Deux excellents regards sur le film « Mademoiselle de Joncquières » d’Emmanuel Mouret (en 2018) d’après « l’Histoire de Madame de La Pommeraye et le marquis des Arcis », extraite de « Jacques le fataliste et son maître » de Diderot…

— Ecrit le dimanche 15 janvier 2023 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures”.

À ma connaissance et à mon estimation,

les deux meilleurs regards critiques sur ce qu’a librement tiré Emmanuel Mouret, en son remarquable film « Mademoiselle de Joncquières« , en 2018,

de l' »Histoire de Madame de La Pommeraye et le marquis des Arcis« , extraite de « Jacques le fataliste et son maître » de Diderot,

se trouvent dans ces deux vraiment excellentes contributions-ci, de 10 pages très fines,

du dossier pédagogique paru sur le site zéro de conduite.net,

par Philippe Leclercq et Odile Richard-Pauchet :

Mademoiselle de Joncquières

un film d’Emmanuel Mouret

Dossier pédagogique

Depuis ses premiers marivaudages, on sait Emmanuel Mouret attaché à l’étude des égarements du cœur et de l’esprit. Les héros et héroïnes de ses films n’aiment rien tant que raisonner de l’amour et de ses paradoxes. Personne ne sera donc surpris de voir Mouret proposer une lecture de « l’histoire de Madame de La Pommeraye et du marquis des Arcis », extraite de Jacques le fata- liste et son maître de Denis Diderot (1771-83, publ. 1796). En adaptant le fameux épisode de l’aubergiste _ l’hôtesse, dans le texte de Diderot _ (déjà porté à l’écran par Robert Bresson _ Les Dames du Bois de Boulogne, en 1944-45 _), Mouret donne toute la mesure spirituelle de son cinéma, plein de théâtralité et de dialogues littéraires. Comme souvent ceux de Mouret, les per- sonnages de Diderot sont les acteurs d’une petite comédie des sentiments où les mots sont les effets d’un langage servant à travestir leurs désirs.

Libre et moderne adaptation

Le récit de Diderot, modèle de concision narrative, est d’une grande densité. Un regard, un geste suffisent à exprimer une idée, une intention. Mouret en change ici le titre _ qui devient « Mademoiselle de Joncquières«  _ , indiquant d’emblée tout l’intérêt qu’il porte à son personnage éponyme _ la Duquênoy du récit de Diderot _, la valeur et la fonction qu’il lui prête – Mademoiselle de Joncquières donc, à la fois instrument du stratagème, clef de voûte du récit, dépositaire de l’enjeu de liberté et de la morale de la fable. Car, nous prévient-il, il s’agit ici d’une libre adaptation, affranchie non tant de l’esprit que de la lettre.

Le cinéaste commence par développer longuement _ et excellemment ! _ la cour menée par le marquis des Arcis auprès de la jeune et noble veuve Madame de La Pommeraye (quelques lignes dans le texte). Outre qu’il offre un délicieux exemple dix-huitiémiste de badinage amoureux, le procédé dramaturgique légitime par avance _ oui _ la démesure des moyens mis en œuvre par la marquise pour se venger. Le cinéaste réserve également davantage d’espace à cette dernière, qu’il humanise, comprend et excuse (en partie). Un épilogue de son cru trahit néanmoins _ oui ! _ la défaite de cette Médée mondaine.

Pour le reste, Mouret observe la stricte ligne dramaturgique du texte original et du plan machiavélique ourdi par la marquise. Son adaptation est superbement convaincante _ absolument ! _, d’une parfaite unité plastique et lexicale _ oui. Ses mots se mêlent naturellement _ mais oui ! _ à ceux de l’œuvre de Diderot, si bien que les dialogues, qui ne cèdent à aucun effet de mode langagière et restent en accord avec le maintien des personnages (mélange de noble élégance et d’abandon familier), ne sont jamais surchargés et sonnent _ aussi _ d’une étonnante modernité.

Sommaire du dossier…

Introduction thématique

Entretien avec Odile Richard-Pauchet

Mademoiselle de Joncquières

Un film d’Emmanuel Mouret France, 2018
Genre : Adaptation littéraire Durée : 109 min

L’histoire

Madame de La Pommeraye, jeune veuve retirée du monde, cède à la cour du marquis des Arcis, libertin notoire. Après quelques années d’un bonheur sans faille, elle découvre que
le marquis s’est lassé de leur union. Follement amoureuse
et terriblement blessée, elle décide de se venger de lui avec la complicité de Mademoiselle de Joncquières et de sa mère.

Au cinéma le 12 septembre

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L’art de plaire

Des noms de femmes égrenés un à un au fil de la promenade, c’est le long poème des conquêtes du marquis récité en ouverture du film par la marquise qui se défend de venir le compléter. La nature du parc est belle, le plaisir de la galante conversation évident. Le ton est donné. Badin. Et sage, « raisonnable ». Comme bientôt la marquise elle-même, le jeune spectateur d’aujourd’hui pourra sans doute s’étonner de la (re)tenue, y compris verbale, des sentiments exhalés.

Le cinéma de Mouret, nourri des ressorts du théâtre au service du discours amoureux, est plus souple et spontané qu’il n’a jamais été. Inutile de surjouer ; la vie sophistiquée et narcissique des libertins suffit. Son dispositif s’accorde naturellement au jeu de la séduction du marquis ; il en souligne la pratique, l’affectation, les mines et les effets – tout l’appareillage d’une conduite courtoise à laquelle répond la marquise, flattée, mais longtemps méfiante. L’art de faire la cour obéit aux codes galants du langage et du comportement, où il faut savoir aimer en raisonnant, avoir du cœur et de l’esprit pour séduire et être séduit. L’art de séduire apparaît d’abord comme l’art de bien penser et converser _ en effet, en ce noble milieu-là du moins. Le désir avance masqué, mais le masque autant que les intentions sont visibles _ et même goûtés. Personne n’est dupe ; chacun tient sa place et joue son rôle, incarné par des acteurs (excellents ! _ absolument ! _), Cécile de France et Édouard Baer, dont les pauses et la décontraction distanciée expriment l’artificialité de cette vie en constante représentation d’elle-même, et que les nombreux miroirs, présents dans l’espace de jeu, réfléchissent à l’infini. De même que des plans en intérieurs et en ombres chinoises, dont celui situé après la comédie du dîner à quatre, n’épargnent pas l’imposture, le ridicule pathétique de deux « comédiens » – le marquis et la marquise –, fantoches de leur petit théâtre des apparences.

La vie comme espace de jeu

La mise en scène de Mademoiselle de Joncquières est d’une élégante sobriété, économe de ses effets et peu découpée. Des plans fixes souvent, filmés dans l’axe, soulignent la représentation. Mouret laisse aux plans-séquences le temps de dérouler dans la continuité la conversation et ses raisonnements, de même que le cadre du scope offre aux corps de circuler dans la largeur de l’image et la précieuse géographie des lieux. Pour autant, Mouret prend soin d’éviter l’image décorative ; le cadre de ses tableaux apparaît souvent resserré et ne montre que ce qui est nécessaire _ voilà _ au drame _ jouant, selon son idéal tempo, son déroulé… _ , quasi métonymique des lieux et concentré sur les êtres.

« Les questions morales que se pose le XVIIIe siècle sont toujours à l’œuvre de nos jours. » Emmanuel Mouret

L’espace est un décor que l’on occupe, que l’on fait vivre de sa gracieuse présence et dont on a besoin pour exister, pour être présent au monde. Il est un personnage à part entière du film au même titre que les « gens » de la marquise qui le peuplent et l’animent en arrière-plan ; il est, avec ses objets emblématiques, un spectateur qui situe et qui apaise, que l’on touche souvent comme pour s’assurer de sa propre réalité dans ce jeu des masques qui divise et disperse.

Comme les deux faces d’une même pièce, intérieurs et extérieurs donnent à voir et à entendre. Au Jardin du Roi, on parade et on (s’)observe, tous acteurs et spectateurs de la vie de salon qui se prolonge. L’immense parc du château de Madame de La Pommeraye préside à la cour du marquis qui prend, à l’appui de ses intentions, un bout de nature préromantique (un petit lac) pour faire l’éloge de l’union sacrée et sereine du couple… Le parc réserve des alcôves pour les amants. La marquise se déclare dans une allée ; elle aime derrière un arbre…

La vengeance d’une femme

La confidente et camarade d’enfance de Madame de La Pommeraye _ personnage qu’invente très à propos Emmanuel Mouret _ assiste elle aussi au progrès de l’intrigue amoureuse, dont elle constitue un contrepoint. Personnage inventé par Mouret, elle exerce un regard proche de celui du narrateur du texte littéraire. Elle alerte son amie de la duplicité du marquis et dénonce son orgueil de libertin. Reflet d’une époque moralement clivée, elle participe activement aux mondanités parisiennes dont elle rapporte _ oui _ quelques effluves à la marquise, et se reproche en même temps son excès de pruderie qui la tient à distance des délices de l’amour. Enfin séduite, Madame de La Pommeraye a bientôt l’intuition de ne plus être aimée. Elle feint le désamour, prétend vouloir reprendre sa liberté, et piège (une première fois) le marquis qui, en vertu de leur « pacte de sincérité », se laisse prendre à cet effet-miroir de ses sentiments éteints, et passe aux aveux. En guise de représailles, la femme déshonorée lui conçoit des épousailles avec une prostituée _ voilà ! _, Mademoiselle de Joncquières, qu’elle déguise avec sa mère en _ dévotes _ dragons de vertu (la vertu et la beauté réunies : un défi ou une quête du « sublime » pour le libertin _ le mot est chez Mouret, mais pas dans le texte de Diderot ; mais c’est bien de cela qu’il s’agit, en effet ! _). Le stratagème repose sur la tromperie identitaire, et dépend de la soumission absolue de Madame et Mademoiselle de Joncquières qui, sitôt extraites de leur tripot, sont tenues _ par la marquise _ dans une totale dépendance matérielle et financière. Elles sont des pantins dans les mains de la cruelle meneuse de jeu qui, après examen (casting) de sa jeune actrice, la revêt du pieux costume d’imposture _ voilà.

Le stratagème se noue à la rencontre « fortuite » au Jardin du Roi. Le marquis, « piqué » et bientôt éconduit dans son commerce amoureux, somme la marquise d’intercéder pour servir ses désirs qui, savamment attisés et frustrés (procédé de la fausse lettre de refus), le poussent au terme de ses infortunes à « épouser ». Celui qui fait profession de libertinage fait ainsi l’épreuve des souffrances du cœur qu’il confond _ alors _ avec l’ardent désir de posséder (l’image portraiturée, à défaut du cœur et du corps).

La défaite de la marquise

Une double ligne dramaturgique se met dès lors en place, préparant la surprise _ renversante ! pour tous et pour chacun !  _ du dénouement et de l’épilogue : celle de la vengeance d’une part, celle de la résistance d’autre part. Une tension nouvelle naît de cette opposition qui précipite la crise. L’écran abandonne son éclatante lumière et s’obscurcit progressivement, rappelant _ mais pas complètement _ le noir et blanc tragique du film de Robert Bresson (Les Dames du Bois de Boulogne, autre adaptation de Jacques le fataliste, en 1945) ; le montage s’accélère, l’action se resserre, tous martelés du rythme pesant de la musique (Vivaldi et Haendel remplacés par Bach et Boieldieu).

La Pommeraye cherche à reprendre son destin en main, à le corriger, à le dominer. Or, aveuglée par son orgueil blessé, elle cède à une force destructrice qui, selon la thèse déterministe, nourrie de Spinoza et soutenue par Jacques dans le dialogue de Diderot, la dépasse et la pousse à agir jusqu’au bout. Sourde aux supplications de Madame de Joncquières (bientôt trompée elle aussi), elle n’entend pas dépouiller le marquis _ seulement _ de ses biens, mais _ aussi et surtout _ de toute respectabilité _ dans le monde. Et, bien qu’à l’heure de la dénonciation de la mésalliance devant le tripot, elle s’efforce de justifier et d’élever son projet machiavélique à l’universel de toutes les femmes bafouées, elle n’en sera payée d’un bénéfice d’autant plus dérisoire que le pardon final du marquis pour sa « femme » viendra annuler _ du tout au tout ! _ tous ses efforts.

« Ce qui me touche particulièrement dans ce siècle, c’est le côté laboratoire à idées, à utopies, à remises en cause. » Emmanuel Mouret

Aucune cause que ce soit ne peut justifier les moyens employés et le but poursuivi par la marquise. Elle peut tenter de faire bonne figure devant son amie lors de l’épilogue, elle a _ bel et bien _ perdu la face. Sa solitude _ terrible _ commence là où celle du marquis s’achève. La tragédie évitée devient la sienne. L’innocence autrefois bafouée de Mademoiselle de Joncquières a eu raison de son libertinage courroucé ; l’amour et le pardon ont terrassé l’orgueil et imposé le retour de la morale _ voilà.

Le libre pardon

Vérité et mensonge sont au cœur de cette guerre des sexes, déployée sur fond non d’affrontement de classes, mais de lutte du sacré et du profane, de la foi et de la raison, de l’interdit et de la licence _ oui, dans l’esprit même des Lumières actives de Diderot. Le conflit de la moralité, ficelé autour de la comédie de la bigoterie, s’invite à la table d’un plaisant théâtre (jeu dans le jeu) des quatre Tartuffe réunis. Où le marquis philosophe et libre penseur, incarnation de l’esprit hédoniste _ voilà, fidèle à Épicure _ de son siècle, porte le masque d’un jésuitisme contrefait et professe les vertus de l’amour divin contre les passions éphémères de la vie terrestre pour gagner la confiance des deux anciennes prostituées… Une double ligne dramaturgique se met dès lors en place, préparant la surprise du dénouement.

Le conflit moral est ailleurs plus grave, quand Mademoiselle de Joncquières, flouée elle-même par la marquise, « doit » pousser l’imposture jusqu’au mariage. La jeune femme, prise au piège de la culpabilité, résiste alors, et affronte, au cours des deux entretiens avec sa mère, le fatalisme amoral de celle-ci (« Tout mariage est un arrangement » ; « Le monde est mensonge »). Elle rechigne enfin à la parodie de mariage avec un homme qu’elle a fini par aimer et qui prétend l’aimer.

La trajectoire mutique de Mademoiselle de Joncquières accrédite longtemps la thèse déterministe de Jacques selon laquelle « tout est écrit là-haut ». Mais l’ampleur du drame révèle sa conscience et son cœur, qui lui dictent un cheminement pour toucher le cœur et la raison de son époux. Après qu’elle a plaidé l’abnégation et la sincérité de ses sentiments _ voilà _, le marquis parvient à surmonter sa répugnance et sa rancœur _ premières _, et lui accorde son pardon _ voilà. Il remet ainsi en balance cette croyance dans le déterminisme _ mais oui ! _ et permet à la notion de libre arbitre, défendue par le personnage du maître de Diderot, de s’exprimer. Grâce à elle, le marquis se montre digne de compassion et touche à l’humanité sublime _ oui. Il transcende ses propres valeurs et clivages ; il devient un homme libre de tout jugement des autres _ voilà ! _ et peut rendre en retour à sa précieuse épouse honneur et dignité en la hissant à sa grandeur renouvelée _ c’est cela : une analyse parfaite.

Philippe Leclercq

Entretien avec l’universitaire Odile Richard-Pauchet

Odile Richard-Pauchet est maître de conférences en littérature du XVIIIe siècle.


Elle a vu Mademoiselle de Joncquières pour Zéro de conduite.

Elle nous explique en quoi le film d’Emmanuel Mouret, adapté d’un extrait de Jacques le Fataliste, est particulièrement fidèle à l’œuvre et à l’esprit de Denis Diderot.

Propos recueillis par Philippine Le Bret

Le film d’Emmanuel Mouret est librement inspiré d’un passage de Jacques le Fataliste. Pouvez- vous replacer ce récit dans l’économie du livre de Diderot ?

« Madame de la Pommeraye et le marquis des Arcis » est un récit d’une cinquantaine de pages qui intervient à peu près au milieu de Jacques le Fataliste. L’histoire est racontée par une aubergiste _ l’hôtesse, dans le récit de Diderot _ à Jacques et son maître. C’est un récit étonnant car il arrive en quelque sorte « comme un cheveu sur la soupe » : alors que Jacques ne cesse de raconter à son maître ses aventures grivoises _ et tel est bien, en effet le fond de l’œuvre _, l’aubergiste narre cette grande histoire d’amour, très noble _ in fine, au delà de ce « saugrenu » dont use, quant à elle, l’hôtesse en son récit à rebondissements… _, qui offre une réflexion philosophique sur  l’amour _ oui !

Quels sont, selon vous, les choix marquants d’Emmanuel Mouret par rapport au récit de Diderot ?

Le film est dit « librement inspiré » _ c’est la formule du générique du début _ de Diderot, mais j’y retrouve une grande authenticité, un profond respect _ mais oui ! _ du beau texte _ oui ! _  de Diderot. La principale liberté prise par Mouret est l’insistance sur Mademoiselle de Joncquières, un nom que l’on ne trouve _ d’aillleurs _ pas dans le récit de Diderot _ qui dit, lui, « Duquênoi« … _et qui a probablement été inventé par Emmanuel Mouret pour les besoins du film _ et de son point de vue. En choisissant ce titre, Mademoiselle de Joncquières, le réalisateur met l’accent sur un personnage que Diderot laissait un peu de côté. Dans Jacques le Fataliste, ce personnage n’a pas d’individualité propre, elle est toujours associée à sa mère : l’aubergiste parle « des d’Aisnon » ou de « la d’Aisnon et sa fille » _ leurs noms de prostituées ; il dit aussi « Duquênoi« 

Le caractère singulier _ oui ! _ de ce personnage, sa beauté, n’est révélé qu’à la toute fin du récit _ de Diderot. Dans le film _ d’Emmanuel Mouret _, Mademoiselle de Joncquières attire plus tôt l’attention du spectateur : malgré sa timidité, ses yeux toujours baissés, on perçoit bien qu’elle _ en la résistance de son étrangeté _ sera la clé de l’intrigue, celle qui fera échouer la machination de Madame de la Pommeraye.

Le film d’Emmanuel Mouret est léger, lumineux, comique. Ce ton enlevé vous paraît-il fidèle à l’œuvre de Diderot ?

Diderot était un écrivain très « décontracté », qui aimait mélanger les registres. Mais la légèreté n’est pas la même chez Diderot et chez Mouret. Dans Jacques le Fataliste, le récit fait par l’aubergiste est noir _ pas complètement : l’hôtesse ne manque pas d’humour… _, incisif. La mise à distance comique est créée par le contexte, car les personnages qui écoutent ce récit – Jacques et son maître – sont là pour s’amuser _ mais l’hôtesse s’amuse elle aussi avec son récit à rebondissements. Et l’aubergiste raconte cette anecdote tragique _ vraiment ? Nul ne meurt ici… _ tout en débouchant des bouteilles de champagne ! Chez Mouret, la distanciation humoristique vient du ton même du film _ celui-ci, de même que ses précédents… _ : elle est introduite par le jeu _ virtuose _ des acteurs, notamment celui d’Édouard Baer, parfait dans son rôle.

Parlons justement de ce personnage incarné par Edouard Baer, le marquis des Arcis. Il est défini comme un « libertin ». Que signifie ce mot à ce moment précis du XVIIIe siècle ?

Au XVIIIe siècle, le libertin est quelqu’un qui a pris de la distance avec la religion et la morale qui lui est associée. C’est donc une personne qui a un comportement léger en amour, et qui l’affiche en plein jour _ oui. Le libertin assume ses infidélités, car en provoquant son entourage il espère le convertir _ lui aussi _ à son mode de vie !

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les libertins suscitent haine et jalousie. « L’amour est une offense pour ceux qui en sont dépourvus », comme le dit Madame de la Pommeraye dans le film (avant d’en être elle-même privée).

Le libertinage n’était donc pas largement pratiqué, comme on le croit parfois ?

Au contraire, le libertinage était _ officiellement _ réprouvé, car il contrariait les usages _ normés _ de l’époque. Les époux du XVIIIe siècle n’étaient pas obligés d’avoir des sentiments l’un pour l’autre, mais ils étaient tenus de respecter les apparences. Dans les aventures extra-conjugales, la discrétion donc était de mise. Les libertins, qui vivaient ces incartades au grand jour, étaient montrés du doigt.

Qu’en était-il de la fréquentation des prostituées ? Dans le film, le mariage du marquis avec Mademoiselle de Joncquières, une ancienne prostituée, est fortement décrié par ses contemporains.

Beaucoup de libertins fréquentaient des courtisanes et des prostituées. Et ces femmes étaient considérées comme utiles à la société, notamment parce qu’elles faisaient l’éducation sexuelle _ voilà _ des jeunes gens. Mais en aucun cas il n’était permis de les épouser ! Cette barrière-ci était moralement infranchissable.

Quel regard portait Diderot sur ces usages amoureux du XVIIIe siècle ?

Le point de vue de Diderot est très moderne. À travers ce récit, il affirme que la vertu n’est pas là où l’on croit. Le personnage le plus vertueux de son histoire, Mademoiselle de Joncquières, est aussi le plus scandaleux – une ancienne prostituée, sans argent. À l’inverse, Madame de la Pommeraye, qui nous est présentée comme une très grande dame, porteuse d’une très haute idée de l’amour, se révèle finalement cruelle et immorale.

Cette très haute idée de l’amour, c’est d’ailleurs ce que reproche Diderot à ce personnage. Pour lui, il vaut mieux ne pas trop attendre de l’amour. L’inconstance des hommes est consubstantielle à leur nature _ voilà _, car ils sont soumis, au cours de leur vie, à des influences _ pulsions et sentiments _ sans cesse changeantes. On ne peut donc leur reprocher leur infidélité, car la nature est plus forte que la vertu.

Les personnages du récit de Diderot ne peuvent donc être rangés dans des cases, définis comme intrinsèquement bons ou intrinsèquement mauvais ?

Diderot désigne très clairement la vertu : Mademoiselle de Joncquières est une _ extraordinaire, infiniment rare de son espèce ! _ petite pierre précieuse au milieu d’un monde corrompu. Mais il refuse de juger ses autres personnages. Le marquis des Arcis, infidèle patenté, sait malgré tout reconnaître la vertu. C’est d’ailleurs très beau cette idée qu’a Diderot de faire tomber amoureux un libertin. On a l’impression d’assister à une conversion !

Et Madame de la Pommeraye, bien qu’elle soit une grande manipulatrice, est une femme très digne. Il y a là quelque chose de shakespearien, que Diderot explique bien dans Le Neveu de Rameau : si l’on vise le sublime, il ne faut pas seulement le placer dans la vertu.

Diderot n’était donc pas un moraliste ?

Ses récits sont porteurs d’une morale, mais cette morale est toujours implicite. On n’est pas chez La Bruyère ou La Fontaine. C’est au lecteur de forger sa propre morale. Diderot était un humaniste plus qu’un moraliste _ il n’est surtout pas donneur de leçons. Pour lui _ comme pour Leibniz et la diversité des compossibles… _, il fallait de tout pour faire un monde : des bons, des méchants, des amoureux, des jaloux… Toutes ces conduites étaient humaines, alors pourquoi les condamner ?

Et puis Diderot considère presque la passion _ et son hybris _  comme une maladie. Il veut montrer comment le corps se transforme sous l’effet de l’amour, et comment il en vient à gouverner les esprits. Un peu comme Marivaux, il place ses personnages dans des situations données, et il observe, en scientifique, les réactions en chaîne que cela provoque.

La vie personnelle de Diderot éclaire-t-elle également ce refus de la condamnation morale ?

Oui, parce que Diderot a beaucoup « pratiqué » l’amour ! Il a commencé par tomber éperdument amoureux d’une fille du peuple, Antoinette Champion, qui tenait avec sa mère un petit commerce de lingerie. Comme Mademoiselle de Joncquières, cette jeune femme d’une extraordinaire beauté était de haute naissance, mais avait perdu toute sa fortune. Diderot l’a épousée, et a payé cher ce mariage puisque son père l’a renié et déshérité.

Diderot était aussi un libertin. Mais un libertin jaloux ! Il a donc des traits communs avec les deux héros de ce récit : le marquis des Arcis pour sa liberté, et Madame de la Pommeraye pour sa jalousie.

Attardons-nous également sur Madame de la Pommeraye, qui est un personnage très moderne : une femme indépendante, qui tient un discours quasi féministe. Mais un personnage à qui Diderot semble donner tort, puisque sa vengeance finalement échoue. Quel regard porte l’auteur sur ce personnage ?

Diderot considère que la vengeance de Madame de la Pommeraye est légitime : elle ne fait que défendre son honneur. C’est une femme dont on peut penser que, si elle avait été un homme, elle aurait provoqué le marquis des Arcis en duel. Mais cette dignité que Diderot lui prête au début du récit glisse peu à peu du côté de Mademoiselle des Joncquières. Diderot était un homme du peuple : entre l’aristocrate qui se venge et la jeune fille désargentée qui est victime de cette manipulation, il n’a aucun mal à choisir son camp. Mais un récit assez proche, « Madame de la Carlière », écrit à la même époque, met en scène uniquement un homme et une femme, autour de l’infidélité de l’homme. Et dans ce récit-ci, Diderot concentre la vertu entre les mains du personnage féminin, qui ne veut pas vivre dans la demi-mesure et préfère quitter l’homme qu’elle aime plutôt que d’être mal-aimée.

Par son machiavélisme, Madame de la Pommeraye a souvent été comparée à la marquise de Merteuil, héroïne des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos. Les deux œuvres sont d’ailleurs contemporaines. Que pensez-vous de ce rapprochement ?

Le parallèle est très frappant quand on compare les films adaptés de Diderot et de Laclos. Je pense que la Merteuil de Stephen Frears a inspiré Mouret pour sa Pommeraye. Un indice parmi d’autres est cette robe jaune, couleur de la jalousie, que portent à plusieurs reprises les deux personnages féminins dans leurs films respectifs.

Mais il y a aussi des différences marquantes entre les deux femmes. La marquise de Merteuil est libertine, ce qui n’est pas le cas de Madame de la Pommeraye. Et elle ne connaît pas l’amour : elle a décidé de ne jamais aimer pour ne jamais souffrir. La marquise de Merteuil a aussi une dimension féministe plus évidente que Madame de la Pommeraye : elle veut se venger des hommes parce qu’elle est soumise aux contraintes d’une société machiste.

Le récit de Madame de la Pommeraye et du marquis des Arcis est basé sur une suite de mensonges. Les personnages jouent un rôle, feignent des émotions qu’ils ne ressentent pas. Ne peut-on dresser un parallèle avec le Paradoxe sur le comédien de Diderot, l’idée que moins l’on sent plus l’on fait sentir ?

Madame de la Pommeraye est en effet _ certes ! _ une sacrée comédienne ! _ une duplicité que Cécile de France interprète idéalement ! Elle sait parfaitement contrôler ses sentiments, et c’est ce qui lui permet de mener à bien sa machination. On le perçoit tout particulièrement dans une scène du film que j’aime beaucoup, lorsqu’elle convie Mademoiselle de Joncquières et sa mère à dîner et propose au marquis de passer, à l’improviste. Elle ment à tout le monde _ oui _, et elle jouit _ voilà, à part soi _ _ du spectacle qu’elle se donne. C’est en effet une bonne démonstration de l’idée selon laquelle le meilleur des comédiens est celui qui contrôle le mieux ses émotions. À l’inverse, dans cette scène, Édouard Baer joue à merveille _ lui aussi _ un personnage qui joue mal parce qu’il est débordé _ voilà _ par ses émotions : chacune des phrases _ de dévotion _ que prononce le marquis des Arcis sonne parfaitement faux.

Mademoiselle de Joncquières est un film où l’on parle beaucoup. Rares sont les moments où les personnages ne dissertent pas. Pourquoi cet art du dialogue était-il si cher à Diderot ?

Parce que Diderot était un grand bavard ! Surtout, Diderot recherche l’effet de réel. Il n’est pas intéressé par la fiction _ en effet _, car il considère que les héros de la vie réelle sont bien plus intéressants. De là naissent tous ces récits insérés, inspirés d’anecdotes _ lestes, on ne peut plus réalistes _ qu’on lui a racontées. Les dialogues sont un moyen de renforcer cet effet de réel. Il n’y a pas de descriptions chez Diderot _ voilà _, le récit est très efficace.

Ce qu’il veut avant tout, ce sont des actions et des sentiments _ c’est cela. Il utilise donc une langue très incisive _ oui ! et percutante _, ce qui explique d’ailleurs pourquoi ses récits vieillissent si bien. On le constate aujourd’hui à la faveur des nombreuses adaptations théâtrales de ses textes. Et le film d’Emmanuel Mouret en est également _ bien sûr ! _ une illustration forte, puisqu’on ne perçoit même pas _ en effet !!! _ la différence entre les dialogues tirés de Jacques le Fataliste et ceux inventés _ par qui ? Emmanuel Mouret lui-même ? Cela n’apparaît pas aux génériques de début et de fin _ pour le film.

Odile Richard-Pauchet est maître de conférences en littérature française du XVIIIe siècle à l’université de Limoges.

Parmi ses publications :

« Diderot, inventeur du marivaudage ? », dans Recherches sur Diderot et l’Encyclopédie (2012) ;

Diderot dans les Lettres à Sophie Volland, une esthétique épistolaire (Champion, 2007)

Histoire de Mme de La Pommeraye de Diderot (extrait de Jacques le Fataliste et son maître) sera publié aux éditions Folio classique.

Soient deux excellentes analyses.

Bravo !

Ce dimanche 15 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

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