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A propos de diverses traductions en français de l' »Andenken » de Hölderlin (de 1803) : le souvenir vivant et parlant…

29nov

Je voudrais prolonger ce matin, tôt, mes petites réflexions d’hier « « ,

en me penchant sur quelques comparaisons de traductions en français de ce poème « Andanken » de Hölderlin se souvenant de Bordeaux et de la Garonne contemplés par lui du surplomb de la colline de Lormont, à l’équinoxe de mars,
en partant de ceci :d’abord, bien sûr, le poème même de Hölderlin (composé à son retour de Bordeaux en Allemagne, en 1803) :

Andenken

Der Nordost wehet, 
Der liebste unter den Winden 
Mir, weil er feurigen Geist 
Und gute Fahrt verheißet den Schiffern. 
Geh aber nun und grüße 
Die schöne Garonne, 
Und die Gärten von Bourdeaux 
Dort, wo am scharfen Ufer 
Hingehet der Steg und in den Strom 
Tief fällt der Bach, darüber aber 
Hinschauet ein edel Paar 
Von Eichen und Silberpappeln ;

Noch denket das mir wohl und wie. 
Die breiten Gipfel neiget 
Der Ulmwald, über die Mühl, 
Im Hofe aber wächset ein Feigenbaum. 
An Feiertagen gehn 
Die braunen Frauen daselbst 
Auf seidnen Boden, 
Zur Märzenzeit, 
Wenn gleich ist Nacht und Tag, 
Und über langsamen Stegen, 
Von goldenen Träumen schwer, 
Einwiegende Lüfte ziehen.

Es reiche aber, 
Des dunkeln Lichtes voll, 
Mir einer den duftenden Becher, 
Damit ich ruhen möge; denn süß 
Wär unter Schatten der Schlummer. 
Nicht ist es gut, 
Seellos von sterblichen 
Gedanken zu sein. Doch gut 
Ist ein Gespräch und zu sagen 
Des Herzens Meinung, zu hören viel 
Von Tagen der Lieb, 
Und Taten, welche geschehen.

Wo aber sind die Freunde? Bellarmin 
Mit dem Gefährten? Mancher 
Trägt Scheue, an die Quelle zu gehn; 
Es beginnet nämlich der Reichtum 
Im Meere. Sie, 
Wie Maler, bringen zusammen 
Das Schöne der Erd und verschmähn 
Den geflügelten Krieg nicht, und 
Zu wohnen einsam, jahrlang, unter 
Dem entlaubten Mast, wo nicht die Nacht durchglänzen 
Die Feiertage der Stadt, 
Und Saitenspiel und eingeborener Tanz nicht.

Nun aber sind zu Indiern 
Die Männer gegangen, 
Dort an der luftigen Spitz 
An Traubenbergen, wo herab 
Die Dordogne kommt, 
Und zusammen mit der prächtgen 
Garonne meerbreit 
Ausgehet der Strom. Es nehmet aber 
Und gibt Gedächtnis die See, 
Und die Lieb auch heftet fleißig die Augen, 
Was bleibet aber, stiften die Dichter.

 
Puis la traduction de celui-ci, « Souvenir« , par Gustave Roud, en 1967 (cité tel quel par Philippe Jaccottet) :

 » Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.

Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.

Ah ! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos ! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres !
Il n’est pas bon 
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.

Mais où sont-ils ceux que j’aimai ? Bellarmin
Avec son compagnon ? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure. « 

Et maintenant et peut-être surtout sa traduction par Philippe Lacoue-Labarthe telle que de sa voix il la dit dans le film « Andenken, je me souviens » (en 2000) :

 
Le Nordet souffle,
le plus cher qui d’entre les vents
Me soit, car il promet la flamme de l’Esprit
Et bon voyage aux mariniers.
Mais va, maintenant, et salue
La belle Garonne
Et les jardins de Bourdeaux
Là-bas, à l’à-pic de la rive
Où s’avance l’embarcadère et tombe le ruisseau
Tout au fond du fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.
 
Il m’en souvient très bien encore et comme
Ses larges cimes, le bois d’ormes les incline
Au-dessus du moulin,
Mais dans la cour c’est un figuier qui pousse.
Là-même aux jours de fête vont
Les femmes brunes sur
Un sol soyeux,
Au temps de mars,
Lorsque la nuit s’égale au jour,
Et que dessus les lents embarcadères,
Lourdes de rêves d’or,
S’étirent de berçantes brises.
 
Mais qu’on me tende, pleine
De l’obscure lumière,
La coupe parfumée
Qui me donnerait le repos ; car serait doux
Parmi les ombres le sommeil.
Il n’est pas bon
Que privent d’âme de mortelles
Pensées. Bon en revanche
Est de s’entretenir et de se dire
Ce qu’on pense en son cœur, d’entendre longuement
Parler des jours d’amour
Et des hauts faits qui s’accomplissent.
 
Mais où sont-ils, les amis ? Bellarmin
Avec son compagnon ? Beaucoup
N’ont pas le cœur d’aller jusqu’à la source ;
La richesse en effet commence
Dans la mer. Eux,
Comme les peintres, font moisson
Des beautés de la terre et ne dédaignent pas
La guerre ailée, ni d’habiter
Solitaire, à longueur d’années,
Sous le mât sans feuillage, où ne trouent pas la nuit
De leurs éclats les jours de fête dans la ville,
Ni le chant des cordes ou les danses du pays.
 
Mais c’est chez les Indiens
Que sont partis les hommes, maintenant,
Là-bas par la pointe venteuse,
Au pied des vignes, là
Où descend la Dordogne,
Et ensemble avec la splendide
Garonne, ample comme la mer.
Il part, le fleuve. Mais la mer
Retire et donne la mémoire,
Et l’amour aussi attache avec soin les yeux,
Mais ce qui reste, les poètes l’instituent.
 
Texte traduit par Philippe Lacoue-Labarthe pour le film Andenken (Je pense à vous) – Hölderlin 1804, Hors-Œil Éditions, 2000.
Repris dans Proëme de Lacoue-Labarthe, suivi de Andenken (DVD), avec Jean-Christophe Bailly, réalisation C. Baudillon et F. Lagarde, Hors-Œil Éditions, 2006)
 
Et encore, aussi, cette note, finale, rajoutée in extremis par l’auteur de l’article,
en un article de 2002 « Château du Tertre, Margaux.
consacré à une réception de Philippe Sollers au Château Le Tertre, à Margaux, dans le Médoc :

La traduction de Souvenir dans le livre de Heidegger est de Jean Launay. C’est lui qui traduit Andenken par pensée fidèle. Sa traduction du poème de Hölderlin diffère de celle que cite Sollers ci-dessus et qui est due à Gustave Roud (1967).

La traduction est toujours délicate _ certes ! _ et ouvre des voies proches, mais différentes _ voilà ! _, à l’interprétation.

Ainsi le dernier vers de Souvenir — en allemand Was bleibet aber, stiften die Dichter — est traduit par :
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure (Gustave Roud, 1967),

proche de : Mais ce qui demeure les poètes le fondent (Henri Corbin, Hölderlin et l’essence de la poésie dans Approche de Hölderlin, 1937) _ et il me semble que c’est bien cette traduction-là que nous rapportait Jean-Marie Pontévia _ ;

ou de :
Mais les poètes fondent ce qui demeure (Jean Launay, 1962).


Mais François Garrigue (Œuvres poétiques complètes, Éditions de la Différence, bilingue, 2005) s’en éloigne un peu qui traduit par :

Mais la demeure est œuvre des poètes.


Quant à Bernard Pautrat (Hymnes et autres poèmes, Collection Rivages poche, 2004), il préfère traduire par :

Mais ce sont les poètes qui fondent ce qui reste. 

Ce qui demeure, la demeure, renvoie au fait d’habiter : « C’est poétiquement pourtant que l’homme habite sur cette terre« , dit Hölderlin dans un autre poème.
Ce qui reste est aussi ce qui résiste.

Mais est ici ignorée, probablement parce qu’alors non connue, la traduction de Philippe Lacoue-Labarthe prononcée par lui-même, sa voix, dans le film de Christine Baudillon et lui-même, réalisé à Lormont en 2000…

...

Il me faut ajouter aussi que c’est probablement le souvenir ému de ses travaux avec François Lagarde et Christine Baudillon qui a fait associer à l’ami Pascal Chabot, le souvenir de ce poème (de 1803) de Hölderlin, mais aussi et d’abord le souvenir de ce film-documentaire (de 2000), à cette belle ville de Bordeaux, dont nous foulions mardi dernier les pavés, avec ce vif désir émis par Pascal d’aller de ses yeux voir les puissants flots boueux du beau fleuve Garonne s’écoulant vers la mer.

Et il me semble que l’ami François Lagarde, décédé le 13 janvier 2017 à Montpellier, était bien là présent, sous cette pluie nourrie de mardi dernier 22 novembre, avec nous qui marchions, dans ces rues de Bordeaux et au bord du large fleuve, à la hauteur du miroir d’eau ;

en un temps bien vivant et ultra-sensible, en notre échange nourri et confiant de paroles un peu essentielles…  

Ce mardi 29 novembre 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

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