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Découvrir (encore) au CD des oeuvres (encore) inédites de Félix Mendelssohn

09jan

Le moment des soldes peut être propice à ne pas laisser notre (petite) curiosité « passer à côté » de « merveilles ».

A preuve : un très étonnant, et surtout de toute beauté ! CD « Mendelssohn Rarities » du jeune pianiste italien Roberto Prosseda, comportant « 4 Sonatas, 3 Studies » & « 2 Fugues« , que j’avais bien stupidement « négligé » _ il s’agit du CD Decca 476 5277 (enregistré en décembre 2005) _ ;

alors que j’avais acquis, par le même interprète et chez le même éditeur, au moment de leur apparition simultanée sur les étals des disquaires, cette année-ci passée, 2009 (l’année du bi-centenaire de la naissance de Félix Mendelssohn-Bartholdy : 1809-1847), son CD « frère » « Mendelssohn Discoveries _ rare piano works«  _ le CD Decca 476 3038 (enregistré en janvier 2005)…

Ce CD acquis, lui, dès sa parution (en France) l’année dernière,

comportait des pièces de piano à vrai dire un peu disparates, datant de périodes de création du compositeur étalées dans le temps :

de 1821, pour une « Sonatina« , en mi majeur,

à un arrangement pour le piano, en 1844, de pièces _ « Scherzo« , « Notturno« , ainsi que l’archi-célèbre « Marche nuptiale«  _ transcrites de la musique de scène pour le « Songe d’une nuit d’été » (exécutée pour la première fois à Potsdam lors d’une représentation de la pièce de Shakespeare mise en scène par le compositeur et Ludwig Tieck, suite à une commande du roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV en personne) :

ainsi un « Capriccio » en mi bémol majeur, de 1821 ;

une « Fantaisie » en do mineur / ré majeur, de 1823 ;

un « Andante » en ré majeur, vers 1826 ;

un « Andante con moto« , intitulé « Albumblatt » « 21 Mai« , en la majeur, de mai 1830 ;

un « Adagio » & « Presto« , en si bémol mineur, composé en juillet 1833 et réélaboré un mois plus tard ;

et divers « Lieder ohne Worte« , au nombre de quatre dans ce récital-ci : composés en 1828, 1830, 1837 et en 1841 ; et non retenus dans les 8 recueils de pièces portant ce titre _ op. 19, 30, 38, 53, 62, 67, 85 & 102 ; qui en rassemblèrent, par brassées de six, 48…

Alors que le CD «  »Mendelssohn Rarities _ 4 Sonatas, 3 Studies » & 2 Fugues » se caractérise, au contraire, par une très remarquable unité de style, de genre et d’inspiration  : les quatre Sonates, comme les trois Études, datant de 1820 _ l’année des onze ans de Félix Mendelssohn _ ;

alors que les deux Fugues sont, elles, de 1826.

On y découvre en effet rien moins que la très grande inspiration bachienne _ cf mon article du 17 octobre 2009 : « Le bonheur de Félix Mendelssohn : son Octuor, avec Christian Tetzlaff, en un CD AVI (en public, au Festival de musique de chambre “Spannungen”‘de Heimbach)«  _ qui allait si magnifiquement innerver et les treize « Symphonies pour cordes«  _ d’entre 1821 et 1825et ce chef d’œuvre des chefs d’œuvres mendelssohnien qu’est l' »Octuor » opus 20 _ de 1825 _ du jeune _ mais pas seulement par son âge alors… _ Félix Mendelssohn ;

et qui témoignent assez éloquemment de ce que ce musicien prodige doit à son maître Carl Friedrich Zelter (1758-1832).

Zelter avait été l’élève de Carl-Friedrich-Christian Fasch (1736-1800) _ formé par son père, le tout à fait excellent Johann-Friedrich Fasch (1688-1758) : un compositeur à découvrir de toute urgence si on l’ignore à ce jour !!! _ ;

ainsi que l’ami de Carl-Philipp-Emanuel Bach (1714-1788) :

qui, tous deux, lui avaient légué leur amour profond de la musique _ et de l’art sans pareil ! _ de Johann-Sebastian Bach…

C’est cette inspiration-là _ splendide ! _ qui innerve _ merveilleusement ! _ ce très beau récital de Roberto Prosseda _ enregistré en décembre 2005, donc _ ; et qui nous est parvenu, par la grâce de la distribution _ même tardive , au moins pour la France… _ par Decca, à l’occasion de l' »année-anniversaire » de 2009 :

comme quoi la « manie » surtout « commerciale » de la célébration des anniversaires peut avoir de la fécondité aussi pour notre joie _ toute gratuite, elle ! _ de mélomane…


Car nous pouvons découvrir en cette musique _ et en cette interprétation si « vivante«  _ -là tout un pan assez méconnu _ et un peu délaissé, il faut le noter, par les interprètes, sauf un Daniel Barenboim, ou une Marie-Catherine Girod _, l’œuvre pour piano seul, de Félix Mendelssohn…

Titus Curiosus, ce 9 janvier 2010


Post-scriptum :

A l’appui de ma préférence,

cet article précis et très judicieux de David Hurwitz sur le site Classics-Today.com :

MENDELSSOHN RARITIES
FELIX MENDELSSOHN
Four Sonatas ; Three Etudes ; Two Fugues
Roberto Prosseda (piano)
Decca – 476 5277 (CD)
No Reference Recording

 

rating

If you enjoy early Mendelssohn (and you can argue that much of it is better than late Mendelssohn _ cf le CD « Mendelssohn Discoveries _ rare piano works » cité plus haut…), you’ll certainly want this disc, containing as it does four totally unknown piano sonatas. Each has three movements, and each is based in a minor key : F, E, A, and C. This is a good thing : Mendelssohn in minor keys _ de même que le génial Carl-Philipp Emanuel Bach… _ has his own special brand of musical pathos, and it was to some extent present from the beginning. Of the four sonatas the F minor and E minor are quite large in concept and are very successful, even though the composer was only about 11 _ certes ! _ when he wrote them. The little A minor sonata comes closest to the style of Haydn and Mozart _ appris auprès de ses autres maîtres (de piano) : Franz Lauska, Marie Bigot, puis Ludwig Berger _, with its central minuet enclosed by two very short, quick movements.

The remainder of the disc consists of three etudes, in C major, A minor, and D minor, and two fugues, in E-flat and C-sharp minor respectively. Both are imposing pieces ; the latter, which is a double fugue, is particularly ample in scale and quite grand _ oui ! _ in terms of its musical architecture. It’s fascinating to see how often Mendelssohn was drawn to minor keys, given his reputation _ bien erronée _ as a somewhat facile, reserved artist. While this isn’t exactly music dripping with emotion in the mode of, say, Berlioz (or even Schumann), it certainly isn’t shallow _ oh ! non ! Félix Mendelssohn en cela est aussi un parfait mozartien… _, and of course it’s unfailingly pleasing to the ear _ ô combien ! quelle juvénilité, quelle vie, et si merveilleusement tissées à cette foncière élégance du plus profond du cœur !!!

As in his first volume of « Mendelssohn rarities« , pianist Roberto Prosseda proves a reliable guide to these unfamiliar pieces, and he is very well recorded. He has the right lightness of touch _ oui ! _ in the quick movements of the sonatas, and he never makes the mistake of treating the music more sententiously than it deserves. His legato playing in the slow movements is also very sweet, but tastefully so, never cloying. I do wish that he had put a bit more oomph and character into the beginnings of the two fugues (from whence comes the rule that contrapuntal music need not be expressive at the start ?), but this is a minor quibble, as the performances are technically fully up to the task at hand. Very appealing indeed !

David Hurwitz

le « commerce » de la passion de la musique : l’enchantement du coffret « Spannungen : Musik im Kraftwerk Heimbach – Chamber Music », par Lars Vogt & Friends (14 CDs de « Live Recordings » _ 1999-2006)

14nov

Il y a « commerce » et commerce !

Le « commerce » est, à son meilleur, celui  _ sans complément déterminatif ! _ entre personnes, au-dessus d’être l’échange de marchandises _ voilà le complément déterminatif… _ ; c’est-à dire des relations d’ordre commercial… Le terme désigne alors un « échange de relations« , des « rapports suivis » inter-personnels : « fréquentation, correspondance, conversation, vie mondaine« .

Antoine Furetière, en son « Dictionnaire universel » de 1690 : « Se dit aussi de la correspondance, de l’intelligence, qui est entre les particuliers soit pour des affaires, soit pour des études, ou simplement pour entretenir l’amitié… : « Ce savant a commerce avec tous les habiles gens de l’Europe »« .

Ainsi La Bruyère (« Caractères« , IV, 3) : « L’amitié… se forme peu à peu, avec le temps… par un long commerce« .

Ou Madame de Sévigné en une lettre (du 9 septembre 1675) à sa fille : « Je quitte Paris avec la douleur de ne recevoir plus si régulièrement vos lettres, ni celles de mon fils… ; voilà tous nos commerces dérangés » _ ultra-sensible « en«  (ou « sur« ) ce chapitre…

Ou La Fontaine _ expert en « agréments«  _ en son « Discours à Madame de La Sablière » (« Fables » IX) : « Propos, agréables commerces / Où le hasard fournit cent matières diverses« …

Avec ce commentaire, pour cet emploi-ci de « commerce« , du très avisé Père Bouhours en ses « Remarques nouvelles sur la langue française« , en 1675 : cet emploi, alors qu' »il ne s’agit point de trafic et de négoce« , est « des plus élégants« , commente-t-il…


C’est ce que nous livre une consultation rapide du « Dictionnaire du français classique _ la langue du XVIIème siècle« , de Gaston Cayrou…


Cf aussi, et d’abord, sans doute, le chapitre « De trois commerces » des « Essais » de Montaigne (III, 3) : « commerce » avec les hommes, avec les femmes, avec les livres…

Cf aussi ce qu’en dit Bernard Sève, à propos de « l’art de conférer« , en ouverture (« Commerce, entretien, conversation, conférence« , pages 221 à 225) de son chapitre IX, en son si bien venu (d’intelligence de l’œuvre montanien) « Montaigne _ Des règles pour l’esprit« …

Et en effet, c’est du « commerce » « avec » la musique

que je voudrais ici m’entretenir ;

ainsi que de certaines évolutions de ce commerce « de » la musique _ tant au disque qu’au concert, d’ailleurs ! et dans les deux sens : le « commerce avec«  ; et le « commerce de« 

L’écoute véritablement « enchantée«  _ cf mon article du 17 octobre dernier « Le Bonheur de Félix Mendelssohn«  _

d’abord du CD AVI 8553163 « Mendelssohn-Enescu Octets for strings » enregistré en « Live » au festival « Spannungen » de Heimbach les 11 et 12 juin 2008 ;

puis, quelques jours plus tard, grâce à la compétence de Vincent Dourthe, du double CD AVI 553049 « Brahms Piano Quintet op. 34 – Sextett op. 36 » enregistré « Live » au festival « Spannungen » de Heimbach les 6 et 12 juin 2005 _ cf mon article du 20 octobre suivant : « Aimez-vous Brahms ? à la folie douce« _

a amené ma curiosité (boulimique) à rechercher d’autres merveilles enregistrées (pour le disque !) à ce « Chamber Music Festival » intitulé « Spannungen« , à la centrale hydro-électrique (« Kraftwerk« ) de Heimbach, dans les montagnes de l’Eifel…

C’est alors et ainsi, que sur Internet, j’ai découvert l’existence du coffret de 14 CDs « Spannungen : Musik im Kraftwerk Heimbach – Limited Edition _ Kammermusik – Chamber Music _ Lars Vogt & Friends » (« Live Recordings 1999-2006« ) ;

et que je suis venu _ à l’excellent rayon « Musique » de la librairie Mollat _ demander à Vincent de me le commander… ;

et que je viens de l’écouter _ avec quelle jubilation ! toute une semaine _ en son intégralité !

Que de merveilles ! musicales…

Et comme la présentation par Lars Vogt _ l’âme de ce festival « Spannungen » (et excellent pianiste !)… _

du coffret de CDs : « Nous fêtons les 10 ans du festival SPANNUNGEN à Heimbach » (aux pages 6-7 du livret)

est magnifique elle-même ! sur l’esprit même de ces réalisations !

Aux pages 13 à 15, Lars Vogt sera relayé par un second livrettiste, présentant, cette fois, le festival de musique de chambre de Heimbach lui-même : « Un lieu ouvert« … 

« C’est _ ce Festival « Spannungen » à Heimbach ; dont Lars Vogt est l’initiateur, le maître d’œuvre et le « Directeur artistique«  : l’âme et la première cheville ouvrière ; y compris en mettant la main à la pâte (et comment ! avec quel brio : « motorique«  ! dans maints concerts, au piano !..) _ une rencontre conçue pour mettre en œuvre de façon cohérente _ et donc le mieux possible aboutie _ les projets que veulent réaliser les artistes eux-mêmes, sans essayer de « deviner » à l’avance les préférences d’un certain public. Et finalement nous nous rendons compte que notre public veut bien _ oui ! _ que nous lui demandions un certain effort ! Les mélomanes _ vrais : passionnés ! _ ne veulent pas toujours assister


_ passivement seulement : cf les analyses magnifiques (et indispensables : je ne le dirai jamais assez !) de mes amies Marie-José Mondzain (« Homo spectator« ) et Baldine Saint-Girons (« L’Acte esthétique » : deux livres merveilleux de justesse et d’acuité à propos de ce qui peut se ressentir à son meilleur (versus le pire : aujourd’hui déployé mondialement par les media de masse, si efficaces pour abêtir en vendant…) ; ainsi que des enjeux civilisationnels (capitaux !) de l’aisthesis ;

cf aussi le travail de fond qu’accomplit inlassablement Bernard Stiegler, sur l’amatorat (passim : ainsi vient de sortir « Faut-il interdire les écrans aux enfants« , une confrontation des analyses et diagnostics de Bernard Stiegler avec le point de vue du psychanalyste Serge Tisseron…) ;

et aussi le travail de Jacques Rancière : « Le Partage du sensible« , dont le sous-titre est « Esthétique et politique« )… _

Les mélomanes ne veulent pas toujours assister, donc,

à des événements conçus de façon de plus en plus démagogiques _ ce qui n’est que trop souvent le cas, en effet… _, où les programmes et les exécutions sont souvent trop prévisibles.


Au contraire : nos auditeurs sont prêts à relever le défi _ oui ! _ de les confronter _ in concreto _ avec des programmes surprenants, voire même outrés

_ est-ce la meilleure traduction de l’original « wenn es Gefühl hat«  ?.. ; la traduction anglaise employait, elle, il est vrai, le terme « wild » !.. _,

pourvu qu’ils soient convaincus que tout se déroule au plus haut niveau artistique _ certes _, et que les interprètes s’adonnent _ oui ! _ corps et âme

_ oui ! avec la plus intense générosité ! d’où l’intensité des « tensions » perceptibles, et au service des œuvres ! : « Spannungen«  ! hautement perceptibles, pour notre plus grande joie d’« acteurs esthétiques« , nous aussi, pourrait revendiquer Baldine Saint-Girons… et pas seulement au concert ! à l’extase même de l’écoute du disque !!! oui ! et renouvelée ! _

et que les interprètes s’adonnent corps et âme à transmettre _ avec générosité ! donc… _ l’essence artistique et émotionnelle des œuvres _ déjà ; et c’est un grand et beau défi ! _ qu’ils jouent ».

Cette déclaration liminaire (page 6 du livret du coffret de CDs AVI) de Lars Vogt _ et qui ne fait qu’éclairer le projet artistique même du festival « Spannungen«  de Heimbach ! et cela, dès ses premiers concerts en 1998 _ est magnifique de justesse et de nécessité, d’abord ! pour que vive (vraiment !) l’Art même : dans les interprétations des œuvres de musique…

Ainsi Lars Vogt poursuit-il sa « présentation » de la « fête » des 10 ans de « Spannungen » à Heimbach :

« Une oasis _ oui : de fraîcheur et de vie… _ pour faire de la musique,

et où la seule valeur qui compte est celle de l’Art _ voilà !_ : c’était mon rêve _ doublement artistique : et d’organisateur, et d’interprète : magnifiquement éloquent, au piano ! _ lorsque surgirent les premières idées d’un festival de musique de chambre dans la région de l’Eifel du Nord…

Fous de musique _ il le faut ! _, les membres bénévoles _ aimant… et sans compter ! (mais c’est, bien sûr, un pléonasme !) _ de l’« Association pour la Promotion de l’Art dans le Canton de Düren » en sont devenus les co-fondateurs, et ils allaient bientôt en être les organisateurs«  _ les « porteurs«  de cet Art : il en faut !.. Sinon, tout le projet s’effondre…  Etc… : « ce sont eux qui m’ont stimulé et soutenu _ voilà ! _ dans ma vision _ visionnaire (de départ) : il le faut aussi… Et cela manque bien cruellement en maints endroits ; les choses (à la passion artistique) ne se « connectant«  décidément pas, par un seul coup de baguette politique ! Désirer produire un « événement » (d’« animation«  d’un lieu, tel une ville), et le « commander« , même : à quelques professionnels de la communication ! ne suffisant donc pas… _

dans ma vision, donc,

de réaliser _ oui ! _ au mieux _ il faut aussi y prétendre : c’est une condition de succès sine qua non !.. _ cette utopie d’un « paradis pour la musique de chambre » _ c’est fait ! et cela dure (depuis 12 ans maintenant, en 2009) : cf (au CD !) les concerts Mendelssohn et Enesco des « Octuors » si lumineux et vibrants de juin 2008 !!! _ à Heimbach.

Je tenais surtout à ce que les artistes invités soient accueillis dans une espèce de « chez soi » musical, où ils se sentiraient à l’aise _ pour oser créer (ensemble), avec toute l’audace commune nécessaire, leur interprétation ! _, au sein d’une famille artistique _ de pleine confiance mutuelle ; et d’affection ; pas de rivalités de carrière !

Cf ce qu’il advint à Marlboro, autour de Rudolf Serkin ;

ou à Lockenhaus, autour de Gidon Kremer :

et de la « fête«  de tous leurs amis venus et réunis !!!

De telles conditions devaient inspirer _ c’est parfaitement réussi ! qu’on y prête seulement son oreille !.. _ ces interprètes du plus haut niveau à jouer mieux qu’ailleurs,

à donner tout d’eux-mêmes _ car voilà en effet le (seul) secret ! de ces merveilles (aussi rares !) de concerts !

Ce serait une communauté de complices : pas dans le sens où ils devraient être toujours d’accord sur l’interprétation,

mais en ce qu’ils partageraient la même approche, la même éthique artistique _ un point-clé ! celle de la vérité des œuvres à « rendre« , par les interprètes, comme au sortir de leur création même du génie du compositeur ! avec cette vérité véloce, coulant de source, qui est celle du « génie«  qui sourd de l’inspiration à l’œuvre !

La musique elle-même serait la raison-d’être de notre travail _ au singulier, en son absoluité, en quelque sorte… _, de leur collaboration _ les uns « avec » les autres, en ces œuvres de « musique de chambre« , il est vrai : où l’entente entre les interprètes est (encore plus qu’ailleurs !) absolument requise en un idéal de perfection (de l’interprétation de l’œuvre à faire retentir) ; et qui n’a rien à voir avec quelque uniformité… Elle a besoin de notre apport en tant qu’individus ; mais notre « ego », notre « moi », devrait s’effacer derrière le résultat commun envisagé » _ au seul service, lui, le « résultat« , de l’œuvre !

En conséquence de quoi, poursuit Lars Vogt, « dans le coffret que voici, nous avons voulu garder pour vous _ merci ! merci beaucoup ! et par le disque gravé ! _ une série _ de 41 pièces (les enregistrements de concert « live » s’étalant du 8-6-1999 au 6-6-2004 ; ainsi que les 16 et 18-6-2006 pour un CD bonus) _ de moments précieux et spéciaux _ uniques ! _ parmi tous les concerts vécus _ le terme est bien à relever ! et tant par les interprètes que par les mélomanes (actifs, eux aussi : par leurs « actes esthétiques«  ; cf Baldine Saint-Girons et Marie-José Mondzain) au concert (cela « s’entendant«  dans la « vie«  du jeu même des interprètes ! que la qualité de pareille écoute proprement dynamise ! _ à Heimbach«  _ ces années-là : Lars Vogt s’exprimant ici en 2007…

« L’un des facteurs principaux du succès grandiose _ oui  : et cela s’entend ! si cela ne se sait pas encore assez loin de l’Eifel ; ou de l’Allemagne… _ de « Spannungen » est bien sûr l’endroit extraordinaire où ont lieu nos récitals : c’est la magnifique centrale hydroélectrique à Heimbach (…). Il faut avoir vécu soi-même l’atmosphère de cette scène qui s’élève entre deux turbines anciennes, dans ce beau bâtiment Art Nouveau. On ne peut pas vraiment décrire cette atmosphère, tant elle est extraordinaire et spéciale. Mais SPANNUNGEN (« Tensions ») est un titre bien choisi _ certes ! _ pour la refléter. Parfois on aurait presque l’impression qu’une tension quasi électrique surgit _ bien sûr ! _ entre les musiciens sur scène. C’est ce qui rend leurs interprétations si inaccoutumées, si intéressantes » _ si justement vivantes ! Et pour avoir été, très modestement, récitant sur une scène lors de concerts, au « Festival du Vieux Lyon« , au « Festival de Saint-Michel-en-Thiérache« , notamment, j’en comprends un tout petit peu quelque chose…

Et « quand on me demande jusqu’à quand nous voulons continuer à organiser le festival « Spannungen » _ qui comporte chaque année l’« intégration«  de nouveaux (jeunes) interprètes _, je dis toujours : « Nous continuerons à le faire tant que nous y éprouverons encore du plaisir » _ de la joie. Ce ne devrait jamais devenir une routine habituelle« 

_ ce qui me rappelle, au passage, ce beau mot de Wilhelm Fürtwängler aux musiciens (« du rang« ) d’un orchestre entamant une « répétition«  de la célébrissime Vème Symphonie de Beethoven un peu trop « routinièrement« ,  sans assez de la conviction pourtant tellement nécessaire : « Ayez bien, bien _ = mieux ! _, conscience que dans le public certains découvrent l’œuvre pour la toute première fois !« ... Ce doit toujours, toujours, être « la première fois » quand on aime vraiment !..

De fait, poursuit, ensuite, un autre livrettiste que Lars Vogt, page 14, « les interprètes et leur public se connaissent. Pour les musiciens, « Spannungen » représente un parcours quotidien de répétitions extrêmement compactes et intenses, une rencontre _ oui ! avec ses surprises et toute sa « neuveté«  _ avec les grandes œuvres ainsi qu’avec leurs collègues. Chacun apporte ses vues, ses opinions. Également, son propre vécu, son parcours, ses expériences personnelles _ qui s’enrichissent en une vie d’artiste assez exigeant, en multipliant des « relations vivantes«  des unes, œuvres, avec les autres : c’est là la chance, pour un artiste aussi, de vieillir, de mûrir… Ces répétitions ont donc un aspect très humain _ au lieu de mécanique _ et individuel _ c’est-à-dire réellement « personnel« 

Et pour les musiciens conviés au festival, « pouvoir faire partie _ mais sans brigue _ de cette « académie des conspirateurs musicaux » représente l’occasion de pouvoir vivre des expériences extrêmes _ « sublimes« , dirait Baldine Saint-Girons ; cf son « Le Sublime _ de l’Antiquité à nos jours«  _ en tant qu’interprètes qui veulent atteindre, à tout prix _ artistique, esthétique, s’entend ! _, une collaboration artistique exceptionnellement intense _ ce qui n’est peut-être pas si fréquent…

L’ainsi nommé « esprit de Heimach »

_ plus haut, le livrettiste avait cité le « poète, compositeur et encyclopédiste érudit » Jürgen von der Weise (Ortelsburg, en Prusse Orientale, aujourd’hui Szczytno, 10-11-1894 – Göttingen, 9-11-1966 ; et aussi « descendant lointain du grand écrivain (romantique) Jean-Paul ; et qui traversa l’Allemagne plusieurs fois à pied en trente ans » : « la randonnée était pour lui la vraie façon de comprendre le monde« , page 13 du livret),

Jürgen von der Weise disant, c’était en avril 1949 : « la musique : une seule et grande révélation, inspirée par le chant des esprits«  (en allemand « dem Geister-Gesang » ; ce qui n’est pas sans nous rappeler le schubertien (et goethéen) « Gesang der Geister über den Wassern IV » (« Des Menschen Seele…« ), pour voix d’hommes et cordes, D. 714 (Opus posthume 167) ; une œuvre sublime…  

… 

l’ainsi nommé « esprit de Heimach » est devenu symbolique pour des prestations _ les concerts ; et pour nous ces enregistrements « live » !.. _ où les musiciens et musiciennes prennent tous les risques, où tout ne tient _ oui ! c’est là (l’audace de la liberté) la condition première de la « vérité » même des interprétations des oeuvres : inspirées seulement ainsi… _ qu’à un fil _ celui du « danseur de cordes » probe (et « humain« , sinon assez « surhumain« , lui !) du « Prologue » d’« Ainsi parlait Zarathoustra« 

Considérée de sang-froid, il faut admettre que la musique de chambre demande de joindre à la plus haute compétence musicale _ certes _ la plus grande capacité communicative. Ici, c’est l’endroit où chacun et chacune donne tout _ du meilleur _ de soi-même. C’est dans les œuvres vraiment grandes _ oui ! _ où l’on aborde ce qui est fondamental _ oui ! _ et transcendantal _ sic : « In wirklich groβen Werken geht es um letze Dinge« , disait assez « kantiennement« , en effet, le texte original  en allemand. En effet la programmation de Heimbach se concentre sur de telles grandes œuvres. Ce sont les longues promenades de Schubert dans les régions obscures de l’âme _ nous est ainsi donné (au CD n°3) un sublimissime « Quintett » en ut majeur D 956 pour 2 violons, alto et 2 violoncelles : par Christian Tetzlaff, Isabelle Faust, Tatjana Masurenko, Boris Pergamenschikow et Gustav Rivinius (le 18-VI-2000) : ce fut la première que j’écoutai pour mettre à l’épreuve, en quelque sorte, le coffret : quel choc ! quelle merveille ! _ ; ce sont les utopies poétiques de Schumann _ absent cependant des pièces données en ce coffret-ci. C’est l’effort extrême que requiert l’énergie émotionnelle dont fait preuve la musique de Brahms (et c’est à Heimbach que l’on peut entendre un Brahms intime comme presque nulle part ailleurs) _ en particulier quand Antje Weithaas est au violon !

Ainsi ai-je découvert grâce à ce coffret cette merveilleuse interprète violoniste ; dont le jeu (et le son : si fin ! arachnéen !) contraste(nt) subtilement avec celui, merveilleux aussi (éclatant !), du magnifique Christian Tetzlaff ; et, en effet, tout particulièrement dans Brahms : le « Quartett«  avec piano n°3 en ut mineur, opus 60 (avec Lars Vogt, Kim Kashkashian et Boris Pergamenschikow, enregistré le 12-vi-1999) ; mais aussi dans Dvorak : le « Quintett » avec piano en la majeur, opus 81 ; le « Trio » pour flûte, violoncelle et piano en ut majeur, Hoboken XV:27, de Joseph Haydn ; le « Quintett » à cordes en sol mineur, KV 516, de Mozart ; le « Trio«  avec piano en mi mineur, opus 67, de Chostakovich ; la « Sonatine«  pour violon et piano en sol majeur, opus 100, de Dvorak ; et le « Trio«  avec piano en la mineur « A la mémoire d’un grand artiste« , de Tchaïkovsky…


Je mets l’accent ici sur le jeu extrêmement fin de cette violoniste, parce qu’elle m’était totalement inconnue jusqu’ici ; mais l’entente dynamique entre les jeux de Christian Tetzlaff (violoniste) et Lars Vogt (pianiste), tout particulièrement, est assez phénoménale ; même si aucun interprète _ et même loin de là ! _ ne « tire la couverture » à lui ; au contraire, les instrumentistes se produisent en des formations, d’abord, très variées ; et, ensuite, prennent plaisir à s’écouter « vraiment » les uns les autres ; ce qui constitue un des plaisirs puissants et de longue fragrance, vraiment, de ce coffret : où se « joue » vraiment, et « ensemble« ,  de la musique _ soit le B. A. BA de la musique de chambre…

Maintes et maintes fois_ aussi _, on y entend également des œuvres écrites au cours de ce siècle déchiré, maltraité, que fut le XXe siècle _ de Schoenberg (« La Nuit transfigurée » et la « Kammersinfonie » n°1, opus 9) ; Berg ; Hindemith _ particulièrement superbe ! un très grand ! _ (la « Sonate » pour violon solo opus 11/6, en une Première de sa version complète, par Christian Tetzlaff le 24-vi-2001 ; et la « Sonate » pour 10 instruments _ Fragment, de 1917 : une autre Première, le 22-vi-2001…) ; Prokofiev (le « Quintett«  pour hautbois, clarinette, violon, alto et contrebasse, opus 39) ; Chostakovich (le sublime « Trio«  en mi mineur pour piano, violon et violoncelle, opus 67, par Lars Vogt, Antje Weithaas et Boris Pergamenschikow, le 15-vi-2000) ; Stravinsky (« L’Histoire du soldat« ) ; ou Messiaen (le « Quatuor pour la fin des temps« ), en particulier, ici.

Et chaque année on y crée une nouvelle œuvre contemporaine » _ par exemple, « Recollections«  for Chamber Ensemble, du compositeur australien Brett Dean, une « commande«  pour la session 2006 de « Spannungen«  : bravo !

Ainsi « à travers tout ce qui sonne dans ce lieu ouvert _ qu’est Heimbach, et cela depuis une décennie (le coffret fut conçu en 2007) _ peut-on encore distinguer _ en effet _ le « chant des esprits » _ tant schubertien que goethéen : planant au-dessus des « eaux«  (du lac de barrage de la centrale hydro-électrique de Heimbach)…

Voilà pour cette seconde « présentation » _ du festival à Heimbach, plus spécifiquement _ du livret…

Que d’interprétations merveilleuses en ce coffret _ AVI 8553100.

L’étonnant, pour moi _ demeuré assez « simple« , on le voit _, est _ artistiquement ! du moins… _ que le « commerce » de la grande _ = large… _ distribution discographique

n’ait pas accordé une plus large _ = grande ! _ diffusion _ celle de ce coffret étant demeurée quasi au seul « usage » interne des mélomanes assistant aux (et fréquentant les) concerts du Festival, à Heimbach même, au coeur des montagnes du Nord-Eifel… _ à un tel coffret :

de »Limited Edition », il est vrai…

Je rappelle donc la référence discographique (chez AVI) de ce sublime coffret de 14 CDs « Spannungen : Musik im Kraftwerk Heimbach – Limited Edition _ Kammermusik – Chamber Music _ Lars Vogt & Friends » (« Live Recordings 1999-2006« ) : AVI 8553100…

En osant « rêver«  _ de ma place de simple mélomane… _ que la curiosité pour les beautés de la musique _ et à ce niveau d’interprétation ! _ rencontre un peu moins de timidités et frilosités parmi son public potentiel… Quand existent encore d’excellents disquaires (pourvoyeurs des meilleurs « conseils« ) !

Titus Curiosus, ce 14 novembre 2009

Et toujours pour un peu mieux comprendre ce qui vient de se jouer aux Etats-Unis

20jan

Et toujours pour (un peu mieux) comprendre

ce qui vient de se jouer

aux États-Unis,

un excellent article _ de Romain Huret _ sur le passionnant _ chaque jour ! _ site

laviedesidees.fr :

« L’étrange défaite de John MacCain« …

Au-delà de la magistrale campagne de Barack Obama, comment comprendre la très lourde défaite du candidat républicain à la présidentielle américaine ? Pour l’historien Romain Huret, l’échec de John MacCain signe la faillite morale et politique de trente années de conservatisme.

« Ils invoquaient avant tout l’intérêt ; et c’est en se faisant de cet intérêt prétendu une image terriblement étrangère à toute vraie connaissance du monde qu’ils ont lourdement induit en erreur les disciples, un peu moutonniers, qui, en eux, mettaient leur foi. […] Comme la parole qu’ils prêchaient était un évangile d’apparente commodité, leurs sermons trouvaient un facile écho dans les instincts paresseusement égoïstes qui, à côté de virtualités plus nobles, dorment au fond de tout cœur humain. Ces enthousiastes, dont beaucoup n’étaient pas personnellement sans courage, travaillaient, inconsciemment, à faire des lâches. Tant il est véritable que la vertu, si elle ne s’accompagne pas d’une sévère critique de l’intelligence, risque toujours de se retourner contre ses buts les plus chers ».
Marc Bloch [1]

Employés en un autre temps, pour une autre défaite, ces propos _ d’une rare et magnifique lucidité ! _ de Marc Bloch _ dans le magistral (et toujours de la plus brûlante actualité ! « L’Etrange défaite«  ; qu’on peut lire aussi dans « L’Histoire, le guerre, la résistance »_ rendent également compte de l’étrange défaite de John McCain. Si nul ne peut contester le manque de dynamisme de sa campagne face à l’extraordinaire candidat que fut Barack Obama, si nul ne peut remettre en cause le ridicule du choix de Sarah Palin, chacun doit s’interroger sur cet étonnant constat : comment un politicien si ouvert dans le passé à des solutions de compromis avec les Démocrates, comment un homme longtemps favorable à une politique migratoire plus audacieuse, comment un individu si souvent iconoclaste a-t-il été condamné à n’apparaître que comme le candidat d’une Amérique blanche, très conservatrice, repliée sur ses prérogatives économiques ? La réponse est simple : s’il fut choisi précisément pour cela par des militants qui ne l’avaient guère ménagé jusqu’alors, John McCain n’a pas su faire oublier la trahison des élites conservatrices et leur échec de gouvernance depuis une vingtaine d’années aux États-Unis.

Le bilan politique du mouvement conservateur

Pour comprendre le caractère étonnant de cette défaite, il convient de revenir aux origines mêmes du mouvement conservateur [2]. Dans les années 1960, les conservateurs ont l’impression de vivre dans un monde foncièrement hostile, dangereux et inquiétant. Ce sentiment d’appartenir à une minorité, sociale, intellectuelle et politique, les conduit à entrer en politique. Cette politisation n’emprunte pas des trajectoires familières : elle se met en place dans les foyers ; le prosélytisme se développe dans le voisinage ; les réunions ont lieu dans de paisibles salons de la classe moyenne américaine. Pour un observateur avisé, la mobilisation relève de l’amateurisme et du bricolage si on la compare à la puissance des structures d’organisation mises en œuvre au même moment par les libéraux (liberals) [3]. Mais cette faiblesse devient rapidement un atout. Car la mobilisation tire sa force de cette accumulation de petites formes de militantisme locaux : ici une manifestation contre l’homosexualité dans l’Idaho, là une dénonciation des manuels scolaires dans le Texas ; bref des milliers d’actes individuels qui s’agrègent lentement dans le paysage politique américain. Dans les universités, les lycées, les usines, au cœur même de ces banlieues souvent présentées comme des lieux d’apathie politique, des formes inédites de contestation se mettent progressivement en place pour critiquer l’ordre établi par les libéraux (liberals). Si le conservatisme américain présente des visages multiples, des fondamentalistes religieux aux partisans du libre marché, en passant par les libertariens, qui souhaitent une rupture brutale avec l’État, l’investissement militant sur le terrain relie bien souvent les courants conservateurs entre eux [4]. D’abord invisible, cette contestation est omniprésente dans le pays au début des années 2000. La chaîne de télévision Fox News, principal médiateur aujourd’hui des idées conservatrices, en est la preuve la plus éclatante.

Depuis une trentaine d’années _ vers 1980 _, les conservateurs occupent les principaux postes de pouvoir et affichent avec fierté leur capacité à gouverner le pays et à garantir sa sécurité dans un monde dangereux. Dès les années 1960, les cadres de l’organisation étudiante Young Americans for Freedom annonçaient qu’ils allaient prendre le pouvoir très rapidement pour mettre un terme à la faiblesse de gouvernance des Démocrates [5]. À la fin des années 1990, Tony Blankley, un temps proche conseiller du leader du parti républicain, Newt Gingrich, compare la révolution conservatrice à un « trotskysme de droite », non pour son idéologie, mais pour son travail de sape de minorité très agissante [6]. Hostiles à l’État social, les conservateurs promettent un État fort, centré sur la sécurité nationale, utilisant des méthodes de gestion et d’évaluation qui ont parfaitement fonctionné dans le privé. Depuis l’arrivée de Ronald Reagan, la dérégulation du monde du travail, la disparition progressive des programmes sociaux et la création d’un État militarisé fort _ voilà qui devrait nous rappeler quelque chose… _ ont été mis en œuvre lentement, mais sans discontinuer, par les militants conservateurs.

L’administration de George W. Bush aura révélé avec cruauté l’échec de gouvernance de cette génération de conservateurs. Le décalage entre l’effondrement des cadres élémentaires de la société et un discours très convenu a frappé _ tout récemment _ tous les Américains. Les terribles conséquences de l’ouragan Katrina ont révélé l’ampleur des effets sociaux du désengagement de l’État et du rôle accordé à la famille comme seule structure de régulation sociale. Devant une commission de la Chambre des représentants, Mike Brown, le responsable, fort critiqué à l’époque, de l’agence en charge des catastrophes naturelles, répondit avec une franchise désarmante, lorsqu’on lui demandait pour quelle raison le gouvernement n’avait pas veillé à apporter de la glace pour conserver les aliments après le passage de l’ouragan, que ce n’était pas « le rôle du gouvernement fédéral de m’aider à conserver au frais ma viande de hamburger dans mon réfrigérateur » [7] ! En Irak, l’échec de gouvernance a paru identique. Dans la conduite de la guerre contre le terrorisme et la gestion des affaires de la planète, les conservateurs ont semblé obtus, incapables de comprendre le monde qui les entoure au-delà de leurs croyances personnelles et religieuses. La crise financière a encore plus contribué à démontrer leur incompétence en matière de gouvernance. C’est à un échec générationnel  _ oui _ auquel nous avons assisté au cours des huit années de mandat de George W. Bush.

La mobilité sociale américaine en crise

Alors que les conservateurs promettaient davantage de mobilité sociale, accusant l’État d’être un facteur de blocage et un outil utilisé par les élites libérales (liberal) pour garantir leur reproduction sociale, ils lèguent au pays une crise structurelle de la méritocratie à l’américaine [8]. À plus d’un titre, l’ouragan Katrina a révélé les conséquences du désinvestissement social de l’État _ qu’on le médite, et bien vite, partout ! _, qui a pourtant fait l’objet d’un consensus politique dans les années 1990 [9]. Il est frappant de constater la prégnance de la thématique du concept sociologique d’underclass dans les écrits des journalistes qui ont rendu compte du désastre. L’ouragan a permis une redécouverte médiatique des soubassements économiques mais également socio-culturels de la pauvreté : être pauvre, c’est certes manquer d’argent, d’une voiture, mais aussi de contacts à l’extérieur, de relais dans le reste du pays. Bref, ce n’est pas un hasard si les pauvres furent les principales victimes de la catastrophe [10]. De façon cruelle, Katrina a mis au jour les blocages structurels de la société américaine. Les difficultés des populations pauvres à sortir de la ville révèlent, plus largement, une mobilité sociale en panne dans l’ensemble du pays.

Incontestablement, l’éducation américaine _ à prendre très vite, aussi, et partout !!! il y a urgence grave !!! _ ne joue plus son rôle d’ascenseur social et renforce le capital culturel et social des élites. Longtemps justifiés par la logique du marché, ces chiffres inquiètent aujourd’hui : alors que les déclarations d’un Bill Gates sur la corrélation entre la détention d’un diplôme d’études supérieures (master’s degree) et le niveau de réussite sociale sont acceptées par tous, le nombre d’étudiants diplômés stagne. Seuls l’Allemagne et les États-Unis sont dans ce cas aujourd’hui, alors que l’ensemble des pays industrialisés connaît une croissance forte du nombre de diplômés du supérieur _ même si ce critère est loin de suffire… La diversité sociale du recrutement dans les universités s’étiole. La part des bourses dans le financement des études s’étant réduite de 55 à 41% depuis 1980, le recours à l’emprunt est de plus en plus souvent obligatoire pour les parents et/ou les enfants. Cette stratégie familiale n’est pas identique partout. Une étude sur les quartiers pauvres de Boston a montré que seulement un tiers des lycéens issus des quartiers pauvres avaient passé l’examen SAT, indispensable pour l’admission dans l’enseignement supérieur, au cours du mois d’octobre de leur dernière année de lycée, contre 97% des enfants issus des milieux favorisés [11]. À cela s’ajoute le manque d’informations des milieux défavorisés qui, peu au fait des systèmes de bourses, hésitent à envoyer leurs enfants dans des universités coûteuses [12].

Les universités sont en effet contraintes de répercuter sur les frais d’inscription le ralentissement de l’investissement public. Cette diminution des fonds publics s’est opérée à un moment où le coût moyen de formation par étudiant a considérablement augmenté. Dans l’enseignement supérieur, les frais d’inscription ne cessent de s’accroître : entre 1976 et 1995, ils ont été multipliés par quatre à l’université de Californie-Los Angeles (UCLA) [13]. L’écart se creuse inexorablement entre les universités publiques et privées, en raison de la croissance des frais d’équipement, notamment dans le domaine informatique [14]. Est-ce un hasard si les critiques virulentes se multiplient contre l’élitisme de l’université américaine depuis une dizaine d’années ? D’après les données contenues dans le Social Register, le « bottin mondain » contenant la liste des familles de l’élite américaine, 92% des familles présentes en 1940 y sont toujours en 1977 [15]. En dépit des velléités réformatrices de l’après-guerre, les écoles préparatoires (prep schools) demeurent élitistes : seulement 4% des étudiants y accédant sont issus de la communauté afro-américaine, alors qu’ils représentent 19% des lycéens [16].

Sans surprise donc, les enfants issus des milieux défavorisés réduisent souvent leur temps de scolarisation à deux années. Pour financer leurs études, ils doivent travailler dans la restauration rapide et la grande distribution : Wal-Mart en emploie plusieurs milliers. Faute de réussite suffisante aux tests de fin d’année, ce sont souvent des petites universités (community colleges) qui les acceptent. En leur sein, les étudiants s’inscrivent en grande majorité pour des cours de rattrapage en anglais et en mathématiques. On estime à 60% le nombre de Latinos scolarisés dans le supérieur qui intègrent ce type d’université. Toutefois, et c’est là que le bât blesse, seulement 30% des étudiants inscrits décident de prolonger leur cursus au-delà des deux années requises [17]. Ces universités ne jouent plus le rôle de sas qu’elles avaient longtemps joué dans le pays pour recruter les meilleurs éléments. En d’autres termes, la société américaine apparaît de moins en moins égalitaire _ cf Paul Krugman. Le contrat social conservateur ne facilite donc guère l’ascension sociale de l’homme de la rue (common man).

La défaite d’un franc-tireur et d’un système

Le choix de John McCain par les militants républicains a été une réponse à cette crise structurelle. Longtemps considéré comme inclassable (maverick) dans la vie politique, il a toujours combattu en faveur de mesures de compromis, d’une politique migratoire moins frileuse à l’égard des Hispaniques et d’une lutte contre la corruption du personnel politique. À plusieurs reprises, il a montré sa volonté de faire de la politique autrement. Est-ce un hasard si McCain a appelé son bus de campagne le « bus du franc-parler » (straight talk bus) ? Sa différence l’avait pourtant longtemps handicapé. En 2000, le candidat George W. Bush n’avait pas hésité à distiller des insinuations racistes contre l’un des enfants adoptés par la famille McCain. Ses rapports amicaux avec les Démocrates, en particulier John Kerry, avaient également joué en sa défaveur. En 2008, en raison de l’échec de l’administration Bush, le processus s’inverse : sa différence devient un atout électoral pour les militants républicains. Tout dans son parcours semble faire de lui l’homme capable d’éviter une cuisante défaite de la droite américaine. Son passé de militaire et ses allures de sémillant retraité plaident plus encore en sa faveur. Il joue à merveille de sa carte de « dur » (tough guy), distillant à dessein les anecdotes sur son passé de bagarreur et, bien évidemment, utilisant son statut d’ancien combattant du Vietnam et de victime de la torture. Que s’est-il donc passé pour expliquer la défaite de John McCain ?

McCain est demeuré prisonnier de l’échec de gouvernance de l’administration Bush pendant toute la campagne électorale. La crise économique a agi comme un révélateur pour nombre d’électeurs. Au lieu de dénoncer la gestion dérégulée en cours depuis de nombreuses années, il a repris un discours convenu sur la bonne santé du système et les inévitables « canards boiteux » tout au long du mois de septembre. Ensuite, il n’a jamais réussi à lutter contre l’influence croissante de la base conservatrice qui imposa le choix de Sarah Palin. Au-delà de son incompétence flagrante pour la fonction, le parcours politique de Palin est entaché par la corruption. Pour le grand malheur de John McCain, l’Alaska et ses petits arrangements avec la morale ressemblèrent tout à coup à la manière dont, à Washington D.C., les conservateurs ont envisagé le pouvoir politique comme un patrimoine appartenant à celui qui l’exerce.

Dans un ouvrage récent, le fils de l’écrivain Saul Bellow _ Adam Bellow _ a émis l’hypothèse que le népotisme serait un élément structurant de la nation américaine depuis l’époque coloniale [18]. Au sein de l’administration du président George W. Bush, on comptait les fils de Strom Thurmond, d’Antonin Scalia, de Michael Powell, de Dick Cheney et de William Rehnquist. In fine, la campagne de John McCain a donné de plus en plus l’impression de ne s’adresser qu’à cette caste conservatrice qui, après s’être approprié le pouvoir, ne semblait pas prête à le rendre _ à méditer, bien sûr, pour d’autres lieux... Bien évidemment, et chacun doit avoir en tête l’ampleur de la tâche, les raisons mêmes de l’étrange défaite de John McCain rappellent à quel point _ certes ! _ le mandat de Barack Obama sera décisif pour les États-Unis, tant l’héritage conservateur apparaît dramatique.

par Romain Huret [19-01-2009]

Notes

[1] Marc Bloch, « L’Etrange défaite« , Paris, Coll. Folio Histoire, Gallimard, 1990, p. 174-175.

[2] Je me permets de renvoyer à mon ouvrage, « Les Conservateurs américains se mobilisent. L’autre culture conservatrice« , Paris, Autrement, 2008.

[3] Aux États-Unis, le terme libéral (liberal) désigne les personnes de gauche favorables au Parti démocrate.

[4] Alan Brinkley, « The problem of American conservatism », American Historical Review, 99, 1994, p. 409-429.

[5] Gregory Schneider, Cadres for Conservatism : Young Americans for Freedom and the Rise of the Contemporary Right, New York, New York University Press, 1999.

[6] Tony Blankley, « Street-Fighting Days », George, July 1998, p. 53.

[7] Cité dans Éric Lipton, Shane Scott, « Leader of Federal Effort Feels the Heat », New York Times, 3 septembre 2005, p. 1 ; Romain Huret, « L’ouragan Katrina et l’État fédéral américain. Une hypothèse de recherche », Nouveau Monde. Mondes Nouveaux, revue électronique, 7, 2007.

[8] Romain Huret, « Le recrutement des élites aux États-Unis au XXe siècle », Revue internationale d’éducation de Sèvres, n° 39, septembre 2005, p. 25-36.

[9] Romain Huret, « Le trou du donut ou l’inachèvement de l’État-providence américain », in Denis Lacorne (dir.), « Les États-Unis 1880-2000« , Paris, Fayard, 2006, p. 281-294.

[10] Matthew Mulcahy, « Hurricanes, poverty, and vulnerability : an historical perspective ».

[11] Cité dans Robert Haveman, Timothy Smeeding, « The role of higher education in social mobility », The Future of Children, vol. 16, n° 2, 2006, p. 125-150.

[12] Dans les 146 meilleures universités du pays, qui représentent 10 % de l’ensemble des étudiants, 74% des étudiants viennent des fractions les plus riches de la société, alors que seulement 3% viennent de milieux défavorisés. Dans les 253 universités de rang inférieur, les pourcentages sont respectivement de 46 % et 7%. Seules les petites universités (community colleges) accueillent de façon significative les étudiants pauvres.

[13] R. Benjamin, S. Carroll, Breaking the Social Contract : The Fiscal Crisis in Higher Education, Santa Monica, Council for Aid to Education, RAND, p. 17.

[14] C. H. Persell, P.W. Cookson, Jr., « Microcomputers and elite boarding schools : educational innovation and social reproduction », Sociology of Education, vol. 60, avril 1987, p. 123-134.

[15] David Broad, « The Social Register : directory of America’s upper class », Sociological Spectrum, 16, p. 173-181.

[16] C. H. Persell, P.W. Cookson, Preparing for Power : America’s Elite Boarding Schools, New York, Basic Books, 1985, p. 67.

[17] Chiffres tirés de Robert Haveman, Timothy Smeeding, « The role of higher education in social mobility », The Future of Children, vol. 16, n° 2, 2006, p. 146.

[18] Adam Bellow, « In Praise of Nepotism« , New York, Doubleday, 2003.

De quoi (nous) donner bien à connaître ; et penser…


Titus Curiosus, le 20 janvier 2009

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