul morceau. La rêverie, on la reconnaît dans « le côté Chopin de Debussy », dans le lyrisme délicieux, qui, hélas !, contrairement à celui de Chopin, ne dure pas : « Arabesques« , « La plus que lente » avaient _ pourtant, un peu… _ laissé espérer le contraire. Le tempérament de Debussy, son inquiétude et la recherche de l’originalité ne le lui ont pas permis. Dans les Évangiles, la transfiguration _ la vie aussi… : en conséquence, il faut apprendre vite ! _ est de courte durée.

Mais elle existe. Ces moments si denses, ils résultent d’une décision _ de la part de l’artiste se livrant à la création _ : « Faisons de la musique contenant toute notre vie », page 38.

Aussi le chapitre « Esthétique«  (pages 57 à 73) recense-t-il « les règles du langage musical« , règles « toutes pratiques«  (page 60), qu’élabore, sur le tas _ « les théories ne naissent que lorsque les œuvres sont créées » (page 58) ; et « chacun doit apprendre à vivre sans école, sans maître, sans disciples », écrit Debussy en 1908, au sommet de sa renommée » (page 60) _, Debussy :

« Premier principe » : Debussy « sent (…) qu’il y a encore beaucoup à explorer et à dire, parce que la musique est « un art très jeune comme moyens et comme connaissance » (…) : presque tout est encore à dire«  (page 61).

« Deuxième principe : tout doit être dit brièvement, sans développement. On composera peu d’œuvres (…) : « Il est superflu de donner beaucoup d’œuvres : il est préférable de donner le plus possible de soi-même dans une seule ; en tout cas, dans un petit nombre »… » (page 62).

« Troisième principe : ne pas se répéter, ne pas « se recommencer », ni copier ceux qui vous ont précédé. « C’est pourquoi, dit Debussy, lorsque je n’ai rien à dire, je ne suis pas tenté d’écrire. » C’est pourquoi il n’a jamais fait un second « Pelléas« . La haine du développement lui est liée, « cette chose si longue et si ennuyeuse » qu’il a fini par détester chez Wagner, parce que les choses les plus inutiles « s’embroussaillent d’un long commentaire« . Il faut que l’action marche et se précipite. Ne jamais se répéter dans une même œuvre ni d’une oeuvre à l’autre. Le développement lui-même devient répétition et à ce titre haïssable.. Chaque sonate doit, par exemple, avoir une composition instrumentale différente. Chaque prélude a un titre différent, un numéro ne suffit pas. Chaque étude, de même. Les drames lyriques, réussis ou manqués, inédits ou publiés, ne se ressemblent pas, semblent dus à des auteurs différents : « Rodrigue et Chimène« , « Pelléas« , « Le Martyre de saint Sébastien« , « La Chute de la maison Usher« . Chaque œuvre doit être nouvelle par rapport à celles qui l’ont précédée«  (pages 63-64).

« Quatrième principe : laisser parler son moi profond. Au prix d’une maturation lente, en ne cultivant que « le jardin de nos instincts ». (…) Cet instinct est personnel, dit Debussy, il exclut les influences, les prescriptions de l’Académie. Ce ne sont pas les autres qui parlent en moi«  (page 64). (…) « Nous resterons par là fidèles à la « fantaisie », « cette chose mystérieuse qui nous fait trouver l’impression juste d’un sentiment ». Un sentiment, pas la réalité comme Bizet, « Maupassant de la musique »…

« Epurons notre musique », s’écrie le compositeur. Le discours musical alors se dépouille de tout ornement, presque de tout thème : « J’arriverai à une musique vraiment dégagée de motifs, ou formée d’un seul motif continu. » Les thèmes apparaissent à peine, avalés par l’orchestre ou le piano, au point qu’il vaudrait mieux parler de développement sans thème et sans fin ; la fin est toujours surprenante, comme chez Ravel, qui la transforme en jeu, en coup de théâtre bref. Dans le drame lyrique, ni airs ni récitatifs. « C’est une atmosphère musicale qui fait corps avec l’atmosphère morale ou physique. » Le chanteur est un être vivant, naturel, et lyrique uniquement quand il le faut, au nom de la « vérité », celle dont se réclament toutes les révolutions. C’est la simplicité, l’orchestre de Mozart«  (page 65).


« Il s’agit de donner au public une impression brève, en représentant la vie même, en percevant le rythme du monde, c’est-à-dire une structure cachée et en mouvement«  (page 66) _ cette formule va magnifiquement au cœur même de la poïétique de Debussy !

« Cinquième principe : de l’audace, de la nouveauté. (…) Il faut oser : « On n’ose vraiment pas assez en musique. » Debussy, qui dès ses vingt ans veut « faire une chose originale », a été toute sa vie en contradiction avec les officiels«  (pages 66-67).

« Sixième principe : la quête de la beauté. L’art n’est ni pour la foule, ni pour l’élite, c’est « de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète ». « Il faut que la beauté soit sensible, qu’elle nous procure une jouissance immédiate, qu’elle s’impose ou s’insinue en nous sans que nous ayons aucun effort à faire pour la saisir. Voyez Léonard de Vinci, voyez Mozart. Voilà de grands artistes ! » (page 71).

« Septième principe : pureté et simplicité. Toute grande œuvre devient _ mais sans classicisme ! _ un jour classique. (…) Depuis que dans sa jeunesse romaine il a découvert Palestrina, il veut une musique « toute blanche », où l’émotion ne soit pas traduite par des cris, mais par des arabesques mélodiques. Les arabesques en s’entrecroisant produisent des « harmonies mélodiques ». Sur ce chemin, il se réclame de son « grand-oncle Mozart. C’est le plus pur des musiciens, c’est la musique ! » et de Rameau plus proche de son public que de nous ; chaque auditeur, pratiquant lui-même la musique, pouvait comprendre ses modulations et ses audaces (comme l’a rappelé Lévi-Strauss). Ainsi, Debussy retournant à Rameau, se rapproche de nous, dans l’« Hommage à Rameau » et les trois sonates« , pages 72-73.

« Debussy donne de la musique cette définition que je fais mienne : « Ce qu’il faut faire, c’est découvrir les principales impulsions qui ont donné naissance aux œuvres d’art et le principe vivant qui les constitue. » Les principales impulsions nous sont révélées par la biographie ou plutôt par un effort de sympathie, de proximité avec le créateur. Le principe vivant, c’est une forme dynamique, en action, une volonté et une organisation _ ou une désorganisation. Tant de préludes sont comparables à un discours qui se défait lentement, jusqu’au silence«  (page 73)…

Jean-Yves Tadié explicite aussi ce que représente pour Claude Debussy le « style français » : « la liberté«  des « formes traditionnelles de la musique française«  (page 81) ; et qu’explicite le chapitre « Brièveté » (pages 85 à 89) : soit « la brièveté, la concision, la densité, la surprise ; et ses figures écrites : l’asyndète, par exemple.


En latin, Tacite, en grec, Thucydide me donnaient la même impression, le même choc »  _ déjà « entre treize et quinze ans«  (page 85).

« Mais justement, pourquoi la concision, l’ellipse ? C’est que dans les trous, dans l’absence de ce qui n’est pas dit, il y a un secret, peut-être un mystère, quelque chose à chercher, comme dans un problème d’échecs. Les lecteurs _ comme les auditeurs _ sont appelés à travailler, à achever l’œuvre, à dire _ ou penser, ou ressentir _ pour eux-mêmes ce qui ne leur a pas été dit«  _ ou joué… (page 85).

« En musique, c’est tout naturellement que Debussy me semblait culminer dans la brièveté ; non seulement celle de ses pièces pour piano (instrument soliste pour lequel il n’a écrit aucune sonate), mais de ses mélodies, de ses morceaux symphoniques, parce qu’il ne développe jamais. La petite phrase de la sonate de Vinteuil, chez Debussy, on a beau l’attendre, elle ne reviendra pas. Vous avez aimé ce thème ? Trop tard ! Il ne sera pas repris. Si la musique est l’art du temps, chez Beethoven ou Wagner elle s’oppose aussi à son écoulement. Chez le musicien de l’eau, nouvel Héraclite _ qu’est Claude Debussy _, elle l’épouse entièrement. C’est à nous, à notre mémoire, de _ s’essayer, elle aussi, à _ reconstituer ce qui n’est déjà plus là. « Les fées sont d’exquises danseuses«  : cette  danse des fées ne me surprenait pas. Sur la pelouse que dominait notre appartement d’Auteuil, ma mère m’avait expliqué que les cercles qu’on apercevait étaient la trace de la danse des fées« … (page 86).

« La fin du XIXème siècle, comme par réaction à Wagner, est marquée par des artistes à l’œuvre brève (même si c’est _ parfois ! _ la mort qui en a décidé : Chausson, Magnard, Bizet, Satie, Ravel, Séverac, Gabriel Dupont, Fauré même. (…) Cette époque, qui s’étend des « Fleurs du Mal » à André Breton, ne croit pas qu’il faille sans cesse publier, être présent sur le marché et dans une presse d’ailleurs paresseuse et blasée. On rêve _ et le mot n’a rien d’anodin, bien sûr ! _ au contraire d’un livre unique qui enfermerait le monde et son sens. Comme Proust.

Chez Debussy, dont l’œuvre est contenue _ pour nous _ en une vingtaine de disques, la brièveté de l’ensemble se combine avec la concision de chaque morceau. La haine de la forme classique et du développement ne l’explique pas en entier. Il y a toujours quelque chose en lui qu’il ne peut pas exprimer. Franck ou Fauré surprennent notre attente par un développement de plus. Debussy, par un de moins. Certes, on peut rejouer ou réentendre un prélude. Mais il n’en apparaîtra pas moins contracté, pas moins dense, pas moins mystérieux. Combien de « petites phrases » emportent-elles ainsi leur secret !«  (page 88).

(…) « Comme auditeur : je préfère aux longs développements wagnériens les étranglements debussystes. » La formule touche dans le mille. A titre de comparaison, Jean-Yves Tadié dit encore, page 89 : « Les maximes de La Rochefoucauld sont des romans qui ne seront pas développés » : quelle politesse… Ou, à la conclusion du chapitre : « la suppression volontaire de toute contingence bavarde«  : là, l’expression est de Debussy…

Pour lui, la musique « est un art libre, jaillissant, un art de plein air, un art à la mesure des éléments, du vent, du ciel, de la mer ! Il ne faut pas en faire un art fermé, scolaire » alors qu’elle est « la vie même », celle que Debussy a l’ambition de représenter« , énonce Jean-Yves Tadié en réfutation d’un prétendu « réalisme » de Debussy, page 95. Et « Proust, de même, affirme que la vie enfin découverte et éclaircie, c’est la littérature. Ni l’un ni l’autre, ainsi, ne sont réalistes« , page 95, encore.

Par là, « la musique ne peut donc pas se couler dans une forme rigoureuse et traditionnelle ; elle a d’autres devoirs : elle est « de couleurs et de temps rythmés » _ une formule de Debussy dont on mesure l’importance ! L’harmonie « ne se démontre pas, mais s’entend à travers les espaces et se vérifie dans l’accord que fait le ciel avec l’eau », page 97.

Debussy est sans cesse à la recherche de « l’émotion épurée » : « c’est une émotion épurée, abstraite, qui doit être au cœur de l’œuvre et en constituer l’essence : « Gardons-nous de laisser étouffer l’émotion sous l’amoncellement des motifs et des dessins superposés ». On la dégage comme un sculpteur : « Combien il faut d’abord trouver, puis supprimer, pour arriver jusqu’à la chair nue de l’émotion ! »… »

Bref : « Composer n’est pas un exercice rhétorique mais une expérience sensible, sensuelle« , clot son chapitre « Émotion et musique » Jean-Yves Tadié, page 109.

Et du côté du récepteur : « les œuvres de Debussy ne demandent pas qu’on leur obéisse. Elles ne demandent rien, au contraire, elles nous fuient, et c’est nous qui demandons quelque chose aux « poissons d’or«  page 120 : c’est magnifique !

« Pagodes« , « La soirée dans Grenade« , « Jardins sous la pluie » : les titres des œuvres de Debussy, surtout « à partir de sa maturité, suggèrent une promenade à travers le monde et la vie« , dit superbement Jean-Yves Tadié, page 121, en ouverture de son chapitre « La musique a-t-elle un sens ? » (pages 121 à 141). D’une certaine façon, « Quand on n’a pas les moyens de se payer des voyages, il faut suppléer par l’imagination« , se laisse aller à dire Debussy (page 122). Mais c’est que, plus profondément, « il y a chez Debussy, une imagination matérielle des éléments«  _ à la Bachelard.

Mais « soudain, à la fin de sa vie et à son sommet musical, en vieillissant et à mesure que la maladie progresse, Debussy abandonne tout titre poétique ou figuratif : plus de monde, plus de littérature, plus d’ironie : « Études« , « Sonates« . Les œuvres ne renvoient plus qu’à elles-mêmes, la musique à la musique et à la conscience de soi, comme si on n’avait plus besoin d’appâts extérieurs, alors que le contenu musical est au contraire le plus novateur«  (pages 126-127).

De même, et parce que « tout un univers s’y insére, quelle que soit cette durée (d’une œuvre), il faut accélérer considérablement notre perception, notre imagination, notre pensée, à l’exécution ou à l’écoute d’un prélude ou d’une étude, beaucoup plus encore qu’à celle de Chopin » (page 132)

« La musique a un sens. Elle peint ou suggère la vie de l’esprit et du corps«  (page 135). Le sens de cette musique est seulement « intraduisible et pourtant communicable, comme dans l’amour ou la prière silencieuse » (page 141) _ à la grâce de la puissance de l’attention de l’accueil…

Jean-Yves Tadié s’attarde aussi sur l’importance de l’arabesque dans la musique de Debussy : « On peut entendre dans l’arabesque une expression musicale de la caresse amoureuse, de l’extase prolongée en rêverie, mais aussi de la joie de la mélodie sans contraintes, qui jamais ne s’arrête ni ne se clôt sur elle-même. (…) Elle n’a pas de structure circulaire. C’est _ tout _ un monde merveilleux où il n’y a pas de raison extérieure, empruntée aux règles, pour que le charme s’arrête (…) préservé de la mélancolie ou de l’angoisse que l’on sent percer parfois dans la mélodie » de Debussy (page 167). Et « l’obsession de la ligne serpentine (dont parle Mario Praz dans « Mnémosyne« ) est bien _ aussi _ un phénomène d’époque, de Mallarmé à Proust, de Fauré à Debussy » (page 169).

« Tous les effets de flous chers à Debussy _ et issus de ces arabesques serpentines… _ disparaîtront _ bientôt _ sous les coups de la musique moderne. Il n’y a plus de place pour eux chez Stravinski, Bartók, Prokofiev, Chostakovitch, ni dans la musique sérielle. Ils permettent pourtant à la rêverie _ aussi _ de l’auditeur de s’enfoncer, de sombrer miraculeusement dans la musique. (…) Jankélévitch parle, à propos de « Brouillards » et de « Feuilles mortes« , de ce « royaume de l’automne où les rythmes deviennent cotonneux et où le véloce devenir a quitté toute nervosité », tout comme dans les « rythmes relâchés » de « Colloque sentimental« . Tout cela renvoie à la stagnation de l’eau, une eau morte, celle de Mélisande et des symbolistes, celle de « Bruges-la-morte« , de Rodenbach, devenu opéra de Korngold…

Mais ce flou est obtenu à force d’exactitude _ dit Jean-Yves Tadié, page 171. La musique n’est pas une sauce (qui elle-même noie la mauvaise cuisine et les rotis anglais), ni la pédale, dont on a relevé l’effet sombre, brouillé dans « En sourdine » et dans les pièces espagnoles. Rien à voir avec la confusion : pas de compositeur plus précis, plus exigeant, ce qui n’exclut pas la délicatesse du toucher que Walter Gieseking a si bien retrouvée. Casella a noté qu’on avait l’impression que Debussy effleurait, sans marteaux, les cordes de ses doigts«  (page 171).

« La musique de Debussy évoque ou mime le tremblement de la lumière et le tremblement du son, comme la ligne serpentine de l’Art nouveau, comme le flou sémantique et rythmique de Verlaine, comme les hésitations sur le sens mallarméen. « La Cathédrale engloutie » commence, indique la partition, « dans une brume doucement sonore », et « Des pas sur la neige » s’étouffent dans un « tendre et triste regret ». Les sons se brouillent comme les yeux à travers les larmes, parce que le bonheur est toujours déjà passé«  (page 172).

« Debussy étrangle les épanchements _ dit magnifiquement Jean-Yves Tadié, page 174 _ ; il commence parfois à se livrer, puis s’interrompt« . (…) « Un vieux maître italien, un non moins vieux piano signé Ignace Pleyel dont les doux sons semblent évoquer le passé », c’est ainsi que Debussy se rappelle sa petite enfance de pianiste. Tout se passe comme s’il avait voulu, dans sa manière de concevoir et de prescrire le jeu, ressusciter ce passé : la douceur du toucher, chargée de cette mémoire, reste attachée à notre conception du piano debussyste, malgré les efforts pour le transformer en un instrument à percussion, aux sonorités détachées, égrenées comme des perles et aseptisées« , analyse superbement Jean-Yves Tadié, page 180.

Quelques témoignages rapportés nous sont très précieux : par Roy Howat, celui de Dolly de Tinan, « qui lui aurait indiqué que son beau-père insistait sur la polyphonie, la clarté de l’architecture et le caractère rythmique de la danse« , page 180.

« Et quand Debussy jouait lui-même ? C’est Léon-Paul Fargue qui en a le mieux parlé : « Debussy s’asseyait silencieusement au piano du petit cabinet bibliothèque et se mettait à improviser. Tous ceux qui l’ont connu savent ce que cela pouvait être. Il commençait par frôler, par tâter, par faire ses passes, et puis touchait dans le velours, s’accompagnait parfois, la tête baissée, d’une jolie voix de nez, comme d’un chuchotement chanté. Il avait l’air d’accoucher le clavier. Il le berçait, et lui parlait doucement, comme un cavalier à son cheval, comme un berger à son troupeau, comme un batteur de blé à ses boeufs. » (…) Accoucher le clavier : Debussy dit aussi qu’il faut jouer les mains dans le clavier, non au-dessus du clavier. Louis Laloy, son fidèle ami et biographe : « Il avait gardé une délicatesse de toucher et une souplesse des doigts qui semblaient modeler le son gagné de vitesse par ses mains mollement agiles, et l’étendre sans choc en nappes fluides et transparentes ». Son éditeur, Jacques Durand : « Quand il jouait Chopin, cela tenait du prodige » (pages 181-182).

Et « on est très ému d’entendre Debussy _ en personne ! _ au piano, grâce aux enregistrements qu’il avait effectués en 1913 selon le procédé Welte-Mignon sur bandes perforées, qui reproduit à la fois le son et le niveau dynamique des interprètes, les variations de leur toucher, tels qu’ils jouaient et sans correction. (…) Outre le charme des couleurs, ce qui frappe _ avance l’écouteur (de première !) qu’est Jean-Yves Tadié _, c’est le caractère extraordinairement détendu du jeu, son côté improvisateur (au point de prendre de grandes libertés avec ses propres indications) et moelleux« , nous est-il encore très précieusement restitué, aux pages 182-183.

Toute interprétation musicale, mais aussi toute écoute _ et, qui plus est, à chaque fois ! _, doit _ et c’est un impératif absolu ! sinon, ce n’est pas la peine !.. _ ; doit se mettre sur le chemin de l’improvisation première de la « création » de l’œuvre ; dont essaie, toujours, de retenir et les traces, et la vie (de cette « improvisation » même, donc…), ensuite l’acte de la notation et l’écriture sur le papier, par le compositeur ; avec ce qui nous en demeure (= nous en incombe : à nous) « à déchiffrer » ; à travers ce qui (pauvrement) demeure écrit sur la partition… Toute interprétation, comme toute écoute, doit vivre (= respirer !) de cette « inspiration »-là ; c’est-à-dire respirer à son tour de son « grand souffle » se déployant !!! Au participe présent… Sinon, on (= nul) n’est pas là…

Sur le dernier (très beau) chapitre, « Dernière œuvre« , je préfèrerais laisser l’entière découverte au lecteur du livre, même si « Debussy a eu plusieurs « derniers styles », parce qu’il a toujours cherché à se renouveler, à ne jamais rien refaire«  (page 221)… Sinon, peut-être, cette réflexion, page 222 : « Le retour à la tradition française proclamé par Debussy à partir de 1914 n’est que le masque du dépouillement, des solitudes glacées où le génie tente ses dernières explorations. (…) Dans sa période de création miraculeuse de 1915, il semble que Debussy alterne entre l’évocation tragique des circonstances, extérieures et intérieures, la guerre et la maladie, et le refuge dans le paradis de la musique, qui l’emporte : la « Sonate pour flûte, alto et harpe«  » (page 222)… Puis la « Sonate pour violon et piano«  (…) qui « échappe à son auteur » : avec son « tournoiement vertigineux de lambeaux, comme une vie mise en pièces, de discours musicaux qu’on aimerait tant prolonger et qu’on ne peut que réécouter« , aux pages 223 et 224…

Et _ c’est presque le mot de la fin de l’essai de Jean-Yves Tadié « Le Songe musical _ Claude Debussy« , page 228 _ Vladimir Jankélévitch « voyait en Debussy un mystique dionysiaque qui nous parle du mystère de midi« 

Jean-Yves Tadié nous offre aussi l’histoire de sa découverte de l’œuvre de Claude Debussy, notamment les portes que lui ont ouvertes sa grand-mère, venue, il y a longtemps (en 1896, page 174), de Roumanie ; puis sa mère, traductrice de Henry James (« Les ailes de la colombe« )


Et il cite aussi quelques grands disques : dont le « Concerto pour deux violons«  de Bach par Yehudi Menuhin et Georges Enesco (dont le « charme » de la musique ne s’arrête pas, page 167) ; et la « Sonate pour violon et piano » de Debussy, par Yehudi Menuhin et Benjamen Britten, « au festival d’Aldeburgh, en 1959 » : une interprétation « si audacieuse : rapide et violente« , page 224

Et enfin une belle bibliographie, « Books’ Corner« , page 231, avec les meilleurs livres sur Claude Debussy :

les « grandes biographies« ,

« celle de Lockspeiser, plus esthétique et augmentée de l’analyse musicologique due à Harry Halbreich« ) ;

« celle, plus psychologique et tournée vers le rôle des femmes, de Marcel Dietschy » ;

et « celle scientifique et critique de François Lesure _ « Claude Debussy« … _ , qui vérifie tous les faits et réexamine tous les témoignages« .

« Pour Debussy et les arts, le beau livre _ « Harmonie en bleu et or _ Debussy, la musique et les arts » _ de Jean-Michel Nectoux« .

Et « pour la signification philosophique, dès 1949, l’admirable essai _ »Debussy et le mystère« … _ de Jankélévitch« …

Ainsi que l’iconographie « procurée dans les « Documents iconographiques » parus chez Pierre Cailler, et dans celle de François Lesure« .

Sans oublier « la monumentale « Correspondance«  (Gallimard, 2007), éditée par François Lesure, Denis Herlin et Georges Liébert« …

Merci à eux tous,

et à Jean-Yves Tadié : nous entrerons un peu mieux, ainsi, dans le « monde » assez « merveilleux » de l’artiste Claude Debussy…

Titus Curiosus, ce 10 mars 2007

Lire ou pas « Journal de deuil » de Roland Barthes : chagrin à mort versus travail de deuil

04mar

Lire ou pas « Journal de deuil » de Roland Barthes : chagrin à mort versus travail de deuil…

Écrire, publier, lire est-il, parfois _ voire (ou encore : sinon) toujours _, obscène ?

Telle est la question poignante _ torturante et massive _ qui vous tombe dessus (et dont on ne peut pas aisément se débarrasser) en lisant « Journal de deuil _ 26 octobre 1977 – 21 juin 1978 »
de Roland Barthes
,
que viennent de publier presque vingt-neuf ans _ tant que ça ? a-t-il donc disparu, ce si proche de chacun de ses lecteurs _ après sa mort,
survenue le 26 mars 1980,
les Éditions du Seuil : « texte établi et annoté par Nathalie Léger« 
(page 5) ; et « édition » « établie avec la collaboration amicale de Bernard Comment et Éric Marty«  (page 9)…

Une polémique a même été lancée par certains des proches de Roland Barthes, tel François Wahl, par exemple…

Ce n’est pas de cette polémique (publique) dont je veux faire état ici,
mais de mon propre questionnement en ma propre lecture
, il y a déjà quelque temps
(j’ai acheté le livre dès sa publication, le 5 février ; puis lu, il y a une quinzaine de jours _ le jeudi 19 février),
dont témoigne ce mot :

De :       Titus Curiosus
Objet :     Joindre Régine Robin et Daniel Mendelsohn

Date :     20 février 2009 10:18:43 HNEC
À :       Fée Morgana


(…)

D’autre part,
j’ai lu hier le « Journal de deuil » de Roland Barthes ; et écrirai un article sur lui.
Mais je ne sais pas _ barthien que je suis !!! _ si ce « texte »-là devait être publié…
Il est si personnel, que le découvrir est presque violer l’intimité de Barthes

_ qui peut apparaître (en ces « fiches ») insupportable, jusqu’à l’obscène, dans un certain égocentrisme narcissique
de sa dépression (son « chagrin« , ainsi qu’il le nomme ; puisqu’il conteste l’opérativité d’un « travail du deuil » : à la Freud…).

Au point qu’il en est mort, de ce « chagrin« , peu longtemps après (le 26 mars 1980), sans se remettre de la blessure de cette perte de sa mère (le 25 octobre 1977)…

Il y aurait peut-être de quoi creuser la question de la filiation
dans le cas de ceux qui se »perçoivent », désormais (là-dessus, il est dommage que l’« Histoire de la sexualité » de Michel Foucault ait été interrompue par sa mort précoce ; par le Sida) ;
comme « homosexuels« …

Cela vaut aussi pour ce que Barthes dit du souci de la postérité à propos de son œuvre, de ses livres
_ à défaut d’enfants descendant de lui _,
compte tenu que ses livres
_ notamment, déjà, le « Roland Barthes par lui-même« , puis, et plus encore peut-être, à venir alors, « La chambre claire » _ sous-titré « Note sur la photographie« , qui est le vrai « Tombeau« –monumentum, dont il émet le souci
de l’établir et faire durer
(après sa propre mort à lui), à sa mère, si discrète… _ ;

compte-tenu que ses livres-œuvres
sont aussi une filiation ouverte vers l’avenir…


La question donc a poursuivi (depuis ce 19 février) son travail en moi
et je voudrais maintenant l’extraire si peu que ce soit de cette obscurité de gestation, à son tour (de quoi donc est-ce là un « travail » ?…)…

Fallait-il 1) écrire cela ? _ et que pouvait signifiait « écrire » cela, pour Roland Barthes (entre le 26 octobre 1977 et le 15 septembre 1979) ?
2) publier cela _ pour Nathalie Léger, Bernard Comment et Eric Marty, « éditeurs » ?
3) écrire cela _ pour nous qui sommes des lecteurs ?

je veux dire « moralement »

Pour ne rien dire du 4) faut-il lire cela ?..


Pour Roland Barthes _ et c’est bien là le plus « intéressant » _
cette « écriture » était oxymorique : partagée entre une fonction thérapeutique

_ mais dont (et même si) il se défendait ; et même violemment, en quelques une de ses notes (d’où son refus du concept même de « travail de deuil« ) _
et une fonction de « travail d’œuvre », car cette perte et ce chagrin-là
ne mettaient pas fin
à son existence, tant physique (il survivait)
que d’auteur-penseur, en gestation permanente d’œuvres, y compris en toute pensée qui assiège en permanence un
(et tout) auteur-penseur-écriveur ; et qui porte en gestation les phrases d’une œuvre future…
Et c’est en effet permanent _ y compris durant le sommeil et le « travail du rêve« , aussi, et déjà, de la nuit…

En l’occurrence,
l’œuvre qui surviendra de ce processus
sera, d’abord, « La chambre claire
«  (ou « Note sur la photographie » ; et parue le 1er janvier 1989) :
autour d’une photo retrouvée de sa mère jeune
en un jardin d’hiver, à Chennevières,
quand elle n’était pas encore Henriette Barthes,
mais Henriette Binger…

C’est pour cela
que l’interlocuteur peut-être privilégié

_ je mets à part, bien sûr, la « personne »
(mais quel est alors son statut, désormais, maintenant qu’elle, cette « personne » si chère, n’est plus tout à fait là ; de la même manière, en tout cas, qu’elle était encore là, avant, la « personne », de disparaître (et d’être enterrée au cimetière d’Urt) ;

la personne de sa mère (et il l’évoque, ce statut, très vite…) _

était peut-être Freud ; autour du concept, « repoussé » ici, de « travail de deuil« …

Le chagrin ne « peut » pas être un travail ; il ne « peut » _ nocivement, pouvoir qu’il est _ que détruire,
et amener le survivant
à rejoindre celui qui vient de gagner les enfers.

On ne peut pas ramener Eurydice des Enfers, cher Orphée ;
on ne peut que l’y rejoindre à jamais
(= pour toujours)…

Je renvoie ici au merveilleux dernier livre publié en traduction française de Claudio Magris : « Vous comprendrez donc » ;
et à mon propre article (ébloui) sur lui (du 1er janvier 2009) : « Le bonheur de venir de lire “Vous comprendrez donc”, de Claudio Magris« …

J’aurais pas mal à dire sur l’impression assez désagréable de pénétrer par effraction dans un dossier de réflexions qui ne sont en rien destinées à quiconque d’autre qu’à la personne (murée volontaire, en quelque sorte, en son chagrin) de celui qui n’a même pas, pour secours, d’écrire ; et à l’auteur qui ne cesse, aussi, de se livrer à son incessant travail de penser, réfléchir, explorer, méditer ; même si lui paraît sans commune mesure avec rien (!) la disparition de la personne chère qui lui était « tant »…

En complément de ces malheureuses bribes,


on peut lire l’article « La colère de François Wahl contre la parution de deux inédits : Roland Barthes aurait été révolté« , dans le Nouvel Observateur du 21 janvier 2009

Accueil » Essais

La colère de François Wahl contre la parution de deux inédits : «Roland Barthes aurait été révolté»
par François Wahl (Éditeur)

«Un auteur est absolument libre de décider de ce qu’il veut publier ou pas. Et Roland Barthes avait là-dessus une doctrine très stricte. D’une part, il tenait à ce que ne soit montré que ce qui est véritablement écrit. J’étais le premier à voir ses manuscrits «définitifs», et je peux vous assurer qu’ils ne comportaient  jamais plus que deux ou trois ultimes retouches, mais en outre  faites de façon que personne ne puisse savoir ce qu’il avait raturé.

D’autre part, le registre de l’intime n’était en aucun cas, pour lui, destiné à la publication. Cela ne veut pas dire qu’il ne pensait pas faire de ses notes un usage littéraire, comme il l’a fait pour la photo de sa mère dans «La chambre claire». Il aurait sans doute utilisé ce qui concerne le travail de deuil dans le roman qu’il projetait d’écrire. Mais cette publication en l’état l’aurait bouleversé. C’est une atteinte à sa plus stricte intimité, une brutalité qui lui est faite. Surtout quand on sait le rapport qu’il avait avec sa mère.

Ce qui est tout à fait clair, c’est que les textes qui paraissent aujourd’hui :

deux inédits de Barthes à paraître le 5 février
♦ les «Carnets du voyage en Chine», que publieront les éditions Christian Bourgois sont les notes prises par Roland Barthes, en 1974, lors du voyage d’une dizaine de jours qu’il fit en compagnie de Philippe Sollers, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet et François Wahl.
♦ le «Journal de deuil» (à paraître aux éditions du Seuil) est constitué des notes écrites par Roland Barthes pendant les deux années qui suivirent la mort de sa mère, le 25 octobre 1977


n’étaient pas parmi les manuscrits que nous avons triés à sa mort, dans sa chambre, avec son frère (Roland y avait soigneusement rangé le publié et à publier). A ma connaissance, il ne les a jamais montrés; ce qui en dit long sur le statut qu’ils avaient à ses yeux.

Leur publication se fait évidemment par accord entre son frère [Michel Salzedo. NdlR.] et l’IMEC. C’est donc le résultat d’un laisser-aller progressif. Deux ou trois ans après sa mort, le refus de Roland que soit publié tout sans discernement avait eu gain de cause dans un procès qui nous visait, son frère et moi. J’ai donc eu le sentiment de laisser les choses en bonne garde quand je me suis retiré, et que les textes ont été remis à l’IMEC. Quand les cours ont été publiés, j’étais réticent, mais l’IMEC n’ayant retenu que ce qui en était rédigé, je me suis tu. Ce fut le premier pas d’un glissement qui mène à la situation présente. Pour employer le genre d’image qu’aimait Roland, j’y vois  la démangeaison de l’hyène, particulièrement répandue parmi les éditeurs, les professeurs et les «amis».

On m’objectera que j’ai publié «Incidents» sept ans après sa mort. Mais nous en avions pris ensemble la décision, restant à décider le moment. Cela devait même se faire dans «Tel Quel». Son frère n’y était pas favorable, parce que l’homosexualité de Roland, à vrai dire universellement connue, y apparaît nettement, mais enfin je l’ai convaincu. Aussi bien le  manuscrit était-il classé parmi ceux qui concernaient la publication.

Roland m’avait très explicitement demandé de veiller à empêcher tout dérapage des publications après sa mort ; c’était très clair: rien qui ne soit prêt ne devait paraître. Mais il avait ajouté qu’il ne pouvait pas écrire cette délégation, pour ne pas « blesser [s]on frère ». Je me retrouve donc dans la situation absurde d’être investi d’une responsabilité sans pouvoir faire quoi que ce soit. D’autant que j’ai appris très tard que ces textes allaient être publiés. J’ai alors fait savoir à l’IMEC et écrit au frère de Roland ma stupéfaction. Je n’ai reçu aucune réponse, ni de l’un ni de l’autre.

Je mettrai en parallèle cette situation avec ce qui s’est passé pour Foucault, Lacan et Deleuze, morts vers la même époque, et dont les héritiers désignés n’ont rien publié hors de ce qui leur avait été prescrit.

Il me reste le devoir de dire publiquement que Roland aurait été révolté par ce qui arrive.»

Francois-Wahl

Éditeur de tous les livres de Roland Barthes qui ont suivi les « Mythologies » (1957), François Wahl a été son ami intime de 1956 à sa mort.

Propos recueillis par Grégoire Leménager

=> Lire la réponse d’Olivier Corpet (directeur de l’Imec) et d’Eric Marty (éditeur de Barthes) à François Wahl : «Il n’y a pas d’affaire Roland Barthes»
..

.Réponse à «l’insulte» de François Wahl. Par Olivier Corpet et Eric Marty

«Il n’y a pas d’affaire Roland Barthes»

Par Olivier Corpet et Éric Marty

Monsieur François Wahl, sur le site BibliObs [=> «Roland Barthes aurait été révolté»], conteste la publication posthume des ouvrages de Roland Barthes «Journal de deuil» (Seuil/Imec) et «Carnets du voyage en Chine» (Éditions Christian Bourgois/Imec). En réponse à ces propos nous tenons à préciser les points suivants :

 

Roland-Barthes_Graeme_Baker_Sipa.jpg

(c)Graeme_Baker/Sipa

Roland Barthes

– Nous nous étonnons que Monsieur François Wahl dénonce la légitimité de la publication de ces deux livres, alors qu’il a lui-même publié en 1987 «Incidents» et «Soirées de Paris», deux textes inédits et de caractère extrêmement intime. Sans remettre en cause cette initiative passée, nous nous interrogeons sur le motif de son indignation devant la publication pour des œuvres au statut bien moins fragile.

– Nous nous étonnons aussi que Monsieur François Wahl conteste cette édition sans avoir lu ni l’un ni l’autre ouvrage.

– On s’attendrait par ailleurs de la part de Monsieur François Wahl, philosophe, à d’autres arguments que le très douteux «Roland m’a dit…»; et à un autre vocabulaire que celui de la «démangeaison de l’hyène (sic)», pour évoquer le travail des éditeurs, et qui renvoie davantage à l’insulte qu’à la «théorie» dont François Wahl a été autrefois l’un des hérauts.

..;

– Enfin, en déniant à monsieur Michel Salzedo, frère de Roland Barthes, toute compétence dans la gestion du droit moral de l’œuvre de Barthes, monsieur François Wahl oublie, en ce qui concerne «Journal de deuil», que le deuil dont il est question est aussi le sien.

Il n’y a pas, et il n’y aura pas d’affaire Roland Barthes.

Paris, le 23 janvier 2009

Olivier Corpet
Directeur de l’Imec

Eric Marty
Editeur des œuvres de Roland Barth
es


Titus Curiosus, ce 4 mars 2009

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