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Un trop beau concert ? Le Bach/Des Profondeurs de Pygmalion/Raphaël Pichon à l’Auditorium de L’Opéra National de Bordeaux…

06fév

Hier soir, 5 février, à L’Auditorium de l’Opéra de Bordeaux, à 20 heures,

un concert intitulé « Bach/Des profondeurs« , par l’Ensemble Pygmalion dirigé par Raphaël Pichon, avec au _ superbe _ programme, les 6 _ merveilleuses _ œuvres suivantes :

de Nicolaus Bruhn (1665-1687), le De Profundis clamavi,

de Johann Sebastian Bach (1685-1750), la cantate BWV 131 Aus der Tiefen rufe ich, Herr, zu dir,

de Franz Tunder (1614-1667), Ach, Herr, lass deine Lieben Engelrein,

de Johann Sebastian Bach, la cantate BWV 106 Gottes Zeit ist die allerbeste Zeit (dite Actus tragicus),

de Dietrich Buxtehude (1637-1707), Klag-lied, BuxWv 76

et de de Johann Sebastian Bach, la cantate BWV 4 Christ lag in Todesbanden.

Pour ma part, ce concert a comblé mes désirs d’allégresse, tout particulièrement les trois grandes cantates de Jean-Sébastien Bach interprétées ici un peu comme du Telemann le plus joyeux… Et il m’a même semblé retrouver les émotions éprouvées aux premiers concerts de musique baroque auxquels j’assistais, à partir de décembre 1984, au Temple du Hâ, dans ce même répertoire.

Cependant, j’ai entendus des avis plus critiques quant aux choix d’interprétation de Raphaël Pichon : trop hédoniste ! pas assez d’émotion religieuse. Raphaël Pichon n’est pas Gustav Leonhardt !!!

Un autre avis _ que je ne partage pas non plus _ trouvait le son des instruments trop sec, et l’émotion des textes pas assez présente de la part de certains des chanteurs ;

de même que les œuvres données apparaissaient « saucissonnées » _ ce n’était pas non plus mon impression ; ni le résultat de ma comparaison entre la durée approximative du concert (près de 120′) et le chiffrage cumulé des interprétations de ces 6 œuvres au disque… _, en mettant un peu trop uniment l’accent sur les « Alleluia« …

Tout au plus,

puis-je peut-être regretter que ne soient pas marquées _ voire très brièvement commentées par le chef _ les transitions entre les œuvres : celles de Bruhns, de Tunder, de Buxtehude, à côté de celles de Jean-Sébastien Bach… Le chef est demeuré constamment muet.

Un seul bis.

Nous sommes décidément bien difficiles dans nos réceptions-appréciations de concerts…


Ce mardi 6 février 2018, Titus curiosus – Francis Lippa

La pénétrante puissance et la force de poésie d’Isabelle Rozenbaum en l’aventure de sa campagne de 30 mois de photographie du chantier de la Cité du Vin, de Bordeaux

17juin

Jeudi 9 juin dernier, à 18h 30, à la _ magnifique _ salle d’Exposition _ et très grande : quels superbes espaces ! _ de la _ toute neuve _ Cité du Vin de Bordeaux :

éblouissement radieux des 88 photos, de très grand _ ô combien justifié ! _ format, et d’une époustouflante netteté, et force, jusqu’au sublime, des couleurs !

_ « à mes yeux, écrit magnifiquement Isabelle Rozenbaum, page 117 de son Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais, la couleur est plutôt un défi qui permet de donner à la photographie sa dimension charnelle _ et c’est tout simplement là un aspect fondamental de l’idiosyncrasie rozenbaumienne ! (…) La couleur permet un champ perceptif plus large _ oui ! _ : elle donne sa véritable épaisseur à l’image _ oui ! c’est là encore un élément très important de la puissance (rare !) et force de poésie (michel-angelesque !) de cette artiste _, mais également son expression, sa lumière, sa profondeur, sa personnalité « _,

de la moisson photographique d’Isabelle Rozenbaum _ une « aventure  » : sans garanties institutionnelles formelles au départ… _ sur le chantier de construction de la Cité du Vin, à Bordeaux ;

une moisson photographique profondément généreuse : quelques 500 très belles, voire sublimes, photos _ sur le trilemme des concepts de beauté, de sublime et de grâce, lire le décisif travail de Baldine Saint-Girons : Le Pouvoir esthétique, paru aux Éditions Manucius, en 2014ayant été au final sélectionnées ce printemps 2016, à montrer,

d’une part en l’éblouissante _ rien moins ! _ exposition Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin (en la très vaste et très belle Salle d’Expositions de la Cité du Vin, du 1er juin 2016 au 8 janvier 2017),

et d’autre part dans les splendides et passionnants livres accompagnant cette merveilleuse exposition, et qui physiquement lui survivront ! :

La Cité du Vin

et Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin) ;

500 photos sélectionnées parmi des milliers d’autres prises trente mois durant (d’octobre 2013 pour les premières _ in le chapitre Photogénie _, à mars 2016 pour la toute dernière, un _ stupéfiant ! _ panorama sur le fleuve, présente _ in extremis _ à l’exposition, mais absente des deux livres, car réalisée postérieurement à la rédaction du tout dernier chapitre, Ouverture, daté du 11 février 2016, de Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais d’Isabelle Rozenbaum ; le chantier (dont sont encore visibles sur cette ultime photo les Algeco pas encore démontés…) n’allait être bouclé que cinq ou six jours plus tard… ;

toutes ces photos, donc,

les 88 de l’exposition, comme les 495 des deux livres (les 231, de très grand format _ quelle réussite ! _, de La Cité du Vin, le grand et très beau livre _ quel choc ! plus j’y regarde et m’y délecte, plus je l’admire ! _, le livre en quelque sorte officiel _ et idéalement réussi : un absolu chef d’œuvre de livre de photos !!! _ marquant, comme l’exposition, l’inauguration de la Cité du Vin ; et les 264, de petit format, de l’intime et réflexif Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin),

ont été prises, shootées, dans l’immédiateté _ inquiète ? jouissive ? patiente ? tendue ? _ de la sensation-intuition de qu’il y avait à saisir _ sur le champ ! _ et ne pas manquer de ce chantier de trente mois de construction ;

le champ d’action du shooting de la photographe n’étant autre, en effet et aussi, que le territoire d’action et la chasse gardée du divin Kairos, ce terrible petit dieu malicieux qui prodigue souverainement ses cadeaux à ceux qu’il croise, et veulent bien les saisir à son passage, mais coupe la main de ceux qui voudraient prendre ce qu’il offrait quand c’est trop tard, qu’il est passé, irrattrapable, et sans retour…  _ mais il y a certes aussi à méditer sur le concept cartier-bressonnien d’« instant décisif « , ainsi que le fait excellemment l’ami Bernard Plossu, par exemple en son L’abstraction invisible (cf aussi le très riche podcast de mon entretien avec Bernard Plossu le 31 janvier 2014)… _ ;

toutes ces photos

ont été prises lors des 33 _ ou 34 : en comptant celle, panoramique, saisie le 8 mars 2016 _ visites d’Isabelle Rozenbaum sur et dans _ en totale immersion ! _ le chantier,

quand, et même si, apparemment rien de vraiment décisif, pourtant, ne semblait s’y passer, comme, par exemple, au début, à l’automne 2013,

dans le quotidien humble et quasi anonyme, discret _ loin, a priori, de l’héroïque… _, des travailleurs du chantier ;

George Perec, dans la sobre introduction à son Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, en 1975, présente, page 10, son propos _ « l’épuisement«  évoqué par Perec n’étant certes pas celui du lieu lui-même (!), mais celui de sa « tentative« , à lui, d’écrivain (« tentative« , ou essai (à la Montaigne), mais dès le départ, pour Perec, l’auteur de W ou le souvenir d’enfance, voué (à la Sisyphe, en quelque sorte) à l’échec, en son défi (à rien moins qu’à de l’impossible !) d’artiste (de l’Oulipo) de s’essayer à une description qui se voudrait (absolument) exhaustive ! de ce lieu… _ :

« mon propos dans les pages qui suivent a plutôt été de décrire (…) ce que l’on ne note généralement pas, ce qui ne se remarque pas, ce qui n’a pas d’importance : ce qui se passe _ quand il ne se passe rien, sinon du temps, des gens, des voitures et des nuages « ;

soit ce que l’on peut qualifier d' »infra-ordinaire » _ cf de Georges Perec, aussi, L’infra-ordinaire _ :

eh bien ! voilà ce sur quoi _ cet infra-ordinaire même _ se focalise, à la suite et dans les pas de Georges Perec, le regard photographique d’Isabelle Rozenbaum, quant à l’efficace quasi invisible _ au moins eu égard à la visibilité finale insigne (et admirée) de l’œuvre d’architecture, achevée, durable, et brillante ! surtout, d’Anouk Legendre et Nicolas Desmazièresde l’œuvre au quotidien, aussitôt recouverte, passée, et oubliée ensuite, des ouvriers de ce chantier ;

toutes ces photos ont été prises sur le champ, à la fois bousculant et espéré-désiré, de la rencontre (sous les auspices du divin Kairos) de ce qui là surgissait, offert à la saisie, au quart de seconde, du regard ultra-ouvert à l’inouï et à l’invu, et qui soit nécessairement, et même puissamment, significatif (c’est ce qui était espéré-désiré !), de ce réel _ profond, jusqu’au vertige : que viennent montrer certaines photos ! ; en même temps que charnel : il faut y insister ! _ à rencontrer-accueillir et appréhender-cueillir en des shoots photographiques, du working in progress des travailleurs du chantier _ cf Victor Hugo : Les Travailleurs de la mer _, en sa vérité et beauté (et sublime, même) ;

de ce réel se présentant, donnant, offrant (et dans le risque permanent, aussi, pour la photographe, de le manquer), de quart de seconde en quart de seconde, en sa traque photographique, en quelque infime et quasi invisible, mais formidablement puissante, accroche _ charnelle _ à saisir par la photographe et son objectif, à l’instant même (et pas trop tard !), de l’étincelle de la rencontre de ce regard et de ce capté visuellement et photographiquement _ nous offrant à percevoir à notre tour, en spectateurs un peu attentifs de l’image photographique qui en résulte, ce que le regard photographique de l’artiste (en son aptitude à quelque génie de la prise de vue…) apporte de singulièrement plus que le regard brut, hâtif, du simple quidam, fut-il aidé par quelque smartphone ; et a fortiori que la capture mécanique des images (vidéos) de rue… _ ;

un réel à dimension potentielle, via ce qu’offre à regarder et recevoir par ses images la photographe, d’éternité (c’est-à-dire de hors temps _ ainsi que le dit tranquillement Spinoza en son Éthique _) ;

un réel fondamental rare _ parce qu’infime, et extrêmement fugitif, et difficile à percevoir hors de cette saisie d’image-là, artiste ! _, se présentant, donnant, offrant à retenir ainsi, par et dans ce shoot photographique d’artiste, et via le dispositif dont fait partie l’appareil avec sa mécanique, en simple prolongement, alors, du corps et du regard en tension _ corps et regard _ parfois vertigineuse, de l’artiste ;

un réel à dimension d’éternité, donc, qui se présentera (puis donnera à percevoir-ressentir) in fine _ quand le miracle de la rencontre advenue avec l’objet est d’abord bien présent là, dans l’image ainsi recueillie _, sur (et dedans) l’image, ainsi captée, qui en résultera ;

avec, encore, donc, à son éventuelle suite, l’impact incisif décisif que celle-ci _ image d’artiste, mais sans la moindre affèterie ! qui briserait tout ! _ pourra avoir sur nos regards de spectateurs de l’image, pour peu que nous y soyons, au bon moment, à notre tour, adéquatement attentifs et happés, carrément, par la profondeur _ du fait du champ ouvert par le cadre (cf par exemple page 48 de Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais : « Je délimite et découpe dans le réel plusieurs vues presque irréelles de la situation. Lorsque je cadre ainsi des scènes en plan rapproché et que je les visualise ensuite sur l’écran de mon appareil, celles-ci semblent représenter davantage un monde en destruction qu’en construction. La terre laisse ressortir ses strates, ses entrailles, sa chair humide et collante« …), et du fait, aussi, de la profondeur que confère le traitement puissant, ici, de la couleur (cf plus haut) _

de ce qui, ainsi, de la chose même saisie, surgit et paraît _ et charnellement, même !(cf là-dessus les bouleversantes analyses, en même temps qu’infiniment pertinentes, jusqu’au frisson à les lire, de l’amie Baldine Saint-Girons en son merveilleux L’Acte esthétique, et celles de l’amie Marie-José Mondzain en son indispensable Homo spectator _ voir, faire voir…) ;

mais un réel (celui, infra-ordinaire, des actes mêmes de travail du chantier) à dimension d’éternité, du moins en puissance _ quant à sa perceptibilité (sur le champ) par la photographe en ses shootings, d’abord ; puis par nous, à sa suite, en regardant vraiment ses photos… _, se présentant au départ on ne peut plus humblement et discrètement, à ce regard susceptible de devenir à la seconde même épidermiquement « halluciné », de l’artiste photographe, à ce moment de sa campagne photographique, au fil de sa quête de prise d’images justes (impliquant, en regard (et à sa suite), pour les accueillir et cueillir, ses propres gestes adéquats de photographe), de ce qui physiquement, geste par geste de travail accompli sur et en ce chantier, se construisait ainsi et s’élevait peu à peu, durant trente mois, de la Cité du Vin, sur le terrain d’abord chaotique (et très souvent boueux), de ce titanesque et héroïque, à certains autres égards, chantier ;

et cela, avec la plus grande (et même extrême !) justesse d’image requise, en permanence _ c’est là tout simplement une condition artistique sine qua non ! _, nonobstant fatigues, doutes et angoisses du quotidien du (ou de la) photographe en son _ épuisant ? en son extrême exigence… _ travail photographique comme en sa vie tout court, face au quotidien (infra-ordinaire, donc) du travail se donnant à cueillir-saisir là, en ce terrain, ce chantier, de ces milliers de gestes infra-ordinairement professionnels, eux aussi, effectués par chacun des acteurs-artisans opérant (chacun à sa manœuvre, et tous, en partie du moins, à main d’hommes et femmes, humainement, donc, outils et machines aidant _ que de splendides photos d’eux ! _ ) de ce chantier,

à tenter de capter et mettre en lumière _ photographie signifiant « écriture de la lumière« , nous rappelle Isabelle page 97 de son Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais…  _ sur l’image photographique à réaliser, des milliers de fois ;

éblouissement radieux, donc _ je reprends l’élan de ma toute première phrase, et du point de vue du regardeur… _ des 88 photos, de très grand format _ c’est capital ! _,

et d’une époustouflante netteté _ même quand la luminosité de certains jours, trop forte et quasi aveuglante, pose comme un filtre général cotonneux sur tout ou partie de l’image

(par exemple, dans de magnifiques photos au ciel blanc :

celle, non légendée, en double-page, pages 94-95 ; celles intitulées « une mise en place de tours d’échafaudages« , pages 96-97 ; celle intitulée « des cages d’armature en attente« , en double-page, pages 98-99 ; celles intitulées « Le coulage du béton« , pages 114-115 ; celle intitulée « Une banche avec ses contreventements« , page 121 ; la grandiose « le camion-grue avec le tuyau pompe qui achemine le béton », en double-page, aux pages 128-129 ; celle intitulée « La préparation avant le coulage du plancher bas d’un étage« , page 144 ; ou encore la prodigieuse « La pose des premiers arcs de la tour« , en double page, aux pages 176-177 ; et encore l’affolante image des « alpinistes«  défiant la pesanteur en leurs acrobaties, à la double-page 234-235, au sein de la superlative série légendée « La pose des verres sérigraphiés de la vêture«  ; etc. ;

et aussi, voire surtout, mais sans ciel cette fois, les deux magiques photos (on dirait de purs crayonnages de Cy Twombly !) légendées « Un plancher bas et des voiles montés« , page 153) ;

il faut bien souligner que ce facteur de la netteté est tout spécialement décisif  dans la puissance de l’art d’Isabelle Rozenblaum ! _

et époustouflante force, jusqu’au sublime, aussi, des couleurs ! _ que j’ai immédiatement souligné, comme facteur de profondeur du rendu de l’image, lui permettant d’atteindre la chair même (et le mot apparaît, on ne peut plus adéquatement !, à quelques reprises, sous la plume d’Isabelle…) du réel ainsi somptueusement capté… _,

de la moisson photographique d’Isabelle Rozenblaum ;

résultant de la rencontre _ renouvelée à 33 reprises de quelques heures chaque fois _ avec les gestes du chantier, de la radicalement attentive, et hyper-intense, traque photographique _ à rebours de la fatigue physique pouvant aller, parfois, jusqu’à l’épuisement ! _ des 30 mois passés sur et en ce chantier de construction de la Cité du Vin,

qu’a suivi, avec un très pressant permanent sentiment de nécessité et urgence (artistiques), Isabelle Rozenbaum.

Nécessité et urgence (artistiques), en effet,

d’une singulière « mission » d’artiste impérativement échue, à elle, Isabelle Rozenbaum

_ « La mission de photographier un chantier n’est vraiment pas une mince affaire «, écrit-elle page 66 de Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais ; « Je vis donc cette mission _ voilà le terme ! _ avec désir et exigence, presque avec nécessité, comme s’il s’agissait finalement _ ah ! _, pour moi _ artiste s’il en est, des processus… _, de répondre à un besoin impérieux _ besoin à déchiffrer (et défricher), œuvre à œuvre… _ qui dépasserait à la fois l’architecture et la photographie « _ c’est bien intéressant ! _ ;

et « Je sens (au fur et à mesure de « l’écriture des mots » de ce carnet de bord, crucial donc pour l’artiste, qu’est Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais) que la pratique même de ma photographie, cette « écriture de la lumière », devient, au fur et à mesure de cette mission, plus ambitieuse, plus forte _ oui ! à la Michel-Ange… _, plus rigoureuse également «, écrit-elle aussi page 97, au chapitre Écriture de ce carnet de bord, avec lequel la photographe peut dialoguer et avancer… _ ;

une singulière « mission » de « révélation » (photographique, en l’occurrence) du réel le plus profond et le plus vrai (et le plus beau, aussi !) _ qui soit rendu le plus justement possible, et en beauté active, dynamique (et non en document passif, inerte), sur chaque photo à réaliser _, de ce chantier de construction de la Cité du Vin de Bordeaux

_ ces divers mots, spécialement ceux de « mission « et « révélation «, revenant significativement à diverses reprises sous la plume d’Isabelle Rozenbaum en ce passionnant carnet de bord évolutif qu’est Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais : aux pages 33, 64, 66, 97, 125, 129 (en un chapitre qui s’intitule « révélation « !), 137… _,

à destination de quelque vrai regardeur (à venir)  qui viendra contempler vraiment (et jouir à son tour de) de ce réel _ du chantier de construction, tel qu’il eut lieu, en amont du bâtiment achevé d’aujourd’hui… _ qu’a su si superbement percevoir le regard photographique d’artiste d’Isabelle Rozenbaum, et que donnent à percevoir désormais aussi  à qui sait vraiment les regarder, ces sublimes images-photos, qui en demeurent :

en quelque exposition et en quelque livre, à venir, eux aussi _ je me place ici au tout début de cette improbable (au départ) aventure photographique _ ;

exposition et livres qui soient les médiateurs, à leur tour, de ce que la photo, sur le chantier même, aura su, en (et de) l’infra-ordinaire des gestes, des corps, des outils, des matières, apercevoir et recueillir et garder (pour longtemps, pour toujours) du travail s’accomplissant, et maintenant accompli ;

et sublimes images-photos que voici, à nous offertes aujourd’hui, qui avons la chance et la joie insignes de pouvoir les regarder-contempler-scruter vraiment et à loisir, en cette splendide exposition Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin, à la Cité du Vin,

de même _ et différemment, encore _ qu’en ces deux livres eux-mêmes dissemblables, et chacun singulier, La Cité du Vin et Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin, que le magnifique éditeur d’Elytis, Xavier Mouginet, a su offrir, en magicien à son tour, à notre bonheur!.. ;

en l’urgence, déjà alors _ au moment des actes de photographie, sur le chantier _, des métamorphoses _ permanentes et finalement rapides, en ces 30 mois de chantier (et à raison d’une visite à peu près mensuelle de la photographe)… _ de ce chantier de construction de cette Cité du Vin, à Bordeaux :

métamorphoses rapides _ paradoxalement, eu égard à la tâche à certains égards titanesque de ses acteurs mobilisés sur le terrain, en leurs divers corps de métier, au quotidien de leurs gestes professionnels de constructeurs, ainsi que l’avèrent aussi ces photos _ ;

et métamorphoses perceptibles _ non seulement en l’élévation architecturale progressive, mois après mois, de ce superbe bâtiment-monument en dur de la Cité du Vin, au-dessus du fleuve et des quartiers, en chantier eux aussi, de Bacalan et des Bassins à flot ;

mais aussi et désormais pour toujours, dans les images-photos que nous donne à contempler-scruter en toute sérénité, Isabelle Rozenbaum, tant en sa présente lumineuse exposition à la Cité du Vin, qu’en ces deux lumineux livres ! ;

mais l’artiste photographe, venue à 33 reprises (plus une toute dernière le 8 mars 2016) sur le chantier (sources des 33 chapitres de son Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais) ces 30 mois, redoutait aussi de manquer, entre-temps (c’est-à-dire entre deux de ses visites au (et sur, et dans le) chantier) ;

de manquer la moindre étape décisive significative des processus et des changements cruciaux pouvant avoir eu lieu dans quelque entre-deux de ses visites (à peu près mensuelles, donc) au chantier, qui aurait, ainsi, pu échapper à l’ouverture-inquiétude-jouissance amoureusement attentive de son regard photographique, et donc à ses photos… _ ;

en l’urgence, déjà, alors, des métamorphoses permanentes, et finalement rapides, mais aussi irréversibles,

de ce vaste et diversifié chantier en travail, sans cesse en évolution, au fur et à mesure des contributions de chacun des acteurs des divers corps de métier s’y succédant, au fil de ces 30 mois, et de ce que chacun d’entre ces divers professionnels du bâtiment réalisait, du bâtiment final, en sa tâche spécifique et peut-être unique, ce jour, cette heure et à cette seconde-là ;

et qu’avait à saisir, pour l’éternité _ celle-là même de l’art (en l’occurrence photographique), en sa capacité de justesse (probe et dépourvue du moindre maniérisme ; mais charnelle aussi, et ô combien !..) à l’égard de ce réel, en sa vérité et beauté (et parfois, voire souvent, sublime !) _, la photo d’Isabelle Rozenbaum.

Les premières photos du chantier, quasi vide au tout début (sauf, très bientôt, des monceaux chaotiques de terre, et la boue _ donnant lieu très vite, en effet, à de sublimes photos ! Par exemple, la très noire (à la Louise Bourgeois)  araignée de terre grasse de la page 47 de La Cité du Vin (légendée « Terrassement autour des longrines «) ; ou bien les deux photos en double-page, et non légendées, aux pages 36-37 et 40-41 ; et d’autres encore, telles, par exemple, celles, de nuit et légendées « Début des forages pour les pieux de fondation «, de la page 34 _),

datent du lundi 21 octobre, du mercredi 30 octobre et _ pour celles prises de nuit _ du mardi 12 novembre 2013 ;

et la toute dernière _ présente au terme même du parcours de l’exposition, mais absente des deux livres _, un sublime _ oui ! _ panorama _ simplement assorti d’un cartel la datant : « 8 mars 2016 » _, où la vue sur le fleuve Garonne prend des allures de Bergen, en Norvège, ou de Vancouver, en Colombie britannique, au Canada,

date du mardi 8 mars 2013.

Le titre complet de l’exposition est : Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin

_ aventure, donc, architecturale, pour Anouk Legendre et Nicolas Desmazières, les architectes-concepteurs de l’Agence XTU, ainsi que Dominique Zentelin, le directeur opérationnel du cabinet XTU ;

et aventure de construction, bien sûr, pour les membres de tous les divers corps de métier des entreprises Vinci Construction et SMAC, tout d’abord ;

mais aussi aventure photographique, pour Isabelle Rozenbaum ;

aventure éditoriale, pour Xavier Mouginet, le directeur des Éditions Elytis ;

et aventure, encore, d’exposition, pour Philippe Massol, directeur de la Cité du Vin, Laurence Chesneau-Dupin, directrice culturelle de la Cité du Vin, et Marion Eybert, responsable des Expositions à la Cité du Vin…



Puis, hier jeudi 16 juin, à 18h, à l’Auditorium Thomas Jefferson de la même Cité du Vin de Bordeaux :

conférence de présentation de cette exposition Carte blanche à Isabelle Rozenbaum _ le regard d’une photographe sur l’aventure du chantier de la Cité du Vin,

en un entretien de Francis Lippa, philosophe (et vice-président de la Société de Philosophie de Bordeaux) _ spécialement curieux de poïétique, c’est-à-dire des arcanes de la création ; cf sur ce blog En cherchant bien son récent article du 1er juin à propos du compositeur Karol Beffa : L’intelligence très sensible de la musique du magnifique Karol Beffa : de lumineuses Leçons au Collège de France _,

avec l’artiste Isabelle Rozenbaum

_ on peut écouter le podcast de leur entretien (jubilatoire !) du 3 décembre 2013, à la librairie Mollat, à propos du (passionnant) précédent travail d’Isabelle Rozenblaum, l’extraordinaire Les Corps culinaires... _,

et avec Xavier Mouginet, l’éditeur (aux Éditions Elytis) des deux livres superbes et indispensables pour bien regarder encore ces photos, et bien méditer, à notre tour, sur elles,

telles qu’elles sont issues de cette campagne de photographies de 30 mois, et de cette _ éblouissante _ exposition _ ouverte du 1er juin 2016 au 8 janvier 2017 : à découvrir en même temps que la Cité du Vin _ :

La Cité du Vin, d’une part, le (très beau) grand livre (officiel),

comportant 231 photos couleurs de très grand format _ pleine page souvent ! et c’est aussi nécessaire que mérité ! _, et avec des cadrages parfois époustouflants _ oui ! _, mais sans le moindre maniérisme :

au service infiniment probe de la plus grande justesse, seulement, mais pas moins !, du rendu (par l’image merveilleusement cadrée) de ce qui, vu et surtout ressenti par l’artiste, nous est donné à voir et intensément ressentir, via et en ces formes-là (d’images belles ou sublimes), à notre tour ! ;

en un acte esthétique, pour reprendre l’expression de Baldine Saint-Girons, en son indispensable et magnifique L’Acte esthétique… ; cf aussi, là-dessus, le tout aussi indispensable et tout aussi passionnant et juste Homo spectator _ voir, faire voir, de Marie-José Mondzain) ;

et, d’autre part, Tentative d’épuisement d’un lieu bordelais _ Architecture et photographie au XXIe siècle La Cité du Vin,

un carnet de bord (et de méditation) intime (comportant, aussi, 264 photos, mais de petit format _ toutes différentes des 231 images du très beau grand livre officiel, et au nombre de huit sur une page, chaque fois (8 x 33 = 264) _) ;

carnet tenu, quasi in situ, par la photographe Isabelle Rozenbaum réfléchissant-méditant par cette écriture même sur son travail alors en cours de photographe, face au (et dans le) chantier, du 21 octobre 2013 jusqu’au 11 février 2016 ;

et carnet aménagé et re-travaillé un peu, quasi in situ encore, et toujours au fur et à mesure, en 33 chapitres _ correspondant au nombre de ses interventions photographiques successives sur le chantier : les dates et heures de ces écritures sont chaque fois données, ainsi que le temps qu’il faisait, et la qualité de la lumière, la luminosité ce moment-là ce jour-là… _, muni chacun d’un titre, et conclu chacun par une citation d’un photographe ou d’un philosophe ayant réfléchi sur la photographie ;

sur le modèle, au départ du moins, du Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, de George Perec, paru en 1975.

J’ai personnellement eu la chance de parcourir tranquillement, à mon rythme, et à mon complet loisir, deux fois jusqu’ici, l’exposition, en son accrochage magnifique (et ô combien lumineux !), et selon des formats de très grande ampleur, parfaitement adéquats à cela même (de grand _ y compris pour les images de simples outils ! _) que ces photos nous montrent.

Et bien sûr le regard de ma seconde visite va plus loin _ et plus profond : que d’images-mondes, ici… _ que le regard de la première visite, au cours de laquelle, par exemple, je n’avais pas remarqué les cartels _ discrets, il est vrai, mais constants ; et certainement indispensables ! _ indiquant la date de chacune de ces photos…


Je remarque _ et le communique à Xavier Mouginet et Isabelle Rozenbaum qui m’accompagnent lors d’un dernier tour de l’expo, juste avant notre entretien-conférence à l’Auditorium _ que la grande photo que j’admire tant des « alpinistes » lors de « la pose des verres sérigraphiés de la vêture », virevoltant très en hauteur sur la façade du bâtiment de la Cité du Vin, et image admirée aux pages 234-235 de l’éblouissant La Cité du Vin,

et qui se trouve, dans l’exposition, présentée à droite en un extraordinaire tryptique consacré à ces opérations quasi dansées des « alpinistes » _ mais dans ce spectaculaire et acrobatique tryptique, la photo placée au centre, plus grande que celle qui me plait tant dans le livre, vole en quelque sorte la vedette à celle qui m’a ô combien plu sur la pleine double-page du livre, et qui, donnée ici un peu plus petite (que sa voisine du tryptique), est placée à droite et en léger contrebas… _,

ne me fait pas le même effet (de sidération) que sur la double page, et sans bord, dans le livre :

c’est que tout regard sur l’image dépend aussi de son contexte, comme de sa taille,

commentent Isabelle et Xavier ;

d’où l’importance du montage, dans l’exposition comme dans le livre,

de ce qui sera montré être regardé…

Et les images d’Isabelle Rozenbaum,

en leur extraordinaire netteté _ qui apparente à mes yeux, et pour prendre un exemple, la sublime ! sculpturale photo (non légendée) de la double-page 32-33 des deux mains gantées posées sur un plan dessiné du bâtiment de la Cité du Vin déployé à terre (ainsi qu’un pied chaussé un peu boueux, empiétant sur ce plan, légèrement déchiré là ; sans rien d’autre de perceptible du corps de cet homme)

aux deux mains (à la rencontre) de Dieu-le-Père et Adam, de Michel-Ange, au plafond de la chapelle Sixtine ! _

et en leurs impressionnantes couleurs _ par exemple celles de la photo (sans légende) de la double-page 126-127 ; ou celles de la photo légendée « mesures et contrôles ponctuent la vie sur le chantier « , page 135 ; ou aussi celles de la photo, si étrange, de la « préparation des platines qui soutiendront la vêture «, à la double page 214-215 _,

respirent merveilleusement, et s’approfondissent aussi, dans le format le plus large possible

_ tel, aussi, celui de l’écran de l’Auditorium où quelques unes d’entre ces splendides images-photos étaient projetées pendant notre entretien-conférence de jeudi 16 juin dernier !

D’où la très grande importance,

non seulement du tirage des photos, bien sûr !,

mais aussi du montage de ces photos,

tant dans les soins portés à l’accrochage de l’exposition,

que dans ceux portés à la mise en page du livre : éblouissante, elle aussi.

Ainsi le travail éditorial de Xavier Mouginet est-il proprement époustouflant !!!

Aussi, pouvoir revenir et se reporter sans cesse aux détails des images qu’offre le livre _ et un livre aussi beau et riche que ce magnifique La Cité du Vin ! _ est proprement extraordinaire ;

chaque nouveau parcours de ces images au fil du livre,

de même que chaque nouveau parcours de la salle d’Expositions de la Cité du Vin,

nous faisant découvrir et contempler chaque fois de nouvelles merveilles !


C’est admirable !

Titus Curiosus, ce vendredi 17 juin 2016

 

Ré-arpenter Venise : le défi du labyrinthe (involutif) infini de la belle cité lagunaire

26août

Le labyrinthe

(à surprise : à culs de sac !.. quand le piéton de Venise se trouve _ mille fois ! cela devient un jeu, tant qu’on ne se décide pas à consulter la carte adéquate… _ sans pont à franchir, ni quai à suivre, à droite ou à gauche, face à un canal qui vous contraint à rebrousser chemin…

_ ainsi, page 13 de son réjouissant et très alerte Venise est un poisson, au chapitre « Pieds« , Tiziano Scarpa, Vénitien, donne-t-il ce judicieux conseil à l’aspirant découvreur-arpenteur de sa Venise : « Le premier et unique itinéraire que je te conseille a un nom. Il s’intitule : Au hasard. Sous-titre : Sans but. Venise est petite, tu peux te permettre de te perdre sans jamais vraiment en sortir. Au pire, tu finiras toujours sur un bord, sur une rive _ une Fondamenta _ devant l’eau, en face de la lagune. Il n’y a pas de Minotaure dans ce labyrinthe« . Et « si tu ne retrouves pas ton chemin, tu rencontreras toujours un Vénitien qui t’indiquera avec courtoisie comment revenir sur tes pas. Si tu veux vraiment revenir sur tes pas » ; il venait juste de dire, page 12, que, au foot-ball, « faire le Vénitien« , ou « faire le Venise« , c’était « produire un type de jeu exaspérant, égoïste, le ballon toujours au pied, plein de dribbles et peu de passes, une vision du jeu très limitée » ; expliquant : « forcément : ils avaient grandi dans ce tourbillon variqueux de venelles, de ruelles, de virages en épingles à cheveux, de goulets. Pour aller de la maison à l’école, le chemin le plus court était toujours la pelote. Évidemment, quand ils descendaient sur le terrain en shorts et en maillots, ils continuaient à voir des ruelles _ calli _ et des petites places _ campielli _ partout, ils essayaient de se sortir d’une de leurs hallucinations personnelles labyrinthiques entre le milieu de terrain et la surface de réparation » ; aussi, le merveilleux conseil que Tiziano Scarpa donne à l’aspirant découvreur-arpenteur de sa Venise, est-il de ne surtout pas vouloir « lutter contre le labyrinthe. Seconde-le, pour une fois. Ne t’inquiète pas, laisse la rue décider seule de ton parcours, et non pas le parcours choisir ton chemin. Apprends à errer. Désoriente-toi. Musarde« .., toujours page 12… _)

le labyrinthe des calli _ parfois, et même très souvent, très étroits : par exemple, la Calesela de l’Ochio Grosso, dans le Sestiere de Castello, paroisse de San Martino (près du grand Portal del Arsenale), « mesure tout juste 53 cm de large« , est-il indiqué à la page 161 de l’album Secrets de Venise : un très bel album de photos (pas seulement de monuments, ou de clichés) commentées, publié aux Éditions Vilo ; et Tiziano Scarpa cite, lui, page 39 de son livre, « derrière la place San Polo« , la « Calle Stretta (étroite), large de soixante-cinq centimètres«  _

le labyrinthe des calli de la cité de Venise constitue un infini défi _ enchanteur ! et toute une vie n’y suffira pas : c’est aussi le constat que fait ce Vénitien d’excellence qu’est Paolo Barbaro en son merveilleux livre de « retour » à (et « retrouvailles » avec) sa Venise, dont le développement de sa carrière professionnelle (d’ingénieur hydraulicien)  l’avait éloigné : Venezia _ le città ritrovata (traduit pas très heureusement en français éditorial « Petit guide sentimental de Venise » : c’est un livre ADMIRABLE ! et qui n’est certes ni « petit« , ni « sentimental«  ! paru aux Éditions du Seuil en novembre 2000 et toujours disponible ! _ pour le promeneur-flâneur amoureux de beauté étonnante. Et la beauté de Venise, prise comme un tout strictement indémêlable ! _ ni classique, ni baroque, ni, encore moins, romantique ! maniériste, peut-être, si l’on voulait ?.. À la Montaigne… _, est assurément étonnante : face à l’inadéquation de tous nos repères _ d’aisthesis ; à commencer par les repères, primaires (et primordiaux) cénesthésiques…

Quand j’ai ouvert mon blog, le 3 juillet 2008, par un article _ se voulant d’annonce programmatique… _, que j’avais intitulé Le Carnet d’un curieux

_ et je remarque au passage, me relisant, que j’y présentais ce qui y allait y être mon style : « attentif intensif, c’est-à-dire fouilleur, s’embringuant dans le fourré plus ou moins dense du “réel“ et se coltinant un minimum à l’épaisseur et résistance des “choses“, en leur lacis déjà dé-lié cependant par quelque “œuvre“«  : eh oui ! quelque chose d’un peu parent au « lacis«  de l’imbroglio vénitien, dans le défi quasi géographique de tâcher de s’y « orienter«  un peu… _,

je me plaçais, par anticipation, « dans l’ouverture d’un peu larges et mobiles (boulimiques ?) curiosités plurielles« ,

parmi lesquelles des curiosités « géographiques aussi,

à partir, je dirais, de villes-« mondes » (Rome, Prague, Istanboul, donc, Lisbonne, Naples, Buenos-Aires, etc… : presque toutes _ mais dans le « Conte d’hiver » la Bohème n’est-elle pas shakespeariennement « accessibleelle aussi « par la mer?! _ ; presque toutes des cités portuaires, ainsi que Bordeaux : ouvertes sur le large…) ; etc.« …


Or je m’avise (en m’en souvenant bien !) que parmi ces « villes-mondes« , auxquelles je disais aimer (et désirer) me confronter _ par le jeu multiplié d’abord du regard du piéton les arpentant et ré-arpentant sur le vif de tous ses sens en éveil ; puis celui de l’écriture revenant à plaisir se pencher un peu précisément attentivement sur ces expériences de regard du promeneur-flâneur, sans que jamais vienne quelque rassasiement, ou, si peu que ce soit, lassitude : la fidélité à ce que j’aime s’avérant décidément, et quasi sans anicroches, absolue ; en un approfondissement intensif… _,

je m’avise (et me souviens bien ! donc…) que ne figurait pas Venise…

Probablement d’abord parce que d’autres déambulations-flâneries-promenades m’attiraient d’elles-mêmes  _ causa sui en quelque sorte _ davantage :  telle celle dans Rome, où j’aime infiniment me replonger (à l’arpenter-réarpenter) un peu souvent, et toujours neuvement ; ou celle dans Naples, toujours pas encore découverte, pour m’en tenir à ces deux sublimes cités italiennes ; auxquelles je dois adjoindre aussi celle dans Sienne, parfaite « cité-monde » elle aussi _ la ville (sise tout autour de sa Piazza del Campo si raidement pentu), si raffinée et démocratique à la fois, de Simone Martini et des frères Lorenzetti : quelle civilisation que celle de Sienne ! _, et demeurée _ au moins jusqu’à mon plus récent voyage en Toscane _ si bienheureusement vierge de banlieue _ à la différence de sa victorieuse Florence… La ville de Sienne n’ayant quasi pas connu d’expansion urbaine après sa défaite finale face à la cité guelfe des lys (à la bataille de Colle Val d’Elsa, en 1269).

Sur ce non-choix alors de Venise, j’aurai assurément à revenir : un peu plus loin…

Venise, cité navale et portuaire s’il en est _ et shakespearienne aussi : Othello, Le Marchand de Venise, etc. _, demeure mieux que bien protégée par l’isolement de son caractère d’île (ou plutôt d’îles _ au nombre de 121… _, reliées les unes aux autres par quelques ponts _ au nombre de 435…, selon l’article (illustré de la photo de chacun d’eux) Liste des ponts de Venise de Wikipédia : n’y manque (!) que le quatrième pont sur le Grand Canal, celui de Santiago Calatrava, dit « Pont de la Constitution », inauguré le 11 septembre 2008 : de quoi cela peut-il donc être l’anniversaire ?.. _),

mieux que bien protégée par l’isolement de son caractère d’île

au milieu de sa lagune, entre le rivage de Terre ferme _ à la distance de plus de trois kilomètres _ et le cordon littoral devant la houle, parfois _ poussée par la bora _, de l’Adriatique, dont la langue sableuse (mouvante) du Lido bien calée comme une digue, devant Venise.

Ainsi, sur cette « situation » assez singulière _ et pas rien que géographiquement _ de Venise, par rapport à la Terre Ferme (et le reste du monde !), par la grâce de sa lagune, le très fin et archi-lucide Régis Debray notait-il excellemment pages 20-21 de son percutant Contre Venise (en 1995, déjà !) :

« De même qu’au théâtre italien tout le dispositif pivote non sur la scène ou la salle, mais sur la rampe qui les sépare, car s’il y avait plain-pied il n’y aurait pas de spectacle _ du moins pour qui tient à en être le spectateur-voyeur plus ou moins invité (et agréé) ! _, le décisif de Venise _ formule-clé ! _ n’est pas Venise, mais la lagune qui la sépare du monde profane, utilitaire et intéressé » _ adjectifs mille fois pertinents !

Ce qu’il commente, en sémiologue averti qu’il est : « Cette tranche d’eau fait figure de « coupure sémiotique »« .

Et de remarquer on ne peut plus adéquatement _ cf la célèbre pièce de musique d’Antonio Biancheri La Barca di Venetia per Padova, en 1605 ! _ que « pendant des siècles, l’arrivée par Padoue et l’embarquement à Fusine, à cinq milles de la place Saint-Marc, pour une lente traversée, symbolisaient, tel un rite de passage, le changement d’univers _ voilà ! _ à la fois physique et mental _ soit un sas, et devenu, via l’inflation gigantesque du tourisme (lui-même devenu pour l’essentiel un tourisme patrimonial historiciste), temporel en plus de spatial…

La construction du pont route-fer de quatre kilomètres reliant Mestre au Piazzale Roma a _ depuis lors un peu _ simplifié les procédures, mais l’abandon assez compliqué de la voiture ou du car au parking _ du Tronchetto _ maintient l’essentiel _ mais oui ! _, qui est l’intransitif, la rupture de charge, avec changement _ obligé _ de véhicule et de tempo : ralentissement obligé du rythme vital _ ô combien ! Paolo Barbaro le souligne lui aussi… _ ; nous voilà ailleurs, et autrement monté, piéton ou bouchon sur l’eau ; pas de doute possible : on est bien passé de l’autre côté du miroir » _ du réel lui-même : l’opération se révèle magique !.. au moins pour l’étranger à Venise, sinon pour le Vénitien lui-même. Mais beaucoup de Jeunes adultes, désormais, quittent Venise pour la Terre ferme, ne serait-ce que pour résider à Mestre, où il est plus facile de disposer d’une voiture et de supermarchés.

Et Régis Debray de commenter encore, page 21-22 : « Au lieu de s’en plaindre comme d’un marteau piqueur dans un concerto de Vivaldi, les dévots _ du tourisme culturé à Venise _ devraient plutôt saluer l’astuce qui consista à « enlaidir » au mieux la terre ferme qu’ils ont abandonnée, tant les usines chimiques de Marghera, les raffineries, grues et hangars de Mestre, tubulures pétrolières et cheminées polluantes, à contre-jour, soulignent avantageusement l’abîme séparant le cercle enchanté du jeu esthétique _ c’est bien de cela qu’il s’agit ; cf là-dessus les magnifiques analyses du très bel essai de Rachid Amirou, L’imaginaire touristique, qui vient d’être réédité aux Éditions du CNRS _, la commedia dell’arte où nous venons de pénétrer, et la sordide réalité, tout juste conjurée _ du moins pour ce moment (ou parenthèse) de « vacance«  en ce lieu spécial-ci.. _, de la survie et des contraintes productives _ notre modernité encrassée par les infrastructures et l’oubli du grand art. Chaque coup d’œil de l’enculturé sur l’horizon « hideux » (qui me fait respirer, tout au bout des Zattere, comme un soupirail en cellule) renouvelle l’exorcisme du monde réel, à quoi se résume la fonction socialement réservée, du dehors, à la « fabuleuse merveille ».« 

Et pages 22-23, Régis Debray précise le fonctionnement du processus de la métamorphose de ce touriste culturé : « Le coup de génie, ici, (…) est la faculté qui nous est donnée de participer au spectacle _ de la comédie de Venise _ à tour de rôle, de nous y dépersonnaliser en personne, nous y dédoubler à volonté. La passerelle construite par Mussolini, et si bien nommée Ponte della Libertà (liberté d’échapper à l’enfermement, pour les claustrophobes du dedans, liberté d’échapper à soi-même, pour les hystériques du dehors), permet aux regardeurs de venir se mêler à la pièce _ toujours plus ou moins carnavalesque : même en dehors des festivités du Carnaval, ré-introduites seulement récemment : en 1979 ! _ en cours. Anch’io sono attore. (…) Loup et domino invisibles, guidé par les rails d’itinéraires fléchés, chacun s’en va par campi et calli fredonnant son petit air d’opérette, déguisé comme il convient (c’est encore lors du carnaval, où la pantomime s’avoue le plus, qu’on joue le moins). La fête est programmée, encadrée, répétée. (…) Touriste, on peut même jouer au touriste. Rien n’est pour de vrai« …

Quant aux « Vénitiens de naissance« , page 24, « ils savent que le show must go on, car c’est leur gagne-pain et une vieille habitude _ même avant le XVIIIe siècle et l’invention-institutionnalisation (aristocratique, alors) du « grand tour«  Le spectacle est dans la salle, et la salle est dans la rue« …


D’autant que, ajoute Régis Debray page 25, « ici, la représentation est miniaturisée ; cette cité-escargot n’étant pas vraiment grandeur nature ; le resserrement scénographique fait fonctionner la règle des trois unités, de lieu, de temps et d’action ; et le changement d’échelle ajoute à l’aspect « ville pour rire », toute en stucs et en dentelles, en cheminées coniques, en encorbellements de carton (sans humains derrière). Le côté maquette  (presque trop achevée ou finie) exalte une urbanité idéale, réduite à l’essence, comme une idée platonicienne de Cité, un microcosme autosuffisant. Ville-jouet, où se rejoue, dans la distance du comme si, le destin de toutes les splendeurs faites de mains d’homme, grandeur et décadence. Toute œuvre d’art met le monde réel en modèle réduit, et _ puisqu’en art moins est plus _ l’ellipse récapitulative accroît l’effet de capture.
L’exiguïté du labyrinthe, facteur de surréalité, dramatise l’oratorio, en aiguise la pointe, la peur du dénouement, que chaque jour repousse, avec notre complicité, nous qu’on enrôle dans la distribution
« …

Fin ici de cette incise debrayenne ; je reprends le fil de mon raisonnement.

Autrement que par bateau,

la cité de la lagune n’est devenue accessible _ aux non-Vénitiens _, d’abord par le chemin de fer, que depuis l’inauguration _ il y a 166 ans _ du Pont _ ferroviaire _ des Lagunes _ long de 3, 600 mètres _ le 11 juillet 1846 (sous la domination autrichienne) ; puis par la route, que depuis l’inauguration _ il y a 79 ans _ du Ponte _ routier _ Littorio le 25 avril 1933 (par Mussolini) _ son nom fut changé en Ponte della Libertà en 1945…

Mais une fois débarqué à la Stazione ferroviale Santa Lucia, ou bien Piazzale Roma, halte-terminus des autobus de ligne vers Mestre ou l’aéroport Marco-Polo, le visiteur devient en effet un piéton obligé, même quand il parvient à gagner une station de vaporetto, ou emprunte le (très court) traghetto d’une rive à l’autre du Grand Canal ; quant aux gondoles, elles ne constituent pas, ne serait-ce que par le prix de leur minute, un moyen de transport commode ni fréquent : seulement une fantaisie un peu luxueuse…

À part pour les usagers de bateaux privés (sur les divers canaux sillonnant la ville), Venise est donc bien, pour l’essentiel de ceux qui y circulent, une cité de piétons-marcheurs ! Pedibus

De fait, c’est bien toujours l’arrivée en bateau par la lagune _ à la vitesse plus lente de la navigation : par motoscafi et motonave, d’abord ;

cf sur eux et leurs divers régimes de vitesse ou lenteur, les remarques magnifiquement senties que fait l’excellent Paolo Barbaro, page 220 et suivantes de son indispensable autant que merveilleux Petit guide sentimental de Venise ; ou plutôt Venezia _ la città ritrovata; cf aussi les pages 276-277, 264-265, 182, et 135… ; page 264, par exemple, ce magnifique passage sur les « étranges choses à affronter«  pour qui travaille à Venise sans être Vénitien (ce sont deux ingénieurs originaires d’Émilie-Romagne qui parlent, un soir d’acqua alta) : « c’est difficile à dire, c’est même difficile rien qu’à énumérer : lenteur, nonchalance, fragilité, asymétrie, vieillesse, compromis, torpeur, beauté, insécurité, tout ensemble. Cette beauté partout, entravée sans l’être, sur l’eau et sur terre, on n’y échappe pas. Bref, il y a un sacré nombre de problèmes, tous différents _ et ce sont des choses , toutes celles-là, qu’on n’affronte pas à l’école d’ingénieurs, ni même sur les chantiers«  ; et page 182 : « la vitesse du bateau est le vingtième (en moyenne) de la vitesse de la voiture. On le sent sur la peau : plus qu’une course sur l’eau, maintenant, dès qu’on met le pied sur le bateau, c’est un lent arrêt, une troublante décélération. Le mouvement et la mesure du mouvement changent, et le rythme et le sentiment du temps. Temps plus dilaté, peut-être ; plus lent, certainement _ vivrons-nous plus longtemps ?«  _

de fait, c’est bien toujours l’arrivée en bateau par la lagune

qui sans conteste demeure _ comme depuis si longtemps (= toujours !) pour qui se rend à Venise _ à la fois la plus juste et la plus belle approche _ plus lente, donc _ de la cité de Venise ;

au moins en contournant, depuis le Tronchetto _ où sont situés les parkings de stationnement des automobiles (et des autobus) _, la gare maritime, située juste à l’ouest de San Basilio et des Zattere, et en empruntant le large canal (déjà pleinement maritime) de la Giudecca pour déboucher sur le très vaste et noblissime Bacino di San Marco, avec à sa droite, depuis le vaporetto, la stature suprêmement élégante de San Giorgio Maggiore, avec sa superbe façade classique d’Andrea Palladio et son campanile élancé… A moins qu’on ne débarque aux Fondamenta Nuove, en provenance de l’aéroport Marco Polo… pour la majorité des visiteurs empruntant un bateau _ ici un motoscafe _ pour accéder à la cité de Venise.

D’autres, mais moins nombreux, découvrant peu à peu, de leurs _ beaucoup plus hauts ! le contraste avec les bâtiments de la ville sur les quais, par exemple aux Zattere, en est même tout simplement effrayant ! et les édiles s’en émeuvent !.. _ de leurs bateaux de croisière monstrueusement gigantesques, d’abord les espaces _ embrumés (ou pas) : selon la saison, et la qualité de lumière et le taux d’humidité _ de la lagune _ cf, ici, page 221, à propos de ces « espaces de la lagune«  entre Saint-Marc et Lido : « un bateau qui traverse une mer presque au pied des maisons, une course marine au cœur des maisons (…) Immense, l’ouverture d’eau et de ciel, à peine sort-on du labyrinthe ; mais tout entière parcourable, reconnaissable _ ni grande mer, ni océan«  ; et pour qui revient (ici du Lido) vers Venise par le motoscafe, ce très beau (et surtout si juste !) passage encore, page 223 : « Ici on approche dans les bienveillantes vibrations d’un moteur que l’on connaît bien, d’un bateau qui nous est familier : peu à peu nous entrons en participation avec chaque lumière, quai, maison, fenêtre… Nous la voyons de nos yeux, sans écran, Venise à l’arrivée, d’un moyen de transport aquatique encore humain, très humain. Ses yeux à elle, la ville, répondent à chaque regard : lumières et reflets nous arrivent de chaque fenêtre, s’approchent de plus en plus, jusqu’à ce que le bateau tourne juste là, entre San Giorgio et Saint-Marc, entre une fenêtre et l’autre, pour nous faire mieux voir le cœur, nous faire toucher le centre, du miracle qui continue«  : Venise !.. _,

D’autres découvrant peu à peu, de leurs _ monstrueusement surdimensionnés, donc, à l’échelle des bâtiments de Venise ! _, de leurs bateaux de croisière, d’abord les espace de la lagune,

puis, dès que contourné la pointe de l’île de Santa Elena afin d’accéder au Bacino di San Marco,

le cœur de la ville elle-même, avec, en son milieu, l’ouverture du Grand Canal, avec les profils joyeusement rythmés de ses églises _ avec coupoles (ou pas) et campaniles (divers) _ et de ses palais _ du Moyen-Âge jusqu’au XVIIIe siècle, la palette en est riche de diversité de styles, mais en très étonnante harmonie (et à très peu d’exception près jusqu’ici)… _,

après franchissement préalable de la passe _ entre mer et laguneentre la pointe septentrionale du cordon littoral du Lido et la pointe méridionale de Punta Sabbioni, en quittant la mer Adriatique…

Ce qui rend Venise si différente de la plupart des autres cités-monde qui sont aussi bâties sur un réseau de canaux Amsterdam, Saint-Pétersbourg, ou même Bruges, pour notre Europe _, c’est son absence de tout plan si peu que ce soit concerté d’urbanisme, ainsi que de plan de circulation piétonne si peu que ce soit ordonnée par rues… Venise, constituée d’une juxtaposition purement empirique d’îles, et en plein milieu d’une lagune, s’est, maison par maison _ et la lagune servant de première et principale protection, avant même la flotte impressionnante de galères construites à l’Arsenal… _, élaborée essentiellement par rapport et autour des voies d’eau, ou canaux, par où s’effectuait l’essentiel des circulations et échanges, par bateaux.

Déjà, Philippe de Commynes, envoyé en mission diplomatique à Venise par le roi de France Charles VIII _ il y séjournera huit mois en 1494-95 _, pour qualifier « la grande rue qu’ils appellent le Grand Canal, et est bien large« , écrit, très impressionné : « la plus belle rue que je crois qui soit en tout le monde et la mieux maisonnée« …

Il décrivait ainsi, en ses Mémoires (livre VIII, chapitre XVIII), son arrivée par bateau à Venise :

« Ce jour que j’entrai à Venise, vindrent au devant de moy jusques à la Chafousine, qui est à cinq mil de Venise ; et là on laisse le bateau en quoy on est venu de Padoue, au long d’une rivière _ la Brenta _ ; et se met-on en petites barques, bien nettes et couvertes de tapisserie, et beaux tapis velus de dedans pour se seoir dessus ; et jusques là vient la mer _ la lagune où pénètrent les houles _ ; et n’y a point de plus prochaine terre pour arriver à Venise ; mais la mer _ la lagune _ y est fort plate, s’il ne fait tourmente ; et à cette cause qu’elle ainsi plate se prend grand nombre de poissons, et de toutes sortes. Et fus bien esmerveillé de voir l’assiette de cette cité _ voilà ! ces expressions sont très fortes ! _, et de voir tant de clochers et de monastères, et si grand maisonnement, et tout en l’eau _ voilà, voilà ! _, et le peuple n’avoir d’autre forme d’aller qu’en ces barques _ tout cela doit être strictement pris à la lettre ! _, dont je crois qu’il s’en fineroit trente mil, mais elles sont fort petites. Environ ladite cité y a bien septante monastères, à moins de demye lieue françoise, à le prendre en rondeur, qui tous sont en isle, tant d’hommes que de femmes, fort beaux et riches, tant d’édifices que de paremens, et ont fort beaux jardins, sans comprendre ceux qui sont dedans la ville, où sont les quatre ordres des mendians, bien soixante et douze paroisses, et mainte confrairie. Et est chose estrange de voir si belles et si grandes églises fondées en la mer » _ voilà.


Et il poursuit : « Audit lieu de la Chafousine vindrent au devant de moy vingt-cinq gentilshommes bien et richement habillés, et de beaux draps de soye et escarlatte ; et là me dirent que je fusse le bien venu, et me conduisirent jusque près la ville en une église de Saint-André, où derechef trouvay autant d’autres gentilshommes, et avec eux les ambassadeurs du duc de Milan et de Ferrare, et là aussi me firent une autre harangue, et puis me mirent en d’autres bateaux qu’ils appellent plats, et sont beaucoup plus grands que les autres ; et y en avoit deux couverts de satin cramoisy, et le bas tapissé, et lieu pour seoir quarante personnes; et chacun me fit seoir au milieu de ces deux ambassadeurs (qui est l’honneur d’Italie que d’estre au milieu), et me menèrent au long de la grande rue qu’ils appellent le Grand Canal, et est bien large. Les gallées y passent à travers, et y ay vu navire de quatre cens tonneaux au plus près _ mais oui ! _ des maisons ; et est la plus belle rue que je crois qui soit au monde, et la mieux maisonnée, et va le long de ladite ville _ d’est en ouest, jusqu’au Bassin de Saint-Marc et Saint-Georges Majeur. Les maisons _ ou palais _ sont fort grandes et hautes, et de bonne pierre, et les anciennes toutes peintes ; les autres, faites depuis cent ans _ durant le quattrocento _, ont le devant de marbre blanc qui leur vient d’Istrie à cent mil de là ; et encore ont mainte grande pièce de porphire et de serpentine sur le devant. Au dedans ont pour le moins, pour la pluspart, deux chambres qui ont les planchers dorés, riches manteaux de cheminées de marbre taillé, les chaslits des lits dorés, et les oste-vents peints et dorés, et fort bien meublés dedans. C’est la plus triomphante cité que j’ay jamais vue _ en résumé ! _, et qui fait plus d’honneurs à ambassadeurs et estrangers, et qui plus sagement se gouverne, et où le service de Dieu est le plus solemnellement fait. Et encore qu’il y peut bien y avoir d’autres fautes, si crois-je que Dieu les a en ayde, pour la révérence qu’ils portent au service de l’Eglise.

En cette compagnie de cinquante gentilshommes, me conduisirent jusques à Saint-Georges _ en face de Saint-Marc _, qui est une abbaye de moines noirs réformés, où je fus logé. Le lendemain me vindrent quérir, et menèrent à la Seigneurie _ le palais des doges _, où je présentay mes lettres _ de créance _ au duc _ le doge _ qui préside en tous leurs conseils, honoré comme un roy. Et s’adressent à luy toutes lettres ; mais il ne peut guères de luy seul. Toutesfois cestuy-cy a de l’auctorité beaucoup, et plus que n’eut jamais prince qu’ils eussent ; aussi il y a desjà douze ans qu’il est duc ; et l’ay trouvé homme de bien, sage et bien expérimenté aux choses d’Italie, et douce et aimable personne. Pour ce jour je ne dis autre chose ; et me fist-on voir trois ou quatre chambres, les planchés richement dorés, et les lits et les oste-vents ; et est beau et riche le palais de ce qu’il contient, tout de marbre bien taillé, et tout le devant et le bord des pierres dorés en la largeur d’un pouce par adventure ; et y a audit palais quatre belles salles richement dorées et fort grand logis ; mais la cour est petite. De la chambre du duc il peut ouyr la messe au grand autel de la chapelle Saint-Marc, qui est la plus belle et riche chapelle du monde pour n’avoir que le nom de chapelle, toute faite de mosaïques et tous endroicts. Encore se vantent-ils d’en avoir trouvé l’art, et en font besongner au mestier, et l’ay vu. En cette chapelle est leur trésor, dont on parle, qui sont choses ordonnées pour parer l’église. Il y a douze ou quatorze gros ballays ; je n’en ay vu nuls si gros. Il y en a deux dont l’un passe sept cens, et l’autre huit cens carras ; mais ils ne sont point nets. Il y en a douze hauts de pièces de cuirasse d’or, le devant et les bords bien garnis de pierreries très fort bonnes, et douze couronnes d’or dont anciennement se paroient douze femmes qu’ils appeloient roynes, à certaines festes de l’an, et alloient par ces isles et églises. Elles furent desrobées, et la pluspart des femmes de la cité, par larrons qui venoient d’Istrie ou de Friole _ Frioul _ (qui est près d’eux), lesquels s’estoient cachés derrière ces isles ; mais les maris allèrent après, et les recouvrèrent, et mirent ces choses à Saint-Marc, et fondèrent une chapelle au lieu où la Seigneurie va tous les ans, au jour qu’ils eurent cette victoire. Et est bien grande richesse pour parer l’église, avec maintes autres choses d’or qui y sont, et pour la suite, d’amatiste, d’aguate, et un bien petit d’esmeraude ; mais ce n’est point grand trésor pour estimer, comme l’on fait or ou argent comptant. Et ils n’en tiennent point en trésor. Et m’a dit le duc, devant la Seigneurie, que c’est peine capitale parmi eux de dire qu’il faille faire trésor ; et crois qu’ils ont raison pour doute des divisions d’entr’eux. Après me firent monstrer leur arsenal qui est là _ un peu plus à l’est, dans le sestiere de Castello _ où ils esquipent leurs gallées, et font toutes choses qui sont nécessaires pour l’armée de mer, qui est la plus belle chose qui soit en tout le demourant du monde aujourd’huy, mais autresfois il a esté la mieux ordonnée pour ce cas.

En effect, j’y séjournay huit mois, deffrayé de toutes choses, et tous autres ambassadeurs qui estoient là. Et vous dis bien que je les ay connus si sages, et tant enclins d’accroistre leur seigneurie, que s’il n’y est pourvu tost, tous leurs voisins en maudiront l’heure ; car ils ont plus entendu la façon d’eux deffendre et garder, en la saison que le roy y a esté, et depuis, que jamais ; car encore sont en guerre avec luy ; et si se sont bien osés eslargir, comme d’avoir pris en Pouille sept ou huit cités en gage ; mais je ne sçay quand ils les rendront. Et quand le roy vint en Italie, ils ne pouvoient croire que l’on prist ainsi les places, en si peu de temps (car ce n’est point leur façon) ; et ont fait, et font maintes places fortes depuis, et eux et autres, en Italie. Ils ne sont point pour s’accroistre en haste, comme firent les Romains ; car leurs personnes ne sont point de telle vertu ; et si ne va nul d’entre eux à la guerre de terre ferme, comme faisoient les Romains, si ce ne sont leurs providateurs et payeurs, qui accompagnent leur capitaine et le conseillent, et pourvoyent l’ost. Mais toute la guerre de mer est conduite par leurs gentilshommes, en chefs et capitaines de gallées et naves, et par autres leurs subjets. Mais un autre bien ont-ils, en lieu d’aller en personne aux armées par terre : c’est qu’il ne s’y fait nul homme de tel cœur, ni de telle vertu, pour avoir seigneurie, comme ils avoient à Rome ; et par ce n’ont-ils nulles questions civiles en la cité, qui est la plus grande prudence que je leur voie. Et y ont merveilleusement bien pourvu, et en maintes manières ; car ils n’ont point de tribun de peuple, comme avoient les Romains (lesquels tribuns furent cause en partie de leur destruction) ; car le peuple n’y a ni crédit ni n’y est appelé en riens ; et tous offices sont aux gentilshommes, sauf les secrétaires. Ceux-là ne sont point gentilshommes. Aussi la plus part de leur peuple est estranger. Et si ont bien connoissance, par Titus-Livius, des fautes que firent les Romains ; car ils en ont l’histoire, et si en sont les os en leur palais de Padoue. Et par ces raisons, et par maintes autres que j’ay connues en eux, je dis encores une autre fois, qu’ils sont en voye d’estre bien grands seigneurs pour l’advenir« …

L’empreinte du regard sur l’Italie de la fin du Quattrocento et du début de la Renaissance, des rois Charles VIII (1483-1498), Louis XII (1498-1515), et bientôt François Ier _ devenu roi de France le 1er janvier 1515 : et ce sera bientôt, le 13 septembre, la bataille de Marignan ! et neuf ans plus tard, celle de Pavie _ allait durablement marquer la civilisation française de la Renaissance et de ses suites : cf ne serait-ce que la marque si décisive de son parrain Mazarin sur Louis XIV… Fin de l’incise.

Pas de plan si peu que ce soit concerté d’urbanisme, ni de plan de circulation piétonne si peu que ce soit ordonnée, donc, à Venise.

De très rares voies de circulation piétonne rectilignes furent ouvertes à une fin un peu utilitaire et pratique, au moment du développement de la modernité, et encore sur d’assez courts tronçons, telle la Strada Nova, entre Santa Fosca et le Santi Apostoli, dans le Sestiere de Cannaregio (en 1867-71), facilitant surtout le trajet piétonnier _ loin d’être rectiligne ! _ entre le Rialto et la gare ; ou bien l’élégante large, mais courte, Via XXII Marzo, en face de San Moise, dans le Sestiere de San Marco (en 1875-85) ; ou encore la très ample Via Giuseppe Garibaldi, dans le Sestiere de Castello, au temps de l’occupation napoléonienne) : mais la rareté des noms mêmes de « Strada » et de « Via » dénote déjà leur étrangèreté aux voies piétonnes purement vénitiennes ; dont Paolo Barbaro s’amuse, page 188 de son excellentissime à tous égards (!) Petit guide sentimental de Venise (ou plutôt, en italien, Venezia _ la città ritrovata, je le répète), à recenser les variations de qualificatifs, rien qu’entre Sant’Aponal et le Rialto, dans le Sestiere San Polo, par exemple : « Calle, calletta, ramo, campo, campiello, salizzada, portico, fondamenta, sottoportico, arco, volto, crosera, riva, ruga, corte, pissina, piscina, pasina« … L’esprit vénitien est demeuré assez sourcilleux de sa propre _ irréductible ? irrédentiste ? _ singularité…


De même qu’assez nombreux sont, parmi les 435 au total, de la cité sérénissime, les ponts posés complètement de biais _ tels le Ponte Storto, le Ponte del Vinante, etc. _ par-dessus quelque rio ou canal, afin de joindre tant bien que mal des calli en rien destinées au départ à se joindre, et donc non alignées _ sans compter les ponts débouchant sur seulement une (ou deux) porte(s) privée(s), tel le seul pont de Venise demeuré sans parapet (il en existe un second : à Torcello) par-dessus le rio di San Felice, dans le Sestiere de Cannaregio…

Cf ce qu’en dit Tiziano Scarpa, pages 22-23 de son Venise est un poisson : « Souvent les calli qui donnent sur les deux rives du canal _ reliées par ces ponts si fréquemment « en diagonale«  _ n’ont pas été alignées pour être unies par un pont : c’étaient simplement des débouchés sur l’eau où mouiller les barques pour monter à bord ou descendre à terre, pour charger et décharger des marchandises _ pour les maisons n’ayant pas de débouché direct à elles sur un canal. En d’autres termes, il y a d’abord eu des maisons, et entre les maisons les calli, disposées selon leur propre loi _ sans concertation avec d’autres : anarchiquement en quelque sorte… Les ponts ont été construits après : ce sont les ponts qui ont dû s’adapter aux déphasages entre les calli presque en vis-à-vis, mais pas tout à fait dans l’axe d’une rive à l’autre des canaux » _ qui sont bien la voie principale de circulation de la Venise de départ, par conséquent ! Et cette « adaptation au déphasage entre les calli » s’est réalisée quand on a développé les voies de circulation piétonne au détriment des canaux : ainsi nomme-t-on à Venise « Rio Terra«  la voie piétonne remplaçant un canal qu’on a décidé de combler…

Ainsi les entrées nobles des palazzi, donnent-elles sur le canal, et pour la barque ; pas sur la calle, pour la circulation piétonne _ de statut domestique, secondaire… _ : vers le campo ou le campiello et ses puits, ou vers l’église de la paroisse, elle, au mieux, et tout proches, eux, dans le seul périmètre de sa petite île même…

Cf ce qu’en dit Tiziano Scarpa, page 22 encore, de son  : « Aujourd’hui _ et donc désormais _, à Venise, on se déplace beaucoup plus à pied _ que par bateau. À l’origine, les palais et les maisons en bordure des canaux étaient orientés avec leur façade sur l’eau, l’entrée et l’accostage pour les barques. Sur les calli s’ouvrent les entrées secondaires : de Venise, aujourd’hui, nous nous servons _ donc _ surtout de l’arrière, la ville nous tourne le dos, elle nous montre ses épaules, elle nous séduit par son derrière » _ seulement : il faut en avoir conscience…

Aussi le flâneur-promeneur-piéton parcoureur de Venise aujourd’hui n’a-t-il pas, sans cesse désorienté qu’il est (y compris quand il pensait posséder un excellent, du moins ailleurs et jusqu’ici, « sens de l’orientation« ), sa tâche facilitée parmi le labyrinthe piégeantmême en toute innocence ! _ des calli de Venise : spécialement, ai-je pu le remarquer, au sein du dédale ombreux même en plein jour des calli tout particulièrement étroites du Sestiere Santa Croce, par exemple, autour de San Giacomo dell’Orio ; au point que s’y déplacer vers une direction désirée en tournicotant sans cesse d’un angle de rue à l’autre, devient à soi seul bientôt purement ludique…

Aussi ne puis-je que fort bien comprendre qu’on devienne « accro » de séjours répétés d’une semaine ou d’une quinzaine en ce labyrinthe à la fois fini et infini de calli qu’est Venise, face au défi inépuisable de parvenir à en faire enfin le tour et en venir à bout : mais c’est là pur mirage ! Car l’infini de Venise n’est pas spatial, ou géographique : le territoire de l’île-Venise n’est certes pas infini (et demeure tout à fait à la portée de nos pas) ; mais il est bel et bien involutif, ainsi que le remarque et l’analyse excellemment Paolo Barbaro à propos de sa Venise : « On ne parviendra jamais à la suivre, à l’observer suffisamment« , écrit-il ainsi, page 90 ; « Regarder, passer, répondre, sourire, revenir. Aimer, en somme _ rien d’autre » : oui !..

Et une des raisons de cette frustration délicieusement infinie (et irrémédiable aussi) -là, tient au fait, qu’il « découvre » _ en y réfléchissant en l’écrivant, comme il le note aux pages 98-99-100 _, que « aujourd’hui on ne peut plus découvrir _ par le regard au cours de sa promenade-exploration ainsi infinie de la ville _ certaines beautés, jusqu’à hier sous les yeux _ et il s’en souvient, lui, Vénitien de toujours, même si sa carrière d’ingénieur hydraulicien l’a éloigné un temps de sa Venise quasi natale _ de tous ceux qui avaient des yeux _ et qui ne sont certes pas tout un chacun : l’exercice (du regard) s’apprend et se forme lentement et patiemment : il lui faut à la fois se cultiver, mais aussi savoir se dé-cultiver au moment adéquat, afin de pouvoir accueillir avec toute la fraîcheur nécessaire des sens (et pas seulement du regard : soit tout une complexe et riche aisthesis ! cf là dessus et L’Acte esthétique et Homo spectator de mes amies philosophes de l’aisthesis Baldine Saint-Girons et Marie-José Mondzain…) ; afin de pouvoir accueillir, donc, l’émerveillement de la singularité de la beauté de la ville quasiment hors références savantes… L’enchevêtrement du Palazzo Magno _ dans le quartier qui jouxte à l’ouest l’Arsenal _, par exemple, fermé au passant comme moi, citoyen quelconque de cette ville. Barré par une grille imposante, avec son bel escalier externe presque invisible. Même chose à Corte del Tagliapietra, Corte Falcona, Corte del Forno, aux passages entre San Geremia et le Grand Canal, et je ne sais combien d’autres. Le dédale _ demeurant publiquement accessible au promeneur-arpenteur curieux de parcourir toute la beauté singulière de Venise _ se réduit ça et là, se referme _ comme une huitre ou un coquillage _ sur lui-même. Par bonheur, la Corte Bottera est restée ouverte, mais dans la limite d’horaires _ « jusqu’à la tombée du jour ». Venise n’est plus pénétrable comme avant en tant d’endroits dits « mineurs » _ mais qui peut-en décider ?.. La recherche d’une plus grande sécurité, la peur des uns, l’indifférence ou l’avidité de certains autres, la présence de la drogue, tendent à porter tout le trafic _ nos pas _ à l’extérieur des cours, des campielli, des insulæ. A l’intérieur, où elle est davantage elle-même _ voilà ! _, la ville ne se voit plus : de moins en moins visible _ peut-être plus vivable, nous en savons de moins en moins.

En même temps _ poursuit-il sa méditation sur l’invisibilité de la vraie Venise, page 99 _, je découvre, dans tout l’arsenal de guides que nous avons à la maison, je découvre qu’aucun d’entre eux n’est complet : il manque ici une chose, là une autre, rues, palais, quartiers, canaux, ensembles petits et grands _ le guide total d’un lieu infini _ et en l’espèce, du fait de son invraisemblable dédale entre l’anarchie des calli et la fantaisie du réseau compliqué des canaux, Venise en est un très singulier, parmi la collection de tous les autres lieux semblablement « infinis » disponibles à explorer… _ est impossible. Il n’existe même pas, en cette fin de millénaire _ le livre à paru à Venise en 1998_, un relevé photographique complet, systématique, de la ville-œuvre d’art. Il s’agit d’un travail long et difficile, mais il faut le faire. (…) Pour l’instant, il ne reste qu’à continuer à la photographier rue après rue dans la rétine _ ce à quoi se livre pour commencer Paolo Barbaro en piéton archi-curieux de sa Venise… _, à l’observer et la déposer dans notre tête _ d’abord _, entre quelques diapositives et quelques rares feuillets _ ensuite.

Des jours et des semaines passent : je continue à me dire que _ un peu chaque jour, j’y arrive _ je dois _ par un devoir sacré ! _ la voir tout entière.

Les mois passent, et j’en suis de moins en moins sûr. Quoi qu’on voie et revoie, il reste toujours plus _ en effet ! selon un « infini involutif« , qui irréductiblement ne cesse de se creuser, approfondir… _ à voir, à digérer, à intérioriser, à comprendre. Et puis à comparer, participer, écouter, chaque pierre parle comme parle chaque être humain _ il faut savoir (et apprendre) aussi à écouter ; et écouter-décrypter  tout cela. Les jours prochains, les jours de ma vie _ et Ennio Gallo (Paolo Barbaro) a maintenant, cette année 2012, 90 ans… _ n’y suffiront pas. J’essaierai d’en dire quelque chose à mes enfants, à ceux qui me suivent ou me font suite.

L’impression qu’on a, c’est qu’échappe toujours ce qui compte le plus
 » _ avec encore, page 100, cette impression puissante que « les nœuds du dédale, et ce qui en nous les poursuit » demeurent bel et bien « impossibles à atteindre« , et à rejoindre en leur choséité même, au-delà de ce qui peut nous apparaître phénoménalement ponctuellement…

Et, au-delà des difficultés matérielles d’accession à ces « détails essentiels » de Venise,

il faut surtout ajouter ces remarques-réflexions d’une infinie justesse que se fait Paolo Barbaro, pages 113-114, puis page 133-134-135, mais que j’ai personnellement très fort ressenties sur le terrain même, alors que j’ignorais tout alors de son _ si juste et si beau ! _ livre, en arpentant les six Sestieri de Venise lors de mon séjour de six jours à Venise en février 2011, par exemple en passant du Campo dei Frari _ très animé et vivant, lui ! _ au tout voisin Campo San Stin _ mortellement désolé et désert… _, puis à celui si beau de San Giovanni Evangelista, pour accéder à la jolie cour qui précède le jardin du Palazzetto Bru-Zane, dans les locaux _ splendides ! _ duquel allait se dérouler, les 19 et 20 février 2011, le colloque _ « Lucien Durosoir (1878-1955) : un musicien moderne né romantique » _ auquel j’allais donner deux contributions, et qui constituait la raison de ma présence (invitée) à Venise ;

voici, en leur détail, ces remarques d’une justesse incomparable sur les variations puissantes quoiqu’infinitésimales de « climats« , amenant Paolo Barbaro à employer l’expression si juste (pour qualifier la chair même de Venise) de « micro-villes »  :

« Quelques pas, et nous sommes _ sensuellement _ déjà loin _ d’où nous nous trouvions à la seconde précédente _ : la ville est faite de tellement de micro-villes _ purement et simplement juxtaposées, sans transitions, ni solutions de continuité aucunes ! _ plutôt que de quartiers _ les Sestieri sont au nombre de six : Santa Croce, San Polo, Dorsoduro, Cannaregio, San Marco et Castello _, toutes semblables _ et composant sans incongruité et quasiment continûment, la Venise globale et (incomparablement !) unique… _ et toutes différentes. Combien sont-elles, et qui sont-elles ? Nous en comptons _ déjà, en la promenade entreprise alors par l’auteur ce jour-là _ dix, douze.., en commençant par Santa Marta, l’Angelo Raffaele, les Carmini, l’Avogaria, Santa Margherita, San Barnaba, les Frari… Nous n’en finissons plus. Un ensemble continu de maisons-îles ; chacune avec sa place, son campo ou son campiello, les gens qui passent et qui s’arrêtent, les flots de visages et de souvenirs _ selon chacun, forcément… _, les magasins, les « boutiques », l’église, la vieille osteria (souvent fermée aujourd’hui : là où elle est ouverte, c’est une vraie fête), le canal tout autour qui délimite et termine l’île, les ponts qui relient toute chose à l’île voisine.

Parfois, de l’autre côté du pont, « il suffit d’un rien et tout change », selon _ l’ami _ Martino. En réalité, peu de chose change, ou rien ; mais la première impression est que ça change, et la première impression compte toujours _ c’est à croire qu’à Venise de telles variations (et même micro-variations) d’atmosphère sont beaucoup plus intenses, puissantes, et en très peu (= beaucoup moins) d’espace, qu’ailleurs ; et cela, alors même que le tempérament de ses habitants, les Vénitiens, est d’une étonnante placidité ! et avare d’éclats… Lumières, canaux, rétrécissements des calli, magasins, cours, jardins. Souvent, un peu ou beaucoup, c’est l’air aussi qui change, le climat : Venise est faite de tant d’îles, de quartiers, de sestieri, de mini-canaux, micro-villes, on ne sait comment les appeler ; et aussi d' »airs différents », de tellement de microclimats, qui se différencient juste assez pour qu’on les reconnaisse _ = ressente étonnamment puissamment. (…) Les microclimats ne correspondent assurément ni aux découpages historiques en sestieri ni aux quartiers, ni à l’écoulement des années ni aux statistiques climatologiques. Ils changent avec un arbre, un mur abîmé, un souffle de brume, le tournant d’un canal » _ page 114 : quelle admirable justesse !..

Or il se trouve que, sans aller jusqu’à découvrir, lui, la Corte sur laquelle ouvre le jardin du Palazzetto Bru-Zane, où je me rendais à plusieurs reprises ces jours-là de février 2011, il se trouve que Paolo Barbaro aborde, pages 133-134, les variations de climats de cette même « zone » de San Polo – Santa Croce :

« Par ici _ San Giovanni Evangelista _ Venise est splendide non seulement comme construction, comme « mur après mur » (Martino) ; mais comme rapport d’espaces, comme lieux accordés, ensemble musicaux : comme musique de pierre. Les ruelles par lesquelles on arrive _ apparemment pas par le Campo San Stin (cependant, j’ai découvert une superbe vieille photo (anonyme) de ce même Campo San Stin (« Femmes et enfants autour du Campo San Stin, vers 1875« …), pagc 91 de l’album Venise, vue par Théophile Gautier, dans la collection Sépia des Éditions de l’Amateur, qui en donne une impression de vraie vie ! : huit personnages bavardant ou jouant autour et sur la margelle du puits… _, la petite place d’entrée _ le Campiello San Giovanni _, l’interruption brusque de l’iconostase (comment l’appeler ?) _ un chef d’œuvre d’architecture et sculpture ! de Pietro Lombardo, en 1481 : Commynes a pu le contempler ! _, la reprise du mur ajouré, l’accueil de l’autre petite place _ le Campiello della Scuola _, les sculptures en attente. Les pas des hommes traversent, tantôt plus rapides, tantôt plus lents, des inventions harmoniques et des murs transpercés _ une merveille de raffinement !

Un peu plus loin _ séparant ici (ou plutôt ajointant, par les Fondamente qui le bordent) le sestiere de San Polo de celui de Santa Croce _, le Rio Marin _ non moins extraordinaire, mais complètement différent comme lieu : maisons + eau + boutiques + jardins + quais + gens sur les ponts, dans les magasins, dans les osterie, le long des berges, en barque… La laiterie à moitié sur le pont à moitié sur le quai. Le café, à moitié dans la calle à moitié sur l’eau. L’osteria, un peu en ville et un peu à la campagne au milieu des potagers.

Quelques pas, deux villes, je ne sais combien de villes _ englobées en une seule. Peut-être n’a-t-on inventé à Venise ni philosophie _ sinon l'(excellent) philosophe-maire de Venise, Massimo Cacciari ! (cf cet article-ci, dans le numéro de Libération du 29 juin 2012 : Cacciari, un philosophe qui vous veut du bien) _, ni poésie, ni métaphysique, ni géométrie. Mais sans aucun doute on y a inventé la ville _ et un mode particulièrement civilisé d’urbanité. Inventé à partir de rien _ eau, sables, horizons, il n’y avait rien d’autre. Dans la ville, l’art de vivre (d’y vivre) et de la représenter (la vie). Théâtre _ Goldoni _ et peinture _ les Bellini, Giorgione, Carpaccio, Titien, Tintoret, Veronese, Tiepolo… _ , un certain type d’architecture, de technique, d’institutions sociales : ce qu’il fallait à la ville, ce qui lui suffisait, siècle après siècle. Alors, je crois, ils n’en doutaient pas : tout cela serait transmis jusqu’à nous. C’est là, ça nous attend _ à continuer à transmettre, à notre tour… _ : à nous d’agir« …

Et Paolo Barbaro de préciser alors _ pages 134-135 de son Journal de bord de ses retrouvailles de vieux Vénitien avec sa mille fois plus vieille Venise _, ce qui éclaire la qualité nécessaire de l’aisthesis à apprendre à gagner :

« Peu à peu, un point fondamental me devient évident, qui ne me l’était guère les premiers jours : il n’est pas nécessaire de se promener tant que ça _ en extension parmi la ville _, on peut aussi _ presque _ rester arrêté _ en intensité attentive _ au même endroit. Plus exactement, il faut bouger, oui, mais pas beaucoup ; surtout savoir s’arrêter _ pour fixer un peu sa pupille afin de voir apparaître vraiment. S’arrêter pour voir, pour parvenir à voir ; et pour participer, comprendre, raconter _ quelque chose qui se tienne vraiment.

Sinon, « des millions de touristes ne voient pas grand chose, ou ne voient rien, prennent les lieux les plus mystérieux pour une fête foraine«  et « ils ont le terrible pouvoir de faire croire dans le monde entier que Venise est une ville trop vue, trop visitée, pleine de monde, connue, bien connue désormais, dont il ne vaut plus la peine de s’occuper à un certain niveau. Alors qu’en fait elle reste aujourd’hui de plus en plus elle-même, et donc de moins en moins reconnaissable dans un monde toujours plus _ sinistrement ! misérablement _ identique à lui-même, uniforme, standardisé« , lui : pages 138-139. Si bien que « d’ici peu« , « il nous reviendra de chercher _ avec mille difficultés _ la ville, présente avec toutes ses pierres et ses eaux, mais disparue, invisible«  _ qu’elle sera devenue pour nous, avertit Paolo Barbaro, page 139.

Ville micrométrique _ je reprends le passage si important, page 135 _, où les grandes perspectives sont considérées _ depuis toujours _ comme inhumaines. « Le contraire de Paris », fait Martino en riant : « excessif, pompeux, tout y est grand, grand, même quand ça ne l’est pas » _ soit le point de vue du pouvoir politique et de son ambition de maîtrise technicienne, je dirais ; cf le couple Haussmann-Napoléon III, par exemple (lire ici et La Curée et L’Argent, de Zola)… Ici _ à l’exact inverse de Paris _, un tout petit déplacement de celui qui regarde, et tout change : perspectives, couleurs, repères, voix. Cela exige un regard patient, attentif _ voilà ! _, capable d’enregistrer les phénomènes microcosmiques _ voilà le concept crucial ! _ plutôt que macrométriques.« 


Et Paolo Barbaro de splendidement préciser alors :

« En substance : s’arrêter en un certain point, un point quelconque _ stop, rester immobile, ouvrir les yeux, regarder, recommencer à regarder et aussi fermer les yeux ; accepter d’écouter si quelqu’un vous parle de vieilles histoires, les yeux ouverts ou fermés ( ça fait _ absolument _ partie du tableau), se reconcentrer, se déconcentrer. Quelques pas, et suivre _ avec l’infinie patience du seul amour vrai _ les rapports entre eux des lignes, des profils des maisons, des ouvertures des fenêtres, des couleurs de l’eau. (Je suis maintenant au Ponte delle Maravegie _ un haut lieu vénitien pour Paolo Barbaro ! dans la partie la plus vivante de Dorsoduro, non loin de ce quartier du Rio de la Toletta que personnellement j’aime beaucoup _ : voir et revoir ces profils là-haut ; si on en est capable, les dessiner.) Puis, peu à peu, les nuances des façades, le fondu perpétuel des choses. Suivre et « comprendre » au sens d’essayer de prendre en nous, et comparer. Surtout ne pas bouger: une marche du pont, ou du quai, en montant ou en descendant. On retrouve tout/toute Venise dans peu d’espace ; puis on en trouve une autre, quelques pas plus loin, qui lui fait écho.

Avec ces remarques, page 135, absolument fondamentales :

« Peu d’espace ; mais beaucoup de temps. Le contraire du monde moderne. Plutôt de la lenteur dans le temps » _ celle de l’attention capable et de mémoire riche et de concentration non décérébrée, mais pleinement sensible, sur un présent lui aussi pleinement habité, et hautement civilisé…


Titus Curiosus, ce 26 août 2012

Le sublime Chopin « en vérité » de Tatiana Shebanova _ in memoriam

30juin

C’est un peu par hasard, l’été 2011, que j’ai découvert, d’abord la collection merveilleuse « The Real Chopin« , en son œuvre complète sur instruments anciens _ un piano Pleyel de 1848 et un piano Érard de 1849, pour commencer ; vient de s’y adjoindre (en novembre 2010) un piano Érard de 1838 pour un CD de Janusz Olejniczak, le CD NIFCCD 030, comportant des Mazurkas (6), des Polonaises (2), des Valses (4), des Nocturnes (3) et la Ballade opus 23 : tous instruments admirables ! _, du Narodowy Institut Fryderyka Chopina, de Varsovie, éditée pour le deux-centième anniversaire de la naissance de Frédéric Chopin (Varsovie, 1er mars 1810 – Paris, 17 octobre 1849)  ;

puis que, en approfondissant ma recherche, CD après CD, j’ai admiré et aimé considérablement les doigts proprement magiques de Tatiana Shebanova (Moscou, 12 janvier 1953 – Varsovie, 1er mars 2011), en de sublimes cadeaux, l’un après l’autre de 5 CDs _ les CDs NIFCCD 005, 007, parus en 2007, 017 et 018, parus en 2010, puis, cette année-ci, 2012, le CD « in memoriam«  021, comportant les 24 Préludes opus 28 (ainsi que le Prélude opus 45), enregistrés le 30 juin 2009, et la Sonate en si bémol majeur opus 35, dite « funèbre« , enregistrée le 20 avril 2010.. _, de cette musique de Chopin sublimement donnée ici en sa rayonnante toute simple mais sidérante chaleureuse vérité et beauté : sur le piano Érard de 1849 de l’Institut…

L’Institut Frédéric Chopin de Varsovie a, en effet, publié en novembre 2010 un coffret de 21 CDs

(numérotés de 000 _ pour un enregistrement de Raul Koczalski (1884-1948) sur un piano Pleyel de 1847, le 21 février 1948 _ à 020 _ les enregistrements des 20 CDs 001 à 020 se sont déroulés de mars 2005 à décembre 2009 (et même le 19 janvier 2010 pour quelque(s) pièce(s) du CD 0018, par Tatiana Shebanova, justement… : probablement la Sonate « funèbre » opus 35 de 1839 _),

donnant à écouter l’œuvre intégral de Frédéric Chopin sur ces pianos Pleyel (de 1848) et Érard (de 1849) aux sonorités chaleureuses confondantes… Et c’est un élément décisif de leur si réjouissante réussite !!!

J’avais bien relevé, auparavant, une excellente critique d’un enregistrement Chopin de cette collection par Nelson Goerner, mais je devais alors avoir d’autres centres d’intérêt que la musique de Chopin pour ne pas demander à l’écouter, ni me le procurer… Et c’est probablement le nom du pianiste Howard Shelley qui, en ce début d’été 2010, m’a incité à écouter, puis m’a fait découvrir, CD après CD, avec une jouissance immédiate ! passionnément mêlée à une non moins hyper-jouissive curiosité à profusion comblée !, cette merveilleuse collection d’enregistrements sur instruments anciens de l’œuvre du « real Chopin » !

Si bien que j’ai demandé à en écouter, après ce tout premier CD Shelley de la collection de l’Institut Frédéric Chopin de Varsovie, d’autres,

à commencer par les enregistrements de Nelson Goerner, tous mieux qu’excellents, proprement enthousiasmants ! :

les CDs 003 (les 4 Ballades ainsi que 3 Nocturnes),

009 (les œuvres pour piano et orchestre autres que les 2 concertos pour piano : les justement fameuses Variations opus 2 sur Là ci darem la mano de Don Giovanni de Mozart, fameuses par le mot d’enthousiasme pur de Robert Schumann pour la musique d’un musicien parfaitement inconnu de lui jusque là et dont il découvrait, à la seule lecture, la partition : « Chapeau bas, Messieurs, un génie ! » ; la Fantaisie sur des Airs polonais opus 13 ; le Rondo de Concert à la Krakowiak opus 14 ; et l’Andante spianato et Grande Polonaise brillante opus 22)

et 016 (les Mélodies opus 74, Nelson Goerner accompagnant la soprano Aleksandra Kurzak et le baryton Mariusz Kwiecien) ;

et plus tard le CD 023 (les 9 Mélodies de l’opus 74 pour voix de soprano, Nelson Goerner accompagnant cette fois la délicieuse Dorothee Mields, les chantant une fois en polonais et l’autre en allemand).

Puis j’ai écouté (et beaucoup aimé aussi) les CDs de Janusz Olejniczak de cette collection :

le CD 008 (5 Mazurkas, la Sonate opus 35, etc.),

et le CD 011 (3 Polonaises, 2 Nocturnes, 5 Mazurkas et 1 Valse) ;

et plus tard, tout récemment, le CD 030, sur un piano Pleyel de 1838, cette fois (6 Mazurkas, 2 Polonaises, 4 Valses, 3 Nocturnes et la Ballade opus 23).


De même que j’ai extrêmement apprécié le CD 010 de Kevin Kenner (les 4 Impromptus, le Scherzo opus 39, etc.).

Au total, j’ai acheté ainsi, un par un, 14 de ces 20 CDs, par des artistes divers…

Mais ma découverte fondamentale fut le jeu magique proprement stupéfiant de grâce et de justesse chopinienne de la magnifique Tatiana Shebanova !

J’ignorais tout de cette interprète, à l’exception de ce dont m’informaient, au fil de mon écoute de ces quatre premiers CDs _ 005, 007, 017 et 018 _, les notices de ces disques de cette collection de l’Institut Frédéric Chopin de Varsovie ; et ne fus guère récompensé, non plus, par ma recherche sur Google : l’indication, sur un site en anglais, que la musicienne « passes away » _ mais sans mention de date ! _ me troubla profondément, cet été 2011-là, mais je ne réussis ni à la confirmer, ni l’infirmer, nulle part, alors… J’en restais donc à cette hypothétique disparition dont nul media n’avait fait, à ma connaissance, ni mention, ni a fortiori commentaire !..


Bien sûr, je communiquais _ et fit partager ! _ mon enthousiasme musical à mes disquaires préférés, au fil de mes écoutes (enchantées !) successives ; et je leur commandais illico presto 2 des CDs de Tatiana Shebanova sur lesquels je n’étais pas parvenu à mettre la main…


Je ne me souviens plus aujourd’hui quel avait été l’ordre de ces écoutes-découvertes progressives miennes de ces CDs Chopin de Tatiana Shebanova ; mais l’enthousiasme ne se démentit certes pas, bien au contraire ! j’étais de plus en plus stupéfait d’enthousiasme pour cette justesse absolue d’interprétation du « real Chopin » !!! de Tatiana Shebanova ; et je remarquais au passage combien les Mazurkas, moins célèbres que les Etudes ou les Polonaises, constituaient sans doute le cœur battant de la création la plus intime et vibrante de sens _ et chaleureuse ! _ de Frédéric Chopin !.. Et les réalisations de Shebanova constituaient le summum de cette magnifique collection : bientôt je me procurais l’intégrale de ces enregistrements en mettant la main sur le coffret des 21 CDs !


Bref, je proclamais partout haut et fort cette jubilatoire _ et chaleureuse _ admiration…

Si bien que, quand parut au printemps 2012 _ car la collection d’enregistrements anciens de l’Institut Frédéric Chopin de Varsovie se poursuit : et toujours magnifiquement ! même sans Shebanova désormais : nous en sommes à ce jour au numéro 023… _, en mars ou en avril, un nouveau CD _ proprement sublime ! _, intitulé « in memoriam Tatiana Shebanova« , des 24 Préludes opus 28 (+ le prélude opus 45) et la Sonate dite « funèbre » opus 35, je fus au comble et de la jouissance pour ce CD miraculeux (NIFC CD 021) de justesse de beauté,

et de la détresse, pour la perte prématurée (hélas confirmée ainsi !) de cette musicienne magicienne qu’avait été Tatiana Shebanova (Moscou, 12-1-1953 – Varsovie, 1-3-2011) :

je note au passage que Tatiana Shebanova est morte (d’un cancer) 201 ans jour pour jour après la naissance de Frédéric Chopin, le 1er mars 1810 !

Voici deux messages adressés à mon amie la Fée Morgane pour lui donner à partager cet enthousiasme musical :

De :   Titus Curiosus
Objet : Chopin/Shebanova au Fryderyk Chopin Institute de Varsovie
Date : 19 mai 2012 18:32:19 HAEC
À :   Fata Morgana

Voici les 5 CDs Chopin/Shebatova existant
dans l’édition du Fryderyk Chopin Institute de Varsovie…

Pour moi,
la quintessence de Chopin
se trouve dans les Mazurkas…

Vient de paraître aussi, mais sans Shebatova hélas, un excellent DVD (Glossa GVD 921114)
retransmettant un des concerts de l’anniversaire Chopin à Varsovie,
sur le même piano Érard de 1849,
avec Nelson Goerner, Kevin Kenner et Janusz Olejniczak (tous très bons !!!)
et l’orchestre du XVIIIe siècle dirigé par Frans Bruggen,
pour les œuvres de Chopin avec piano et orchestre : un Chopin mozartien…

Titus

Chopin: 24 Preludes, Op. 28

Chopin:

24 Preludes, Op. 28

Prelude Op. 45 in C sharp minor (No. 25)

Piano Sonata No. 2 in B flat minor, Op. 35 ‘Marche funèbre’

Tatiana Shebanova (piano)

This CD has been released in memory of Tatiana Shebanova, who died last year, not long after these recordings were made _ 10 mois et 10 jours très exactement. It shows the exceptional relationship _ voilà ! _ which she had with the historic Erard piano heard here. She fell in love with the instrument the very first time she played it.

Frederick Chopin Institute The Real Chopin – NIFCCD021

(CD)

€16,75

In stock – usually despatched within 1 working day.

Chopin: Polonaises, Rondo in C major & Mazurkas

Chopin:

Rondo in C major, Op. 73

working version

Polonaise No. 10 in F minor, Op. 71 No. 3

Polonaise No. 1 in C sharp minor, Op. 26 No. 1

Mazurka No. 41 in C sharp minor, Op. 63 No. 3

Mazurka No. 20 in D flat major, Op. 30 No. 3

Mazurka No. 40 in F minor, Op. 63 No. 2

Mazurka No. 34 in C major, Op. 56 No. 2

Mazurka in A minor, Op..posth.

Mazurka No. 46 in C major, Op. 68 No. 1

Nocturne No. 6 in G minor, Op. 15 No. 3

Mazurka No. 33 in B major, Op. 56 No. 1

Mazurka No. 39 in B major, Op. 63 No. 1

Introduction & Variations ‘Der Schweizerbub’ KKIVa/4

Polonaise No. 15 in B flat minor B13/KKIVa:5

Polonaise No. 14 in G sharp minor B6/KKIVa:3

Galop in A flat major ‘Marquis’, WN 59

Tatiana Shebanova (piano)

Shebanova interprets further works by Chopin. She is more than qualified to do so, as she did Postgraduate studies at the Warsaw Fryderyck Chopin Music Academy and since 1983 has given annual lectures at the Chopin Master Classes in Duszniki-Zdrój. She performs on an Erard 1849 fortepiano.

Frederick Chopin Institute The Real Chopin – NIFCCD018

(CD)

€16,75

In stock – usually despatched within 1 working day.

Chopin: Walzes, Barcarolle, Berceuse & Ecossaises

Chopin:

3 Écossaises, Op. 72 No. 3

Barcarolle in F sharp major, Op. 60

Berceuse in D flat major, Op. 57

Waltzes Nos. 1-14

Tatiana Shebanova (piano)

Tatiana Shebanova is one of the most eminent pianists performing today. She is the winner of international competitions in Prague (1969), Geneva (1976) and Brussels (1990), among others. Polish audiences remember her performances during the Tenth International Fryderyk Chopin Piano Competition in Warsaw in 1980, when she received Second Prize and the special prizes for the best performances of a polonaise and a concerto _ c’est à noter !

The disc features new recordings of the Waltzes, Ecossaises, Op. 72, Barcarolle in F sharp major, Op. 60, Berceuse in D flat major, Op. 57.

Recordings made on an Erard piano from 1849.

Recorded in Witold Lutoslawski Polish Radio Concert Studio, Warsaw, 19-20 May 2007.

Frederick Chopin Institute The Real Chopin – NIFCCD005

(CD)

€16,75

In stock – usually despatched within 1 working day.

Chopin: Études, Opp. 10 & 25

Chopin:

12 Études, Op. 10

12 Études, Op. 25

Tatiana Shebanova (piano)

Tatiana Shebanova is one of the most eminent pianists performing today. She is the winner of international competitions in Prague (1969), Geneva (1976) and Brussels (1990), among others. Polish audiences remember her performances during the Tenth International Fryderyk Chopin Piano Competition in Warsaw in 1980, when she received Second Prize and the special prizes for the best performances of a polonaise and a concerto.

The disc features new recordings of the Fryderyk Chopin 12 Etudes Op. 10 (1829–1832) and 12 Etudes Op. 25 (before 1837) Erard piano from 1849.

Recorded in Witold Lutoslwski Polish Radio Concert Studio, Warsaw, 29 September 2007.

Frederick Chopin Institute The Real Chopin – NIFCCD007

(CD)

€16,75

In stock – usually despatched within 1 working day.

Chopin: Variations, Mazurkas & Rondos

Chopin:

Largo in E flat major, BI 109

Variations brilliantes in B flat major on ‘Je Vends des Scapulaires’, Op. 12

Rondo a la Mazurka, Op. 5

Rondo in C major for two pianos, Op. 73

_ à deux pianos (l’autre étant le Pleyel de 1848), avec _ Jaroslaw Drzewiecki _ le mari de Tatiana Shebanova _

Marche Funebre, Op. 72 No. 2

Fugue in A minor

Mazurka No. 56 in B flat major, K.IIa/3

Mazurka No. 58 in A flat major

Mazurka No. 57 in C major

Mazurka No. 55 in G major, K.IIa/2

Moderato in E, KKIVb/12

Variations in D major for 2 pianos

Stanislaw Drzewiecki _ le fils de Tatiana Shebanova et Jaroslaw Drzewiecky _

Variations in A – Souvenír de Paganini

Variations on a March from Bellini’s I Puritani

Polonaise No. 16 in G flat major B36/KKIVa:8

Allegretto in F sharp major

Waltz No. 17 in E flat major, Op. post., KKIVa:14, B 46

Wiosna B117

Tatiana Shebanova (piano)

Tatiana Shebanova graduated from the Pyotr Tchaikovsky Conservatory in Moscow with a Gold Medal and is a Grand Prix winner of international music competitions in Prague, Geneva and Brussels. She has led an intensely musical life and, as well as being a soloist, has performed piano duets with her husband and son. She is performing on an Erard 1849 fortepiano.

Frederick Chopin Institute The Real Chopin – NIFCCD017

(CD)

€16,75

Usually despatched in 2 – 3 working days.

Et cet autre message-ci,

en réponse à une demande adjacente de conseil de priorité d’écoute :

De :   Titus Curiosus
Objet : Les CDs Shebanova sur piano Erard
Date : 21 mai 2012 06:25:33 HAEC
À :   Fata Morgana

Après ré-écoute des 4 CDs du coffret anniversaire,
et après celle du nouveau CD des Préludes (CD 021),
voici mon ordre de priorité :

1) Les Préludes et la Sonate « funèbre » (CD 021)
2) Les Études (CD 007)
3) Les Valses (CD 005)
4) Les Polonaises, Mazurkas, etc. (CD 018)
5) Les Variations, Mazurkas, etc. (CD 017).

Les Mazurkas sont le plus intime de Chopin.
La chaleur des Etudes, et des Valses, est exceptionnelle
avec cet Érard de 1849 sous les doigts parfaits de Shebanova.
Quelle perte !

Titus

Dossier auquel je me fais un plaisir de joindre encore cette superbe (!!) chronique d’Alain Lompech à la page 94 du numéro de Diapason de mai 2012, à propos de ce même CD « In memoriam Tatiana Shebatova« ,

auquel le magazine Diapason a attribué un « Diapason d’or » ce mois de mai :

« On doit à Tatiana Shebanova ce qui me semble être la meilleure intégrale _ rien moins !!!! _ de l’œuvre pour piano de Chopin _ parue chez Dux _, loin devant celles de Vladimir Ashkenazy (Decca), d’Idil Biret (Naxox). Seul Nikita Magaloff (Philips) pourrait s’approcher de cette réussite exemplaire. Hélas !, Shebanova est morte en 2011, à l’âge de cinquante-sept ans. L’Institut Frédéric Chopin lui rend hommage _ « in memoriam«  _ avec la publication d’un récital _ en fait en deux prises : l’une (les Préludes ?..), le 30 juin 2009, l’autre (la Sonate « funèbre » ?..), le 20 avril 2010 _ enregistré, admirablement, sur un Érard de 1849, dont cette grande artiste tire des sonorités ensorcelantes _ oui ! _ de rondeurs sombres, d’éclats feutrés, d’aigus translucides mais pleins et chantants _ tous ces oxymores sont mieux que justissimes ! Ce pianisme somptueux n’est pas mis au service du culte du beau son, il est la logique d’une assimilation du style chopinien _ oui ! jusqu’à l’incarnation ! _ par une musicienne qui en avait pénétré l’essence _ rien moins ! On sent dans ces interprétations une telle intimité _ oui ! _ avec les Préludes et avec la Sonate « funèbre » que toute barre de mesure, toute idée même d’interprétation s’envolent : Shebanova recrée dans l’instant ce qu’elle joue _ voilà ! _ avec une incertitude apparente _ celle du compositeur lui-même improvisant et créant _, qui n’a d’égale que la détermination _ en radieuse jubilation ! _ d’aller au bout de chaque phrase _ avec l’autorité de la justesse la plus rayonnante : formidablement chaleureuse.
C’est bouleversant. » 

On ne saurait mieux dire la perfection de justesse de beauté

de ce travail admirable

d’une vie

de Tatiana Shebatova au service _ éminemment chaleureux ! _ du génie même de Chopin

en sa plus éminente vitalité.

Si « tout ce qui est beau est difficile autant que rare »  (Spinoza),

« a thing of beauty is a joy for ever » (Keats)…

C’est bien à ce degré d’éternité-là qu’ici de plain-pied parfaitement nous sommes !

Merci Madame !

Titus Curiosus, ce 30 juin 2012

La merveilleuse vista en ses heureuses rencontres d’un très grand chirurgien de la main en sa traversée du siècle : le « Entre tes mains » de Raoul Tubiana

28déc

C’est un regard d’une rare acuité et parfaite délicatesse, tout à la fois, que nous livre avec affection, probité et infiniment d’élégance et noblesse, un très grand médecin (de la main) _ et toujours en activité de consultation en son âge avancé (il est né le 20 août 1915) : pour les musiciens, en la complexité de leurs troubles spécifiques d’interprétation… _, Raoul Tubiana, en son très grand livre de mémoires  : Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle, aux Éditions France-Empire.

Je partirai ici de ce que résume excellemment la quatrième de couverture :

« La vie de Raoul Tubiana, c’est _ d’abord _ l’essor de la chirurgie de la main, à laquelle il a tant contribué. Les désordres du siècle ont transformé une profession en destin, pour le petit garçon né dans les senteurs de la terre algérienne _ à Constantine _, tôt frappé par la disparition d’un frère _ handicapé _ et d’une mère _ victime (sur un long terme) d’un oubli chirurgical _, qui le rendront encore plus apte à comprendre la douleur physique et morale d’autrui.

À l’école des grands patrons

_ le professeur Robert Merle d’Aubigné, au tout premier chef (« Après le débarquement en Provence en août 1944, je suis remonté avec la Ière armée jusqu’à Paris déjà libéré. J’ai alors été convoqué par le colonel Robert Merle d’Aubigné, un célèbre chirurgien orthopédique parisien, qui prit une part active dans la Résistance. Il était chargé de l’intégration des services de santé provenant des Forces Françaises de l’intérieur et de l’extérieur. Grand, mince, très élégant dans son battledress, il m’interrogea sur mes campagnes. Il m’écoutait distraitement en feuilletant ses dossiers, mais lorsque j’ai évoqué mes contacts avec les chirurgiens anglo-saxons _ le major John Marquis Converse, en Tunisie et à Alger (page 97) _ et les progrès de la chirurgie plastique  _ dont « la couverture précoce des plaies par greffes cutanées, ou par de vastes lambeaux de peau » (page 97) _, il devint tout à coup très attentif. Il me questionna longuement sur le service de Converse, puis il m’informa de son intention de créer un Centre de chirurgie réparatrices des armées. 

Trois semaines plus tard, j’étais affecté à ce Centre, à l’Hôpital Léopold-Bellan. A ma grande stupéfaction, j’ai vu arriver quelques jours plus tard, Converse lui-même. Merle d’Aubigné était parvenu à le faire muter de l’armée américaine à Léopold-Bellan, à titre de consultant.

Après deux années d’errance _ de guerre _, je me suis _ ainsi _ retrouvé fixé dans un hôpital militaire parisien avec deux patrons, un orthopédiste et un plasticien, excellents chirurgiens l’un et l’autre. J’ai ainsi pu faire un double apprentissage dans des conditions d’efficacité extraordinaire. (…) J’allais de l’un à l’autre.«  , pages 97-98 ;

« La paix revenue, j’ai tout naturellement suivi Merle d’Aubigné à l’Hôpital Cochin où il avait accédé à la chaire d’Orthopédie. Je suis resté vingt-cinq ans à ses côtés« , page 98) ;

et,

après l’obtention d’une bourse Fulbright _ « afin de poursuivre ma formation en chirurgie de la main aux États-Unis«  _ pour séjour de formation d’un an (« je resterais six mois chez Sterling Bunnel , à San Francisco, et pendant les six autres mois, je visiterais divers centres réputés de chirurgie plastique, de brûlés et de chirurgie de la main« , tel serait le programme du séjour), pages 118-119),

Sterling Bunnel, en sa clinique à San Francisco, en 1952 (« Le plus passionnant, c’était les commentaires donnés à voix basse par Bunnel tout en opérant. Il détaillait les raisons de ses choix techniques, tel type d’anastomose ou de suture, et son souci constant de respecter ou de rétablir une anatomie fonctionnelle. Aucun écrit, aussi détaillé soit-il, ne peut remplacer l’expérience vécue en salle d’opération. Voir et entendre Bunnel opérant fut une perpétuelle leçon _ voilà ! _, qui ne se comparait à rien. Je me suis vite rendu compte  que la chirurgie de la main telle que l’entendait Bunnell, débordait largement les limites anatomiques de cet organe. Elle englobait aussi le poignet, qui, disait-il, forme une unité fonctionnelle avec la main, et aussi les nerfs, vaisseaux, tendons sur tout leur parcours dans le membre supérieur, qui se terminent dans la main et participent à ses fonctions. Il attachait une extrême importance à la conservation et au rétablissement de la sensibilité. « Une main qui ne sent pas est une main aveugle ». Il disait aussi : « La main commence aux pulpes des doigts et se termine au cerveau »… » page 143), en première ligne _,

à  l’école des grands patrons, donc,

se joignit celle de la guerre, où Raoul Tubiana rencontra deux fois le général de Gaulle, en Algérie et en Corse. Quinze ans, nuit et jour, il fut au service des grands brûlés.

À Paris, comme à travers le monde, où consultations et conférences le conduisirent en Amérique et au Mexique notamment, peu sont en mesure de se rappeler qu’au sortir d’une salle d’opération, ce médecin féru d’art et de littérature _ et c’est fondamental pour l’ouverture et qualité de son intelligence même du réel : pas seulement anatomique ou technique _, avait rendez-vous avec des créateurs _ voilà ! _ tels qu’Audiberti, René Char, Alberto et Diego Giacometti, Zao Wou-ki, ou Tamayo. De singuliers patients _ et qui la plupart n’en étaient pas…

Peu furent aussi étroitement liés que lui à Marie Bonaparte _ l’analyste, amie et traductrice de Freud en français _, à Coco Chanel, à Dina Vierny _ la muse de Maillol _, à Louise de Vilmorin et à l’éblouissante découverte _ ce fut très important à mille égards…  _ de Saint Tropez…

_ et cela, jusque dans la maison même de Paul Signac (= le « découvreur«  de Saint-Tropez ! en 1892 : « Depuis que Paul Signac avait mouillé son bateau L’Olympia à Saint-Tropez en 1892, ébloui par la lumière blonde du golfe, il s’y était installé, attirant de nombreux peintres post-impressionnistes, pointillistes ou fauves : Theo Van Rysselberghe, Marquet, Camoin, Matisse », pages 75-76) ; via la rencontre du chef de clinique Charles Cachin, le gendre de Signac, et son épouse Ginette, la fille de Paul Signac : « J’étais souvent invité à La Hune, la grande maison de Signac, située au-dessus de la plage des Graniers, où vivait encore Mme Signac. Les murs tapissés de tableaux du maître et de ses amis _ Luce, Manguin, Camoin, Cross, Matisse _, et dans la chambre de Mme Signac, le lit entouré d’une douzaine de dessins de Seurat, je ne me lassais pas de les admirer. Il m’est arrivé par la suite d’habiter La Hune. Je dormais dans l’atelier de Signac… « , page 31.

Ce célèbre chirurgien a quitté ses gants  _ « à ma retraite des hôpitaux publics, puis au terme de ma carrière chirurgicale« , page 179 _ pour se consacrer _ encore maintenant ! _ aux mains des musiciens

_ « j’ai peu à peu découvert combien les musiciens étaient des patients attachants, très particuliers, émotifs et scrupuleux, à la fois réticents à dévoiler l’étendue de leurs problèmes et viscéralement dépendants de leur art. Je me suis plongé dans le traitement des musiciens avec l’enthousiasme que j’avais éprouvé des décennies plus tôt pour la chirurgie de la main, alors elle aussi une discipline débutante, au développement de laquelle j’ai pu participer », page 179 aussi… Et « J’avais, depuis mon retour des États-Unis, ouvert en 1953 une consultation hebdomadaire de chirurgie de la main à Cochin. Les patients s’y pressaient nombreux, non seulement pour des affections chirurgicales, mais aussi pour quantité d’autres troubles touchant leurs mains. C’est ainsi que ma consultation devint de plus en plus fréquentée par des musiciens. Or, les musiciens sont des malades difficiles, méfiants à l’égard du corps médical. De plus, leur examen prenait beaucoup de temps car leur pathologie était en grande partie ignorée. (…) Les instrumentistes affluaient, peut-être attirés par l’attention que je leur portais, encombrant ma consultation hebdomadaire de la main. Je finis, en 1970, par créer, avec mon rééducateur, Philippe Chamagne, toujours à mes côtés, une nouvelle consultation à Cochin, mensuelle, entièrement consacrée aux musiciens _ celle-ci, et dorénavant. Cette consultation des médecins existe toujours, et se tient maintenant à l’Institut de la Main _ « né en 1972. Je l’ai dirigé jusqu’en 1992« , est-il précisé page 163. Elle a attiré depuis sa création plus de six mille patients, venus de France et de l’étranger. Devant la complexité des problèmes rencontrés, j’ai sollicité l’aide d’autres spécialistes, et la consultation s’est enrichie d’un neurologue, le professeur Pierre Rondot, d’un rhumatologue, le professeur Joël Dehais, excellent instrumentiste _ tant à la viole qu’au hautbois _, d’un chirurgien-pédiatre, le professeur René Malek ; et d’un chirurgien de la main, appelé à me succéder, le professeur Alain Gilbert« , page 180. Et « Les troubles dont les exécutants sont victimes s’avèrent le plus souvent à la fois organiques et émotionnels. Il n’existe pas de « centre de la musique » dans le cerveau. Tout le système nerveux est impliqué par la musique, langage universel des émotions« , page 181. Et, page 182 : « Les musiciens sont avant tout des artistes : c’est-à-dire des êtres particulièrement sensibles et émotifs, pour lesquels la musique constitue l’axe central autour duquel s’articule leur propre existence _ rien moins ! Le musicien professionnel « entre en musique » _ voilà ! _ comme on « entre en religion », les autres activités devenant accessoires« 


N’est-ce pas à ces derniers _ les musiciens, donc _ qu’il emprunte le phrasé _ mais oui ! le plus subtil et précis à la fois qui soit ! davantage même que celui des poètes ! _ de ses souvenirs ? Souvenirs qui sont autant de variations _ passionnantes _ sur le siècle » :

on ne saurait mieux dire que cette quatrième de couverture,

tant la justissime élégance de ce « phrasé » _ en effet : tout en précision et infinie délicatesse (= chirurgicales douces !) _

propose de magnifiquement éclairantes « variations«  _ c‘est exactement cela (= musicales ! telles les Goldberg de Bach, ou les Diabelli de Beethoven, et de tant d’autres ! cf, sur la texture de la musique, le beau livre de Bernard Sève : L’Altération musicale… _ sur le siècle qui vient de passer,

via la sublime vista qui nous est généreusement offerte, en cette plume précise et juste _ en son extrême (incisive et douce à la fois) probité : vertu s’il en est ! _, sur quelques personnalités (très fortes !_ presque effrayantes parfois, par exemple Lacan ou Chanel, en la puissance de la passion exclusive de leur propre singularité à aider à accoucher en leur œuvre… ) de créateurs-artistes rencontrés par ce médecin d’excellence et passionné d’Art le plus éclairé et pointu qui soit _ et parfaitement désintéressé, lui ! en sa curiosité-appétit-amour de la vie _ : mais tout cela va bien évidemment de pair !., qu’est Raoul Tubiana, toujours si parfaitement jeune en son bel âge ! _ Cocteau disait, cite-t-il lui-même page 275 : « La jeunesse vient avec l’âge«  ; de fait, on peut finir par le découvrir…

Des diverses et souvent merveilleuses (!) rencontres d’artistes (ou personnalités) qui ont émaillé le (très riche) chemin de vie de cet humain non-inhumain qu’est Raoul Tubiana (le général De Gaulle, Marie Bonaparte, Françoise Parturier et Luisa Miller, Jean Freustié, Jacques Lacan, le Père Teilhard de Chardin, Louise de Vilmorin, Jean Queneau, Claude Delay _ son épouse _, Mademoiselle Chanel, Albert Marquet, Dina Vierny, Ferdinand Desnos, Rufino Tamayo, Fernando Botero, Cristina Rubalcava, Zao Wou-Ki, Jacques Audiberti, et bien d’autres encore : délicieusement narrées, chacune et toutes),

je retiendrai ici seulement quelques unes de ses phrases à propos de sa rencontre avec les frères Giacometti, Alberto (10-10-1901 – 11-1-1966) et Diego (15-11-1902 – 15-7-1985) _ cf aussi le livre de Claude Delay : Giacometti Alberto et Diego, l’histoire cachée (paru en 2007 aux Éditions Fayard) _ :

« J’ai admiré Alberto et j’ai aimé Diego«  (page 263).

Alberto « remet toujours, de façon répétitive, le même sujet chaque fois que nous nous voyons : la perception du réel. Pour lui, c’est impossible« , avait dit Jacques Audiberti d’Alberto Giacometti, lors de la toute première rencontre d’Alberto et de Raoul (c’est Jacques Aubiberti qui les avait présentés l’un à l’autre), à Saint-Germain-des Prés, en 1948.

« Je me rappelai cette remarque d’Audiberti sur le caractère obsessionnel d’Alberto, plus tard, lorsque je le connus mieux. A chacune de nos rencontres, il abordait toujours le même sujet de conversation. Il m’avait fiché avec une étiquette spécifique de chirurgien. (…) Avec ceux qu’il avait « fichés », son côté intéressé _ voilà _ l’amenait à essayer de tirer profit au maximum de leurs connaissances sur un sujet déterminé.

La plupart des créateurs que j’ai connus étaient, sans se l’avouer, profondément égoïstes, des prédateurs pour tout ce qui pouvait se rapporter à leur œuvre. Ceci était aussi vrai pour Vieira da Silva ou pour Alberto. Les êtres qui vivaient en symbiose avec eux subissaient leur emprise et avaient les qualités inverses de dévouement et de désintéressement : le charmant Arpad Szenes, voltigeant, tel un elfe, autour de l’arachnéenne Vieira. Il en était de même du discret et merveilleux Diego. Cela n’empêchait pas Alberto de vanter à tout propos les dons artistiques de son frère.

(…) Alberto voulait comprendre le fonctionnement du corps, du squelette, des neurones ; et ses questions provoquaient souvent mon embarras ; aussi prenais-je les devants en parlant de ce que je savais.

Ces pilleurs pouvaient être reconnaissants, à leur manière : Alberto en m’offrant une main en bronze« , page 264-265 _ il s’agit de « la main gauche de L’Objet invisible« , page 269.

« Je pense maintenant que ces répétitions _ sur « les même sujets ayant un lien avec la chirurgie« , page 266 _ étaient du même ordre que celles qu’il manifestait dans le choix répétitif de ses modèles, peu nombreux, toujours les mêmes : Diego le frère, sa mère Annetta et Annette sa femme, Caroline sa maîtresse, Yanaihara le professeur de philosophie japonais et très peu d’autres, ce qui devait correspondre à un même besoin d’approfondissement« , pages  266-267.

Et « en y repensant, avec le recul des années, mes relations avec Alberto n’eurent pas la richesse que j’aurais pu espérer ; elles ont _ in fine et rétrospectivement _ un goût amer d’inachevé. Nous en fûmes peut-être responsables l’un et l’autre _ est-il ajouté en un dernier subtil commentaire, page 267. Nos échanges se sont limités à des problèmes médicaux.

Pour quelles raisons n’a-t-il jamais été question entre nous d’art, de son œuvre, des tourments de la création ?«  page 267 : à propos des années 1948 à 1951-52.

Je dois aussi me mettre directement en cause. A mon retour des États-Unis _ à partir de  1953 : ensuite, donc… _, j’étais de mon côté totalement absorbé par la découverte de la chirurgie de la main, et par les responsabilités grandissantes de mes activités hospitalières. Hors de l’hôpital, j’étais toujours pressé et n’avais que peu de temps à accorder à autrui. Il n’était pas question pour moi d’écouter les intarissables monologues  d’Alberto lors de nos rencontres. Les rôles étaient inversés _ par rapport à la période 1948-51 _, c’est moi qui parlais et Alberto qui m’écoutait. Il ne discutait que pour la forme mes explications, en disant « Tu crois, tu crois ? ». Il me posait des questions médicales d’une façon obsessionnelle, mais j’étais aussi obsessionnel que lui, ne pensant qu’à mes opérations ou à des phénomènes physiologiques qui m’intriguaient. Un obsessionnel en face d’un obsessionnel. Dans le cœur de l’homme, n’y aurait-il de place que pour une seule passion ?« , page 268 _ ce que l’existence de Raoul Tubiana (tissée de ses rencontres !) ainsi narrée vient démentir !

« Par la suite, nos rencontres s’espacèrent« , page 270.

« Alberto s’éloignait _ qui allait mourir le 11 janvier 1966 _ tandis que Diego m’était de plus en plus proche.

Je ne me souviens plus si j’ai connu Diego par l’intermédiaire d’Alberto ou plutôt par Arpad et Vieira avec lesquels il voisinait dans le 14e. Ils avaient en commun la même passion pour les chats. Mais ce dont je suis sûr, c’est que je me suis senti d’emblée en parfait accord avec lui _ cela s’appelle l’amitié vraie _, et ce, avant même d’avoir conscience de ses exceptionnelles qualités ou d’avoir pu apprécier l’étendue de ses talents _ l’amitié, comme l’amour, sait deviner et comprendre à fond sur le champ.

(…)

Contrairement à son frère , il parlait peu et n’avait pas ses dons d’expression _ verbale _, mais tout ce qu’il disait était parfaitement sincère et mesuré _ voilà qui est assez rare. Montagnard averti, il avait le calme et la sûreté d’un chef de cordée. Son jugement était lucide mais bienveillant _ les qualités mêmes que le lecteur prête bien vite à l’auteur de ces Mémoires ! _, jamais méprisant, bien qu’il aimât probablement plus les animaux que les humains. J’ai toujours ressenti sa présence bénéfique et admiré son élégance naturelle, physique et morale, sa pudeur, sa droiture. Ce qu’il avait vraiment d’exceptionnel, c’était sa totale modestie, son humilité. Il se considérait comme un artisan, voué à accompagner et à protéger son frère, génial, mais imprévisible, avec cette fragilité que Diego lui connaissait bien« , page 270.

« Les deux frères s’aimaient et se respectaient. Diego acceptait sa situation subalterne _ en cette fraternité (sur la fraternité, remarquer aussi quelques très fines pointes de Raoul sur celle avec son frère Maurice, qui deviendra cancérologue, par exemple page 12…) _ sans laisser paraître de l’amertume. Son œuvre personnelle, elle aussi d’une grande rigueur, restait volontairement effacée, limitée à la création de pièces de mobilier. (…) Diego ne prit son envol _ d’artiste _ qu’après la mort d’Alberto _ survenue en 1966, donc.

Il est resté pendant longtemps totalement méconnu du public. Il n’était pas jaloux d’Alberto, mais plutôt de ses femmes, Annette et  Caroline, qui, disait-il, lui faisaient perdre son temps _ de création _ et l’exploitaient. Totalement désintéressé _ un point tout à fait remarquable _, il avait tout de même mal supporté d’être dépossédé par Annette, la femme légitime d’Alberto, après la mort de ce dernier. Alberto n’avait pas rédigé de testament. « Annette m’a tout pris, disait Diego, même mes plâtres dans l’atelier d’Alberto et la vieille maison de la mère, à Stampa« , page 271.

« Diego vieillissait dans un climat exaltant de créativité _ ce qui est bien l’essentiel ! _, indifférent à tout confort matériel comme l’avait toujours été son frère. Il connaissait enfin le succès et un début de considération officielle. Les commandes affluaient, même de l’État, qui lui avait confié toute la ferronnerie _ admirable ! _ du musée Picasso, mobilier et lustres« , page 273.

« Malheureusement, Diego voyait de plus en plus mal. Il souffrait d’une cataracte et refusait de se faire opérer. J’insistai pour qu’il subisse cette opération devenue courante. Il céda à ma requête. J’organisai son séjour à l’Hôpital Américain. J’assistai à son opération, pratiquée par un collègue ophtalmologue, sous anesthésie locale. Je lui tenais la main. Tout se passa normalement.

Le lendemain, quand on lui ôta le pansement qui lui recouvrait l’œil, il s’écria fou de joie : « Je vois, je vois. »

J’insistai pour qu’on le garde encore une nuit à l’hôpital, car il avait quatre-vingt-trois ans et était seul chez lui. Je lui dis : « Je passerai te prendre demain, en fin de matinée pour te ramener chez toi.«  Vers treize heure, je le vis sortir du bureau du caissier de l’hôpital, habillé, prêt à partir, et se diriger, frêle silhouette vers l’ascenseur. Il me dit :

_ Je monte prendre ma valise.
_ Je vais chercher la voiture au parking, je t’attendrai devant la porte.

Après quinze minutes d’attente, ne le voyant pas revenir, je montai dans sa chambre. La porte était fermée. Je frappai ; comme je n’obtenais aucune réponse, je la fis ouvrir par une infirmière.
Nous trouvâmes Diego étendu, mort, dans la salle de bains« , page 273 _ cf cette remarque anticipante, pages 191-192 : « Pour moi, certains souvenirs ont une telle présence qu’ils semblent appartenir au présent, qu’il s’agisse de la mort de ma mère _ des suites, vingt ans durant, d’une compresse oubliée par le docteur Pozzi (le père de Catherine Pozzi, la maîtresse de Paul Valéry ; et le docteur Pozzi mourra tragiquement : assassiné), lors d’une opération de rétroversion de l’utérus… _, de mes rencontres avec De Gaulle _ à Constantine en 1943 et Calvi en 1944 _, ou de la découverte de Diego, étendu mort dans une salle de bains de l’Hôpital Américain _ sans qu’apparaisse cette première fois, page 191, le nom de Giacometti : seulement « Diego« . J’ai aussi conservé, avec une reconnaissance parfaite, le parfum de ma mère et le contact de sa main me caressant tendrement le visage, lorsque enfant, le soir, au dessert, je posais ma tête sur ses genoux, il y a de cela une éternité« 

Je n’ai jamais autant pleuré qu’à l’enterrement de Diego. En vain, Jean Leymarie _ ici je pense à ce que dit (on ne peut davantage discrètement) de lui Silvia Baron Supervielle en son sublime Journal d’une saison sans mémoire... _ me tirait par la manche devant le crematorium, en répétant « Reprends-toi, reprends-toi ». Mais je n’arrivais pas à réprimer mes sanglots.

La tristesse, le remords, la perte d’un être incomparable. Un Juste » _ voilà ! _, page 274…

Avec cette conclusion du livre, pages 280-281 :

« J’ai traversé un siècle à la fois terrifiant et libérateur. Toute ma vie, ma carrière en témoigne, j’ai cru au progrès, tout au moins dans les domaines techniques et scientifiques, en ayant conscience de ses limites.
Plus j’approche de ma fin, plus je suis hanté par la persistance de la violence et de l’obscurantisme, dont j’avais déjà pris conscience au Grand Lycée d’Alger
_ cf les pages 18 à 20. J’aimerai citer cette phrase d’Audiberti provenant d’une lettre qu’il m’avait adressée. Elle illustre « la singulière disproportion entre les acquisitions si raffinées de l’homme dans le secteur technique et sa totale ignorance en ce qui le concerne » _ lui : l’homme ! en général… Mais je veux rester optimiste. Certes le progrès est bien plus lent à se manifester sur le plan moral _ à la fois personnel et collectif : cf ce que Hegel nomme sittlichkeit _, et nous sommes déjà venus à bout du nazisme et de certains goulags.

Pour conclure ces « souvenirs », je ne saurais garder secret le lien qui m’unit à mes milliers d’opérés anonymes, la confiance rencontrée _ voilà !

Je voudrais aussi déclarer à nouveau mon attachement et ma reconnaissance pour mon métier _ au service de la vie des personnes. La chirurgie a rendu mon existence utile et passionnante, m’a permis de pénétrer au cœur des personnalités les plus diverses _ pas seulement physiologiquement donc.
Et puis… elle m’a _ accessoirement, si l’on veut : pour une opération du cœur à l’automne 2004 ! le récit constituant l’essentiel de l’ultime chapitre du livre, « Danger de mort« , aux pages 275 à 281 _ sauvé la vie« …

Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle : le témoignage d’un homme délicat et fin, profondément non-inhumain,

dont la lucidité demeure vigilante sur ce que peuvent parfois faire, de leurs mains, les hommes, en leur génie divers,

et épris de tout ce que peut donner _ en formation de la sensibilité ! humaine non-inhumaine ! _ la beauté ;

telle celle de Saint-Tropez, rencontrée grâce à l’amitié de Pierre Kefer, l’été 1933 :

« Ce fut un choc, à la fois esthétique et culturel » _ les deux, donc ! conjointement ! _, page 28.

A quoi renvoie aussi cette reconnaissance témoignée, à propos de l’amour de l’Art, et en l’occurrence celui de la peinture, pages 219-220 :

« Ce goût pour la peinture ne découle pas de la fréquentation des musées où on me traînait enfant. Il m’est apparu plus tardivement, à Saint-Tropez, sous la double influence _ voilà ! _ de la beauté du pays que les peintres interprètent sans cesse, et des amis que j’avais dans les parages, Pierre Kefer et les Cachin.

Charles Cachin et Ginette Signac jouèrent un rôle crucial _ voilà ! _ dans mon initiation _ et toute vie humaine vraie en est une ! Leur maison, La Hune, avait été celle de Paul Signac. Elle était tapissée des œuvres du maître et de ses amis. La contemplation _ active, hyper-active : cf tant L’acte esthétique de Baldine Saint-Girons que Homo spectator de Marie-José Mondzain, mes amies _ des dessins de Seurat encadrant le lit de ma chambre, lorsque j’ai habité à La Hune, après la destruction de ma maison du port, me plongeait dans des émotions _ de ce sentiment d’accomplissement vrai qu’est la profonde joie ! _ jusque là jamais ressenties _ faute d’un tel aiguisement doux et profond de la sensibilité activée dans cet échange et ce partage affûté des aisthesis : face au paysage comme face aux œuvres de l’Art…  _ devant une œuvre d’art. Charles et Ginette discutaient peinture à longueur de journée. Ils invitaient à leur table des peintres proches de Signac et des collectionneurs comme Georges Grammont. Dans un tel climat _ de partage affûté : enthousiasmant ! _, mes premiers choix se portèrent sur les post-impressionnistes« …

L’élan et le partage étaient donnés.

Pour toujours.

Titus Curiosus, ce 28 décembre 2011

 

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