Posts Tagged ‘culturel

OPA et titrisation réussies sur « l’art contemporain » : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en « L’Hiver de la culture »

12mar

Avec L’Hiver de la culture, qui paraît ce début mars aux Éditions Flammarion (dans l’incisive collection Café Voltaire !),

Jean Clair nous livre un aussi sobre que brillantissime constat

en même temps qu’un lumineux et essentiel historique, parfaitement informé, et plus encore d’une admirable justesse !

de ce qu’est devenu, pour le principal, à partir d’une OPA rondement menée et admirablement réussie, l’actuelle titrisation de l' »Art contemporain«  _ de marque certifiée (et dûment estampillée !) conforme ! _ au sein des Arts plastiques

_ pas mal ravagés, en effet : beaucoup d’« artistes«  vrais (!), eux, ayant « disparu« , « sacrifiés«  à « la circulation et la titrisation d’œuvres (…) limitées à la production , quasi industrielle, de quatre ou cinq «  hyper-habiles faiseurs triés par « l’oligarchie financière mondialisée«  qui en « décide«  : ces expressions-clé se trouvent, elles, à la page 104 ; « morts sans avoir été reconnus« , et « désespérés souvent de cette ignorance« , conclut son rapport sur l’état présent de l’« art contemporain«  Jean Clair, page 141, terminant le livre par : « c’est pour eux que ce petit livre aura été écrit«  _,

aujourd’hui :

le « constat« 

_ soit une « promenade d’un amateur solitaire à travers l’art d’aujourd’hui, ses manifestations, ses expressions. Constat d’un paysage saccagé, festif et funèbre, vénal et mortifiant« , ainsi que le présente excellemment la quatrième de couverture !!! _,

d’un homme de (vrai) goût, parfait connaisseur, et on ne peut plus et mieux expert de ces « affaires« ,

est tout bonnement implacable

en sa complète justesse _ hélas : quant à l’imposture parfaitement (= machiavéliennement ! re-lire toujours les fondamentaux, dont Le Prince…) réalisée il y a déjà quelque temps et plus que jamais en vigueur aujourd’hui… _,

qui nous met sous le nez, et imparablement soumet et montre à notre regard _ qui n’en peut mais, il n’y échappe pas… _ de lecteur, l’essentiel !


Ce petit livre de 141 pages est ainsi décisif :

le roi (des affaires ! _ de ce marché (lui aussi très juteux pour qui sait y bien opérer-manœuvrer) qu’est « la culture« , ici en la branche des « Arts plastiques« ) est _ bel et bien _ nu !

A poil !

Sans le moindre appareil _ qui (nous) dissimulerait encore quoi que ce soit de sa peau ainsi dé-masquée…

Un peu à la façon, à la fin de Gorgias

_ aux pages 303 à 311 de l’édition Garnier-Flammarion en la traduction de Monique Canto-Sperber ; voici le texte (assez parlant !) de la quatrième de couverture : « Sans doute le plus animé et le plus féroce des dialogues platoniciens dans lequel Platon s’attaque au fondement de la démocratie et esquisse une nouvelle forme de pouvoir. Il se veut le protocole éthique _ voilà ! _ d’un engagement politique _ qui soit mieux fondé ! que celui qui a présentement cours… _ et débat donc des conditions  _ vraies _ du gouvernement de soi et des autres. Le ton du Gorgias est particulièrement violent, et pas seulement à l’égard de la rhétorique. Le dialogue formule une des critiques les plus radicales qui aient été adressées à la démocratie athénienne, à ses valeurs dominantes et à sa politique de prestige. En effet, Socrate s’en prend à tous les aspects de cette politique, du plus concret au plus idéologique. Mais l’essentiel de la critique vise la condition qui donne à la démocratie athénienne ses principaux caractères. Or cette condition est la même que celle qui assurait l’influence de la rhétorique. Il s’agit de la foule comme sujet dominant de la scène politique _ en son ignorance et sa crédulité… Le gouvernement de la liberté est un gouvernement de la foule, c’est-à-dire de l’illusion, du faux-semblant et de la séduction _ voilà ! La critique de la rhétorique débouche donc directement sur la critique de la démocratie« … _,

de Platon nous faisant montrer par Socrate, le jugement dernier (des âmes), outre-tombe, au royaume des morts : jugés et juges (Minos, Rhadamante et Eaque, tous trois rien moins que fils de Zeus…) sont, tous et également, nus : « rien qu’une âme qui juge une âme« , dit Zeus, ayant « laissé sur la terre » tout le « décorum«  qui « impressionne les juges » ordinairement… : car « c’est _ un tel dé-pouillement _ le seul moyen pour que le jugement soit juste« …

Quant aux « ravages » accomplis,

je relèverai simplement la très simple et retenue _ sans pathos _ conclusion de Jean Clair, à l’avant-dernier alinéa, page 141 :

« Les gesticulations convenues des gens d’Église et des fonctionnaires d’État admirant _ volontiers très publiquement assez fréquemment _ l’« art contemporain » _ objet du tout dernier chapitre, « Les Deux piliers de la folie« , pages 127 à 141 _, si contraires à leurs fonctions et à leur mission _ officiellement de fondation-légitimation, et civilisatrices _, évoquent les pantomimes burlesques des Fêtes des Fous lorsque le Moyen Âge touchait à sa fin.« 

Et Jean Clair alors de splendidement _ et douloureusement _ conclure, au dernier alinéa, tout l’essai _ et voici, cette fois, la phrase en son entier _ :

« Cela aurait peu d’importance _ en matière de fond (des choses) !

Mais entre-temps _ et en partie en conséquence plus ou moins directe de cela : un point à un peu mieux établir… _, combien d’artistes, dans le siècle qui s’est achevé et dans celui qui commence,

incomparablement plus maltraités _ via le baillon du silence-radio de toutes les presses, d’abord… _ que leurs compagnons _ d’infortune _ de la fin de l’autre siècle qu’ont avait appelés _ presque aussitôt _ des artistes « maudits »,

ont-ils disparu _ voilà ! : dans le gouffre-vortex du néant de la renonciation aux œuvres, tout d’abord, de leur part : et là, est bien le premier rédhibitoire ! hélas… : s’arrêter, pour un artiste vrai, d’œuvrer ! _,

sacrifiés _ voilà ! _,

dans l’indifférence _ voilà !.. _ des pouvoirs supposés les aider,

morts sans avoir été reconnus _ des autres _,

désespérés trop souvent _ tous n’ayant pas, en effet, la rare force d’âme du génial Lucien Durosoir (1878-1955), musicien plus qu’indifférent, lui (carrément immunisé contre…), à l’exécution en concert de ses compositions, se contentant de (et se concentrant à…) parfaire chaque œuvre sur le papier de son écriture, et remisant, admirablement confiant, les manuscrits (très) achevés en son « tiroir« , pour une postérité un peu plus curieuse et soucieuse seulement de la qualité de l’Art (l’œuvre !) ; et non plus du (misérable !) savoir-vendre de l’artiste !.. Sur Durosoir, cf mes précédents articles ; par exemple celui-ci, du 25 janvier 2011 : Les beautés inouïes du “continent” Durosoir : admirable CD “Le Balcon” (CD Alpha 175) _ de cette ignorance _ les rongeant, à détruire certains d’entre d’eux.

C’est pour eux que ce petit livre aura été écrit« …

Voilà pour cette introduction à ce livre imparable, en la justesse et la force de sa lumière,

de Jean Clair…

Le chapitre crucial de l’essai

est très probablement, à mes yeux, le chapitre VII, pages 95 à 109 : « La Crise des valeurs » _ loin de n’être qu’« esthétique«  ; ou circonscrite aux Arts, cette « crise«  !.. Et c’est là un élément on ne peut plus décisif du « constat«  (éclairant !) qu’est ce livre : quant au « sens«  même du « vivre«  : rien moins !..

Car c’est bien, en effet, du « sens » même du « vivre« , de l' »exister », du « faire » et du « sentir« , humainement ou in-humainement _ voilà ! _, qu’il s’agit,

soit affronter et renverser le nihilisme !,

en cette question de la hiérarchie des « valeurs« , et de leur « crise » actuelle (et indurée)…

La référence, page 102-103 au Schaulager de Bâle

_ « Le Schaulager de Bâle (…) n’est pas une collection au sens propre, c’est-à-dire un ensemble à peu près fixe et inventorié, mais plutôt un stock d’œuvres qui varie, s’agrandit ou se vide. Une exposition publique mais discrète permet chaque année à quelques invités de découvrir les modèles dont l’obscurité du bâtiment garde les prototypes. Parallèlement la Foire de Bâle, dont on ne peut comparer les stands qui se succèdent qu’aux présentations d’été des grands couturiers, montre des productions voisines mais de plus grande série et plus facilement portables. Les responsables de la Foire, au long des années, ont d’ailleurs fini par éliminer de leur sélection les galeries dont l’orientation esthétique n’était pas jugée assez proche de ce qui peut se voir dans le Schaulager. Le système _ c’est est un ! fort cohérent ! _ a été verrouillé« _,

reprend l’analyse de cette institution (très discrète) , entamée page 20,

alors à travers la question de l’architecture muséale :

dans le cas de la forme architecturale du bâtiment de ce Schaulager bâlois,

il s’avère qu’il s’agit d’une forme architecturale « simple, sévère et fonctionnelle, sans presque aucune ouverture sur l’extérieur comme il se doit : ce lieu qui n’est « ni » ceci _ « ni un musée«  _ « ni » cela _ « ni un entrepôt«  : selon le discours officiel de cet « établissement privé«  sur son propre statut… _, mais qui se referme et sur le secret de ses trésors et sur la discrétion de ses opérations« ,

une forme qui « ne pouvait qu’adopter la géométrie des coffres bancaires« , lit-on au final de la page 21 _ dès le tout premier chapitre de l’essai, intitulé « Les Instruments du culte » ;

cf, ceci, page 10 :

« Églises, retables, liturgies, magnificence des offices : les temps anciens pratiquaient la culture du culte.

Musées, « installations », expositions, foires de l’art : on se livre aujourd’hui au culte de la culture.

Du culte réduit à la culture _ d’abord _,

des effigies sacrées des dieux aux simulacres de l’art profane _ ensuite, en la modernité _,

des œuvres d’art aux déchets des avant-gardes _ maintenant, en la post-modernité _,

nous sommes en cinquante ans _ soit de 1960 à 2010-11… _,

tombés

dans « le culturel » :

affaires culturelles, produits culturels, activités culturelles, loisirs culturels, animateurs culturels, gestionnaire des organisations culturelles, directeurs du développement culturel, et, pourquoi pas ? : « médiateurs de la nouvelle culture », « passeurs de création », et même « directeurs du marketing culturel »

Toute une organisation complexe _ sur modèle ecclésial : en visée de gestion d’un sacré de substitution, en quelque sorte… _ de la vie de l’esprit, disons plutôt des dépouilles de l’ancienne culture,

avec sa curie, sa cléricature, ses éminences grises, ses synodes, ses conclaves, ses conciles, ses inspecteurs à la Création, ses thuriféraires et ses imprécateurs, ses papes et ses inquisiteurs, ses gardiens de la foi et ses marchands du temple.

Au quotidien,

comme pour faire poids à cette inflation du culturel,

on se mettra à litaniser _ voilà, en cette novlangue que sut admirablement pointer, dès 1948, George Orwell, in 1984 _ sur le mot « culture » : « culture d’entreprise », « culture du management » (dans les affaires) _ etc. : j’abrège…

Cent fois invoqué, le mot n’est plus que le jingle _ voilà ! _ des particularismes, des idiosyncrasies, du reflux gastrique,

un renvoi de tics communautaires,

une incantation des groupes, des cohortes ou des bandes qui en ont perdu l’usage _ voilà le retournement basique de la novlangue !

Là où la culture prétendait à l’universel,

elle n’est plus que l’expression de réflexes conditionnés _ très basiquement pavloviens ! _,

de satisfactions zoologiques«  : nous y reviendrons (ce point-là étant loin d’être marginal) ; fin de l’incise ;

revenons à l’institution du Schaulager bâlois, page 21 :

« Le Schaulager à Bâle est un vaste bunker de béton, édifié dans les faubourgs de la ville patricienne, qui abrite quelques milliers d’œuvres d’« art contemporain », sélectionnées et calibrées _ voilà ! _ comme des légumes d’élevage.

C’est un établissement privé _ oui ! _ qui affirme n’être « ni un musée ni un entrepôt » _ voilà pour le ni-ni !.. _, mais pourtant se dédier _ noblement, sinon sacralement !.. _ « à la créativité et à la transmission _ voilà surtout… _ de l’art contemporain ».

De fait, c’est sa mission,

mais elle s’accomplit sur un mode discret.

Il ne se visite pas,

sinon par autorisation spéciale, délivrée principalement à des professionnels du milieu de l’art _ j’adore cette expression.

Cela explique qu’on en parle si peu _ dans les médias :  comme on parle très peu de tout pouvoir réel : le silence et l’ombre sont les conditions (cf la leçon machiavélienne de pragmatisme…) de l’agir efficace _, alors qu’il est devenu _ très vite _ un rouage essentiel _ tout fonctionnant ainsi _ du marché  _ nous y voilà ! Vive la Suisse et son secret bancaire… N’est-ce pas, Jean Ziegler ?

Il est à l’art _ voilà ! ce Schaulager-ci… _ ce que la banque est à l’argent,

un saint des saints où quelques initiés décident _ voilà : un lieu de pouvoir ! _ des cours et des investissements«  _ à la jointure de l’économique et de l’artistique : voici l’étalon-or (et/ou nerf de la guerre) au centre névralgique, ou plutôt cérébral, de toute cette « affaire«  !..

Jean Clair,

au-delà de ce cas très discret, mais bien plus qu’exemplaire, révélateur !, de ce qui se décide et se fait très effectivement en matière d’affaires d' »art contemporain« ,

du Schaulager de Bâle,

souligne excellemment qu’un tournant du devenir des musées (et du choix de leurs fonctions) s’accomplit _ très vite, déjà _ « en cinq ou six années » (page 32, dans le chapitre « Le Musée explosé« ) peu après Mai 68, en France :

« Mai 68 ne marquait pas l’avènement _ désiré par quelques uns _ d’une société égalitaire et fraternelle, exaltant une pensée populaire grâce à laquelle les musées devaient, comme l’avaient voulu les artistes d’avant-garde, exploser et s’ouvrir à la vie. Il ne provoqua _ de fait, voilà… _ que le charivari _ seulement réactif : un symptôme !.. _ qui, dans les sociétés traditionnelles, accompagne les nouveaux mariés. Mais, cette fois, le mariage _ en voie (déjà avancée) de consommation dès cette décennie des années 60, donc… _ unit la société française _ et ses représentants politiques dans les institutions de pouvoir de l’État : les Georges Pompidou, et Valéry Giscard d’Estaing, au premier chef, avant bien d’autres : le premier créa ce qui fut baptisé après sa mort « Centre Pompidou«  ; le second, le musée d’Orsay… _ au capitalisme international. (…) C’est le monde ancien tout entier, rural et ouvrier, qui fut emporté _ voilà ! _ en cinq ou six années« .., pages 31-32…


Que cherche alors, désormais _ et à l’autre bout de la chaîne de l’Art… _, « le pèlerin moderne, le gyrovague artistique,

l’automate ambulatoire qui itinère _ de musée en musée, d’abord… _ du Louvre jusqu’à Metz, de Londres à Bilbao et de Venise _ ville d’où je reviens du colloque « Lucien Durosoir« , au Palazzetto Bru-Zane les 19 et 20 février derniers : mais, de fait, je préférai, lors de mon temps libre à Venise, arpenter et parcourir les divers quartiers (surtout ceux vierges de foule de touristes), et découvrir l’intérieur (presque trop riche) des églises, plutôt que de suivre le rituel assez ennuyé des visiteurs de musées… _ au MoMA,

celui qu’incarnaient jadis, au mieux, Ruskin ou Byron,

ou bien, à présent, les passagers des tour operators,

que cherche-t-il ?

Quel salut _ le mot parle ! _

de la contemplation _ qui s’y adonne ? qui s’en donne le vrai temps ? _ d’œuvres

qui seraient, à elles seules _ dans quelle mesure (hors mesure !) ?.. _, la récompense _ en effet : tel un gain substantiel (et vrai ! par un effet profond, « comblant« , et durable de « présence«  incorporée !..) d’humanité ! _ de ces migrations ? « , page 53 ;

avec cette réponse, page 54 :

« On y découvre _ en ces musées de par le monde (contemporain) _ un désarroi commun, une solitude augmentée _ chez la plupart des visiteurs _, quand la croyance a disparu«  _ dans la désertification en expansion continue (cf Nietzsche : « Le désert croît« …), sinon irrésistible (Nietzsche en appelait, lui, au sursaut du sur-humain, en son Zarathoutra, un livre pour tous et pour personne…), du rouleau-compresseur du nihilisme… La beauté ne devenant plus qu’un vague décorum esthétique : réduit en quelque sorte à l’ordre seulement de l’agréable… Cf ici Kant (qui ne se faisait pas à la réduction du beau à l’agréable !), et sa Critique de la faculté de juger

Jean Clair commentant cette situation-là

ainsi, toujours page 54 :

« Ainsi des religions quand elles se mouraient,

dont les pèlerinages n’étaient plus là que pour cacher _ encore un peu _ le vide de leur liturgie et la pauvreté de leur consolation.

La multiplication de ces brimborions _ voilà ! ridicules ! et il faut en rire publiquement ! Comme l’enfant des Habits neuf du roi d’Andersen… _ de l’art contemporain

qui envahissent à présent les châteaux de Versailles

_ cf mon article du 12 septembre 2008 à propos de l’installation Jeff Koons à Versailles : Decorum bluffant à Versailles : le miroir aux alouettes du bling-bling ; mais aussi celui du 2 septembre 2008 sur la cohabitation de Ben et de Cézanne à l’Atelier Cézanne du chemin des Lauves, sur les hauteurs d’Aix… : Art et tourisme à Aix _ la “mise en tourisme” des sites cézanniens (2)… ; et aussi celui-ci, du 10 septembre 2008 : De Ben à l’Atelier Cézanne à Aix, à Jeff Koons chez Louis XIV à Versailles _

et les palais de Venise _ le Palazzo Grassi ; La Dogana di mare… _,

est à la modernité finissante

ce que l’imagerie sulpicienne fut

au christianisme moribond _ parfaitement ! de sinistrement tristounets clichés…

Le musée semble _ ainsi _ offrir le parfait objet de cette croyance _ vacillante, faiblarde _ universelle, identique en tout lieu, prête à offrir le salut _ d’une émotion seulement « esthétique«  ; jointe à l’agrément du tourisme (international, mondialisé !) plus ou moins balisé et formaté, avec ses paraît-il must !.. _ à tous et dans l’instant _ ce point est essentiel ; du fait que non seulement pour la plupart d’entre nous désormais time is money ; mais aussi et surtout que tout s’accélère… ; cf l’excellent Accélération de Hartmut Rosa, paru en traduction française aux Éditions La Découverte… _,

et qui remplacerait la patiente instruction _ formatrice du goût, elle ; et de l’aptitude à « sentir«  et « expérimenter«  (dans le temps de la vie : mais en est-il donc d’autre, de temps ?) l’éternité, aussi ! selon la leçon magnifique et essentielle (!) de l’Éthique de Spinoza… _ qui ne se donnait qu’à ceux _ ne cessant, toute la vie durant, de « se cultiver« , avec patience, voire passion vraie… _ qui respectaient la lenteur des règles et la diversité des multiples langues _ constituant, en effet, une vraie « culture«  : incorporée !..

A l’inverse des mots _ et des phrases, en leur générativité : qui prennent toujours un minimum de temps (à la différence des envois de SMS) ; lire ici le grand Chomsky… _, toujours soupçonnés d’imposer un ordre _ « fasciste« , a-t-il malencontreusement échappé, un jour à Barthes, qui s’est, plus heureusement, repris plus tard là-dessus… _ et de réclamer un sens _ mais c’est bien le moins !.. _,

l’œuvre _ des arts plastiques, tout au moins (et « d’art contemporain« …) : Jean Clair en distingue, au chapitre VI, « L’action et l’Amok », les cas des œuvres de musique et de danse, davantage « incorporatrices« … ;

pour la photo, je renvoie à l’« incorporation«  de la vie et de ses mouvements, mais oui !, dans l’œuvre (jusqu’au flou…) de mon ami Bernard Plossu ; cf, par exemple, mon article du 27 janvier 2010 sur le livre (aux Éditions Yellow now) et les expos (au FRAC de Marseille et à La NonMaison de mon amie Michèle Cohen, à Aix-en-Provence), admirables !, Plossu Cinéma : L’énigme de la renversante douceur Plossu : les expos (au FRAC de Marseille et à la NonMaison d’Aix-en-Provence) & le livre “Plossu Cinéma_,

plutôt qu’un savoir à acquérir _ et « incorporer« , donc _,

posséderait le privilège, le pouvoir, la magie de se livrer sans peine _ au dilettante : l’adepte du plaisir sans peine : surtout jamais la moindre « peine«  ! _,

dans une profusion de significations possibles et contradictoires _ ludiquement ! quelle fête !.. Quelle caricature-là de « liberté«  ! à pleurer de cette fausseté ! _

qui répond au goût contemporain d’abolir _ sociologiquement, du moins : à la Bourdieu… _ les distinctions, les hiérarchies et les frontières _ au profit de la nuit dans laquelle toutes les vaches sont noires…

A quoi bon l’histoire, la géographie,

à quoi bon la lecture ?

A quoi bon tant d’efforts

quand tout paraît _ bien illusoirement : ici, lire Freud, L’Avenir d’une illusion _, comme ici, livré _ et sans le moindre effort de soi _ d’un coup ?

Le monde ancien _ celui de la culture : humaniste… _ était lent et discursif. Le monde moderne _ ou post-moderne _ en une seconde prétend s’ouvrir _ de lui-même _ aux yeux _ bonjour les gogos ! Triomphe de la photo, de l’écran, de l’affiche, du schéma, du diagramme, du plan _ du moins de leurs usages immédiats paresseux et lâches…

Au mot, qui était mémoire et mouvement _ voilà ; cf Chomsky ; et Bernard Stiegler : passim… _, on substitue, impérieuse, immédiate, immobile, imposée _ surtout : à la passivité anesthésiée _, l’image _ cf ici l’admirable travail de la chère Marie-José Mondzain : Homo spectator Là où il y a un tableau, il n’y aurait plus besoin de mots. Ce qui est vu efface _ voilà ! _ ce qui est lu ; pire encore, se fait passer _ on ne peut plus mensongèrement _ pour ce qui est su. Le tableau dresse un écran que l’on voudrait protecteur entre le monde _ et le réel, donc ! tenu à distance, et demeurant inconnu : c’est bien là un dispositif efficace d’obscurantisme !.. _ et soi « , pages 54-55,

au sein du chapitre IV, « Les Abattoirs culturels » ;

la formule donnant son titre à ce chapitre étant empruntée à l' »érudit libertin » et « créateur du musée, aujourd’hui disparu, des Arts et Traditions populaires« , Georges-Henri Rivière, au début des années soixante-dix ; et la citation se trouve au final du chapitre, aux pages 59-60 :

« Le succès _ vrai ! _ d’un musée ne se mesure pas au nombre de visiteurs qu’il reçoit, mais au nombre de visiteurs auxquels il a _ vraiment _ enseigné _ non superficiellement _ quelque chose. Il ne se mesure pas au nombre d’objets qu’il montre, mais au nombre d’objets qui ont pu être _ vraiment _ perçus par les visiteurs dans leur environnement humain _ vrai. Il ne se mesure pas à son étendue, mais à la quantité d’espace que le public aura pu raisonnablement _ = vraiment _ parcourir pour en tirer un véritable _ voilà le concept décisif ! il est de l’ordre du qualitatif, pas du quantitatif ! _ profit. Sinon, ce n’est qu’une espèce d' »abattoir culturel » »  _ voilà !..

Il existe aussi des personnes qui osent dire la vérité ;

et pas seulement rien que des carriéristes inféodés à leurs (tout) petits et misérables ! intérêts..,

après lesquels _ « Après nous, le déluge !«  ; ou encore les vacances ad vitam aeternam aux Seychelles… _ le monde peut bien, à la Néron incendiant Rome, disparaître : tout entier et à jamais…

Le chapitre V, « Le temps du dégoût« , montre, alors, excellemment comment les objets de rebut, les excrétions digestives, ont fait leur entrée en fanfare (ou bling-bling) dans les lieux et milieux les plus prestigieux ;

page 64 : « Les institutions muséales les plus prestigieuses, le Louvre et Versailles, en premier lieu, devaient _ dans la course au succès ! et aux revenus du tourisme : quelle industrie prospère ! et au si bel avenir… _ devenir des galeries _ d’exposition up to date_montrer _ aussi ! _ la création « vivante ». Dans un élan conjoint, ces lieux de mémoire qui avaient fini par perdre leur sens en oubliant leurs origines, tentèrent _ donc : pour un pari juteux (du moins pour les quelques « initiés«  qui allaient s’en mettre plein les poches : mais y a-t-il autre chose que cela qui « vraiment«  les « intéresse » ?.. _ de suivre une cure de rajeunissement en imposant, contre tout bon sens, l’idée que les créations les plus audacieuses, les plus choquantes, les plus immondes, les plus idiotes souvent de l’art d’aujourd’hui s’inscrivaient, sous la griffe distinctive _ voilà le truc : la marque, le logo ! _ d’« art contemporain », dans l’histoire des chefs d’œuvre d’autrefois. A défaut de pouvoir continuer sa propre histoire, qui était, on l’a vu, forclose, le musée devint ainsi l’agent, le promoteur, l’impresario d’une histoire fabriquée » _ mensongère, falsifiée autant que falsificatrice (de l’Art et de la culture) : page 64, donc….

Et Jean Clair de prendre alors l’exemple d’un Jeff Koons : après son mariage, puis sa séparation d’avec la fameuse Cicciolina

_ « Cicciolina est le surnom donné à une jeune fille rose et fondante, mais qui désignait peut-être plus précisément une partie de son anatomie qu’elle exposait sans gêne _ voilà ! un exhibitionnisme : vendeur… _ et qu’en latin, vu son apparence, on appelait souvent le petit cochon. La Cicciolina fit la fortune de l’homme avec qui elle s’affichait alors _ cf le livre très important de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; plus mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie : ces phénomènes font système !.. _, dans les années quatre-vingt, un certain Jeff Koons, dadaïste attardé, qui se plaisait à façonner de petits cochons roses en porcelaine. La Cicciolina fut élue député au Parlement de Rome ; puis, devenue mère, coule aujourd’hui, retirée du monde, des jours de mamma comblée » ; fin de l’incise « Cicciolina« , page 65.

« Jeff Koons est entre-temps _ en effet _ devenu l’un des artistes les plus chers _ nous y voici ! _ du monde. La mutation s’est faite à l’occasion des transformations d’un marché d’art _ voilà ce dont il s’agit ! _ qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d’une part et connaisseurs _ vrais _ de l’autre, est de nos jours _ désormais _ un mécanisme _ très finement huilé et hyper-efficace _ de haute spéculation financière _ ici aussi ! _ entre deux ou trois _ guère plus ! _ maisons de vente et un _ tout _ petit public de nouveaux riches _ acheteurs, vendeurs et revendeurs : sur ces marchandises-là aussi…

Jeff Koons s’affiche _ l’image (= le logo identifiable) est le medium privilégié (en puissance d’extension, mondialisée, comme en rapidité de transmission !) de la publicité ; et l’exhibition simplifiée jusqu’à la caricature facilite l’identification du spectateur attrapé (médusé) : la plus rudimentaire et grossière possible, pour l’immédiateté du réflexe conditionné de peu regardants peu regardeurs !.. _ aujourd’hui,

non plus échevelé comme les artistes romantiques,

moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années soixante-dix,

mais comme un trader de la City, attaché-case à la main et rasé de frais, _ parfaitement _ adapté _ voilà _ à son nouveau public _ et clientèle ! _ et totalement fondu en lui comme un homo mimeticus » _ ce qui favorise, nous y voici, l’élémentaire (= simpliste) identification, vite fait, bien fait (et mortifèrement ludique ! cf ici les fortes intuitions de Philippe Muray : un bien festif « Après nous le déluge !«  ; cf en particulier, de Muray, le fort réjouissant Festivus festivus…) a minima _, page 65.

C’est que « la consécration _ lui _ était venue _ mutation d’image magique ! par adjonction d’« onction«  d’aura archi artificielle !.. _ par Versailles. On l’y exposa, on l’y célébra, on l’y décora ; demain peut-être on l’y vendrait _ on va (et très vite) y venir : on commence déjà à vendre des morceaux immobiliers de ce patrimoine national…

Jeu spéculatif à l’accoutumée : des galeries et des intérêts privés financent _ oui : ils « investissent » !.. _ une opération _ promotionnelle, (hyper-luxueux !) marketing aidant… _ dont une institution publique comme Versailles semble _ bien sûr : la confiance (des gogos = la crédulité !) est nécessaire à ce (gros) jeu-là… _ garantir le sérieux ; on gage des émissions éphémères et à haut risque _ tout de même ! _ sur une encaisse-or qui s’appelle le patrimoine national«  _ résultat des courses : ni vu, ni connu, l’opérateur, en cette nuit (de l’art) où toutes les vaches sont devenues semblablement (= également !) noires ! par un tel tour de passe-passe « égalisateur« , ici à très haut prix (de vente) !.. ; page 66.

Et « Koons à Versailles ou à Beaubourg n’est que l’exemple _ en effet ! _ d’une longue série de phénomènes _ de sur-cotation (astronomique : jusqu’au vertige ; pour les autres, surtout, qui n’ont pas ces moyens : ils en sont ébaubis…) ! _ semblables. (…) Pas moyen, naguère, de visiter une exposition au musée d’Orsay sans se voir imposer _ par toute simple (= toute bête) contigüité ! il suffisait donc d’y penser… _ l’œuvre d’un minimaliste pour vous convaincre _ ou persuader _ que Böcklin ou Cézanne n’avaient jamais fait que l’annoncer _ ah ! les « précurseurs«  en Art : tout se tient ; pourvu qu’on y ait été un minimum « initié«  (…) Le Louvre a cédé son nom _ son logo : cf le livre de Naomi Klein, No logo, la tyrannie des marques... Encore fallait-il qu’il fît la preuve que ce nom _ cette marque, ce logo bien identifié et excellemment reconnu (l’« Art » !) sur la place des valeurs (d’abord marchandes : vive la confusion !) : ici le nom « Musée du Louvre«  _ était devenu la griffe des produits de la plus haute modernité«  _ puisque tel est ici le nec plus ultra

« Jeff Koons n’est que le terme d’une longue histoire de l’esthétique moderniste qu’on appelle aujourd’hui le décalé » _ sur un marché sur lequel il importe de « se distinguer«  (un minimum…) des concurrents ; ensuite, il ne suffit pas de « se décaler«  pour accéder, rien qu’ainsi, à une vraie « singularité«  de l’œuvre même ! à un (« vrai« ) style d’auteur ! C’est que la probité joue encore, et résiste, plus que jamais, ici ; à l’inverse des modes, versatiles, elles… _, page 67.

« L’usage du mot « décalé » dans la langue de la publicité _ voilà : nous sommes dans le petit monde de la communication et du marketing : strictement (et petitement) commercial ! _ est apparu il y a sept ou huit ans. Rien d’intéressant _ pour le vulgum (ou pas !) pecus du « public« , surtout un peu « branché«  ! Il a bien sûr ses organes (efficaces) de presse et ses médias _ qui ne soit « décalé » » _ sur le marché de l’art, quand les produits à vendre (acheter et re-vendre, du point de vue des acheteurs) sont en terrible concurrence… Et c’est alors (et dès lors) « le monde à l’envers donc. L’âne qui charge le maître de son fardeau et qui le bat ; le professeur traduit en justice pour avoir giflé l’élève qui l’insultait ; le bœuf découpant son boucher au couteau ; les objets de Koons déclarés _ voilà ! et « crus«  par des ignorants bien peu « regardant(s) » !.. _ « baroques » _ vive la confusion ! _ appendus dans les galeries royales. Fin d’un monde«  : page 67.

« Tout cela, sous le vernis festif _ le feu des ors (vrais, eux) des Palais _, a un petit côté, comme à peu près tout désormais en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, goguenard et mortifiant _ comme c’est magnifiquement juste ! Sous le kitsch des petits cochons roses de Jeff Koons, la morsure de la mort. Sous la praline, le poison«  _ du nihilisme, et de son sado-masochisme insidieux (et même de plus en plus carrément décomplexé ! pourquoi donc si peu que ce soit se gêner ?!..) : page 69.

C’est que « l’œuvre d’art, quand elle est l’objet d’une telle manipulation financière, et brille d’un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures _ excrémentielles _, illustrant les significations symboliques que Freud _ cf le stade sadique-anal de la sexualité infantile ! Nous y passons tous, mais aussi nous le dépassons ; sauf fixations névrotiques, précisément… _ leur prêtait. On rêve de ce que Saint-Simon, dans sa verdeur _ en effet : celle qu’aimait tant Proust _, aurait pu écrire de ces laissées de marcassins déposées à Versailles. Elles lui eussent rappelé peut-être la mauvaise plaisanterie du Chevalier de Coislin : « Je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j’y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher »... » _ in les Mémoires (1691-1701) de Saint-Simon, La Pléiade, 1983, page 596.

Et Jean Clair de rappeler, page 70 :

« J’ai autrefois tenté de relier entre eux les multiples aspects, dans une époque qu’on appelle désormais « post-human », d’une « esthétique du stercoraire » :

« Le temps du dégoût a remplacé l’âge du goût.

Exhibition du corps, désacralisation, rabaissement de ses fonctions et de ses apparences, morphings et déformations, mutilations et automutilations, fascination pour le sang et les humeurs corporelles, et jusqu’aux excréments, coprophilie et coprophagie : de Lucio Fontana à Louise Bourgeois, d’Orlan à Serrano, de Otto Muehl à David Nebreda, l’art s’est engagé dans une cérémonie étrange où le sordide et l’abjection écrivent un chapitre inattendu de l’histoire des sens. Mundus immundus est ?«  _ in Jean Clair, De Immundo, Éditions Galilée, 2004.

Et c’est sur cet aspect-là (un peu trop de complaisance au trash !) de la contribution de Julia Peker à son livre commun _ très éclairant ! _ avec Fabienne Brugère, Philosophie de l’art (aux Presses Universitaires de France), que Francis Lippa avait émis une réserve lors de son entretien avec Fabienne Brugère le 23 novembre 2010 ; cf mon article du 26 novembre : Dialogue sur le penser des Arts : lire le “Philosophie de l’art” de Fabienne Brugère et Julia Peker, ou comment apprendre des avènements progressifs des Arts, aujourd’hui ; ainsi que le podcast de cet entretien…

« Il y a une dizaine d’années _ poursuit Jean Clair, pages 70-71 _, à New-York, une exposition s’était intitulée Abject Art _ Repulsion and Desires. On franchissait là un pas de plus dans l’immonde, dans ce qui n’appartient plus à notre monde. On n’était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l’abjectus de l’individu post-humain.

C’était beaucoup plus que la « table rase » de l’Avant-Garde qui prétendait desservir l’apparat dressé pour le festin des siècles. L’art de l’abjection nous entraîne dans l’épisode suivant, le post-prandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C’est tout ce qui se réfère à l’abaissement, à l’excrétion.

On se demande _ très pragmatiquement _ si un tel art peut avoir droit de cité _ de facto ? ou de jure ? Bien démêler la confusion… Et comment obtenir _ de facto, donc _, non seulement l’accord _ effectif _ des pouvoirs publics, mais leur _ encore plus effectif ! _ appui financier et moral _ les deux : chacun des deux épaulant adroitement l’autre ! _, puisque c’est _ de facto ! _ un art qui se voit _ désormais _ dans toutes les grandes manifestations _ et cette « grandeur« -là est indispensable à la réussite pratique de telles opérations : le « petit«  n’ayant pas la moindre aura ! et donc nulle retombée financière effective ! Donc plus ce sera gros, plus (et mieux) ça passera ! _, à Versailles comme à Venise ? » _ où règne encore (et vient moult se visiter, ou « consommer« , touristiquement : même à dose infinitésimale…) la « grandeur«  magnifique d’un éclatant passé qui continue de briller un peu : en un monde de plus en plus uniformément gris, lui ;

cf ici, la prolifération (calamiteuse !) de la banlieue de par le monde entier, sur le modèle de l’american way of life ; on peut lire là-dessus les travaux de Bruce Bégout (par exemple Zéropolis, l’expérience de Las Vegas ; ou Lieu commun, le motel américain ; ou encore L’Éblouissement des bords de route…) ; ou mon article du 16 février 2009 sur le passionnant livre de Régine Robin, Mégapolis (ou les derniers pas du flâneur…) : Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

« Pourquoi _ continue Jean Clair, page 73 _ le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort (dit) esthétique _ voilà : ici lire l’ami Yves Michaud : L’art à l’état gazeux, essai sur le triomphe de l’esthétique _ quand son ordre n’est plus assumé ni dans l’ordre du religieux, ni dans l’ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s’étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion ? » _ question que je me posais hier, en faisant la queue aux caisses d’un grand supermarché de la « culture« , entre deux piles d’un livre (à la couverture couleur rouge sang) intitulé « Vie de merde » ; et à peine me disais-je cela, que les deux jeunes filles (collégiennes probablement) qui me précédaient dans la file d’attente à la caisse, se précipitaient sur un ses exemplaires… Je n’ai pu m’empêcher de leur dire : « quel titre appétissant !«  ; ce qui ne les a pas du tout dissuadées de le prendre… Soit, le monde comme il va désormais

Et Jean Clair, revenant « à la vieille distinction d’Aristote entre zoe et bios : bios, la vie intelligente, la vie des êtres logiques ; et zoe, la vie primitive, la vie animale, la vie bestiale« , de (se) demander, page 74 :

« Ne vivrions-nous pas actuellement une régression vertigineuse _ voilà ! _

du bios à la zoe ?

N’y aurait-il pas là quelque chose qui ressemblerait au sacer

_ cf de Giorgio Agamben, le cycle de l’Homo sacer _

tel que le monde antique l’envisage,

fascination et répulsion mêlées,

tabou et impunité à la fois ?« …

Ainsi _ conclut-il, pages 75-76 _, « dans l’art actuel,

ce n’est pas d’un certain goût que nous ferions l’apprentissage,

mais de l’abandon au contraire du dégoût inculqué dans l’enfance, quand les parents tentaient de nous faire comprendre que la maîtrise des sphincters était importante.

On reviendrait ainsi à la position du primate qu’évoque aussi Freud : quand on rabaisse vers le sol un organe olfactif pour le rendre à nouveau voisin des organes génitaux,

alors que tout l’effort de l’homme a été d’adopter la station debout pour s’en éloigner et s’en épargner les odeurs ».

« Prostate des civilisations fatiguées. Débâcle« , conclut ici Jean Clair

_ « nihilisme« , dit, quant à lui, Nietzsche…

On en arrive alors au chapitre-clé, le chapitre VII, « La crise des valeurs« ,

de ce « constat« 

de l’OPA de l' »oligarchie financière« 

sur l' »art contemporain« .

Page 99 : « Les procédés _ commerciaux _ qui permettent de promouvoir et de vendre _ le but principal demeurant, somme toute, le profit (financier) au final des manœuvres spéculatives (financières, est-il besoin de le spécifier ?) de quelques margoulins, mais de haut vol… _ une œuvre dite d’« art contemporain »,

sont comparables à ceux qui, dans l’immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n’importe quoi et parfois même, du presque rien«  _ mais pas tout à fait ici dans l’acception (ultra-fine, elle) qu’en fait un Vladimir Jankélévitch…

Page 99-100, un exemple : « Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur _ Damien Hirst, pour ne pas (alors) le nommer _, et supposons du coup que ce soit là une œuvre d’art, qu’il faudra _ voilà l’objectif _ lancer _ voilà…

Quel processus _ factuel : à monter et mettre en œuvre… _ justifiera _ du moins en apparence ! de facto ; et non de jure ! _ son entrée _ effective : nous avons affaire à des réalistes hyper-pragmatiques ! pas à de doux rêveurs « bohèmes« _ sur le marché ?

Comment, à partir d’une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre _ de facto _ à quelques millions d’euros l’exemplaire, et si possible _ quelle magique multiplication ! c’est la formule même (et le filon !) du « veau d’or«  !.. _ en plusieurs exemplaires ? Question de créance _ voilà !!! _ : qui fera crédit à cela ; qui croira _ voilà ! _ au point d’investir ?«  _ tel est bien l’enjeu de fond et fondamental, en effet ! de cette « opération commerciale«  ambitieuse

« Hedge funds et titrisations _ boursières _ ont offert un exemple parfait _ nous y voici ! _ de ce que la manipulation financière pouvait accomplir _ en création de plus-value ! _ à partir de rien _ en l’absence d’œuvre qui soit réellement tangible, même parfois… On noiera d’abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d’une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris _ œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties _ condition sine qua non, mais qui se trouvent ! _, ayant pignon sur rue, qui sauront _ habilement _ répartir les risques encourus _ il y en a toujours un minimum… Ce noyau d’initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour « éclairer », disent-ils : spéculateurs de salles de vente ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l’art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposés guider _ de leurs conseils d‘ »experts«  hyper-compétents et avérés… _ les investisseurs, mais qui manipulent en fait _ eh ! oui … _ les taux d’intérêt et favorisent _ très efficacement, en sous-main _ la spéculation.

Promettons par exemple un rendement d’un taux très élevé, vingt à quarante pour cent à la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l’art fondé sur la longue durée _ certes _, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourrait même s’engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l’œuvre à son prix d’achat, augmenté d’un léger intérêt.

On obtiendra enfin
_ but not at least _ d’une institution publique, un grand musée de préférence, on l’a vu, une exposition _ bien médiatisée _ de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement _ toujours… _ couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

Mais surtout _ clé de voûte de l’opération _ (…), c’est le patrimoine des musées, les collections « nationales » exposées ou mises en réserve, comme l’or de la Banque est gardé en ses caves, qui sembleront _ voilà : la clé du succès est dans le jeu de perspective (de l’ingénieux trompe-l’œil)… _ selon cet ingénieux stratagème _ voilà, voilà _ garantir _ = le socle de la confiance ! _ la valeur des propositions _ au départ très virtuelles et éminemment volatiles… _ émises sur le marché privé » _ avec ce tour de passe-passe (magistral) et confusion (de prestidigitation) du (secteur) « public«  (il conserve donc de l’utilité !) et du (secteur) « privé« , le tour (auprès de l’acheteur-spéculateur) est joué ! : au jeu (embrouilleur virtuose) du bonneteau…

« Bien sûr, le terme de « valeur » ne signifiera jamais valeur esthétique _ mais qui s’en soucie, ici ? Chacun (et tous) a (et ont) bien mieux à faire ! (que cette ringardise…)… _,

qui ressortit à la longue durée,

mais valeur _ marchande (ou d’échange : financière) _ du produit _ le terme d’« œuvre«  n’a plus cours ! Et le qualificatif « d’art«  devient un pur effet de marque, c’est-à-dire de standing social… _ comme « performance économique » _ = profit (en espèces sonnantes et trébuchantes !) à la re-vente _, fondée sur le court terme ; d’un mot, « performance », qui a pris lui aussi , cependant, un sens figuré d’ordre artistique.

Ce n’est en rien la « valeur » _ ni en soi, ni d’usage _ de l’œuvre,

c’est seulement le « prix » de l’œuvre _ en fait un pur et simple « produit« , voire un quasi rien, passant de main en main, de coffre en coffre et compte en compte… _

qui est pris en compte _ c’est le cas de le dire ! _,

tel qu’on le fait _ si habilement ! _ monter dans les ventes« .

Et Jean Clair de citer en note de bas de page ici, page 101,

le « principe _ sans prix; et donc à jamais impayable ! _ de dignité« ,

énoncé par Kant en ses Fondements de la métaphysique des mœurs, en 1785 :

« Tout a, ou bien un prix, ou bien une dignité.

On peut remplacer ce qui a un prix par son équivalent ;

en revanche, ce qui n’a pas de prix, et donc pas d’équivalent, c’est ce qui possède une dignité« …


Et Jean Clair de conclure le raisonnement , page 101-102, par cette conséquence

notable :

« Bien sûr aussi, comme dans la chaîne _ ou « pyramide »_ de Ponzi,

le perdant _ car il y en a toujours en ces tractations (de crédulité, qui plus est) !.. _ sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie _ voilà le fond de la tractation ! _ ne réussira pas à se séparer de l’œuvre _ tel un mistigri poisseux et collant _ assez vite pour le revendre : le dernier perd tout« …

Nous sommes là bien au cœur de la mise en lumière par Jean Clair,

en cet essai lucidissime qu’est L’Hiver de la culture,

des malversations _ rien moins ! même si très légalement contractuelles _ en jeu ici,

en bien des pratiques dominantes _ même si elles ne sont pas absolument généralisées _ de l' »art contemporain« ,

et de leur participation active _ oui, oui : elles ont des effets idéologiques non négligeables ; quant aux procédures d’« autorité«  de fait, sinon de droit, ayant cours : en les échanges sociaux entre personnes… _ au système nihilisme-cupidité…

Page 102, Jean Clair déduit (et synthétise) donc cette (très réelle) histoire-ci :

« Du culte à la culture

de la culture au culturel,

du culturel au culte de l’argent,

c’est tout naturellement, on l’a vu, qu’on était tombé

au niveau des latrines :

Jeff Koons, Damien Hirst, Jan Fabre, Serrano et son Piss Christ ;

et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé, son double sans odeur : l’or,

la spéculation,

les foires de l’art,

les entrepôts discrets façon Schaulager,

ou les musées anciens changés en des show rooms clinquants, façon Palais Grassi,

les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit,

_ faramineuses, obscènes… »

Et « au-dessus des corps réels _ et du travail ! _ de l’économie réelle

plane l’image désincarnée

des échanges virtuels,

d’une économie volatile

sortie du monde des idées pures«  _ où règne l’intelligence opérationnelle aux manettes (conceptuelles) de la manœuvre… _,

page 104 .

Résultat (fort concret, mais discret _ pas trop affiché au plein jour… _) :

« Une étrange oligarchie financière mondialisée,

comportant _ en ces circuits dominants d’« art contemporain » dans les arts plastiques… _

deux ou trois galeries parisiennes et new-yorkaises,

deux ou trois maisons de vente,

et deux ou trois institutions publiques responsables du patrimoine d’un État,

décide ainsi de la circulation et de la titrisation d’œuvres d’art

qui restent limitées _ « réservées« , ainsi, en un quasi monopole de ce marché : efficacement dissuasif pour la plupart des autres !.. _ à la production, quasi industrielle, de quatre ou cinq artistes…

Cette microsociété d’amateurs prétendus _ ce n’est qu’une posture (d’imposture !!! voilà !) _

ne possède rien, à vrai dire _ voilà le propos de base, l’alpha et l’oméga (de l’amateur homme-de-goût et connaisseur vrai qu’il est !) de Jean Clair ! _,

sinon des titres immatériels ;

elle ne jouit _ mais non… _ de rien,

n’ayant _ en vérité _ goût à rien _ sinon à ce jeu (pervers : sadique, ou plutôt sado-masochiste, plus profondément…) de pouvoir…

Elle a remplacé l’ancienne bourgeoisie riche et raffinée

qui vivait _ elle, vraiment _ parmi les objets d’art, les tableaux et les meubles qu’elle se choisissait _ pour cadre au quotidien de sa vie ; et la nimbant de leur aura _

et dont elle faisait parfois don à la nation :

les Rothschild, les Jacques Doucet, les Noailles en France,

comme les Hahnloser en Suisse, les Stein en Amérique, les Tretiakov en Russie.

Mais surtout société cultivée

qui prenait son plaisir _ vrai : de la joie ! _ à fréquenter, à côtoyer, à devenir à l’occasion l’amie _ vraie, et non factice _,

non d’un homo mimeticus, trader ou banquier lui-même,

qui lui aurait renvoyé au visage sa propre caricature _ voilà la situation de l’impérialisme du mensonge, et de la tyrannie ! _,

mais d’un homme différent d’elle,

étrange _ vraiment (= réellement) singulier ; et pas idéologiquement (= en posture factice) décalé _,

un artiste _ voilà ! _,

un « original » _ au double sens du mot _,

dont elle appréciait l’intelligence et le goût,

comme Ephrussi, Manet.

Cette histoire-là,

qui conclut celle qui commence lorsque Léonard meurt dans les bras de François Ier  

et se continue lorsque Watteau s’éteint entre les bras du marchand Gersaint,

cette longue histoire des protecteurs et des créateurs,

des mécènes et des bohèmes,

des connaisseurs et des artistes

_ voilà ce que fut la richesse culturelle (civilisationnelle) de tels échanges personnels artistiques ; pas de tractations d’ectoplasmes

comptabilisateurs de (pauvres : misérables !) rien que comptes en banque financiers : à pleurer !.. _,

a été l’histoire de l’art de notre temps _ = les « Temps modernes« 

Elle est finie.« 

Et Jean Clair d’y méditer, page 105 :

« C’est là où l’art

peut apporter une lumière décisive sur le sens d’une crise

qu’on dit économique

mais qui est réalité morale et intellectuelle » _ en effet, cher Jean Clair !

Car « l’art produit

non des idées,

non des transactions électroniques,

non des valeurs virtuelles,

mais des objets _ éminemment _ matériels, physiques, substantiels.

Et ces objets _ ce sont des œuvres ! _ ne relèvent pas d’un capital intellectuel ou cognitif,

mais d’un capital spirituel _ voilà ! _,

terme désuet qui ne se rencontre pas dans le vocabulaire de l’économie de l’immatériel »,

page 105

« Un artiste qui meurt

laisse après lui un vide _ de création ! vraiment sans-pareille ! et « incorporée«  à lui, en son « vivant«  plus activement vivant que celui des autres, par la qualité spécifique (élaborée le long de son œuvre) de son « sentir«  _

bien différent

de celui que laisse un autre homme, quelle qu’ait été son importance _ pratique _ dans la société.

La mort de l’homme du commun, vous et moi,

provoque la souffrance de ses proches, de ses amis.

Mais la mort d’un artiste _ vrai ; pas celle d’un imposteur ! _

est plus irréparable

car elle endeuille _ en puissance effective ! et à dimension, non de postérité, mais d’éternité… _

tous les hommes ».


Car : « c’est tout un monde
_ voilà : un « monde«  humain,

via une aisthesis qui s’est élaborée en son rapport au monde (singulier : poétique !) de créateur (vraiment original : pas décalé !) d’œuvres « vraies«  ! ce qui n’est ni immédiat, ni facile : c’est l’aventure longue, patiente et complexe, très fine et très riche, en la finesse infinie de son détail, de l’œuvre (d’Art) d’une vie d’un artiste « vrai«  : pas un vulgaire commercial !!!.. _

qui disparaît avec lui.

Sans doute _ aussi _ laisse-t-il une œuvre _ « vraie« , donc _,

là où d’autres, bien plus célèbres _ car mieux identifiés, ceux-là, de la plupart des autres, en leur « commun« , faute d’une telle singularité (de créateur d’œuvres d’art)… _ de leur vivant,

hommes politiques, leaders d’opinion, chefs d’entreprise, patrons d’industrie,

ne laisseront rien » _ de cette qualité-intensité d’éternité vraie : vraiment singulière !..

« Il _ l’artiste qui meurt _ laisse des objets

auxquels on _ certains « amateurs«  un peu mieux attentifs et lucidement sensibles (que d’autres), ceux-ci… _ attribuera,

un peu légèrement sans doute _ par confusion avec l’« éternité«  : lire ici Spinoza ; et Deleuze… _, la vertu de l’immortalité,

mais des objets pourtant _ soient des œuvres ! _ qui, sans utilité, sans usage _ immédiatement pratique à l’évidence commune, rudimentaire, du moins… _,

sortis du circuit commercial _ c’est-à-dire du profit spéculatif _,

sont des témoins uniques et admirables,

dans leur fragilité et leur vulnérabilité _ du profond à découvrir, délicatement, de la vraie « humanité«  : qualitative, elle ; pas comptable ! _,

empreints de ce sens, comme les vases de Babylone, d’un certain sacré » _ celui, « sens« , et celui, « sacré« , auquel accèdent (seuls, sans doute…) les créateurs d’œuvres d’art « vraies«  _, page 106.

Voilà pourquoi la cupidité nihiliste

qui mène principalement le monde maintenant

est une nef des fous-aveugles

entraînant _ en une régression sadique-anale perverse ?.. _ le reste de la chaîne des non-voyants _ à la Breughel _ vers l’abîme

misérable

du _ merdiquement ! _ rien… 

Voilà donc une contribution admirable à la civilisation humaine non-in-humaine

que cet incisif et lucidissime Hiver de la culture

de Jean Clair,

aux Éditions Flammarion, dans la collection Café Voltaire :

nous y parle très directement une lucidité vraie, de très haute tenue, en sa profonde et essentielle probité

de ce qui fait vraiment (= sensiblement) « monde » pour des humains

non encore in-humains,

en une aisthesis à partager

et cultiver…

Merci d’un tel livre si important !

Titus Curiosus, le 12 mars 2011

la situation de l’artiste vrai en colère devant le marchandising du « culturel » : la poétique de Michel Deguy portée à la pleine lumière par Martin Rueff

23déc

C’est sur le modèle de « l’artiste en colère » du « Charles Baudelaire _ Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme » (traduit en français par Jean-Yves Lacoste en une parution chez Payot en 1982 ; et rééditée enPetite bibliothèque Payoten 2002) du magnifique Walter Benjamin _ travail hélas interrompu par l’exil et la mort prématurée du philosophe à Portbou le 26 septembre 1940 ; il était né à Berlin le 15 juillet 1992 _

que Martin Rueff vient de rendre le plus bel hommage _ celui d’une analyse méthodique fouillée d’une sublime lucidité ! _ qui soit au poète (et philosophe) _ dont vient de paraître, en date du 23 octobre 2009, « La Fin dans le monde« , aux Éditions Hermann, dans la collection « Le Bel Aujourd’hui«  _ inflexible et exigeant _ au point, bien involontairement de sa part (cf le plus qu’éclairant « grand cahier Michel Deguy » qu’a dirigé et publié Jean-Pierre Moussaron, aux Éditions « Le Bleu du ciel« , à Bordeaux, en 2007), d’en « terroriser«  plus d’un encore aujourd’hui !.. _ qu’est le très grand Michel Deguy (né en 1930) ;

en même temps que « sous » l’intuition de l’analyse philosophique impeccable _ autant qu’implacable _ de Gilles Deleuze (1925-1995) en son opus _ probablement _ majeur, « Différence et répétition« , paru en 1968 :

avec ce très grand travail de fond, à l’articulation _ ultrasensible ! _ de l’intuition poétique et de l’analyse philosophique, que constitue « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« , aux Éditions Hermann, dans la collection « Le Bel Aujourd’hui« 

Car l’œuvre de Michel Deguy _ faut-il, seulement, l’indiquer ?.. _ est une œuvre tout uniment de poésie et de philosophie :

de poésie avec _ ou à partir de _ la philosophie ;

de philosophie avec _ ou à partir de _ la poésie…

Or, la tradition installée _ culturellement : à creuser… _ française

regarde d’un assez mauvais œil _ et sans pouvoir, décidément, se défaire de ce vilain travers opacifiant, qui lui nuit tant !.. en lui collant ainsi tellement, telle une taie, l’aveuglant… _ les transversalités, les transgressions de genres, les « passages » de « frontières« …

Et ce n’est certes pas un hasard que ce soit le « trans-frontières« , à maints égards, qu’est Martin Rueff :

entre littérature

(et poésie : ce n’est certes pas non plus pour rien que Martin Rueff est _ ou soit ? _ lui-même poète ; je veux dire connait _ ou connaisse _ l’expérience irremplaçable de l’écriture même de la poésie !!! Cf, par exemple, son récent « Icare crie dans un ciel de craie« , aux Éditions Belin, en 2008 ; ou/et son « Comme si quelque« , aux Éditions Comp’Act, en 2006 : succulents de délicatesse hyper-lucide ! On n’écrit, ni ne pense, à partir de rien ! Et à partir du phraser poétique vrai n’est en effet pas peu…)


entre littérature (et poésie, donc) et philosophie

_ son « L’Anthropologie du point de vue narratif (modèle poétique et modèle moral de Jean-Jacques Rousseau) » est à paraître aux Éditions Honoré Champion ; c’est de cet important travail que s’est nourrie la riche conférence « Le Pas et l’abîme, ou la causalité du roman gris » que Martin Rueff a donnée à la Société de Philosophie de Bordeaux le 8 décembre dernier ; cf mon article précédent, du 12 décembre : « L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de “Julie ou la Nouvelle Héloïse” » _ ;

entre France (Paris) et Italie (Bologne) où il réside _ à la fois ! _ ;

et enseigne (aux Universités de Paris-7-Denis Diderot, et de Bologne _ si prestigieuse : fondée en 1088, cette université qui a pris le nom de « Alma mater studiorum«  en 2000, est la plus ancienne du monde occidental (1116, pour l’université d’Oxford ; 1170, pour l’université de Montpellier ; 1250, pour celle de Salamanque ; 1253, pour la Sorbonne _) ;

entre la langue française,

dans laquelle il écrit (ses travaux personnels, si j’ose ainsi m’exprimer !) : « poésies » et « essais« ,

et la langue italienne,

qu’il traduit (si utilement) :

le poète Eugenio De Signoribus (né en 1947, à Cupra Marittima, dans la province d’Ascoli Piceno, dans la région des Marches) : « Ronde des convers« , aux Éditions Verdier, et dans la collection si belle « Terra d’altri« , à la direction de laquelle Martin Rueff a succédé au grand Bernard Simeone, que la mort nous a pris si précocement (1957-2001) ;

le philosophe Giorgio Agamben (né en 1942, à Rome _ et lecteur intensif de Walter Benjamin, dont il a été, en Italie, l’éditeur des œuvres complètes _) : « Profanations« , « La Puissance de la pensée« , « L’Amitié« , « Qu’est-ce qu’un dispositif ?« , « Nudités » ;

l’historien _ magnifique lui aussi ; et pas seulement historien, non plus _ Carlo Ginzburg (né en 1939, à Turin ; et fils de Natalia et Leone Ginzburg) : « Nulle île n’est une île« …)…

ce n’est, donc, pas tout à fait un hasard que ce soit le « trans-frontières« , à maints égards, qu’est Martin Rueff qui se soit attelé à cette tâche importante de mieux servir le travail « ressassant » et inlassablement « creuseur«  _ à la façon, mais en son genre, des « vieilles taupes » de l’Histoire, selon Marx… _ de Michel Deguy, en le mettant splendidement lumineusement en perspective,

et dans son parcours _ poétique ! même si aussi philosophique… _ singulier,

depuis « Meurtrières« , en 1959 (aux Éditions Pierre-Jean Oswald _ ce premier recueil, difficilement accessible, nous est re-donné intégralement dans le « grand cahier Michel Deguy » de Jean-Pierre Moussaron, aux Éditions « Le Bleu du ciel« , en octobre 2007, aux pages 302 à 329…), et « Fragment du cadastre« , en 1960 (aux Éditions Gallimard, collection « Le Chemin« , que dirigeait Georges Lambrichs),

jusqu’au « Sens de la visite« , en 2006 (aux Éditions Stock), et « Desolatio » et « Réouverture après travaux« , en 2007 (aux Éditions Galilée)

_ « La Fin dans le monde » n’étant pas alors encore paru : ce sera, aux Éditions Hermann, dans la collection « Le Bel Aujourd’hui«  aussi (que dirige Danielle Cohen-Lévinas), le 23 octobre 2009… _

et dans notre Histoire générale,

à partir du « modèle d’analyse de situation civilisationnelle » _ si j’ose pareille expression _ que Walter Benjamin a échafaudé, à la fin de la décennie 1930, pour « situer« , déjà, Charles Baudelaire (1821-1867), en son « Charles Baudelaire _ Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme« …

J’ai déjà signalé la (double) « incisivité » et de Michel Deguy, et de Martin Rueff ;

et leur singulière acuité d’attention

_ civilisationnelle, politique, « culturelle«  (avec les pincettes des guillemets : sur l’usage, spécifiquement, des guillemets (et autres tirets ; dont j’use et abuse !) par Michel Deguy, lire la passionnante analyse de Martin Rueff aux pages 407 à 420 (sur « la syntaxe de Michel Deguy« ) de ce décidément richissime « Différence et répétition » !.. _

à l’état et qualités du devenir de la civilisation :

ce n’est certes pas pour rien que sur le tout dernier _ et très récent : de tout juste deux mois ! _ essai de Michel Deguy, « La Fin dans le monde« ,

 je n’ai jusqu’à présent rien lu _ ni recension, ni même seulement mention factuelle _ dans aucun journal, ni revue : il a fallu la rédaction de mes articles (de ce blog !) et l’opération de « mise » de liens avec les collections de livres disponibles à la librairie Mollat pour que je « découvre » cette parution (en date du 23 octobre dernier : il y a donc exactement deux mois aujourd’hui) !

Et cela, outre la difficulté propre _ occasionnelle ? devenue consubstantielle ? à méditer !.. _ à la « réception » (par le lectorat, au-delà de son cercle de proches : à partir de celui des pairs !) de l’œuvre entier de Michel Deguy,

et dont il se plaint, non sans humour _ mais pas non plus sans amertume _, à Jean-Pierre Moussaron, dans la _ très précieuse, vraiment ! Michel Deguy ne « se livrant » (un tout petit peu) lui-même pas très souvent… _ préface, intitulée « Autobio« , en ouverture du « Grand cahier Michel Deguy« , aux pages 6 à 10, à propos de ce que lui même nomme son propre « ressassement » :

« Je me répète, et sans doute exagérément _ pour qui ? Et littéralement, un peu plus souvent qu’à l’heure«  (page 6) ;

en précisant (page 7) :

« Peut-être le plus intéressant, dans cette affaire de ressassement _ voilà donc le terme ! _ tient-il à la composition ; à mon tournemain _ à « former » : patiemment, sans précipitation ; en apprenant à bien « accueillir« , « réceptionner« , même, en toute sa variété (de surprise), la « circonstance« … : c’est délicat ; et demande toute une vie ; au point que c’en est peut-être, bien, en allant jusque là, la principale « affaire«  _, à ma façon de construire _ bien y penser !

Affaire d’abord, de progrès lents en pensée _ dont acte ! _, de tardive _ ne fait-on pas, maintenant, l’éloge des vins de « vendanges tardives » ?.. _ maturation ; voyage au long cours _ certes ! tout un charme… _ ; avance un mot puis l’autre ; assure le pas _ voilà ! d’abord sans assurance… _ ; recommence ; rebrousse et repars _ assurément ! à la godille !.. entre les mottes de terre grasse ; et en sautant aussi de sillon en sillon…

Ensuite : de la série. C’est comme en peinture et en musique _ oui : d’un Art à un autre, apprendre l’art très délicat, lui aussi (poïétique !), de « transposer«  avec le maximum de justesse (finesse, délicatesse, donc) de la « semblance« … ; sur un schème parent, lire « L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe » de l’excellent Bernard Sève… _ : sériels, leit-motive, thème et variations, reprise ; sérialité _ par exemple chez Bach ; et le père, et les fils. L’esprit de série organise non seulement une séquence, un ensemble, mais _ surtout, telle la fine cerise sur le beau gâteau _ à l’échelle de l' »œuvre », en finalise l’unification _ et la « mise en place » de ce qui vient, ainsi, « s’ajointer« , et qui se découvre alors, « sur ce tard« , seulement… : il y faut donc tout cet assez long temps (de vie à vivre ; et ainsi, finalement, vécue) ; à commencer par la chance, inégale, d’« avoir vécu«  suffisamment longtemps, donc (et peut-être aussi, en sus, un peu « appris«  ; ce qui est loin d’aller de soi, si l’on peut en juger : autour de soi…) Cela, c’est-à-dire « durer«  un peu, de fait n’est pas uniformément donné à tous… : la mort faisant son ménage entre les locataires (éventuellement) concurrentiels du viager ! Sur la perte des aimés, cf le déchirant « Desolatio«  _,

L’esprit de série organise non seulement une séquence, un ensemble, mais à l’échelle de l' »œuvre », en finalise l’unification

secrètement et explicitement _ les deux : au lecteur, « indiligent« , dit notre Montaigne !, d’être un tant soit peu attentif ! sinon, « qu’il quitte le livre !« , avertissait en ouverture de ses « Essais » ce sublime Montaigne… ; un vrai grand livre se mérite aussi un tant soit peu… _ :

entre la structure et la multiplicité effective, pièce par pièce, item par item,

c’est la récurrence _ qui demande donc (voire exige, mais sans jamais le manifester directement…) un minimum de patience ; et l’accueil (hospitalier !), de la part du lecteur, tant de la pure et stricte « neuveté« , que de la « reprise » ; jamais tout à fait strictement identique, « indiscernable« , à la première occurrence pour soi, lecteur… _,

la hantise _ aussi (obsessionnelle ?), de l’échec (final) : de la sècheresse ; du tarissement ; de (l’idée de) la mort (là où le don du temps s’interrompra, se brisera, irréversiblement, cette fois-là) : quand, chaque fois que (nous) fait défaut assez de confiance… Avec la grâce efficace de son élan.

De l' »idée fixe« , disait Valéry, aux Variétés… On la reconnaît.

Le toujours-recherché se découvre au gré de la rencontre _ à qui le dit-on ? Cf mon propre article : « Célébration de la rencontre » ; plus joyeux, lui… Je ne trouve pas, je cherche.« 

Soit un texte majeur ! que cet « Autobio« , aux pages 6-7 du « grand cahier Michel Deguy« … Merci à Jean-Pierre Moussaron de l’avoir sollicité ; et obtenu ainsi…

Et fin de l’incise sur les difficultés de la « réception«  (générale et particulière) de l’œuvre de Michel Deguy

_ « le constat de l’échouage ne me quitte jamais« , page 7 ; peut-être du fait d' »une sous-estimation de la part des autres, qui _ décidément… _ ne me préfèrent pas« , encore page 7 (en note en bas de page : « préfèrent » étant surligné !) _,

en dehors, cependant, de son cercle  _ « infracassable« , lui : ce n’est certes pas peu ! page 12 _ d’amis très fidèles ; dont Martin Rueff (cf le colloque que celui-ci organisa à Cerisy : « L’Allégresse pensive » (dont les actes sont publiés aux Éditions Belin)…

Il existe, j’y reviens donc maintenant, un vrai problème _ endémique ! _ de diffusion de l’information, à travers les filtres _ trop « intéressés » ! pas assez « libres » (= désintéressés) ! les 9/10èmes du temps _ de la presse, des medias ;

et c’est fort modestement

_ eu égard à mon lectorat ! que je ne ménage certes pas non plus par la longueur invraisemblable (!) de mes articles, en plus de mon usage (ou abus ?) des guillemets, tirets, gras, parenthèses : à en donner le vertige, m’a même (gentiment) soufflé l’ami Nathan Holchaker ! _

que je m’étais décidé, pour ma (toute petite) part, à répondre favorablement à la demande de l’équipe directionnelle de la librairie Mollat d’ouvrir ce blog, « En cherchant bien« , ou « les carnets d’un curieux »

_ sur ce qu’est un « carnet« , lire ce qu’en dit, et combien magnifiquement !, Michel Deguy lui-même dans « P.S. : Du carnet à l’archive« , aux pages 193 à 195 du « grand cahier Michel Deguy » !.. J’en partage, et comment ! toutes les analyses et conclusions !

j’en prélève et exhausse, au passage, cette remarque-ci, page 193 : « Si je travaille en carnet, c’est pour ne rien laisser passe de l’inchoatif, insignifiant même _ mais cela est toujours à voir ; et à réviser… _ de la pensée naissante _ voilà ! La crainte est de perdre à jamais quelque vérité ; crainte d’amnésies partielles inguérissables«  _ d’une vérité l’ayant, tel l’Ange, croisé et « visité« , en vitesse (supersonique !), et si discrètement !.. Et c’est aussi cela, « Le sens de la visite«  ; cf cet opus majeur (paru aux Éditions Stock) que Michel Deguy nous a donné (à tous, les lecteurs amis potentiels) en septembre 2006…

que je m’étais décidé, donc,

d’ouvrir ce blog

le 3 juillet 2008, afin de « re-médier« , fort modestement, certes _ et même probablement très illusoirement : à la Don Quichotte brisant des lances devant (plutôt que sur, ou que contre…) les moulins à vent des hauteurs de La Mancha… _, à cette « difficulté » de « médiation » d’une authentique « culture »

_ hors champ du pseudo (= faux ! mensonger ! contributeur d’illusions !) « culturel » :

une des cibles si justifiées de Michel Deguy ! Ce « culturel«  qui se conforte, grassement, à rien qu’« identifier« , reconnaître, à la « Monsieur Homais«  (de « Madame Bovary«  : Flaubert : expert en bêtise de fatuité !) ; au lieu de se laisser déporter par le jeu des différences actives de la « semblance«  et de la « différance« 

Et j’en partage ô combien ! le diagnostic avec Martin Rueff, qui en fait _ de ce « culturel« -ci… _ le décisif chapitre II (de base !) de son essai (de la page 59 à la page 96) :

car c’est bien ce « culturel« -là que désigne l’expression cruciale du sous-titre de l’essai : « à l’apogée du capitalisme culturel » ;

là-dessus, lire, aussi, les travaux (lucidissimes) de Bernard Stiegler et de Dany-Robert Dufour : par exemple « Mécréance et discrédit _ l’esprit perdu du capitalisme« , pour le premier ; et « Le Divin marché _ la révolution culturelle libérale« , pour le second… _,

à partir d’une « curiosité » qui soit « vraie » et réelle _ c’est-à-dire, pour « réelle« , effective : au fil des jours, et des mois, des saisons, des années ; au fil renouvelé (c’est une condition sine qua non !) du temps ! encore une problématique cruciale et de Michel Deguy, et de Martin Rueff ! _, et pas marchande ou de propagande (ni de divertissement ; d’entertainment !) : je dois être bien naïf, encore à mon âge (et en cet « âge » : du « capitalisme culturel« ) !..

Fin de l’incise.

et ce n’est certes pas pour rien que le dernier essai de Michel Deguy

s’intitule « La Fin dans le monde« …

Le plan de l’essai « Différence et répétition » de Martin Rueff :

Après un « Avertissement«  qui explicite le projet de l’essai et ses enjeux terriblement concrets _ et dont rend compte la quatrième de couverture

que voici :

« Les questions des spécialistes de la poésie ne sauraient être étrangères _ voilà la mission ! casser cette « étrangèreté«  préjudiciable (à la connaissance ; et à la re-connaissance, aussi, de ce qui vaut « vraiment«  !)… _ au public le plus large. J’ai voulu mettre face à face _ oui _ ceux qui ont fini par se tourner le dos : les poètes et leurs lecteurs professionnels, chagrins de la désaffection du grand public, le grand public, irrité _ lui _ de la difficulté des propositions de la poésie contemporaine. Je me suis demandé pourquoi l’art moderne _ plastique au premier chef _ avait réussi à imposer ses visions _ en formes d’images ?.. _, et pas la poésie. Il fallait donc s’expliquer, et expliquer ce que font les poètes _ voilà !

En consacrant une étude à Michel Deguy, l’un des plus grands poètes français contemporains, je me suis donc proposé de procéder comme un critique d’art : me situer _ en cette enquête _ sur le plan même _ poïétique ! _ de la création d’un inventeur de formes _ ce qui « fait » et « réalise » l’humanité effective ! à la place des « fantômes » et « zombies » en quoi on nous « vampirise«  et réduit…

Je me suis demandé ce qui faisait la singularité de Michel Deguy. J’ai trouvé que sa poésie et sa poétique rencontraient la question _ notamment philosophique _ qui a dominé la pensée et l’existence _ rien moins ! _ depuis une bonne cinquantaine d’années : celle du rapport de l’identité et de la différence. Comme il est hautement révélateur que cette rencontre ait d’abord _ du fait de sa position « en première ligne » ? _ eu lieu en poésie _ oui ! par son hyper-sensibilité extra-lucide fulgurante à son meilleur ! _, j’ai compris que la « question » du rapport poésie et philosophie était mal posée. » MARTIN RUEFF

I. Différence et identité _ pages 37 à 58.

II. Le culturel _ pages 59 à 96.

III. La poésie _ pages 97 à 192.

IV. La poétique profonde _ pages 193 à 230.

V. Le poème _ pages 231 à 406.

Suivis de deux « Annexes«  :

_ Identité et différence dans la prose _ pages 407 à 426.

_ Identité et différence entre les langues : attachement en langue et fidélité en traduction _ pages 427 à 440.

 L »approche » de Martin Rueff se fait de plus en plus précise _ et c’est passionnant de le suivre ! _ :

du « cadre » le plus général (bien concret et bien historique ! nous « emportant » !.. à analyser et faire mieux connaître !)

_ ne perdons pas de vue qu’il s’agit de « comprendre« , en l' »éclairant« , une « situation » artistique (« en tension » ; mais quel Art vrai n’est pas « en tension » ?.. sauf qu’ici la « tension » devient de plus en plus « terrible«  : celle d’« un poète lyrique« , et en l’occurrence, Michel Deguy, tout uniment poète et philosophe !, « à l’apogée du capitalisme culturel » (assez peu soucieux de l’exigence de vérité de la poésie ; pas davantage que de l’exigence de vérité de la philosophie : sinon pour ses propres usages « culturels« …), qui se déploie de plus en plus allègrement depuis 1950 jusqu’à aujourd’hui, et tout spécifiquement en ce nouveau « millénaire«  sans contre-poids (politique, notamment !) au marchandising mondialisé… ; pour une « tension » plus « terrible«  encore, en ses violences « déchaînées« , du moins, cf le travail irremplaçable (!) de Claude Mouchard : « Qui, si je criais…? Oeuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle« , paru aux Éditions Laurence Teper le 3 mai 2007…) _

_,

aux actes très précis par lesquels,

se démarquant du « culturel« ,

le poète (et philosophe) Michel Deguy cerne sa conception _ tant théorique que pratique : indissociablement ! et il est d’abord un écrivant de poèmes ! _ de la poésie

et d’une « poétique profonde » ;

pour analyser au plus près _ vers à vers, et avec quelle lucidité ! _ ce qui se construit dans « le poème« , item après item, œuvre après œuvre, de 1959 à aujourd’hui _ cela fait cinquante ans de cette écriture « creusante«  _, du poète…

Michel Deguy : « Poème, qu’il prolonge le moment de l’éveil ! Le vent aux sabots de paille sur le seuil !«  _ in « Poèmes de la presqu’île« , en 1961.

Martin Rueff commente : « Poème éveil à l’inattendu survenu en surplus d’affluence ; poème disponibilité aux différences du temps rendues simultanément actuelles« , page 385.

Michel Deguy : « Le présent, dit-il, est ce qui s’ouvre. Donc n’est pas sur le mode de ce qui contient, ou maintient en soi ; mais est ce qui est disjoint, déhiscent, disloqué, frayé _ venteux, inspiré«  _ in « Donnant donnant« , en 1981.

Martin Rueff : « Le poème saisit _ oui ! _ le lecteur au présent de la langue _ voilà _ et, par lui, la langue semble comme « rendre présent » _ oui, et en sa dérobade même _ le présent lui-même : frisson lyrique, intensité par où le poète touche, émotion quand la poésie rencontre _ oui _ le rythme profond de l’existence _ c’est tout à fait cela ! La proposition lyrique, énoncée au présent de l’indicatif, rassemble les présents et les offre au lecteur« , page 385 _ pour qu’il les fasse aussi, en cette parole énoncée, prononcée, proférée, siens… C’est superbe de vérité !

Avec cette conclusion-ci, de tout l’essai, page 406 :

« Il y a bien une raison poétique _ ni déraison, ni flatus vocis, ni mensonge… _ qui est aussi la raison des poèmes. Écrits au présent de la circonstance _ qu’il fallait « accueillir«  _, ils inaccomplissent _ en leur mouvement même, émouvant (lyrique !), de profération _ l’accompli _ des faits, des gestes (de la vie) _ pour ineffacer _ un peu, toujours _ le devenu incroyable _ une formulation de Michel Deguy sur laquelle Martin Rueff a bien fait porter toute la force de son analyse.

Martin Rueff évoque aussi, à cet égard (capital !) de l’« ineffacer le devenu incroyable« , la « réception«  active (= créatrice à son tour), par Michel Deguy du film « Shoah«  de Claude Lanzmann

(fruit de douze ans pleins de « penser au travail« , filmique, d’image-mouvement, du cinéaste qu’est devenu Claude Lanzmann, en sa propre lente maturation d’artiste-créateur !

_ cf là-dessus mes 7 articles de cet été 2009 à propos du « Lièvre de Patagonie«  : de « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ présentation I« , le 29 juillet, à « La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude Lanzmann _ dans l”écartèlement entre la défiguration et la permanence”, “là-haut jeter le harpon” ! (VII)« , le 7 septembre… _)

: le magnifique « Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann« , que Michel Deguy a publié aux Éditions Belin, dans la collection « L’Extrême contemporain« , en 1990…

La poésie dresse _ oui ! _ la lucidité _ oui ! _ de ses « visions » et de ses « imageries logiques » contre _ oui : avec « incisivité » !.. _ les mythes de la littérature rendus puissants _ hélas, comme armes de propagande du marchandising ! _ par l’indifférence _ terriblement affadissante _ culturelle _ nihiliste : d’où la situation moribonde de la poésie aujourd’hui auprès du plus large « public«  (?) d’« humains« , « se dés-humanisant«  petit à petit, ainsi « dé-poïétisés«  eux-mêmes (cf les admirables, vraiment ! « Homo spectator«  de Marie-José Mondzain et « L’Acte esthétique«  de Baldine Saint-Girons) ;

telle la grenouille très progressivement (= insensiblement ; sinon elle s’échapperait en sautant très vite hors du bocal !) ébouillantée, sans en prendre, ainsi, jamais véritablement conscience : sans rien ressentir ; car on ne ressent que « différentiellement«  !

Porteuse de nouvelles différences _ se renouvelant par sa propre inlassable curiosité ! _, la promesse _ de vérité proprement ressentie _ des poèmes sans illusion _ de Michel Deguy :

« sans illusion«  bien (réflexivement) ressenti, cela aussi ! grâce à cette « poétique profonde » (et profondément mélancolique, aussi, dans son cas : sans la moindre auto-complaisance ! quant au savoir du devoir, un jour, cesser de vivre ; du ne pas avoir encore, indéfiniment, du temps à soi, ou à donner à d’autres, devant soi…)

grâce à cette « poétique profonde »

pas à pas mise en œuvre… _

Porteuse de nouvelles différences, la promesse des poèmes sans illusion, donc,

n’est pas vaine« …

C’est contre cette terrible force d’asphyxie de ce qui illusionne (depuis pas mal de temps : en l’ère, sinon même « à l’apogée« , « du capitalisme culturel » ; en l’ère du marchandising déchaîné…)

que Martin Rueff a mis la force d’analyse de son essai de « situation« 

d' »un poète lyrique » tel que Michel Deguy…

Grand merci, Martin, pour nous tous,

tellement « endormis« , « anesthésiés« , par cet appendice « culturel » de la déshumanisation 

et cela,

ô combien risiblement!,

pour le profit si vain _ abyssalement ridicule ! _ de quelques marchands ; et profiteurs _ de quoi jouissent-ils donc tant ? du jeu mesquin (et sadique) de leur « nuire«  ?.. _ de « pouvoir » !

Peut-être bien que, socialement du moins, « money is time » ;

mais le temps et le vivre _ qui nous sont octroyés déjà biologiquement par une certaine « espérance de vie« , même (et parfois dans des proportions de variation considérables !) variable socio-historiquement… _ méritent-ils d’être « ainsi » _ qualitativement veux-je dire _ vendus ?  

C’est de cela que Kafka _ par exemple en son « Journal«  _ savait _ et combien ! inextinguiblement !.. _ rire !

Cf aussi,

après le « Tout est risible quand on pense à la mort » de l’incomparable Thomas Bernhard _ cf son indispensable autobiographie (« L’Origine » ; « La Cave » ; « Le Souffle » ; « Le Froid » & « Un enfant » ; item après item…) ; ainsi que son ultime sublime roman-cri : « Extinction _ un effondrement« ,

aujourd’hui Imre Kertész :

lire son immense terrible « Liquidation » !

Merci, cher Martin Rueff,

de ce beau travail,

quant au devenir de l' »humain » ; en « situation » d' »anesthésie » (telle la grenouille ébouillantée lentement)…

La poésie n’est pas, non plus que la philosophie, des plus mal placés

pour le penser (et ressentir) « en vérité« …

A fortiori quand, comme avec Michel Deguy, ainsi que vous-même,

elles vont de concert !!!

Titus Curiosus, ce 23 décembre 2009

L’incisivité du dire de Martin Rueff : Michel Deguy, Pier-Paolo Pasolini, Emberlificoni et le Jean-Jacques Rousseau de « Julie ou la Nouvelle Héloïse »

12déc

Le choix de Céline Spector de donner la parole, dans le cadre des conférences de la saison 2009-2010 de la « Société de Philosophie de Bordeaux« , à l’excellent Martin Rueff mardi dernier 8 décembre sur le sujet du « temps du récit » dans l’œuvre, multiforme _ et sous cet égard aussi, particulièrement intéressante ! _, de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) _ entre « L’Émile« , en 1762, et « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , en 1761 ; ou, encore, le premier des « Dialogues » (in « Rousseau, juge de Jean-Jacques« , commencé de rédiger en 1772 et paru, posthume, en 1780) _ en une conférence d’une très grande finesse _ à partir des réactions dont témoigna Rousseau lui-même à l’ultime tableau de Nicolas Poussin dont le sujet est « Le Déluge« , en « L’Hiver » de la sublimissime série des « Quatre saisons » du peintre des Andelys (1594-1665) : on peut les admirer se faisant face, les quatre, à un carrefour de grands couloirs du Louvre (depuis qu’elles furent intégrées, ces quatre-là, aux collections royales, Louis XIV les ayant gagnées, au jeu de paume, en 1665, contre le premier duc (après le cardinal lui-même !) de Richelieu (Armand-Jean, 1639-1715 : celui-ci, petit-neveu du cardinal, héritant du titre par lettres patentes, en 1657) qui les avait commandées au « romain«  Nicolas Poussin !  au sein d’un lot de vingt-cinq tableaux de la collection du duc de Richelieu !.. _ ;

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff en une conférence d’une très grande finesse intitulée « Le Pas et l’abîme _ ou la causalité du roman gris » _ c’est-à-dire faisant (assez virtuosement !..) l’économie du romanesque, à la Samuel Richardson (1689-1761) : « romanesque«  réputé (justement ! se reporter aux chiffres !) vendeur … : avec un immense succès pour pareil exploit d’écriture (grise, donc, ici…) ! Le roman (« gris« ) de Jean-Jacques « Julie, ou la Nouvelle Héloïse« , qui parut en 1761 chez l’éditeur Marc-Michel Rey à Amsterdam et qui allait être maintes fois réédité, fut, en effet, lui aussi, à son tour, après le « Pamela«  (en 1740) et le « Clarisse Harlowe » (en 1748) de Richardson, l’un des plus grands succès de librairie de la fin du XVIIIe siècle _,

le choix de Céline Spector de donner la parole à l’excellent Martin Rueff

m’a non seulement personnellement permis d’un peu mieux pénétrer dans la pluralité des régimes d’écriture du très ingénieux polygraphe qu’a été Jean-Jacques Rousseau, insatiable chercheur de formes de reconnaissance éditoriales (ainsi qu’aussi de la part du lectorat), au moins autant que sociales, de sa singularité, en ce riche « siècle des Lumières« , au milieu de tant de talents d’esprits eux-mêmes acérés et brillants se disputant la focalisation des attentions des regards des membres assidus des salons parisiens _ Céline Spector m’avait déjà recommandé, il y a quelque temps, quand je lui faisais part de mon goût pour le très riche d’enseignements divers « L’Âge de la conversation« , de Benedetta Craveri (après son passionnant, déjà, « Madame du Deffand et son monde« ), du travail foisonnant, lui aussi, « Le Monde des salons : sociabilité et mondanité à Paris au XVIIIème siècle » d’Antoine Lilti _,

mais aussi, et mieux encore _ pour ce qui concerne ma curiosité personnelle ! _, signalé le travail de fond de Martin Rueff _ d’abord, le colloque de Cerisy, en mai 2006 : « Michel Deguy : l’allégresse pensive«  (aux Éditions Belin) ; puis le récent « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel«  _ autour des soucis de l’incisivité de la parole d’un esprit aussi judicieux et lucide que celui de ce contemporain majeur, aujourd’hui, qu’est Michel Deguy _ né en 1930, c’est son ami Jean-Marie Pontévia (1930-1982), mon maître d’Esthétique à la Faculté des Lettres de Bordeaux, qui m’avait fait découvrir son œuvre avec « Actes« , dès 1966… _ :

du « grand » Michel Deguy, lire en toute première et radicale urgence son indispensable et si remarquablement incisif, en effet, « Le Sens de la visite« , paru aux Éditions Stock en septembre 2006 : un livre lui-même majeur (!!!) _ qu’il m’est arrivé plus d’une fois de citer dans des articles de mon blog, tout particulièrement pour sa critique acerbe et tellement perspicace de ce qui se présente, expose, affiche, montre (à quelque reconnaissance « admirative«  d’autres : un public…) comme « culturel« 

Le titre même de ce travail majeur pour l’intelligence même de notre aujourd’hui _ rien moins ! _ qu’est ce « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel »

s’éclairant par ces lignes superbes de l' »Avertissement » (qui ouvre et nous présente le travail de ce livre généreusement ample _ de 460 pages : alertes autant que charnues ! _ en même temps que merveilleusement précis _ l’« Avertissement » court de la page 7 à la page 36) de Martin Rueff, à la page 11 :

« En dépit de ses inachèvements et de sa difficulté, l’étude de Walter Benjamin sur Baudelaire

_ « Charles Baudelaire _ Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme » !.. traduite en français par Jean-Yves Lacoste en une parution chez Payot en 1982 ; et rééditée en « Petite bibliothèque Payot » en 2002 _,

dont je reprends le titre

et dont j’essaie de prolonger l’enquête _ nous avise très précieusement Martin Rueff en cette page 11 de son grand essai _

eût dû convaincre les plus obtus

_ c’est-à-dire ceux qui s’obstinent à comprendre « la question de la situation en terme de « réduction » (sociologique, économique, philosophique, etc…) et qui restent prisonniers du schème mal entendu d’une poésie comète impossible à situer, collection d’hapax et de constellations inexplicables« . Avec cette double conséquence (malheureuse !) qu’« ils dessinent des cartes où les fleuves sont privés de source et dont l’embouchure se perd«  et que, alors, « on a du mal à inscrire les noms dans le paysage«  _ de la vraie culture _ ;  qu’« on se perd«  ; et qu’« on se prend à rêver _ seulement !.. _ sur des portulans anciens où la poésie semblait plus facile à situer » _ et pour cause : bien des « routes de culture«  se sont depuis bien brouillées, en la « modernité«  hyper-technologisée… ; il s’agit là des phrases précédant immédiatement celle qui fournit la clé du titre de l’essai de Martin Rueff ! _

eût dû convaincre les plus obtus« , donc, que

« situer un poète,

c’est se donner le moyen de le lire :

se loger dans la réceptivité imposée par son œuvre,

l’habiter,

faire se rejoindre les conditions de son intelligibilité et les dimensions ouvertes par sa sensibilité. »

Ainsi que « comprendre sa beauté« , toujours page 11.

Et Martin Rueff de préciser encore, un peu plus largement, et toujours page 11 de cet « Avertissement«  :

« Toute situation de la poésie implique une réflexion sur l’imaginaire politique et social de la langue, une thèse sur les rapports entre les catégories historiques et les catégories linguistiques. Cette réflexion animait  _ oui ! _ la pensée de Walter Benjamin« . Et « Elle est au cœur de la réflexion de Michel Deguy sur la langue de la littérature  _ « Qu’est devenue la beauté « en français » (ou du français, si vous préférez) ?«  (in « Le Grand cahier Michel Deguy » qu’a dirigé et publié Jean-Pierre Moussaron, aux Éditions « Le Bleu du ciel« , à Bordeaux, en 2007) _ et de ses méditations récurrentes sur la traduction« , toujours page 11 de son magnifique « Différence et identité « 

Voilà pour présenter bien trop rapidement ce grand livre

_ auquel je ne manquerai pas de consacrer un plein (et vrai) article…

L’article récent de  Jean-Claude Pinson sur « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff

est assez judicieux pour que je me permette de le relayer (à lire) ici…

Le voici :

« Si Michel Deguy, parmi les poètes de sa génération, n’est ni le plus immédiatement lyrique ni le plus avant-gardiste, il est cependant, nous dit Martin Rueff, le « plus décisif » _ un adjectif particulièrement perspicace ! Or, pour qu’une œuvre puisse être envisagée à _ juste _ hauteur de ses enjeux et de son ambition propres (de sa décisive incidence _ voilà ! _), il ne lui suffit pas de persister dans son être. Il faut encore qu’elle soit vraiment comprise et lue _ certes ! d’abord réellement « lue« , puis « vraiment comprise« , en profondeur, si je puis m’exprimer ainsi, par un large public qui fasse réellement « sienne«  sa « leçon » !..

C’est seulement alors qu’elle peut opérer _ voilà ! _ dans l’époque, une époque où plus rien de va de soi _ c’est même assez peu dire ! _ quant à la poésie _ face aux usages mercantiles massifs, marketing aidant, de la rhétorique qui a fait son (immense) retour ! Cf ici l’important travail dirigé par Gilles Philippe et Julien Piat : « La Langue littéraire _ une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon« , qui vient de paraître aux Éditions Fayard ; et sur lequel je rédigerai prochainement un article. Un travail très important ! Cette remarque étant, bien sûr, un ajout entièrement mien… Et la chose est d’autant moins aisée que l’œuvre _ poétique de Michel Deguy _, assurément difficile _ tant elle est fine, affutée, pointue jusqu’en l’« abstraction«  de concepts, et jusqu’à quelques néologismes, parfois, qu’elle manie : quand l’occasion de leur « précision«  acérée se fait « sentir«  _, déconcerte l’idée moyenne _ voilà _ de la poésie que façonnent les _ un peu trop _ habituels _ = convenus _ outils de sa réception. Dans cette perspective, en proposant l’approche la plus fouillée et synoptique _ oui ! une analyse magnifique de clarté ! _ que l’on connaisse à ce jour de l’œuvre considérable _ et le plus souvent « creusante« … _ de Deguy, le premier grand mérite _ oui ! _ de l’essai de Martin Rueff est de fournir les cadres conceptuels _ voilà ! _ d’une réception à la hauteur _ c’est exactement cela ! _ d’une poésie et d’une pensée poétique d’une rare exigence _ qui en font, aussi, les deux indissolublement, son prix.

Souvent l’érudition, plus qu’un étai, se révèle être un écran dans l’appréhension d’une œuvre. Bien qu’il fourmille de références et de notes de bas de page, le gros essai _ de 460 généreuses pages _ de Martin Rueff ne tombe pas _ en effet ! _ dans ce travers. Son érudition n’éblouit pas, mais éclaire _ c’est tout à fait cela ! _, convoquant _ avec une très grande générosité, donc _ les travaux des poéticiens comme ceux des philosophes, des anthropologues ou des linguistes, pour mieux mettre à jour et reconstruire de l’intérieur _ oui ! _ la « poétique profonde » _ en son « chantier de fouilles » en permanence poursuivi, sinon perpétuellement recommencé… _ de l’œuvre de Deguy _ voilà ! Et il n’en fallait pas moins sans doute _ au-delà des successifs ouvrages de Michel Deguy lui-même _ pour saisir les enjeux _ oui ! _ d’une œuvre qui se sera frottée _ avec un fier constant courage ! _, tout au long de plus d’un demi-siècle, à la plupart des grandes questions portées par les penseurs et créateurs de notre époque (de Heidegger à Derrida ou Negri en passant par Zanzotto ou Claude Lanzmann). Ce faisant, la somme de Martin Rueff, au-delà de l’œuvre propre de Michel Deguy, se présente _ aussi, même si c’est en une parfaite discrétion ! _ comme un grand traité de poétique _ oui ! _, susceptible de nourrir la réflexion _ oui ! _ de tous ceux qui continuent aujourd’hui à penser que l’affaire de la poésie, dans le moment même de son retrait, demeure paradoxalement une chose des plus sérieuse _ et comment ! Car si la naïveté (une naïveté seconde) peut être aujourd’hui recherchée par le poème, nul ne peut plus ignorer, « après le constat de Schiller et la leçon de Baudelaire », que la naïveté théorique n’est plus, ne peut plus, elle, être de mise _ cf pages 194-195.

En écho à Heidegger («Identité et différence », dans « Questions I« ) et à Deleuze (« Différence et répétition« ), le livre de Martin Rueff sonne, par son titre, comme un traité philosophique. S’il ne s’y réduit évidemment pas, ce n’est pas cependant usurpé _ en effet ! Non seulement parce que Deguy est _ bien _ un « poète métaphysique », mais parce que, déplaçant _ oui  _ les frontières ordinairement reconnues entre poésie et philosophie, l’auteur du « Tombeau de Du Bellay » _ aux Éditions Gallimard en 1973, puis en 1989 _ fait à sa façon œuvre de philosophe créateur (à propos notamment de questions aussi essentielles que celles de la différence ou du schématisme _ en effet ! _). De ce point de vue Martin Rueff n’a pas tort de parler d’un « tournant littéraire » de la phénoménologie, tournant dont le poète serait l’un des acteurs majeurs. Et l’on prend mieux la mesure, à lire cet essai majeur, de l’importance de Deguy aussi comme philosophe _ philosophe singulier, car philosophe depuis la poésie. En effet !

Le titre de l’essai l’indique, c’est rien de moins que dans le grand débat post-hégélien relatif aux limites de la raison dans son rapport au réel que s’inscrit la pensée de Deguy. Débat essentiel, tant pour la philosophie que pour la littérature, où l’héritage critique de Heidegger comme celui de Bataille ont connu maints développements majeurs, aussi bien chez des philosophes comme Derrida que chez des poètes penseurs comme Bonnefoy ou Prigent. Pour le dire très vite, l’apport propre de Deguy est de proposer une théorie de la connaissance poétique _ oui _ comme _ et l’expression est à relever ! _ « empirisme perçant » doublée d’une critique _ acerbe ! _ de notre époque comme apothéose de l’arraisonnement du monde _ voilà ! _ par la technique (le Gestell heideggérien) sous la forme du « culturel » _ d’où des références multipliées, ces derniers temps, aux travaux de Bernard Stiegler, de la part de Michel Deguy… À la réduction tautologique du réel, au clonage généralisé _ voilà ! _ de toute chose qui résulte du triomphe planétaire de l’image-simulacre _ cf ici les références au travail lumineux de Marie-José Mondzain _, au Goliath d’un « culturel » proprement « géocidaire » _ voilà l’urgence et l’étendue du dégât ! _, le David de la poésie et de la pensée poétique oppose, selon Deguy, une démarche qui est celle, homologique, de la comparaison _ et de la métaphore (et du métaphorique, aussi). Hospitalière, jetant de mille façons des ponts _ oui ! _ entre les choses, cette pensée du « comme », au lieu de ramener les choses à l’identique, se fait gardienne _ anti-technique _ de leurs différences _ reliquaires. Ainsi comprise, la poésie est ce qui peut « sauver les phénomènes », par son attention _ toujours singulière ! _ à leur surgissement _ intensif, au rebours des anesthésies extensives _, par le pouvoir d’une « pensée approximative » (fondamentalement métaphorique _ voilà ! _), approchante et rapprochante _ dans l’acte esthétique même du « recevoir » vivant ! _, où la comparaison suppose la comparution _ active ! et « incisive«  !


C’est donc bien dans le sillage de la phénoménologie que Deguy inscrit sa pensée. Mais il le fait, montre Martin Rueff, en mettant l’accent sur la dimension langagière _ avec la poiesis du jeu des signifiants, aussi ; outre celui des « figures » ; et du lyrisme _ de cette comparution. Il infléchit ainsi la phénoménologie dans le sens d’une figurologie, entendue en un sens plus ontologique d’ailleurs _ oui ! _ que rhétorique. À quoi s’ajoute une composante critique en un sens kantien, Deguy s’interrogeant sur les conditions de possibilité d’une parole poétique apte _ oui _ à se saisir _ avec probité ! _ de la vérité du phénomène. Ce pourquoi on trouve dans son œuvre toute une théorie du schématisme (de l’imagination transcendantale) comme source première de toute pensée et de toute diction _ et c’est crucial ! _, l’originalité de l’auteur étant de proposer un schématisme articulatoire _ voilà ! _, i. e. fondé sur les formes du discours, sur la temporalisation propre à la finitude humaine _ ce qui revient à faire de la « raison poétique » le lieu même _ activé _ des analogies de l’expérience et du transcendantal. Il s’ensuit que la poésie est tout sauf ornementale _ certes ! Au contraire, la théorie du « comme » permet d’asseoir l’idée d’une « vérité poétique » qui n’est pas simplement oraculaire. Deguy, pour ce faire, remanie la théorie heideggerienne (celle de l’alétheia, de la vérité comme « dévoilement ») en réhabilitant la vérité de jugement (et son caractère prédicatif) _ et sa responsabilité. D’où la prévalence chez lui, à rebours du privilège accordé par Heidegger à la nomination, d’une poétique _ assez française : au meilleur de son génie historique, veux-je dire… _ de la phrase _ oui _, de l’énoncé articulé.

L’ouvrage s’attache aussi à creuser la question cruciale de l’expérience poétique : comment, dans le contexte de ce que Benjamin a nommé la « chute de l’expérience », le poète peut-il encore témoigner _ oui _ de son être au monde, de son attachement _ oui ! passionné… _ aux phénomènes, s’il n’a plus affaire qu’à du simulacre ? La réponse de Michel Deguy consiste à inventer un lyrisme critique où le oui de l’affirmation, de l’attachement à ce qui survient à la faveur _ aimante _ de la circonstance _ soit l’espiègle dispensateur Kairos !.. _, ne va pas sans détachement _ condition de la hauteur de vue. Dans le droit fil de Du Bellay et de Mallarmé, la poésie est pensée comme « décevante » _ avec une pointe, ainsi, redoutable, de mélancolie... Si elle célèbre, si elle travaille à la « révélation », c’est sur fond de « profanation » _ acerbe, elle. Et cette tension _ oui _, montre Martin Rueff, renvoie en dernière instance à un « Je » de l’aperception lyrique foncièrement temporalisé _ en effet ! d’où le choix de l’expression (et titre) du « Sens de la visite«  : quant à toute une vie !.. En des pages d’une grande densité, l’auteur établit un lien entre la temporalité intime dévoilée selon Hegel par la musique et le « battement ontologique » propre à l’aperception lyrique (propre à une « pulsation d’apparition-disparition » essentielle _ le rythme ! _ chez Deguy). Tout le problème est alors de penser l’articulation de ce niveau temporel-existentiel avec le niveau proprement historique où s’inscrit la thèse benjaminienne de la « chute de l’expérience ». Martin Rueff ne s’y attarde pas explicitement ; il préfère mettre l’accent sur l’opération lyrique consistant, chez Deguy, à « ineffacer » le « devenu incroyable » _ formulation assez cruciale _, à témoigner en mode profanatoire de cette « merveille » qui naguère constituait l’aliment même du lyrisme. Et c’est cette opération négative-affirmative d’« ineffacement » qui explique pourquoi le lyrisme moderne ne peut être qu’ironique et articulatoire : « chez Deguy, ce qui appartient au lyrisme, c’est la phrase ». Le propre d’un ouvrage important consacré à une œuvre « décisive » est de nous conduire au seuil de questions elles-mêmes décisives _ oui !

Pour ma part, j’en retiendrai volontiers deux _ ajoute alors, en forme de « commentaire » un peu plus sien, Jean-Claude Pinson : je le suivrai moins sur ces terrains.

La première a trait au thème majeur du « culturel » ; s’il est certes un phénomène aujourd’hui plus que jamais « total », peut-il être réduit à ce versant apocalyptique _ certes _ que Deguy pointe par exemple dans sa critique du tourisme ? Le risque n’est-il pas, en demeurant trop tributaire d’une opposition frontale _ certes _ du Grand Art et de la culture populaire, opposition héritée de Heidegger autant que d’Adorno, d’appréhender de façon trop univoque cette réalité du « culturel » ? Dans son débat avec Negri, Deguy formule, à propos de l’idée de « multitude », une critique acérée des errements (notamment totalitaires) où risque de conduire l’ «ontologie de l’un » dont serait solidaire cette notion chez Negri. C’est cependant passer trop vite par pertes et profits, me semble-t-il, tout l’apport d’un concept qui, dissocié de celui de « masse », permet de faire droit à l’idée de singularités créatrices confluant vers le commun en même temps que maintenant leurs différences. Ainsi comprise, la « multitude » n’est pas séparable d’une puissance, d’une agency poétique, qui fait de ce que j’appelle _ avance Jean-Claude Pinson _ le « poétariat » autre chose que le sujet passif d’une fatalité d’époque. De ce point de vue, le livre trop méconnu de Negri sur Leopardi (« Lent genêt« ) est un livre décisif pour comprendre les ressorts d’une possible résistance biopoétique au biopouvoir dont l’hégémonie du « culturel » est synonyme.

Une seconde question porterait sur les divers horizons philosophiques possibles pour la poésie aujourd’hui. La démarche de Michel Deguy, Martin Rueff le montre bien, demeure solidaire d’un horizon de pensée qui est fondamentalement celui de la phénoménologie. Il en résulte une inflexion de sa « poétique profonde » dans le sens d’abord d’une gnoséologie, d’une réflexion sur ce que peut la poésie dans l’ordre du connaître. De ce point de vue, quant à la question fondamentale de l’habitation poétique, Deguy est l’héritier de Hölderlin, de sa poétique spéculative (je songe ici aux essais récemment rassemblés et traduits par Jean-François Courtine sous le titre de « Fragments de poétique« ). La dimension pratique, « poéthique » et politique, n’est évidemment pas absente de l’œuvre de Michel Deguy (de l’expédition de l’Améréïde aux réflexions sur la question de la communauté). On ne peut pas ne pas se demander, cependant, ce qu’il peut en être aujourd’hui, « à l’apogée du capitalisme culturel », de la poésie, quelque « décevante » qu’elle soit, si on l’envisage à la lumière d’une philosophie pragmatique plutôt que spéculative : que peut encore la poésie, comme schématisme pratique, dans l’ordre des formes de vie ? Peut-on avec elle reconstruire ? Sans doute alors faudrait-il aller vers d’autres horizons philosophiques, plus soucieux des usages, qu’il s’agisse du second Wittgenstein, de Foucault ou Deleuze, ou encore du Barthes de la fin, celui qui s’inquiétait, en même temps que du quoi (et pour quoi) écrire, du comment vivre. »

Une bien belle analyse de Jean-Claude Pinson ; ainsi qu’un commentaire ouvert…

Composant ce riche dossier,

voici encore une série passionnante de « documents » sur ce travail récent de Martin Rueff :

D’abord, et au premier chef, bien sûr, ce très remarquablement incisif article de Martin Rueff lui-même 

paru dans la rubrique « Monde » le 17/09/2009 à 00h00 du quotidien « Libération » :

« Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique«  :

par Martin Rueff, poète, critique, professeur de littérature et de philosophie _ vivant et _ à Paris et à Bologne.

« Tu nous manques Pasolini, parce que nous manquent ta capacité de diagnostic et de dénonciation, ton sens des continuités et des discontinuités, ta force de frappe _ ou incisivité ! _ et ton génie poétique. Tu nous manques parce que nous manque ton indignation, que l’Italie va mal et qu’on ne s’indigne pas assez.

S’il est vrai que la société capitaliste contemporaine fonctionne bien plus à la séduction qu’à la répression et que la société du spectacle représente la vérité accomplie du libéralisme réellement existant, Silvio Berlusconi incarne la pointe extrême de ce libéralisme à n’en pas douter, cette pointe où la séduction vire rapidement à la répression comme au bon vieux temps du fascisme. «Fascisme» ? Le mot importe moins sans doute que les périls qu’il dénonce, et il ne doit certes pas nous rendre indifférent à ses avatars modernes. Berlusconi est la figure de ce règne autocratique de l’économie marchande qui a accédé à un statut de souveraineté irresponsable et a pu plier un pays tout entier par la domination spectaculaire. Il gouverne le spectacle et le spectacle gouverne l’Italie.

Aujourd’hui, la situation italienne a de quoi glacer le sang. Elle est effrayante ; et seules les images que la France s’obstine à entretenir _ bien trop folkloriquement, hélas ! _ de l’Italie expliquent que le danger ne soit pas dénoncé de manière plus pressante et plus systématique. Non, Berlusconi n’est pas un clown sympathique porté sur la bagatelle, amateur de soirées libertines et incarnant les excès de l’italian way of life (spaghetti e mandolino). Non, Berlusconi n’est pas un homme politique extravagant. Berlusconi est un homme d’affaires crapuleux qui s’est enrichi avec l’argent de la mafia, qui entretient encore des rapports étroits avec des opinions criminelles, qui a détruit l’opinion publique italienne en employant un opium plus fort que toutes les drogues, la télévision, et qui fait exploser la séparation des pouvoirs en réformant la justice et en intimidant les journalistes. Berlusconi est un danger pour la démocratie et si l’Europe n’est pas plus attentive à ses méfaits, elle devra _ elle aussi _ plus tard se plaindre qu’il ait fait école _ oui… Qu’est-ce qui constitue la singularité de Berlusconi ? Plusieurs facteurs semblent y contribuer.

D’abord, sa richesse. Ses sources comme ses effets sont dévastateurs. Silvio Berlusconi est l’homme le plus riche d’Italie. Ce fait devrait déjà inquiéter, quand le pouvoir économique et le pouvoir politique se confondent, la démocratie court un danger (Tocqueville : «Lorsque les riches seuls gouvernent, l’intérêt des pauvres est toujours en péril»). Or, les sources de la richesse de Berlusconi sont criminelles. Berlusconi n’a rien du self-made-man. Il vient des milieux les plus véreux de la politique italienne. Sa prouesse a été d’avoir su émerger de l’opération mani pulite [mains propres, ndlr] _ qui avait essayé de mettre fin à la corruption de la vie politique italienne _ comme sa solution alors qu’il avait été une des causes du mal et restait une de ses expressions les plus parfaites.

Les effets ne sont pas moins graves que les causes. Ils sont réels et symboliques. Réels quand Berlusconi achète une partie de la classe politique italienne _ on dit même, dans ce pays où l’ironie est souvent _ qu’on y pense un peu plus ! _ le manteau de la lâcheté : «Avant, Berlusconi achetait des gens ; maintenant, certaines personnes sont prêtes à payer pour se vendre.» Symboliques quand Berlusconi détruit le tissu de la société par une culture de l’argent facile _ oui…

Qu’une certaine population puisse avoir comme idéal _ dont le statut serait à préciser… _ le proxénète organisateur de «ballets roses», qui n’a d’autres désirs _ = pulsions débridées _ que les filles faciles et les gros bateaux, cela peut s’expliquer si cette population se voit bombarder _ et bombardée : les deux ! _ par la représentation permanente de ce même idéal (il en va des images comme des rengaines à la radio : d’abord pénibles, leur répétition _ voilà comme « se font« , au quotidien du fil des jours, des « normes« _ les rend acceptables, puis agréables et enfin nécessaires). Que cet idéal _ le terme faisant décidément « tiquer«  _ soit le seul _ glissant ainsi en douceur vers du « totalitaire«  _ est un drame. Qu’il soit incarné par le chef de l’État, une tragédie. Et que dire de l’image de la féminité que cet obsédé sexuel diffuse par ses télévisions ? Les Italiennes se révoltent contre la société des veline, ces soubrettes en petite culotte qui accompagnent la télévision comme une «image de fond» : et putes, et soumises.

Ensuite, son empire médiatique. Berlusconi n’a rien d’un libéral. Ce n’est ni un homme de droite, ni un homme de droit. On réduit souvent l’opposition des Anglais et d’une grande partie des journalistes américains à Berlusconi à des conflits d’intérêts. Il n’en est rien. Rappelons que Berlusconi est le roi de la concentration et qu’il a tenté de regrouper autour de lui tous les pouvoirs de la presse et de la télévision (avant de vouloir regrouper tous les pouvoirs, législatif, exécutif et judiciaire). Aujourd’hui, nous sommes arrivés à la situation suivante, que les libéraux de droite comme de gauche jugeront épouvantable : le président du Conseil possède les chaînes privées les plus regardées (pour l’essentiel des chaînes de divertissement qui monnaient l’idéologie capitaliste : jeux, défis entre pauvres qui se massacrent et donnent au public l’illusion de sa supériorité, compassion à deux balles, abêtissement organisé, pornographie) et dirige, par sa position politique, les chaînes dites nationales. Non content de cet empire, il va jusqu’à exiger de contrôler les nominations des directeurs de chaîne, le contenu des émissions et le choix des journalistes dans les émissions dites «politiques».

Un exemple suffira. Les affaires récentes qui entachent l’image du président du Conseil : les déclarations stupéfiantes de son épouse, son divorce, les relations qu’il entretenait avec une mineure, celles qui le lient au milieu de la prostitution de Bari, le rodéo sexuel qui a amené une trentaine de jeunes femmes dans sa demeure _ de Sardaigne : la villa Certosa _, le fait que ces femmes aient pu photographier cette maison en toute liberté ; on l’aperçoit, nabab au bandana d’une république bananière qui jamais ne débande, vêtu de blanc, en train de chanter comme un animateur de club de vacances. Ces affaires, donc, n’ont pas été jugées dignes d’être diffusées par les directeurs de l’information de Rai 1. Et la moitié du pays ne sait donc pas ce qui se passe. La moitié ? 80 % des Italiens ne sont informés que par la télévision.

Son pouvoir, ne l’oublions pas, s’étend aux journaux. Parce qu’il en possède (il vient de nommer Vittorio Feltri à la direction de Il Giornale _ journal qui appartient à la famille du président du Conseil et dont dire qu’il est proberlusconien est un euphémisme dangereux _ et la majorité de son équipe de rédaction est constituée par des personnes inculpées dans des procès mafieux) ; parce que ses sociétés entrent dans le capital de la plupart des grands tirages ; enfin, parce que ses pouvoirs économiques sont tels qu’il peut faire mourir des journaux en demandant aux grandes sociétés de ne pas faire de publicité dans ceux qui nuisent à son image.

Troisièmement, sa relation au pouvoir judiciaire. Parce qu’il fait de la politique pour échapper aux procès qui ne cessent de le menacer, Silvio Berlusconi a fait de la justice la priorité de ses réformes. Les lois ad personam ont fait leur effet. Il a réussi à faire passer un décret (la legge Alfano) qui le met au-dessus des lois _ entendons qu’il a fait passer par le Parlement une loi qui décrète son impunité. Mais il y a plus. Il a fait raccourcir les temps de la prescription et augmenter les temps des procès. Ces lois ciseaux lui permettent d’échapper à des condamnations ; le temps de la cassation est si long désormais que la prescription intervient toujours avant que justice ne soit rendue. Il dénigre les juges (dont l’aura avait permis à mani pulite de devenir un véritable mouvement politique). Ce scandale a un effet démoralisant pour un pays. Quand on voit un corrompu capable de corrompre les lois qui pourraient sanctionner sa corruption, il ne reste plus beaucoup de solutions. On les laisse imaginer. Elles vont du désespoir à la violence.

Enfin, sa relation à la politique. Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas le discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer _ qu’on y médite ! _ _ voilà _ , il s’approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut faire taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spectacularisation du réel : jamais censure n’aura été _ en effet : en douceur (et sourires ; et rires de connivence)… _ si parfaite.

Le 6 août 1968, au moment de présenter la chronique intitulée
«Le chaos» qu’il allait publier chaque semaine dans l’hebdomadaire Il Tempo, Pasolini écrivait : «Il y a plusieurs raisons [à ma contribution]. La première est mon besoin de désobéir à Bouddha. Bouddha enseigne à se détacher des choses (pour le dire à l’occidentale) et le désengagement (pour continuer avec la grisaille de ce langage occidental) : deux choses qui sont dans ma nature. Mais il y a en moi un besoin irrésistible de contredire cette nature.» Il poursuivait : «Pour me justifier, j’invoque la nécessité « civile » d’intervenir _ incisivement ! _ dans la lutte de tous les jours, dans la lutte quotidienne pour clamer ce qui est selon moi une forme de vérité.» A côté de la poésie et des films de Pasolini, à côté de ses romans incandescents, et dont on peut penser que le dernier, « Pétrole« , n’est pas étranger aux événements qui ont causé sa mort, on rappellera l’activité journalistique de Pasolini : sa collaboration aux quotidiens et aux hebdomadaires qui ont donné lieu aux volumes décisifs des « Écrits corsaires« , d’« Empirisme hérétique » et des « Lettres luthériennes« .

Ses interventions ne se contentent pas de noter ce qui est (ce qui est déjà beaucoup tant la puissance de diagnostic _ voilà ! _ est ce qui manque _ hélas ! faute d’assez de prise de recul, tant quant à l’espace qu’au temps ! _ à beaucoup de nos contemporains). Elles prévoient ce qui va arriver (ce qui est le propre des «democratic vistas» des poètes, selon la formule de Walt Whitman _ cet immense poète auteur de « Feuilles d’herbe«  !.. : au souffle si puissant ! _). Mieux encore : elles envisagent aussi ce qui est préférable _ et qu’il faut proférer ! C’est l’œuvre du « génie » de l’imagination active et lucide ; cf ici, par exemple, outre l’œuvre si essentiel de Walter Benjamin, « L’Institution imaginaire de la société« , du grand Cornelius Castoriadis…


Tu nous manques Pasolini.

Puis,

cette participation de Martin Rueff à l’émission de Frédéric Taddei « Ce soir ou jamais » le lundi 5 octobre 2009 sur le sujet de « La Société italienne du spectacle refusé« 
http://ce-soir-ou-jamais.france3.fr/?page=sequence-du-jour&id_article=1583

Lundi 5 octobre 2009

La société italienne du spectacle refusé

« Près de 300 000 Italiens ont défilé dans les rues avant-hier pour protester contre la mainmise de Silvio Berlusconi sur les médias de son pays. Symbole du pouvoir du Président du Conseil italien : les chaînes de télévision publiques et celles dirigée par Il Cavaliere ont refusé de diffuser la bande-annonce du documentaire d’Erik Gandini « Videocracy« . Ce film entend démontrer comment la télévision italienne a façonné les esprits en glorifiant l’argent et la célébrité et en mettant en scène de jeunes filles dénudées. La bande-annonce est notre séquence du jour. »

L’invité :

Martin Rueff
Professeur de philosophie et poète

« Martin Rueff est poète, traducteur et professeur de philosophie et de littérature. Il enseigne à Paris VII et à l’Université de Bologne, en Italie. Il vient de publier « Différence et Identité » (éditions Hermann), ainsi qu’une tribune incisive dans Libération intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique ». »

Cf aussi le blog des Editions Hermann :
Martin Rueff : « Entre regard sur l’Italie de Berlusconi et regard sur l’œuvre poétique de Michel Deguy« 

http://hermannleblog.wordpress.com/2009/10/06/martin-rueff-entre-regard-sur-litalie-de-berlusconi-et-regard-sur-loeuvre-poetique-de-michel-deguy/

Le régime de l’image” par Martin Rueff, de Deguy à Berlusconi…

6 octobre 2009 at 16:44 (Bel Aujourd’hui, Martin Rueff-Différence et identité, Philosophie, Presse écrite, Présentation-Signature, Radio, Télévision, Video, poésie) (Aliocha Wald Lasowski, Éditions Hermann, Berlusconi, capitalisme culturel, Ce soir ou jamais, Danielle Cohen-Levinas, Différence et identité, Erik Gandini, France 3, France Culture, Frédéric Taddeï, Jean-Claude Pinson, L’Humanité, Le Bel Aujourd’hui, Libération, Maison des Écrivains, Matin Rueff, Michel Deguy, Petit Palais, Philosophie, poésie, Ronald Klapka, Séquence du jour, Videocracy)

« Martin Rueff, qui vient de publier, dans la collection « Le Bel Aujourd’hui » que dirige Danielle Cohen-Levinas, un ouvrage consacré à l’œuvre poétique de Michel Deguy intitulé « Différence et Identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel« , est, depuis quelques semaines, un de ceux qui dénoncent, sur la scène médiatique française, la politique spectacle de Silvio  Berlusconi.

Il était hier soir l’invité de Frédéric Taddeï pour commenter, dans le cadre de la « Séquence du jour » de « Ce soir ou jamais« , les images de la bande-annonce du documentaire de Erik Gandini, « Videocracy« , qui raconte comment la télévision privée a changé l’Italie de ces trente dernières années.

Et, le 17 septembre, il écrivait, dans Libération, une tribune libre intitulée « Berlusconi, l’homme qui a mis le spectacle à la place de la politique« , dont voici un extrait :

« Berlusconi n’aime pas la politique. Il n’aime pas les idées, il n’aime pas les livres, il n’aime pas les discours. Il incarne en ce sens une figure décisive de la société du spectacle. Quand on a tout transformé en spectacle, le discours ne vaut plus rien. Le discours révèle sans montrer, il approche du réel sans prétendre le doubler ou le remplacer, il en dénonce les complexités, les contradictions, les surimpressions, l’épaisseur historique. C’est donc le discours qu’il faut taire en le remplaçant par des images. C’est la logique qu’il faut détruire par la spécularisation du réel : jamais censure n’aura été si parfaite. »

Or, écrivant cela, Martin Rueff rejoint précisément le 7 ème point du chapitre (II) de son livre, « Différence et Identité« , consacré au « culturel » et intitulé “Le régime de l’image, organon et puissance du culturel : la technologie des images ; les quatre indications sur l’imagerie culturelle“. Je vous propose également ici d’en lire un extrait (son début, pages 89-90) :

« Si le culturel impose l’empire des mauvaises duplications et le trafic des doubles, l’image est son organon. Il l’impose, elle le masque _ voilà le dispositif ! Deguy est proche ici de Debord : selon ce dernier, le capitalisme en sa forme ultime se présente comme une immense accumulation de spectacles où tout ce qui était immédiatement vécu s’est éloigné _ déréalisé _ dans la représentation. Pourtant, loin que le spectacle coïncide simplement avec la sphère des images, il « constitue un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ». La formule est devenue célèbre : « le spectacle est le capital parvenu à un tel degré d’accumulation qu’il devient image ». »

Ici, je me permets de citer aussi la conclusion, fort éclairante, de ce passage, aux pages 95-96 de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » _ assortie d’un peu de commentaires miens :

« L’image culturelle (…) n’est pas chargée d’histoire car son flot n’est pas tel qu’il nous offre une relation dialectique au présent

_ voilà ce qui devrait être visé ! « une relation dialectique au présent«  ! Martin Rueff vient ici de citer les décisives « images dialectiques«  de Walter Benjamin (in « Paris capitale du XIXe siècle _ le livre des passages« ) : « celles-là mêmes dont Deleuze a construit la théorie (in « Cinéma 1 _ l’image-mouvement« ) et Godard magnifié la pratique » (in « Histoire(s) du cinéma« ), page 95 ; sur ce processus capital, cf aussi mon article du 14 avril 2009 sur la lecture par Georges Didi-Huberman du passionnant l’« ABC de la guerre«  de Bertolt Brecht dans son premier volume de « L’Œil de l’Histoire«  (« Quand les images prennent position« ) : « L’apprendre à lire les images de Bertolt Brecht, selon Georges Didi-Huberman : un art du décalage (dé-montage-et-re-montage) avec les appoints forts et de la mémoire activée, et de la puissance d’imaginer« 

Elle nous en prive _ autoritairement, cette « image culturelle« , donc ! de cette « relation dialectique au présent«  !.. _ parce qu’elle s’y substitue _ mine de rien. Elle fait écran _ voilà ! et massivement… Paradoxalement, l’image culturelle qui opère la réduplication du réel, son retour en force (mais d’une force qui n’est pas _ la distinction est cruciale ! _ une énergie), n’est pas un phénomène de la répétition s’il faut entendre par « répétition » (de Kierkegaard à Deleuze en passant par Nietzsche et Heidegger) ce qui, loin de faire revenir le même, assure _ a contrario _ le retour _ joueur et jouant : c’est décisif ! et avec lucidité ! _ de la différence ; ce qui, loin d’imposer le ressassement _ pathogène, « névrosant« , lui… _, offre la possibilité _ plastique (cf ici les belles analyses de Catherine Malabou, par exemple dans « La Plasticité au soir de l’écriture _ dialectique, destruction, déconstruction« ) et libératrice : épanouissante, c’est là le critère discriminant !.. _ de ce qui a été ; son retour comme possibilité _ mouvante, jouante ; invitant, à notre tour, à « jouer« 

La définition de l’image spectaculaire _ s’imposant à une réception passive et tétanisée : à l’inverse (absolu !) de l’« acte esthétique » selon Baldine Saint-Girons (in « L’Acte esthétique« ) et de l’« homo spectator » selon Marie-José Mondzain (in « Homo spectator« ) : des ouvrages majeurs et admirables, je ne le dirai jamais assez ! _ est qu’elle répète _ et rabat _ à l’identique et impose _ violemment sournoisement : en tapinois… _ cette répétition comme fatalité _ sans nulle autre issue _ en la fermant _ et bloquant, rien moins ! _ sur elle-même : elle transforme _ ainsi, subrepticement ; en parfaite invisibilité (= inconscience des spectateurs passifs, la pupille béatement anesthésiée, tétanisée dans l’insignifiance de ce « spectaculaire« -là…) : ni vu, ni connu ; le tour est ainsi de main de maître (de prestidigitateur) joué !.. _ le nécessaire en réel et le réel en nécessité.

L’image du poème trouve ici _ par lumineux contraste _ sa tâche _ éminemment « humaine », elle : poïétique ! _ : transformer le réel en possible _ tout ouvert, lui : ludiquement (et même artistement ! à quelques exigences à satisfaire près, évidemment…)… _ et le possible en réel «  _ de l’œuvre se réalisant (« in progress« , elle…) : avec une ouverte et dansante, musicale, plasticité…


Soit trouver, ou re-trouver, le jeu même de la vie créatrice, la vie comme jeu riche de l’ouverture de ses créations (imprévisibles, incalculables, improgrammables : ce qui sépare l’art de la technique) « à réaliser« , « se réalisant« , peu à peu _ parfois même à la vitesse de l’éclair ! _ en jouant vraiment…

La démonstration de Martin Rueff est limpide !


« Pour en savoir plus sur l’ouvrage :

la critique de Jean-Claude Pinson

le compte rendu de Ronald Klapka

l’article d’Aliocha Wald Lasowski paru dans L’Humanité du 5 octobre 2009

Par ailleurs, Martin Rueff sera au Petit Palais, en compagnie de Michel Deguy, le mercredi 28 octobre 2009, de 13h à 15h, dans le cadre des rencontres publiques organisées par la Maison des Écrivains, pour débattre de la questionLa poésie, pour quoi faire ?. La rencontre sera diffusée sur France Culture le 16 novembre. »

Voilà le dossier…

Et bonne lecture de « Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel » de Martin Rueff…


Titus Curiosus, ce 12 décembre 2009

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur