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En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009 (II)

06juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous a quitté hier, jeudi 5 juillet,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le second volet : 

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ quelques « rencontres » de vérité II

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le jeudi 13 août 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Philo, Rencontres, Villes et paysages

Deux semaines de « re-lecture » la plus attentive possible (et crayon à la main !) du « Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann,

afin de présenter mon analyse la plus précise possible de ce que l’auteur a pu qualifier

_ « tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« , ce sont les tous derniers mots du livre, à la page 546 _

de « l’incarnation«  ;

caractérisée, cette « incarnation« , par l’ »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :

ce peut être le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu

tels

la Patagonie elle-même tout entière, si j’ose dire

_ « j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas, la Patagonie ne s’incarnait pas en moi

_ tous les mots comptent ! et ce, en dépit des centaines de kilomètres parcourus ; c’était en 1995, « remontant seul, à partir de Río Gallegos, aux confins de la Terre de feu, et au volant d’une voiture de location, la plaine immense de la Patagonie argentine vers la frontière du Chili et le fabuleux glacier du Perito Moreno«  ; « je me répétais, joyeux

comme dans ce premier train vers Milan _ c’était alors, l’été 1946, « Je suis en Italie ! Je suis en Italie!«  ; Claude Lanzman avait exactement vingt ans ; il l’explicite, page 191 : « C’était (« nous étions cinq khâgneux« ) notre premier voyage à l’étranger ; je me trouvais dans une grande exaltation, la rencontre des noms et des lieux (…) attestait _ comme enfin ! _ la vérité du monde, scellait _ d’un garant, enfin, d’authenticité _ l’identité des mots et du réel, dévoilait le vrai _ demeuré caché sinon ; et insu… _ de la plus poignante façon« , pages 191-192 : enfin, à certaines (dirimantes, mais non convocables !) conditions !.. _

« Je suis en Patagonie, je suis en Patagonie ». Mais ce n’était pas vrai,

j’avais beau avoir aperçu quelques troupeaux de blancs lamas,

la Patagonie ne s’incarnait pas _ pas encore ! sinon peut-être même jamais !.. _ en moi. 

Elle

_ la Patagonie, donc, en 1995 ;

de même que Milan, auparavant, en 1946 :

ç’avait été, « pour que Milan et moi devenions vrais ensemble« , l’été 1946, en « me répétant le début de « La Chartreuse«  : « Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au monde qu’après tant de siècles César et Alexandre avaient un successeur »« , page 192…  _

Elle _ la Patagonie, donc ! _ s’incarna tout à coup, au crépuscule, sur le dernier tronçon de route non asphalté après le village d’El Calafate« , et « dans le balayement de mes phares _ toujours selon certaines conditions très particulières (et éminemment personnelles, aussi !) de « focalisation » ; le point me paraît à relever _ quand un lièvre haut sur pattes bondit comme une flêche et traversa la route devant moi.

Je venais de voir _ furtivement : l’animal, libre, ne se laisse pas approcher, capturer !.. (et difficilement tuer : cf le sublime conte, « La liebre dorada« , de ma cousine Silvina Ocampo…) _ un lièvre patagon, animal magique _ par son intelligence et sa vélocité rares ! _ ; 

et la Patagonie tout entière me transperçait soudain le cœur _ c’est une « fulguration«  ; non provoquée ; encore faut-il apprendre à savoir la « recevoir«  _ de la certitude de notre commune présence«  _ ainsi « rassemblée«  en une commune « vérité«  de « réalité » advenue et « expérimentée » par une « vraie personne«  ; elle, « la Patagonie« , n’était pas qu’un « pur décor«  ; et j’étais moi-même, ainsi et alors, un tout petit peu plus qu’un touriste de passage ; ou un « zombie«  ; page 192 _,

la Serbie, ou du moins quelque chose qui avait aussi « trait » à elle

_ en une forêt « épaisse et sombre«  qui demeurera probablement à jamais sans nom pour nous : « c’est la nuit, une mauvaise route étroite, au cœur d’une épaisse et sombre forêt que nous traversons sur des kilomètres, raccourci découvert par l’œil exercé du Castor alors que nous nous dirigeons vers le nord de la Yougoslavie _ les vacances d’été 1953. Je conduis. Dans le faisceau des phares _ à nouveau ! je le relève… _ de grands lièvres bondissent des deux rives de la route. ils me semblent pulluler ; je ne veux pas les heurter, je roule lentement, je slalome dangereusement pour les épargner«  ; car « ce sont des animaux _ éminemment _ nobles« , page 256 :

ce fut, probablement, la première « rencontre » avec des lièvres, pour Claude Lanzmann ; qui « n’en tue que trois ; et c’est un exploit. Je stoppe la voiture ; le Castor et moi partons dans le noir à la recherche des victimes _ qui ne sont pas laissées sur la route_, nous les trouvons chaque fois ; l’Aronde est ensanglantée ; et dans les rares  villages que nous rencontrons, nous les offrons au premier venu. »

Et d’ajouter, page 256 donc, encore :

« J’aime les lièvres ; je les respecte ; ce sont des animaux nobles ; et j’ai appris par cœur _ Claude Lanzmann l’a récité lors de la présentation de son livre dans les salons Albert Mollat, le 9 juin dernier _ le long conte pour enfants de Silvina Ocampo, la poétesse argentine, intitulé « La Liebre dorada« , « Le Lièvre doré« , qui vient en exergue de ce livre« , page 11 _,


la Pologne

_ en quelques lieux où se sont produits quelques « exterminations«  :

« Il y a, dans « Shoah« , deux plans rapides mais centraux _ ici encore, je relève ce terme (de « focalisation« ) : j’y reviendrai… _ pour moi ; on ne perçoit _ opération décisive, mais qui comporte aussi, en amont, bien des conditions, dont d’attention ! et de mémoire ; et de culture, surtout ! _ ce que la caméra montre _ eh oui ! _ qu’après un temps infinitésimal de latence : un lièvre au pelage couleur de terre est arrêté par un rang de barbelés du camp d’extermination _ chaque mot, ou précision, ou « détail«  (le diable, paraît-il, s’y cache ; mais pas seulement lui !.. ; il faut toujours chercher un minimum ; sinon rien n’apparaît ; tout demeure invisible !..) compte !.. _ de Birkenau ; une voix off parle sur cette première image, celle de Rudolf Vrba, un des héros du film ; héros sans pareil puisqu’il réussit à s’évader de ce lieu maudit, gorgé de cendres _ même si parlent désormais pour toujours, en plus des voix des « revenants » du film« Shoah » de Claude Lanzmann, tel, ici, Rudolf Vrba, ces « Voix sous la cendre« , dont celles de Salmen Lewental et Salmen Gradowski, du recueil qu’a dirigé Georges Bensoussan… Mais le lièvre est intelligent ; et tandis que Vrba parle, on le voit affaisser son échine, ployer ses hautes pattes et se glisser sous les barbelés. Lui aussi s’évade. A Auschwitz-Birkenau, on ne tue plus, même les animaux ; toute chasse est interdite. Nul ne tient compte des lièvres. La seule chose sûre est qu’ils sont très nombreux ; et il me plaît de penser que beaucoup des miens

_ qu’on avait voulu, aussi, priver,

en plus de leur propre et « unique«  vie d’individu _ et de personne ! cf les mots de Salmen Lewental, « Il n’y a que la vie« , rapportés page 43 ; cf aussi l’admirable « journal de la géhenne«  transmis pour toujours in l’irremplaçable « Des Voix sous la cendre« , donc _ ;

qu’on avait voulu, aussi, priver, donc,

de leur descendance :

afin que les fils (qui auraient « survécu«  à un « génocide«  qui n’aurait pas été assez systématique) n’aient pas le malencontreux désir de se venger (de la prétendue « race aryenne pure« …) du meurtre de leurs parents, un peu plus tard, devenus à leur tour adultes…

cf, sur ce « point de détail«  (pragmatique et technique), pour exemple, les éloquents discours du Reischsführer-SS Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943 !.. _

et il me plaît de penser que beaucoup des miens

ont choisi, comme je le ferais _ en pareille situation d’opportunité : cf le récit d’Er le Pamphylien, au final (livre X) de « La République » de Platon… ; le conditionnel est, lui aussi, « intéressant » de la part de Claude Lanzmann : au même titre que son usage magnifique (et nécessaire !) des passés simples ; et des imparfaits du subjonctif ! il manifeste la puissance de l’amour de la vie ! _

de se réincarner en eux« , les lièvres ! pages 256-257…

ce peut être, donc, le « nous » de la « rencontre » : avec un lieu,

en telle ou telle de ses « occurrences« , forcément : toujours particulière ! et parfois « vraiment« , mais c’est, cette fois, beaucoup plus rare, « singulière«  !

tout comme le « nous » de la « rencontre » avec une personne, singulière ;

ou même avec un animal,

lui aussi « singulier » ;

tel tel ou tel lièvre ; mais pas, non plus, n’importe lequel… : ceux des populations de « grands lièvres » qui bondissaient « des deux rives de la route » et qui semblaient « pulluler » dans quelque « forêt épaisse et sombre«  de « Serbie » _ ou Bosnie, ou Croatie, ou Slovénie _ ; le lièvre « intelligent » « au pelage couleur de terre » filmé à Auschwitz-Birkenau ; ou le lièvre « haut sur pattes » croisé, et éclairé par les phares de la voiture, sur la piste non asphaltée menant à El Calafate… ;

voire même le « nous » de la « rencontre » avec des pierres,

forcément quelque peu « singulières« , elles aussi :

telles celles de Treblinka ; cf page 504 :

« Au camp même, j’ai filmé pendant des jours, sans pouvoir m’arrêter et selon tous les angles, les stèles et les rocs, cherchant des perspectives (…). Chapuis, avant lui Lubtchansky ou Glasberg _ les cameramen de Claude Lanzmann pour « Shoah«  _ me disaient toujours : « Mais pourquoi continuer à filmer ces pierres ? Tu en as dix fois trop. » Je n’en ai jamais eu trop ; je ne les ai pas filmées assez ; et j’ai _ même _ dû, pour le faire, retourner à Treblinka. Je les ai filmées parce qu’il n’y avait rien d’autre à filmer _ pas « âme qui vive«  : pas même un lièvre, ici… _ ; parce que je ne pouvais _ surtout _ pas inventer _ toute fiction, de même que tout commentaire (surplombant) , étant proscrit ! _ ; parce que j’en aurais besoin _ pour l’image de ce qui allait être évoqué : l’annihilation de 600 00 personnes _ quand Bomba, quand Glazar ou les paysans, ou même Suchomel, parleraient. Ma sécheresse de cœur des première heures du premier jour

avait cédé devant le travail de la vérité«  _ une expression fondamentale, que je reviendrai analyser et commenter !

La « sécheresse de cœur«  première, quant à elle, est superbement détaillée aux pages 490-491 :

« Il faisait froid, il y avait encore de la neige _ c’était en février 1978 _ plus sale que blanche, et pas un seul humain parmi les pierres levées et les stèles commémoratives qui portent les noms des shtetls ou des communautés anéanties, ou encore, burinés sur des rocs plus imposants, d’allure préhistorique, ceux des pays ravagés par l’ouragan de l’extermination. Nous nous promenâmes, Marina _ Ochab, la première traductrice _ et moi, entre ces symboliques sépultures ; je n’éprouvais rien _ voilà ! _ et guettais, l’esprit et l’âme _ désespérément alors ! faute d’assez d’« incarnation«  ! _ en alerte _ mais Claude Lanzmann ne l’avait pas encore, à cet instant, « découvert«  et « appris« , comme cela allait bientôt advenir… : il y faut, en effet, davantage : la chair ! _, une réaction _ tant soit peu signifiante , enfin parlante au cœur !... _ à ces vestiges _ encore froids et muets _ de désastre, qui, voulais-je croire, ne pourrait manquer d’advenir. Ce que je voyais demeurait _ pour l’heure _ complètement étranger _ sans communication, sans lien aucun _ à ce que j’avais appris, non seulement par les livres, mais surtout par les témoignages de Suchomel, quand j’avais _ déjà, c’était « à la fin mars 1976« , page 471 _ tourné avec lui, et d’Abraham Bomba, pendant les quarante-huit heures passées en sa compagnie dans les montagnes de l’État de New-York

_ vers 1976 ; cf pages 447-448 :

une fois « arraché à sa terrible épouse » qui « ne lui laissait pas placer un mot » et « devançait toutes ses réponses« , « rendant la conversation impossible » en sa présence ; et une fois gagnée, le week-end suivant, la « cabane de vacances » qu’il possédait « dans les montagnes de l’Etat de New-York« ,

« Bomba était un orateur magnifique ;

et je crois qu’il me parla, pendant ces quarante-huit heures, comme s’il n’avait jamais parlé devant personne, comme s’il le faisait pour la première fois. Jamais quelqu’un d’autre ne l’avait écouté en lui témoignant une aussi fraternelle et sourcilleuse _ ensemble ! _ attention, qui le contraignait, par tous les détails avec lesquels je lui demandais de fouiller sa mémoire, à se réimmerger _ voilà ! _ dans les indescriptibles moments qu’il avait passés à l’intérieur de la chambre à gaz. (…) Obtenir semblable reviviscence requérait que je pusse leur apporter à tout moment mon aide, aide ne signifiant pas ici je ne sais quel secours compassionnel, mais d’abord la possession de la connaissance nécessaire pour oser interroger ou interrompre ou remettre dans le droit-fil, pour poser les bonnes questions à la bonne heure » _ soit tout un art de l’écoute réciproque, aussi !..

Désemparé _ je reprends le fil des émotions (et du désarroi) de Claude Lanzmann à ses premiers moments à Treblinka en février 1978, page 490 _, imputant mon absence d’émotion à ma sécheresse de cœur,

je regagnais la voiture après deux heures environ ; et me mis à rouler très doucement, au hasard, tentant de me maintenir au plus près des limites du camp (…) Mais la route me conduisit à des villages voisins, dont les noms, depuis ce premier jour, sont restés inscrits dans ma mémoire : Prostyn, Poniatowo, Wolka-Okraglik« , pages 490-491… « Des enfants, des adolescents, des hommes et des femmes de tous âges habitaient là » ; et « je ne pouvais m’empêcher de me dire : « Mais de juillet 1942 à août 1943, pendant toute la durée du camp de Treblinka, alors que 600 000 Juifs y étaient assassinés, ces villages existaient !«  (…) Je me disais aussi qu’un homme de soixante ans en 1978 en avait vingt-quatre en 1942«  « Il y avait là pour moi une découverte bouleversante, comme un scandale logique : je l’ai dit, la terreur et l’horreur que la Shoah m’inspiraient m’avaient fait rejeter l’événement hors de la durée humaine, en un autre temps que le mien ; et je prenais tout à coup conscience que ces paysans de la Pologne profonde en avaient été au plus proche les contemporains.

A Prostyn, à Poniatowo, à Wolka-Okraglik, je n’adressai la parole à personne, reculant _ encore un peu _ le moment de comprendre.

Je repris la route, continuant à conduire très lentement _ en réfléchissant, aussi _ ;

et soudain j’aperçus une pancarte avec des lettres noires sur fond jaune qui indiquaient, comme si de rien n’était, le nom du village dans lequel nous entrions : « TREBLINKA« .

Autant j’étais resté insensible devant la douce pente enneigée du camp, ses stèles, son blockhaus central qui prétendait marquer l’emplacement des chambres à gaz,

autant ce simple panneau d’ordinaire signalisation routière

me mit en émoi.


Treblinka existait ! Un village nommé Treblinka existait. Osait exister. Cela me semblait _ en mon propre parcours m’ayant amené jusque là… _ impossible, cela ne se pouvait. J’avais beau avoir voulu tout savoir, tout apprendre de ce qui s’était passé _ à un moment de l’Histoire _ ici, n’avoir jamais douté de l’existence de Treblinka,

la malédiction pour moi attachée à ce nom portait en même temps sur lui un interdit absolu _ voilà ! _, d’ordre quasi ontologique ; et je m’apercevais que je l’avais relégué sur le versant du mythe ou de la légende _ l’analyse rétrospective est magnifique. De combien de tels « dénis«  (de « réel«  et de « vérité« ) sommes-nous en partie responsables ? en partie innocents ? faute d’assez y réfléchir ; et faute de nous confronter assez à la « chair«  grenue des choses ; en nous rendant, et tous sens assez ouverts, c’est-à-dire « vraiment« , sur les lieux ; pas « en touristes » parmi rien que du « décor » et seulement des « fantasmes« 

L’analyse rétrospective de ces moments de « découverte » se poursuit, pages 491-492 :

« la confrontation entre la persévérance dans l’être de ce village maudit, têtue comme les millénaires,

entre sa plate réalité aujourd’hui

et sa signification effrayante dans la mémoire des hommes,

ne pouvait être qu’explosive.

L’explosion se produisit quelques instants plus tard

lorsque, toujours au volant de ma voiture, je tombai, sans m’y attendre, sur un très long convoi immobile de wagon de marchandises accrochés les uns aux autres au bord d’un quai de terre battue sur lequel je m’engageai avant de stopper net.

J’étais à la gare. A la gare de Treblinka.

Je descendis, commençai à marcher, traversai les voies« … (…)

« Treblinka n’est pas à l’abri du traffic«  _ ferroviaire en activité dans la Pologne de 1978.

Ainsi je ne voulais pas aller en Pologne. J’y débarquai plein d’arrogance, sûr que je consentais à ce voyage pour vérifier que je pouvais m’en passer

et de revenir rapidement à mes anciens tricots.

En vérité, j’étais arrivé là-bas chargé à bloc, bondé du savoir accumulé au cours des quatre années _ de 1974 à 1977 _ de lectures, d’enquêtes, de tournage même(Suchomel _ à la « fin mars 1976«  _) qui avaient précédé ;

j’étais une bombe,

mais une bombe inoffensive : le détonateur manquait.

Treblinka fut la mise à feu ;

j’explosai cet après-midi-là avec une violence insoupçonnable et dévastatrice.

Comment le dire autrement ?

Treblinka devint vrai ;

le passage du mythe au réel s’opéra _ et irréversiblement _ en un fulgurant éclair ;

la rencontre d’un nom _ su, connu (en « idées« …) _ et d’un lieu _ à ressentir, lui, en son étrangeté d’altérité ; et ce que seul celui-ci pouvait donner à « vraiment » ainsi éprouver et comprendre… _

fit _ d’une certaine façon _ de mon savoir table rase,

me contraignant à tout reprendre à zéro,

à envisager d’une façon radicalement autre ce qui m’avait occupé jusque là,

à bousculer ce qui m’était apparu le plus certain ;

et par-dessus tout à assigner à la Pologne, centre géographique de l’extermination _ du moins celle à échelle industrielle _ la place qui lui revenait : primordiale.

Treblinka devint si vrai

qu’il ne souffrit plus d’attendre _ cette année 1978 _ ;

une urgence extrême, sous laquelle je ne cesserais désormais de vivre, s’empara de moi :

il fallait tourner,

tourner au plus tôt ;

j’en reçus, ce jour-là, le mandat«  _ impératif : d’auteur et de témoin ; ou de témoin et d’auteur ; comme on voudra ; pages 490 à 493…

« Le voyage en Pologne m’apparaissait au premier chef _ poursuit Claude Lanzmann son récit de sa « découverte » de Treblinka, en février 1978 _ comme un voyage dans le temps » :

« le XIXème siècle existait là-bas, on pouvait le toucher.

Permanence et défiguration des lieux

se jouxtaient, se combattaient, s’engrossaient l’une l’autre,

ciselant la présence de ce qui subsistait d’hier

d’une façon peut-être encore plus aiguë et déchirante« , dit-il, et pour qui les fait « jouer«  (et « vibrer« ) au sein même de ce qu’il perçoit et se représente, page 494.

« L’urgence soudain me pressait incroyablement.

Comme si je voulais rattraper toutes ces années perdues, ces années sans Pologne,

je questionnai, insensible à la nuit qui tombai, à la faim dont nous ne pouvions pas ne pas souffrir (…) ; mais j’étais dans un état second, halluciné, subjugué par la vérité qui se révélait à moi _ en ce questionnement hyper-intensif.

Je quittai Borowi _ le premier paysan interrogé à Treblinka _, parlai dans la boue et l’obscurité à des gens dont je distinguais à peine les visages, me rendant compte qu’eux aussi paraissaient contents de trouver un étranger curieux qui les interrogeait sur un passé dont ils se souvenaient avec une précision extrême, mais qu’ils évoquaient en même temps sur un ton de légende, que je comprenais ô combien, un passé à la fois très lointain et très proche, un passé-présent gravé _ et pour cause ! _ à jamais en eux« , pages 494-495.

(…)

« J’appris qu’un chauffeur de locomotive, qui avait conduit les trains de la mort durant toute la durée de l’existence du camp, habitait le bourg de Malkinia, à environ dix kilomètres de Treblinka. Je décidai de m’y rendre sur-le-champ, insoucieux de l’heure tardive et du respect humain ; je ne pouvais attendre. »

« A onze heures du soir, Malkinia dormait ; j’eus le plus grand mal à trouver l’adresse de la petite ferme d’Henrik Gawkowski ; et quand je frappai, minuit sonnait au carillon de l’église vaste comme une cathédrale.

(…) Une petite bonne femme au bon visage rond, la chevelure serrée dans un fichu, alluma, nous fit assoir et monta réveiller son mari, qui descendit en se frottant les yeux. Je l’aimai tout de suite ; j’aimai ses yeux bleus d’enfant encore ensommeillés, son air d’innocence et de loyauté, les nervures de souffrance qui creusaient son front, sa gentillesse manifeste.

J’eus beau m’excuser pour cette arrivée nocturne, l’urgence dont elle témoignait l’étonna si peu qu’il semblait la partager. Il n’était ni oublieux ni guéri du passé atroce dont il avait été l’acteur ; et trouvait juste de répondre à tout moment aux sommations qu’on pouvait lui adresser.

Mais en vérité j’étais le premier homme à l’interroger ; je survenais nuitamment comme un fantôme ; personne avant moi _ ce mois de février 1978 _ ne s’était soucié de ce qu’il avait à dire _ pages 495-496.

(…)

Il alla quérir une bouteille de cette merveilleuse vodka des paysans polonais, tord-boyaux sauveur et sacré ; et j’osai lui dire, après le premier cul sec, que nous mourrions de faim.

Elle et lui se mirent en quatre _ la générosité de l’hospitalité ne ment pas ! A comparer avec la vénalité de l’invitation du maire de Chelmno, pages 507-508 ! _, vidèrent leur garde-manger grillagé semblable à celui de ma grand-mère Anna _ à Groutel : cf page 105; Anna Ratut-Lanzmann était née à Riga… _ ; et ce fut une débauche de victuailles,de cochonnaille, de pain ,de beurre et de vodka ouvreuse d’esprit et de mémoire.

Je sus, écoutant Henrik, que les enquêtes exploratoires étaient maintenant terminées ; qu’il fallait passer à l’acte : tourner au plus tôt. (…) Non seulement tourner, mais arrêter d’abord cette déferlante de paroles capitales que je libérais par mes questions ; ces souvenirs, précieux comme de l’or et du sang, que je ravivais.

Nous parlions de la façon dont s’opérait, sur la rampe, le déchargement, à la course, à la matraque et dans les hurlements, de ceux et celles qui, une heure ou deux plus tard, auraient cessé de vivre ;

et je lui demandais : « Quand vous tirez les wagons jusqu’au bout de la rampe… » Il m’interrompit net : « Non, non, ce n’est pas ça ; je ne les tirais pas, je les poussais », esquissant de son poing fermé un geste de poussée.

Je fus, par ce détail, terrassé _ rien moins ! _ de vérité ;

je veux dire que cette confirmation triviale m’en disait plus,

m’aidait davantage à imaginer _ réalistement ! par les gestes ! la praxis ! pas fantasmatiquement _ et à comprendre

que toutes les pompes d’une réflexion _ théorétique _ sur le Mal, condamnée à ne réfléchir qu’elle-même _ sans gripper si peu que ce soit sur la « vie de chair » des personnes « en action« 


Il me fut clair que je devais absolument cesser d’interroger Gawkowski :

contrairement aux protagonistes juifs, sur lesquels je voulais, avant le tournage, en savoir le plus possible,

il fallait ici ne rien déflorer _ avant le tournage.

Oui, j’étais le premier homme à revenir _ d’ailleurs que de leur quotidien _ sur le lieu du crime ;

et eux, qui n’avaient jamais parlé, souhaitaient, j’en prenais conscience, torrentiellement le faire.

Maintenir cette virginité, cette spontanéité, était un impératif catégorique _ de l’œuvre à faire naître _ ; cette Pologne était un trésor à ne pas dilapider.

Je savais, après une seule journée et une folle nuit, qu’au cours de ce voyage il me faudrait voir les lieux, les arpenter, comme j’allais le faire à Chelmno ; mais parler et questionner le moins possible ; rester à la surface, effleurer le pays de l’extermination _industrielle _

mais, pour oser aller en profondeur,

attendre le tournage proprement dit ;

donc y procéder au plus vite »  _ telle est la « leçon rapide » du premier contact avec le sol et le paysage polonais, pages 495 à 497 : le chapitre XX a débuté page 489…

Caractérisée, cette « incarnation« , par l’ »expérience« , éprouvée dans toutes les fibres de son corps (et pas si fréquente que cela !), d’un « nous » :


cet « être vrais ensemble« 

de l’ »incarnation« 

tel (et telle) que l’entend ici, tout au long de son « Lièvre de Patagonie« , Claude Lanzmann,

ce peut être le « nous » de la « rencontre » de « soi » avec un lieu,

de la « rencontre » de « soi » avec une personne,

de la « rencontre » de « soi » avec des pierres,

ou de la « rencontre » de « soi » avec un animal,

rencontré(es), le lieu, la personne, les pierres, l’animal, « vraiment » par « soi-même » ;

et pas seulement « croisé(e)« , comme un simple « décor » de tout autres « opérations« ;

il faut aussi et encore que le « soi« , lui-même, soit, lui aussi, « vraiment » là ;

« vraiment » « présent« , 

par l’effet de ce que Claude Lanzmann ose nommer, page 82, une « présentification »

_ même si c’est, alors, en cette occurrence, à propos d’une autre « opération » qu’impliquant la « vérité » du « soi » dans la « rencontre«  avec une altérité rayonnante de puissance :

au printemps 1942, le « rappel » à ses enfants Lanzmann de leur mère (se cachant à Paris), Paulette Grobermann, par la médiation tellement improbable et merveilleuse de son nouveau compagnon, le poète surréaliste juif serbe Monny de Boully, ayant osé franchir la ligne de démarcation pour cet exploit de les rejoindre et leur parler, avec amour, d’elle chez leur père, à Brioude… :

« Et soudain, en pleine guerre, au cœur des pires dangers, cette mère des hontes et des craintes _ qu’elle avait pu être, pour lui, par le passé _ se présentifiait à moi tout autre _ radieusement ! _, par l’amour que lui vouait un extraordinaire magicien » !

Avec ce commentaire magnifique, toujours page 82 :

« Quelque chose d’incroyablement fraternel, dû peut-être aussi aux circonstances, se noua entre nous trois _ Monny, Claude et son père Armand : « mon frère Jacques travaillait depuis peu comme valet de ferme chez des paysans«  ; c’était aussi que,« contrairement à moi, mon père et Monny partageaient le même savoir : l’un aimait Paulette, l’autre l’avait aimée ; il l’aimait peut-être encore ; il ne cessa jamais tout à fait de l’aimer« , toujours page 82… _

Et la réalisation de cette « incarnation » d’un « être vrais ensemble« 

n’est pas l’occurrence la plus fréquente,

nous allons ici-même le constater ;

ainsi qu’y méditer un peu…

Titus Curiosus, ce 13 août 2009



Ce vendredi 6 juillet 2009, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

En hommage à Claude Lanzmann (1925 – 2018) et son « Lièvre de Patagonie », en 2009

06juil

En hommage à Claude Lanzmann

(Bois-Colombes, 27-11-1925 – Paris, 5-7-2018),

qui nous quitte ce jour,

et à son superbe Lièvre de Patagonie (en 2009)

ainsi qu’à son œuvre cinématographique (dont le magistral Shoah ),

re-voici

en sept épisodes (des 29 juillet, 13, 17, 21 et 29 août, et 3 et 7 septembre 2009)

la lecture que j’avais faite, de ce 29 juillet à ce 7 septembre 2009,

de son Lièvre de Patagonie ;

et pour ce jour le premier volet : 

La joie sauvage de l’incarnation : l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ présentation I

L’abord de l’homme était plutôt rugueux.

Mais l’œuvre est magistrale !

— Ecrit le mercredi 29 juillet 2009 dans la rubriqueCinéma, Histoire, Littératures, Rencontres”.

Avant d’en venir à justifier le titre de cet article-ci, « La Joie sauvage de l’incarnation : « l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann« ,

d’après la formule de l’ante-pénultième phrase du livre, à propos du choix du lièvre, et plus précisément même du « lièvre de Patagonie » _ « Pourquoi ai-je soudainement décidé de donner à mon livre ce titre insolite, « Le Lièvre de Patagonie«  ?« , à la page 545  _ pour emblème de ce livre de « Mémoires » d’une vie de quatre-vingt-trois années passées

_ la première moitié de la réponse (la seconde concernant l’œuvre de ma propre cousine, Silvina Ocampo _ = l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy _, auteur d’un sublime récit, « La liebre dorada« … dont un extrait, le tout début, de 27 lignes constitue, page 11, en exergue _ cf l’explication : magnifique ! page 256 _ l’incipit superbe du livre !) se trouve immédiatement donnée alors, page 546 : « les lièvres, j’y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d’extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l’homme _ et présents (pour l’éternité !) dans « deux plans rapides mais centraux pour moi« , dans « Shoah« , en même temps que Rudolf « Vrba parle« , est-il indiqué aux pages 256-257 _ ; ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais la nuit, prenant garde à ne pas les tuer _ lors « d’un voyage compliqué« , et même « une aventure« , par l’Oberland bernois, Milan, et presque toute la Yougoslavie, les « premières vacances d’été » avec Simone de Beauvoir, l’été 1953 ; et qui marquèrent, dit Claude Lanzmann page 256, « mon intégration dans la grande famille sartrienne«  Enfin l’animal mythique qui _ lors d’un voyage en Argentine, en 1995 _ surgit dans le faisceau de mes phares après le village d’El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble ». Suivie immédiatement de : « C’est cela, l’incarnation. J’avais près de soixante-dix ans, mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à vingt ans« … Et sur la splendeur de ces mots s’achève « Le Lièvre de Patagonie« _,

et donc de préciser ce que Claude Lanzmann entend et par « la joie sauvage de l’incarnation«  _ voire d’éventuelles futures, autant qu’irrationnellement improbables, « métempsycoses« , ajouterais-je… _, et par l’ »être vrais ensemble« ,

je voudrais d’abord, en un premier volet (I) « d’introduction » de cet article, présenter la « trame » de ce travail très riche et passionnant de « Mémoires » auquel Claude Lanzmann se livre, sur 546 pages,

non pas tout à fait la plume à la main sur le papier,

ni même lui-même au clavier d’un ordinateur (tapant avec un seul doigt : « mes hachures désynchronisaient ma pensée, en tuaient l’élan » _ page 14 : faire vivre « l’élan » : une affaire, essentielle, comme toujours, de « rythme » !.. _,

mais grâce à « un prolongement de moi-même, c’est-à-dire d’autres doigts«  _ plus et mieux alertes : toujours page 14 _ : ceux de « la philosophe Juliette Simont, mon adjointe à la direction de la revue « Les Temps modernes », en même temps que ma très proche amie, et, quand Juliette était empêchée par son propre travail« , ceux de « ma secrétaire, Sarah Streliski, talentueux écrivain » : « devant un large écran, je trouvais miraculeuse l’objectivation immédiate de ma pensée, parfaite au mot près, sans ratures ni brouillon«  _ page 13 : le rythme de la pensée est donc celui de la parole se déployant en se confiant à une oreille amie et féminine : telle l’infiniment belle Ariane « aux très fines oreilles«  rêvée par Nietzsche ;

en confirmation de cette intuition, cette phrase, page 14 :

« Juliette, tandis que je dictais, faisais preuve d’une patience infinie, respectait mes silences réflexifs _ que le lecteur perçoit à l’occasion, tant ils peuvent s’avérer décisifs pour le penser lui-même de Claude Lanzmann formulant ce dont il va parvenir ainsi, et ainsi seulement, à se souvenir _, fort longs parfois ; sa propre présence _ tant « incarnée«  alors, qu’« incarnante«  pour Claude Lanzmann en son effort de remémoratio-méditation-forrmulation : magnifique ! quelle superbe nouvelle œuvre, après les films (dont l’unique « Shoah » !) que ce « Lièvre de Patagonie«  ! _ silencieuse et complice _ comme cela devait être _ étant elle-même _ et voilà l’essentiel que je voulais formuler à mon tour_ inspirante«  ;

la « gratitude«  envers Juliette-Ariane s’accompagnant d’une égale « reconnaissance« envers Ariane-Sarah, « qui sut être aussi patiente _ et « inspirante« , aussi ! _ que Juliette »

Ensuite, j’en viendrai, en un second volet (II), à l’angle de focalisation de mon propre regard sur ce livre,

quant à « la joie sauvage de l’incarnation » ; et à « l’ »être vrais ensemble » ;

tels que les envisage tout au long de cet immense livre, son auteur, Claude Lanzmann…

C’est à l’aune de la mortalité de la vie même

_ pardon de l’évidence : la condition de la vie, c’est l’individuation, de temps « non illimité« , des « membres » (ou « chaînons » : passeurs de gènes) des espèces sexuées : l’espèce sexuée ne « demeurant« , elle, que par la « re-production » (un jeu de « variations » génétiques…) de ses « éléments » (la « constituant » par là même : sinon l’espèce disparaît, rien moins ; irréversiblement…) : les « individus » (qui méritent assez mal ce nom-là, « chaînons » qu’ils sont bien plutôt, et vers l’aval, et par l’amont…) en la jeunesse fougueuse de leur « fécondité » d’abord pulsionnelle, érotique, amoureuse… _,

c’est à l’aune de la mortalité de la vie même

que se comprend l’existence _ riche d’événements-aventures de tous genres _, la sagesse (un peu « constituée« , et de bric et de broc, « rapiécée« , donc, au travers de pas mal de « folies » accumulées ; dont pas mal, encore, de rien moins que « mortelles » !.. on va le constater tout au long de ce livre !..) et l’écriture même _ au-delà de l’existence de son auteur ! _ de ce livre : « Le Lièvre de Patagonie« , que vient nous offrir, en son quatre-vingt-quatrième printemps (le livre achevé d’imprimer le 17 février 2009 est paru le 12 mars 2009  ; et l’auteur ayant vu le jour le 27 novembre 1925), Claude Lanzmann…

Ce n’est, en effet, pas tout à fait pour rien que la première phrase du livre _ ainsi que tout le premier chapitre (des vingt-et-un que comporte ce « Lièvre de Patagonie« ) _ s’éclaire de cette lumière (mortelle) :

« La guillotine _ plus généralement la peine capitale et les différents modes d’administration de la mort _ aura été la grande affaire de ma vie », page 15 

_ en regard, et en contrepoint, Claude Lanzmann y ajoutera, faisant, il est vrai, un formidable contrepoids, « l’incarnation » : page 545 : « Avec la peine capitale, l’incarnation _ mais y a-t-il contradiction ? _ aura été la grande affaire de ma vie«  ;

soit, réservant à « l’administration de la mort« , le (terrible) premier chapitre, ainsi que, de-ci, de-là, quelques flashbacks ; mais consacrant à « l’incarnation » et à sa « joie sauvage« , tout le reste (et la plénitude ! avec un peu de patience…) du trésor de cet immense livre !!! _ ;

et nous allons le constater, en effet, avec lui…

Le chapitre premier se terminant, pages 27 à 29, par

_ en ce « temps » ad-« venu » « des bouchers«  (l’expression se trouve page 27 : « bouchers«  d’hommes, en l’occurrence ; « et que les bouchers me pardonnent, car ils exercent le plus noble des métiers et sont les moins barbares des hommes« , prend bien soin d’ajouter, tout aussitôt, Claude Lanzmann, page 27) _

le détail d‘ »images atroces » de « mises à mort d’otages perpétrées sous la loi islamique en Irak ou en Afghanistan » :

« minables vidéos d’amateurs tournées par les tueurs eux-mêmes, qui se voulaient terrorisantes ; et le sont en effet« , toujours page 27.

Claude Lanzmann commente :

« Le seul résultat (d« une suspecte déontologie » censurant la diffusion de ces images) « fut de faire silence sur un saut qualitatif sans précédent dans l’histoire de la barbarie mondialisée, d’occulter l’avènement d’une espèce mutante dans la relation de l’homme à la mort » _ « Le Lièvre de Patagonie » étant un hymne d’amour fou à la vie !« Elles ont donc circulé sous le manteau _ seulement _ et nous sommes très peu nombreux _ il le regrette ! _ à avoir pu prendre la pleine mesure _ voilà ! _ de l’horreur _ gravissime ! _, en luttant pour ne pas détourner le regard » : suit la description alentie, sobre et nue de la décapitation d’un otage « au coutelas » (page 28) filmée en direct, « les yeux de l’égorgé roulant dans leurs orbites«  ; jusqu’à la phrase de conclusion de ce chapitre d’ouverture, page 29 : « Le visage de l’égorgé et celui du vivant qu’il était _ encore l’instant d’avant ! _ se ressemblent irréellement. C’est le même visage, et c’est à peine croyable : la sauvagerie de cette mise à mort _ qu’a-t-elle à voir avec « la joie sauvage » de « l’incarnation » ?.. Il va donc falloir y regarder d’un peu près !.._ était telle qu’elle semblait _ à tort donc : c’est le même visage qui a donc demeuré en la tête coupée !.. _ ne pouvoir se sceller que d’une radicale défiguration » _ comme si le « visage » (de la personne vivante) décidément « résistait » même à la barbarie effroyable de cette « annihiliation« ...


Le chapitre 2 constitue, lui, l’ouverture de cet « hymne à la vie«  qu’est cet « immense« livre :

« De même que j’ai pris rang dans l’interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre,

de même je suis _ au même titre que quiconque : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui« , selon la formule conclusive des « Mots » de Sartre, que Claude Lanzmann rapporte au moins deux fois en ce « Lièvre de Patagonie« , par exemple page 371… _ cet otage au regard vide, cet homme sous le couteau.

On aura compris que j’aime la vie à la folie ;

et que, proche de la quitter

_ tel un Montaigne rédigeant le sublime chapitre 13 du livre III des « Essais » : « de l’expérience » : y  revenir souvent !!! _,

je l’aime plus encore, au point de ne pas même croire à ce que je viens d’énoncer

_ sur la « loi » de la « disparition » programmée (soit la mortalité !) de tout « chaînon » (= passeur de la vie) d’une espèce sexuée ! y compris soi, par conséquent !.. pour lequel, aussi donc, viendra sonner le glas !.. _,

proposition d’ordre statistique  _ seulement ! _, donc de pure rhétorique _ voire syllogistique _, à laquelle rien ne répond _ sensitivement ! a contrario _ dans mes _ propres _ os et dans mon _ propre _ sang _ en une perpétuellement renouvelée (par l’œuvre ! en particulier, même si pas seulement : par la « vérité«  (charnellement ressentie) de quelques rencontres d’« humains non-inhumains« , aussi…) ; en une perpétuellement renouvelée, donc, jeunesse ! C’est ici que nous retrouverons, chaque fois, à un certain nombre de « reprises« , dans ce livre-ci, et en leur diversité, la logique (un peu plus rare, elle) de l’« incarnation«  intensément (voire « sauvagement«  : dans la « joie«  !) ressentie : éprouvée, expérimentée même !.. Cf la sublime formulation de cela même par Spinoza en son « Éthique » : « Nous sentons et nous expérimentons _ parfois ! et dans le temps d’une vie : en ces moments bénis de pure grâce-là, justement !.. qui surviennent ; et qu’il nous appartient d’apprendre à « accueillir«  « vraiment«  : tout un apprentissage !.. eu égard à la myriade cliquetante et tintinnabulante des faux éclats de faux-semblants en tous genres…_ que nous sommes éternels«   Je ne sais ni quel sera mon état, ni comment je me tiendrai _ l’expression passe du passif (biologique) à l’actif (de la posture de l’« exister » !) _ quand sonnera l’heure du dernier appel.

Je sais, par contre, que cette vie si déraisonnablement aimée aura été empoisonnée _ hic Rhodus, hic saltus ! _ par une crainte de même hauteur _ c’est dire ! _, celle de me conduire lâchement _ en contraste avec savoir « se tenir«  ! _ si je devais la perdre en une des sinistres occurrences que j’ai décrites plus haut _ celles de la « mort administrée«  ! par violence d’autrui, d’un bourreau : je reprends ici le terme (d’« administration » : de la mort) de la première phrase du livre, page 15. Combien de fois me suis-je interrogé sur l’attitude qui eût été la mienne devant la torture ?« …

Et le récit

(des « Mémoires » : c’est l’indication qui accompagne en couverture le titre « Le Lièvre de Patagonie« )

s’engage alors, page 31

_ en cette méditation sur la ligne de partage entre courage, audace et lâcheté : le livre étant par là un « examen de conscience » ;

en plus d’un très décidé, plus encore, « acte » de « paix«  (pré-testamentaire !) avec beaucoup d’autres (que soi) !

Cf, pour exemple, avec Claude Roy, lors d’un Festival d’Avignon (quelque temps avant que celui-ci ne meure, en 1997) : page 188, je vais y revenir plus loin ;

ou, encore, avec son cher Jean Cau, son « plus proche ami » du temps du lycée Louis-le-Grand, page 136 :

« Nous fûmes lui et moi brouillés pendant une longue période ; ou plutôt la vie _ des options idéologiques distinctes, voire opposées, sinon incomptatibles… _ nous brouilla ; mais je lus un jour, dans un vol Paris-New-York, le portrait magnifique, exact, intelligent, tendre et hilarant qu’il brossa de Sartre dans son livre « Croquis de mémoire » _ en 1985 : le livre a reparu en 2007 dans la petite bibliothèque Vermillon des éditions La Table ronde ; Jean Cau, lui, allait mourir le 18 juin 1993… _ ; et la première chose que je fis en arrivant dans la chambre d’un hôtel de Manhattan fut de l’appeler pour lui dire mon admiration, mon amitié inaltérée _ soit l’essentiel ! _ ; et que je l’étreignais. Il fut, je crois, aussi ému que moi ; nous nous revîmes dès mon retour à Paris ; la brouille avait pris fin«  : c’est superbe !..

Fin de l’incise sur les « actes de paix«  ; mais j’y reviendrai ! parce que c’est un élément majeur de cet immense livre ! _

et le récit s’engage alors _ je reprends le fil de ma phrase _

sur le souvenir de son condisciple du lycée Blaise-Pascal, à Clermont-Ferrand,« fin novembre 1943« , Claude Baccot :

car « je suis d’une certaine façon responsable de sa mort«  ; Baccot, en effet,« savait que depuis la rentrée d’octobre, je dirigeais la résistance au lycée. En vérité, c’est moi qui avais créé le réseau à partir de rien » ; « Baccot m’aborda frontalement : « Je veux joindre la Résistance, mais ce que vous faites ne m’intéresse pas. Je sais que des groupes d’action existent, c’est ce qu’il me faut. » « Les groupes d’action, tu sais ce que cela veut dire, tu connais les risques ? » Il savait, il connaissait. Je lui dis alors : « Réfléchis pendant une semaine, réfléchis bien, tu me reparles après »

Pages 39 et 40 : « La semaine de réflexion que j’avais imposée à Baccot ne le fit pas changer d’avis. Il quitta très vite Blaise-Pascal, nous n’entendîmes plus parler de lui. Jusqu’à son suicide, quatre mois plus tard _ ce qui donne fin mars, début avril 1944…Pendant quatre mois, Baccot, membre des groupes d’action du PCF, avait abattu des Allemands et des miliciens dans les rues de Clermont-Ferrand. Pour le Parti, exclu des parachutages anglo-américains destinés à la seule résistance gaulliste, il n’y avait qu’un seul moyen de se procurer des armes : les prendre sur l’ennemi. Chaque Allemand descendu signifiait un revolver, un pistolet, une mitraillette. Baccot, pendant cette brève période, fit montre d’extraordinaires qualités de courage, de hardiesse, de patience, d’astuce, de détermination. Repéré, identifié, poursuivi, il se fit cerner place de Jaude, la place centrale de Clermont-Ferrand : se voyant encerclé sans aucune échappatoire, il se réfugia dans une vespasienne ; et au cœur même du limaçon se fit sauter la cervelle pour ne pas être pris vivant. »

Claude Lanzmann commente, page 40 : « Baccot est un héros indiscutable que j’admire sans réserve. mais je sais _ se dit-il au présent de la réflexion rétrospective _que je n’aurais jamais pu, comme lui, me tirer une balle dans la tête à l’instant d’être capturé ; et ce savoir a plombé toute ma vie« .

Et il poursuit : « J’ai mené beaucoup d’actions objectivement dangereuses pendant la lutte clandestine urbaine _ ensuite, en mai-juin-juillet-août 1944, ce sera aux maquis de la Margeride, au Mont-Mouchet et aux abords du Lioran (Claude Lanzmann donne le détail de deux embuscades meurtrières, les 7 et 14 août 1944, aux pages 120 à 123 : y sont « tombés«  ses camarades Rouchon _ « J’aimais Rouchon, il était en classe de philo à Blaise-Pascal, interne comme moi, nous partagions la même salle d’étude. De Riom, sa mère lui envoyait sans arrêt des fougasses et des clafoutis qu’il gardait dans son casier et partageait avec nous« , page 122 _, Schuster, Lhéritier…) _, mais je me reproche de ne pas les avoir accomplies en pleine conscience, car elles ne s’accompagnaient pas de l’acceptation du prix ultime à payer en cas d’arrestation : la mort. Aurais-je agi si j’en avais pris, avant l’action, la pleine mesure ? Et même si on soutient que l’inconscience _ de l’audace _ est aussi une forme de courage, agir sans être intérieurement prêt au sacrifice suprême relève finalement de l’amateurisme _ de simple hasard : incapable d’œuvre (qui se tienne) _, voilà ce que je ne cesse de me dire encore aujourd’hui.
La question du courage et de la lâcheté
_ au cœur de la question de l’œuvre : fut-elle celle de la personne humaine même : « non-inhumaine«  !.. _, on l’aura compris sans doute, est le fil rouge de ce livre, le fil rouge de ma vie« , confie-t-il, page 40, donc.

Voilà une clé décisive : face aux divers hasards _ ne prenant véritablement sens, pour une « vraie«  personne, qu’à savoir, peu à peu, être « recueillis« _ des rencontres, mauvaises comme bonnes, d’une vie pleine et secouée ;

au risque d’être balayée, détruite, volée, « annihilée« , cette vie singulière (et unique !) :

le mot (comme la chose) va (et vont) revenir en force, et comme une insistante, inentamable, épée de Damoclès, en ces « Mémoires« 

_ ainsi, et dès le début de janvier 1945, Claude Lanzmann se remémore-t-il aux pages 131-132, l’épisode suivant :

quand, « à ma stupéfaction, la majorité des internes des deux khâgnes de Louis-le-Grand, suivie moutonnièrement par les hypokhâgneux, proposa de donner le nom de Brasillach à une de nos salles, la mienne en l’occurrence, celle de K 1. Le fait que Brasillach, ancien khâgneux de Louis-le-Grand, ait étudié sur les bancs mêmes où nous étions assis l’emportait absolument _ le terme est intéressant _ sur les appels abominables au meurtre des Juifs proférés par l’écrivain collabo dans « Je suis partout » et d’autres feuilles à la solde des nazis. Cela ne pesait rien, ne comptait pas ; et je compris alors d’emblée _ dès janvier 1945, donc _, avec un dégoût qui ne m’a peut-être _ en effet ! _ jamais plus quitté, que le grand vaisseau France avait poursuivi impassiblement _ eh ! oui _sa route, insensible _ certes _ à ce que d’autres _ oui : situés aux marges… _ éprouvaient comme un désastre _ de l’Humanité tout entière, et à l’échelle de toute l’Histoire _, la destruction de millions de vies et de tout un monde _ en effet : mais assez peu, en dehors de ces quelques « autres« -là, touchés, eux, d’un peu près, en prirent, alors, « réellement« conscience ; le témoignage de Primo Levi, « Si c’est un homme« , par exemple, ne fut pas davantage, alors, « reçu« , lu, compris !.. Il fallut attendre les années soixante, avec le retentissement (mondial, lui) du Procès Eichmann (11 avril – 15 décembre 1961) à Jérusalem…

Et Claude Lanzmann d’ajouter, page 132 : « C’était mon premier jour _ à Louis-le-Grand, où il avait été admis grâce à l’intervention expresse de Ferdinand Alquié, ami de sa mère Paulette Grobermann-Lanzmann et de son compagnon Monny de Boully, le « Rimbaud serbe«  surréaliste (Belgrade, 1904 – Paris, 1968), ami lui-même de Breton, Aragon, et Max Jacob ; et Éluard, et Ponge… _, je ne connaissais personne _ encore, parmi les autres élèves de ces classes préparatoires _, je ne comprenais rien aux  lauriers dont on couvrait le talent de Brasillach, qui l’absolvait du pire ; et je n’osai intervenir _ sur le champ, tout « résistant » effectif qu’il avait été… _ au milieu de ces jeunes bourgeois qui suintaient la légitimité par tous leurs orifices, regards, façons de respirer. Ils étaient _ eux _passés à côté _ oui _ de la guerre ; la France avait continué à « fonctionner«  ; et eux avec » _ exactement !..

Intervint alors « une voix tout à la fois sèche et lyrique, avec un accent du Midi dompté par un mode d’articuler et une gestuelle démonstrative acharnée à convaincre » qui« s’empara de la parole, libérant du même coup la mienne. C’était celle de Jean Cau » _ qui devint, pour la vie, son ami. « Le procès de Brasillach eut lieu le 19 janvier _immédiatement en suivant _ ; il fut, comme prévu, condamné à mort et, malgré une pétition d’intellectuels de renom, fusillé le 6 février au fort de Montrouge. Aucune salle de Louis-le-Grand ne porta jamais son nom » _ et fin de cette incise

Surgit alors

_ et je reviens ici au « fil rouge«  de « la question du courage et de la lâcheté«  ! formulé à la page 40 _,

surgit alors,

après une première réflexion de Sartre sur « une formule de Michel Leiris«  à propos des codes d’honneur d’« officiers ayant failli à leur mission«  (qui « se donnaient la mort presque mécaniquement et comme par réflexe« , page 41) , et du «  »courage militaire » codifié« ,

et avec quelle magnifique intensité,

le souvenir d’une parole singulière, à Claude Lanzmann, durant le tournage de « Shoah« , de Filip Müller

_ « un des héros inoubliables de « Shoah«  », en effet : le grand œuvre de Claude Lanzmann _,

« membre pendant presque trois ans du Sonderkommando d’Auschwitz » :

il « me disait au terme cela aussi peut être relevé _ d’une très éprouvante journée de tournage :

« Je voulais vivre, vivre à toute force, une minute de plus, un jour de plus, un mois de plus. Comprenez-vous : vivre »

_ « un instant, s’il vous plaît, Monsieur le bourreau«  demanda aussi, au pied même de la guillotine, la reine

Les autres membres du commando spécial, qui partagèrent le calvaire de Filip Müller

_ et que Claude Lanzmann se fait un devoir de tous nommer alors, pages 41-42 :

« Yossele Warszawski, de Varsovie, arrivé de Paris ; Lajb Panusz, de Lomza ; Ajzyk Kalniak, de Lomza également ; Josef Deresinski, de Grodno ; Lajb Langfus, de Makob Mazowiecki ; Jankiel Handelsman, de Radom, arrivé de Paris ; Kaminski, le kapo ; Dov Paisikovich, de Transylvanie ; Stanislaw Jankowski, dit Feinsilber, de Varsovie, arrivé de Paris, un ancien des Brigades internationales ; Salmen Gradowski et Salmen Lewental, les deux chroniqueurs du commando spécial« …  _,

nobles figures, fossoyeurs _ effectifs, à Auschwitz _ de leur peuple, héros et martyrs,

étaient comme lui des hommes simples, intelligents et bons _ chacun des termes a tout son poids.

Pour la plupart, dans l’enfer des bûchers et des crématoires _ cet « anus mundi », selon le mot du Dr Thilo, médecin SS _, ils n’abdiquèrent _ encore un terme décisif ! _ jamais leur humanité.« 

« A la question obscène : « Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ? »,

il faut les laisser répondre _ les écouter est déjà assez rare _ et respecter absolument leur réponse.« 

« Mais c’est Salmen Lewental

_ un des membres de ce Sonderkommando d’Auschwitz, qui, avec Salmen Gradowski, « nuit après nuit _ et parce qu’ils pensaient qu’aucun ne survivrait _ s’astreignirent à tenir _ en direction de nous autres, au nom de tous ces « annihilés« dont ils assuraient ainsi un désespéré ultime « témoignage«  _ le journal de la géhenne et enterrèrent _ pour les préserver et transmettre _ leurs feuillets dans la glaise des crématoires II et III, la veille même de la révolte avortée du Sonderkommando ( 7 octobre 1944), où ils laissèrent leur vie : manuscrits en yiddish, d’une haute et ferme écriture, retrouvés rongés et piqués d’humidité _ l’un en 1945, l’autre en 1962 _ manuscrits aux trois quarts indéchiffrables et plus bouleversants encore de l’être« , précise Claude Lanzmann, page 42 : cet admirable (en effet !!!) « journal de la géhenne » est désormais universellement accessible en édition « de poche » sous le titre générique « Des Voix sous la cendre« , par les soins du Mémorial de la Shoah (et de Georges Bensoussan) : un des plus admirables livres qui soient !!! _

c’est Salmen Lewental, ce Froissart admirable du commando spécial _ ainsi que le qualifie Claude Lanzmann, page 43 _,

qui, de sa haute écriture, a le mieux répondu à la question obscène :

« La vérité, a-t-il écrit, est qu’on veut vivre à n’importe quel prix, on veut vivre parce qu’on vit, parce que le monde entier vit. Il n’y a que la vie… »

_ la vie réelle, et pas l’imaginaire !

Et, de fait, il nous bien admettre que la vie de tout individu (sans exception) est mortelle ;

pas de « métempsycose » (ou « ré-incarnation« ) de soi-même, en tout cas _ fut-ce en « lièvre de Patagonie« , d’« entre les barbelés d’Auschwitz« , ou des « grandes forêts de Serbie« … _ à « envisager« , le plus probablement (mais j’y reviendrai dans l’article à suivre…) ;

on ne peut guère, en tout cas raisonnablement et à froid, « tabler«  sur pareille « éventualité« 

L’individu est essentiellement le « maillon«  de l’espèce (sexuée)…

A notre disposition, seulement, en cette unique vie (d’individu vivant mortel), donc

(= irréductiblement et irréversiblement « mortelle«  : nous butons invariablement, obstinément, et irrémédiablement, sur cette « loi«  biologique-là ; dont l’envers, mieux accepté, lui _ sauf névroses… _, est la sexuation…) ;

à notre disposition seulement, donc,

l’« incarnation«  (= existentielle, elle !) elle-même ;

et, cette « incarnation« -ci est bien l’autre _ et majeure ! _ « grande affaire » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann, en regard de la menace toujours possiblement réelle, en effet, en fonction du contexte géo-politique et historique (à la responsabilité de l’« état«  duquel, « contexte« , nous avons au moins, chacun, une petite part de responsabilité « citoyenne« , dans les démocraties surtout, bien que si frêles ; et parfois, notamment par les temps qui courent, dupes d’elles-mêmes : mais disposons-nous de mieux ?..) ;

en regard de la menace toujours (terriblement) possiblement réelle, donc, de l’« administration de la mort«  : le meurtre (= la mort non naturelle) d’un vivant ; et son « annihilation«  prématurée : avant l’échéance biologique de rigueur (simplement statistique : non violente), elle…

La réponse de Claude Lanzmann à la question de sa méditation (« Comment ont-ils pu ? Pourquoi ne se sont-ils pas suicidés ?« )

est donc, page 43, que

« Vous haïssiez _ vous, à la différence des autres : les bourreaux l’« administrant« _ la mort ;

et, en son royaume _ des lieux d’extermination à échelle industrielle de la « Solution finale » ! _,

vous avez sanctifié la vie, absolument« … Voilà !.. 

Car il faut

_ pour lui, Claude Lanzmann, comme pour d’autres : mais être considéré

(par d’autres : et c’était le point de vue

_ bien trop partiel ! lui-même, Sartre, l’admettra ;

et grâce à Claude Lanzmann lui-même, surtout, qui en fait le récit dans « Le Lièvre de Patagonie« , page 205… _ ;

et c’était le point de vue de Sartre lui-même dans ses « Réflexions sur la question juive« , rédigées en octobre 1944 :

« je savais _ dit Claude Lanzmann, en cette page 205 _ que je devais dépasser les « Réflexions« , qu’il y avait bien autre chose à découvrir et à penser _ j’en ai parlé par la suite avec Sartre, qui m’approuvait » _ dont acte !)

mais être considéré (par d’autres que soi) comme « Juif«  ajoute déjà beaucoup, et singulièrement, à la situation objective ! _

car il faut, donc,

« faire face«  à ce que Claude Lanzmann appelle, citant le remarquable David Grossman _ l’auteur du bien beau « Voir ci-dessous, amour« … _, page 47, « la peur de l’annihilation » _ de tous : les siens (enfants compris !), comme de soi !

voici le mot crucial, « annihilation« , pour le génocide annoncé…

A propos de Tsahal, l’armée de l’État d’Israël, auquel il a consacré, en 1994, le troisième de ses films (« Tsahal« ...), Claude Lanzmann pose ceci, page 45 :

« Tsahal n’est pas une armée comme les autres ;

et dans la relation des soldats d’Israël à la vie, à la mort, s’entend encore à pleine force l’écho, si peu lointain en vérité, des paroles de Salmen Lewental, que je citais il y a instant _ page 43.

Ils n’ont pas la violence dans le sang ; et le privilège accordé à la vie, qui fait de sa sauvegarde un principe fondateur, est à l’origine de tactiques militaires spécifiques propres à cette armée et à nulle autre.

Ce choix de la vie contre le néant n’a _ certes _ pas empêché les combattants juifs, lors de chacune de leurs guerres, les plus grands sacrifices, le sacrifice suprême s’il le fallait ». « Ils n’ont pas la violence dans le sang _ répète-t-il, page 45 : à la différence d’autres (égorgeurs d’otages) ; et il y a là à « méditer«  _, ils savent donner leur vie,

mais ils ne la mettent pas en jeu _ seulement _ pour l’honneur, pour la montre, pour demeurer fidèles à une geste et à des traditions de caste«  _ page 43, Claude Lanzmann avait cité l’héroïque exemple des « Saint-Cyriens des ponts de Saumur en 1940«  : qui avaient été « capables de mourir hégeliennement pour l’honneur et la guerre des consciences« 

Je cite donc in extenso les paroles de David Grossman que rapporte Claude Lanzmann aux pages 46-47, à propos de la situation d’Israël :

« Nous _ Israéliens ; ou Juifs ; la nuance de la différence est-elle aussi à « méditer« _ naissons vieux. Nous naissons avec toute cette histoire avec nous _ ce n’est pas une affaire de « sang«  ; mais d’« histoire » advenue ; et surmontée… Nous avons un énorme passé _ d’antisémitisme _, très chargé. Nous avons un  présent _ d’antisionisme ?.. _ très intense, très âpre. Il faut un renoncement _ à certaines insouciances _, un engagement _ actif, citoyen, militaire… _, pour s’investir dans cette gageure qu’est Israël aujourd’hui _ dans (et « face à« ) son contexte géo-politico-historique. Mais si nous envisageons l’avenir, difficile de trouver un Israélien qui parle librement _ délivré de toute angoisse _ d’Israël, disons en 2025, de la moisson en 2025. Parce que nous sentons peut-être que nous ne disposons pas d’autant d’avenir.

Et quand je dis « Israël en 2025″, je sens le tranchant glacé de la mémoire, comme si je violais un tabou. Comme si était gravée dans mes gènes _ ou seulement dans la mémoire partagée ? _ l’interdiction de penser _ au sens de fantasmer, de « rêver«  _ aussi loin. Je crois qu’en réalité ce que nous avons dans l’esprit est essentiellement la peur. La peur de l’annihilation…« 

_ fin de la citation par Claude Lanzmann, page 47, des paroles de son ami David Grossman…

« La peur«  face à laquelle advient l’alternative dirimante « courage«  versus « lâcheté » (cf l’expression de la page 40 citée plus haut, comme « fil rouge«  de la vie de Claude Lanzmann)

Après un chapitre (III) consacré à son goût des avions et de l’aviation

_ Claude Lanzmann aime les défis athlétiques (« mon énergie cinétique est très grande, excessive à coup sûr« , laisse-t-il échapper, page 387) : tant sportifs (alpinisme, par exemple) qu’érotiques : Simone de Beauvoir l’y encouragera, aussi, il le narre en détails (dans le massif du Mönch, de l’Eiger, de la Jungfrau, dès l’hiver 1952-53 ; au Cervin, en 1954, pages 257 à 264 : « la haute montagne désormais m’habitait« , énonce-t-il page 257) ; ou, encore, sa belle-famille Dupuis, au temps de son mariage avec Judith Magre (dans le massif du Mont-Blanc, cette fois : en 1967, pour l’ascension de l’aiguille de M ; en août 1968, pour Midi-Plan, et avec ou sans l’assistance du grand guide Claude Jaccoux, aux pages 388 à 390)… _,

Claude Lanzmann entame son travail de mémoire

et d’« apuration des comptes« 

laissés, certains, trop douloureusement « ouverts« , encore, et « suppurant« , par la vie et les rapports (compliqués _ y compris en amitiés et amours : et c’est à dessein que j’emploie ici le pluriel !) des uns aux autres ;

et cela aussi bien avec des vivants,

tel Serge Rezvani,

ex _ et assez brièvement, à la fin des années quarante _ époux de sa sœur Évelyne,

entre deux « liaisons«  _ et surtout « dé-liaisons«  : assez vilaines… _ avec l’ex-ami de Claude, déjà, Gilles Deleuze

_ après une très pénible « scène«  entre les amis Claude et Gilles advenue sur le pont Bir-Hakeim :

« Il _ l’ami, alors, Gilles Deleuze _ désirait rompre avec ma sœur et voulait que je le lui annonçasse moi-même. Le choc fut très dur : je craignis et entrevis aussitôt le pire pour Evelyne«  ; Claude s’en fait l’écho à la page page 167, lors de la « première rupture«  de Gilles avec Évelyne _ ;

à ce propos _ celui de ces difficiles « transitions«  amoureuses de sa (petite) sœur, Évelyne _,

Claude Lanzmann décrit superbement une autre « scène« , éminemment « cruciale« , à quatre protagonistes, cette fois, et en usant d’une très belle métaphore cinématographique empruntée au « splendide film noir de Howard Hawks« , « Scarface« , pour décrire, de l’intérieur de la complexité du jeu des sensations de chacun des « acteurs«  de l’intrigue, un « choix » qui « tue«  (entre deux « incompossibles« …), la « scène«  ayant eu lieu, elle _ pour camper un peu le « décor« , jamais tout à fait neutre, de ce « climax«  difficile… : page 169 _ « au Royal, un café très animé de Saint-Germain-des-Prés _ un vrai bistrot avec un grand comptoir courbe, de hauts tabourets rouges et une large arrière-salle _, situé juste en face des Deux-Magots, au coin de la rue de Rennes et du boulevard Saint-Germain.

Nul n’aurait pu imaginer _ ajoute Claude Lanzmann, au passage, toujours page 169 _que le Royal ne serait pas éternel, qu’il serait remplacé par le Drugstore Saint-Germain« , « mort« , à son tour, « tout à la fois de sa belle mort et des bombes de la terreur. Une boutique du roi de la fringue transalpine lui a succédé, avec un restaurant chic et cher au premier étage » _ l’entend-on alors soupirer…

Avec ce commentaire extrêmement parlant, dans la foulée, page 169 encore, une très belle page, donc :

« Permanence et défiguration des lieux sont la scansion de nos vies. Je l’ai vérifié autrement, dans le désespoir, pendant la réalisation de « Shoah« , lorsque je fus confronté _ oui ! _ aux paysages de l’extermination en Pologne. Ce combat, cet écartèlement entre la défiguration et la permanence furent alors pour moi un bouleversement inouï, une véritable déflagration, la source de tout » _ même : rien moins ! J’y reviendrai dans mon second article !

Et encore cela, à la page suivante, la page 170 : « Vivants, nous ne reconnaissons plus les lieux _ mêmes _ de nos vies ; et éprouvons que nous ne sommes _ même _plus les contemporains de notre propre présent« 

Maintenant voici cette « scène«  très forte en « tension«  au café Royal, au carrefour Saint-Germain ;

une terrible « miroitante et destinale mise en abyme« , comme nous allons le constater :

« Au Royal donc, j’avais à peine retrouvé Rezvani et ma sœur _ revenant de leur nid d’amour dans les Maures _ que Deleuze entra dans mon champ de vision, ou plutôt dans notre champ de vision à nous trois. Nous nous vîmes tous les quatre dans la même seconde ; quatre regards s’échangèrent _ voilà ! _ en un éclair ; mais plus encore le mien  _ de grand frère _ sur Évelyne _ la petite sœur, de cinq ans sa cadette _ qui voyait Deleuze _ qui l’avait déjà une première fois vilainement quitté _ ; sur Deleuze _ l’ex « grand ami« , désormais, de Claude : depuis sa vilénie du Pont de Bir-Hakeim _ qui voyait Évelyne _ mal guérie, sans doute, de son précédent « abandon » ; en dépit de son mariage avec Serge… _ ; sur Serge qui les voyait se voir ; etc. ; miroitante et destinale mise en abyme.

Je sus, nous sûmes tous à l’instant qu’elle allait inéluctablement retourner à Deleuze.« 

Voici, maintenant la splendide métaphore cinématographique que convoque alors, en son récit du souvenir de cette « scène » au café « Royal« , Claude Lanzmann,

quand un « choix » tel que celui-là

_ entre deux incompossibles

(cf le sujet du « diplôme d’études supérieures de philosophie«  de Claude, dirigé par Jean Laporte : « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« , aux pages 158 et 196) _

est _ rien moins que _ une condamnation à mort » ;

métaphore cinématographique empruntée au « splendide«  « Scarface » de Hawkes :

il s’agit de la terrible (et mortelle) « tension«  quand

« deux bras se tendent, deux briquets s’allument simultanément _ et concurremment !.. _

pour offrir leur flamme à la cigarette qu’une beauté fatale vient de porter à ses lèvres.
Ils sont trois, le vieux gangster dont elle est la maîtresse, le jeune loup qui veut à la fois la femme et l’empire de son maître.

C’est elle qui va trancher _ entre les incompossibles, donc _ : elle hésite _ un très bref, forcément, instant _ entre les deux flammes. Suspense infernal ; pas un mot n’est échangé ; pas une seconde de trop _ une fois de plus, le rythme (et l’art du rythme) est tout ! _ ; elle se décide, comme on tue _ re-voilà le meurtre de tout choix ! _, pour le plus jeune.

On sait _ conclut alors son raisonnement (de dix lignes, page 170), Claude Lanzmann_ que son choix est une condamnation à mort _ le rejeté ne s’en relevant pas… _ ; et que la main qui tend le briquet élu _ par la belle _ abattra celui dont la flamme a été dédaignée. »

« Du cinéma pur« , conclut alors, superbement (et d’expert !), Claude Lanzmann le compte rendu de cette « scène » abyssale et « destinale » à quatre, au « Royal« , désormais disparu, au carrefour « Saint-Germain-rue de Rennes » ;

de même que ne sont plus là, ni Évelyne, depuis le 18 novembre 1966, ni Gilles, depuis le 4 novembre 1995 ; et tous deux par suicide : « administration«  volontaire « de la mort«  à soi-même…

Fin de l’incise sur la « scène » abyssale et « destinale » du « Royal« .

Et retour au réglement (« de paix« ) du différend avec Serge Rezvani …

tel Serge Rezvani, donc,

ex (et assez brièvement) époux de sa sœur Évelyne _ Évelyne Rey-Lanzmann _

à propos d’assez vilaines « allégations« 

(quant à un prétendu « formidable paradoxe des Lanzmann, incestueux carriéristes se faisant la courte échelle pour monter à l’assaut des cimes : j’aurais livré _ rien moins ! et plus tard _ ma sœur à Sartre comme, auparavant, à Deleuze« , page 173)

pleines de « ressentiment«  jusqu’à « salir une famille entière« , celle des Lanzmann-Grobermann, dans son livre « Le Testament amoureux« , en 1981 :

dont Serge Rezvani

_ après le procès qu’a intenté et gagné alors Claude Lanzmann « à l’éditeur et à l’auteur du « Testament » : le livre a été expurgé d’un grand nombre de passages dont j’avais réclamé la suppression. Il a été réédité avec des « blancs » », page 173 _

a demandé, plus tard, très humblement pardon à Claude à l’occasion d’une lettre de condoléance pour la disparition, cette fois, de Jacques Lanzmann (disparu le 21 juin 2006), l’été 2006 _ cf page 174 ;

lui-même, Serge Rezvani, ayant perdu, le 22 décembre 2004, sa compagne Lula ; après une maladie d’Alzheimer…

la voici, cette lettre de demande de pardon (et de paix) telle que la rapporte, sans nul commentaire de sa part, Claude Lanzmann :

« Mon très cher Claude, j’ai appris tardivement la mort de Jacquot ! J’en ai été très peiné. Tant de souvenirs de jeunesse nous ont liés et nous lieront à jamais ! Une très grande tristesse s’ajoute à celle-là : le livre _ ignoble de bassesse ! en lire quelques extraits pour voir à quel niveau d’ignominie dans le mensonge et la salissure on peut atteindre dans la vomissure de la calomnie ! _ de Hazel Rowley… J’avais refusé de lui parler d’Évelyne, de toi, de nos souvenirs communs. Tu sais combien j’ai été désolé du « Testament amoureux«  !.. Je ne voulais pas négliger ce triste prétexte pour te dire mon inaltérée et très profonde affection. Je t’embrasse en frère » _,

aussi bien avec des vivants, donc, 

qu’avec des déjà morts

(par exemple, Gilles Deleuze :

rompant assez vilainement _ et par deux fois, ainsi ! _ avec Évelyne (« la subversion philosophique et désirante ayant besoin, pour s’épanouir et se donner libre carrière, d’une respectabilité bourgeoise qu’Évelyne ne pouvait pas lui apporter« , lâche Claude Lanzmann page 171, à propos de la cessation de cette « seconde liaison _ séquestration serait plus juste« …) : « Cette rupture _ amoureuse de Gilles avec Évelyne _ entraîna la mienne _ d’amitié avec Gilles _, je n’ai jamais revu Deleuze

_ vieil ami de la « khâgne de Louis-le-Grand« , page 140 ; et d’« une amitié très forte« , page 151 :

« fondée de ma part sur l’admiration que je lui portais et de la sienne sur ma capacité d’écoute, d’étonnement, de compréhension aiguë et d’enthousiasme proprement philosophique. D’un an et demi mon aîné, il entretenait avec moi un lien de maître à disciple, nous parlions des heures rue Daubigny _ au domicile de la mère de Gilles Deleuze _, il me conseillait des livres et constitua même pendant un temps un petit groupe fréquenté également par Tournier, Butor, Robert Genton, Bamberger, auquel, avec une totale absence d’avarice, il faisait des exposés lumineux, sur mille sujets, pour nous préparer à l’agrégation »... _,

je n’ai jamais revu Deleuze _ donc _

sauf en passant. L’admiration _ pour son « génie«  philosophique, page 146 _ resta intacte et s’accrut même ; l’amitié n’était plus.

La violence de son propre suicide _ par défenestration, le 4 novembre 1995 _ la ressuscita«  _ cependant :

ce verbe puissant de « conclusion«  (« la ressuscita«  !), quant à cette amitié, à la page 171,

en donnant, et sobrement et magnifiquement, acte ;

ou Claude Roy :

dont l’attitude envers sa sœur Évelyne (« il se disait éperdument amoureux d’elle« , page 183 ; mais « la femme de Claude, l’actrice Loleh Bellon lui«  ayant posé « le plus binaire des ultimatums : « C’est elle ou moi » », « Claude le civilisé extrême rompit avec une brutalité barbare« , en deux lettres : « l’une non datée, encore tendre« , mais « d’une tendresse qui sonne creux, où il prend ses distances, la prévient qu’il ne pourra pas la voir ces jours prochains«  ; et l’autre, « sa dernière lettre le 27 juillet 1966, avant de partir au soleil avec sa légitime épouse et de se rendre invisible. On comprend , le lisant, qu’Évelyne lui avais dit « Je te maudis »: il se défend piteusement contre cet anathème« .., page 184 ; si bien que « je ne l’avais jamais vue _ Évelyne _ aussi désespérée, hagarde, violente qu’après cette rupture, ce manquement à la parole et ce déni d’amour dont elle n’avait pas eu le moindre pressentiment« , s’épanche Claude Lanzmann cette même page 184) ;

Claude Roy dont l’attitude envers sa sœur Évelyne

suicidée, le 18 novembre 1966, n’est pas exempte, on le voit, de toute responsabilité… ;

cependant : « d’année en année, j’ai trouvé plus injuste la désignation de Claude Roy comme bouc-émissaire _ unique. Si faute il y a, elle est partagée ; et nous sommes nombreux à en porter la responsabilité. Il ne faut pas jouer à ce jeu-là.

J’ai rencontré Claude un jour au Festival d’Avignon, je lui ai dit mes regrets etproposé la paix. Nous l’avons conclue », clôt-il le rappel en sa mémoire de ce différend gravissime, page 188)

_ et c’est, à mes yeux,

cette « apuration des comptes« -là,

la majeure fonction (« testamentaire« , le plus probablement, sans doute) de ce « Lièvre de Patagonie«  _,

Claude Lanzmann entame donc son travail de mémoire en tant que tel, page 67,

en « reprenant » ce qui lui a déboulé dessus ce « mois de juin 1940« , lequel, d’autre part, « fût d’une implacable beauté : chaque jour _ de ce mois de juin spécial-là…_ était plus éclatant, plus glorieux que l’autre.

Nous habitions _ lui, Claude, son père, Armand Lanzmann, son frère, Jacques, sa sœur, Évelyne, ainsi que Hélène, la seconde épouse (normande) de son père _ à la lisière de la petite ville auvergnate de Brioude« , commence-t-il, page 67 ; Brioude où ils étaient déjà venu vivre à partir de 1934 (où « commença alors notre première émigration vers Brioude et l’Auvergne«  (page 103), avant un premier retour à Paris, en 1938-1939 :

« Nous étions réfugiés à Brioude, sous-préfecture de la Haute-Loire, où nous avions déjà vécu avant-guerre, entre 1934 et 1938, après la séparation de mes parents«  _ Armand Lanzmann et Paulette, née Grobermann.

« Mon père adorait cette région où ses poumons avaient été soignés à la fin du premier conflit mondial :

engagé volontaire à l’âge de dix-sept ans en 1917,

tandis que son propre père

_ Itzhak, dit Léon, Lanzmann, né « en 1874 à Wilejka _ shtetl à l’orthographe incertaine et changeante _ aux environs de Minsk, en Biélorussie« , qu’il avait quittée à l’âge de 13 ans, d’abord pour Berlin, puis pour Paris, où « il rencontra une autre « passante », Anna« , née, elle, à Riga et ayant vécu un certain temps à Amsterdam où son propre père « officia comme rabbin« , est-il précisé page 97… _

combattait _ citoyen français de pleine nationalité qu’il était, depuis 1913 (« à l’âge de trente-neuf ans«  : cf page 95) _ en première ligne _ et « dans un régiment d’infanterie«  : on mesure l’étendue de ce que peuvent signifier toutes ces terribles années passées au front… _ depuis août 1914

_ cf page 98 : « Itzhak Lanzmann combattit en tant que fantassin de première ligne d’août 1914 à novembre 1918 ; on le trouve sur la Marne, à Verdun, dans la Somme ; il fut blessé trois fois, décoré de la médaille militaire et de la croix de guerre avec palmes«  _,

il

_ Armand, le fils, donc, d’Itzhak : « mon père vécut si durement cette « étrangeté de vivre », pour reprendre un mot de Saint-John Perse, et cette difficulté d’être français en France

_ élevé, avec son frère, Michel, pendant cette très longue et « grande » guerre, par sa (et leur) mère, Anna, « comme elle le pouvait, dans ce pays pour elle illisible et indéchiffrable, dont elle ne connaissait ni les clés, ni les codes, ni la langue : dans une déréliction formidable » : est-il précisé encore aux pages 98-99 _

qu’il _ Armand donc, le fils d’Itzhak et le père de Claude _ se porta volontaire à l’âge de dix-sept ans« , page 99 _

il _ je reprends l’élan de ma phrase-souche _ avait été gazé à l’ypérite sur la Somme.

Séparé de ma mère et nanti d’une nouvelle femme _ Hélène, normande _, il choisit donc Brioude pour refaire sa vie, emmenant avec lui ses trois enfants, ma sœur Évelyne, mon frère Jacques et moi _ j’étais l’aîné, j’avais neuf ans » _ en 1934…

Avec cette précision de calendrier spatio-temporel-ci, encore :

« Nous revînmes pourtant à Paris au début de l’année scolaire 1938, où j’entrai en cinquième au lycée Condorcet (le petit lycée). J’eus le temps d’être ébranlé en mon tréfonds et terrorisé par la force et la violence de l’antisémitisme dans ce lycée parisien. La guerre, qui allait me faire affronter bien d’autres dangers, me libéra, paradoxalement, de ces paniques : nous quittâmes Paris, dès octobre 1939, après la déclaration de guerre, pour regagner Brioude« , page 34 ; et « pour moi, c’était comme un retour à des années heureuses« , page 35…

Afin de préciser un peu au lecteur de cet article le cadre spatio-temporel

_ bien en amont

(et par l’histoire familiale des lignées Lanzmann et Grobermann

_ originaires, eux, de Kichinev, en Bessarabie-Moldavie (tant de noms, par là-bas, tourneboulés ! au gré des guerres et révolutions…) : la mère de Claude, Pauline, dite Paulette (1903-1995), était née à Odessa, juste avant l’embarquement (afin de fuir les pogroms à répétition !..) de toute la famille, dont ses parents, Yankel et Perl (ou Perla), pour Marseille _ ;

et par l’Histoire générale tout court ! au premier chef !!!)

et en aval de Brioude dans les seules années trente et quarante du siècle passé !_

afin de préciser un peu, donc _ je reprends ici l’élan de ma phrase _,

le cadre spatio-temporel de ce qui donne motif _ et, lui, n’est pas résumable ! _ à l’activité de re-mémoration et bilan existentiel de ce « Lièvre de Patagonie« ,

voici les titres

que je me suis permis de donner, pour moi-même _ indicatifs d’épisodes : comme les titres développés des romans d’Alexandre Dumas _,

aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif (en les décisifs quatre derniers chapitres : XVII à XXI, pages 427 à 546) sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« 

_ «  »Cela justifie une vie », lui a « dit d’une voix pleine d’onction«  Jean Daniel _ on l’entend le dire ! _, à « la première projection intégrale du film dans la grande et belle salle de cinéma du laboratoire LTC où j’avais monté « Shoah » pendant cinq ans« , raconte, et non sans humour, on le voit, Claude Lanzmann, page 514 :

car dès le lendemain de la projection, « c’étaient les spectateurs de la veille, _ François _ Furet, Jean Daniel, quelques autres, qui commençaient par me réitérer leur admiration, mais basculaient bien vite dans la critique :

mon film avait été injuste envers les Polonais, ne montrait pas ce qu’ils avaient fait pour sauver les Juifs«  ;

Claude Lanzmann le commentant ainsi tout aussitôt : « et j’éprouvai _ immédiatement_ qu’ils avaient passé beaucoup de temps à se concerter et à consulter leurs amis de Varsovie. Le lobby polonais agissait rapidement. Je n’avais pas envie de discuter _ voilà ! _ et renvoyai mes interlocuteurs à toutes les scènes de « Shoah » qui démentaient leurs dires. Vous pensez trop vite, leur répondais-je, revoyez le film _ c’est en effet indispensable ! _, nous en reparlerons« ... _,

voici les titres, donc,

que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara, presque monstrueusement

_ plusieurs qualificatifs de Claude Lanzmann lui-même l’attestant :

par exemple, mais il faudrait en rechercher d’autres, face au projet proposé (par « Alouf Hareven, directeur de département au ministère des Affaires étrangères israélien« , « au début de l’année 1973« , page 429) et, dès lors, envisagé par Claude Lanzmann

comme s’il se trouvait « au pied d’une terrifiante face Nord _ telle celle de l’Eiger ? du Cervin ?  _ inexplorée, dont le sommet demeurait invisible, enténébré de nuages opaques« , page 429 toujours… ;

ou l’« illumination« , page 437, que « le sujet de mon film serait la mort même, la mort et non pas la survie, contradiction radicale puisqu’elle attestait en un sens l’impossibilité de l’entreprise _ voilà ! _ dans laquelle je me lançais, les morts ne pouvant pas parler pour les morts«  ;

ou « mon film devait relever le défi ultime : remplacer les images inexistantes de la mort dans les chambres à gaz. Tout était à construire« , page 437 ; « un film immaîtrisable« , page 441 ;

ou encore la « tâche quasiment impossible«  pour les « revenants«  qui témoigneraient devant la caméra de revivre tout : « en revivant tout« , se disait Claude Lanzmann, face à pareil défi à filmer, page 443 ;

etc… _,

voici les titres, donc _ je reprends une fois encore tout l’élan de ma phrase _, que je me suis permis de donner aux chapitres antérieurs au « retour«  réflexif sur son grand œuvre qu’est le film « Shoah« ,

qui accapara,

presque monstrueusement, donc,

l’essentiel des soins de Claude Lanzmann

douze ans durant, de 1973 à 1985,

c’est-à-dire les chapitres IV à  XVII de ce « Lièvre de Patagonie«  :

_ chapitre IV : 1940-1942 : l’Occupation à Brioude : l’obsession de la « survie«  de ses enfants, pour Armand Lanzmann, le père ; une « féérique » « présentification«  de la mère oubliée (ainsi qu’une « incarnation«  de Paris) par le « Rimbaud serbe« , Monny de Boully (le nouveau compagnon de la mère)

_ chapitre V : une « scène primitive«  lors d’un voyage à Paris de Claude, en 1942, auprès de sa mère, Paulette Grobermann, se cachant de la Gestapo : la « journée du supplice des brodequins » : le déni de la judéité et « les diastases de l’assimilation » _ ou « l’inépuisable réserve » de « conflits » avec sa mère qu’a été, pour Claude Lanzmann « la question » de fond « de l’amour filial« …

_ chapitre VI : dans les maquis de Haute-Auvergne (Margeride, Monts du Cantal) au printemps et l’été 1944 et la fin de l’Occupation (retrouvailles à Paris en novembre 1944)

_ chapitre VII : déniaisage, en compagnie de l’ami Jean Cau : le début de la « vie« adulte « à Paris« 

_ chapitre VIII : l’année de khâgne, en 1946 : une année « de frasques et d’étranges folies«  (dont « une culmination«  fut « la fauche«  de livres de philosophie…)

_ chapitre IX : l’arrivée à Paris, en 1946, de ma sœur, Évelyne Rey (9 juillet 1930 – 18 novembre 1966, par suicide) ; et les péripéties de ses suites

_ chapitre X : premiers voyages d’après-guerre : Italie (« été 1946« ) et Allemagne (les années à Tübingen, en 1947-48, puis à Berlin, 1948-49, 1949-50) ; les « débuts«  dans le journalisme auprès des Lazareff, en 1950 (et le reportage sur la RDA, l’été 1951) ; jusqu’à la rencontre de Sartre, et le début, aussi, des contributions aux « Temps modernes«  ; et, « nous y voilà« , la « rencontre amoureuse«  avec Simone de Beauvoir, en juillet 1952

_ chapitre XI : le premier voyage en Israël (juillet-novembre 1952) : en « témoin » « à la fois dedans et dehors »

_ chapitre XII : au retour de ce premier voyage en Israël, le « tournant«  de la « vie commune«  (ou « quasi maritale« ) avec « le Castor« , Simone de Beauvoir, sept ans durant (1952-1959)

_ chapitre XIII : l’article du « curé d’Uruffe«  (avril 1958) ; le voyage en Corée du Nord (mai-août 1958) : l’épisode Kim Kum-sun (ou « la folle journée«  !) à Pyongiang : l’apprentissage progressif d’une « méthode d’enquête » (de « voyance« )« d’hypervigilance hallucinée et précise« 

_ chapitre XIV : la suite du voyage (en Chine, en 1958) ; et un retour en Chine plus quatre jours à Pyongiang (en septembre 2004) : la découverte sur le tas de la « loi«  de l’œuvre « de cinéaste« 

_ chapitre XV : la rencontre (sur le terrain…) du FLN et de Frantz Fanon (Tunisie et Algérie) : le voyage à Ghardimaou, « à la frontière algérienne« , en août 1961 ; et la désillusion qui a vite suivi l’indépendance de l’Algérie, l’été 1962

_ chapitre XVI : le journalisme d’articles « alimentaires«  et le mariage (ainsi que « l’addiction«  au théâtre et « le passage«  à un alpinisme autre que « livresque« ) avec Judith Magre (1963-1969)

_ chapitre XVII : le retour du « souci d’Israël«  : deux ans pour « conduire à son terme » le numéro spécial des « Temps modernes » (« un gros volume de mille pages« ) « Le Conflit israélo-arabe« , paru le 5 juin 1967 ; le désir naissant, via des travaux pour la télévision, de « faire du cinéma« , vite associé à celui d’« assumer moi-même la totalité des opérations qui concourent à la naissance d’une œuvre filmée«  ; le dîner chez Fink, et l’« estrangement«  de la rencontre (= « coup de foudre« ) d’Angelika Schrobsdorff, à Jérusalem, en novembre 1970 ; les Yekke (dont Gershom Scholem) du quartier de Rehavia ; le chantier de « près de trois ans«  (de 1971 à 1973) du premier film pour le cinéma : « Pourquoi Israël« 

On y découvre que l’importance du temps et des lieux est absolument indissociable des rencontres (de chair et d’os ; et « véritablement » « incarnées » !) de Claude Lanzmann avec des personnes (donnant lieu, quelques très fortes fois, à un inappréciable _ voire « sublime« , bien que toujours implacablement sobre ! _ « être vrais ensemble » !..) ;

de divers milieux, et en divers pays.

Si Claude Lanzmann a eu une formation philosophique à excellente(s) école(s) : les classes préparatoires des lycées Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et Louis-le-Grand à Paris, ainsi que la Sorbonne, auprès des meilleurs maîtres _ Ferdinand Alquié, Martial Guéroult, Jean Hyppolite, Jean Laporte (qui dirigea son diplôme d’études supérieures, intitulé « les possibles et les incompossibles dans la philosophie de Leibniz« ,

_ page 90, Claude Lanzmann commente l’information qu’il nous donne alors ainsi : « Incompossible, cela veut dire qu’il y a des choses qui ne sont pas possibles ensemble ; élire l’une, c’est interdire à l’autre d’exister. Tout choix est un meurtre ; on reconnaît, paraît-il, les chefs à leur capacité meurtrière ; on les appelle des « décideurs » ; on les paie pour cela très cher » ; ajoutant encore ceci : « Ce n’est pas un hasard si « Shoah » dure neuf heures trente » !!! En effet !..

Et c’est là un point très important pour saisir et bien comprendre, et « vraiment« , et sa vie, et son œuvre !.. Son « rapport au réel«  a eu, en effet, besoin d’assez de temps (!) pour rendre plus justement compte, avec davantage de probité, de la complexité de ce « réel« , riche, touffu, et souvent dangereux, violent, tragique ! Comme moi-même, pour ma part, aussi (souvent un peu trop prolixe !), je le comprends ! Claude Lanzmann prenant peu à peu conscience, en sa vie, qu’il était « un homme des mûrissements longs«  ;

ce qu’il commente, page 249, ainsi :

« Je n’avais pas peur de l’écoulement du temps ; quelque chose m’assurait _ dès 1952-53, au retour de son premier voyage en Israël _ que mon existence atteindrait sa pleine fécondité quand elle entrerait dans sa deuxième moitié«  ; en l’occurrence, « ce reportage non réalisé et ce livre avorté _ sur Israël, en 1953 _ sont, vingt ans plus tard, devenus ce film, « Pourquoi Israël« , que j’ai _ alors _ tourné relativement vite parce que je savais avec précision _ par cette « maturation«  advenue pas à pas et maintenant « réalisée« , précisément _ ce que je voulais transmettre« …

Fin de l’incise sur le choix « meurtrier«  « des possibles et des incompossibles » ; et l’absolu besoin de « maturation«  de Claude Lanzmann… ;

je reprends, donc, l’énumération des « maîtres » de philosophie rencontrés : _,

Georges Canguilhem, Gaston Bachelard, Jean Wahl _ ;

et avec de non moins excellentissimes condisciples _ André Wormser, Hélène Hoffnung, Gilles-Gaston Granger, à Clermont ; Gilles Deleuze, Jacques Le Goff, ou son meilleur copain d’alors, Jean Cau ; ainsi que Michel Tournier, Michel Butor, Robert Genton, ou Jean-Pierre Bamberger, à Paris _,

il eut l’occasion de rencontrer et fréquenter (et travailler durablement avec, surtout ! le travail étant une « maturation » de choix : donnant lieu seul, avec l’ »inspiration« , « véritablement » à une « œuvre » !) d’autres personnes (et milieux) extrêmement formateurs (et porteurs) :

_ d’abord, et ce fut fondamental, Sartre et Simone de Beauvoir

_ au tout premier chef ! dont il a partagé le quotidien sept années (dans le cas, « marital« , de Simone ;

sinon, aussi, dans le cas, de Sartre lui-même ;

quoique : que d’instants du quotidien pleinement partagés avec Sartre aussi ! et cela par le double désir amical de Simone et de Sartre :

cf, par exemple, le récit quasi comique de l’alternance très « organisée«  des repas dans deux restaurants conjoints de Saint-Tropez, en petites vacances, « à l’avant printemps«  1953, « sous le prétexte de prendre du repos, qui consistait en fait pour Sartre en un travail acharné, plus soutenu qu’à Paris parce que plus tranquille. Saint-Tropez était délicieux et vide ; nous logions à l’hôtel la Ponche, Sartre y avait sa chambre, le Castor et moi la nôtre«  :

« Seuls deux restaurants étaient ouverts sur le port ; ils se jouxtaient, séparés par une toile épaisse, frontière pour les yeux, pas pour les oreilles. Curieux, je me demandais comment l’impératif « chacun sa réception » se pratiquerait dans ces conditions de proximité extrême.

Cela se passait, se passa ainsi :

le lundi donc, le Castor dînait avec Sartre dans un des deux restaurants et moi dans l’autre. (…) Le Castor a toujours eu la voix forte, savait que je me trouvais à côté et n’avait pas de secret pour moi : j’entendais chacune de ses paroles et rien de la voix métallique de Sartre ne m’échappait. (…) Quand elle et moi nous retrouvions pour la nuit dans notre chambre, elle me racontait par le menu tout ce que je venais d’entendre. Le mardi, c’était le tour de Sartre d’être condamné à la solitude ; et de ne pas manquer un seul de nos mots, qu’elle lui répéterait fidèlement le lendemain. Le mercredi était plus civilisé : nous dînions à trois, ce qui faisait l’économie d’un récit. Oui, l’entente entre nous était idyllique ; et les promenades en voiture l’après-midi dans les Maures ou l’Estérel, avec Sartre lorsque nous parvenions à le débaucher _ de ses travaux d’écriture _, étaient pour moi, qui avait jusqu’alors peu parcouru la France, un apprentissage du regard et du monde. J’apprenais à voir par leurs yeux ; et je puis dire qu’ils m’ont formé _ voilà ! _; mais cela n’allait pas sans réciprocité : nous avions des discussions serrées et intenses, l’admiration que je vouais à l’un et à l’autre n’empêchait pas qu’elles fussent égalitaires. Ils m’ont aidé à penser ; je leur donnais à penser« , page 251 : c’est magnifique !

Fin de l’incise « comique«  sur l’« organisation«  très « méthodique«  des « partages du temps«  _ mais non concurrentiels ! _ de chacun),

avec Simone

_ « Et Simone de Beauvoir. Nous y voilà. J’ai aimé aussitôt le voile de sa voix, ses yeux bleus, la pureté de son visage et plus encore celle de ses narines« , commence-t-il, superbement, de la présenter (en sa « personne de chair«  si intensément « vivante« , si j’ose le dire ainsi), page 215 _,

avec Simone,

« ce fut en effet une véritable vie commune : nous vécûmes ensemble conjugalement, pendant sept ans, de 1952 à 1959. Je suis le seul homme _ des quelques uns avec lesquels elle a « vécu » : en juillet 1952, il était « le sixième« , prit-elle soin de lui « confier« , lors de leur toute première nuit : « elle en avait décidé ainsi« , nous dit-il, page 218… _ avec qui Simone de Beauvoir mena une existence quasi maritale« , dit Claude Lanzmann, page 250 ;

ensuite, après 1959, « nous dûmes construire l’amitié« , selon la formule de la page 345 ;

mais : « entre le Castor et moi, il n’y eut jamais l’ombre d’une rancune ou d’un ressentiment,

nous nous occupâmes de la revue comme auparavant, travaillâmes et militâmes ensemble« , toujours page 345 _ ;

_ mais aussi, en plus de Simone et de Sartre,

toute l’équipe de rédaction des « Temps modernes« 

_ sur Sartre, ici (en incise), seulement cette rapide présentation physique-ci, page 175 : « les ennemis de Sartre se sont gaussés de sa laideur, de son strabisme, l’ont caricaturé en crapaud, en gnome, en créature immonde et maléfique, que sais-je… Je lui trouvais, moi, de le beauté, un charme puissant, j’aimais l’énergie extrême de sa démarche, son courage physique, et par-dessus tout cette voix d’acier trempé, incarnation _ cette fois encore ce terme « incarnation«  décidément crucial ! _ d’une intelligence sans réplique« … ;

et ceci, page 215, au moment des tout premiers travaux de Claude Lanzmann aux« Temps modernes » : « Sartre, c’était vraiment l’intelligence en acte et au travail, la générosité enracinée dans l’intelligence, une égalité vivante, vécue par lui en profondeur et qui, par une miraculeuse contagion, nous _ nous les jeunes collaborateurs de la revue _ gagnait tous » ;

et encore, au retour du premier voyage de Claude en Israël, en décembre 1952, ces traits moraux-ci, pages 248-249 : « je vérifiai comme jamais l’immense bonne foi intellectuelle de Sartre, son ouverture à autrui, sa capacité à se donner tort«  ;

et sur les deux, encore _ Sartre et Beauvoir _ ce dernier mot, page 177 :

« avec Sartre comme avec le Castor, le seul sujet de conversation, inépuisable en vérité, était le monde. Le monde, c’était ce qu’on avait lu dans les journaux, dans les livres ; c’était la politique ; ou encore les gens qu’on connaissait, qu’on rencontrait, les amis, les ennemis ; une sorte de commérage infini, rosse, marrant, partial, pas du tout « enculturé » pour reprendre un mot de Sartre, clabaudage interminable qu’on poursuivait, reprenait après les heures de travail«  : quelle« école« joyeusement continuée à l’infini pour l’esprit ! _ ;

_ ensuite,

et ce fut important d’abord « alimentairement« , mais pas seulement : le travail de journaliste (de reportage « de fond » !) étant tout à fait décisif aussi _ et combien !_ dans le rapport d’intelligence du monde _ et « au monde » !.. vers et jusque dans le grand œuvre « Shoah« _ de Claude Lanzmann !

Pierre et Hélène Lazareff, ensuite

_ ainsi que les rédactions de leur grand groupe de presse : France-Soir, Elle, France-Dimanche, etc… :

le travail de « reportage«  pour ce groupe de presse étant pendant le plus longtemps le principal « gagne-pain » de Claude Lanzmann : « Tout en travaillant beaucoup pour « Les Temps modernes », j’étais devenu une sorte de journaliste vedette dans le groupe de presse de Pierre et Hélène Lazareff« , entame-til, page 369, le chapitre XVI, au « tournant des années soixante« … ;

_ ainsi que tous ceux _ et de quelle qualité ! tant de « personnes humaines«  que de « témoins  (« véridiques«  !..) de l’Histoire«  : mais est-ce dissociable ?.. _ que le travail d’enquête tant journalistique (au sens le plus large et le plus généreux !) que cinématographique, désormais _ oui ! _, de Claude Lanzmann _ au tournant des années soixante-dix, cette fois, jusqu’à être « entièrement absorbé par « Pourquoi Israël » et la découverte bouleversante des possibilités que m’offrait le cinéma ; puis immédiatement après par l’immense travail préparatoire à « Shoah«  » _ allaient lui permettre aussi, et de par le monde entier, de rencontrer, fréquenter _ ainsi que filmer, dans « Shoah » : quelle expérience !!!.. _,

et auprès desquels, tels un Gershom Scholem, un Jan Karski, un Raül Hillberg,entre bien d’autres encore,

continuer à affiner sa « formation » _ d’intelligence et sensibilité, ouvertes _ de « personne humaine » ;

ainsi que son « génie » singulier, sur le tard, principalement _ comme lui-même le formalise, au détour d’une page… _ d’ »auteur« …

A l’aune d’un idéal proprement lumineux de vérité..

Avant le travail du grand œuvre, « Shoah » _ avec les rencontres bouleversantes de Filip Müller, Rudolf Vrba, Simon Srebnik et Abraham Bomba, entres quelques autres encore… _, abordé

aux chapitres XVIII (le lancement _ complexe, patient et obstiné : passionnant _ de l’entreprise « Shoah« ),

XIX (le _ très difficile (et dangereux !) _ « recueillement » de « témoignages » _ trop rares _  de _ quelques : « il y a dans « Shoah » six nazis« , page 484… _ bourreaux : « la perte la plus grave de l’affaire _ Heinz _ Schubert _ aux pages 477 à 484 : un rude morceau !.. _ est qu’il n’y a pas de membres des Einsatzgruppen dans « Shoah« « Et « c’était pour moi essentiel« , lâchera avec amertume Claude Lanzmann aux pages 484-485)

et XX (la découverte _ à partir de févier 1978, en Pologne, et enfin ! _ des lieux mêmes _ imparablement muets ! de leur tonitruant vide… : un facteur capital pour l’œuvre de témoignage des « annihilés » ! qu’est « Shoah«  _ de l’extermination) ;

et quelques unes, enfin _ assez peu nombreuses : Claude Lanzmann préférant en quelque sorte, et on le comprend, au final, « en rester là«  _, de ses suites (au chapitre XXI, noblement terminal, sur les « réceptions » de « Shoah« )

_ on notera cependant et la réaction de « recul«  _ il a quitté la séance de présentation du film au terme de la « Première époque » _ du rabbin René-Samuel Sirat _ qui, alors, « se leva d’un bond«  et, apercevant Claude Lanzmann, lui « lança : « C’est épouvantable » et prit la fuite« , page 526… _  ;

et « l’impossibilité« , en dépit d’efforts renouvelés, de « regarder« , du cardinal Jean-Marie Lustiger _ «  »Je ne peux pas, me dit-il, je ne peux pas ; je réussis à en voir une minute par jour, pas plus. Je vous demande pardon » ; je le lui accordai« , page 530 _ ;

un ultime chapitre, de la page 525 à la page 546, du « Lièvre de Patagonie« , de 21 pages seulement… ; et en « se retenant » bien de polémiquer :

toujours, et plus que jamais, sans doute,

ces quatre derniers chapitres de « Mémoires« , sur ce « sommet » de l’œuvre et de la vie de Claude Lanzmann qu’est « Shoah« ,

à l’aune _ et c’est là l’essentiel !.. _ et de « la joie sauvage de l’incarnation » et de l’ »être vrais ensemble« 

_ ces magnifiques expressions des toutes dernières lignes de ce « Lièvre de Patagonie« , nous l’allons voir… 

C’est ce qui me reste, en effet, à préciser-détailler dans le second volet, qui vient, de cet article…


Titus Curiosus, ce 29 juillet 2009

 

Ce jeudi 5 juillet 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

 

 

La double filiation (entrelacée) Buchholz – Lauterpacht de Philippe Sands en son admirable « Retour à Lemberg »

15avr

N’ayant que trop conscience de l’himalayesque difficulté de mes lecteurs

_ y compris « Dear Philippe« , qui n’a guère de temps à s’échiner à suivre de prolixes vétilles de superfétatoire commentaire de son œuvre, lui l’avocat d’autrement pressantes affaires de droit international _

à se perdre dans les poussives velléités de synthétiser les rhizomes baroques de mes hirsutes efforts pour mettre clairement  au jour ce qui court et brûle explosivement dessous _ mais maintenu discret, caché, tenu secret, pour ne pas être affreusement crié… _ les longues phrases serpentines des auteurs de ma prédilection

_ René de Ceccatty (cf mon article du 12 décembre dernier sur son Enfance, dernier chapitre«  ; et écouter le podcast de notre entretien du 27 octobre 2017),

Philippe Forest (en son absolument déchirant et torturant Toute la nuit),

Mathias Enard (en son immense et génialissime Zone),

le grand Imre Kertesz (en ce terrifiant sommet de tout son œuvre qu’est Liquidation),

William Faulkner (l’auteur d’Absalon, Absalon !), 

Marcel Proust (en cet inépuisable grenier de trésors qu’est sa Recherche…), 

et quelques autres encore parmi les plus grands ;

mais pourquoi ne sont-ce pas les œuvres souveraines et les plus puissantes des auteurs qui, via de telles médiations médiatiques, se voient le plus largement diffusées, commercialisées par l’édition, et les mieux reconnues, du moins à court et moyen terme, du vivant des auteurs, par le plus large public des lecteurs ? Il y a là, aussi, un problème endémique des médiations culturelles et de ses vecteurs, pas assez libres de l’expression publique de leurs avis, quand ils sont compétents, car, oui, cela arrive ; mais bien trop serviles, au final, dans leurs publications, inféodés qu’ils se sont mis à des intérêts qui les lient, bien trop exogènes à l’art propre : j’enrage… _,

j’éprouve,

au lendemain de l’achèvement de mon article _ et qui me tient à cœur ! _   de dialogue serré avec le Retour à Lemberg de l’admirable Philippe Sands

le besoin _ possiblement vain _ de proposer un regard plus synthétique et bref _ et probablement impossible _ sur l’œuvre et son auteur.

Voilà.

La piste que je propose de surligner ici

est celle de la double filiation

et entrecroisée : d’abord géographiquement à Lemberg-Lwow-Lviv _ les carrefours de lieux et moments, tel celui d’Œdipe en route peut-être vers Deiphes, se révèlent décisifs !!! _,

qui lie, tant dans sa vie personnelle que dans sa vie d’auteur, et dans sa profession d’avocat, aussi,

Philippe Sands

_ et cela, via sa mère Ruth (née à Vienne, en une courte étape très peu de temps après l’Anschluss, le 17 juillet 1938) _,

d’une part, à son merveilleux grand-père Leon Buchholz (Lemberg, 1904 – Paris, 1997) ;

et, d’autre part, _ et cette fois via son professeur, maître à l’université, et mentor de sa carrière d’avocat et d’universitaire : Sir Elihu Lauterpacht (Cricklewood, Londres, 13 juillet 1928 – Londres, 8 février 2017) _, à ce grand juriste britannico-polonais qu’est Hersch Lauterpacht (Zolkiew, 16 août 1897 – Londres, 8 mai 1960)…

Car c’est le croisement de ces deux filiations-là,

la filiation familiale

et la filiation professionnelle de juriste en droit international,

qui fait

non seulement la base et le départ,

mais tout le développement, et cela, jusqu’à la fin,

de l’entrelacement serré des lignes et chapitres constituant le fil conducteur fondamental du récit

de l’extraordinairement passionnante enquête

que mène vertigineusement, six années durant, de 2010 à 2016,

Philippe Sands

en ce merveilleux Retour à Lemberg

Entrelacement serré des lignes

_ de vies et morts multiples : dont les fantômes ne nous quitteront plus _ 

qui constitue d’abord l’occasion _ biographico-anecdotique, qui aurait fort bien pu n’être que superficielle… _ du départ de cette enquête que vont narrer les 453 pages aussi époustouflantes que profondément émouvantes du récit de ce livre,

puisque Lviv _ où avait été invité au printemps 2010 l’avocat britannique spécialisé en droit international qu’est Philippe Sands _ va se trouver constituer bientôt pour Philippe Sands le carrefour _ complètement insu de lui, forcément, au départ _ de deux questionnements qui, à la fois, s’emparent très vite de lui, et lui sont personnels, singuliers, propres :

_ le questionnement proprement familial sur ce que fut le parcours de vie de son grand-père, Leon Buchholz _ décédé il y avait treize ans (c’était en 1997, à l’âge de quatre-vingt-treize ans) au moment de ce voyage à Lviv en octobre 2010 _, d’une part _ grand-père dont son petit-fils savait (mais seulement vaguement, puisque son grand-père ne lui en avait pas une seule fois parlé !) qu’il était né à Lemberg, puis en était parti, encore enfant… _ ;

_ et le questionnement sur ce que furent les parcours de vie (ainsi que, d’abord _ afin de rédiger sa conférence d’histoire du droit ! _, sur ce qu’avait été la genèse de leur œuvre juridique, à chacun) des deux grands juristes que sont Lauterpacht et Lemkin _  qui ont, eux aussi, vécu en cette même cité de Lemberg-Lwow-Lviv, et y ont fait leurs études de droit (ce qui n’était pas du tout manifeste au départ de la prise de connaissance par Philippe Sands de leurs thèses de droit international ; et c’est même là un euphémisme !) _ ;

et qui sont, eux deux, à l’origine et au fondement même de la discipline juridique que pratique au quotidien l’avocat en droit international qu’est Philippe Sands ;

et qui lui a, très factuellement, valu cette confraternelle invitation à Lviv, en Galicie ukrainienne, au printemps 2010.

..

C’est donc la simple préparation _ on ne peut plus anodine, en quelque sorte _ de cette conférence sur l’histoire de la genèse des concepts au fondement du Droit international,

qui, au cours de l’été 2010, va faire découvrir à Philippe Sands, loin de toute attente préalable de sa part _ et donc avec une immense surprise pour lui, le conférencier à venir, à l’automne ! _

que Lemkin comme Lauterpacht avaient, eux aussi, des liens puissants

avec cette cité de Lviv :

des liens tant biographiques, pour y avoir vécu un moment de leur vie,

que juridiques, pour y avoir étudié, l’un et l’autre, le Droit, en son université :

l’université de ce qui était encore la Lemberg autrichienne, pour Hersch Lauterpacht, entre l’automne 1915 et le printemps 1919 _ l’Autriche perdant sa souveraineté sur Lemberg par sa défaite militaire de novembre 1918 ; perte confirmée lors de la signature du Traité de Versailles, le 28 juin 1919 _ ;

et l’université de ce qui était la Lwow polonaise, pour Raphaël Lemkin, entre l’automne 1921 et le printemps 1926.

 

Et cette découverte

que fait cet été 2010 Philippe Sands en préparant sa conférence à venir de l’automne,

se révèlera, et à sa grande surprise, aussi une découverte pour ses invitants ukrainiens de la faculté de Droit de Lviv,

qui ignoraient

non seulement tout des personnes de Hersch Lauterpacht comme de Raphaël Lemkin,

mais, a fortiori, de ce que ces derniers avaient pu recevoir de l’enseignement de leurs professeurs de droit en leur université même de Lemberg-Lwow et maintenant Lviv…

Mais l’enquête est loin de se cantonner à cette première découverte biographique concernant Leon Buchholz, Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin.

Car le détail des multiples micro-enquêtes successives auxquelles va se livrer Philippe Sands,

et dans le monde entier, entre 2010 et 2016 _ 2016 étant l’année de la première publication du livre en anglais, à New-York et à Londres _,

avec leurs incessants rebondissements,

concernant les quatre principaux protagonistes que sont Hersch Lauterpacht, Raphaël Lemkin, Hans Frank et Leon Buchholz,

mais aussi le cercle de leurs proches,

va livrer à son tour de très nombreuses découvertes, et à multiples rebondissements, elles aussi, au fur et à mesure,

faisant apparaître d’autres parentés, ou plutôt de très intéressantes similitudes de vie,

concernant cette fois les identités personnelles,

et cela jusqu’à leur intimité la mieux préservée de la publicité, pour la plupart d’entre eux,

de nos principaux protagonistes…

Il est vrai que ne découvrent

que ceux qui cherchent vraiment !

je veux dire ceux qui cherchent avec méthode, patience, constance, obstination,

grâce à l’examen le plus attentif qui soit des documents que peuvent receler des archives, ou bien publiques ou bien privées, qu’ils vont dénicher ;

et grâce, aussi, à l’obtention, mais recherchée par eux, elle aussi, de témoignages,

tant que vivent encore et que consentent à leur parler, des témoins

_ cf ici par exemple, la démarche de recueuil (et l’œuvre cinématographique) extrêmement féconde d’un Claude Lanzmann ; et les indispensables réflexions de fond d’un Carlo Ginzburg, par exemple en son très remarquable Un Seul témoin

Nous découvrirons alors que l’identité des personnes,

en leur intimité même, et la mieux protégée,

à côté de leur vie manifeste et publique de membres de groupes et de communautés,

est quelque chose _ c’est-à-dire un processus vivant _ d’ouvert, complexe, riche, assez souvent secret et, parfois, douloureusement vécu, eu égard aux regards (et jugements, et condamnations _ jusqu’aux violences et même parfois meurtres… _) des autres ;

et cela que ce soit sur un terrain parfaitement public,

ou sur un autre, plus privé, lui, et tenu au moins discret, sinon caché ou secret…

J’ajoute aussi l’importance des filiations,

tant biologiques qu’affectives

ainsi que professionnelles ;

et qui marque puissamment aussi _ et, que ce soit voulu ou pas, assumé ou pas, cela travaille obstinément les consciences et finit le plus souvent par émerger… _,

jusqu’aux générations suivantes :

ainsi, dans ce récit,

outre le cas princeps de Philippe Sands, son petit-fils,

par rapport à Leon Buchholz, son grand-père ;

les cas de Elihu Lauterpacht, son fils,

par rapport à Hersch Lauterpacht, son père ;

de Niklas Frank, son fils,

par rapport à Hans Frank, son père ;

ou même celui de Horst von Wächter, son fils

par rapport à Otto von Wächter, son père ;

mais aussi _ et faute de descendance pour lui ; et du fait de la détresse morale de son neveu Saul Lemkin _,

le cas de Nancy Ackerly, sa dernière confidente et collaboratrice,

par rapport à Raphaël Lemkin, son ami de l’année 1959 et employeur occasionnel _ et in extremis… 

Le Droit _ auxquel Leon Buchholz désirait vivement que son petit-fils Philippe se consacre _

se révèle ainsi, in fine, une fondamentale mission de défense de la personne

en sa liberté même d’exister et s’épanouir _ et aimer _,

avec d’autres,

ou quelque autre, peut-être unique et singulier _ en quelque chaleureuse intimité préservée…

Et il me semble que c’est là un point très important de ce qu’apporte l’analyse de Philippe Sands.

Ce dimanche 15 avril 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’apport de la photographie à l’histoire : « Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre » de José Cubero

06nov

Certains des précédents ouvrages de José Cubero, tels son magnifique (et très riche) La Résistance à Toulouse et dans la Région 4 (aux Éditions Sud-Ouest, en 2005), ou son passionnant Les Républicains espagnols (en sa réédition de 2013 aux Éditions Cairn), se signalaient déjà par un très remarquable souci de documentation photographique à l’appui ou en complément du texte : je m’en étais fait la remarque…

Or voici qu’aujourd’hui nous parvient un superbe ouvrage de grand format, cette fois-ci, appuyé pour l’essentiel sur deux magnifiques fonds photographiques _ artistiques, aussi ! _ toulousains : celui de Germaine Chaumel (22-11-1895 – 12-4-1982) et celui de Jean Dieuzaide (20-6-1921 – 18-9-2003) :

Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre, aux Éditions Cairn.

Il n’est que le comparer avec le remarquable et très riche (et passionnant…) travail de documentation photographique, mais brut, lui,

qu’avait réalisé Michel Goubet dans un ouvrage au titre quasi homonyme, en 1987, aux Éditions Horvath : Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre 1939-1945 _ la vie quotidienne en images.

Les deux-tiers des photographies que propose ici aujourd’hui l’ouvrage de José Cubero, paru ce mois de novembre 2013 aux Éditions Cairn, à Pau, proviennent de la collection d’une remarque artiste, Germaine Chaumel _ c’est ici une importante découverte pour la plupart d’entre nous ! _ ; avec un complément (copieux) du jeune Jean Dieuzaide, pour ce qui concerne le moment de la Libération de Toulouse, au mois d’août 1944 ; ainsi que quelques autres encore, Jean Ribière, Gril, etc.

En plus du texte de présentation de la Quatrième de couverture, que je retranscris ici in extenso, car il exprime excellemment le propos maîtrisé de ce très beau livre :

« Trop durablement méconnu, le fonds Germaine Chaumel constitué de milliers de photographies nous invite à retrouver la vie quotidienne _ voilà _ à Toulouse et dans la Haute-Garonne pendant les « années noires ». Accréditée à partir de 1935 par des journaux régionaux et nationaux, puis internationaux à partir de 1938, dont le New York Times, Germaine nous fait vivre de l’intérieur _ mais oui ! avec une très intense qualité d’attention _ la dureté des temps, les privations, la hantise du ravitaillement, la rigueur des hivers. Mais elle révèle aussi des aspects que la mémoire collective a parfois voulu oublier.

Son regard _ sur des regards _ traduit la détresse des réfugiés, quels qu’ils soient, la tristesse et le deuil portés par la défaite. Elle capte les regards, les attitudes _ voilà. Mais elle dévoile aussi les nouveaux rituels qui expriment la volonté de Vichy d’encadrer la population : serments répétés, défilés incessants, manifestations de loyalisme à la personne de Pétain _ cf ^par exemple la terrible naïveté des regards de la famille pétainiste de la photo page 132…

Bien sûr, elle aussi est présente avec son Rolleiflex lors de la libération de Toulouse au moment où le jeune Jean Dieuzaide réalise son véritable premier reportage photographique. C’est alors que les Toulousains découvrent les résistants sortis des maquis ou de la clandestinité.

Germaine et Jean, chacun de son côté, les fixent à jamais _ pour nous qui pourrons ainsi revenir à loisir désormais les regarder _ sur la pellicule. Leurs visages sont dès lors, tout au moins pour certains _ les autres avaient déjà été éliminés ! _, devenus familiers.

Avant leur sortie de l’ombre, les résistants, clandestins mais poursuivis et durement _ souvent sauvagement même… _ réprimés, tant par Vichy que par l’occupant, sont donc des anonymes _ et invisibles. Pour respecter la logique de l’ouvrage fondée sur un dialogue constant _ voilà ! _ entre la photographie et le texte, il a fallu évoquer l’organisation de la Résistance par le recours _ souvent mince, ou pauvre ; avec  tant de photos qui , et pour cause, n’ont pas pu exister !.. _ à d’autres fonds relevant d’archives publiques et privées »,

l’Avant-Propos de José Cubero, pages 16 à 19, précise et cerne parfaitement le propos plus spécifiquement historien-historique de ce très bel ouvrage d’Histoire et de photographie, très intelligemment et comme amoureusement entremêlées ;

j’y relève plus particulièrement ceci  :

« Toulouse fut l’une _ avec Lyon et Marseille _ des grandes capitales de la Résistance. Précocement, des homme et des femmes, dans les mouvements et dans les réseaux, se dressèrent contre Vichy, puis _ à partir du 11 novembre 1942 et l’invasion de la zone Sud par les Allemands _ contre l’occupant. (…)

Mais l’histoire de Toulouse n’est pas seulement celle du refus, refus de la défaite, refus de Vichy, refus de l’Occupation et du nazisme. Elle s’inscrit aussi dans ces années noires dominées par la tyrannie _ rude _ du quotidien pendant que le nouveau régime, une _ sinistre _ dictature réactionnaire _ à la façon de celle de Salazar, au Portugal ; cf page 99, la significative présence d’un ministre portugais, Caeiro da Matta, accompagnant le secrétaire d’État à l’Éducation et ministre de la Jeunesse, Jérome Carcopino, lors d’un rassemblement scout, le 1er mars 1942 _, qui entend _ dès le 11 juillet 1940 _ effacer toute tradition républicaine, tente de se faire accepter tout en collaborant avec le vainqueur du moment.

La photographie devient alors un témoin aujourd’hui _ en effet historiquement _ irremplaçable. Germaine Chaumel, la première femme reporter de Toulouse, avec son regard humaniste, nous dévoile un temps observé « par en bas ». Les séparations, lors de la déclaration de guerre _ cf la trés belle photo d’adieu d’un couple sur le quai de la gare Matabiau, pages 44-45 _, ont lieu dans l’intimité, une intimité dévoilée _ et montrée, en sa dimension tragique _, ou dans une convivialité de circonstance _ cf page 43, la photo des deux soldats dans une cantine, avant leur départ, ou lors d’une permission, précise la légende. Les visages _ toujours les visages ! _ des réfugiés, espagnols dès 1938, puis belges et français originaires du Nord, expriment la lassitude, l’épuisement et la détresse. Les queues qui se forment devant les magasins ou les points de distribution de l’aide du Secours national disent l’ampleur des pénuries qui frappent toute la population. Les rues enneigées, les fontaines publiques et la Garonne prises par les glaces rappellent la dureté des hivers sans chauffage _ et il n’y a pas eu de photos de ce qui se passait ces terribles hivers-là dans les camps de Haute-Garonne : à Noé, au Récébédou, à Clairfont… Les manifestations publiques et les visites « du Maréchal » _ copieusement documentées, elle, par Germaine Chaumel _, en rassemblant les foules, traduisent la volonté du régime de contrôler les esprits _ une forme d’organisation de l’opinion qui perdurera par la suite de la part de certains politiques ; Charles de Gaulle n’est sans doute pas pour rien le filleul de Philippe Pétain ; on lira aussi avec profit, pour l’épisode de la visite du général de Gaulle à Toulouse, les 16 et 17 septembre 1944, les éclairants témoignages de Pierre Bertaux et Serge Ravanel (La Libération de Toulouse et de sa région, aux Éditions Hachette en 1973, pour Pierre Bertaux ; et L’Esprit de résistance, aux Éditions du Seuil, en 1995, pour Serge Ravanel)…

Pourtant, la répression menée par les tribunaux de Vichy contre les résistants débouche, à partir de 1942 et en particulier avec l’exécution de Marcel Langer, sur une véritable guerre civile qui s’élargit en actes de guerre contre l’occupant. Et si Germaine Chaumel montre relativement peu _ en effet _ la présence allemande effective avec l’invasion de la zone Sud le 11 novembre 1942, elle vise juste avec en particulier deux clichés qui disent le traumatisme d’une région qui, depuis la campagne de Wellington en 1914, n’avait pas connu d’invasion ou d’occupation étrangère. Les deux soldats de la Wermacht devant le Capitole _ page 223 _ provoquent toujours un choc ; et des officiers allemands, saluant dans un stade aux côtés des représentants officiels du régime de Vichy _ page 225 _, traduisent la réalité de la collaboration.

Ce fonds photographique, fondamental pour cette période, est complété par les collections des Archives municipales avec les fonds Ribière et Gril, du Musée départemental de la Résistance et de la Déportation, de la Dépêche, et par les clichés que Jean Dieuzaide consacra à son premier reportage, lors de la libération de la ville.

Mais, bien que certaines de ces photographies semblent nous livrer d’emblée leur signification _ défilés, manifestation, arrivée des résistants, hommage dû aux morts, visite de De Gaulle _, toutes nécessitent une contextualisation _ oui ! et c’est bien là la tâche essentielle de l’historien _ qui éclaire _ pour nous lecteurs d’aujourd’hui _ la complexité _ à démêler, et mieux comprendre, en quelques uns, les principaux, du moins, de ses tenants et aboutissants… _ de cette période faite de difficultés, de souffrances, mais aussi d’espoir. Une contextualisation d’autant plus nécessaire que la Résistance, clandestine, ne s’est pas offerte _ elle : et pour cause ! _  en spectacle et n’apparaît donc au grand jour qu’après le 6 juin 1944, voire à Toulouse _ même _ lors des combats de la Libération

_ quand, sur l’ordre d’Hitler, les Allemands quittent précipitamment tout le Sud, au lendemain du débarquement des troupes alliées en Provence le 15 août ! « Au soir du 15 août 1944, le débarquement des Alliés en Provence a déjà mis les Allemands en difficulté, car après la percée d’Avranches en Normandie, ils ne peuvent tenir deux lignes de défense. Comme leur commandement avait envisagé un débarquement sur le littoral méditerranéen à l’ouest du Rhône, des troupes importantes, le groupe d’armées G avec la 11e division blindée, sont massées dans le grand Sud-Ouest. Aussi, dès le 16, Hitler donne-t-il l’ordre de repli (…). « La décision fut extrêmement pénible pour Hitler. Les fruits de la victoire en 1940 étaient perdus. » Cet ordre de repli, immédiatement exécutoire, n’arrive que le 17 août à 11 heures 45 à Pierrelatte, le poste de commandement du groupe d’armées G du général Blaskowitz. Celui-ci a déjà alors quitté Rouffiac, son quartier général qui se trouvait à huit kilomètres au nord-est de Toulouse. Dans le Midi toulousain, l’état-major principal de liaison de Toulouse doit organiser le départ des troupes qui, par Carcassonne, Narbonne, Montpellier et la vallée du Rhône, se concentreront ensuite à Dijon. (…) A Dijon, Blaskowitz installe son poste de commandement dès le 23 août.« , explique José Cubero pages 250-251 ; fin de l’incise.

Le texte prend alors provisoirement le pas sur l’image, car la nécessité s’impose de présenter _ assez en détail ; et sans de « belles »  photographies de Germaine Chaumel ou de Jean Dieuzaide _ les mouvements et les réseaux à travers quelques portraits _ écrits seulement, par conséquent ; avec seulement quelques pauvres photos d’identité… _ de dirigeants, toulousains comme François Verdier, Raymond Naves ou Marie-Louise Dissard, réfugiés comme Francisco Ponzán ou Marcel Langer, repliés et nommés à Toulouse à des titre divers comme Pierre Bertaux, Jean Cassou, Jean-Pierre Vernant ou Serge Ravanel. Des organisations dirigées aussi bien par des civils que par des militaires, des Français que des étrangers.

De plus, si Vichy aime s’offrir en spectacle à travers ses multiples manifestations, il tient _ sévèrement ; et pour cause ! _ occultées la réalité _ en conséquence invisible par Germaine Chaumel… _ des camps et sa complicité active dans le crime de masse de la Shoah _ ce qui ne s’avèrera que bien plus tard dans le siècle. Le film Shoah de Claude Lanzmann est présenté le 30 avril 1985 ; cf ma série d’articles de l’été 2009 (du 29 juillet au 7 septembre) à propos du Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann : de La joie sauvage de l’incarnation : l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ présentation I à La joie sauvage de l’incarnation : l’ »être vrais ensemble » de Claude Lanzmann _ dans l »écartèlement entre la défiguration et la permanence », « là-haut jeter le harpon » ! (VII) ; fin de l’incise.

L’ouvrage veut donner à voir des fonds photographiques que, par leur qualité intrinsèque _ artistiquement, donc… _, l’on peut considérer aujourd’hui comme patrimoniaux. Ils permettent aussi _ à l’historien _ de construire une cohérence _ c’est là tout son travail infiniment patient, tant d’analyse que de synthèse _ malgré l’enchevêtrement des faits. Car la logique thématique suivie ici, malgré quelques recoupements qui, pensons-nous, s’enrichissent par leur complémentarité, est en harmonie avec un déroulement chronologique. Un travail qui entend aussi saisir _ pour nous, lecteurs _ cette densité humaine _ oui ! et véridique ! _ faite de tensions, de privations, de peurs et de souffrances _ c’est parfaitement réussi ! _ et, en intégrant le travail de la mémoire, accomplir _ pleinement : oui ! _ un devoir _ au service de la compréhension exigeante du devenir historique _ d’histoire« …

Patronné par le Conseil Général de la Haute-Garonne, et parrainé par l’Académie des Jeux floraux de Toulouse,

ce très bel album qu’est  Toulouse et la Haute-Garonne dans la guerre de José Cubero, aux Éditions Cairn,

est ainsi à la fois un excellent et très nécessaire outil pédagogique à l’usage des jeunes générations,

et un fort beau livre sachant excellemment contextualiser de riches photographies :

afin de mieux regarder pour mieux décrypter et comprendre notre Histoire…

Titus Curiosus, ce 6 novembre 2013

 

chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder

29juil

C’est un événement considérable pour l’intelligence du devenir historique (y compris de maintenant : quant à la « marche du monde« … _ selon une expression qu’affectionnait Giono _), que la publication _ aux États-Unis le 28 octobre 2010, par Basic Books, une filiale du groupe Perseus Books, et, ce mois d’avril 2012, en français, aux Éditions Gallimard, dans la traduction de ce transmetteur infatigable (passionnant et génial par ce que sait dénicher de « trésors«  sa curiosité croisée érudite !) qu’est Pierre-Emmanuel Dauzat, et cela moins de deux ans, donc, après sa parution anglo-saxonne _ de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, par l’historien américain _ professeur à Yale _ Timothy Snyder.

A mes yeux, un chef d’œuvre _ indispensable, donc ! et urgent : je développerai pourquoi… _ de l’historiographie contemporaine,

dans la lignée de cet autre « indispensable » _ historiographiquement comme humainement, et indissociablement les deux ! _ admirable (!!)

_ avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix (ainsi « J’aurais voulu citer tous les noms un par un, écrit la poétesse Akhmatova dans son Requiem, mais on a pris la liste, il ne reste plus rien« , est-il rapporté, page 20 ; et la culture littéraire de Timothy Snyder est, elle aussi, profonde et magnifique !..) ; avec, dans ce livre-ci, aussi, comme un concert (tragique) de toutes ces voix que, par-delà la double disparition de leurs corps (deux fois abolis et effacés : leurs vies d’abord assassinées, puis les restes (sans sépulture !) de leurs cadavres, déterrés des fosses, et cette fois réduits en cendres, lors de l’Aktion 1005 dirigée par le (de sinistre mémoire !) Paul Blobel…) ;

avec, dans ce livre-ci, aussi comme un concert (tragique) de toutes ces voix, donc,

que Timothy Snyder nous donne sublimement, chacune à sa juste place, à ré-entendre in extremis (et ainsi comme vivre à jamais :

« Des cités entières disparaissent. À la place de la nature

Juste un petit bouclier pour contrer l’inexistence« ,

ainsi que l’énoncent deux vers du Bouclier d’Achille de Tomas Venclova, placé parmi les exergues du livre, page 7 : Tomas Venclova, poète lituanien (né le 11 septembre 1937 à Klaipeda) enseigne lui aussi à Yale depuis septembre 1980, et a eu pour amis Czeslaw Milosz et Joseph Brodsky, tous deux aussi issus de ces « Terres de sang » : Milosz, né le 30 juin 1911 à Szetejnie, en Lithuanie, non loin de Vilnius ; Brodky, né le 24 mai 1940 à Leningrad ; et eux aussi survivants de ce qui eut lieu en cette « Europe (-là prise) entre Hitler et Staline« , entre 1939 et 1945 pour le principal des dégâts…) ;

les autres exergues sont empruntés à Paul Celan, Fugue de mort :

« tes cheveux d’or Margarete,

tes cheveux cendre Sulamith« ,

 

Vassili Grossman, Tout passe :

« Tout coule, tout change ;

il n’y a pas deux convois qui se ressemblent »,

 

et un chant traditionnel ukrainien, Tempête sur la mer Noire :

« Un inconnu s’est noyé dans la mer Noire, seul,

Sans personne pour l’entendre implorer pardon«  _

dans la lignée _ avec aussi un concert (sublime) de toutes ces voix in extremis ré-entendues, sinon ressuscitées _ de cet autre « indispensable » admirable _ quel monument d’historiographie, comme d’« humanité«  : les deux ! _

qu’est L’Allemagne nazie et les Juifs, de Saul Friedländer _ traduit aussi, déjà (!) par Pierre-Emmanuel Dauzat :

au point que j’ai joint au téléphone Pierre-Emmanuel Dauzat afin de m’enquérir de plus ou moins lointaines racines (est-européennes : ukrainiennes, par exemple, ou de quelqu’une de ces « Terres de sang » de notre Europe centrale et orientale…) de l’auteur de ce considérable admirable travail, Timothy Snyder : qu’a-t-il donc, lui, citoyen américain né en 1969, pu vivre (ou pu hériter de proches ; et ce peut être de l’ordre du silence mutique…), qui apparente si magnifiquement son travail d’historien ici (avec le « concert«  de toutes ces voix, comme à jamais sauvées, qu’on avait voulu anéantir en les massacrant en masse, et jusqu’à des millions, une par une…) à celui, si haut et si magnifique, avec le même « concert« , devenant fraternel à travers leur sort (hélas trop semblablement uniforme, lui !), de ces voix elles aussi in extremis comme sauvées, rassemblées en pareil si essentiel livre d’Histoire, de Saul Friedländer ?.. Même si ici, Timothy Snyder élargit le champ d’analyse aux personnes (et voix) des victimes de Staline, ainsi que de toutes les autres victimes civiles de Hitler, au-delà des personnes (et voix) juives victimes de Hitler, pour Saul Friedländer…

Et cela, pas par une simple addition, mécanique et listée en chiffres, sans les noms, de ces victimes ; mais par la prise en compte du fait particulièrement terrible, aux conséquences monstrueuses, de l’interconnexion, aux rouages complexes, magistralement décortiqués ici par l’analyse au scalpel de Timothy Snyder, des « crimes politiques de masse«  et staliniens et nazis, commencés dès 1932-1933, sur la base

(et cela, sur le terrain de ces « Terres de sang« , à partir du pacte germano-soviétique du 23 août 1939 ;

une semaine plus tard, « le 1er septembre, la Wermacht attaqua la Pologne« , page 193 ;

et « le 17 septembre 1939, l’Armée rouge envahit la Pologne par l’est. Elle opéra sa jonction avec la Wermacht au milieu du pays pour organiser un défilé commun de la victoire. Le 28 septembre, Berlin et Moscou conclurent un second accord sur la Pologne : le traité sur les frontières et d’amitié« , page 194 ;

et bientôt Staline allait en profiter pour mettre aussi la main sur les trois États baltes indépendants pourtant depuis le traité de Riga, en mars 1921 (cf page 36) : « Ce même mois, en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230 :

sur les exactions que les Soviétiques y commirent entre juin 1940 et le 22 juin 1941, le jour de l’attaque-surprise par l’Allemagne de l’Union soviétique, lire les pages 231 à 233 ;

puis entre le 22 juin 1941

(« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa fut bien plus qu’une attaque-surprise, un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité. L’affrontement entre la Wermacht (et ses alliés) et l’Armée rouge tua plus de 10 millions de soldats, sans parler d’un nombre comparable de civils morts en exode, sous les bombes, ou de faim et de maladie des suites de la guerre sur le front de l’Est Au cours de cette guerre, les Allemands tuèrent aussi délibérément _ et nous voici à l’un des tenants du sujet de ce livre : l’interconnexion des « meurtres politiques de masse«  stalinien et nazi, avec 14 millions de victimes hors actions militaires… _ quelque 10 millions de personnes, dont plus de 5 millions de Juifs et plus de 3 millions de prisonniers de guerre« , page 251) ;

puis entre le 22 juin 1941

et le 8 mai 1945, la fin de la guerre en Europe ;

fin ici de l’incise)

sur la base, donc,

de ce que François Furet a qualifié, Timothy Snyder le rappelle page 591, de la « complicité belligérante«  de Hitler et Staline…

Et c’est l’étendue colossale doublement cyniquement enchevêtrée de ses dégâts, Hitler comme Staline ayant su l’un autant que l’autre diaboliquement en jouer, dans cette « Europe«  prise « entre Hitler et Staline« , qui fait l’objet de cette passionnante (richissime autant qu’irrésumable !) enquête de démêlage chronologique au scalpel (de 628 pages) de telles complexités meurtrières des systèmes politiques identifiables sous les noms de Staline et Hitler, en ce capital Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline ! Ce livre est un trésor !

Staline, celui qui a dit un jour de décembre 1944 à Moscou au général De Gaulle « À la fin, c’est la mort qui gagne« , non seulement n’avait pas, mais ne doit pas non plus, jamais, avoir raison !

La mort ne doit jamais gagner !


Et je renvoie ici à la grande méditation de Fedor Dostoïevski dans Les Frères Karamazov pour contrer les arguments de Dimitri Karamazov, son personnage affirmant : « si Dieu n’existe pas, tout est permis« … Non, tout n’est pas permis ; pas plus au tyran autocrate qu’à n’importe qui ; ni jamais, quelles que soient les circonstances, ou l’opportunité ! Ô Prince de Machiavel…

Lire aussi, sur Staline, l’immense génial roman faustien de Mikhaïl Boulgakov : Le Maître et Marguerite : autre chef d’œuvre essentiel de la littérature mondiale...

Mais Timothy Snyder (né le 18 août 1969 _ aux États-Unis ; je n’ai pas déniché jusqu’ici davantage de précision bio-géographique _ : il avait donc 41 ans seulement lors de la publication de Bloodlands : Europe between Hitler and Stalin en octobre 2010)

est, sinonet déjà _ d’un autre continent,

du moins _ et aussi _ d’une autre génération

que Saul Friedländer (né le 11 octobre 1932 à Prague). Sur l’enfance de ce dernier, et sa traversée personnelle _ en France _ de la guerre de 1939-45, on lira, en complément de son chef d’œuvre, le magnifique Quand vient le souvenir

J’ignore donc pour le moment d’où procède l’étincelle à la source si féconde de l’énergie et de l’enthousiasme historiographiques qui animent si puissamment Timothy Snyder pour son sujet, celui de ces « Terres de sang » entre 1933 et 1945 _ et jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953 : car c’est alors que vont cesser les « meurtres politiques de masse » comme outil politique fréquent, lors de ce (long et lent) processus qu’on a pu qualifier de « déstalinisation« … : cf le chapitre XI, « Antisémitisme stalinien » (pages 517 à 571) ; « L’Union soviétique dura près de quatre décennies après la mort de Staline, mais ses organes de sécurité ne devaient plus jamais organiser _ voilà ! _ de famine ni d’exécutions en masse. Si brutaux qu’ils aient été, les successeurs de Staline délaissèrent la terreur de masse au sens stalinien« , page 562 _,

ainsi que sa méthode _ à moins que celle-ci ne doive quelque chose, au contraire, à l’ex-centrement même vis-à-vis de l’espace (et plus encore historico-culturel que géographique) européen de Timothy Snyder ; toutefois, cette méthode historiographique comporte à mes yeux quelque chose de l’esprit du vieux Baroque européen ; celui qui illumine et fait crépiter, du jeu ultra-riche de ses multiples facettes, la fiction, cette fois, du Concert baroque du cubain Alejo Carpentier (l’auteur de ces jouissives œuvres baroques du XXe siècle que sont La Danse sacrale, Le Recours de la méthode, Le Siècle des Lumières et Le Partage des eaux), si je puis oser semblable comparaison avec une œuvre de fiction, à propos de l’œuvre d’historiographie de Timothy Snyder… _ :

doit-on les considérer, ce sujet comme cette méthode, simplement et seulement comme « scientifiques » ?.. Il me semble qu’il y a là aussi (et très essentiels !), pour Timothy Snyder, de fondamentaux enjeux d' »humanité » même : anthropologiques (et civilisationnels) autant qu’éthiques…

Et c’est le cœur même de cette œuvre, en cela et par cela capitale !..

J’ai noté aussi que, parmi ses travaux d’historien antérieurs, en 2003,

Timothy Snyder a publié (à la Yale University Press) The Reconstruction of Nations : Poland, Ukraine, Lithuania, Belarus, 1569-1999 : un travail _ outre qu’il se trouve dans le viseur de permanentes interrogations miennes à propos de ces « territoires » de « confins illimités«  (cf la signification même de noms tels que « Ukraine«  ou « Podolie« …), aux frontières incertaines et violemment fluctuantes depuis la nuit des temps… _ dans la continuité duquel vient on ne peut plus clairement s’inscrire, sept ans plus tard, en 2010, cet admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline _ et voilà un autre livre de Timothy Snyder à traduire en français pour Pierre-Emmanuel Dauzat…

Pour commenter cette expression (capitale !) de « confins illimités« , j’ajoute que, en procédant à des recherches concernant la bibliographie du romancier polonais Wlodzimierz Odojewski (né en 1930 à Poznan), dont m’a si fort impressionné jadis (et pour jamais !) Et la neige recouvrit leur pas, j’ai trouvé mention d’un ouvrage de critique littéraire de Marek Tomajewski, à propos d’Odojewski (1930 – ) et de Leopold Buczkowski (1905-1989) principalement, intitulé Écrire la nature au XXe siècle : les romanciers polonais des confins, paru en 2006 aux Presses universitaires du Septentrion… Le mot même d’« Ukraine«  ne signifie-t-il pas « terres frontalières« , « marches« , comme celui de « Podolie« , « confins » ? : en un très vaste territoire sans frontières clairement délimitables, et aux populations depuis toujours, et un peu plus qu’ailleurs (cf l’exemple déjà plus proche de nous, de la Bosnie-Herzégovine dans l’œuvre, ô combien magnifique aussi, d’Ivo Andric : Le Pont sur la Drina, Chronique de Travnik, etc.) ;

et aux populations mélangées ainsi que ballottées ; il est vrai qu’il y a eu spécialement là d’énormes terribles déplacements de populations, ou plutôt « nettoyages ethniques«  (cf, entre autres, le chapitre de ce nom, pages 479 à 515 de Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline à propos de ce qui advint là lors de l’après-guerre, de 1945 jusqu’à la mort de Staline, le 5 mars 1953, où ces « nettoyages ethniques«  cessèrent eux aussi, du moins pour l’essentiel : comme les « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler…).

Mais recentrons-nous sur Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline : il y a tant d’années que j’attends personnellement un tel livre d’Histoire !

Jusqu’ici, sur ce sujet (brûlant et soigneusement oblitéré dans la culture occidentale _ et l’un parce que l’autre : cf par exemple l’appel tragiquement in-entendu en 1964 de Czeslaw Milosz (30-6-1911 – 14-8-2004, et prix Nobel de Littérature en 1980) : le très important (pour notre continent en son entier) Une autre Europe : les Européens de l’Ouest ayant bien d’autres priorités… ; mais lire aussi le témoignage de Jan Karski sur l’échec de ses efforts, au sein de la résistance polonaise, afin de convaincre d’intervenir là (si peu que ce soit) au cours de la guerre, et Churchill, et Roosevelt, en son très important Mon témoignage devant le monde _ souvenirs 1939-1943 _),

j’ai dû me contenter, pour l’essentiel _ pour tâcher d’en approcher-ressentir-comprendre un peu mieux l’âme ; ainsi que le plus encore si terrifiant, à ce degré-là, sans-âme ! _, d’ouvrages « littéraires » d’écrivains-romanciers _ je ne parle pas ici de la poésie (explosive ! par exemple celle de Paul Celan…), qui n’offre pas de fil tant soit peu continu à dérouler… _, d’ailleurs tout bonnement admirables,

tels que, et au tout premier chef, le stupéfiant _ j’ai rarement lu une vision aussi forte de l’Histoire dévastée de ces particulièrement malheureuses régions… _ Et la neige recouvrit leur trace, de Wlodzimierz Odojewski _ né en 1930 à Poznan, cet écrivain-romancier est toujours actif : il vit depuis 1971 à Berlin… _, un roman proprement sidérant (!) écrit en 1967, et paru en traduction française en 1973, aux Éditions du Seuil _ paru, donc, en polonais en 1967, il forme l’ultime volet d’un triptyque galicien (ou podolien ?..) avec Le Crépuscule d’un monde, paru en polonais en 1962 et traduit aux Éditions du Seuil en 1966, et L’Île du salut, paru en polonais en 1965 et jamais traduit, lui, en français _ ;

mais aussi le très puissant _ en sa capacité (poétique) de dérouter… _ L’état d’apesanteur, d’Andrzej Kusniewicz _ autre grand écrivain polonais, né en 1904 à Sambor, en Galicie (polonaise entre 1921 et 1939), et mort en 1993 (il fut aussi diplomate, notamment en France, avant 1939, puis de 1945 à 1950 ; résistant sur le territoire français, il est passé par Mauthausen…) : auteur que j’ai découvert juste auparavant la parution de ce livre singulier important, en 1979, aux Éditions Albin Michel, à l’occasion de la lecture du très beau (et baroquissime) Roi des Deux-Siciles, bien reconnu de la critique, en 1978 : il s’y agit des jours autour de l’attentat de Sarajevo, l’été 14, en une garnison austro-hongroise, sur la rive du Danube à l’entrée des Portes-de-fer, face la Serbie et non loin de Belgrade… _ ;

et encore l’extraordinairement bouleversant Histoire d’une vie, de Aharon Appelfeld _ l’auteur (né le 16 février 1932 à Jadova, tout près de Czernowitz, en Bukovine alors roumaine, qui a survécu, enfui et caché jusque dans les forêts d’Ukraine, entre 1939 et 1945…) qui, de tous les écrivains que j’ai physiquement rencontrés, est celui qui m’a le plus impressionné (par la grandeur-puissance-autorité souveraine (!!!) de son expression), et alors même qu’il s’exprimait en hébreu, et n’était qu’ensuite traduit : lors de deux conférences en suivant, le même soir, le 19 mars 2008, l’une à la librairie Mollat, l’autre au Centre Yavné ;

et je lui avais demandé ce qu’il pensait de l’œuvre de son « voisin » de Czernowitz Gregor Von Rezzori (né, lui, le 13 mai 1914, la Bukovine étant alors hongroise), l’auteur des Mémoires d’un antisémite, et surtout du très beau Neiges d’antan (des souvenirs éblouis de sa toute prime enfance, à Czernowitz ; la réponse de Aharon Appelfeld fut sans appel !

Sur ce « monde » de Czernowitz (la ville natale aussi du très grand Paul Celan), lire aussi le riche, fouillé et passionnant Poèmes de Czernowitz, aux Éditions Laurence Teper, paru en 2008…

Plus récemment, j’ai eu la chance de rencontrer _ et pu m’entretenir personnellement avec lui : j’étais allé le chercher avec ma voiture à l’aéroport ; et le soir ai dîné avec lui (et Georges Bensoussan), lors de sa venue à Bordeaux pour le colloque organisé en liaison avec le CRIF « Les Enfants dans la guerre _ réparer l’irréparable » le 31 janvier 2008 ; une rencontre majeure ! _ le père Patrick Desbois, l’auteur de l’indispensable (!!!) Porteur de mémoires, en ces « Terres de sang » des actuelles _ c’est-à-dire depuis la découpe (stalinienne) des frontières de 1945 _ Ukraine et Biélorussie, dans lesquelles il poursuit son (infiniment patient) méthodique recueillement des témoignages des derniers « témoins » encore en vie de la « Shoah par balles« , afin aussi de pouvoir, en retrouvant les fosses d’abattage, donner enfin quelque sépulture un peu digne, avec _ si possible… _ des noms, à ceux qui furent assassinés d’une balle dans la nuque, dans ces fosses, puis dont les restes furent déterrés afin d’être brûlés, un peu plus tard, à la va-vite, lors de l’opération d’effacement des traces (du crime), dirigée par Paul Blobel, dite « Action 1005 » _ selon le mandat en date du 28 février 1942 d’« effacer les traces des exécutions des Einsatzgruppen à l’Est« , pour commencer ; il y eut ensuite aussi la destruction des usines de la mort du territoire polonais : Belzec, Sobibor, Majdanek, Treblinka, Chelmno et enfin Auschwitz… _, qui se déroula de juillet 1942 à 1944, pressée par les avancées de l’Armée rouge


Et j’ai lu avec une très intense admiration _ presque jalouse _, en 2008, le très beau travail d’enquête sur place, à Bolechov (en Galicie autrefois polonaise, dans l’arrondissement de Stanislawow ; en Ukraine aujourd’hui), ainsi que dans le monde entier (à la recherche de témoins encore vivants des Aktions de 1942-1943-1944…), de Daniel Mendelsohn : Les Disparus… Un livre d’articulation entre mémoire et Histoire, splendide !


De même que cette année-ci, je me suis passionné (et ai pu m’en entretenir un peu avec l’auteur lors de sa venue à Bordeaux) pour le travail d’enquête _ notamment à Wlodawa, à la frontière actuelle (depuis 1945) de la Pologne avec la Biélorussie et l’Ukraine _ d’Ivan Jablonka : Histoire des grands-parents que je n’ai jamais eus _ une enquête, parue aux Éditions du Seuil en janvier 2012 _ cf mon article d’avril dernier : Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l’ »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus »

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages si riches d’analyse, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues _ cf aussi l’imposante (et très précieuse) bibliographie des pages 633 à 682 _,

le travail d’historien _ de démêlage très fin de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible  _ = humainement ! « Humanité«  est ainsi on ne peut plus justement l’intitulé de la « Conclusion » ; et d’ores et déjà (même si j’y reviendrai à la fin ce l’article) je veux citer (et un peu commenter, au passage) ici son ultime paragraphe, page 614 :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes _ vivants ! _ en chiffres _ de cadavres ; et même en chiffres ronds ! mais ce sont là plutôt des pratiques de résumeurs (à la louche…)… _ : certains que _ faute d’archives disponibles _ nous ne pouvons _ aujourd’hui _ qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à tous, chercheurs _ = historiens de profession _, d’essayer de les établir _ le plus sérieusement possible, ces chiffres de massacrés, d’abord, face aux mensonges et tripatouillages idéologiques en tous genres : et encore aujourd’hui, de la part, d’abord, des divers nationalismes toujours actifs… _ et de les mettre en perspective _ afin de comprendre, en historiens (par la mise en perspective), les faits advenus ; historiens dont c’est même là, bien sûr !, l’essentiel de l’œuvre à réaliser ; en nous méfiant (toujours !) des simplifications (pédagogiques et trop pressées) des résumés… Et à nous, humanistes _ ajoute alors splendidement Timothy Snyder, et c’est là le dernier mot de tout ce livre, qu’il place ainsi dans cette perspective de fond proprement essentielle !!! _, de retransformer ces chiffres en êtres humains _ c’est-à-dire de « retransformer » ces énumérations (de cadavres, devenus dans cet assassinat de masse, anonymes) listées, qui le plus souvent répondaient, à l’origine, à des quotas (!) requis d’assassinés, tant de la part des dirigeants et bourreaux (et leurs exécutants) soviétiques que des dirigeants et des bourreaux (et leurs exécutants) nazis ; de les « retransformer« , donc, en figures (irremplaçablement uniques, elles) de personnes humaines parfaitement singulières, quand c’est possible, au gré de (trop rares) témoignages recueillis et conservés, en les nommant avec leurs noms et prénoms :

cf ainsi ceux donnés, page 574, en ouverture de cette « Conclusion » intitulée « Humanité« , en réponse aux exemples laissés sans nom du tout début de la « Préface«  (intitulée « Europe« ), pages 9 et 10 :

Józef Sobolewski, Stanislaw Wyganowski, Adam Solski, Tania Savitcheva, Junita Vichniatskaïa ;

et en donnant à entendre, quand c’est encore possible, le détail, à la lettre près, de ce qui demeure de leur voix ou de leurs gestes… :

Jozef est un petit garçon mort de faim sur une route d’Ukraine en 1933 (et c’est sa sœur Hanna qui se souvient de lui) ;

Stanislaw est un jeune Soviétique abattu lors de la Grande Terreur en 1937-38 (et c’est une lettre conservée qui témoigne de lui) ;

Adam est un officier polonais exécuté par le NKVD en 1940 (et c’est son Journal qui fut retrouvé plus tard à Katyn) ;

Tania est une petite fille russe de onze ans morte de la faim à Leningrad en 1941 (et c’est l’une de ses sœurs qui survécut qui conserva son Journal) ;

et Junita est une petite fille juive de douze ans assassinée en Biélorussie en 1942 (et on conserve d’elle sa dernière lettre à son père)…

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde _ de comptables utilitaristes pragmatiques vendus à la marchandisation de tout !.. _,

mais aussi notre humanité «  _ même !.. On mesure l’importance de pareil enjeu, à mille lieues au-dessus de toute rhétorique… Et c’est sur cette phrase au poids si lourd (toujours aujourd’hui, en 2010-2012) pour nous ! que se clôt cette « Conclusion : Humanité« , et ce livre, de salubrité universelle par là, page 614…

Mais, par sa méthode croisée, son écriture extrêmement fine dans le détail _ au scalpel _ de ses 628 pages _ je les ai lues deux fois par le menu, puis travaillées dans l’écriture au long cours de cet article… _ si riches d’analyses _ irrésumables ! _, en surplomb d’une immense érudition historiographique en diverses langues,

le travail d’historien _ de démêlage (très fin) de la complexité historique des faits advenus _ de Timothy Snyder en ce si riche, éminemment sensible

et plus encore justissime, Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline,

vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique concernant cette partie de notre Europe _ effroyablement prise « entre Hitler et Staline« , alors ; et avec ce nombre considérable de pertes d’humains… _,

qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer _ demeuré en place, après la mort de Staline, le 5 mars 1953,  jusqu’en novembre 1989, où il céda enfin… _ ;

mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse _ suffisamment croisée et entrecroisée… _  à la fois de ce qui demeure d’archives dans l’ancienne URSS, ainsi que dans les États demeurés jusque là sous sa férule

_ concernant cette lourde et durable (= post-stalinienne) férule, je suis aussi un lecteur fervent de tout l’œuvre (avant comme après le tournant décisif de 1989…) d’Imré Kertész, dont le chef d’œuvre est peut-être, entre tous, Liquidation : sur cette férule soviétique à Budapest, lire de Kertész tant son Journal de galère que son roman Le Refus ; et encore le merveilleux (de justesse) tryptique (dont Le Chercheur de Traces : le récit de retours du narrateur-auteur à Auschwitz, Buchenwald et Zeitz : admirable !!! + Procès-verbal) qu’est Le Drapeau anglais… Sur le sentiment de sa libération de cette férule, en 1989 et les années d’après : toujours de Kertész, lire Un autre _ chronique d’une métamorphose ainsi que, en forme de magistral bilan synthétique, Dossier K... ; Imre Kertész est un des plus grands auteurs vivants aujourd’hui, un de ceux qui nous aident à ressentir « vraiment«  la réalité de ce monde dans lequel nous baignons… _ ;

le travail d’historien de Timothy Snyder en ce si riche Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, vient combler enfin une pénible (et très douloureuse) lacune historiographique, qui a tenu en grande partie, mais pas seulement, au fait du rideau de fer ; mais aussi qui a interdit toute approche sérieuse

d’une mise en perspective et interprétation _ de fond : jusqu’à une connaissance suffisante et objective : la finalité des historiens ! _ historiographiques qui soient libérées non seulement des querelles et brouillages en tous genres des idéologies partisanes ; mais encore des ignorances et aveuglements liés aux places et angles de vue de nos situations _ et il y a ici aussi assurément bien du travail à mener…

Et cela, Timothy Snyder prend bien soin de le préciser et souligner, en son « Introduction : Europe » comme en sa « Conclusion : Humanité« …

En ce qui concerne, d’abord, les brouillages idéologiques, existe en effet aussi _ encore _ aujourd’hui en 2010-2012 _ une concurrence idéologique des martyrologies revendiquées par les divers nationalismes (et systèmes socio-politiques, aussi) florissants, tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres _ distordus : le premier travail ici de Timothy Snyder est bien d’essayer de les « établir«  sainement, ces nombres de victimes revendiquables par telle ou telle nationalité : et il y consacre, juste après sa « Conclusion« , une utile synthèse (de résumé) finale, « Chiffres et terminologie« , pages 615 à 620 pour les chiffres ; de même qu’il y précise sa terminologie, pages 620 à 624 : notamment son refus du terme de « génocide » (il lui préfère « meurtre politique de masse« ), ainsi que sa préférence pour « Holocauste«  (il ne mentionne pas le terme de « Shoah » : veut-il donc l’ignorer ?)… _

tirant à eux, les uns et les autres, la couverture des chiffres

des victimes-martyrs de ces « crimes politiques de masse » _ soviétiques et nazis _ à afficher-exhiber à leur profit ;

de même, ensuite et aussi, qu’existe une cécité quasi générale tenant au caractère toujours partiel et géo-centré, forcément, des _ les nôtres aussi ! _ angles de vue et perspectives, en fonction de nos emplacements géographiques et référentiels culturels _ avec aussi une bonne rasade de mauvaise conscience… _, et empêchant un regard assez surplombant (et croisé) d’une historiographie sérieuse _ « scientifique« , si l’on veut _ suffisamment déprise, déjà, des enjeux idéologiques partiaux et partisans, toujours actifs _ d’où l’urgence toujours, aussi, de ce travail d’aggiornamento, en cette seconde décennie du XXIe siècle, à propos de l’Histoire de ces « Terres de sang », entre 1933 et 1945 : soixante-cinq ans plus tard, en 2010 ! _ ;

une historiographie sérieuse

seule capable de faire accéder à l’intelligence objective _ sereine :mieux apaisée peut-être _, de ces « crimes politiques de masse« , eux-mêmes tellement entremêlés et croisés, interactifs ;

et clé indispensable afin _ nous y arrivons ! _ de « comprendre notre époque

et nous comprendre nous-même« .

Cette dernière formule, absolument décisive pour l’enjeu anthropologique et civilisationnel de cet immense travail, se trouve à la page 574 :

« Il faut comparer les systèmes nazi et stalinien non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre _ en lui-même ; ni pour seulement les comparer entre eux, à leur place au XXe siècle… _ que pour comprendre notre époque _ aussi, soit soixante-cinq ans plus tard que 1945, en 2010 _ et nous comprendre nous-même« … Rien moins !

Constat qui donne, traduit en langage _ éditorialement efficace _ de quatrième de couverture :

« Par sa démarche novatrice, centrée sur le territoire, son approche globale, la masse de langues utilisées, de sources dépouillées, l’idée même que les morts ne s’additionnent pas _ en tant que personnes irréductiblement singulières, chacun ; et à l’encontre des listes, des totaux et des quotas ! qui, en écriture de chiffres, les effacent sous la forme de ces nombres (a fortiori quand ils sont ronds !) que réclament les misérables « personnels«  carriéristes (à cette époque, nazis comme soviétiques) : toute une Histoire est à écrire des usages intéressés et marchands des mathématiques et des sciences appliquées, depuis le début du XVIIe siècle en particulier, à partir de Francis Bacon, Galilée (« La Nature est écrite en langage mathématique« ), Descartes (et sa « mathesis universalis« ), et bientôt les utilitaristes, en commençant par Adam Smith… ; et sur la prééminence (et impérialisme conquérant) du quantitatif sur le qualitatif !.. _,

Timothy Snyder offre ici un grand livre _ et pour moi, c’est là encore, seulement, un euphémisme… _ en même temps qu’une méditation _ au plus haut de l’« humain«  _ sur l’écriture de l’Histoire«  _ on ne saurait mieux dire ! Je viens d’en démêler quelques éléments…

C’est pour cela que, oui, décidément !, « il faut comprendre les systèmes nazi et stalinien, non pas tant pour comprendre l’un ou l’autre, que pour comprendre notre époque et nous comprendre nous-mêmes« , énonce l’auteur, et rien moins ! _ je le répète _, page 574, au début de sa « Conclusion : Humanité ».

Et encore, page 579 :

« il nous faut comprendre ce qui s’est réellement passé _ et cela nécessairement dans le détail précis du comment (enchevêtré, donc) de ces faits : ce à quoi se consacre l’essentiel de ce livre magnifique le long de ses 628 pages ! _, dans l’Holocauste _ en particulier, mais pas seulement, loin de là : d’autres « meurtres politiques de masse«  (de civils désarmés) venant non seulement s’y adjoindre, mais aussi s’y combiner et enchevêtrer ; qui commencèrent dès 1932-1933… _ et dans les Terres de sang.

Pour l’heure _ en cette première décennie du troisième millénaire où fut conçu et rédigé, puis publié (en 2010) Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline, souligne ainsi Timothy Snyder_,

l’époque des tueries massives _ de civils désarmés _ en Europe _ qui va de 1932-33 à 1945 _ est surthéorisée et mal comprise« …

Et c’est à cela qu’il faut donc historiographiquement remédier maintenant, pour Timothy Snyder…


Et Timothy Snyder de préciser alors combien les représentations à l’Ouest de ce qui a pu survenir dans les « Terres de sang » en fait de « meurtres politiques de masse » du fait de ces deux régimes, le nazi et le stalinien, et plus encore de leur diaboliquement effroyable interconnexion « complice« ,

sont faussées, par une insuffisante connaissance et évaluation,

du fait, d’une part, de la dimension colossale, certes, des mensonges et nazis _ cf par  exemple le très intéressant travail de Florent Brayard : Auschwitz : enquête sur un complot nazi ; ainsi que mon article sur ce livre : Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »… _ et staliniens ;

mais aussi du fait de l’excessive valorisation par l’opinion occidentale, en regard de ces « meurtres politiques de masse« ,

d’une part des images-représentations _ = clichés _ des camps de concentration, tels que Dachau, Bergen-Belsen ou Buchenwald (du fait des récits de prisonniers de retour de ces camps-là),

mais aussi et d’autre part, des images-représentations de ce double camp de concentration et usine de mort immédiate que fut Auschwitz-Birkenau (du fait des récits de survivants du camp de travail d’Auschwitz, tel un Primo Levi ; mais encore ceux de _ plus rares ! _ survivants des Sonderkommandos de Birkenau, tel un Filip Muller, en son Trois ans dans une chambre à gaz d’Auschwitz ; témoignages auxquels il faut encore ajouter, cette fois par de-là leur mort à Birkenau, ceux du déchirant _ sublimissime ! il faut absolument le découvrir ! _  recueil intitulé Des Voix sous la cendre, de ceux des membres des Sonderkommandos qui ont enfoui dans des bouteilles sous la cendre ce qu’ils voulaient laisser de témoignage à la postérité !.. ;

même si la diffusion, et plus encore la réception par un large public, des récits des rescapés d’Auschwitz, prit elle-même beaucoup de temps _ ces récits demeurant alors, et pour un long moment, proprement inaudibles _, par rapport à la diffusion et réception des récits de prisonniers des camps de concentration, et aussi de ceux de résistants, dans l’immédiat après-guerre : ce fut à partir du retentissement mondial du procès d’Adolf Eichmann, à Jérusalem, en 1961, que se déclencha leur audibilité… ; cf par exemple l’histoire de la réception de Si c’est un homme de Primo Levi ; ainsi que l’important et très beau travail historiographique d’Annette Wieviorka : L’Ère du témoin). Lire aussi le très important _ sublime ! _ dernier écrit de méditation _ juste avant sa mort _ de Primo Levi, Les Naufragés et les rescapés _ quarante ans après Auschwitz…).

Et Timothy Snyder consacre à ces représentations-« souvenirs écrans » en Europe occidentale comme outre-Atlantique, de fort utiles pages…

« L’image _ qui nous est familière _ des camps de concentration allemands _ fonctionnant _ comme pire élément du nazisme, est une illusion,

un mirage noir dans un désert inconnu« , énonce ainsi Timothy Snyder, page 577.

Si « ces camps nous sont familiers« , c’est parce que « ils ont été décrits par des survivants, des gens promis à mourir au travail, mais qui ont été libérés à la fin de la guerre _ et qui ainsi ont pu en témoigner : ainsi par exemple, le prisonnier Robert Antelme, L’Espèce humaine ;

cf aussi, entre les beaux récits rétrospectifs qui ont jalonné la méditation rétrospective de Jorge Semprun (tels Le Grand voyage, en 1963, L’Écriture ou la vie, en 1994 : le mieux reçu de tous…), mon préféré : Quel beau dimanche ; remarquons aussi, au passage, que l’auteur y procède (serait-ce là une raison de la relative cécité du public à l’égard de cet opus, pourtant majeur, de Jorge Semprun, lors de sa parution, en 1980 ?..) à une comparaison de ce qu’il avait pu vivre et subir du stalinisme comme du nazisme…

La politique allemande d’extermination de tous les Juifs d’Europe fut mise en œuvre non pas dans les camps de concentration, mais au bord des fosses, dans des fourgons à gaz, et dans les usines  de la mort de Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Majdanek et Auschwitz » _ toutes et tous situés dans les « Terres de sang » de l’Europe orientale… _, page 578.

Certes « Auschwitz fut bien un site majeur de l’Holocauste : c’est là que près d’une victime juive sur six trouva la mort _ et donc plus de cinq autres victimes juives sur six, ailleurs qu’à Auschwitz-Birkenau ; et plus à l’est pour la plupart…

Mais quoique l’usine de la mort d’Auschwitz fût la dernière installation à fonctionner, elle ne marqua pas l’apogée de la technologie de la mort : les pelotons d’exécution les plus efficaces tuaient plus vite, les sites d’affamement tuaient plus vite, et Treblinka tuait plus vite.

Auschwitz ne fut pas non plus le principal centre d’extermination des deux plus grandes communautés juives d’Europe, les Polonais et les Soviétiques. Quand Auschwitz devint la plus grande usine de la mort, la plupart des Juifs soviétiques et polonais sous occupation allemande avaient déjà été assassinés » ;

et « au printemps de 1943, plus des trois-quarts des Juifs victimes de l’Holocauste étaient déjà morts.

En fait, l’écrasante majorité de ceux qui allaient être délibérément tués par les régimes soviétique et nazi _ soient 14 millions de civils (et prisonniers de guerre : désarmés), selon le bilan de Timothy Snyder _, bien plus de 90%, avaient déjà été tués quand ces chambres à gaz de Birkenau  commencèrent leur travail meurtrier« , pages 578-579.

« Auschwitz (n’) est (donc, en quelque sorte, que) la coda de la (très longue) fugue (ou obstinato) de la mort « , résume ce point Timothy Snyder, page 579.

« Ces malentendus _ qu’il importe urgemment de dissiper ! en 2010-2012, face à l’induration des cynismes (et leurs tentations criminelles à grande échelle…) de la « marche du monde«  _ concernant les sites et les méthodes de meurtre de masse,

nous empêchent de percevoir _ et comprendre enfin ! _ l’horreur du siècle _ passé ; ainsi que ce qui, dans ce passé, risque aussi, encore, de « ne pas passer« ..

C’est donc l’obstacle de « ces malentendus« -là qu’il faut surmonter aujourd’hui, afin de parvenir à enfin « voir, pour peu que nous le souhaitions, l’Histoire de l’Europe entre Hitler et Staline« , selon une expression de Timothy Snyder, page 571 ;

et la comprendre.

Les images _ et leur considérable impact de diffusion-réception ; cf ici les essentiels travaux de longue haleine de Georges Didi-Huberman _ de ces camps, sous formes de photographies ou de textes en prose _ les deux ! _, ne font que suggérer _ mais bien trop partiellement, et par là bien trop superficiellement : inadéquatement ! au lieu de la construire rigoureusement, comme le font (surmontant les idéologies) de vrais historiens… _ l’histoire des violences _ parmi lesquelles les « meurtres politiques de masse«  _ allemandes et soviétiques.« 

Et « si horrible qu’il soit, le sort des détenus des camps de concentration diffère de celui des millions de gens gazés, exécutés ou affamés« , nous prévenait déjà Timothy Snyder en ouverture de son travail, aux pages 15-16 de sa belle et juste « Préface : Europe« …

Et encore, pages 17-18 :

« Les camps de concentration allemands et soviétiques entourent _ à l’ouest et à l’est _ les Terres de sang, brouillant _ pour nous, occidentaux _ le noir _ de sang de celles-ci _ de leurs diverses nuances de gris.

A la fin de la seconde guerre mondiale, les forces américaines et britanniques libérèrent des camps de concentration comme Belsen et Dachau, mais les Alliés occidentaux ne libérèrent aucune des grandes usines de la mort _ situées plus à l’est.  Les Allemands mirent en œuvre tous leurs grands projets de tuerie sur des terres par la suite _ et pour longtemps ! _ occupées par les Soviétiques _ et leurs affidés, et cela, au moins jusqu’à la chute du rideau de fer en novembre 1989 ; mais quid encore aujourd’hui du régime de la Biélorussie ? Et même des remous politiques qui ne cessent de secouer l’Ukraine ?.. Même si ces territoires furent alors (enfin !) davantage accessibles !.. C’est l’armée rouge qui libéra Auschwitz, comme elle libéra les sites de Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmno et Majdanek.

Les forces américaines et britanniques n’atteignirent aucune des Terres de sang et ne virent _ donc _ aucun des sites de tuerie.

Ce n’est donc pas seulement que ces forces ne virent aucun des lieux où les Soviétiques tuèrent, au point qu’il fallut attendre la fin de la guerre froide et l’ouverture des archives pour étudier les crimes du stalinisme. Le fait est qu’elles ne virent jamais non plus (voilà !) les lieux où les Allemands tuèrent, au point qu’il fallut tout aussi longtemps pour comprendre _ rien moins !!! _ les crimes de Hitler _ sur ce plan, je dois noter que nulle part Timothy Snyder ne mentionne le formidable travail et d’images et de témoignages ! (et toujours liés les deux !…) du film Shoah, de Claude Lanzmann ; de même qu’il n’utilise jamais le mot « Shoah » ; ni s’en explique…


C’est par les photographies et les films
_ documentaires _ des camps de concentration allemands que la plupart des Occidentaux devaient _ seulement _ se faire une idée _ forcément biaisée ainsi (sinon idéologique !..) _ des tueries. Or, si horribles que soient ces images, elles ne donnaient qu’un aperçu _ partiel, biaisé et gravement inadéquat ! _ de l’Histoire _ comme toujours à construire, elle : à problématiser et penser vraiment ! telle est la tâche (de probité scientifique) des vrais historiens… _ des Terres de sang _ de cette malheureuse Europe plus à l’est…

Elles ne sont pas _ toutes ces images, autant celles photographiques et cinématographiques que celles intellectuelles et littéraires, toutes ces représentations (= trop dépendantes de clichés ; et de longtemps incrustés, qui plus est…) _ toute l’Histoire,

elles ne sont même pas une introduction« … _ mais des images-écrans nuisant à la lucidité toujours nécessaire…

Une autre très importante difficulté de l’intelligence de ce qui s’est passé là, vient du poids _ en partie paradoxalde l’héritage _ vivace par ce pragmatisme cynique-là au moins… _ de ces deux régimes nazi et soviétique (bien que, et l’un et l’autre, défaits !) sur ce que je nommerai la « marche du monde«  _ en reprenant une expression de Jean Giono, par exemple dans Un Roi sans divertissement ; cf aussi le TINA (« There is no alternative« ) des Thatcher et autres Reagan : soit la nouvelle Vulgate depuis les années 80 du siècle dernier… _ comme il va encore aujourd’hui, en matière d’efficacité politique : même si se sont raréfiés, mais sans disparaître complètement (!) de tels « crimes politiques de masse« , demeurent encore en notre monde contemporain, en 2010-2012, bien des sas et bien des échelons dans le nuancier des degrés de violence pratiquée à des fins de stricte efficacité politique…

Mais les menaces d’outrepasser ces sas et degrés de violence-ci, demeurent bel et bien, çà et là, en fonction de l’insuffisance, ou faiblesse, de démocratie vraie, là où celle-ci est instituée ; et en fonction des régimes autoritaires et autocratiques ailleurs _ qu’en est-il, ainsi, des régimes qui ont succédé à l’Union soviétique, en Ukraine, Biélorussie et Russie même, aujourd’hui, en ces territoires qui ont fait partie des « Terres de sang«  d’entre 1933 et 1945 ?..

Page 23, Timothy Snyder cite Hannah Arendt, en 1951, dans Les Origines du totalitarisme : « pour continuer à exister _ au lieu de se dissiper et dissoudre, dans les esprits ; mais il lui faut auparavant, pour exister même, avoir été construite ! _, la réalité des faits (factuality) en elle-même dépend de l’existence du monde non totalitaire » _ qui en fait une valeur, celle de justesse, sacrée : au confluent de la vérité et de la justice !, dans la filiation la plus puissante des Lumières…

Ajoutant : « Le diplomate George Kennan fit la même observation plus simplement à Moscou, en 1944 : « Ici, ce sont les hommes qui déterminent ce qui est vrai et ce qui est faux » »…

Et Timothy Snyder d’interroger alors _ à la George Orwell en 1948 dans 1984 _ : « la vérité n’est-elle rien de plus qu’une convention du pouvoir ? ou les récits historiques véridiques peuvent-ils résister au poids de la politique ?

L’Allemagne nazie et l’Union soviétique s’efforcèrent de dominer l’Histoire elle-même _ c’est-à-dire, ici, la discipline œuvre des historiens : on connaît ainsi les tripatouillages des rééditions des encyclopédies soviétiques, jusqu’au charcutage (au fur et à mesure des purges ou des assassinats) des photos des dirigeants (cf, par exemple, les cas de Iagoda, Iejov, Jdanov, Goglidzé, Abakoumov, Rioumine, etc. ; cf page 560 : « dans ses vieux jours, Staline se débarrassait de ses chefs de la sécurité après qu’ils avaient mené à bien une action de masse, puis il leur reprochait ses excès« …) à effacer des mémoires !..

L’Union soviétique était un État marxiste, dont les dirigeants se proclamèrent « scientifiques de l’Histoire ». Le nazisme était une vision apocalyptique de transformation totale, à réaliser par des hommes qui croyaient que la volonté et la race pouvaient délester du poids du passé« .

Pour en conclure, toujours page 23 :

« Les douze années de pouvoir nazi _ de 1933 à 1945 _ et les soixante-quatorze années de pouvoir soviétique _ de 1917 à 1991 _ pèsent certainement (!) lourd sur notre capacité _ aujourd’hui ! en 2010-2012… _ d’évaluer le monde« .

Or il se trouve que « beaucoup de gens pensent que les crimes du régime nazi étaient si grands qu’ils se situent hors de _ portée de la compétence de _ l’Histoire«  _ des historiens.

Et Timothy Snyder de commenter, page 24 : « On a là un écho troublant de la croyance hitlérienne du triomphe de la volonté sur les faits « …

Tandis que « d’autres affirment que les crimes de Staline, si horribles soient-ils, étaient justifiés par la nécessité _ toute pragmatique et machiavélienne (mais allant ici jusqu’à justifier le machiavélisme !) : pas d’omelette sans casser des œufs ! et Timothy Snyder de citer, page 603, un proverbe russe similaire, donné par une co-détenue de Margarete Buber-Neumann, au Goulag, à Karaganda : « où l’on rabote, les copeaux tombent«  (rapporté dans Prisonnière de Staline et d’Hitler)… _ de créer ou de défendre un État moderne.

Ce qui rappelle l’idée de Staline que l’Histoire ne suit qu’un seul cours _ dépourvu de la moindre alternative que ce soit… _, qu’il comprit, et qui légitime rétrospectivement sa politique« …

« À moins d’une Histoire _ historienne et historiographique _ construite et défendue sur des fondements entièrement différents, nous constaterons que Hitler et Staline continuent _ en 2010-2012 _ de définir pour nous _ dans les opinions majoritaires du public d’aujourd’hui… _ leurs propres œuvres« … Voilà le danger !!!

Et alors Timothy Snyder de formuler de puissants et très fondamentaux principes de l’historiographie qu’il entend mener, page 24 :

« Que pourrait être cette base ?

Bien que cette étude mobilise l’Histoire militaire, politique, économique, sociale, culturelle et intellectuelle,

ses trois méthodes fondamentales sont simples :

1) le rappel insistant qu’aucun événement du passé n’est _ jamais ! _ au-delà de la compréhension historique _ des historiens _, ni hors de portée de l’investigation historique _ historienne, ou historiographique _ ;

2) une réflexion sur la possibilité _ parfaitement réelle, toujours ! _ d’autres choix _ existentiels que ceux effectués de facto, sur le vif du tourbillon de l’action, par les acteurs (dirigeants décideurs, bourreaux exécuteurs, simples témoins, ainsi, aussi, bien sûr !, que les victimes, face au piège de la nasse qui se refermait sur eux tous…) de l’Histoire _ et l’acceptation _ anthropologique en quelque sorte, en son droit ! _ de la réalité irréductible du choix _ et donc d’une irréductible, aussi, capacité de liberté (en des proportions, bien sûr, variables et variées) de chacun et de tous (= universelle ! de droit !, quelles que soient les situations : y compris les souricières et les nasses !) : à laquelle veut répondre d’abord, semble-t-il du moins, l’institution, de fait, des démocraties… _ dans les affaires humaines ;

et 3) une attention rigoureusement chronologique à toutes les politiques staliniennes et nazies _ s’entremêlant souvent, sinon toujours, le plus cyniquement du monde ; ainsi qu’à l’entremêlement toujours particulier et fin (à démêler !) des divers facteurs à l’œuvre dans chacune des situations et actions particulières menées par ces pouvoirs totalitaires… _ qui tuèrent de grands nombres _ 14 millions ! _ de civils et de prisonniers de guerre« …


Quant à la « géographie humaine des victimes« ,

« les Terres de sang n’étaient pas un territoire politique, réel ou imaginaire ; c’est simplement là _ en cette gigantesque double souricière-nasse tendue par ces deux régimes totalitaires… _ que les régimes européens les plus meurtriers accomplirent leur œuvre meurtrière« …

« Des décennies durant, l’Histoire nationale _ juive, polonaise, ukrainienne, biélorusse, russe, lituanienne, estonienne, lettonne _ a résisté _ chacune pour elle-même et à part des autres _ aux conceptualisations nazies et soviétiques _ très univoques, les deux ; et c’est un euphémisme ! _ des atrocités. L’Histoire de ces Terres de sang a été _ ainsi _ conservée _ séparément _, de manière souvent intelligente et courageuse, en divisant le passé européen en parties nationales, puis en tenant ces sections bien séparées les unes des autres.

Mais l’attention à un seul groupe persécuté quel qu’il soit, et si bien faite que soit son Histoire, ne saurait rendre compte _ avec la justesse absolument nécessaire _ de ce qui s’est produit _ en sa complexité enchevêtrée _ en Europe entre 1933 et 1945.

Une parfaite connaissance du passé ukrainien ne donnera pas les causes de la famine. Suivre l’Histoire de la Pologne n’est pas la meilleure façon de comprendre pourquoi tant de Polonais furent tués au cours de la Grande Terreur. La connaissance de l’Histoire biélorusse ne saurait dégager le sens des camps de prisonniers de guerre et des campagnes contre les partisans qui firent tant de victimes parmi les Biélorusses. Une description de la vie juive peut faire une place à l’Holocauste, pas l’expliquer.


Souvent, ce qui arriva à un groupe n’est compréhensible qu’à la lumière
_ à faire impérativement interférer, donc : multi-focalement ! par une historiographique elle-même plurielle et multi-focale… _ de ce qui était arrivé à un autre _ là débute peut-être l’avantage de l’extra-territorialité européenne, mais aussi très cultivée (cf la richesse de sa bibliographie, en diverse langues), de Timothy Snyder.


Mais ce n’est là que le début des liens.

Les régimes soviétique et nazi doivent eux aussi être compris à la lumière des efforts _ dans le feu des actions entreprises, ces années-là du XXe siècle _ de leurs dirigeants pour maîtriser ces territoires, mais aussi de la vision _ et des clichés (ethno-racistes) _ qu’ils avaient de ces groupes et de leurs relations les uns avec les autres.

Et Timothy Snyder de conclure sa belle « Préface : Europe » :

« De nos jours, on s’accorde largement à reconnaître que les carnages du XXe siècle sont de la plus grande valeur morale _ mais aussi, et plus largement, anthropologique (et civilisationnelle) _ pour le XXIe.

Il est d’autant plus frappant qu’il n’existe pas _ jusqu’à ce travail monumental et fondamental-ci de Timothy Snyder _ d’Histoire des Terres de sang.

Les tueries dissocièrent l’Histoire juive de l’Histoire européenne, et l’Histoire est-européenne de l’Histoire ouest-européenne _ cf l’important, mais tragiquement inentendu alors, Une autre Europe de Czseslaw Milosz, en 1963 ; de même que tous les appels de la Pologne résistante durant la guerre (cf le témoignage terrible et passionnant du résistant Jan Karski : Mon témoignage devant le monde _ souvenirs (1939-1943).

Si le meurtre n’a pas fait les nations, il continue de conditionner _ hélas, en effet ! l’Europe qui s’est construite est celle des intérêts (et égoïsmes bien compris) économiques nationaux ; pas une Europe de la culture… _ leur séparation intellectuelle, des décennies après la fin du nazisme et du stalinisme.

Cette étude _ annonçait ainsi Timothy Snyder, page 25 _ réunit _ c’est-à-dire articule et dés-emmêle, et très précisément : au scalpel, leurs relations nouées tant sur le terrain (de ces « meurtres politiques de masse« , et à si gigantesque échelle !), que dans les esprits des dirigeants et donneurs d’ordre, de façons éminemment complexes ! _ les régimes nazi et soviétique, mais aussi l’Histoire juive et l’Histoire européenne, ainsi que les Histoires nationales. Elle décrit _ par un détail d’analyse et reconstitution de la complexité des faits véritablement passionnant : j’ai lu deux fois les 628 pages d’analyses avec une intensité passionnée jamais relâchée ni déçue, mais a contrario toujours accrue !! C’est un immense livre ! _ les victimes, et les bourreaux.

C’est une Histoire de gens tués par les politiques de dirigeants lointains _ demeurés à Moscou et à Berlin, pour l’essentiel : à l’extérieur et le plus loin possible de ces territoires où mourraient, hors de leur regard à eux (qui ne lisaient que les chiffres des nombres de victimes de ces tableaux de chasse), les commanditaires de ces massacres en masse, quatorze millions de victimes civiles (ou de prisonniers désarmés : en plus, bien sûr, des millions de soldats lors des actions militaires de la guerre). Les patries des victimes se situent entre Berlin et Moscou ; elles devinrent les Terres de sang après l’essor _ avant 1932-1933 : et le chapitre « Introduction _ Hitler et Staline« , pages 27 à 51, le détaille... _ de Hitler et de Staline« , pages 24 et 25…

Voilà ce qui rendait nécessaire et urgent ce (magnifique) travail-ci de Timothy Snyder !

Quant au bilan des nombres des victimes assassinées (en masse) pour des raisons identitaires, souvent d’après fichages préalables (fort méthodiquement organisés !..),

on le découvrira tout du long, et en particulier dans le chapitre terminal « Chiffres et terminologie« , pour ce qui les concerne, aux  pages 615 à 620…

Mais c’est bien le raisonnement (meurtrier) par chiffrages, qui d’abord fait problème,  à propos de cette modernité nôtre, quand elle cesse de réfléchir aux fins, et aux fondements des valeurs des actions, pour se centrer quasi exclusivement sur l’efficacité _ technico-économique, selon le critère de la rentabilité et du profit, et de la cupidité… _ de ses moyens…

On peut ainsi comprendre que les régimes totalitaires stalinien comme nazi s’en soient d’abord pris, pour les anéantir, aux représentants des élites des Lumières _ par exemple, mais pas seulement, polonais _ ainsi que des civilisations du livre et de la connaissance _ par exemple, mais pas seulement, juifs…

Que ce soit, comme les Nazis, pour éradiquer, à plus ou moins long terme, toute altérité _ à leur germanité.

Ou que ce soit, comme les Soviétiques, pour intégrer à leur système _ soviétique _, en les éliminant par l’uniformisation à marche forcée, les moindres différences…

« Le nombre des morts est désormais à notre disposition, plus ou moins précisément, mais il est assez solide pour nous donner une idée _ suffisamment lucide _ de la destruction de chaque régime« , énonce Timothy Snyder page 579 (dans le chapitre « Conclusion : Humanité« ).


« Par les politiques conçues pour tuer des civils ou des prisonniers de guerre, l’Allemagne nazie tua près de 10 millions de personnes dans les Terres de sang (et peut-être 11 millions au total), l’Union soviétique de Staline plus de 4 sur ces mêmes territoires (et autour de 6 millions au total). Si l’on ajoute les morts prévisibles résultant de la famine, du nettoyage ethnique et des séjours prolongés dans les camps, le total stalinien s’élève à près de 9 millions, et celui des nazis à 12 millions peut-être. On ne saurait avoir de chiffres plus précis à cet égard, notamment parce que les millions de civils morts des suites indirectes de la Seconde Guerre mondiale furent victimes, d’une manière ou d’une autre, des deux systèmes » _ à la fois ! _, pages 579-80.

Or il se trouve que « les Terres de sang furent la région _ parmi toutes _ la plus touchée par les régimes nazi et stalinien : dans la terminologie actuelle, Saint-Pétersbourg et la bordure occidentale de la Fédération russe, la majeure partie de la Pologne _ à l’exception de sa partie occidentale (Silésie) et septentrionale (Poméranie, Prusse, Prusse orientale), allemande avant l’invasion du 1er septembre 1939 _, les pays Baltes, la Biélorussie et l’Ukraine.

C’est là que se chevauchèrent et interagirent _ voilà ! _ la puissance et la malveillance _ décuplées ainsi _ des deux régimes« , page 580.


« Les Terres de sang sont importantes non seulement parce que la plupart des victimes y habitaient,

mais aussi parce qu’elles furent le centre _ de massacre organisé _ des grandes politiques qui tuèrent des gens d’ailleurs _ aussi.

Par exemple, les Allemands tuèrent près de 5,4 millions de Juifs. Plus de 4 millions d’entre eux étaient natifs de ces territoires : Juifs polonais, soviétiques _ ukrainiens, biélorusses, et dans une moindre proportion, russes… _, lituaniens et lettons. Les autres _ convoyés jusque là par trains de wagons à bestiaux _ étaient pour la plupart originaires d’autres pays d’Europe orientale. Le plus fort groupe de victimes juives non originaires de la région, les Juifs hongrois, furent exterminés dans les Terres de sang, à Auschwitz. Si l’on considère également _ hors les « Terres de sang«  _ la Roumanie et la Tchécoslovaquie, les Juifs est-européens représentent près de 90 % des victimes de l’Holocauste _ ou Shoah. Les populations juives plus réduites d’Europe occidentale _ dont l’Allemagne elle-même _ et méridionale furent déportées _ elles aussi, hors de chez elles (par trains et en wagons à bestiaux)… _ vers les Terres de sang pour y être _ plus ou moins rapidement ; cf, par exemple, sur le calendrier de la Shoah, les précisions passionnantes du livre de Florent Brayard : Auschwitz _ enquête sur un complot nazi _ mises à mort.

De même que les victimes juives, les victimes non juives étaient originaires des Terres de sang, ou y furent conduites pour y être _ à l’abri de trop de regards occidentaux (y compris allemands)… _ mises à mort.

Dans leurs camps de prisonniers de guerre, à Leningrad et dans d’autres villes _ telle Minsk… _, les Allemands affamèrent _ à mort _ plus de 4 millions de personnes. La plupart des victimes de cette politique d’affamement délibéré, mais pas toutes, étaient originaires des Terres de sang ; peut-être un million étaient des citoyens soviétiques étrangers à la région.

Les victimes de la politique stalinienne de meurtre de masse étaient dispersées à travers le territoire soviétique, le plus grand État de l’Histoire du monde. Malgré tout, c’est dans les terres frontalières de l’Ouest, les Terres de sang, que Staline frappa _ à mort _ le plus fort. Les Soviétiques affamèrent _ en 1932-1933 _ plus de 5 millions d’habitants au cours de la collectivisation, pour la plupart en Ukraine. Ils reconnurent la tuerie de 681 691 personnes dans la Grande Terreur de 1937-1938, dont un nombre disproportionné de Polonais et de paysans ukrainiens, deux groupes présents dans l’ouest de l’URSS _ d’avant le pacte (et partage) germano-soviétique de 1939 _, et donc dans les Terres de sang.

Si ces chiffres ne valent pas comparaison des systèmes, ils sont un point de départ, peut-être obligé« , pages 580-581.


« La clé _ voilà ! _ du nazisme et du stalinisme, s’exclame un des personnages de (Vassili) Grossman _ dans Tout passe... _, c’est leur capacité de priver les groupes humains de leur droit à être considéré comme des hommes. Aussi la seule réponse était-elle de proclamer, sans relâche, que ce n’était tout simplement pas vrai. Les Juifs et les koulaks, « c’étaient  des hommes ! Voilà ce que j’ai compris peu à peu. Nous sommes tous des êtres humains ».

La littérature _ commente Timothy Snyder  _ œuvre ici _ en effet ! par son aptitude à saisir l’idiosyncrasie du qualitatif… _ contre ce que Hannah Arendt appelait le monde fictif _ = par utopie _ du totalitarisme. On peut tuer en masse, soutenait-elle, parce que les dirigeants comme Staline et Hitler peuvent imaginer un monde sans koulaks, ou sans Juifs, puis conformer, même imparfaitement _ tel Procuste avec son lit _, le monde réel à leurs visions. La mort perd son poids moral, moins parce qu’elle est cachée, qu’en raison de son imprégnation _ si forte ! _ dans l’Histoire qui l’a produite. Les morts perdent eux aussi leur humanité, pour se réincarner en vain en acteurs du drame du Progrès, même ou peut-être surtout quand un ennemi idéologique résiste à cette Histoire. Grossman _ par son écriture puissante ; cf aussi, de lui, avec Ilya Ehrenbourg (et d’autres), ce travail très important qu’est Le Livre noir _ arracha les victimes à la cacophonie d’un siècle et rendit leurs voix audibles _ voilà ! _ dans une polémique sans fin« , pages 583-584.

Avec cette réflexion, alors, de Timothy Snyder qui sait creuser jusqu’aux fondements :

« D’Arendt et de Grossman réunis, procèdent alors deux idées simples.

Pour commencer, une comparaison légitime de l’Allemagne nazie et l’Union soviétique stalinienne, doit non seulement expliquer les crimes, mais aussi embrasser _ anthropologiquement (et civilisationnellement) en quelque sorte ; et cela intègre absolument crucialement les questions de la liberté et de la responsabilité, dont la question du mal : cf ici l’œuvre de Dostoïevski, dont, et Crime et châtiment, et Les Frères Karamazov (dont a pu s’inspirer Lucchino Visconti dans une scène célèbre des Damnés _ l’humanité _ éthique _ de toutes les personnes concernées par eux, y compris les bourreaux, les victimes, les spectateurs et les dirigeants.

En second lieu, une comparaison légitime doit partir de la vie plutôt que de la mort _ cf ici Spinoza : « la philosophie est une méditation non de la mort, mais de la vie«  La mort n’est pas une solution _ pragmatique et utilitariste _, mais seulement un sujet _ un problème… Elle doit être une source de trouble _ pour la conscience _, jamais de satisfaction. En aucun cas, elle ne doit procurer la fleur de rhétorique qui apporte à une histoire une fin bien définie _ je rappelle à nouveau ici ce mot de Staline à De Gaulle en 1944, et rapporté par André Malraux : « À la fin, c’est la mort qui gagne«  et égalise tout, en son néant…

Puisque c’est la vie qui donne sens à la mort, plutôt que l’inverse _ voilà ! _, la question importante n’est pas : quelle clôture politique, intellectuelle, littéraire ou psychologique tirer de la réalité de la tuerie de masse ? La clôture est une fausse _ = rhétorique… _ harmonie, un chant de sirène se faisant passer pour un chant du cygne.
La question importante est autre : comment tant de vies humaines ont-elles pu (peuvent-elles) finir dans la violence
_ du meurtre _ ?« , page 584.

« Tant en Union soviétique qu’en Allemagne, des utopies avancées, compromises par la réalité _ elle demeure bien ce à quoi le désir finit toujours par se heurter ! _, furent _ ainsi très effectivement _ mises en œuvre sous la forme d’un grand massacre : à l’automne de 1932 par Staline, à l’automne de 1941 _ les deux fois, la belle saison de l’été passée… _ par Hitler. (…) Avec les morts, on trouva rétrospectivement _ face aux échecs subis (de « collectiviser le pays » en « neuf à douze semaines« , pour Staline ; de « conquérir l’Union soviétique dans le même laps de temps« , pour Hitler) _ des arguments pour protester de la justesse de la politique suivie.

Hitler et Staline avaient en commun une certaine pratique de la tyrannie : ils provoquèrent des catastrophes, blâmèrent _ a posteriori _ l’ennemi de leur _ propre _ choix _ initial _, puis invoquèrent les millions de morts pour plaider que leur politique était nécessaire ou souhaitable. Chacun d’eux avait une utopie transformatrice, un groupe à blâmer _ = incriminer ! _ quand sa réalisation se révéla impossible, puis une politique de meurtre de masse que l’on pouvait présenter _ aux foules, par ses succès en nombre de cadavres !  _ comme un ersatz de victoire.

Dans la collectivisation comme dans la solution finale, un sacrifice massif était _ affirmé comme _ nécessaire pour protéger le dirigeant _ de l’imputation, par ce qu’était devenu le peuple (manipulé par la propagande d’État ici d’un Jdanov, là d’un Goebbels)… _ d’une erreur _ forcément ! _ impensable. La collectivisation ayant produit résistance et faim en Ukraine, Staline rejeta la faute _ de cette situation _ sur les koulaks, les Ukrainiens et les Polonais. Après l’arrêt de la Wermacht à Moscou et l’entrée des Américains dans la guerre, Hitler blâma _ = incrimina ! _ les Juifs « , pages 584-585.

Quant aux différences des deux systèmes, « dans la vision nazie, l’inégalité des groupes était _ à la fois, comme pour Calliclès dans Gorgias de Platon… _ naturelle et désirable. Il convenait même de multiplier _ en degrés _ les inégalités que l’on trouvait dans le monde, par exemple entre une Allemagne plus riche et une Union soviétique plus pauvre. Lorsqu’il fut étendu _ à  d’autres pays : satellisés… _, le système soviétique apporta _ = imposa _ aux autres sa version de l’égalité (…) ; il les obligeait à embrasser le système soviétique comme le meilleur des mondes possibles. En ce sens bien particulier, il était inclusif.

Alors que les Allemands refusèrent l’égalité à la majorité des habitants de leur empire _ menaçant de nier bientôt tout droit d’exister à une quelconque altérité… _, les Soviétiques inclurent presque tout le monde dans leur version _ imposée par la force la plus brutale _ de l’égalité » uniformisée _, pages 588-589.

De même, « dans le stalinisme, le meurtre de masse ne put jamais être autre chose qu’une défense du socialisme ou un élément _ = un simple moyen utile ; un outil de circonstance… _ de l’histoire du progrès vers le socialisme ; jamais il ne fut la victoire politique elle-même. Le stalinisme était un projet d’auto-colonisation, élargie quand les circonstances le permettaient.
La colonisation nazie, en revanche, était totalement
_ = vitalement pour elle _ tributaire de la conquête immédiate et totale d’un vaste nouvel empire oriental, qui, par sa taille, pourrait éclipser l’Allemagne d’avant-guerre. L’entreprise supposait la destruction préalable de dizaine de millions de civils.

En pratique, les Allemands tuèrent généralement des gens qui n’étaient pas allemands, alors que les Soviétiques tuèrent principalement des Soviétiques« , page 589.

« Le système soviétique ne fut jamais plus meurtrier _ endogènement, en quelque sorte, et à l’abri des frontières drastiquement verrouillées de son monde clos _ que lorsque le pays n’était pas en guerre.

Les nazis, en revanche, ne tuèrent pas plus de quelques milliers de gens avant le début de la guerre. Au cours de sa guerre de conquête _ vers et dans les steppes de l’est : sauvages ; son far-east !.. _ l’Allemagne tua des millions de gens plus vite qu’aucun autre État dans l’Histoire (à ce stade : la Chine de Mao dépassa l’Allemagne de Hitler dans la famine de 1958-1960, qui tua quelques 30 millions de personnes)«  _ précise une note de bas de page _, page 589 toujours.

Et de fait « les comparaisons entre les dirigeants et les systèmes commencèrent dès l’accession de Hitler au pouvoir.

De 1933 à 1945, des centaines de millions d’Européens durent _ et urgemment ! _ peser _ en une opération aux enjeux rien moins que vitaux pour eux-mêmes et leurs proches ! ; à moins de l’esquiver (et refouler)… _ ce qu’ils savaient _ ou étaient en mesure de se figurer… _ du nazisme et du stalinisme au moment de prendre des décisions qui ne devaient que trop déterminer leur destin _ et la litanie des exemples énoncés par Timothy Snyder, le long de la page 590, donne à elle seule le frisson !..

Ces Européens qui habitaient la partie cruciale de l’Europe _ entre ces deux terrifiantes menaces pour les vies ; pour ceux, du moins, qui en avaient, au présent, suffisamment conscience… _, étaient condamnés à comparer« , pages 589-590.


Aujourd’hui, en 2010-2012, « libre à nous, si nous le voulons, de considérer _ à froid : avec le recul tranquille et suffisamment savant de la connaissance historique a posteriori… _ les deux systèmes isolément  » ;

mais « ceux qui y vécurent connurent _ à chaud, eux _ chevauchement et interaction«  _ de ces deux systèmes de « meurtres politiques de masse«  :

« chevauchement et interaction« , voilà ce que fut bel et bien la tragique réalité historique, entre 1933 et 1945 (et considérablement aggravée à partir de la rupture militaire du pacte germano-soviétique, le 22 juin 1941 !), de la connexion complexe (et « complicité«  dans les escalades des « meurtres politiques de masse« ) terrifiante de ces deux « systèmes« , subie avec si peu de marges de manœuvre par ces malheureuses populations, prises qu’elles furent dans cette double impitoyable nasse, entre ces deux effroyables étaux _, page 591.


Et Timothy Snyder de préciser alors :

« Les régimes nazi et soviétiques furent parfois alliés, comme dans l’occupation conjointe de la Pologne

_ du 17 septembre 1939 (« L’Allemagne avait pratiquement gagné la guerre en Pologne (commencée « le 1er septembre, à 4h 20 du matin, par une pluie de bombes larguées, sans prévenir, sur la ville de Wielun, au centre de la Pologne« , page 197) quand les Soviétiques y entrèrent (à leur tour), le 17 septembre« , page 203)

au 22 juin 1941 (« le 22 juin 1941 est l’un des jours les plus significatifs de l’Histoire de l’Europe. L’invasion allemande de l’Union soviétique qui débuta ce jour-là sous le cryptonyme d’opération Barbarossa, fut bien plus qu’une attaque-surprise : un changement d’alliance, une nouvelle étape de la guerre. Ce fut le commencement d’une indescriptible calamité« , page 251)…

Ennemis _ acharnés dès l’attaque allemande du 22 juin 1941 _, ils eurent parfois des objectifs compatibles : ainsi en 1944 quand Staline choisit de ne pas  aider les rebelles à Varsovie, permettant ainsi aux Allemands de tuer ceux qui auraient plus tard résisté au pouvoir communiste. C’est ce que François Furet appelle leur « complicité belligérante ».

Souvent _ aussi _ Allemands et Soviétiques se poussèrent mutuellement à des escalades qui coûtèrent plus de vies que n’en auraient coûté les politiques de l’un ou de l’autre État tout seul. Pour chacun des dirigeants, la guerre des partisans fut l’occasion suprême (!) d’inciter l’autre à de nouvelles brutalités » _ = massacres _, page 591 toujours.

« Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les Terres de sang _ « de la Pologne centrale à la  Russie occidentale en passant par l’Ukraine, la Biélorussie et les pays Baltes« , page 10 _ furent soumises non pas à une invasion, mais à deux ou trois _ successivement, en de terribles allers et retours de la « violence de masse«  contre des civils désarmés, en plus des opérations militaires de la guerre _, non pas à un régime d’occupation, mais à deux ou trois _ tel est le fait capital ! dont il fallait écrire enfin l’Histoire !

Le massacre des Juifs commença dès que _ le 21 juin 1941, donc _ les Allemands pénétrèrent dans les territoires que les Soviétiques avaient annexés quelques mois plus tôt _ le 17 septembre 1939, pour les territoires pris par l’Union soviétique à la Pologne (et pour « vingt-et-un mois« … (page 207) ; en juin 1940, pour les pays Baltes (« en juin 1940, l’Union soviétique étendit aussi son empire à l’ouest, annexant les trois pays Baltes indépendants : Estonie, Lettonie, Lituanie« , page 230) _, dont ils avaient déporté des dizaines de milliers d’habitants quelques semaines plus tôt _ en mai-juin 1940 : « les Soviétiques devaient déporter 17 500 personnes de Lituanie, 17 000 de Lettonie et 6 000 d’Estonie » (page 233) ; de même que « au cours des deux années passées (soit du 17 septembre 1939 au 21  juin 1941), les Soviétiques avaient réprimé près d’un demi-million de citoyens polonais : autour de 315 000 déportés, de 110 000 arrestations et de 30 000 exécutions, sans compter les 25 000 autres morts en prison«  (page 245) _, et où ils avaient exécutés des milliers de détenus quelque jours plus tôt.

Les Einsatzgruppen allemands purent _ ainsi relativement aisément _ mobiliser _ à leur profit et service _ la colère locale liée au meurtre des prisonniers par le NKVD soviétique. Les quelque 20 000 Juifs tués dans ces pogroms orchestrés _ alors _ ne représentent qu’une toute petite partie, moins de 0,5 %, des victimes de l’Holocauste. Mais c’est précisément le chevauchement du pouvoir soviétique et du pouvoir allemand qui permit aux nazis de propager _ à des fractions notables des populations de ces territoires où avaient déjà eu lieu des pogroms, par le passé (cf les admirables récits d’Isaac Babel, par exemple, réédités cette année au Bruit du Temps) ; et avec l’efficacité d’une certaine vraisemblance _ leur description du bolchevisme comme complot juif« , page 591.

« D’autres épisodes du massacre furent le résultat de cette même accumulation _ et surimposition, et à plusieurs reprises _ du pouvoir nazi et du pouvoir soviétique.

En Biélorussie occupée, des Biélorusses tuèrent d’autres Biélorusses, certains en tant que policiers au service des Allemands, d’autres comme partisans soviétiques.

En Ukraine occupée, des policiers refusèrent de servir les Allemands et rejoignirent les unités de partisans nationalistes. Ces hommes tuèrent alors des dizaines de milliers de Polonais et de compatriotes ukrainiens au nom d’une révolution sociale et nationale « , page 592.

Ainsi, « c’est dans les terres que Hitler concéda d’abord à Staline dans le protocole secret du pacte de non-agression de 1939, puis reprit aux premiers jours de l’invasion de 1941, et reperdit en 1944 _ quels terrifiants allers-retours de ces deux régimes pour les malheureuses populations de ces territoires ouverts de l’est européen ! _, que l’impact de l’occupation continue et multiple _ voilà ! _ fut le plus dramatique _ et avec quelles terrifiantes saignées !

Sous la coupe des Soviétiques, entre 1939 et 1941, des centaines de milliers d’habitants de cette zone furent déportés vers le Kazakhstan et la Sibérie, et des dizaines de milliers d’autres exécutés.

La région était _ tout particulièrement _ le cœur de la population juive en Europe _ par la volonté (souvent très ancienne) de certains souverains : polonais (Boleslaw III, Casimir III le Grand, et les rois Jagellon (Ladislas II, Alexandre Ier, Sigismond Ier le Vieux, Sigismond II Auguste), russes (l’impératrice Catherine II la Grande), autrichiens (l’empereur Joseph II)… _, et les Juifs se retrouvèrent _ absolument _ piégés en 1941, quand les Allemands envahirent l’Union soviétique élargie depuis peu. La quasi-totalité des Juifs originaires de cette région furent tués.

C’est ici que les partisans ukrainiens procédèrent au nettoyage ethnique des Polonais, avant que les forces soviétiques ne fassent de même avec les Ukrainiens et les Polonais à partir de 1944« , pages 592-593.

Et Timothy Snyder d’ajouter encore :

« C’est dans cette zone, à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop _ tracée, à Moscou le 23 août 1939 : « les deux régimes trouvèrent aussitôt un terrain d’entente dans leur aspiration mutuelle à détruire la Pologne » ; « aux yeux de Hitler, la Pologne était la « création irréelle » du traité de Versailles » ; « pour Molotov, son « affreux rejeton » » ; « Ribbentrop et Molotov se mirent aussi d’accord sur un protocole secret, dessinant des zones d’influence pour l’Allemagne nazie et l’Union soviétique en Europe orientale dans des États encore indépendants : Finlande, Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne et Roumanie » (page 192 ; cf aussi la carte, page 204) _ que commença l’Holocauste

et que les Soviétiques repoussèrent par deux fois _ en 1939, donc, puis au lendemain de la guerre et lors de leur victoire, en 1945, en fonction des territoires par les armes conquis… _ leurs frontières à l’ouest.

C’est aussi dans cette bande de territoire bien particulière des Terres de sang _ « à l’est de la ligne Molotov-Ribbentrop« , donc ; et jouxtant la partie occidentale de l’Union soviétique en ses frontières d’entre 1921 et 1939 _ que le NKVD mena à bien l’essentiel de ses persécutions des années 1940 _ jusqu’au recul soviétique de l’été 1941, lors de l’invasion allemande, déclenchée par surprise le 22 juin 1941 ; cf la carte de « la progression allemande du 22 juin au 1er octobre 1941« , page 270 _,

que les Allemands tuèrent plus du quart de leurs victimes juives _ cf la carte des « principaux sites d’affamement allemands« , page 275, et la carte de « la progression allemande du 1er octobre au 5 décembre 1941« , page 331.

et qu’eurent lieu des nettoyages ethniques en masse _ quand l’URSS reprit peu à peu ces territoires à la Wermacht à partir du printemps 1944 ; cf les cartes de ces avancées progressives : page 383, pour « le front de l’Est en juillet 1943« , et page 432, pour les avancées des « forces soviétiques en 1943-1944« 


L’Europe de Molotov-Ribbentrop fut une coproduction des Soviétiques et des nazis« , page 593.

Il faut noter aussi que « dans les cas aussi bien nazi que soviétique, les périodes de meurtre de masse _ c’était donc par « périodes«  : par commandes successives venues (comme par prurits de Staline comme de Hitler…), d’en haut, que ces « meurtres de masse«  se produisaient… _ furent aussi des périodes de performance administrative _ aux échelons de mise en œuvre sur le terrain… _ enthousiaste, ou tout au moins uniforme » :

« au cours de la Grande Terreur _ stalinienne _ de 1937-1938 et de la première vague de meurtre des Juifs _ nazie _, des signaux venus d’en haut aboutirent à des demandes _ d’en bas : de la part des réalisateurs sur le terrain _ d’un relèvement des quotas _ jusqu’où mène le zèle du carriérisme ! À cette époque, le NKVD fut soumis à des purges. En 1941, en Union soviétique occidentale, les officiers SS, comme les officiers du NKVD quelques années plus tôt, rivalisèrent d’ardeur : à qui tuerait le plus et montrerait ainsi sa compétence et sa loyauté.

La vie humaine était réduite à l’instant de plaisir _ je pense aussi, par exemple, aux circonstances désormais élucidées et bien connues de l’assassinat de Bruno Schultz, à Drohobytch, en Galicie, le 19 novembre 1942… _ du subalterne

qui fait son rapport _ dont l’essentiel est fait de listes de chiffres ! _ à un supérieur« , pages 596-597.

Vient aussi l’inconvénient fâcheux pour l’historiographie, de la concurrence _ idéologique (et médiatiquement endémique aujourd’hui) _ des mémoires _ quand, de personnelles (c’est-à-dire intimes et privées), elles deviennent publiques et officielles, avec le pignon sur rue et affichage des propagandes… _ et commémorations _ cf là-dessus, Paul Ricœur : La mémoire, l’histoire, l’oubli

Ainsi, page 604, Timothy Snyder aborde-t-il le fait d’opinion patent que « la culture contemporaine de la commémoration tient pour acquis que la mémoire empêche le meurtre « . Pour lui opposer, page 605, ce constat bien plus gênant que « quand on tire un sens de la tuerie, le risque est que la tuerie _ elle-même : et celle passée, et celle à venir ; et c’est là une des bases de la logique des terrorismes… _ produise bien plus _ encore _ de sens« …

Ce qu’il commente ainsi : « Peut-être est-ce _ même _ ici une fin _ finalité, parmi d’autres, plus légitimes, elles… _ de l’Histoire _ historienne _, quelque part entre le bilan des morts et sa réinterprétation constante« …

Aussi, toujours page 605, en déduit-il cette conclusion très importante, et tout simplement basique, que « seule une Histoire _ historienne sérieuse et suffisamment large, sinon exhaustive : celle qu’il veut mener ici en ce livre essentiel… _ du massacre peut unir _ de man!ère plus (ou enfin) heureusement apaisée _ les chiffres et les mémoires« . Car « sans l’Histoire, les mémoires se privatisent _ ce qui veut dire aujourd’hui qu’elles deviennent nationales _ ; et les chiffres deviennent publics, autrement dit un instrument _ disponible _ dans la concurrence internationale pour le martyre. Ma mémoire m’appartient, et j’ai le droit d’en faire ce que bon me semble ; les chiffres sont objectifs, et vous devez accepter mes comptes, qu’ils vous plaisent ou non. Cette forme de raisonnement permet à un nationaliste de s’étreindre un bras _ de douleur _ et de frapper _ simultanément _ son voisin de l’autre« .

Et de fait, « après la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis de nouveau après la fin du communisme, les nationalistes à travers les Terres de sang (et au-delà) se sont complus dans l’exagération quantitative _ voilà ! _ de leur statut de victimes, revendiquant pour eux-mêmes le statut de l’innocence » : et ce qui suit, aux pages 605 à 611, détaille la liste de ces exagérations victimales : russes (pages 605 à 608), ukrainiennes (page 608), biélorusses (pages 608-609), allemandes (pages 609-610), polonaises (pages 610-611).

Alors, déduit de ce bilan-là Timothy Snyder page 612, « quand l’Histoire _ l’Histoire véritable des res gestae advenues, celle-là même que l’Histoire véridique des historiens sérieux, se donne pour objectif de construire et réaliser par leur travail _ est effacée, les chiffres enflent _ idéologiquement _ et  les mémoires se replient sur elles-mêmes à nos risques et périls à tous » _ c’est la raison pour laquelle dans le titre même de cet article j’ai adjoint au qualificatif d’« indispensable«  celui de « urgent«   Aussi, même si les nombres ne sont pas le principal ici, faut-il cependant, aussi, commencer par les établir : avec sérieux et justesse...

Mais, au-delà de ce comptage par nationalités :

« les morts appartiennent-ils vraiment à quiconque ?« 

Et Timothy Snyder de rappeler, dans la suite de la page 612, la difficulté et même l’impossibilité de rattacher toutes les personnes assassinées à un groupe identifiable unique.

Et ici nous atteignons le cœur du cœur _ sur ce qu’est le plus foncièrement l’humanité ! dont le « droit«  se révèle, dans l’Histoire même de cette humanité, un des caractères fonciers (et inaliénables !) de son « fait«  d’être, lui-même… _ de ce magnifique et fondamental travail qu’est Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline , avec la question _ imparable et irrésistible humainement _ de la singularité des personnes :

« Sur plus de 4 millions de citoyens polonais _ dans les frontières de la Pologne de 1921 à 1939, d’avant la double annexion germano-soviétique des 1er septembre (pour les Allemands, page 197) et 17 septembre 1939 (pour les soviétiques, page 203) _ assassinés par les Allemands, près de trois millions étaient juifs. Ces 3 millions de Juifs sont tous comptés comme polonais, ce qu’ils étaient. Beaucoup s’identifiaient _ et c’est bien de ce phénomène-processus (mouvant : il se construit ; et ne se détruit pas aisément) d’identification à des groupes de population, qu’il s’agit profondément, aussi, ici… : tant dans l’Histoire (historique) advenue que dans l’Histoire (historienne) à établir-construire, par les historiens _ profondément à la Pologne ; certains qui moururent en Juifs _ pour ceux qui les assassinèrent après les avoir fichés et listés (et certains étoilés !) comme tels _ ne se considéraient pas _ eux-mêmes, personnellement, donc _ comme tels. Plus d’un million de ces Juifs sont aussi comptés comme citoyens soviétiques, parce qu’ils vivaient dans la moitié de la Pologne _ d’avant le partage germano-soviétique « signé à Moscou le 23 août 1939«  par Molotov et Ribbentrop (page 192) : une date cruciale pour ces Terres de sang ! _ annexée par la Pologne au début de la guerre _ soit le 17 septembre 1939 très précisément (page 203). Parmi ces millions de Juifs, la plupart vivaient sur des terres qui font désormais partie de l’Ukraine indépendante«  _ d’aujourd’hui, parce qu’annexées par l’URSS victorieuse des Allemands en 1945.

Il faudrait tout citer de ces lignes admirables et tellement fondamentales

pour ce qu’est _ et inaliénablement : quelles que soient les péripéties tragiques de l’Histoire _ l’humanité !, de ces quelques exemples de difficulté d’assignation à telle ou telle « communauté« , en exclusion d’autres :

« La petite Juive qui griffonna un mot à sa mère _ »Ma maman chérie ! Impossible d’y échapper. Ils nous ont fait sortir du ghetto, pour nous conduire ici, et nous devons mourir maintenant d’une mort terrible. Nous sommes navrés que tu ne sois pas avec nous. Je ne peux me le pardonner. Nous te remercions, maman, de tout ton dévouement. Nous te couvrons de baisers.« , page 352 (Archives ZIH de l’Institut historique juif, à Varsovie : « les inscriptions sur les murs de la synagogue furent notées par Hanoch Hammer » est-il précisé aussi en note de bas-de-page) _ sur le mur de la synagogue de Kovel _ ville située à 73 kilomètres au nord-ouest de Loutsk, en Volhynie : « les Juifs représentaient à peu près la moitié de la population locale : quelque 14 000 âmes«  ; cf le récit de ce qui y advint de mai à août 1942, donné aux pages 351-352 : « le 2 juin, la police allemande et des auxiliaires locaux entourèrent le ghetto de la vieille ville. Ses les « 6 000 habitants furent conduits dans une clairière près de Kamin-Kachyrsky et exécutés. Le 19 août, la police renouvela cette action avec l’autre ghetto, exécutant 8 000 autres Juifs. Commença alors la traque des Juifs cachés, qui furent raflés et enfermés dans la grande synagogue de la ville sans rien à boire ni manger. Puis ils furent exécutés, non sans qu’une poignée d’entre eux aient eu le temps de laisser leurs derniers messages, en yiddish ou en polonais, gravés avec des pierres, des couteaux, des plumes ou leurs ongles sur les murs du temple où quelques-uns d’entre eux avaient observé le Sabbat    «  _, appartient-elle à l’Histoire polonaise, soviétique, israélienne ou ukrainienne ? Elle écrivit en polonais ; ce jour-là, d’autres Juifs enfermés dans cette synagogue écrivirent en yiddish.

Et qu’en était-il de la mère juive de Dina Pronitcheva _ cf le récit des pages 322 à 324 _, qui pressa sa fille en russe de fuir Babi Yar, qui se trouve à Kiev, capitale aujourd’hui de l’Ukraine indépendante ?

La plupart des Juifs de Kovel et de Kiev, comme d’une bonne partie de l’Europe orientale, n’étaient ni sionistes ni polonais, ni ukrainiens ni communistes. Peut-on dire qu’ils sont morts pour Israël , la Pologne, l’Ukraine ou l’Union soviétique ? Ils étaient Juifs, citoyens polonais ou soviétiques, et leurs voisins étaient ukrainiens, polonais ou russes. Dans une certaine mesure, ils appartiennent aux Histoires _ mêlées, enchevêtrées et indissolublement liées _ de ces quatre pays, pour autant _ encore… _ que les Histoires de ces quatre pays soient vraiment distinctes.

Les victimes _ singulières, chacune, en sa propre (et unique) vie _ ont laissé derrière elles des gens _ c’est-à-dire des personnes, elles aussi singulières _ en deuil. Les tueurs, des chiffres _ sous forme de nombres de victimes listées

(sur le phénomène de la « liste« , cf le livre magnifique et passionnant de mon ami Bernard Sève De Haut en bas _ philosophie des listes ; cf mon article du 4 avril 2010 : Un moderne « Livre des merveilles » pour explorer le pays de la « modernité » : le philosophe Bernard Sève en anthroplogue de la pratique des « listes », entre pathologie (obsessionnelle) et administration (rationnelle et efficace) de l’utile, et dynamique géniale de l’esprit)…

Nous voici ici au centre vibrant de ce qu’apporte _ humainement ! et anthropologiquement… _ cet immense livre-monument qu’est ce, décidément, plus qu’admirable Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline

« Rejoindre un grand nombre après la mort, c’est _ pour la personne (singulière) de l’individu humain _ être promis à se dissoudre dans le flot de l’anonymat. Être enrôlé à titre posthume dans des mémoires nationales rivales, soutenu par des chiffres _ des nombres sur des listes _ dont sa vie est devenu une partie _ une unité, un item parmi d’autres _, c’est sacrifier son individualité _ celle de la singularité (inaliénable !) d’une (et de toute) personne humaine. C’est être abandonné par l’Histoire _ historienne nécessairement sérieuse et humaniste par là ! _, qui part du postulat que chaque personne est irréductible.

L’Histoire, dans toute sa complexité _ historique : à démêler patiemment et rigoureusement par le travail probe de l’historien qui veut comprendre le sens, complexe en effet, de ce qui s’est passé dans le devenir collectif, enchevêtré et conflictuel (souvent violent à grande échelle), de l’humanité _, est tout ce que nous possédons et pouvons partager _ en tant que connaissance (historiographique) vraie ; et à titre de membres, tous et chacun, un par un, de cette humanité (anthropologique) qui nous est commune. Aussi, même quand nous détenons les bons chiffres _ des nombres justes : ici, ceux des victimes des « meurtres politiques de masse«  de Staline et Hitler, entre 1932-33 et 1945  _, la vigilance s’impose _ à l’historien. Les bons chiffres ne suffisent pas« , page 613.

Et Timothy Snyder poursuit superbement, toujours page 613 :

« Les cultures de la mémoire sont organisées _ pour simplifier (et résumer) les choses, à l’aune des grands nombres, surtout… _ en chiffres ronds, par intervalles de 10 ; or, d’une certaine façon, il est plus facile _ à la vraie mémoire : pas celle (quantitative et mécanique) du par cœur, mais la mémoire affective qualitative (cf ici les analyse de Bergson, par exemple dans Matière et mémoire…) _ de se souvenir des morts _ comme personnes, pas comme items _ quand les chiffres _ des nombres (ici de victimes massacrées en masse)… _ ne sont pas ronds ; quand le dernier chiffre _ du nombre (de cadavres) _ n’est pas un 0.« 

Et Timothy Snyder de donner alors, au final de son livre, quatre noms de personnes pour deux comptes (de victimes) qui ne sont effectivement _ historiennement et historiquement, de fait _ pas ronds, l’un à Treblinka et l’autre à Babi Yar, pris pour exemples :

« Peut-être est-il plus facile de penser à 780 863 personnes différentes tuées à Treblinka, avec les trois de la fin qui pourraient être Tamara et Itta Willenberg, dont les vêtements restèrent noués ensemble après qu’elles furent gazées, et Ruth Dorfmann, qui put pleurer avec l’homme qui lui coupait les cheveux avant d’entrer dans la chambre à gaz _ cf les précisions données page 419.

Ou sans doute serait-il plus facile d’imaginer le dernier des 33 761 Juifs exécutés à Babi Yar : la mère de Dina Pronitcheva, par exemple _ cf pages 322-323 _, même si en réalité chaque Juif tué là-bas pourrait être celui-là, doit être celui-là, est celui-là« , page 613.

Et aussi, page 614 :

« Dans l’Histoire des tueries en masse dans les Terres de sang,

la remémoration _ en plus de la connaissance historique des historiens, donc (moins exigeante le plus souvent en matière de connaissance exacte de la singularité ; et pourtant !) _ doit inclure

le million (de fois un) de Léningradois morts de faim au cours du siège,

les 3,1 millions (de fois un) de prisonniers de guerre soviétiques bien distincts tués par les Allemands en 1941-1944,

ou les 3,3 millions (de fois un) de paysans ukrainiens bien distincts affamés par le régime soviétique en 1932-1933.

Ces chiffres ne seront jamais connus avec précision _ à la dernière unité juste près... _, mais ils nous parlent d’individus aussi :

des familles de paysans faisant des choix effroyables _ tel que « lequel sera mangé ? » _,

des prisonniers qui se tiennent mutuellement chaud dans des gourbis,

des enfants comme Tania Savitcheva observant

_ ce dont témoigne son journal (« tout simple« , est-il dit page 573 ; « l’une de ses sœurs s’enfuit en traversant la surface gelée du lac Ladoga ; Tania et le reste de sa famille trouvèrent la mort« , est-il aussi alors  précisé…), cité page 280 en sa terrible intégralité :

« Jenia est morte le 28 décembre 1941 à minuit trente. Grand-mère est morte le 25 janvier 1942 à 15 heures. Leka est morte le 5 mars 1942 à 5 heures du matin. Oncle Vassia est mort le 13 avril 1942 à 2 heures du matin. Oncle Lecha est mort le 10 mai 1942 à 16 heures. Maman est morte le 13 mai 1942 à 7 h 30 du matin.

Les Savitchev sont morts.
Tout le monde est mort.
Il ne reste que Tania
« 
;

et « Tania est morte en 1944« , ajoute alors Timothy Snyder (page 280, aussi) ; « le journal est exposé au Musée national d’histoire de Saint-Pétersbourg dans le cadre de l’exposition Leningrad dans les années de le Grande Guerre patriotique« , précise alors une note de bas-de-page _

des enfants comme Tania Savitcheva observant leurs familles mourir à Leningrad « …

« Chacune des 681 692 personnes tuées dans la Grande Terreur de Staline, dans les années 1937-1938, avait une vie à elle :

les deux de la fin pourraient être Maria Juriewicz et Stanislaw Wyganowski, la femme et le mari réunis « sous la terre » _ cf le récit qui concerne ceux-ci, aux pages 163-164 _, page 614, toujours.

Et « chacun des 21 892 prisonniers de guerre polonais, page 614 encore.

Et comme je l’ai mentionné plus haut en cet article,

Timothy Snyder peut alors conclure ainsi son magistral travail :

« Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres : certains que nous ne pouvons qu’estimer, d’autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision.

Il nous appartient à tous, chercheurs, d’essayer de les établir et de les mettre en perspective.

Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains.

Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité « .


D’où l’indispensabilité et l’urgence _ en 2101-2012 _, humaines et anthropologiques (et civilisationnelles), de cet immense livre, pour nous, hommes _ encore un peu « humains« _, d’aujourd’hui…

Titus Curiosus, ce 26 juillet 2012

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