Recensé : Alain Legros, Montaigne manuscrit, Éditions classiques Garnier, collection Études montaignistes, n° 55, 2010, 842 p., 89 reproductions photographiques.
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Sous le titre Montaigne manuscrit, Alain Legros publie un imposant volume regroupant l’intégralité des textes autographes de Montaigne – à la seule exception des très nombreuses additions manuscrites que Montaigne a portées sur l’exemplaire des Essais connu sous le nom d’ « Exemplaire de Bordeaux », additions souvent éditées et commentées, et dont le statut relève d’une approche assez différente [1]. Ces autographes se répartissent en six groupes distincts : (1) les ex-libris, devises et ex-dono ; (2) les notes et indications portées sur l’Ephéméride de Beuther ; (3) les arrêts autographes de Montaigne magistrat au Parlement de Bordeaux ; (4) les annotations portées par Montaigne en marge de certains des livres qu’il possédait ; (5) les lettres ; (6) les dédicaces d’auteur faites, par Montaigne, d’un exemplaire des Essais à telle ou telle personne. Nombre de ces textes autographes étaient déjà bien connus des spécialistes (le Beuther, les annotations sur Lucrèce ou César, la correspondance), d’autres l’étaient moins (les arrêts, les dédicaces). Legros prend ici la suite des érudits des deux derniers siècles, érudits auxquels il rend hommage ; mais il porte leur travail à un point de perfection rare _ et par là capital : pour la connaissance fouillée d’un auteur absolument indispensable ! Il faut signaler d’emblée qu’Alain Legros publie, pour la première fois, deux textes totalement inédits : les annotations portées sur un volume de Térence acheté par Montaigne alors qu’il n’avait pas 16 ans (p. 63 ; photographies n° 1 à 3), et une lettre de sollicitation écrite en langue italienne par Montaigne au Sénat de Rome (11 mars 1581) pour obtenir la citoyenneté romaine [2]. Diverses Annexes envisagent des cas particuliers ou douteux (dont de célèbres faux). On peut donc dire que le recueil de Legros contient la totalité _ voilà _ des textes autographes de Montaigne aujourd’hui connus, à la seule exception déjà signalée de l’Exemplaire de Bordeaux. Ce volume s’impose comme un instrument de travail indispensable _ oui _ au spécialiste ; mais il est plus qu’un instrument de travail _ voilà ! _, je vais essayer de le montrer. J’examinerai Montaigne manuscrit de trois points de vue : philologique, littéraire, philosophique.
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Une édition diplomatique
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Legros a fait le choix le plus exigeant, celui d’une édition diplomatique ou quasi-diplomatique [3]. Les textes autographes sont reproduits selon un système strict de conventions typographiques permettant de savoir par exemple quel type de « s » ou quel type de majuscule utilise Montaigne dans tel ou tel texte. Toute transcription diplomatique suppose un code typographique adapté à la nature du texte et de l’écriture considérés ; celui mis au point par Legros m’a paru, à l’usage, commode et précis _ c’est très important. Chaque autographe est (a) précisément situé dans son contexte textuel ou social, puis (b) transcrit selon le code typographique propre à cette édition ; s’il s’agit d’un texte en français, il est (c) édité dans une typographie standard, les mots difficiles étant traduits en français moderne entre crochets droits ; s’il s’agit d’un texte en latin, grec ou italien, il est (c’) traduit en français ; suivent (d) le développement des nombreuses abréviations utilisées dans l’autographe, puis, le plus souvent, (e) un commentaire philologique, historique, littéraire ou philosophique. Un grand nombre (89 exactement) de photographies, regroupées en fin de volume, permettent de voir de visu la matérialité de ces textes et de leurs supports matériels, et rendent vivant _ voilà _ tel ou tel détail graphique signalé et commenté dans le corps du livre.
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Le lecteur non-philologue trouvera peut-être excessif le niveau de précision atteint par cette édition – n’y aurait-il pas un peu de fétichisme dans le soin mis à analyser les encres, l’usage des ligatures, le ductus de l’écriture, la forme des hastes ? À quoi l’on peut répondre par trois arguments (sans compter l’intérêt d’une telle précision pour qui s’intéresse aux questions de graphie et de langue). (1) La fragilité matérielle des supports rend nécessaire une sauvegarde ; on ne peut pas se contenter des techniques de la photographie ou de la numérisation, car il ne suffit pas de disposer de la reproduction du texte : encore faut-il savoir la lire _ oui. Comme le dit Legros, « une édition typographique des autographes de Montaigne ne peut avoir d’autre ambition que d’apporter une aide à la lecture _ tout simplement _ des originaux ou de leur exacte reproduction » (p. 39) ; et Legros est, parmi les érudits d’aujourd’hui, l’un des meilleurs connaisseurs actuels des différentes graphies de Montaigne ; (2) la transcription diplomatique des manuscrits permet de découvrir d’autres formes de textualité voire d’oralité _ ce n’est pas rien ! Montaigne parle encore plus et mieux que bien d’autres !!! _ dans le texte (je reviens plus loin sur l’oralité et la voix _ merci ; cf, à propos de la voix, mon tout récent article (« Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages »« ) sur La Voix des personnages, de Martine de Gaudemar _ de Montaigne) ; la génétique des textes, l’attention aujourd’hui portée aux avant-textes ou aux brouillons [4] nous ont rendus attentifs _ c’est crucial _ à tout ce que peut nous apprendre l’état premier d’une pensée _ se formant _ qui s’écrit in statu nascendi ; (3) nul ne sait ce que seront dans un siècle ou deux les méthodes de lecture et d’analyse des textes ; tel détail aujourd’hui « sans importance » de l’écriture de Montaigne se révélera peut-être décisif pour nos lointains successeurs _ mieux déchiffrant, par la compréhension de nouvelles contextualisations…
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Montaigne manuscrit donne corps _ vivant ! vivantissime !!! _ au « jeune Montaigne » : c’est à l’âge de 15 ans que Montaigne achète un Flaminio, un Virgile, un César et un Térence, et inscrit un ex-libris sur ces volumes, dont les deux derniers seront amplement annotés. Les lectures de Montaigne ne se réduisent pas à ce que nous apprennent ces « traces » graphiques, que le hasard ou la vigilance de quelques soigneux _ merci ! _ lecteurs nous ont préservées. Ces autographes n’en rythment _ un concept décidément fondamental ! _ pas moins les pratiques de lecteur et d’écrivain de Montaigne durant plus de quarante années. Le travail d’Alain Legros permet d’affiner _ grâce à de nouveaux biais _ la chronologie d’une biographie intellectuelle dont les Essais ne nous donnent qu’une version partielle et partiellement reconstruite. Les ex-libris même (genre ingrat, si c’est un genre !) ne sont pas _ comme la moindre trace de vie et de sens _ à négliger : les ex-libris de jeunesse visaient à « enregistrer une acquisition, et les précisions de date et d’âge occupaient la toute première place » ; le perlegi (« j’ai fini ma lecture », suivi d’une date précise) inscrit à la fin du Lucrèce a une tout autre fonction : « ici, ce qui est enregistré, c’est une lecture. […]. Livre à lire, d’un côté, livre lu, de l’autre » (p. 421). Ce perlegi du Lucrèce porte la date du 16 octobre 1564 ; Montaigne précise qu’il a 31 ans. Ce ne sont pas seulement les contenus de certains textes lus que Montaigne manuscrit nous donne à suivre, c’est également l’évolution de la « forme de lecture » propre à Montaigne _ voilà : en sa formidable singularité, qui nous le rend si précieux, en la naissance d’une certaine modernité du « sujet« (de soi) plus attentif et plus libre, peut-être… _ qu’il nous permet de comprendre.
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Les mains de Montaigne, la voix de Montaigne
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Dans les autographes de Montaigne, il faut distinguer les textes bruts (annotations sur les livres) des textes plus ou moins travaillés (lettres, arrêts, dédicaces, ex libris, Beuther). C’est dans les annotations et marginalia que la voix _ frémissant à la moindre brise de ce qui sourd à (et en) son penser en acte : et il chante !!! _ de Montaigne peut s’entendre _ oui : au lecteur-déchiffreur un peu plus et mieux attentif : la lecture a ses degrés, à gravir… _ dans son état « naïf » ; les autres autographes obéissent à des codes stricts (arrêts) ou moins stricts, mais néanmoins réels (lettres, ex libris, Beuther). Car ces graphes font ici ou là entendre la voix _ oui ! _ de Montaigne, au sens littéral de ce terme _ parfaitement ! L’orthographe de Montaigne est parfois phonétique (p. 10) : « soun » pour « son » (p. 26), « Françoëse » pour « Françoise » (p. 81), « étoune » pour « étonne » (p. 287), « doune » pour « donne » (p. 505 et 566) ; l’écrit nous renseigne _ aussi : au passage… _ sur la prononciation du temps _ et l’oreille (aussi gasconne) de Montaigne n’est certes pas sourde… Le texte, y compris celui des Essais, en devient plus charnu _ mais oui _ : Montaigne ne proclame-t-il pas _ lui-même _ la continuité entre sa voix, qu’il avait forte, et son texte ? On ne se mettra certes pas à lire les Essais selon une absurde « prononciation restituée » ; mais il est bon de pouvoir faire parfois sonner la langue de Montaigne comme il la parlait : Françoëse, doune, soun, étoune. Dans un ordre d’idées voisin, Legros tire argument de certaines annotations portées sur le César pour renforcer son hypothèse d’un « secrétaire faisant la lecture à haute voix et notant au fur et à mesure les remarques de Montaigne » (p. 28) [5]. Cette hypothèse et ces arguments me paraissent très plausibles.
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Legros distingue plusieurs « mains » de Montaigne : notre auteur n’écrit pas de la même façon en latin et en français (« main latine » et « main française », p. 21), et bien sûr en grec (p. 23). Legros peut ainsi distinguer, dans le cas du Térence (227 annotations autographes) et du Lucrèce (1017 annotations autographes) deux « campagnes de lecture », séparées par quelques années. Pour Térence, les annotations sont toujours en latin ; mais pour Lucrèce, les annotations de la première campagne sont en latin, celles de la seconde en français (p. 141, 421-422) [6]. Il est significatif que Montaigne revienne _ en effet : toujours précisant, creusant, et approfondissant : il allonge… _ sur un livre et une lecture déjà faite : Montaigne lecteur, Montaigne relecteur. Mais cette relecture est une tout autre lecture _ en ses incessants rafraîchissements ! Legros souligne l’évolution des pratiques de lecture chez Montaigne.
Dans une première époque de sa vie, il lit de façon studieuse et presque académique _ comme pour toute approche première : de découverte. Il indexe le De rerum natura de Lucrèce [7], il « croise ses sources » (p. 649, 651) dans ses lectures historiques, qui sont nombreuses, il note en marge du texte qu’il lit des remarques philologiques et philosophiques [8]. La lecture est un travail _ scrupuleux : déchiffrer, expliquer, comprendre.
Dans un seconde époque de sa vie, il lit de façon beaucoup plus libre, non-académique, « en [s]e jouant » (note sur Quinte-Curce, p. 651) _ la lecture se met à dialoguer : à voix s’égalisant, en quelque sorte, la timidité première levée, désinhibée ; et se pouvant se livrer à la fantaisie dansante… La lecture est un plaisir. Pour ne pas perdre tout le bénéfice intellectuel de ces libres lectures (il a mauvaise mémoire), Montaigne rédige alors de brefs « jugement de synthèse » à la fin du livre lu. On sait que certaines de ces notes de synthèse seront reproduites dans les Essais (à la fin du chapitre « Des livres », II, 10).
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Legros étudie finement (p. 137-160) _ voilà ce qu’est le travail qualitatif de lecture : vers un dialogue avec le plus vif de l’auteur à son écritoire… _ les divers types d’annotations inscrites _ vivement _ dans les marges des livres. Il distingue ainsi la « curiosité philologique » et le « contenu philosophique » (p. 25). Cette double approche donne parfois lieu à ce que Legros appelle joliment des « notes de perplexité », « où sont posés des problèmes d’établissement du texte ou d’interprétation » (p. 143). Mais les marginalia ne sont qu’un groupe (le plus riche, certes) des autographes de Montaigne. Si l’on reprend l’ensemble des six groupes, on peut y lire autant de figures ou d’identités de Montaigne : « Michael Montanus, le jeune acquéreur de livres […] ; Michel de Montaigne, rapporteur à la Chambre des Enquêtes du Parlement ; le seigneur de Montaigne, attentif à consigner les évènements familiaux et les grands moments de son propre cursus honorum ; plus privément, Montaigne, lecteur et annotateur, d’abord pour l’étude, puis pour le seul plaisir ; Monsieur de Montaigne le maire, mais aussi l’agent de renseignement et le négociateur, rédacteur de billets et de lettres missives ; Montaigne enfin, l’auteur, qui dédicace son propre ouvrage » [9]. À chaque « rôle » ou identité, un type d’écriture, un rapport différent _ en sa vivacité distincte, et perceptible _ avec les jeux de la lecture et de l’écriture. Si les Essais sont, de l’aveu de leur auteur, un auto-portrait de papier, certains des autographes ne le sont-ils pas _ mais oui ! _ aussi ? « C’est un très bon auteur. […] Soigneux de toutes les parties de l’histoire. L’air de son éloquence retire au temps des premiers empereurs romains. L’esprit vif, pointu, gentil aux prix de tout autre. Le parler brusque. Le jugement mûr et juste » (p. 651). En lisant ce portrait littéraire de Quinte-Curce brossé par Montaigne à la fin du De Rebus gestis Alexandri Magni, ne croirait-on pas lire un auto-portrait ? _ certes : Montaigne lui-même est un (éminentissime !) dialogueur ressusciteur de voix et de vie ! Un maître ès attention aux souffles, via les rythmes…
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Le centre et la périphérie
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Philosophiquement parlant, les autographes fournissent _ d’abord _ certaines données factuelles intéressantes : Montaigne aurait lu Melanchton (le Réformateur) dans sa jeunesse (p. 209), ses jugements sur l’épicurisme de Lucrèce ou sur les écrits et l’action politique de Jules César (Montaigne loue les premiers et condamne la seconde) sont fortement marqués dès les marginalia, etc. Le lecteur des autographes peut glaner ici et là plus d’une réflexion intéressante ou curieuse _ quel maître ès curiosité que Montaigne ! _, et parfois très profonde (notamment, en matière politique ou technique, dans les notes sur Nicole Gilles, Quinte-Curce ou César, et bien sûr dans la Correspondance). « Le pape n’a aucun parent » dit Benoît XII, selon Nicole Gilles ; Montaigne commente : « C’est un fort beau mot, et qui doit servir à quiconque a charge publique » (p. 450).
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Beaucoup plus importante à mes yeux est l’inflexion que la lecture de Montaigne manuscrit nous incite à pratiquer dans notre conception de « l’œuvre de Montaigne », et peut-être dans notre conception de l’idée d’œuvre _ rien moins ! ce n’est certes pas peu ! _ en elle-même. Dans sa récente recension de Montaigne manuscrit dans Renaissance Quarterly, Katie Chenoweth relève « the Legros’s hesitation to assign an exact status to these autographs » [10]. Je parlerai moins d’hésitation que de réserve _ la nuance est majeure… Le recenseur peut se permettre d’être ici plus audacieux, ou plutôt plus imprudent, que l’éditeur. Dans une brève remarque, Legros se demande si l’on peut appeler « textes » les autographes (« le mot “texte” est déjà un abus de langage », p. 10). Cette remarque va loin. Si l’autographe a l’autorité d’être assumé par son auteur (le truisme n’est ici qu’apparent), il ne respecte pas nécessairement certains des protocoles intellectuels et sociaux qui lui confèreraient le caractère ontologique du « texte ». Le paratexte et l’épitexte ne sont pas le texte (ce truisme-ci est bien réel). Un commentaire d’un passage du Discours de la Méthode écrit par Descartes au Père Mersenne n’est pas un fragment dudit Discours : l’œuvre et le hors œuvre sont nettement séparés. Oui, mais Montaigne n’est pas Descartes. La porosité _ voilà _ entre le texte montanien _ tout s’y entre-parle ! _, les Essais, et le hors-texte, est considérable. J’ai déjà relevé le cas des textes migrants – textes écrits en marge d’un livre, et qui viennent nourrir _ mais oui : comme en une œuvre musicale _ le Livre (fin du chapitre « Des livres »). Le magnifique jugement sur Quinte-Curce (p. 650-651) aurait pu être repris tel quel dans quelque chapitre des Essais (pourquoi pas dans un apocryphe « Défense de Quinte-Curce » ?). Mais la migration de l’autographe (hors œuvre) au Livre (l’œuvre) ne se fait pas seulement par blocs, elle se fait surtout par bribes _ oui : tant l’incisivité de Montaigne est frémissante _ et, autre logique, par impulsion _ idem : tout frémit au moindre souffle de penser, en Montaigne… Migration par bribes : « Certaines notes sur César semblent avoir été utilisées sans délai par l’auteur » (p. 29, 619). Migration par impulsion : le simple mot « postes », relevé (p. 591) dans le De Bello civili de César, semble déclencher _ voilà _ le bref chapitre « Des Postes » (II, 22 ; l’anecdote empruntée à César est la deuxième rapportée dans ce chapitre). Plus étonnant encore, Montaigne annotant un livre d’autrui devrait ne s’adresser qu’à lui-même ; il lui arrive pourtant d’écrire : « À ce que [afin que] le lecteur _ voilà ! Montaigne a toujours un interlocuteur en son penser bruissant _ ne s’y trompe, ce Jean n’est pas celui qui premier querella le duché de Bretagne… » (note sur Nicole Gilles, p. 458). Redressant une confusion possible, Montaigne s’adresse ici à un lecteur à venir, « réel ou fictif » comme dit Legros (ibid.., et p. 148-149). Mais un écrit « adressé à », pensé dans la logique d’une lecture possible, n’est-il pas déjà _ en le tissage de son feuilletage _ un texte ? Dans une perspective voisine et réciproque, Legros suggère que les Essais pourraient être lus comme un ensemble de « lettres à » (p. 659voilà !), suggestion féconde _ absolument !!! A un autre niveau (bien sûr), c’est ce que personnellement j’éprouve à lire les lettres (chantantes) de Madame de Sévigné à sa fille…
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À suivre ce raisonnement, c’est l’ensemble des autographes que l’on devrait alors rapatrier dans l’œuvre de Montaigne – ou plutôt à leur périphérie _ toujours frémissante, donc : en pareil épiderme si sensible, avec le trésor d’harmonie de tant (et si riches, et somptueuses) résonances… _, pour reprendre le mot d’Alain Legros (p. 9). Mais les adjonctions successives au texte des Essais, les « allongeails », les ajouts autographes en marge de l’Exemplaire de Bordeaux, ne sont-ils pas autant de périphériques devenant _ ainsi ; et multiplement, toujours _ centraux ? La question se posait déjà _ en effet ! _ pour les sentences peintes sur les poutres de la « librairie » _ courir les y lire _ de Montaigne, dont Alain Legros a donné une remarquable édition commentée [11]. Après les Essais sur poutres [12], les Essais sur marges ? N’exagérons pas. Mais retenons que le mouvement de transgression _ Montaigne est toujours très tranquillement merveilleusement audacieux ! libre !!! au beau milieu des (pires !) tueries des fanatismes des guerres de religion _ entre l’œuvre et le hors œuvre se fait dans les deux sens : si certains textes autographes migrent vers les Essais, certains textes des Essais sont tendus par le désir d’échapper à la forme _ figée ; pas assez musicale ! _ du « texte » ; les dédicaces de certains chapitres tendent à leur donner le statut _ voilà… _ d’une lettre _ adressée à un lecteur _, les pages sur Tacite (fin de « De l’Art de conférer », III, 8) semblent suivre un perlegi conclusif et synthétique, et tant d’ajouts tardifs ne fonctionnent-ils pas comme des annotations que Montaigne porterait sur un texte qui ne serait pas le sien ? Legros dit que la « pratique des adjonctions tardives » que l’on peut remarquer sur le Beuther, comme dans les notes du César et du Lucrèce, forment « comme une sorte d’habitus auquel les ajouts marginaux de l’Exemplaire de Bordeaux donneront l’extension et le relief que l’on sait » (p. 72) _ parfaitement ! Mais à l’adjonction tardive se conjugue aussi l’inspiration immédiate _ en permanence : Montaigne ne renonce jamais au plus vivant du moindre geste de son penser épidermique frémissant : il ferait beau voir ! et comme il s’y amuse ! _ : la lecture fait émerger _ telle une hémiole en musique _ un mot, un commentaire, une remarque, sources _ follement généreusement fécondes _ à leur tour d’« infinis Essais » _ à charge (!) pour nous d’infinies lectures enchanteresses… Les autographes nous apprennent par l’exemple _ voilà ; sans s’annoncer lourdement : jamais ! Montaigne sait danser… _ comment un texte sourd _ jaillit _ d’un autre, comment l’idée surgit d’un mot qui brille brusquement _ et resplendit en l’éclair (ultra-vif : à la vitesse de la lumière) d’un éclat de soleil _ dans un texte qu’on lit.
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Les textes autographes de Montaigne ne sont ni des brouillons ni des avant-textes ; parfois ils sont comme des essais à l’essai _ en permanence ! _, des essais à l’état naissant _ tout y vit, tout s’y déploie, à l’instant même de l’intuition et de la plume qui le trace… _, plus « essais » en un sens (mais en un sens seulement) que les essais installés. Lire les autographes, c’est comprendre comment Montaigne, quand il écrivait (et donc figeait, inévitablement) ses Essais, entendait rester fidèle à la liberté de ses premières écritures – à la liberté de sa main _ c’est le mot : Montaigne conquiert en permanence sa formidable liberté !
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Le double travail d’Alain Legros, sur les poutres de la « librairie » et sur les autographes, contourne, ou, mieux, encercle _ et déploie, donc _, le puissant massif des Essais, dans une sorte de troublante symétrie. Sur les poutres, Montaigne fait peindre des sentences immémoriales (ou presque), qu’il a recopiées et non inventées, et qui sont le sommaire _ commode, en sa sommarité même, pour quelqu’un qui se moque aussi, et très vivement, des résumés : comme défis de ce qu’il y a (et demeure : ironiquement !) à contourner, pour le plus vif de son penser… _ d’une des formes de sa sagesse ; dans les marges des livres, sur les gardes et les pages de titre, dans ses missives peut-être, Montaigne invente en tâtonnant, mais d’une main qui ne tremble pas, les formes d’une écriture et d’une manière inédite _ critique et audacieuse : malicieuse, toujours ; il ne cesse jamais de s’en amuser… _ de penser ; dans le texte et dans les marges des Essais Montaigne inscrit les formes d’une sagesse plus haute, puisqu’elle est la sienne et qu’elle a subi _ un test (ou « expérience« en chantier permanent) assez solide _ l’épreuve de sa vie. Je crois qu’il faut tenir ensemble _ oui _ ces trois blocs. Les Essais doivent garder le primat, mais les sentences peintes et les annotations manuscrites n’ont cessé d’inspirer et de vivifier _ en infinis et permanents échos toujours bruissants _ le livre ; elles doivent tout autant vivifier _ voilà _ et inspirer _ voilà aussi _ la lecture _ vive à son tour, et à son exemple ironique et si formidablement jouissif _ du livre.
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Montaigne manuscrit nous offre, de Montaigne, une autre image en même temps qu’une autre réalité : d’abord, « Montaigne avant Montaigne », puis « Montaigne en marge de Montaigne » (p. 153). On lit un auteur à travers le prisme de l’image qu’on s’en forme. Les textes autographes de Montaigne, outre leur intérêt intrinsèque, sont aussi un instrument pour lire les Essais d’un œil à la fois plus exercé et plus libre _ à notre tour, donc. C’est dire que le livre que nous offre Alain Legros n’est pas seulement à consulter, mais également à lire, et, parfois _ c’est peu dire _, à _ montaniennement _ méditer.
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