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L’apprentissage (à corps défendant) de l' »art d’aimer » à l’ère de l’injonction sexuelle et du couple : l’éclairage parfait du film d’Emmanuel Mouret

18avr

Le nouvel opus cinématographique d’Emmanuel Mouret, L’Art d’aimer _ paru ce mois d’avril en DVD _ est un régal _ infini ! la multiplication des visionnages du DVD ne faisant que l’amplifier-intensifier ! _ de justesse quant à la lucidité hyper-fine et délicate sur nos mœurs affectives (et sexuelles), à partir d’un regard de comédie _ celui (de cinéaste) d’Emmanuel Mouret : quelque part entre François Truffaut et Woody Allen, ou Marivaux et Feydeau, ou Musset et Pagnol… _ infiniment délicat sur un échantillon (assez varié) de bobos des beaux quartiers parisiens, et sur une palette suffisamment large d’âges _ allant des jeunes gens sincères (ou innocents) et libres, le très beau jeune couple Vanessa et William (qu’interprètent les radieux sur l’écran Élodie Navarre et Gaspard Ulliel) aux quadra-quinquagénaires au tournant de la ménopause et du démon de midi, le couple d’Emmanuelle, c’est elle qui est en crise, et de Paul, c’est lui qui sait rattraper la tentation des dérapages pulsionnels de sa compagne (qu’interprètent très finement aussi Ariane Ascaride et Philippe Magnan) _, idéalement interprétés par la crème des meilleurs acteurs français du moment, avec, en tête, les stupéfiants de vérité (!!!) Laurent Stocker (« de la Comédie-Française« …) et Julie Depardieu ; et c’est autour de la rencontre à rebondissements _ et dans de répétitifs tragi-comiques « noirs » _ de leurs deux personnages de célibataires contrits et tout à fait honnêtes, l’un et l’autre, Boris et Isabelle, qu’est construit l’écheveau de l’intrigue _ sans la moindre graisse, ni temps-mort : le montage est cette fois encore d’une habileté et élégance diaboliques ! _ du scénario.

Avec en contrepoint malicieux, le comique à épisodes _ les séquences 2, 4, 6 et 8 ont pour panneaux : 2 : « Le désir est inconstant comme les herbes dans le vent » ; 4 : « Patience«  ; 6 : « Patience, patience » ; et 8 : « Patience, mais pas trop«  _

de la difficultueuse conjonction sexuelle (voire sentimentale _ cf l’ultime parole naïvissime de la délicieuse voisine, dans la librairie de Boris, Passage Verdeau ; il ne faut pas la manquer, dans sa brièveté : « Je cherche un livre sur la complexité des sentiments ») en instance d’advenir (ou pas !) d’Achille _ « à ce moment célibataire« , dit-il… et de son un peu compliquée mais tout à fait adorable voisine _ nous ne connaîtrons pas son prénom _, qu’interprètent à la perfection l’élégant (et un peu décontenancé pour ce qui est de son personnage, Achille, mais il y a de quoi…) François Cluzet _ ici en un rôle à la Cary Grant _ et la toujours plus-que-parfaite _ en le comique de sa totale imprévisibilité ; et elle est, et à chaque fois, absolument épatante ! d’un Mouret à l’autre… _ Frédérique Bel…

L’intrigue de ce qui deviendra _ en l’ultime séquence, la numéro 9 : précédée du panneau : « Souvent les yeux nous mènent vers l’amour, parfois ils nous trompent »… : le concept d’art (d’aimer) devenant ici fort problématique…la rencontre _ elle-même à rebondissements avec « noirs » répétitifs, la série des uns (à l’hôtel), étant on ne peut plus volontaire, mais le tout dernier (chez Zoé et Jérémie), une panne d’électricité, pas… _ de ces deux célibataires (en attente-souffrance d’amour, mais parfaitement honnêtes !) que sont Isabelle et Boris

est précédée d’une sorte d’avant-séquence

_ appelons-la la séquence 0 : elle est annoncée par le panneau « Il n’y a pas d’amour sans musique«  _

sur un compositeur, Laurent _ qu’interprète le lumineusement beau, mais bientôt, et très vite, mélancolique, Stanislas Mehrar : un peu trop rare à l’écran… _, qui « rêvait d’entendre un jour » cette sorte de « musique particulière« qui « se produit » « au moment où l’on devient amoureux » (alors que, lui, Laurent, va mourir prématurément) :

« Il attendait cela _ nous révèle une voix-off, celle de Philippe Torreton, qui commentera tout le long de l’intrigue les péripéties (ainsi que l’enchaînement elliptique) des découvertes-explorations (et déconvenues, aussi, parfois) de l’amour des divers protagonistes, entre (et parmi) lez zébrures des divers désirs-pulsions… _ avec une grande impatience. Il n’avait jusqu’alors entendu que des bribes : deux-trois notes avec Annabel, et à peine plus avec Elisabeth. Son obsession _ car cela allait jusque là ! pour l’artiste créateur, il est vrai, qu’il était… _ était telle qu’il essayait d’imaginer _ mais pas complètement à partir de rien, cependant… _ cette musique lorsqu’il composait. Chose étrange, ceux qui écoutaient ses œuvres, étaient heureux de reconnaître en elles quelque chose qu’ils avaient connu _ une grâce qui s’imposait ? et qu’il fallait reconnaître ? et remercier ? _ lorsqu’ils étaient tombés amoureux, mais que lui n’avait toujours pas _ frontalement et assez clairement _ connu. Elles étaient nombreuses à se succéder dans ses bras. Et de toutes ses forces à chaque fois il désirait _ en vain : la grâce ne se convoque pas ! _ les aimer. Il espérait ; mais rien… Jamais la moindre mélodie _ un peu substantielle _ ne se fit entendre. Jamais il ne sut de qui son cœur avait été amoureux« … _ comme si le travail de création artistique parvenait un peu parfois à donner quelque apparence de forme à ce qui sinon demeurera flou et vague, et même inaperçu, et non vraiment ressenti : ou les aventures de l’aisthesis (par-dessus l’esthésique !) dans les Arts… D’où le demande, plus tard, de Boris, de « recommencer«  afin de tenter de dissiper un peu le « flou«  qu’impose le choc de l’excès de « nouveauté de la situation« 

La première séquence

_ appelons-la la séquence 1 ; elle est annoncée par ce panneau : « Il ne faut pas refuser ce que l’on nous offre«  ; nous découvrirons qu’elle se combinera, in fine, avec une séquence ultérieure, la séquence 3, avec Amélie et son ami Boris (ainsi que le mari d’Amélie, Ludovic ; le titre du panneau introducteur en sera : « Il est difficile de donner comme on le voudrait« …) ; pour aboutir, les principaux protagonistes de la 1 (Isabelle, Zoé, Jérémie) et de la 3 (Boris, Amélie, Ludovic) se réunissant,

pour aboutir, donc, au climax de la séquence finale (et la plus longue du film : 24 minutes, sur un total de 80), la séquence 9, précédée, quant à elle, du panneau : « Souvent les yeux nous mènent vers l’amour, parfois ils nous trompent« …  _

la première séquence, donc,

débute sur le déroulé d’un rêve _ qui se révélera en quelque sorte comme prémonitoire _ d’Isabelle (interprétée, donc, par la magnifique de justesse, toute en délicatesse d’innocence, Julie Depardieu), dans lequel (rêve) une amie, la très pétillante et volontariste Zoé (qu’interprète avec beaucoup de présence l’excellente Pascale Arbillot) lui récite avec la conviction de la plus parfaite évidence le B-A-BA de la doxa contemporaine (depuis Wilhelm Reich : La Fonction de l’orgasme…) sur le topos de la sexualité !, dès qu’elle apprend l’abstinence sexuelle prolongée d’Isabelle :

« Quoi ? Ça fait un an que tu n’as pas fait l’amour ? » ; « Tu devrais être dans une des phases les plus actives de ta vie. Un an, à ton âge, ça correspond à cinq ans dans le calendrier de la vie sexuelle » ; « sans compter que c’est très important pour la santé. Toutes les études démontrent qu’une sexualité accomplie fortifie notre organisme, notre cerveau, les humeurs » ; « C’est presque une question d’hygiène« 

Isabelle a beau lui rétorquer : « C’est quand même pas de ma faute si je ne tombe pas amoureuse !« ,

Zoé conseille à son amie : « en attendant, tu pourrais faire quelques petites rencontres pour te faire un petit peu du bien !..

Mais Isabelle : « Je n’y arrive pas, je suis trop timide ! Et puis, rencontrer quelqu’un uniquement dans ce but-là, moi, ça me met mal à l’aise« …

Et alors, toujours dans ce rêve détaillé d’Isabelle, Zoé de lui conseiller ceci :

« Et pourquoi tu ne demanderais pas à un ami ? » ; car « de nos jours, beaucoup d’hommes et de femmes pratiquent l’amitié sexuelle. Ça a beaucoup d’avantages !.. »

Et Zoé d’oser même envisager le principe suivant : « Idéalement, si le monde était mieux fait, il faudrait que l’on partage nos hommes avec nos copines célibataires » ; « je suis sérieuse : je suis pour le partage et la redistribution des richesses ; on paie bien des impôts à la communauté afin d’aider les plus pauvres… » ; « alors pourquoi on ne prêterait pas son compagnon à celles qui en sont démunis ?..« .

Et à l’objection d’Isabelle : « Mais faire l’amour n’est quand même pas faire un geste comme les autres !« ,

l’hyper-réaliste Zoé de répondre : « Si l’on regarde les choses en face, il ne s’agit que d’un massage qui ne se fait pas qu’avec les mains. Rien de plus, rien de moins ! On n’a pas besoin d’être amoureuse d’un kinésithérapeute pour qu’il nous fasse un massage !..« 

Et Zoé alors, toujours en ce rêve d’Isabelle, de généreusement proposer les services _ amicaux ! _ de son propre compagnon Jérémie à son amie célibataire en manque de relation sexuelle : « S’il couche avec toi pour te faire du bien, non seulement je ne serai pas jalouse, mais en plus je serai fière de lui !« …

Et le rêve d’Isabelle se conclut sur l’image du très gentil Jérémie _ interprété par le très charmant Michaël Cohen, apprécié dans le précédent Un Baiser, s’il vous plaît ! _ faisant pénétrer, pour ce simplement amical service, Isabelle dans sa chambre, chez lui et Zoé, pendant que Zoé s’éclipse pour aller passer ce moment au cinéma : « Bon ! A tout à l’heure. Je rentre à 21 heures. Tu veux rester dîner avec nous ?« …

Fin du rêve d’Isabelle.

La voix-off alors poursuit : « Bien qu’il n’existait aucun secret entre les deux amies _ Isabelle et Zoé, donc _, Isabelle nous a confié son rêve _ c’est donc que ce rêve a continué de la travailler… Cependant il arriva quelque chose de très troublant » : la réalisation de la proposition de Zoé de « prêter » les services (de massage corporel) de Jérémie à l’amie célibataire Isabelle, « restée un an sans faire l’amour« , comme le dit Zoé.

Ce que la voix-off commente : « Isabelle écoutait son amie, troublée par ses paroles, mais surtout troublée de voir son rêve qui se déroulait sous ses yeux » ; et « discrètement Isabelle se pinça : non, ça n’était pas un rêve !« …

Zoé en effet se mit à dire : « On peut faire du bien à quelqu’un même si on est amoureux d’une autre personne. C’est ça la bonté, la générosité ; l’amitié en quelque sorte« … Et surtout : « Eh bien, moi, si Jérémie acceptait de te faire un peu du bien, j’en serais tout à fait contente. Je serais même fière de lui ! Et si je le lui demandais ?« , Zoé de proposer carrément alors…

Et aux réticences répétées d’Isabelle : « Mais ça ne va pas ! Mais tu plaisantes ! Mais c’est gênant. C’est gênant pour moi. Mais ça ne se fait pas !« , Zoé de répliquer : « Et pourquoi ça ne se ferait pas ? On est libres, non ? » « Essaye ! « …

Mais Isabelle ne peut s’y résoudre.

Et la voix-off de conclure alors ce premier épisode _ et cette séquence 1 _ de l’aventure d’Isabelle : « Elles n’en parlèrent plus jamais. Isabelle ne sut jamais si elle avait eu tort ou raison de refuser » cette proposition des services de Jérémie par Zoé…

A la séquence 3 _ intitulée « Il est difficile de donner comme on voudrait«  _, nous faisons la connaissance d’Amélie (épouse bon chic bon genre de Ludovic) et de son ami Boris.

Boris : _ « Ça va ? Tu as l’air bizarre. On dirait que quelque chose ne va pas….« 

Amélie : _ « Non, non, je t’assure que tout va bien« … « C’est juste… que je me pose des questions… sur moi… » « Il y a que je ne suis pas satisfaite de moi« …

« Apparemment, tout va bien : je suis en couple ; je n’ai pas à m’inquiéter pour mon avenir professionnel ; j’ai des amis ; je suis en bonne santé. Et pourtant il me manque quelque chose : j’ai l’impression que ma vie manque de sens.

Que je vis trop égoïstement.

J’aimerais être plus généreuse ; j’aimerais donner. Donner aux autres. Apporter quelque chose« …

De fait Ludovic _ son mari : centré sur sa carrière d’homme d’affaires (interprété joliment, avec la distance de l’ennui qui convient au personnage, par Louis-Do de Lencquesaing) _ manifeste bien peu de désirs (à commencer par charnels) à l’égard de son épouse, nous nous en rendrons compte à plusieurs reprises, même si Amélie, elle, n’y prête pas vraiment attention : elle est une épouse _ bourgeoise bon chic, bon genre, donc ; et sans enfants _ du genre soumise… »En tout cas, si tu as quelque chose à me demander, quoi que ce soit, surtout tu n’hésites pas. Même si ça te paraît trop« , continue de proposer à son ami Boris la gentille Amélie…

Or, il se trouve que le parfait discret ami qu’est Boris a bel et bien (!) quelque chose _ et pas de petite importance ! _ à demander à sa vieille amie Amélie ; mais « c’est trop ! je ne peux te demander ça !« …
Amélie : _ « Mais non, au contraire, moi je veux que ce soit trop ! Je veux que ce soit énorme ! que ce soit démesuré !« …

Alors Boris finit par accepter de se lancer : « Eh bien ! voilà : bien que tu sois mon amie, je ne suis pas indifférent à une autre dimension _ qu’amicale ! _ de ta personne. J’ai pour toi une attirance qui ne fait que grandir d’années en années« …

_ « Mais quel genre d’attirance ? », Amélie ne voit décidément pas…

_ « Des rêves, des fantasmes…

Des pulsions !« , finit-il par lâcher.

_ « Mais pourquoi ne m’en avais-tu jamais parlé ?« 

_ « Je ne voulais pas que tu le prennes mal. Puis aussi vis-à-vis de Ludovic.« 

_ « Je ne vois vraiment pas quel genre de service je peux te rendre…« , poursuit la décidément hyper-godiche Amélie.

_ « Eh bien, peut-être que tu peux m’aider à y voir plus clair. Parfois je me demande si je ne suis pas amoureux de toi ! Et le problème est que ça a un effet négatif sur mes relations amoureuses. Mon esprit ne peut pas s’empêcher de se dire qu’avec toi ce doit être mieux qu’avec les autres filles…« 

_ « Mais non !« 

_ « C’est ce que je me tue _ à petit feu _ à me dire…« 

_ « Mais qu’est-ce que je peux faire ?« , continue à errer la godiche Amélie…

Et ici Boris lui saute littéralement dessus !

_ « Non, non, Boris !« 

_ « C’est juste pour que je sache !« 

_ « Boris, je ne serai jamais à la hauteur de tes fantasmes !« 

Et avec un ultime accès de grande bonne volonté, Amélie ajoute : « Je voudrais bien pour que tu vois… ; mais je ne peux pas vis-à-vis de Ludovic… »

Et l’échange va se conclure piteusement de leurs parts respectives :

_ « Je suis désolé !« 

_ Non, c’est moi !« 

_ « Non, c’est moi qui suis désolé« .

Match nul sur toute la ligne, de personnes (trop) bien élevées : 0 à 0…


Suivent alors,

avec la poursuite des péripéties à rebondissements de la difficultueuse rencontre sexuelle (ou/et affective ?) d’Achille et de son imprévisible voisine (elle : « Je ne sais pas encore si je suis amoureuse » ; « Pour moi, c’est important d’être sûre que je suis amoureuse avant d’aller plus loin… » ; lui : « Mais peut-être que vous l’êtes, mais n’en avez pas encore conscience. En faisant l’amour, ça va vous aider à vous en rendre compte ! » ; elle : « Ah ! en fait vous voyez ça comme un test ! » ; « Faire l’amour pour faire l’amour, ce n’est pas vraiment ma façon de penser. Pour moi, c’est quelque chose de sacré ! » ; lui : « Mais justement, c’est parce que c’est sacré qu’il faut le célébrer : il faut voir ça comme une cérémonie où on rend hommage à la nature… Hein ?! Mais oui, vous savez le désir pousse en nous comme les feuilles à un arbre… » ; elle : « Mais c’est joli ce que vous venez de dire !« , et elle le note sur son carnet ! ; lui : « Vous dites que vous aimez tout ce qui est naturel, et quand la nature s’exprime en nous, vous la refusez ! Mais enfin, nous n’y pouvons rien… C’est la nature qui est comme ça. Ce sont tous les atomes qui sont en nous qui s’attirent« … ; après un dernier embarras encore, il l’embrassera et elle finira par se laisser entraîner vers la chambre…), soient les séquences 4, 6 et 8,

suivent deux séquences sur la capacité d’un amour vrai

_ celui de Vanessa (envers William) et celui, réciproque et concomittant, d’Emmanuelle et Paul : la voix-off nous les a cités en exemples, avec celui de Zoé (envers Jérémie), lors de la séquence 0 (« Il n’y a pas d’amour sans musique«  !), de « ce moment où l’on devient amoureux » « se produit une musique particulière » !!!  _

à survivre aux pulsions adultères,

suivies ou pas (ou guère…) d’effectuation :

_ dans le cas d’Emmanuelle (en la séquence 5 : « Sans danger, le désir est moins vif« ), il n’y aura pas besoin (ou du moins guère) de passage à l’acte de sa part à elle, Emmanuelle : « la liberté qu’il _ Paul _ lui avait offerte, l’avait enchaînée à lui : l’attirance qu’elle avait pour tous les hommes ne faisait que raviver et intensifier le désir de Paul. Si bien qu’elle trouvait en lui tous les hommes qu’elle désirait« , en sa crise du démon de midi… ;

_ dans le cas de Vanessa, puis de William (en la séquence 7 : « Arrangez-vous pour que les infidélités soient ignorées« ), il y aura bien effectuation, mais expérimentale, en quelque sorte, au nom du principe _ ils sont jeunes… _ (ou doxa…) de « se parler librement et de ne jamais empiéter sur la liberté de chacun » ; « il faut aimer la liberté de l’autre et ne pas la craindre. La peur, c’est le repli ; et on s’était promis de ne pas vivre le repli« , ainsi que l’énonce William ; qui dit encore qu' »on ne grandit qu’à travers les épreuves et les expériences »  et « je n’ai pas envie qu’on soit un couple qui ait peur des expériences. Je n’ai pas envie qu’un jour tu m’en fasses le reproche » : le bilan de ces deux expériences d’adultère _ « simple et léger«  ; sans amour, ni lendemain : « tu me plais bien, voilà tout !« , dit Vanessa à l’assez quelconque Louis ; qui « a tellement de désir pour moi que ça me donne envie, tu comprends ?« , avait-elle confié à son compagnon William, en batifolant avec lui en forêt… _

le bilan de ces deux expériences d’adultère parallèles, un même vendredi soir, de Vanessa (avec son collègue de travail Louis, en partance le lendemain pour le Brésil) et de William (avec une très jeune stagiaire devant très vite rejoindre sa ville d’Angoulême) se révélant plus que piteux : _ « Tu m’as manqué ! » ; _ « Toi aussi !« . Et sur ce, fin de la séquence 7.

La séquence 9 (« Souvent les yeux nous mènent vers l’amour ; parfois ils nous trompent« ) est donc celle où se rejoignent d’une part la solitude célibataire d’Isabelle (issue de la séquence 1 : « Il ne faut pas refuser ce qu’on nous offre« ) et l’affaire du pressant désir d’adultère de Boris, avec une Amélie qui veut bien lui faire plaisir, mais sans que cela affecte son propre couple (dans la séquence 3 : « Il est difficile de donner comme on le voudrait »), ni sa propre pudeur…

Boris, à Amélie : _ « Ah, au fait, tu sais, c’est fini avec Marie. » _ « Vous vous êtes séparés ? » _ « Oui, ce week-end. » _ « Mais pourtant tu t’entendais bien avec elle... » _ « Oui, mais sans plus. Disons que ce n’était pas magique ! » _ voilà ce qu’opère l’amour vrai…

Mais Amélie : _ « Ton désir pour moi doit cesser ! C’est mauvais pour notre amitié.« 

Boris : « Je sais ; mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ? Je n’y peux rien !« 

..

Afin de vaincre sa propre (très forte !) pudeur et de se prêter ( le moins possible !) à une séance (unique) d’adultère expérimental (« pour voir » ! puisqu’elle lui avait promis de faire acte de générosité !) avec son ami Boris, Amélie accepte de se livrer une heure à lui en une chambre d’hôtel, mais à l’expresse double condition du noir absolu dans la chambre et du silence absolu entre les deux corps ainsi (pour que Boris sache…) réunis…

Et c’est là que l’intrigue de départ finit par se nouer, avec la rencontre d’Amélie et de son amie Isabelle, perdue de vue depuis pas mal de temps ; et à laquelle elle demande tout à trac de bien vouloir, elle, Isabelle, célibataire, de prendre la place promise par elle, Amélie, à son ami masculin, dans la plus stricte confidentialité des divers protagonistes.

Je n’en dirai pas plus :

non seulement Judith Godrèche, en Amélie, fait preuve de virtuosité jubilatoire au second degré pour les spectateurs très amusés que nous en sommes ! dans le rôle de l’hyper-godiche faiseuse de catastrophe _ à l’instar du personnage qu’interprétait tout aussi virtuosement Virginie Ledoyen dans Un Baiser, s’il vous plaît ! : Emmanuel Mouret adore ces situations de prodige d’abîme de sottise !… Et nous aussi !!! _,

mais le jeu de Laurent Stocker, Boris (_ « Comment l’as-tu trouvée ? » _  « Insignifiante, pas du tout mon type. A vrai dire même elle est limite antipathique« …), comme celui de Julie Depardieu, Isabelle (_ « C’est pas du tout mon genre ! J’aime pas du tout ce qu’il dégage physiquement ! Et puis ses goûts littéraires _ Boris et Isabelle sont tous deux libraires ! _ me semblent vraiment douteux !« ),

sont prodigieux de subtilité et justesse : dans le camaïeu ultra-fin de la palette des gestes et des regards, du plus hagard au plus jouissif retenu, puisqu’ils n’échangeront avant la chute finale que deux mots ; c’est la voix-off qui parle :

« Quant à  Isabelle et Boris, ils se croisèrent une fois, lors d’un anniversaire, celui de Zoé.

_ « Salut ! » _ « Salut !«  _ et ils se font une bise apparemment on ne peut plus conventionnelle

Ce furent les seules paroles qu’ils échangèrent durant toute la soirée. Qu’auraient-ils pu se dire ?« .. _ certes !

Et ici, clap de FIN !

Alors, sur le fond des choses, qu’en est-il de cet « art d’aimer » qu’essaie de nous montrer, dans cette succession rapide, légère et ultra-fine d’épisodes, ce film passionnant d’Emmanuel Mouret ?

Qu’en est-il de cette petite musique _ de grâce ! _ qui « se produit« , survient et surgit, « quand on devient amoureux« ,

et que le beau compositeur, Laurent, mort bien trop prématurément (!), « attendait« , et « jusqu’à l’obsesssion« , « avec grande impatience »,

au point « qu’il essayait d’imaginer cette musique lorsqu’il composait » ?

Et cela, à partir des quelques « bribes » « qu’il avait jusqu’alors entendues« , avec une Annabel et avec une Élisabeth ; mais qu’il « n’avait toujours pas connue » vraiment, au moment de sa mort, sous la forme d’une belle et vraie « mélodie » déployée ?

Puisque, « et de toute ses forces, à chaque fois, il désirait aimer, il espérait ; mais rien : jamais la moindre mélodie ne se fit entendre » ;

« et qu’il ne sut jamais de qui son cœur avait été amoureux »

C’est donc que lui, Laurent, l’artiste musicien, n’était pas parvenu à prendre tout à fait vraiment conscience d’un tel amour, si tant est qu’un tel réel amour avait de facto dépassé, en son cas, le stade de ce qui ne peut produire, et ne produit, que « des bribes » de musique »…

C’est un tel amour-là, et qui donne à entendre cette vraie mélodie-là, qu’attendait aussi, et très honnêtement, Isabelle, en sa situation d’abstinence sexuelle (« ce n’est tout de même pas de ma faute si je ne tombe pas amoureuse ?!« ) ;

ou encore la délicieusement hyper-spontanée mais aussi prudente à la fois (« Je ne sais pas encore si je suis amoureuse« , et « pour moi, c’est important d’être sûre d’être amoureuse avant d’aller plus loin » : « je préfère savoir avant« …) affriolante voisine d’Achille.

La question qui se pose alors est : comment le savoir ? l’apprendre ? le découvrir ? en prendre conscience ? et enfin vraie connaissance ?

En faisant déjà l’amour, comme le propose le vieux dragueur habile Achille ?

En « recommençant ! » la séance d’amour dans le noir à l’hôtel, comme le (re-)demande Boris ?..

..

C’est un peu une quadrature de cercle ; comme le révèle la succession désopilante des épisodes entre Achille et son adorable voisine (« Patience« , « Patience, patience« , « Patience, mais pas trop« ) : on avance dans le noir et au juger, dans cet appartement pourtant si blanc !

C’est en cela que si « art d’aimer » il y a, il ne s’agit certainement pas de recettes, ni de technique, mais de l’apprentissage d’un je ne sais quoi qui ne s’apprend _  et que peu à peu _ qu’à son corps défendant, et jamais par pure et simple imitation de modèle, ou copie…

Ce que révèlent magnifiquement en ce film si juste (!) les approches _ sur le mode de la comédie : ou comment un vieux dragueur (auquel on ne la fait pas…), peut tomber vraiment amoureux ! _ d’Achille et de son adorable affriolante voisine, d’une part ; et les expériences de jouissance dans le noir de Boris et Isabelle !!! _ sur un mode davantage tragi-comique : eux sont beaucoup plus sérieux ! sinon même austères ; mais ils apprennent vite aussi à se décoincer et exulter !!! la jubilation (à laquelle la caméra nous donne in extremis à assister) du très discret (dans un coin sombre…) feu d’artifices (mais les vrais amoureux sont toujours seuls au monde !) de la scène finale, est absolument superbe !!! _ d’autre part…

Et c’est cela qu’ignorera probablement à tout jamais la gentille Amélie, pourtant satisfaite d’être « en couple« , ou encore son affairé et bien distrait Ludovic de mari : le miracle de la grâce de la rencontre vraie n’ayant pas eu lieu pour eux…

Mais c’est aussi ce qu’ont connu _ et la musique qui l’accompagne… _ et Zoé, et Vanessa, et Emmanuelle et Paul, comme il nous est signalé par la voix-off de Philippe Torreton en ouverture du film ;

et qui préservera l’amour vrai de Vanessa et William, quand ils se seront exposés à des « expériences » hors amour vrai ;

de même que l’amour vrai d’Emmanuelle et l’admirable Paul, quand ils s’exposeront au passage du démon de midi d’Emmanuelle…


Comme quoi, en amour _ mais seulement quand amour vrai il y a ; et pas rien qu’ersatz ou qu’illusion d’amour ! il faut avoir croisé, et su cueillir, puis appris à cultiver, et à deux (!), en sa fraîcheur toujours renouvelée (!), cette grâce improbable de l’advenue effective (!), et sans contrefaçon, de la rencontre vraie ! _,

c’est seulement à son corps défendant (et au corps défendant de l’autre : amant et aimé) qu’on se livre

_ en toute « innocence des sens«  : Nietzsche sait en parler ; par exemple dans le chapitre De la chasteté, au livre premier d’Ainsi parlait Zarathoustra _

à l’apprentissage lent et patient (et riche de surprises renouvelées) du connaître ; cela n’a certes rien d’un savoir inné _ parce qu’il n’existe nul savoir inné ! _ : il faut nécessairement passer par cet apprentissage patient, patient, mais jusqu’à un certain point seulement : « pas trop » ! non plus… ; à corps défendant seulement , donc !!! _ et le sien, et celui de l’autre, l’aimé qui vous aime…

En acceptant effectivement de donner, et en toute innocence, de sa personne ; à corps perdu…

Comme le figurent dans le film déjà Achille et sa voisine quand ils commencent _ et c’est peu à peu : progressivement, et même par paliers ! ou épisodes… _ à se livrer innocemment vraiment, enfin, l’un à l’autre, de plus en plus (et de mieux en mieux) démunis, c’est-à-dire se dépouillant peu à peu de leurs anciennes certitudes, en commençant à s’en dénuder _ en tous les sens, et sans impudeur ! _ pour se donner, par amour _ seulement ! _, à l’autre…

_ sur cette dénudation, ce beau passage-ci vers le final du quatrième et dernier épisode (à rebondissements) de la rencontre-approches complexes entre le dragueur expérimenté, mais désorienté ici, Achille, et son affriolante voisine :

Ils viennent de s’embrasser et ont commencé de se dénuder.

Elle : _ « On n’avait pas dit qu’on ne faisait que s’embrasser ? »

Lui : _ « Ça n’empêche pas de se dénuder… »

Elle : _ « Non, se dénuder, c’est aller trop loin !.. »

Lui : _ « Pourquoi ? »

Elle : _ « Parce que ! Ça me donne trop envie !..  »

Lui : _ « Mais enfin ! quand je vous embrasse, ça ne vous donne pas envie ?.. »

Elle : _ « Si ! Mais si en plus on se met à se dénuder, moi, je perds tous mes moyens de résister… »

Lui : _ « Moi aussi, je perds tous mes moyens… Moi, j’ai envie de vous ! Si vous saviez comme j’ai envie de vous… Je n’en peux plus !.. »

Et il la réembrasse… Fin de l’incise sur le moment de début de dénudation entre Achille et son adorable voisine…

On comprend que cela, toujours quelque peu affolant, puisse de fait réclamer, de chacun et de tous, un minimum, non seulement de courage, mais aussi d’assurance, qui se forgera pour chacun peu à peu, avec un minimum de chance…

Et comme le figurent encore plus magnifiquement _ c’est-à-dire davantage tragi-comiquement, eux : ils sont sérieux ! sinon austères… _ au final de la séquence terminale du film, les admirables regards et gestes et postures de ces amoureux seuls-au-monde _ c’est à prendre à la lettre _ que sont, s’étant enfin trouvés et connus (dans le noir ! et à répétitions !), Boris et Isabelle (hors du souci _ social, surtout pour le regard des autres ; pas vraiment authentique, donc… _, eux, d' »être en couple » ; et d’être vus des autres…).

Et Laurent Stocker et Julie Depardieu sont ici exceptionnels de talent !

Et ce processus de connaissance progressive _ de l’autre comme de soi, dans l’épaisseur soyeuse, voire voluptueuse, de la relation amoureuse vraie : il y faut cette grâce ! _ n’a pas non plus de fin, non plus qu’elle ne connaît d’épuisement du désir-appétit de cette connaissance, de cet amour : infinis et inépuisables les deux…

Car telle est cette « complexité des sentiments » vrais, sur laquelle l’adorable affriolante voisine d’Achille cherche _ in fine de ce qui nous est montré dans le film de son (ou leur, désormais) histoire _ aussi à se renseigner en un livre (L’art d’aimer d’Ovide ?.. ou peut-être les sublimissimes Lettres de la religieuse portugaise de Guilleragues ?..) en requérant du libraire Boris quelque conseil avisé de lecture…

Comme dans le théâtre de Marivaux, la moindre inflexion de voix, ou de geste, sans compter le poids du moindre silence, réclame du spectateur de ce très impressionnant _ par la finesse de sa profonde subtile vérité ! _ film d’Emmanuel Mouret qu’est L’Art d’aimer, une hyper-attention, afin de ne rien laisser échapper : tout va si vite, dans l’élégance de cet art subtil et doucement léger de la comédie de mœurs, sans répétitions, ni effets surlignés appuyés…

Et bien sûr, à mille lieues de la plus bénigne vulgarité, comme du moindre trash sadique violent _ nul revolver ici…

Et enfin rien que l’art _ éblouissant (!) _ de dialoguiste d’Emmanuel Mouret

mérite de passer à la postérité,

et ses répliques d’être apprises par cœur !!!

Titus Curiosus, ce 18 avril 2012

 

 

 

Filiation, guerre, sexe, Histoire : la valse plutôt tragique d’Eros et Thanatos (1)

28sept

Première partie

_ sur « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern (aux Éditions Sabine Wespieser) _

d’une méditation sur des œuvres (romans ?) de refus de la filiation :

« Zone » de Mathias Énard (aux Éditions Actes-Sud),

« L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident » de Bruno de Cessole (aux Éditions de La Différence)

et « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern (aux Éditions Sabine Wespieser)

_ par lequel (roman) je commencerai, donc, ici ;

et par rapport à « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész (aux Éditions Actes-Sud et Babel)… :

soit,

pour les présenter rapidement ici un peu,

l’immense _ et sublime _« Zone » de Mathias Enard _ cf mon article précédent « Emerger enfin du choix d’Achille » _
aux Éditions Actes Sud ;

l’intéressant mais finalement encore un peu trop chichiteux, sans assez de folie (= de folie de style ! trop « léché » !… trop à la mode « Académie française » : de bon ton…) « L’heure de la fermeture dans les jardins d’Occident » de Bruno de Cessole _ cf mon article « rue de Tournon… » _
aux Éditions de la Différence ;

et le pas vraiment « écrit » (hélas ! et pas assez « décoincé »,  du moins à mon goût !) « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern _ cf mon article « patience et battons les cartes _ l’excellent blog de Pierre Assouline » _
aux Éditions Sabine Wespieser ;

sur ce défaut _ rédhibitoire _ de style, je retiens la parfaite formule d’un correspondant, Kohnliliom, en commentaire, le 25 septembre, d' »Emerger enfin du choix d’Achille » : « Il faut pour écrire plonger en soi et ne pas se soucier des caméras«  braquées _ ou pas _ sur soi…

Ou celle de Nietzsche en 1883, en son style pugnace et presque désespéré _ « à coups de marteau » _, dans le chapitre « Lire et écrire » de son « Ainsi parlait Zarathoustra » :

« De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce quelqu’un écrit avec son sang. Écris avec ton sang, et tu verras que le sang est esprit.

Il n’est guère facile de comprendre le sang d’autrui : je hais les oisifs qui lisent.

Celui qui connaît le lecteur, celui-là ne fait plus rien pour le lecteur. Encore un siècle de lecteurs _ et l’esprit lui-même va se mettre à puer« …

tous ces livres-ci,

celui de Mathias Énard,

celui de Bruno de Cessole,

celui de Jean Mattern,

dans le sillage de « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész



Afin de ponctuer davantage mon tout dernier article (« Emerger enfin du choix d’Achille« ) à propos du très grand « Zone« ,
je voudrais, ainsi, mettre ici ce magnifique « Zone » en perspective


et cela, à propos du refus de la filiation (sur le versant de la paternité : à désirer et assumer)

_ et à propos, aussi, de ces « sujets » majeurs _ et « tissés serré » entre eux _, que sont la guerre, « le » sexe et l’Histoire _

avec quelques œuvres (romans ? assez autobiographiques…) pratiquant elles aussi, donc, le récit _ centré sur un protagoniste principal, voire narrateur à la première personne _ d’un pareil « refus », masculin : de paternité et descendance ;

les  situant, par ce trait précis-là du refus d’être père,

dans le sillage _ surtout, à mes yeux _ du grand Imre Kertész

_ même si « Kaddish, prière pour l’enfant qui ne naîtra pas » est peut-être de tous les livres de Kertész parus jusqu’ici en français
celui que personnellement je goûte

_ tout étant ici fort relatif : Kertész est un auteur « de génie » ! _

le moins ;

et livre qui pourtant

_ mais est-ce vraiment un paradoxe ? _

d’entre les siens

a rencontré le plus de succès en France :

impayable lectorat français !!!

(ou éditeurs parisiens germano-pratins ?) :

pas assez sensible(s) à l’authentique altérité ! pas assez curieux de cette altérité, justement !..

Peut-être parce que Kertész
sortait alors lui-même, en 1989, de sa propre lecture du très grand _ un « génie », lui aussi ! _, Thomas Bernhard ;

et que ce livre-là, « Kaddish« , en restait _ à mon goût _ un peu trop imprégné :
dois-je ajouter que j’adore _ et le mot est encore bien faible !!! _ Thomas Bernhard ?

A commencer par, en toute priorité, l’autobiographie (bernhardienne) :

quelle splendeur ! quelle rare œuvre avec si puissante force de vérité !

on comprend qu’elle ait pu « toucher »

_ jusqu’à peut-être (un peu trop) « imprégner » (= sans qu’il réussisse à s’en détacher avec assez de souveraineté) _

même un auteur lui-même aussi « génial » tel que l’immense Imre Kertész (en personne !!!) ;

ainsi que tout le dernier (sublime !) volet de l’œuvre bernhardien : « Des Arbres à abattre« , « Extinction« , etc…

et encore aussi « Maîtres anciens« , et « Le Neveu de Wittgenstein« , parmi les plus « immenses » ;

sans compter tout le « terrible » théâtre : par exemple « Minetti » ou « Le faiseur de théâtre« …

Mais passé ce moment (de légère faiblesse : un peu trop « bernhardien » probablement, au détriment du proprement « kertészien ») de « Kaddish« ,
Imre Kertész est (re-)devenu pleinement « kertészien », pour de nouvelles « métamorphoses«  _ cf déjà « Un autre_ chronique d’une métamorphose » _ ;

lire surtout
en, superbe de grandeur, contrexemple d’échec de « métamorphoses » des protagonistes du récit (ou de la pièce de théâtre)

le sublimissime « Liquidation » _ le (re-)dirai-je jamais assez ?!..

Tout Kertész, publié en traduction française aux Éditions Actes-Sud, étant peu à peu disponible en collection de poche Babel…

Si je devais en choisir une illustration picturale,

plus encore qu’un Égon Schiele _ viennois _,

je pourrais élire un Lucian Freud,

un « métamorphosé » londonien de Vienne _ encore ! _,

via père et grand-père paternel transbahutés

par quelques trains d’exil…

J’en profite pour rappeler mon impatience de voir enfin paraître en français

une traduction du kertészien  « Journal de galère » _ des si longues années « sous » la botte stalinienne de Budapest et de la Hongrie, avant octobre-novembre 1989 ;

de même que les divers « Essais » d’Imre Kertész,

qui paraissent régulièrement uns à uns en Allemagne,

et pas en France :

le lectorat allemand et les éditeurs allemands _ associés _ faisant preuve d’une immensément plus grande et intense curiosité

que le lectorat français

ou/et le petit monde éditorial (germano-pratin, surtout)…

Soit, probablement,

si je m’interroge un peu (et « creuse ») sur les responsabilités d’un tel « état de choses »,

le côté « superficiel niais » de la bienheureuse et vivante, par ailleurs, « légèreté française »

_ par exemple, la belle légèreté pétillante d’un Diderot :

lire les merveilleusement virevoltantes « Lettres à Sophie Volland« …

Les Éditions « Actes-Sud » « résidant », elles, à Arles ;

et « Verdier », à Lagrasse ;

et « Le Temps qu’il fait », à Cognac…

Sans parler de « William Blake and Co », par exemple, à Bordeaux…

Fin de l’incise sur l’impatience de lire davantage de « grands livres » de « grands auteurs »…


Donc, j’en viens au fait du refus de la paternité _ et de sa descendance _ comme un symptôme des temps qui courent, un trait révélateur de ce qui tourne, perce et advient dans l' »air du temps »…

Dans le cas du roman « Les Bains de Kiraly » de Jean Mattern,

auquel est consacrée cette première partie de ma méditation-article-ci,

comment se présente le refus d’assumer la paternité

de la part du narrateur en première personne, Gabriel

_ le mal nommé: il est aux antipodes d’annoncer

non seulement la bonne nouvelle ;

mais d’annoncer quoi que ce soit :

il se réfugie dans le silence de la fuite ;

et se volatilise carrément, jusqu’à la tentation d’« un nouveau départ« ,

d’« une autre vie« ,

par « une nouvelle porte« , vers « un autre chemin« , page 133,

« par vingt-cinq heures de jeûne, pour commencer, et pas de réveillon.

Une kippa à la place des confettis et des serpentins. Une prière

plutôt que ces résolutions mondaines prises quelques minutes avant minuit

et vite oubliées _ et peut-être un nouveau départ« , pages 132-133) ?..

C’est ce dispositif du « refus de paternité »

que nous nous proposons de dégager ici, en notre « lecture » des « Bains de Kiraly« …

Le narrateur s’est mis aussi à l’écriture

_ de ce que nous lisons :

comme si nous étions, bien plus tard, son fils…

« Cela va faire un an » qu’il a fui son chez lui pour « ce meublé sinistre dans le quartier de Golders Green _ à Londres _ qui (lui) sert de cache : je ne sais pas si c’est la honte ou la fatigue qui m’a poussé à m’y réfugier, ou la lâcheté » (écrit le narrateur, page 13). Mais Gabriel n’est en rien quitte des conséquences de ce « départ » :

« Léo occupe mon esprit, mes pensées. Ma trahison envers lui m’empêche de dormir« , écrit-il page 131.

Et aussi, immédiatement à la suite : « Seulement, Laura est la mère de mon enfant _ qui vient d’avoir sept mois. Elle détient les clés d’une autre vie dont je me suis _ si terriblement, et de son propre fait à lui, Gabriel, le père de l’enfant _ exclu. »

Les remords travaillent donc Gabriel, en cette écriture de « leur » histoire (commune)

_ « une histoire, a-t-il aussi écrit, page 19, « que je ne voulais _ d’abord _ pas me raconter à moi-même » :

« J’ignore si Léo _ je reprends le récit des remords de Gabriel, page 131 _ pourra un jour retrouver cette confiance qu’il avait en moi. Je ne sais pas non plus si Laura pourra comprendre. »

Certes ;

mais le plus douloureux de tout, en matière de responsabilité,

est à venir :

« Mais mon fils

_ lui (son père en ignore jusqu’au prénom ; depuis l’échographie au « cabinet du docteur Waugh« , il a seulement su qu’il s’agissait d’un garçon) _

doit savoir. D’une manière ou d’une autre » _ par l’écrit au moins… (page 131) :

cela vaut-il, pour autant rémission ?..

« Les bruits du cœur de notre enfant que je venais d’entendre

se confondaient avec l’écho des pelletées de terre qui tombent sur un cercueil. Voilà pourquoi j’ai lâché la main de Laura. Je n’aurai jamais la force de mon père. J’ai plié devant l’échographie de mon enfant : elle se superposait à l’image de Marianne _ sa sœur _ dans son cercueil. C’est ma seule excuse » (page 122-123).

Remontons plus en amont dans l’histoire de la rencontre _ et « séduction » _ de Laura et Gabriel :

Je lis, pages 20-21-22 : « Avant Laura (…) je ne me suis jamais laissé séduire. Mais son rire s’était emparé de moi. J’étais saisi. Enveloppé par les débordements de gaîté, par les cascades de sons désordonnés et joyeux sortant de sa bouche, hypnotisé par ses yeux, rieurs eux aussi. Était-ce parce qu’ils ne cherchaient pas à me séduire ? Sa joie semblait se suffire à elle-même, ou plutôt elle paraissait se déployer dans ce rire sans se soucier des autres. Mais comment rester en dehors ? _ s’interroge, comme pour se pardonner à lui-même de ne pas avoir su le faire, Gabriel. Comment ne pas avoir envie de se fondre, se noyer dans ce carillon _ voilà le gouffre (d’un simili de vie) qui l’attirait donc si invinciblement… Laura, ou la « sirène »… A confronter au récent « Boutès » de Pascal Quignard, aux Éditions Galilée…

Mes sens _ c’est-à-dire le sexe, ainsi « appelé », « sommé », dressé à « répondre » à quelque appel provocateur, pour lui, du moins (Laura ne cherchant pas, elle, à séduire), d’Éros _ étaient mis en éveil par la promesse _ toute « sociale » _ de ce rire timbré et sonore qui faisait vibrer tout mon corps _ « sexuellement », donc, ou « érotiquement », peut-être… Il sonnait comme une réponse à mes doutes _ d’enfant pas vraiment (jamais) regardé par ses parents. Au moment de notre rencontre _ avec cette Laura anglaise (Gabriel, lui, est un « expatrié »…) _, cette idée me traversa l’esprit : deux êtres humains pouvaient-ils réellement connaître l’entente, reposer l’un dans l’autre ? Si c’était possible ? Reposer _ étrange désir ; dure fatalité, en conséquence : qui peut être « reposant » ? Un orgasme (à répétitions) ? une tombe ?.. Quelle étrange représentation du « bonheur »…

Le cas de Gabriel tient en partie à des passages de frontières, à des exils, à des changements _ de carte (et papiers) _ d’identité ; et de langue _ de plusieurs générations européennes (depuis Sopron, après 1896).

Voici, page 21 (au chapitre premier) : « Je n’ai plus de langue maternelle, je n’en ai jamais eu. Celle qui aurait pu l’être, mes parents la chuchotaient seulement quand ils se croyaient seuls. J’entendais leur langue _ laquelle ? le magyar ? l’allemand ? le yiddish ? nul indice n’en propose une piste : à comparer avec « Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas » d’Imre Kertész, et son narrateur, « B. », en voyage chez un oncle et une tante, et écoutant parler yiddish… _ à travers la cloison de leur chambre, mais elle m’était interdite. La grammaire de leur enfance ne s’appliquait pas à la mienne. On l’a voulue _ celle de Gabriel _ ordinaire, passe-partout _ en France, en Champagne, même, plus précisément (à Bar sur Aube). Oubliant leur exil _ voilà la clé _, ils voulaient m’offrir une enfance française dans une petite ville de province ordinaire _ passe-murailles…

J’appris par cœur les mots et les phrases qui permettent de se fondre dans le décor _ voilà l’objectif parental _, j’obéis à leur désir. Je devins un élève brillant, surtout en français, un habitué des félicitations » _ au lycée…

Quant aux parents, « ils parlaient un français désuet aux formules bien rodées, figées dans l’angoisse de se trahir _ tiens donc ! _ par une faute de grammaire.«  Le résultat est que, pour l’enfant Gabriel, « cette langue ne devint jamais mienne, et la seule grammaire que je possède est faite de cette règle unique énoncée un jour par mon père : « Dieu a donné, Dieu a repris« . »

Avec pour conséquence l’intrigue et l’énigme

_ du refus de paternité , donc, du personnage du narrateur _

de ce roman, « Les Bains de Kiraly » : « J’ai quitté Laura parce que ces six mots ne me permettent pas de vivre, d’être un père pour notre enfant. Ni un mari pour elle. Six mots ne suffisent pas pour aimer, et tous mes traités de stylistique ne m’aident pas à lui parler »

_ Gabriel empruntera pour parler à Laura, et en des lettres seulement, la prose _ anglaise _ de son ami Léo, amoureux, lui _ la circonstance est propice _, d’une Clare…


Gabriel continue ainsi :  » La douleur de ne pas connaître le nom de notre enfant m’étrangle (page 22). Il mérite mieux que mes silences et mes mensonges«  _ analogues à ceux de ses parents envers lui…

Et presque aussitôt après, (cette même page 22) :  » Notre fils va avoir sept mois, et Laura lui a sans doute acheté ses premiers habits pour l’hiver. Pourtant c’est un enfant du printemps, de la lumière. Un enfant sans père aussi. »

Page 76, à propos d’un éventuel divorce _ formalisé _ d’avec Laura : « Tous les magazines féminins connaissent le sujet : un mari qui ne parle plus à sa femme, et qui se tourne vers son meilleur mari _ pour lui écrire et lui parler ; et surtout le lire. Puis disparaît au moment où elle tombe enceinte _ cela (un « rapport » sexuel, comme il se dit, en dépit de Lacan…) peut remplacer (tenir lieu de ?) la parole… J’aurais tous les torts, je sais _ envisage-t-il ainsi _, je paraîtrais un vrai monstre aux yeux de la cour. Mais j’ignore _ au présent de cette narration _ si Laura a demandé le divorce de son mari volatilisé _ dans le grand Londres. J’ignore si elle espère me revoir un jour, ne serait-ce que pour me cracher à la figure. Si elle _ elle du moins _ espère encore. » Fin du chapitre IV, page 77.

Au chapitre V, vient le récit de la « volatilisation » du mari, pour ne pas assumer la « condition » de père… « Ce Jeudi Soir (sic), (…) Laura portait déjà en elle notre enfant. Elle venait me l’annoncer, le jour même. Elle semblait si heureuse pendant ce déjeuner improvisé _ pour pareille circonstance ! _ quelque minutes seulement après son rendez-vous chez le gynécologue. Son appel pour me demander de la rejoindre une demi-heure plus tard à Kensington Court, dans un de nos restaurants préférés, ne m’avait pas surpris : nous jouissions tant de cette liberté que nous procuraient l’argent et des métiers sans contrainte d’horaires fixes qu’il arrivait fréquemment à Laura de me convoquer sur-le-champ _ est-ce là un amour ? _, comme elle aimait à le répéter, pour un déjeuner ou un verre quelque part dans Londres.

Quelques heures, quelques jours tout au plus après l’étreinte _ à partir de quel moment peut-on parler d’un fœtus, d’un embryon, d’un enfant ? D’un être humain ? Les dictionnaires médicaux pourraient sans doute me renseigner, mais peu importe. Je venais de comprendre que j’avais donné la vie _ cette chose impensable : ma semence s’était transformée en un début d’existence humaine _ lorsque j’ai commencé à écrire à Léo » (pages 79-80).

La lettre à Léo _ « Cher Léo« , par courriel… _ occupe les pages 82 à 89 de ce chapitre V.

Voici quelques extraits intéressant le refus d’assumer la paternité de Gabriel : « Je t’avoue que je ne sais plus très bien où j’en suis avec Laura

_ « figure-toi que Laura n’est même pas au courant du fait que Paul Matthieu (l’éditeur commanditaire d’une nouvelle traduction en anglais de « Docteur Faustus » de Thomas Mann) a abandonné le projet!« , vient de confier Gabriel à son ami Léo en ce courriel, quatre phrases plus haut…

En train de faire fausse route, sans doute. Je ne vois aucune issue. Comment sortir de cette spirale infernale ?

J’ai tellement tu _ par simple mutisme hérité de l’enfance en pareille constellation familiale (intimant le silence !) _

de choses à Laura

_ toujours en me disant que je lui expliquerais plus tard _ expliquer demande tant de temps (d’autant plus when « Time is Money ») _, quand elle me connaîtrait mieux _

qu’il me paraît simplement impossible de changer d’attitude _ si bien installée, incrustée, en habitus, entre eux, en habitude _ maintenant. Par où pourrais-je commencer ? » confie-t-il à l’ami Léo, en ce courriel… « Le plus idiot dans cette histoire, c’est que je n’ai jamais voulu cacher quoi que ce soit à Laura _ la rieuse, si bien installée elle-même dans la satisfaction de son seul rire (et de ce qu’il peut provoquer en son sillage, pour elle)... Gabriel, lui, n’étant ni un menteur, ni un cachotier ; seulement un mutique…

Mais cela ne change rien. L’accumulation de tous ces silences me fera passer pour un menteur auprès de la personne la mieux intentionnée _ est-ce toutefois là l’ordre de l’amour ? _ à mon égard. Quand j’y réfléchis, je me dis qu’elle ne sait rien de moi _ ni ne cherche à savoir ? à connaître ? à aimer ? qu’est-ce donc qu’aimer ?.. Nul, ici, ne semble s’y interroger… Te rends-tu compte de cela  : pas un mot sur la mort de ma sœur, rien sur oncle Joszef, ni sur mon grand-père. Je n’ai _ même _ pas pu lui parler de mon séjour en Hongrie » (page 83)… Peut-on donc seulement partager rien qu’un lit et du sperme _ Gabriel, lui, dit « semence » ?..

Aussi, Gabriel doit-il se résoudre à convenir que « le temps ne résout rien. Il creuse, il aggrave, il accentue. De telle sorte que même quand il n’y a pas de secret honteux, pas de faute cachée et inavouable, la moindre faille devient un fossé béant _ avec le temps, justement. »

Avant cette précision-ci : « Je ne vois pas pourquoi je te raconte tout ça _ pour faire avancer l’intrigue (du roman) par le coup-de-théâtre qui va s’ensuivre, quand Laura découvrira, par inadvertance, ce courriel à l’ami Léo ?.. Si, bien sûr. Depuis quelques heures, tout a changé : Laura attend un bébé. Notre enfant. Je suis ivre de bonheur, et totalement terrifié _ il s’agit donc d’une « terreur totale » !.. en cette perspective de « paternité » !

 Mais maintenant ? Un enfant. Tu te rends compte ? L’impensable. » Difficile à « réaliser » comme cela se dit improprement, mais significativement. Ou quand le réel se met à bel et bien « terroriser »…

« Attention, pas de méprise : je désire cet enfant plus que tout au monde.

Lorsque Laura me l’a annoncé tout à l’heure, au restaurant, j’ai été bouleversé de joie.

Je n’ai pas su le montrer, bien sûr _ comment interpréter cette expression : en donner des signes extérieurs intentionnels clairs ? fonctionnels ? « communicationnellement » efficaces quant au destinataire de ces signaux ?.. _,

mais j’ai toujours pensé _ en quel sens ? « envisagé » ? « espéré » ? à la façon d’une « option » « profitable », « rentable » ?.. _ qu’un enfant m’offrirait un nouveau départ.

Par le simple fait que je pourrais lui donner cette enfance insouciante que je n’ai pas eue. Une enfance idéale _ « insouciante« , « idéale » : les adjectifs du narrateur sont décidément maladroits, inadéquats, faux : quel empoté !.. Celle que l’on ne veut pas quitter, celle de Peter Pan

_ « Tous les enfants, sauf un, grandissent » est « la première phrase du roman de James Barrie, « Peter Pan« , souligne le magnifique Philippe Forest en son formidable « Tous les enfants, sauf un » (page 162), après l’avoir choisie, cette phrase, nous dit-il aussi, pour « le bandeau rouge de « L’enfant éternel » ;

lire, aussi, et peut-être d’abord, de Philippe Forest, l’unique « Toute la nuit«  ! Fin de l’incise Philippe Forest..

Et par la même occasion, effacer un peu plus la mienne

_ mais en quel sens, « effacer » ? gommer ? supprimer ?

ou bien se « métamorphoser » ? dirait Imre Kertész…

Si seulement je pouvais le mériter aussi.

Quand on existe si peu _ une confidence importante (!) du narrateur à l’ami Léo _,

quand on ne sait pas _ comment l’apprendre ? qu’est-ce donc que vivre, si ce n’est, précisément, et à toute heure, cela : apprendre à exister vraiment ?_ comment être ni mari, ni ami,

comment pourrait-on devenir père ?

Je ne sais même pas _ un point important, lui aussi _ dans quelle langue lui parler, à cet enfant _ mon enfant.

J’ai l’impression que l’on _ ah ! quelle instance de pression ! que ce « on » ! _ me demande de jouer devant une salle pleine

_ socialement, donc : « où sont les caméras ? » dit fort pertinemment Kohnliliom (en commentaire de l’article « Emerger enfin du choix d’Achille« ) _

la Sonata alla turca

alors que je n’ai pas fini mes gammes

_ il fallait être un « enfant prodige » pour être, précocement, Wolfgang Amadeus Mozart !!!

Un débutant maladroit sur la scène du Royal Albert Hall _ nous en sommes ici à la case Londres _, ou à Pleyel _ Gabriel est aussi passé par la case Paris, après la case Bar sur Aube et la case Proverville (avec la tombe de sa sœur Marianne), dès l’ouverture du roman, page 11…

Une erreur de casting

_ est-ce de cet ordre-là qu’est le vivre ; et qu’est le « vivre avec » : être ami ; être mari ; être père ???

En se comparant avec son ami Léo (avec Clare),

Gabriel (si maladroit avec Laura) se dit (page 90) :

« Léo et moi étions des frères jumeaux emmurés dans la même solitude _ du deuil d’une sœur (Marianne, Charlotte). Léo

_ « Suis de Colchester ? Et toi ? Tu n’es pas d’ici ?« , dit-il à Gabriel  le jour de leur première rencontre, à Norwich, se souvient Gabriel, page 39) ;

Léo,

« il était né à Colchester, à une centaine de kilomètres au sud de Norwich et il avait suivi des études de gestion et de français«  (page 41),

lui aussi a perdu « sa sœur aînée, d’une méningite«  (page 42) ;

« mais le simple fait qu’il parvienne à se confier à moi, dans un flot de paroles ininterrompu _ car je ne savais tout simplement pas quoi dire _, fut un miracle pour moi.

« Il n’y a rien à dire. La vie continue. J’ai deux enfants qui me restent. » Ces mots de ma mère résonnaient encore dans ma tête, et m’interdisaient de répondre à Léo, par la force de l’habitude. De si longues années de silence imposé ne se brisent pas en une seule fois, lors d’une soirée au pub« , à Norwich (page 42) _

Léo _ donc _ a trouvé les mots pour briser ce silence, pas moi.

Mais quelle différence ?

Depuis _ « cela va faire un an« , a-t-il dit tout au début de son récit, page 13 _ que je vis ici, caché, reclus

_ de tous ses proches, dans un autre quartier (Golders Green) de Londres, ratiocinant ce monologue que nous lisons, via Jean Mattern en ces « Bains de Kiraly« -là _,

je passe des heures à réfléchir à cela

_ lui, Gabriel, n’est pas « emporté », comme Francis Servain Mirković, vers Roma-Termini (ou Istanbul, ou Syracuse) par un Pendolino...

Léo a réussi à garder Clare,

ou plutôt il a réussi à exister pour elle _ formule intéressante.

Pas moi : Laura vivait avec un fantôme, faisait même l’amour avec un fantôme

_ d’où mon titre pour cet article-ci : « valse plutôt tragique d’Éros et Thanatos« .

Je crains même qu’elle n’ait fait un enfant avec un fantôme »

_ quasi une éprouvette… (toujours page 90). « Je cherche un homme« , criait Diogène avec sa lanterne allumée en plein jour…

Pages 107-108, l’intrigue romanesque prend son tournant _ faut-il dire « plutôt tragique » ?

« Alors comme ça il paraît que tu te demandes dans quelle langue tu vas parler à notre enfant ? Et tu te considères comme une erreur de casting dans le rôle de père ? »  intervient Laura.

Juste avant, cependant : « Son corps me manque, nos corps me manquent. Le mien dans le sien.

C’est là, précisément _ « le sexe », ou « Éros », du titre de l’article _, le point de rupture :

nos corps enchevêtrés qui ont engendré.

Nous avons commencé une page d’écriture _ génétique (par le jeu de l’ADN) : de « filiation » _ pour laquelle toute grammaire me fait défaut.

Cet enfant, je ne sais pas comment lui parler,

et quelle syntaxe lui enseigner

_ seraient-ce donc là, par hasard, des scrupules qui honorent ?!?!

Dans quel dictionnaire trouver les mots ? _ Gabriel est traducteur de son métier…

C’est pour cela que je suis parti _ se dit-il à lui-même. Ce nouveau chapitre _ la vie serait-elle un livre ? _ devait s’écrire sans moi.« 

Chacun _ à commencer par le fils _  jugera…

« L’entrée en matière _ de Laura (enceinte), toujours page 107 fut fracassante,

mais il est vrai que Laura aime _ dans tout ce qu’elle entreprend _ c’est une battante, bien armée d’un « fighting spirit«  _ donner le la dès la première mesure. Tâtonner, chercher, expérimenter, elle déteste. Elle envoie des signaux clairs à ses interlocuteurs ; son sourire ou sa mine de désapprobation indiquent en général dès le début de l’échange _ Laura est une communicante efficace _ la tournure que prendra la conversation.

Ici, je reconnus mes propres mots, et même si je ne pouvais pas croire à une trahison de Léo, j’étais anéanti _ d’être à un tel point « découvert », lui qui, déjà, « existait » « si peu »… _ :

je savais que Laura ne me laisserait aucune chance _ de m’expliquer un tant soit peu : quel couple !!! chercher l’erreur !!! _ dans la discussion qui allait suivre. »

Voici, alors, l’explication par Laura :

 » « J’ai ouvert ton courriel à Léo. Par mégarde, je précise. Tu ne fais jamais le ménage dans ta boîte à lettres, alors de temps en temps je m’y mets _ tiens donc ! Et quand j’ai vu ton mail intitulé « Bonne nouvelle », je me suis dit : il est tellement content, il l’a annoncé tout de suite à son  meilleur ami, c’est formidable ! Je n’avais même pas l’impression d’être indiscrète en l’ouvrant, tellement j’étais heureuse à l’idée que tu débordais toi aussi de bonheur _ une idée tellement simple ; et si universellement partagée… Quelle idiote je suis. Mais peu importe maintenant » : tel est le discours rapporté de Laura par Gabriel, qui le conserve si bien en son oreille (page 108).

« Je n’offrais aucune résistance, et _ c’est bien connu _ on se fatigue bien plus vite à taper dans du vide que sur un punching-ball. Sa tristesse, sa colère, sa douleur, son sentiment d’avoir été trahie, de ne rien y comprendre _ bien des choses se mêlent en affluant ici à vitesse supersonique _, je n’avais rien à y opposer. Dix minutes, peut-être quinze, à l’écouter ainsi en silence, puis je me levai en disant « Je crois que je vais aller nager un peu.«  Je la vis secouer la tête, très lentement, l’incrédulité se lisait sur son visage (…) : elle était désemparée. »…

Au retour de la piscine, « elle avait fait ses valises » (page 109). Fin du chapitre VI.

Page 123, ceci : « Je ne peux effacer le mal que j’ai fait _ seulement au passé ?!?  J’ai disparu sans laisser de trace » _ et à l’égard de quiconque en Angleterre, Léo compris…

Avec ce commentaire du narrateur : « Certains beaux esprits prétendent que la disparition est la forme la plus radicale de notre liberté. Ils ne savent pas de quoi ils parlent. Je suis prisonnier de mon absence.

Et Laura ne connaît même pas l’adresse de ma prison » _ et ce n’est pas seulement le « meublé » de Golders Green !..

Et encore, page 129, cela : « J’ai séduit Laura avec les mots d’un autre _ ceux de Léo à Clare.

Je l’ai aimée dans une langue qui n’est pas la mienne _ en a-t-il, seulement, une à lui, lui le traducteur de profession ? _,

et je ne sais pas comment parler à mon enfant. »

D’où le choix de ne jamais connaître cet enfant : passez muscade !.. Et le tour serait joué, a-t-il pensé alors, « sur le champ« , en quelque sorte…

Comment va donc s’en sortir notre héros ?

La religion lui sera-t-elle,

par exemple en quelque synagogue, telle que celle de la londonienne Beth Hamedrash (du quartier de Golders Green),

de quelque secours ?..


A la dernière page (page 133), on peut lire : « La rue dans laquelle se trouve la synagogue de Golders Green porte ce nom étrange, The Exchange. L’échange.«  Le narrateur apporte alors ce commentaire : « M’est-il encore permis d’échanger une autre vie contre la mienne ? Ouvrir une nouvelle porte, et trouver un autre chemin ? Un pas devant l’autre. »

Pareil degré d’égocentrisme effare : serait-ce l’air du temps de 2008 ?

Ainsi que l’air de Londres et du « monde des affaires » de la City ? Brrr…


Et enfin, quant à la question de la filiation

(et de ce refus d’assumer la paternité, bien réelle, elle),

ceci encore, page 132 :

« Je ne possède aucune photo non plus de mon fils.

Son visage porte-t-il la moindre ressemblance avec ses ancêtres _ de Sopron, en Hongrie (au pays du château de parade des Esterházy) _ dont je viens d’apprendre _ confirmation officielle de _ l’existence

_ voici la référence : « mon enfant compte bien parmi ses ancêtres une certaine Alma Rosalia Roth, née Biro, ainsi que Michaël Baruch Roth, convertis au christianisme en 1896. (…) Ce jeune couple était-il opportuniste, assoiffé de reconnaissance sociale, ou réellement touché par la grâce d’une nouvelle foi ? Aucune photo ne me permet de scruter l’expression de leurs visages _ c’est assurément très frustrant ! _

ni de chercher une étincelle de vérité au fond de leurs yeux _ l’expression est magnifique !

Aucune lettre _ non plus _ ne me permet de comprendre _ c’est-à-dire rétablir le fil de l’histoire tue, cachée, tronquée. En tout cas, le petit Karel, mon grand-père _ maternel _ a bien été juif pendant quelques semaines _ on appréciera toute l’ambiguïté des interprétations possibles de la formule… (…) Moi, je ne sais quoi faire de ces ombres du passé » _ cf mes articles « Ombres dans le paysage » et « Lacunes dans l’histoire » _, vient juste de se dire le narrateur toujours « bloqué » (un peu plus haut, en cette même page 132).

Je reprends et termine ma lecture (sélective) :  « Je ne possède aucune photo non plus de mon fils. Son visage porte-t-il la moindre ressemblance avec ses ancêtres dont je viens d’apprendre l’existence ? Mais surtout : saura-t-il mieux comprendre que moi ? »

Et assumer, lui,

en aval, comme en amont,

sa filiation ?

Voilà pour le refus d’assumer sa paternité pour le narrateur des « Bains de Kiraly« …

Page 13, le narrateur, Gabriel, avait cependant déjà annoncé :

« Abandonner Laura

et laisser Léo sans nouvelles

me parut la seule solution pour sortir de l’impasse

_ de la difficulté de prévoir quelle langue et quelle grammaire le père (qu’il devenait)

pourrait utiliser en ses rapports avec son fils (à naître…).

Ce fut une erreur.

Je suis plus que jamais _ au présent de la narration de ce récit _ pris à mon propre piège _ de cette particulièrement malencontreuse tentative de « sortie «  » :

Gabriel, en fils de ses parents, reproduisant ce que ses parents ont fait pour le sortir, lui, de leur « Histoire »…

Ou la question qui demeure : comment faire _ et dignement _ front à ce tragique meurtrier du déni de vivre que quelqu’uns emploient à l’égard de quelques autres ?… Et comment nouer des liens plus et mieux aimants, qui ne soient pas des « prisons«  _ ou des « abattoirs » ?..

Voilà.

Ce nouvel aperçu sur le roman de Jean Mattern confirme

(et rectifie aussi un peu, à la marge)

ma première appréciation (en mon article « patience et battons les cartes _ l’excellent blog de Pierre Assouline » _) :

un très beau et fort « sujet »

_ l’implacable « prison«  (le mot se trouve, entre autres pages, page 123) de certains silences

(parentaux,

en pyramides générationnels : parents, grands-parents… ;

mais aussi personnels : ne pas vouloir savoir…

ne rien chercher à échanger avec ses proches…) _,

auquel il aurait fallu un vrai style (d’écriture : romanesque, ou autre…),

un souffle beaucoup plus généreux ;

à moins que ce ne soit, aussi,

une affaire de lecteur ?..

et de désir _ et d’horizon d’attente _ de lecture,

face à la vérité sur le réel

chaloupé

de « la valse plutôt tragique d’Eros et Thanatos« …

La « confession » du narrateur demeure _ encore, à ma re-lecture _ sans assez de souffle ;

et les personnages

_ Gabriel, Laura, chacun des autres (tous appréhendés, il est vrai, à travers le discours de ce malheureux Gabriel) _ souffrent assez cruellement d’un (important, voire énorme) manque d’épaisseur,

à la façon des personnages de « cadres »-pantins (ou porte-manteaux) des « Choses » de Georges Perec, en 1965…

Il est vrai qu’ici, en ce récit-ci, à Londres aujourd’hui, nous sommes plongés en un milieu de « bobos » plutôt friqués (et assez peu sensibles à l’altérité et aux autres

_ et c’est encore un euphémisme !.. le réel dépassant, comme toujours, la fiction…),

comme il en pleut, de ces bobos-là, à la douzaine à Londres par ces temps-ci…

Voilà pour le Mattern…

Venons-en au Énard…

A suivre…

Titus Curiosus, ce 28 septembre

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