Posts Tagged ‘construction de soi

Lettre à l’ombre du père (et tombeau de papier pour lui) : la missive de François Broche « A l’officier des îles » tué par un obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942

30jan

C’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt,

édifié, le tombeau, et rédigée, la lettre,

à l’ombre même _ ombre à la fois toujours présente, dès l’écriture d’un premier livre en 1969, du moins, en même temps que la personne physique du père, Félix Broche, est forcément à jamais absente, en la vie de son fils François : le père et le fils ne s’étant, en effet, pas même une seule fois vus ni a fortiori étreints : officier, Félix Broche étant déjà parti  de Tunis, où résidait sa famille, pour « les îles« , en l’occurrence d’abord Tahiti, rejoint le 3 juillet 1939 (cf page 57 de À l’officier des îles), puis ce sera la Nouvelle-Calédonie un peu plus tard (il y atterrira le 12 novembre 1940), au moment de la naissance de son fils François, à Tunis, le 31 août 1939 ; et nous verrons ici comment le fils et le père ont, par delà l’absence physique de ce père tué par des éclats d’obus à Bir-Hakeim (le 9 juin 1942), réussi malgré tout, et assez fréquemment, à partir d’un certain moment, à s’entretenir l’un avec l’autre : et c’est de ces échanges en dépit de, et par-delà, la mort, que traite ce livre de construction d’un soi…  _ de ce père, mortellement frappé par un éclat d’obus à Bir-Hakeim le 9 juin 1942,

c’est d’un même mouvement un tombeau de papier et une lettre au père défunt

que dresse et écrit pour ce tombeau de papier qu’est cette lettre au père

l’historien François Broche, en un très beau À l’officier des îles, paru aux Éditions Pierre-Guillaume de Roux au mois d’avril 2014,

dont l’auteur m’a très aimablement fait l’hommage, pour l’avoir invité à un magnifique et passionnant entretien dans les salons Albert-Mollat, à Bordeaux, jeudi 15 janvier dernier,

au sujet de son magnifique et désormais indispensable Dictionnaire de la collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions, paru aux Éditions Belin au mois d’octobre 2014 _ cf sur ce travail historiographique majeur, mon précédent article du 12 novembre : Un admirable monument de micro-histoire de l’Occupation : le « Dictionnaire de la Collaboration _ Collaborations, compromissions, contradictions » de François Broche

C’est en effet à un récit de construction de soi _ celle de l’auteur même, François Broche _,

à l’ombre _ au final positive, enrichissante, sans étouffer, nous allons le voir, même si elle a pu, un moment, devenir « obsédante«  (page 179) _ de cette ombre devenue éclairante de son père,

que procède en effet dans ce très beau récit _ lettre et tombeau au père à jamais absent, sinon comme ombre, précisément _ François Broche.

Construction de soi de François Broche à comparer avec la très rapide évocation par l’auteur du rapport de son frère aîné _ de quatre ans _ Michel à la figure du père disparu

_ cf pages 8-9, 10 et 11 :

 » Un oncle, graveur sur bois du dimanche, avait ciselé sur un petit panneau de bois où ta photo était incrustée cet extrait d’une lettre adressée à ma mère le 31 août 1941 : « Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie ». Cette petite phrase a marqué mon enfance. Elle sonnait _ alors, pour l’enfant qu’était François Broche _ comme une condamnation prémonitoire. Plus je grandissais, plus je me sentais profondément « veule ». (…) Mon frère aîné, lui, offrait une image différente : il était énergique, sportif, volontaire jusqu’au paroxysme. Il en avait de la chance ! (…) J’avais la conviction que, ma vie durant, je ne ferais pas le poids devant toi. (…)

Plus tard encore, dans les rares archives qui avaient surnagé _ de divers déménagements familiaux _, j’ai retrouvé ta lettre, adressée à ma mère _ depuis Damas, où Félix Broche, toujours à la tête de son bataillon du Pacifique, stationne en moment en Syrie, faisant désormais partie de « la Première Brigade française Libre (1re BFL) que De Gaulle a chargé les généraux de Larminat et Legentilhomme de mettre sur pied«  (page 144).

Voici le passage où figure la fameuse petite phrase :

« Quelle est ta vie ? Comment t’arranges-tu ? Comment allez-vous tous ? Comment vont les enfants ? François a 2 ans aujourd’hui et Michel bientôt 6. Quelle tristesse pour moi, si tu savais, de ne pas les avoir, de ne pouvoir guider leurs premiers pas dans la vie… Mais je compte absolument sur toi, tu dois me remplacer, être ferme avec eux, ne pas les gâter, les élever virilement. Trop de jeunes Français des dernières générations avaient perdu le goût de l’effort et du travail. Que mes fils ne soient pas des veules, et que l’exemple de ce que j’ai fait leur soit un exemple de vie, malgré tout ce qu’ils en entendront dire ».

Replacée dans ce contexte _ d’août 1941 : la France libre n’est certes pas alors en honneur de sainteté, ni à Tunis, ni en France occupée… _, elle prenait un sens différent. Ce n’était plus une excommunication fulminée par un dieu vengeur, mais un simple desideratum, ô combien naturel, chez un homme plongé dans la tourmente de la guerre, qui souffrait de la séparation d’avec les siens. Tu avais souligné le second adverbe _ virilement _, pour lui donner encore plus de force.

Sur ce point, tu ne fus guère exaucé : ma mère ne te remplaça pas, elle était bien incapable de nous donner une éducation virile.

Mon frère et moi, en suivant des chemins totalement divergents, nous dûmes nous élever tout seuls. Le résultat ne fut pas toujours _ à certaines périodes _ à la hauteur de tes espérances d’outre-tombe.

Aussi loin que je remonte, je ne me souviens pas que tu aies été présent dès le début _ voilà ! J’étais un enfant sans père, et cela n’avait pas l’air de me gêner.

(…)  Je suis tout de même jaloux d’un souvenir de mon frère aîné. Il doit avoir trois ou quatre ans. Il court, tombe, se fait un peu mal, pleure. Soudain, une ombre _ produite par la lumière du soleil de Tunisie, ici _ surgit derrière lui, il se sent pris dans les bras d’un homme qui le serre contre lui et le console. C’est le seul souvenir qu’il conserve de toi. Je suis jaloux de ce contact physique, de cette étreinte, tout en me demandant si cette ombre _ gigantesque _ n’a pas, pour lui, éclipsé tout le reste _ mais nous n’en saurons pas davantage. Moi, j’ai dû me contenter _ longtemps _ d’un fantôme moins encombrant«  _ ;

ou à comparer encore, aussi, au rapport que Jacques Roumeguère _ (9-4-1917 – 25-12-2006) : « un ancien du 1er régiment d’artillerie des Forces Françaises libres, qui avait fait l’admiration de tous ses hommes quand, à Bir-Hakeim, blessé à la jambe, le 9 juin 1942 (le jour où tu étais mort), il avait refusé d’abandonner son poste, alors que sa blessure lui interdisait tout mouvement« , page 197a eu avec son propre père, disparu, lui, au cours de la Grande Guerre

_ cf pages 197-198 :

« Il n’avait cessé de rechercher des témoignages sur son père, un colonel d’artillerie, tué en 1918. Né en 1917, il ne l’avait pas connu :

« Obnubilé par ma propre recherche, me dira-t-il trente ans plus tard _ après leur commun voyage à Tobrouk en juin 1972 : soit en 2002, par conséquent _, je me remémore souvent vos paroles. Malheureusement, j’entame la dernière étape sans avoir recueilli le moindre indice qui eût apaisé mon angoisse ».

A plus de quatre-vingt-cinq ans, il n’avait toujours pas digéré l’absence de son père, qu’il assimilait, comme j’inclinais à le faire moi-même lorsque j’étais enfant _ et ce n’est plus le cas _, à un silence _ voilà.

J’avais beaucoup d’affection, de respect, de compassion pour cet homme qui mourut le jour de Noël 2006, à quelques mois de son quatre-vingt-dixième anniversaire, sans être parvenu au terme de sa quête« .

Or la lecture de cet À l’officier des îles nous apprendra que l’ombre de Félix Broche n’a pas été du tout silencieuse pour son fils François.

A contrario, elle deviendra peu à peu, et au fil d’œuvres poursuivies, fécondement rectrice.

Et alors le fils François,

re-pensant à tout ce qu’avait fait et accompli en officier-soldat son père, et qu’il a pu _ en partie, du moins _, pu assez bien reconstituer _ en historien de la France Libre, tout d’abord, mais aussi en fils se construisant peu à peu _,

peut conclure son récit, page 228 _ juste avant un Epilogue (aux pages 229 à 238 : Retour à Bir-Hakeim (5-6 juin 2012)  _ :

« Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux _ en œuvres successives de papier, pour le principal _ pour qu’on ne t’oublie pas. Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Mais cette construction de soi,

d’un même mouvement fondamentalement modeste en même temps que puissamment exigeante,

est loin d’être pour François Broche une pure et simple auto-création, isolée des autres.

Et c’est sur cette patiente et persévérante construction de soi, via des rencontres et via des œuvres successives, qu’ici je veux porter ici ma propre focalisation de lecteur un peu attentif.

Témoigne ainsi de cette lente, longue, et à vrai-dire infinie _ de même qu’est infinie la recherche-enquête de l’historien, de tout historien… _, construction de soi, ce paragraphe à la page 23 :

« A dix-huit, vingt ans _ quand il est étudiant à Paris, en 1957-1959, donc ; page 42, François Broche résumera : « sept années de vie parisienne« , dont « un stage de quatre ans à la Cité universitaire » ; et quelques importantes amitiés… _,

je n’avais strictement aucune action sur ce qui m’arrivait. J’étais impuissant à modifier le cours des choses.

Au début des Antimémoires, Malraux confie que (…) il déteste son enfance : « J’ai peu et mal appris à me créer moi-même, si se créer, c’est s’accommoder de cette auberge sans routes qu’on appelle la vie ».

Comme Malraux, j’ai la regrettable impression de ne pas m’être créé. Une sorte de fatalité _ alors et unilatéralement _ m’emportait  _ sans cesse, toutes ces années d’enfance, d’adolescence et de jeune adulte _ là où je n’avais imaginé aller«  _ au hasard de quelques rencontres et amitiés : Jean-Marc M. (mort « noyé au cours d’une plongée sous-marine au large de Nouméa« , au printemps 1972, si l’on se fie à la chronologie du récit, page 194) ; Jacques B. ; puis l’homme de lettres Philippe Héduy, en particulier, qui l’amène, vers 1968-1969, à l’écriture-enquête sur le parcours de son père, de Tunis à Tahiti, Nouméa, Beyrouth, Damas, et Bir-Hakeim..

Et François Broche de répéter, page 25, à propos de ses sept premières années, à Paris (dont quatre à la Cité universitaire) : « La vie n’avait aucun sens, tout cela ne rimait à rien« 

Et il se trouve que l’année 1958 est aussi celle de la sortie du film de Marcel Carné, Les Tricheurs : « Les « tricheurs » voulaient s’émanciper, mais ils n’y arrivaient pas, ils demeuraient des « gosses ». Ils n’évoluaient pas, ils stagnaient dans leur insuffisance. Le déterminisme _ inhibiteur jusqu’à l’auto-destruction de soi _ qu’ils avaient eux-même forgé, l’emportait sur leur volonté« , page 27.

Cependant, marquant d’une pierre blanche l’année de son mariage et de sa première paternité, en 1976

_ « J’avais attendu d’avoir trente-sept ans pour devenir mari, gendre, père, beau-frère, oncle » ; cette phrase, à la neuvième ligne de l’ouverture même de son livre, page 5, reprenant en l’amplifiant la toute première du livre : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un obus t’a troué la tempe. » Et François Broche de poursuivre : « Pour tenir dans mes bras mon premier enfant. (…) C’était ta petite-fille. Je me suis dit, au même moment _ en 1976, donc _, que, cette année-là _ 1976 _, nous avions le même âge.«  _,

François Broche remarque, page 24 _ et c’est la conclusion importante, je veux le souligner, de son premier chapitre _, à propos de cette étape décisive, enfin, de sa vie :

« Je ne sais pas ce que me réserve _ en 1976, donc _ l’avenir, mais j’ai, malgré tout _ dès ce moment, et enfin ! _, confiance : je me vois bien parti, même si je suis parti un peu tard.

Je n’ai pas le moins du monde l’intention _ désormais _ de m’enliser dans quoi que ce soit, et l’ambition m’anime de « donner », sinon au monde, du moins à ce petit être qui commence à vivre _ son premier enfant, sa fille aînée ; le verbe « donner«  étant ici utilisé intransitivement.

Par le seul fait qu’elle existe, ma fille me replace _ en effet _ dans une lignée _ voilà la source du sens… Elle me révèle que la vie ne peut avoir un sens que si elle s’inscrit dans une continuité« .

D’où la place, ainsi réactivée, en 1976, de la question du contenu du rapport de François Broche à son père ;

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien _ et plus seulement de journaliste, cf page 47 : « après neuf mois de service dans la coopération au Gabon _ en 1965 _, j’aspirais à la France comme à la Terre promise. (…) J’allais devoir m’engager sur une route nouvelle » (pages 42-43). « Je ne m’étais pas encore établi, vivotant de petits boulots sans lendemain (j’ai pendant une trop longue année été correspondant régional d’un grand quotidien dans deux départements de la région parisienne, mal payé, toujours sur les routes, mais content de ce sursis qui me permettait de différer un choix définitif de carrière), me frottant à un milieu intermédiaire entre la politique et le journalisme, où je rendais quelques services «  _

d’autant plus que le premier travail réalisé d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70 _ Le Bataillon des Guitaristes, l’épopée inconnue des FFL de Tahiti à Bir-Hakeim, paru en 1970 aux Éditions Fayard, et Prix littéraire de la Résistance, en 1971 _avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, aussi et seulement, son père : au hasard d’une rencontre avec l’écrivain et journaliste Philippe Héduy, qui, « un jour (vers 1968-69), dans sa maison de campagne de l’Oise, me lança : « Il faut que vous fassiez un livre sur votre père. Le sujet est en or : un fils part à la recherche d’un père qu’il n’a jamais connu et qui ne l’a jamais vu ».

Je ne m’étais pas créé, j’y parviendrais peut-être en te recréant. Du moins en te faisant réapparaître. Renaître. Revivre.

Je lui avais lâché cette histoire _ la tienne, la mienne _ par bribes. Il avait montré un enthousiasme qui m’avait paru un peu excessif« , commente rétrospectivement cet événement de la toute première étape de sa gestation d’auteur, François Broche, pages 47-48 ;

d’autant plus que ce premier travail d’écrivain et historien de François Broche, en 1969-70, avait déjà concerné, et même au premier chef, déjà alors, mais presque par hasard, donc, aussi et seulement, son père _ je reprends l’élan de ma phrase _donc,

en tant que Félix Broche, son père, était le chef de ce Bataillon des Océaniens (de Tahiti et de Nouméa) de la France Libre…

Page 52, François Broche précise et commente les circonstances de ce crucial passage à l’écriture et à l’enquête historiographique, ce tournant d’activité de 1968-69, qui allait s’avérer, sinon immédiatement, au moins à terme _ car cela va prendre encore plusieurs années… _,  fondateur pour donner une première vraie direction à son existence, jusqu’alors assez déboussolée :

« Philippe _ Héduy (1926-1998) _ et Anne-Marie _ Cazalis (1920-1988), son épouse _ avaient _ ainsi, en 1968-69 _ décidé pour moi : je devais me mettre au travail sans retard.

J’obtempérais sans grand enthousiasme pour une raison qui me paraissait évidente : je n’avais pas _ pas encore _ de projet très arrêté.

Je ne savais pas du tout _ pas encore vraiment… _ où j’allais.

C’était bien d’un enfantement _ et double : et de soi-même, en tant qu’auteur ; et d’une connaissance véridique, historiographique absolument sérieuse, de son père _ qu’il s’agissait.

Te faire tenir _ tel que tu fus, de ton départ de Tunis « au printemps 1939«  (l’indication est donnée page 57) à ta mort à Bir-Hakeim le 9 juin 1942 _ au creux de mes pensées,

comme ce bébé _ le premier, tenu dans ses bras de père en 1976, pour la première fois.

Et soulignons bien ici, à nouveau, que c’est là la scène même d’ouverture du livre, page 5 : « J’ai attendu d’avoir trente-sept ans pour donner la vie _ juste l’âge que tu avais quand un éclat d’obus t’a troué la tempe. Pour tenir dans mes bras mon premier enfant«  ; et en 1968, François Brosse n’a encore que vingt-neuf ans

Exister à nouveau _ adresse l’auteur, dans la foulée, à son père défunt, toujours page 52 _, comme si tu n’étais pas mort _ et cela, par la grâce de la pensée au travail de la recherche historique, et son écriture rigoureuse active, de la part du fils orphelin, à la recherche de la vérité des actes accomplis (des res gestae) par le père.  Comme si tu allais revenir _ au moins par le pouvoir formidable de la pensée et de l’enquête à mener, permettant d’accéder à la connaissance des actes que tu avais effectivement accomplis, en soldat-officier, avant de disparaître… _ après une aussi longue absence.

Philippe ayant eu la sagesse de ne me donner aucune consigne, je dus m’y mettre. Dans la pagaille, dans la panique. En toute liberté. Avec la quasi certitude _ alors, en 1968-69 : foncièrement modeste…  _ que je n’aboutirais à rien« …

Et cela, à la condition de vaincre un obstacle dangereux, identifié par l’auteur page 180 : « cet instinct obscur _ cette pulsion de mort masochiste, dirait plutôt Freud _ qui pousse un homme à saboter son destin _ il me semblait que c’était celui-là même qui me rongeait depuis que j’avais pris conscience de ta mort, et me soufflait que le handicap était trop lourd à surmonter. Qu’il était inutile d’essayer de faire de moi quelqu’un ». Soit un obstacle en effet crucial…

« Un matin de juin 1972, je ralliai l’aéroport militaire d’Évreux, en compagnie de quelques anciens de la Première Division française libre qui allaient commémorer en Cyrénaïque le trentième anniversaire de « la bataille qui allait réveiller les Français », selon le mot si juste de Pierre Messmer« , page 194.

Et le récit poursuit, page 195 :

 « Un vieil autocar nous conduisit de Benghazi à Tobrouk (…). Dans le cimetière français, je me dirigeai lentement vers la tombe numéro un, qui abrite tes restes _ transportés là depuis Bir-Hakeim « dans les années cinquante«  (précision donnée un peu plus loin, à la page 196) . Au milieu des Tahitiens qui la couvraient des colliers de coquillage, mon cœur battait plus vite : nous n’avions jamais été _ le père, Félix, et lui-même, le fils, François _ aussi proches. J’allais enfin te retrouver ! (…) J’allais connaître une minute de vérité qui donnerait peut-être un sens à ma quête _ commencée dans le hasard en 1968-69 _, qui orienterait de manière décisive le reste de ma vie «  _ laquelle, vie, tâtonnait décidément encore, en 1972, à la recherche de ce cap sûr qui lui donnerait ce sens enfin sûr introuvé jusque là…


Mais, aussitôt, pages 195-196 :

« N’ayant jamais cru  à « la résurrection de la chair », je ne pouvais accorder aucune valeur au rectangle de cailloux qui était ta « dernière demeure » (…) De toute façon _ et déjà, pour commencer _, tes « cendres » n’étaient probablement pas là. Il y avait tout de même quelques chances pour qu’elles eussent été dispersées ou perdues, par négligence ou par maladresse, lors du transfert du cimetière de Bir-Hakeim à Tobrouk dans les années cinquante ».

Avec cette conclusion provisoire, toujours page 196 :

« De toute évidence, ce n’était pas là _ ni alors _ que j’allais te rencontrer _ le mot est capital. Je ne vis _ et ne sus voir, alors, en ce cimetière de Tobrouk, en 1972 _ qu’une plaque portant ton nom, et rien d’autre.

Je donnais à mes compagnons de voyage l’illusion de « me recueillir » devant ta tombe. L’expression me faisait _ déjà alors _ sourire. En vérité, ce n’étais pas moi, mais toi qui me recueillais ».

Et François Broche de commenter, pages 196-197, cette situation de juin 1972 au cimetière de Tobrouk :

« Nous étions dans une dimension symbolique qui me convenait.

Il n’existait plus aucune trace matérielle de ton passage sur la terre. Tu étais retourné « à la poussière », comme il est écrit dans le Livre, et c’était très bien ainsi.

Qu’est-ce que cela changeait ? Ce n’était pas ton cadavre qui m’occupait,

mais ton ombre _ voilà.

J’aurais voulu passer le reste de mon éternité _ du moins, ou au moins, celle à venir, après sa propre mort _ à côté de ton ombre.

Dans ton ombre _ l’expression est fondamentale : une ombre qui n’était pas encore alors, en juin 1972, une ombre nourricière et rectrice.

(…) Il n’y avait pas eu _ à Tobrouk, en juin 1972 _ de rencontre. Pas de retrouvailles !

Tu ne m’avais rien dit,

et je n’avais pas _ non plus _ trouvé les mots qui eussent été à la hauteur de l’événement.

Ta tombe était aussi vide que ma cervelle« , encore à ce moment de juin 1972, à Tobrouk.

Mais tout change _ et va changer vraiment _ pour François Broche, annonce l’auteur page 199 (et reprenant l’ouverture même du livre, page 5, à propos de son mariage et de sa première paternité, en 1976)

quand « quelque temps plus tard _ en 1976, donc _, je me mariai.

Ma vie, soudain, avait un sens ; l’amour partagé lui donnait _ enfin, et irréversiblement, cette fois _ une orientation inédite, décisive, définitive« …

« En outre, la paternité _ toujours cette même année 1976 _ m’apportait tant de choses qui m’avaient jusqu’alors si cruellement fait défaut : ouverture, don de soi ; plaisir de contempler la vie dans ce qu’elle produit de plus beau, les regards éblouis et les gestes désordonnés ; intelligence impalpable de mystères à peine entrevus ; petite griserie de l’action qui naît de l’amour de la créature ; goût de vivre et victoire sur la mort _ ô combien précaire, provisoire, dérisoire, mais victoire, car une trace ineffaçable demeure de ces instants de grâce.

C’était comme si, enfin, tout se mettait en place _ voilà _ dans ma vie,

dans ce chaos _ de jusqu’alors, encore _ où je n’arrivais plus à me retrouver« , page 199 aussi.

« J’avais une femme, trois enfants. Ma vie était faite _ enfin _ de certitudes et de servitudes. Je ne me reconnaissais pas.

Pour la première fois, j’accordais leur vrai poids aux choses, je comprenais le monde, j’avais l’intuition de ma destinée.

Cette mi-course n’était pas une mi-temps, mais un départ pour ce couronnement que ne manquerait pas d’être la maturité.

(…) La vie commençait à quarante ans. C’était très banal, comme toutes les vérités premières » _ encore faut-il en faire, et forcément à son corps défendant, l’expérience singulière. Beaucoup ne la feront jamais.

Et page 224 et suivantes, au dernier chapitre du livre, l’exorde :

« Je ne sais pas si nous nous (re)trouverons. (…) Je ne saurais vraiment pas quoi te dire. Que veux-tu, nous n’avons rien partagé ici-bas. Rien de concret, du moins. Si, là où tu es, tu as capté tout ce que je viens de te dire, tu sais ce qu’il y a en moi lorsque je pense à toi. Je n’ai rien à ajouter.

Notre conversation serait celle de deux ombres, comment veux-tu que je puisse l’imaginer ? Nous ne pourrions même pas nous embrasser, nous étreindre.

(…) Alors, je te le répète : ça ne servirait pas à grand-chose qu’on se voie un jour. Ça me ferait bien plaisir tout de même, mais ça ne servirait à rien.

Nos destins étaient liés, mais nos histoires ne se sont pas croisées. Mieux vaut, peut-être, en rester là« …

Alors, « que retiendra-t-on de moi ? », se demande François Broche, page 226 du dernier développement du dernier chapitre de sa lettre-tombeau À l’officier des îles.

Et il répond, page 227 :

« La vérité d’un homme, c’est une somme de pensées et d’actions qui s’engloutissent inexorablement dans le tourbillon des jours. (…)

Mais sort-on tout à fait indemne de cette recherche _ de la vérité _ ?

Et puis, cette vérité à laquelle on a la faiblesse bien compréhensible de tenir plus qu’à tout, peut-on la transmettre à ceux que l’on aime ? Certes non. On ne transmet jamais rien d’important. (…) Chaque génération redécouvre ses propres vérités, et les hommes ne laissent rien _ ou si peu _ de personnel derrière eux« 

Et reprenant son dialogue direct avec l’ombre de son père, François Broche poursuit :

« Si jamais rien de moi ne t’était parvenu, maintenant tu sais tout _ ou presque. Je n’aurais rien d’important à t’apprendre.

Sinon, peut-être, cette affreuse chose : le monde a continué sans toi. Et au bout du compte, tu as manqué à peu de gens.

Tu vois, ce n’est pas la peine que je te le répète de vive voix.

Allez, salut, toi que je n’ai jamais pu appeler « papa ».

Je pense à toi, je continue à faire ce que je peux pour qu’on ne t’oublie pas.

Ce n’est sûrement pas assez, mais c’est déjà ça« …

Lors de son voyage, enfin, à Bir-Hakeim, le 6 juin 2012, rapporté aux pages 229 à 238, François Broche en foule enfin « le sable et les cailloux« . « Il y a quarante ans _ lors de son premier voyage à Tobrouk, en juin 1972 _, je n’avais fait que survoler la position« .

Et « j’ai _ cette fois, écrit-il page 236-237 _ le sentiment étrange d’apporter aussi et enfin : cette fois il n’arrive pas là passivement, « la cervelle vide«  _ à Bir-Hakeim

ma propre histoire _ celle de fils et celle d’auteur, finalement indiscernablement entremêlées : l’écriture de cet À l’officier des îles est datée, page 238, de 2012-2013 _,

qu’un éclat d’obus a fait basculer il y a soixante-dix ans _ le 9 juin 1942 _ dans un inconnu que je n’ai jamais pu maîtriser ni comprendre _ du moins jusqu’à cette journée de juin 2012  à Bir-Hakeim, et, bien sûr, grâce à tout le travail d’enquête (fécond) qui l’a précédé.

C’est comme si, en disparaissant, mon père m’avait donné une seconde fois la vie _ avec la charge-mission, pour le fils, et qu’il avait été difficile et long de faire clairement émerger, et assumer pleinement, de faire sur la vie de son père le maximum de lumière sur sa vie, ainsi que sa mort ; et cela pour l’éternité.

Sa mort, en ce désert, m’a donné un autre destin _ celui d’auteur et d’historien _ que celui que j’aurais dû avoir,

et il a bien fallu que je m’en accommode _ et l’accommodation fut longue, lente et assurément complexe, comme toutes les vies humaines, affrontées à la question cruciale du sens.

Je ne l’ai pas toujours fait de gaieté de cœur, mais en fin, je l’ai fait, et je m’en suis tiré du mieux que j’ai pu.


Je ne me suis même pas 
construit en m’opposant à lui.

Comment s’opposer à un non-être, à un souvenir, à une référence aussi mouvante que ce mirage qu’avec Gufflet et Simon, tout à l’heure _ dans le 4 x 4 venant de Tobrouk, et sur des « pistes incertaines« , le 6 juin 2012… _, nous avons aperçu au loin ?« 

Soixante-dix ans après la bataille, « tout est devenu invisible à Bir-Hakeim,

mais les symboles _ eux _ ne s’effacent jamais. Ni le vent, ni le sable, ni la mitraille, ni l’oubli ne pourront détruire la « cathédrale spirituelle » dont me parlait autrefois _ cf le récit page 197 _ Jacques Roumeguère.

Je pénètre pour la première fois dans ce lieu sacré, je foule le sable et la pierraille _ de Bir-Hakeim _ avec respect, avec crainte, avec un certain sentiment de plénitude.


Je suis
 soudain submergé par la certitude
_ enfin ici et ce 6 juin 2012 ; à la différence du silence éprouvé au cimetière de Tobrouk, en juin 1972 _ d’une « présence réelle » _ celle des mystères de la foi catholique, par exemple celui de la transsubstantiation _ de mon père.

Je l’imagine heureux au milieu de ses hommes qu’il a amenés de leurs îles dans ce bout du monde, faisant la guerre, non pour le « Droit », comme son père avait fait celle de 1914, ni même pour la « Civilisation », comme on le leur assurait, mais pour ces petites choses très simples, très fortes, qui composent l’amour de la vie. (…) La patrie, c’était cela : une odeur _ d’eucalyptus, par exemple _, une petite musique _ tel le chant des cigales de Provence _, que l’ennemi n’avait pas pu étouffer« .

« Nous faisons le tour de la position :

les « Mamelles », éminences encore nettement dessinées,

les restes du « Bir » (le « Puits du Vieillard),

les ruines de l’ancien fortin ottoman, près duquel se trouvait le PC du bataillon du Pacifique.

Le sable a enfoui à jamais le trou où un éclat d’obus, entré par l’embrasure, est venu le frapper, au soir du 9 juin 1942.

Ce jour-là, pour moi, tout a commencé » _ comme fils, et comme auteur en charge de la mémoire de son père.

Titus Curiosus, ce 30 janvier 2015.

de la fabrique de l’identité (du soi), sous le versant du genre (féminité, virilité) et de l’intimité (rapports à l’autre) dans le meilleur de la littérature aujourd’hui : « L’Exposition », de Nathalie Léger ; « Zone », de Mathias Enard

17juin

Avec un cran supplémentaire de recul dans le dispositif de lecture (= de mon « commentaire » analytique-critique…) de mes « grands livres » préférés,

en l’occurrence, cette semaine de juin-ci, « L’Exposition«  de Nathalie Léger, après « Zone«  de Mathias Énard, en septembre dernier (2008, déjà…) ; les « grands livres » ne se bousculant pas nécessairement au portillon du lecteur…

_ cf mes articles immédiatement (ou presque) précédents :

« Le miracle de la reconnaissance par les lecteurs du plus “grand” roman de l’année : “Zone”, de Mathias Enard » (le 3 juin 2009),

« Sur la magnifique “Exposition” de Nathalie Léger, Prix Lavinal 2009 : l’exposition de la féminité et l’exhibition (sans douceur, ni charme = sans joie) comme privation de l’intime » (le 14 juin 2009)

et « la jubilante lecture des grands livres : apprendre à vivre en lisant “L’Exposition” de Nathalie Léger » (le 15 juin 2009 dernier, c’est-à-dire avant-hier) _,

à la réflexion m’apparaît de plus plus évidemment

que la force (formidable !) du meilleur de la littérature d’aujourd’hui

_ et assez loin à l’écart de la fonction idéologique d’auto-crétinisation (de soi) du « grand public« , via le tout-venant des « clichés » des si « divertissants »  best-sellers !.. : « Tournez, manèges » et  « Roulez, petits bolides » !.. pendant que les divers tiroirs-caisses des « marques » se remplissent… _,

tient à la luxuriance du terreau

et personnel et culturel : les deux inextricablement mêlés en leur construction permanente, de bric et de broc, « réciproque » et « infinie » _ ad vitam æternam, si j’ose le formuler ainsi… _

sur lequel (et duquel) les auteurs « vrais » _ un Mathias Énard pour « Zone » ! une Nathalie Léger pour « L’Exposition » ! _ plantent (et tirent) la perspective (en relief) et la puissance de vue (ou force de vista)  dynamisantes, les deux ! de la « vision » de leur « monde« 

_ et à partir d’un monde (réel et effectif forcément commun) pour commencer :

en l’enfance, d’abord, « passage obligé » de la plus grandement visible « minorité » ; mais aussi à l’âge adulte encore, du fait de notre « appartenance » (« ferrée » !..) d’encore trop souvent pseudo « majeurs« , seulement, à l' »époque » : de laquelle nous aurions bien du mal à nous « échapper » ; étant forcément, sans réelle échappatoire, celle-ci, « la nôtre« , d' »époque » !!!) ;

et à partir d’un monde (réel et effectif commun) pour commencer, donc,

« donné« , « imposé« , « reçu » à notre corps défendant et partagé (= commun)…

Fin de l’incise _

en une écriture magnifiquement inspirée, ainsi qu’un style singulier, chaque fois :

en tout cas, c’est ce qui s’avère pour moi, lecteur, à la double lecture de ces deux merveilleux « Zone » et « L’Exposition« ...

Ce sur quoi je désire donc « revenir » et « mettre l’accent« , en ces deux très grands livres que sont donc et « Zone » et « L’Exposition« ,

c’est sur la construction de l’identité personnelle

_ pour qui se dégage du clone, ou du zombie : dans l’important « passage » (méditatif, à propos du plus que problématique « portrait » de soi-même) n° 43, page 77, Nathalie Léger a cette formule magnifique à propos d’une éventuelle « découverte » du « soi » : « l’entassement des spectres qui n’en font d’ordinaire trompeusement qu’un«  _

à partir de ce que Nathalie Léger nomme très judicieusement,

et dès son troisième « passage« , page 11 _ mais qui l’y repère « vraiment« , alors ?.. à sa première (et le plus souvent unique !) lecture _,

« le trajeux sinueux de la féminité » ;

et qui s’est avéré, du moins à ma lecture de son livre, le « motif« 

(de fond !!! à la Cézanne ; au « passage » 15, pages 26 et 27 : je lis, c’est Cézanne qui vient, d’outre-tombe, via le très précieux témoignage _ « Cézanne » _ recueilli, puis laissé (en héritage : à toutes les postérités), par Joachim Gasquet, nous « parler » :

« Un motif, voyez-vous, c’est ça… », dit Cézanne (à Gasquet) en serrant ses deux mains. Il les rapproche lentement, les joint, les serre, les fait pénétrer l’une dans l’autre, raconte Gasquet. C’est ça. « Voilà ce qu’il faut atteindre. Si je passe trop haut ou trop bas, tout est flambé. » Fin de la citation-« leçon » de Cézanne sur le « motif« , page 27 ; et fin de mon incise)

le « motif« , donc, qui allait travailler la narratrice (et l’auteur) de ce récit

_ le vocable « roman » n’apparaissant (heureusement !) pas sur la page de garde du livre ! ni nulle part, non plus, ailleurs en (ou sur) ce livre…

Ainsi qu’à partir de ce que j’ai pu qualifier, en ma lecture de « Zone« , du « motif » de la « pyramide des pères«  dans la construction de ce « roman« , assumé comme tel, cette fois, mais follement inspiré et libre (et grand, en tout ce qu’il brasse de si puissant et si fondamental, pour un auteur si jeune _ de trente-six ans _ en une seule phrase, ou plutôt un seul souffle, de 517 pages, s’achevant sur l’expression, page 217, « une dernière clope avant la fin du monde« …) ;

« roman » d’une seule phrase (pour l’essentiel _ excepté trois chapitres de lecture par le narrateur lui-même, toujours, d’un roman plus « traditionnel« …) dans l’esprit, et souffle, de son narrateur unique, Francis Servain Mirković, s’exprimant à la première personne du singulier, le temps d’un « trajet » (de « méditation-rumination » et de soi et du monde ! archi-mêlés !..) en train (au lieu d’avion : manqué, lui _ « raté« , par exemple page 130… _, à Orly : ouf ! pour la « méditation-rumination » du « soi-monde » !..) entre les Stazione « Milano Centrale » et « Roma Termini » ; et qui m’a fait intituler mon premier article sur lui, dès le 21 septembre 2008 : « Emerger enfin du choix d’Achille«  :

puisque telle est la signification de ce voyage en train (du personnage Francis Servain Mirković) de Milan (Stazione « Centrale » _ en provenance de Paris, gare de Lyon, pour ce qu’il en est, du moins, de ce dernier « transport ») vers Rome (Stazione « Termini« ), afin d’essayer (tout au moins !) de « solder« _ auprès des instances ad hoc du Vatican ; en « vendant » une copieuse valise de documents ultra-secrets sur le passé plus que sulfureux de personnages d' »agitateurs et terroristes, marchands d’armes et trafiquants, commanditaires et intermédiaires, cerveaux et exécutants, criminels de guerre en fuite » du dernier siècle écoulé _ tout un passé hyper violent de plusieurs, au milieu duquel le sien particulier, propre (« lui-même » ayant « accompli sa part de carnage lorsque la guerre en Croatie et en Bosnie l’a jeté dans le cycle enivrant de la violence« ), placé sous la figure archi-coléreuse d’Achille (et de « L’Iliade » : le livre comportant autant de chapitres que « L’Iliade » de livres… : 24.

Et si je jette un coup d’œil au final de ce « Zone« , qu’est-ce j’y découvre (ou retrouve) ? Je lis, à partir du bas de la page 515 :

« voilà nous longeons l’aqueduc romain nous pénétrons les murailles _ demeurées quasi intactes de l’enceinte de l’Urbs _ puis le cul-de-sac de la gare de Termini _ d’un coup voilà que _ les voyageurs s’affolent, des animaux dérangés dans leur sommeil _ de la nuit dans ce train _, ils se lèvent tous en même temps _ grégaires _ récupèrent leurs bagages rangent les livres et les journaux je sors discrètement la petite clé je libère la mallette _ solidement accrochée à un range-bagages : « je l’ai discrètement menottée au porte-bagages« , s’était dit le narrateur, page 15, en s’installant, au départ de Milan, dans le « Pendolino Milano-Roma«  _ la valise si légère _ en poids _ et si lourde _ en secrets _, le train longe le quai _ de la gare d’arrivée de Termini _, il souffle, il prend son temps, j’attrape mon sac me voici debout dans le couloir entre mes compagnons de voyage _ quatre fois au moins j’ai moi-même ainsi débarqué sur ce quai de gare de Termini (sauf qu’une fois, c’était le quai de Tiburtina…), juste après ces sublimes « vues« , avec pins, de la si belle campagne romaine _ nous allons nous séparer, chacun va poursuivre son destin, Yvan Deroy _ l’actuel pseudonyme du narrateur venant livrer (en les vendant) au Vatican les « secrets«  de sa valise d’agent de « zone«  _ aussi _ le narrateur cessant ces « fonctions« -là… _ je vais aller à pied jusqu’à l’hôtel _ où il compte résider un peu _ la vie est neuve la vie est vivante _ il n’y a de progrès et de « bonheur » « vrai » que dans le dépassement (ou « congédiement ») de quelque chose de « dépassé«  _ je sais maintenant _ au final de cette méditation ferroviaire nocturne d’entre Milan et Rome (par Lodi, Parme, Reggio d’Émilie, Modène, Bologne, Prato et Florence : où le convoi a fait station) _, adieu sage Sashka _ la maîtresse (russe) qu’il avait compté rejoindre, en « son minuscule studio du Transtévère« , page 465 _, je peux tenir debout tout seul _ désormais, au terme de cette méditation ferroviaire nocturne de 517 pages sur ce parcours de tant d’années d’aventures violentes dans la « zone«  d’opérations méditerranéenne… _,

je n’ai plus besoin de cette valise, plus besoin _ même ! _ des deniers _ de Judas ! _ du Vatican,

je vais tout balancer dans l’eau (…), au dixième jour _ c’est un projet qui s’échafaude sur le champ… _ j’irai à pied jusqu’au Tibre fatal tout près du pont Sixte _ je le connais bien, reliant les deux quartiers aimés de Campo dei Fiori et Trastevere _ jeter ces morts _ des « secrets » de la valise _ dans le cours du fleuve, qu’il les amène jusqu’à la mer _ la Méditerranée _, le cimetière bleu _ de l’enfouissement-engloutissement _,

que tous s’en aillent _ au diable (ou au « bon dieu« )… _, les noms et les photographies _ les témoignages des « faits » pour « archives«  _ seront rongées par le sel, puis évaporés ils rejoindront les nuages, et adieu, Yvan Deroy rejoindra le ciel lui aussi, le Nouveau Monde _ disparaissant d’ici pour « refaire » sa vie, pour « renaître » « vierge » là-bas outre-Atlantique… _,

adieu Rome trop éternelle _ avec beaucoup trop de mémoire (et beaucoup trop d’archives, surtout au Vatican…) ; comme le chante Octavie (« Addio Roma !« ) dans le sublime « Couronnement de Poppée«  du génialissime Claudio Monteverdi… _, en avion, à l’aéroport de Fiumicino j’attendrai _ nous passons décidément au futur… _ le dernier appel pour mon vol, les passagers, la destination, je serai assis là _ désormais : en un futur devenu immobile _ sur mon banc de luxe sans pouvoir bouger nulle part plus personne j’appartiens _ dorénavant : nous voici en un présent indéfiniment prolongé, sans projet ! _ à l’entre-deux au monde des morts-vivants enfin je n’ai plus de poids plus de liens _ ni professionnels ni érotiques : Sashka, Stéphanie, Marianne : du passé… _ je suis dans ma tente _ de Grec ? de Troyen ? « L’Iliade«  affleure toujours dans « Zone«  _ auprès des nefs creuses j’ai renoncé _ grâce au « congédiement«  _ je suis dans l’univers des moquettes grises des écrans de télévision et ça va durer tout va durer _ désormais _ il n’y a plus de dieux courroucés plus de guerriers _ enfin ! _ près de moi se reposent les avions les mouettes _ de l’estuaire du Tibre _ j’habite _ pour toujours _ la Zone où les femmes sont fardées et portent un uniforme bleu marine _ d’hôtesses de l’air _ beau péplos de nuit étoilée il n’y a plus de désir plus d’envol plus rien un grand flottement un temps mort où mon nom se répète _ non sans ironie dans les haut-parleurs de l’aéroport _ envahit l’air c’est le dernier appel le dernier appel pour les derniers voyageurs du dernier vol je ne bougerai plus de ce siège _ de hall _ d’aéroport, je ne bougerai plus c’en est fini des voyages, des guerres _ ah ! _,

à côté de moi le type au regard franc me sourira _ envisage le narrateur, débarquant pour l’heure à Termini ; et c’est ce présent-là qui pour l’heure est encore le présent du récit… _ je lui rendrai son sourire il y a des années qu’il est là suspendu lui aussi _ certes _ enchaîné à son banc _ tel l’Hercule enchaîné… _ des années il est là depuis bien avant la découverte de l’aviation _ c’est dire ! _ il a une bonne tête, c’est un métèque, c’est un géant, un géant de Chaldée dont on dirait qu’il a porté le monde sur ses épaules _ Antée _, il est depuis des siècles entre deux avions, entre deux trains,

alors qu’on me dépossède de mon nouveau nom en le soufflant dans les haut-parleurs,

je pense aux bras de l’oiseau d’acier qui m’attendent, cent cinquante compagnons de limbes y ont déjà embarqué mais moi je m’y refuse,

je suis Achille _ enfin _ calmé _ de son courroux _

le premier homme le dernier

je me suis trouvé une tente _ où camper longtemps _ elle est à moi maintenant c’est ce tapis ignifugé et ce velours rouge

c’est mon nom qu’on crie mon espace je ne me lèverai pas

mon voisin est avec moi c’est le prêtre d’Apollon c’est un démiurge _ le thaumaturge des métamorphoses _

il a vu la guerre lui aussi et l’aveuglant soleil des cous coupés _ sans en revenir indemne tout à fait, absolument… _,

il attend tranquillement _ désormais _ la fin du monde _ comme certains (autres) illuminés ; un croisé, pas plus tard que hier soir, sur le quai de la gare « Centrale«  à Milan ; un autre, « tchèque germanophone«  (« la Mort est un tchèque germanophone avec un horaire de chemins de fer« , page 59), et qui l’avait passablement impressionné, celui-là, dans un train (« de nuit« , aussi) pour Paris s’en revenant « de retour d’enquête à Prague » « via Francfort« , « du côté de Tetschen » (pages 56 à 60) _,

si j’osais, si j’osais je me jucherais sur ses épaules comme un bambin ridicule _ un nain sur les épaules d’un géant _,

je lui demanderais _ tel le bambin Jésus au géant Cristophore franchisseur de rivière _ de me faire traverser des fleuves, des fleuves au trois fois triple tour et d’autres Scamandres _ le fleuve de la Troade _ barrés de cadavres _ n’achevant pas de se décomposer à l’infini… _,

je lui demanderais _ toujours au conditionnel de la rêverie, comme tout ce final de « Zone« , en marchant, de moins en moins pressé, sur le quai de débarquement de Stazione Termini… _ d’être mon dernier train,

mon dernier avion _ aussi _

ma dernière arme _ tant que nous y sommes _, la dernière étincelle de violence qui sorte _ enfin _ de moi

et je me tourne vers lui pour lui demander,

pour le supplier de m’emporter

il me regarde avec une compassion infinie, il me regarde,

il me propose soudain une cigarette

il dit l’ami une dernière clope _ de condamné ? de libéré ? _ avant la fin ?

une dernière clope avant la fin du monde. »

C’était là le final (avec son point unique _ à l’exception des trois chapitres du roman libanais (« trois récits du Libanais appelé Rafaël Kahla que m’a recommandé la libraire de la place des Abbesses« , page 52) intercalé : les chapitres IV, XIII et XX _ de « Zone« , pages 515, 516 et 517 .

Quels sens, je me le demande au passage, ont donc ces nombres : 24 (chapitres pour « Zone« ) et 100 (« passages » pour « L’Exposition« ) ? Je pense, en effet, ici aussi aux 100 « passages » (plutôt que « paragraphes« ), séparés de « blancs« , de « L’Exposition« , entre le premier mot (« S’abandonner« , page 9) et le dernier (« Atropos : l’Inexorable« , page 157) du livre…


Bref, dans le cas du « récit » très discrètement personnel

_ peut-être « un peu trop discrètement« , m’a confié s’être entendu « reprocher » l’auteur, par quelques uns (peu…) des lecteurs ou « critiques » du livre : opinion que je ne partage certes pas : tout grand livre laisse « ouvertes« , et même suscite (et doit susciter !), mille pistes qui ne seront certes pas « bouclées« … _

de Nathalie Léger, « L’Exposition« ,

je n’ai pas insisté, en mes deux précédents articles (des 14 et 15 juin), sur la part (et particulièrement les « blancs« ) d’autobiographie (de la narratrice du « récit« ) affleurant,

mais toujours très discrètement, en effet,

sans jamais les précisions (terribles ! elles…) qui caractérisent son écriture (au premier rang de laquelle son art _ remarquablement développé à l’IMEC _ imparable des citations : toujours d’une incisivité « documentaire » magnifique : implacable !), à propos du « trajet de la féminité » de la comtesse de Castiglione,

quand elle aborde _ sinueusement… _ l’histoire du « trajet sinueux de la féminité » de sa propre mère ;

et plus encore _ encore plus sinueusement…_ la sienne propre, je veux dire, l’histoire de son propre « trajet sinueux de la féminité » :

au lieu du triomphe glorieux de citations,

c’est alors le règne des pronoms personnels pas complètement déterminés

(par exemple, dans le très bref « passage » n° 49 de deux phrases seulement, page 85 : « Une nuit je la vois en rêve. J’ai oublié le détail _ pour une fois ! mais c’est le propre des rêves, une fois le réveil passé… _, mais le principe, c’est qu’elle ne m’aime pas » :

qui désignent donc ces « la » et « elle » ?.. « Lautre« , peut-être ?.. Ils affleurent bel et bien, pourtant, tels des récifs, tels des amers… ; mais le « blanc » permet de « passer à autre chose« , vite…) ;

voire celui des initiales seulement

(au-delà du « C… » désignant très visiblement la cité « impériale » de Compiègne, et ville de ce musée dont le « conservateur général » viendra apposer son veto au projet _ et « carte blanche » _ d’exposition « Castiglione » de la narratrice : « il refuse mon choix de la photo du reliquaire« , page 149 ;

cet(te) autre « C., « autoritaire et séductrice », comme le dit son entourage« , du « passage » n° 36, page 55 ; voici, je lis :

« Déjeunant _ pour quelles diablesses de raisons ? professionnelles ? autres ? nous n’en saurons certes pas davantage que ce qui nous sera « livré » en ce bref « passage » presque essoufflé de quinze lignes, page 55 _ avec C., « autoritaire et séductrice », comme le dit son entourage _ un personnage ayant ainsi un « entourage » parlant ainsi d’elle, comporte une certaine « importance«  : mais qui la lui donne ? qui la lui confère, cette « autorité«  ?.. ; et pour quelles (diablesses ?) de raisons ?.. _, je devrais me tenir sur mes gardes, rester distante,

mais voilà qu’après l’œuf mayonnaise, elle _ seulement le pronom _ me regarde sans que je sache pourquoi d’un air aimable, le ton de sa voix est presque affable, elle me sourit.« 

Avec ce résultat-ci, confesse alors la narratrice : « Alors, soudain une douloureuse émotion _ retenue non sans difficulté par celle qui « se contient » de se voir ainsi reconnaître un tel pouvoir déclencheur d’« amabilité« m’empoigne _ rien moins ; c’est plus fort sans doute qu’un « m’étreint » : on ressent toute la violence de la « poigne«  se portant sur un cou… _ à la gorge,

une joie presque folle  _ oui … _ me submerge _ rien moins ! _,

tout mon corps _ cette fois, bien au-delà de la seule sensation à la gorge _ souffre de cette étreinte _ d’émotion si intense ressentie subitement _ brutale,

cela ne dure qu’un instant _ avant de se reprendre mieux _ mais un instant, je suis anéantie

_ le terme « anéantie«  (!!!) n’est certes pas anodin : y aurait-il donc, d’une part, des « bonheurs » qui exaltent et comblent ? (ceux dont traite Spinoza en son « Ethique«  ; et qui composent la « béatitude« …) ; et, d’autre part, d’autres qui, eux, « anéantissent » ?.. _

de bonheur,

quoi ? quel bonheur ? »

_ la narratrice se le demande immédiatement, au moment même où, lecteur, je m’y interrogeais… _ ;

et voici ses réponses,

bricolées dans la paix relative de l’écriture a posteriori (qui se souvient fort bien de l’épisode, marquant, pour avoir été, ainsi vécu, « retenu » par la mémoire de la narratrice ; et, mieux encore, digne d’être « rappelé » dans l’écriture du récit, ici, à propos du « trajet sinueux de sa (propre) féminité », à son tour ; après (et à la suite de ; voire enchaînées à) celles, « féminités« , de la Castiglione, ainsi, aussi, que celle de sa mère :

soit comment le « sujet » rencontré, et à plusieurs reprises (il « insiste« …) « par accident« , devient, dans l’écriture du « véritable » écrivain (= écrivain « vrai« …) « travail«  du (puis « travail«  sur, « inspiré« , le) « motif » lui-même… :

« quel bonheur ? celui d’apaiser la haine _ comment donc ? _, d’échapper à la destruction _ en survivant à quelle peine, à quelle blessure si dangereusement mortelle ?.. _ et de ne m’en tirer _ déjà _ pas si mal ?

celui d’être manipulé par une garce _ c’est dit ! _ ?

celui d’être reconnu _ un enjeu capital… _ par une femme _ quelle qu’elle soit ?.. même une « garce » !.. _ ? »

_ soit cette « ambivalence«  (assez terrible, ou terrifiante… : l’oscillation, récurrente dans le récit de « L’Exposition« , entre « attraction«  et « répulsion« ) par laquelle s’est peu à peu construite (et comprise) l’identité, et à travers le « genre«  de la « féminité« , de la narratrice, elle-même, ainsi que plusieurs indices récurrents, donc, viennent l’indiquer très brièvement et discrètement, mais clairement et fermement, tout de même, aussi, au cours du « récit«  de « L’Exposition« , et à quelques reprises ;

la narratrice qui est tout à la fois la fille de sa mère

(ainsi que de son père : celui qui, un moment au moins, s’est laissé séduire par « Lautre«  ;

cf là-dessus les « passages«  (sur des photos fort « gênantes« …) n° 45 à 48,

voire aussi 49 et 50 (s’achevant, alors, ce dernier, sur le récit onirique des « portes de pierre«  en abyme ?.. si étranges…) ; pages 81 à 86 de « L’Exposition«  ;

je cite seulement la conclusion, page 86, de ce récit de rêve : « Seul un petit orifice dans la pierre permet d’observer l’intérieur _ par- delà le seuil de la porte _ dévasté par un éboulement« …) ;

mais qui est aussi la petite-fille de sa grand-mère (maternelle : cette femme au « visage féroce et lumineux« , à l’« allure étonnante« , au « don d’élégance » et au « raffinement«  rares, porteurs de cette « évidence«  et de « cette certitude » « lorsqu’elle paraît dans l’image » des photos qui témoignent pour toujours d’elle, page 153, dans le passage n° 96, au rayonnement tel que sa seule « ombre portée«  faisait cruellement « fléchir » impitoyablement sa fille, la mère de la narratrice, comme le décrit superbement  le « passage » n° 41, pages 74-75, que voici :

« Je regarde les photos de ma mère : cette fragilité, cette délicatesse maladroite, cette bonne petite gentillesse, et ce délié, cette gracilité de l’adolescence, la douceur de son regard, cette soumission attentive, le sourire incertain, la nuque toujours un peu fléchie lorsqu’elle se trouve dans les parages du corps souverain _ lui _ et idéalement conformé _ tel celui de la Castiglione ! _ de sa mère. Sur ces images, c’est bien cela qui frappe le plus, l’ombre portée _ dissolvante, sapante, ébouleuse, rongeuse : faisant « fléchir«   _ de la mère _ superbe observation ! de la petite-fille de cette grand-mère-là…

Ma mère enfant se tient toujours fléchissante _ la nuance négative l’emportant au final sur le fléau qui semblait hésiter encore de la balance… _ aux côtés de la sienne. »

Et cette précision, encore, déjà mentionnée dans les articles précédents sur « L’Exposition » : « Ce fléchissement, ce repli du corps sur lui-même, c’est,

je le reconnais, je n’ai pas cessé de le reconnaître,

étant moi-même à ses côtés, la soutenant, l’aimant, et elle, si tendre, si aimante, si confiante,

c’est bien la honte _ de soi _, le mot est comme une tombe« , page 41 :

voilà la conclusion… 

Bref, en « Zone » comme en « L’Exposition« ,

il n’y a de salut (des narrateurs _ et, en amont, des auteurs ? puis, en aval et à leur suite, des lecteurs ?..) _

que dans l’œuvre réalisée personnellement, et en un vrai style,

où s’entend toute la palette d’une voix infiniment riche

et qui ne réduit jamais le visage à cet « entassement des spectres qui n’en font d’ordinaire trompeusement qu’un« , comme l’énonce superbement la narratrice de « L’Exposition« , page 77 ;

ni ne se confine dans cette « vision d’horreur«  à la « Psychose«  d’Alfred Hitchcock, où ne se voit que « le visage de la mère grimée sur le visage du fils« , à la page page 78 de cette même « Exposition« 

comme y songe la narratrice de l’enquête, se remémorant l’aventure de son « exposition » envisagée (une « carte blanche » laissée, donnée) au « musée de C… » ; et finalement (la « carte blanche » retirée…) avortée.

Comme dans le monologue intérieur du narrateur de « Zone« , Francis Servain Mirković, s’apprêtant à se « défaire«  (à Rome…) de son passé (avec « massacres« ) un peu trop lourd et encombrant, dans un « congédiement » en forme de pied-de-nez et de « retour aux envoyeurs » de mauvais traitements.

Dans un cas _ celui au féminin de « L’Exposition«  _, elle, Nathalie Léger,

procède par « passages«  _ au nombre de 100 _ et « sauts » _ au nombre de 99 ;

dans l’autre _ celui au masculin de « Zone«  _, lui, Mathias Énard,

par une unique phrase (ou souffle) de 517 pages, mais avec un rythme infiniment coulé, souple, avec des ruptures (un musicien dirait « hémioles« ) de signification

(ou encore, un philosophe attentif, « embardées«  : le mot qu’utilisa, à partir du « bricoles«  de Claude Lévi-Strauss, Élie During à propos de mon propre style ; cf mon article du 23 mai « Lire, écrire, se comprendre : allers et retours de “bouteilles à la mer” : la vie d’un blog…« ),

qui sont autant d’appels à la mémoire (lieuse), en voie de constitution du lecteur, à partir de la mémoire collective (du temps ; de l’époque) ; qui est elle-même aussi une construction (de « liens« , de « sauts« ).

Dans les deux cas,

Nathalie Léger comme Mathias Énard ont une culture infiniment luxuriante, précise et souple, procédant par « liens » infiniment riches de sens…

Auxquels « liens » (et « sauts« ), nous, lecteurs, sommes conviés à « réagir« , avec richesse, souplesse et inventivité, à notre tour…


Et tout l’art du récit auquel est convoquée l’activité de la mémoire, la culture et l’imagination du lecteur,

est dans la souplesse de ces « sauts » (-« embardées« ) de pensée…

Le « modèle » littéraire libérateur de ces formidables dispositifs d’écriture/lecture étant, au choix, l' »Ulysse » de James Joyce (en 1922) ;

ou « Le Bruit et la fureur » de William Faulkner (en 1929)…


Voilà, j’ai trouvé :

ce qui m’enchante dans ces « immenses livres » que sont « Zone » et « L’Exposition« ,

c’est leur rythme formidablement puissant et assez follement syncopé (par « hémioles« ),

si riche de tant de dynamique de sens,

en une poiesis à la Walt Whitman, si l’on veut :

par leur très long souffle « avec embardées » ;


mais c’est aussi le style tranquille, plein, toujours dansant, et éclatant d’humour « à la Montaigne« …

Titus Curiosus, ce 17 juin 2009

Post-scriptum :

On peut écouter le très riche entretien de Nathalie Léger avec Bernard Laffargue à propos de « L’Exposition« , enregistré le vendredi 12 juin dans les salons Albert Mollat ; il dure _ les échanges de Nathalie Léger avec le public n’ayant pas été « conservés » pour cette diffusion _, moins de 50 minutes :

c’est un régal de précision et de souplesse (« hémioles« ) d’analyse !!!

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur