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La perfection superlative de l’ « A Chloris » de Reynaldo Hahn par Benjamin Appl en le très original programme de son CD « Forbidden Fruit », avec son compère pianiste James Baillieu _ ou atteindre l’acmé de sérénité du plaisir…

29juil

Qu’on commence par écouter _ en boucle si nécessaire… _ la plage 11, d’une durée de 3’10, de l’assez extraordinaire CD « Forbidden Fruit » du baryton allemand Benjamin Appl _ Ratisbonne, 26 juin 1982 _ et de son compère pianiste James Baillieu _ Afrique-du-Sud, mars 1982 _,

le très original CD Alpha 912, enregistré à Lugano du 27 au 30 juillet 2020, et paru seulement _ du fait de sa marquante a priori peu commerciale singularité ?!? _ le 23 juin 2023 ;

soit une interprétation plus que parfaite

_ entre bien d’autres enregistrées d’excellente qualité ; cf par exemple mon article du 23 mai 2020 : « « ,

dans lequel je donnais à écouter deux interprétations très réussies de la sublime « À Chloris » de Reynaldo Hahn (Caracas, 9 août 1874 – Paris, 28 janvier 1945), sur un poème de Théophile de Viau (Clairac, 1590 – Paris, 25 septembre 1626 ; le poète avait été condamné à mort pour libertinage…) ;

un poème lui-même sublimissime (on découvrira l’entièreté de 100 vers des Stances « À Cloris«  aux pages 64 à 67 du passionnant « Après m’avoir tant fait mourir Œuvres choisies«  de Théophile de Viau, paru en 2002 en la collection Poésie-Gallimard… ; le poème datant de 1621)

S’il est vrai, Chloris, que tu m’aimes,
Mais j’entends, que tu m’aimes bien.
Je ne crois point que les rois mêmes
Aient un bonheur pareil au mien.
Que la mort serait importune
De venir changer ma fortune
Pour la félicité des cieux !
Tout ce qu’on dit de l’ambroisie
Ne touche point ma fantaisie
Au prix des grâces de tes yeux.

_ une interprétation, assez étonnante, par Philippe Jarrousky, en sa voix pour une fois non pas de haute-contre, mais de ténor, en son très réussi CD « Opium«  (Virgin Classics 50999 216621 2 6, un CD sorti en 2009) ;

_ et une autre, celle-ci, par Véronique Gens, en son très réussi, lui aussi, CD « Néère«  (Alpha 215, un CD sorti en 2015) ;

en un article que je concluais par ces mots « Reynaldo Hahn sait être prodigieusement simplement délicieux«  _

soit une interprétation plus que parfaite de ce chef d’œuvre insurpassable de la mélodie française qu’est le si délicatement fondant « À Chloris » du cher Reynaldo Hahn

Quelle diction française ! et au service de quel chant ! à un tel degré admirables !

Quel art superlatif de si merveilleusement incarner ce qu’il chante _ en français comme en anglais, et, bien sûr, en allemand ; et cela en des genres aussi divers, voire carrément opposés, aux antipodes les uns des autres, tels que la mélodie, le lied ou la chanson canaille de cabaret !… _ possède ainsi ce décidément prodigieux interprète chanteur-diseur qu’est Benjamin Appl, avec la complicité radieuse, elle aussi _ attentivissime ! _, du magique piano de James Baillieu…

Quelle enchanteresse incarnation, donc, ici,

lumineuse de douce, légère, méditative, claire, et tendre gravité _ à fondre on ne peut plus sereinement d’infiniment délicat plaisir : la « grâce«  même ainsi attrapée et restituée… _de ce sublimissime « À Chloris« … 

Et demain,

après pareille toute simple mise en bouche auditive enchanteresse,

je reviendrai me pencher, cette fois en détails, sur l’originalité remarquable de ce véritable bijou discographique assurément singulier (!) _ ce qui permet probablement de comprendre (mais pas justifier !) la longueur du délai (de trois années !) écoulé entre l’enregistrement, en juillet 2020, et la parution de ce  CD, en juin 2023 : lors de leur enregistrement de juillet 2020, à Lugano, Benjamin Appl et James Baillieu avaient tous les deux 38 ans… _ qu’est tout ce CD « Forbbiden Fruit » _ Alpha 912 _, de Benjamin Appl et son compère pianiste, excellentissime lui aussi, James Baillieu…

Ce samedi 29 juillet 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Pour conclure sur le parcours présent de rétrospection (provisoire…) de François Noudelmann, enfant rétrospectif du cimetière bouleversé et rénové de Cadillac, en 2020 : le sentiment d’ « à part – tenance » et le désir d’ « a – s- similation » – intégration – « a – grégation » – « incorporation » à la France, en ses filiations chahutées par l’Histoire ; et les « modalités et intensités » et « harmonieuse complicité » d’affinités adventices heureuses, de François Noudelmann…

27mai

Ce samedi 27 mai,

je conclus l’élan des commentaires de ma lecture du splendide et profond « Les enfants de Cadillac » de François Noudelmann, à la suite de mes 6 articles précédents :

_ du dimanche 21 mai : « « 

_ lundi 22 mai : « « 

_ mardi 23 mai :  « « 

_ mercredi 24 mai : « « 

_ jeudi 25 mai : « « 

_ et du vendredi 26 mai : « « 

Sur le complexe et difficile « sentiment d’appartenance« , dans lequel s’entend nécessairement, comme une sorte d’implacable répétitif destin, et en même temps, un très tenace sentiment d’ « à part – tenance » _ à sa « francité« , du fait de la « judéité«  héritée de sa marquante branche familiale paternelle (par son histoire personnelle de fils très très proche, par « cette vie avec mon père, plus conjugale que familiale » (l’expression se trouve à la page 174 des « Enfants de Cadillac« …), un bon bout de temps seuls, et isolés, tous les deux, à Lyon, « pendant notre vie commune » (l’expression se trouve à la page 59), entre les huit ans et les treize ans du petit François, de 1967 à 1972) ; et de génération en génération, comme répétivement, chez ces Noudelmann-ci, le lien à la mère (et a fortiori aux branches maternelles) est soit carrément rompu, coupé, tranché vif, soit extrêmement distendu et lache… _ de François Noudelmann,

on retiendra pas mal de lucidissimes expressions sur le fait d' »en être » ou « ne pas en être » vraiment, de cette « francité » par « a – s -similation » si ardemment désirée par son père et, avant, son grand-père, en leur difficile, et in fine tragique, parcours de vie (en Lithuanie, 1891 – Cadillac, 1941), pour Chaïm _ mort de cachexie, c’est-à-dire de faim, en un asile de fous, sous le régime de Vichy, en 1941 _, et Paris 18e, 1916 – Limoges, 1998, pour Albert _ avec un passage ultra-violent de « cinq années allemandes », en Silésie, entre 1940 et 1945 ; et in fine suicidé, alors qu’il n’avait aucune maladie, avec un pistolet à grenaille _)… 

Ce sont donc ces très belles expressions-là, sous la plume de François Noudelmann, en ce profond et lucidissime « Les enfants de Cadillac« , que je tiens ici et maintenant, et en forme de conclusion provisoire à mes lectures et relectures, à la loupe, le plus possible attentives aux plus infimes détails dans lesquels se niche et se tient caché, comme c’est bien connu, le diable, l’essentiel du message crypté, d’abord à lui-même, bien sûr _ mais c’est le travail patient et inspiré (= d’« imageance« ) d’écriture qui vient porter à la conscience de l’auteur, qui va l’assumer, point après point, jour après jour, détail (et mot prononcé) advenu par détail (et mot prononcé) advenu, et avec l’expérience de l’âge, le sens ainsi porté à un peu plus et un peu mieux de lumière ; et c’est bien cela seul qui fait advenir une œuvre vraie, véridique et véritable, et pas un simple produit de marketing, promis à obsolescence rapide, tel qu’un « roman«  divertissant, à consommer juste pour le fun, et très vite digérer… : « Je hais les oisifs qui lisent« , s’exclame Nietzsche en le magnifique « Lire et écrire » de son indispensable « Ainsi parlait Zarathoustra«  _, ce qu’il y a apprendre vraiment des vies, à commencer par la sienne propre, et celles de ses proches, et d’abord ceux auxquels nous sommes généalogiquement affiliés comme fils ou fille, petit-fils ou petite-fille, arrière-petit-fils ou arrière-petite-fille, etc. : nous n’y échappons – coupons pas…

Voici donc ce qu’ici, ce samedi 27 mai, et en forme de conclusion provisoire à mes lectures suivies, je me permets de retenir des expressions de François Noudelmann sur le feuilletage de ses doubles liens personnels, et plus ou moins hérités de sa filiation paternelle, à la « francité » et à la « judéïté » _ avec, aussi, l’appoint de mes farcissures de commentaire, en vert _ :

Pages 164-165 :

« Je lui _ Albert, le père bien aimé _ ai longtemps tourné _ en pensée, surtout après son suicide (à Limoges, le 16 juillet 1998) et la cérémonie de la dispersion de ses cendres en un ruisseau du Limousin, et jusqu’à ce jour qui a suivi le choc de l’expérience du cimetière de Cadillac, le 19 septembre 2020… _ le dos, avant de réfléchir _ ce fut « au moment _ à la toute fin, donc, de l’été 2020 _ où j’avais pris mes résolutions, où j’avais établi les réglages _ tant géographiques que mentaux _ entre ma vie de Français à l’étranger _ résidant désormais, probablement depuis 2019, à New-York ; là-dessus, de même que sur la précision des dates, François Noudelmann demeure très discret… _ et mon pays de naissance _ la France, donc : François Noudelmann est né à Paris, à l’hôpital Rothschild, le 20 décembre 1958 _ que la mémoire familiale se rappella à moi, de manière inattendue, alors que le monde s’était figé dans ses frontières à cause de la pandémie de covid. (…) Voilà que je fus invité dans le cimetière français qui avait retrouvé la trace de mon grand-père Chaïm. (…) Ce fut donc pour assister _ à Cadillac, en Gironde _ à la rénovation d’un cimetière abandonné que je revins _ ce fut le 19 septembre 2020, je le répète ici _ sur les traces funéraires de mon fou grand paternel « , lit-on page 223 _ au défaut _ répété, peut-être endémique… _ de transmission, dans ma lignée, des pères aux fils. Refusant d’hériter du moindre bien qui me rappellerait le corps paternel _ le corps de ce père, Albert, dont François avait été pourtant (mais justement…) si physiquement proche de 1967 à 1972, quand ils vivaient, et c’était même une « vie, avec mon père, plus conjugale que familiale« , lit-on page 174 ; et page 172 : « Depuis mon jeune âge, j’avais pris en effet l’habitude de dormir avec lui et de chercher son contact, restant sur ses genoux après le déjeuner, reniflant l’odeur de son pyjama dans le lit. Il faut dire aux lecteurs suspicieux qu’un père juif est souvent une mère normale« …) _, je ne revins jamais sur ses traces, son absence de tombe _ les cendres d’Albert ayant été dispersées, selon sa volonté expresse, dans un ruisseau du Limousin… _ facilitant le détachement de tout lieu. Il m’a fallu la mémoire _ après la cérémonie au cimetière des fous de Cadillac, le 19 septembre 2020 _ de son propre père _ Chaïm Noudelmann _ pour le retrouver _ lui, Albert _ et tenter de comprendre ce que succéder veut dire _ et cela, en toutes ses acceptions _, si cette notion doit être maintenue. Entre Chaïm et Albert, un récit a bégayé, celui de l’assimilation des Juifs, le fils _ Albert _ oubliant son père _ Chaïm, interné comme fou : d’abord à Sainte-Anne, puis en 1929 à Cadillac _ et poursuivant _ pourtant, malgré cet oubli-refoulement de la figure paternelle _ le même désir _ que celui de son père _ de fuir ses origines juives _ voilà ! _ et de s’incorporer _ le mot est très puissant _ à la France, quitte à recevoir son passé _ autour de son histoire personnelle, avec la place qu’y ont occupé les marques les plus sensibles de sa judéité : la prononciation bien sonore de son nom, et le signe corporel bien visible, une fois mis à nu, de sa circoncision… _ en pleine face, comme un boomerang _ en 1940, sur minable antisémite dénonciation… La superposition de leurs histoires, l’une _ incurablement _ sans parole, l’autre confiée _ un jour unique de 1980, et dix heures durant, à un enregistrement sur un petit magnétophone… _, redouble le paradoxe de ces vies tragiques, le destin _ du retour à l’Est des pogroms quitté très jeune par Chaïm _ se réalisant par le souhait même d’y échapper _ en devenant, pour Albert, un soldat français passant cinq années de prisonnier-esclave juif des Nazis en Silésie… Mais de Chaïm et d’Albert à moi François _que s’est-il transmis de leur judéité et de leur francité ? _ telle est là la question de fond de ce très grand livre… En décidant d’exhumer _ par le travail de recherche et de penser _ le premier _ Chaïm (1891 – 1991) _ de la fosse commune de Cadillac, en écrivant la confidence _ enregistrée sur le magnétophone, en 1980 _ du second _ Albert (1916 – 1998) _ sur ses cinq années allemandes mai 1940 – février 1945 _, j’ai l’intuition qu’être français doit _ beaucoup, pour François _ à  leurs souffrances et désillusions _ aussi : tout cela est inextricablement mêlé…. Même si nos vies demeurent _ de fait _ incomparables car je n’ai connu ni la guerre ni la relégation. Né en France, n’ayant jamais été menacé, je ne saurais porter ni revendiquer cette mémoire sans imposture« …

Page 166 :

_ « L’histoire de nombreux Juifs venus d’Europe de l’Est est sans doute _ et c’est certes là plus qu’un euphémisme ! _ marquée par leur désir d’intégration _ voilà ! _ et leur éloignement _ assez souvent radical _ de la tradition _ liée à bien trop de tragédies et malheurs… _, au point qu’ils donnèrent volontiers des prénoms français à leurs enfants _ ainsi, moi-même  ai-je reçu le prénom de Francis… _, et le mien, François, remplit au mieux cette condition. (…) François, je porte le prénom de mon pays« .

Page 174 :

_ « Parmi les questions posées à un individu sur son identité, on lui demande d’où il est, car il est censé connaître ses origines, sa famille, sa ville, sa région ou son pays. La difficulté que j’ai toujours éprouvée, et que j’éprouve encore aujourd’hui, à définir ces affiliations, et le recours à des périphrases pour y répondre bien que je sois français, doivent sans doute à cette vie avec mon père _ à Lyon, de 1967 à 1972 _ plus conjugale que familiale j’y reviens ici encore, car cela fut en effet crucial pour la formation de l’idiosyncrasie de François Noudelmann. Lui seul _ Albert _ fut ma patrie, celle qui a fait de moi un fils et un compatriote«  _ en ces années sensibles de sortie de l’enfance et entrée dans l’adolescence, entre les huit et treize ans du petit François.

Page 175 :

_ « La paternité ne se réduit pas au partage des gènes et elle repose sur un élan _ affectif, affectueux même _ réciproque de l’enfant et du père. Le mien m’a reconnu deux fois, à la naissance _ le 20 décembre 1958 _ puis en obtenant ma garde juridique _ lors du prononcé du jugement de divorce d’avec la mère de François, en 1967 ; et page 184, François Noudelmann ajoutera ceci : « J’ai dit qu’il m’a reconnu deux fois, mais il m’aura quitté deux fois aussi, en se (re-) mariant _ en 1972 _ puis en se suicidant » _ le 16 juillet 1998. Les recompositions familiales qui s’ensuivirent _ à commencer par le malencontreux remariage d’Albert avec sa troisième épouse en 1972, et le déménagement consécutif du couple formé par le père Albert et son fils François, de Lyon à Limoges _ modifièrent toutefois mon sentiment de l’appartenance _ et de l’« à part -tenance«  _ comme l’éprouvent les enfants dont les racines se troublent à mesure que leurs foyers se fracturent et se transforment _ se recomposent, comme cela se dit maintenant. Cette expérience de vie dans des mondes différents leur enseigne le relativisme, que j’appris très tôt » _ dès les âges de huit et treize ans, par conséquent.

Pages 191-192 :

_ « La fréquentation des universités me conduisit à devenir docteur, non en médecine comme l’auraient compris mes parents, mais en philosophie _ ce fut le 11 juillet 1995, à l’université Paris 4. Cependant la charge symbolique de ma réussite vint _ un peu plus tôt _ du concours  qui, visant simplement à recruter des professeurs, me rendit « agrégé de français » _ de Lettres modernes… _, ainsi que je l’annonçai fièrement à mon père qui n’avait aucune idée de cette promotion. Si je devenais le premier fonctionnaire de la famille, toutes branches comprises, je pouvais surtout afficher qu’en moi s’étaient agglomérés, agglutinés assez de savoirs pour être un français « agrégé », ayant la densité _ rassurante _ d’une molécule. Cette agrégation à la française signait le parachèvement d’un désir _ familial des Noudelmann, depuis Chaïm, venu à Paris, non sans difficultés, « à l’âge de dix-huit ans«  (page 16), en 1909 donc, en carriole à cheval, de Lithuanie… _ de France, commencé avec la naturalisation _ »par décret du 16 juin 1927″ (comme indiqué page 25) _ de mon grand-père _ Chaïm _, juif _ de nationalité _ russe, et confirmé cinquante ans plus tard _ j’en ignore la date précise _ par celui dont le nom figurait désormais au tableau de ceux qui « apprendraient le français » aux jeunes Français. L’étude du latin m’avait même permis de repérer dans le mot d’agrégé la racine étymologique de grégaire, grex, le troupeau. Ainsi avais-je rejoint la troupe des Français, non pour y tenir un fusil, comme Chaïm _ entré dans l’armée française en 1911 (lit-on page 16) _, mais comme passeur de la langue et de sa culture. Ce résultat marquait aussi une fin, l’effacement des origines s’étant réalisé _ principalement _ grâce aux parentés adoptives _ ce serait à préciser, du moins eu égard à cette date de l’agrégation de français… _ qui m’avaient embarqué dans leurs mondes parallèles où les histoires de shtetl, de génocides – on ne disait pas encore Shoah – n’étaient pas déterminantes. Ce passé tragique faisait partie de l’Histoire universelle et ne définissait pas mon identité, d’autant moins que les témoins ne souhaitaient pas en parler. L’assimilation _ a- s -similation… _ au pays ne pouvait être mieux prouvée que par l’entrée dans un corps d’État« .

Page 221-222 :

_ « Bien que j’abbhorre les identifications _ mensongèrement réductrices _, lorsque je suis à l’étranger _ hors de France, par conséquent _, c’est le mot de Français qui me vient en premier. Comme pour tous les exilés – un terme que je préfère à celui d’expatrié -, des événements politiques et culturels ravivent de temps à autre l’appartenance au pays natal, quand bien même on a décidé de ne plus lire les journaux ni de regarder les télévisions françaises. (…) Avec l’éloignement, et dans la langue qui ordonnera _ et c’est fondamental _ pour toujours mon rapport au monde, bien que je découvre des émotions inédites _ et enrichissantes… _ en moi grâce aux images, aux sensations et aux idées recelées dans une autre langue, je m’interroge sur ce qui me fait _ de fait, si, tellement _ français, et ce sont moins des fromages ou des terroirs que des œuvres _ voilà ! _ qui surgissent _ avec une joyeuse vivacité. Lorsque je lis Montaigne ou Marivaux _ deux de mes auteurs absolument préférés à moi aussi ! _, leurs tournures de phrase _ voilà ! _ agissent sur mes poumons et mes nerfs, et elles déclenchent, par le rire, la raison et les sons, une harmonieuse complicité _ ou connivence radieuse, nous y sommes en plein… Plus encore que toute configuration langagière _ mais oui ! Et comment ! _, la musique _ si délicate, fine, et si subtile en son plus parfait naturel dépourvu d’affectation : tempérée… _ de Fauré, de Debussy et de Ravel me dit, sans les mots _ mais oui ! _ que je suis français, même si je peux pleurer _ en effet _ avec des compositeurs italiens, allemands, russes ou espagnols. J’y reconnais mes modalités et intensité » _ voilà le secret magnifiquement dégagé ici par François Noudelmann : des modalités et des intensités sonores idiosyncrasiques partagées au plus intime, crucial et essentiel de soi…

Toute une philosophie fondamentale se trouve ainsi merveilleusement exprimée là, en sa rétrospection _ provisoire : mais qu’est-ce donc qui ne l’est pas ? du moins tant qu’existe de l’encre et du papier, ainsi que de la vie (et de la lucidité), pour penser et écrire, et éventuellement ré-écrire et retoucher… _ de trois parcours géographico-sentimentaux, plus ou moins désirés, plus ou moins bousculés, et parfois violemment chahutés par l’Histoire, de trois générations _ Chaïm (1891 – 1941), Albert (1916 – 1998), François (1958) _ de Noudelmann,

entre Lithuanie et New-York, et surtout un attachement français peut-être indéfectible, viscéral, à la France _ en sa culture, si sensible et si fine, de climat idéalement doux et tempéré : sa littérature et sa musique tout spécialement, en tout cas en premier, pour le petit-fils de Chaïm et fils d’Albert, François… _, par François Noudelmann,

lui qui a l’oreille si fine _ et je viens de me procurer, je l’avais commandé, son « Penser avec les oreilles« , paru le 29 août 2019, un an avant l’expérience renversante du 19 septembre 2020 à Cadillac, et l’admirable rétrospection dont celle-ci a été la source nourricière féconde de mémoire et de recherche, et de penser, encore et toujours…

Ce samedi 27 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

La somptueuse beauté, tendre et discrète, et qui touche, de François Couperin en ses Messes (II) : la « Messe pour les paroisses » (toujours en 1690), par Olivier Latry sur les Grandes Orgues de la Chapelle Royale de Versailles, et l’Ensemble vocal « Chant sur le Livre alterné », dirigé par Jean-Yves Haymoz…

11mai

En suite et continuité avec mon article d’avant-hier mardi 9 mai « « ,

je veux dire, ce jour 11 mai, mon égale admiration éperdue pour le second volet discographique des deux Messes de François Couperin (toutes deux de 1690) que propose l’excellent label Château de Versailles Spectacles _ dirigé par Laurent Brunner _,

cette fois le CD Château de Versailles CVS 083, consacré à la « Messe pour les Paroisses« , avec, pour le plain-chant alterné, cette fois-ci la Messe IV « Cunctipotens genitor Deus » _ choisie (et recommandée, donc) par François Couperin lui-même _,

toujours dans l’interprétation somptueuse et d’Olivier Latry, aux Grandes Orgues (de 1710) de la Chapelle Royale de Versailles, et de l’Ensemble vocal « Chant sur le Livre alterné« , sous la direction idoinement inspirée de Jean-Yves Aymoz…

Ces deux CDS constituant le n° 10 et le n° 11 de la collection « L’Âge d’or de l’Orgue français » de ce label CVS de la plus haute qualité.

Avec rappel de ces précisions extrêmement intéressantes- ci, 

rédigées de manière superbement détaillée et appropriée, pour Arques-la-Bataille en août 2018 _ pour les festivités organisés sous les aupices de l’ami Jean-Paul Combet _, par Michel Boesch,

à propos de ces deux sublimes Messes si délicates et prenantes en leur douceur, de François Couperin : 

Messes – Couperin

Messes - Couperin©Michel Boesch

Dire avec des sons ce que lisent les mots

Dans son Dictionnaire de Musique (1764), Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) affichait une double définition de l’exécution (= interprétation) musicale. La première relève de la perfection technique lorsque l’interprète « exécute correctement, sans hésiter et à la première vue, les choses les plus difficiles ». La seconde exige de sa part d’entrer « dans toutes les idées du compositeur, sentir et rendre le feu de l’expression ». Forcément réductrices, ces deux approches pourraient cependant catégoriser l’ample discographie consacrée aux Pièces d’orgues consistantes en deux Messes _ c’est là leur intitulé officiel, en 1690 _ composées par François Couperin (1668-1733) en 1690.

Une première catégorie d’enregistrements (souvent les plus anciens) privilégie le contenu purement musical et l’intelligence de l’œuvre. Si André Marchal (1894-1980), organiste né aveugle, fait figure de précurseur avec le label Erato (1959), il annonce des interprètes aussi emblématiques que Marcel Dupré (1886-1980), Michel Chapuis (1930-2017) ou André Isoir (1935-2016). Sur ces disques, la prise de parole est réservée _ exclusivement _ à l’orgue. L’instrument y intervient dans une succession de courtes séquences aux couleurs changeantes. Ce style reflète d’ailleurs les goûts d’une époque qui, comme en littérature, abandonne les longs développements de la première moitié du XVIIème siècle au profit d’œuvres brèves mais denses comme les fables de Jean de La Fontaine (1621-1695), les contes de Charles Perrault (1628-1703) ou les portraits moraux de Jean de La Bruyère (1645-1696).

En revanche, les parutions plus récentes, notamment à partir de la dernière décade du XXème siècle, ajoutent souvent _ voilà _ une dimension vocale à la musique d’orgue. Certains s’arrêtent à mi-chemin, comme Frédéric Desenclos et l’Ensemble Pierre Robert (collection Tempéraments, 2001). Ils glissent dans la suite des pièces d’orgue quelques petits Motets soutenus par des cordes. D’autres tentent l’expérience d’une reconstitution liturgique aussi proche que possible du cadre de référence de Couperin. Précédé par l’enregistrement de Marie-Claire Alain (1926-2013) et de la Compagnie Musicale Catalane (Erato, 1998), celui de Michel Bouvard et de la Schola Meridionalis (Diapason, 2015) semble considéré aujourd’hui comme l’un des plus réussis _ c’est à relever. Des plages de plain-chant et des séquences instrumentales se relayent pour tisser son programme. Ce procédé ancien est également connu sous le nom d’alternatim (dialogue) _ voilà _ : chaque partie de l’ordinaire d’une messe romaine (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei) est fragmentée en sections qui seront ensuite réparties, par alternance pair/impair, entre les voix et l’instrument. Ce dernier paraphrase alors par des sons _ voilà _ le sens des paroles que la voix aurait prononcées par le chant.

C’est précisément dans ces pas que Jean-Luc Ho et l’ensemble vocal Les Meslanges ont choisi de poser les leurs durant deux concerts donnés dans le cadre du vingtième Festival de Musique Ancienne en Normandie (21 au 25 août 2018) organisé par l’Académie Bach d’Arques-la-Bataille (Seine-Maritime). Pari d’autant plus audacieux que la musique d’orgue est réputée n’intéresser qu’un public averti, et que le plain-chant semble relégué au rang des antiquités, en compagnie de son complice, le latin d’église. Un pari risqué ? En tout état de cause, un défi remarquablement relevé à en croire les commentaires d’un public passé de surprises en découvertes. Avec cependant l’expression d’un regret. Celui de ne pas avoir été assez préparé _ ce public à ces deux concerts d’Arques _ à l’écoute d’un répertoire plutôt difficile et quelquefois énigmatique. Car, avec le plain-chant, c’est tout un pan des musiques du Grand Siècle qui sort timidement de l’ombre _ voilà _ écrasante des polyphonies d’inspiration versaillaise. Mais, pour en goûter pleinement le suc et le parfum, il est nécessaire de disposer au préalable de connaissances particulières. A nos yeux, un Festival peut être ce lieu d’initiation. D’ailleurs, l’Académie proposait, comme chaque année, quelques conférences consacrées à des répertoires atypiques inscrits au programme des concerts : sur la pratique du consort anglais, la poésie et la musique dans les œuvres de Guillaume de Machaut ou la musique de Santa Cruz de Coimbra. Alors, pourquoi ne pas livrer quelques clés pour faciliter l’entrée dans le monde mystérieux du plain chant et des modes ecclésiastiques ?

Car c’est une histoire mouvementée qui se dessine en filigrane des sons qui ont résonné ce 22 août 2018. Lorsque, dans sa Dissertation sur le chant grégorien (1683), Guillaume-Gabriel Nivers (1632-1714) analyse la position d’Aelred de Rievaulx (vers 1110- 1166 ?) sur la musique à l’église, il pose en réalité les termes majeurs d’un débat passionné qui rebondit précisément au XVIIème siècle. Ce moine « admet le son, pourvu qu’il ne soit pas préféré au sens des paroles sacrées ; et en admettant le son, il s’ensuit évidemment qu’il approuve l’Orgue (J’entends toujours pourvu qu’elle soit dans les Règles prescrites par les conciles et les Saints Pères) ». Ainsi, loin de laisser libre cours à la créativité et à l’inventivité des compositeurs et interprètes, la musique se voit solidement encadrée _ voilà _ par une double autorité : celle de la « parole sacrée » portée par le chant, et celle des « règles » s’appliquant à l’écriture musicale et à son exécution _ prescriptions tout à fait essentielles, en effet…

Même un compositeur âgé de moins de vingt-deux ans, comme François Couperin _ né le 10 novembre 1668 _, ne pouvait rien ignorer _ certes ! _ de ce faisceau de prescriptions _ et c’est bien là le terme adéquat. Juan David Barrera décrit remarquablement la « triple influence normative » à laquelle était alors soumis notre compositeur: « premièrement, la réglementation du cérémonial parisien de 1662 (conforme à l’esprit de la Réforme tridentine) qui cherche à circonscrire les prestations des organistes dans la liturgie ; deuxièmement, les préfaces des Livres d’orgue publiés à l’époque, textes explicatifs qui fixent les canons théoriques et esthétiques pratiqués ; finalement, comme résultat implicite des deux sources prescriptives précédentes, le principe de convenance _ voilà _, qui détermine la nature formelle et expressive du répertoire » (Bienséance et vraisemblance : le phénomène normatif dans la production musicale des organistes français de l’époque classique, Strathèse, Université de Strasbourg, juillet 2018).

Le Cæremoniale Parisiense ad usum omnium Ecclesiarum… aliarum urbis et Dioecesis Parisiensis (Cérémonial parisien en usage dans toutes les églises… de toutes les villes et du diocèse de Paris) se présente sous la forme d’un « code » à l’usage des maîtres de cérémonie chargés de coordonner les différents acteurs intervenant lors d’un office religieux. Observant que « chacun faisoit des cérémonies à sa mode, et introduisoit des coustumes nouvelles selon son esprit particulier », son auteur, le prêtre parisien Martin Sonnet, est chargé par l’archevêché « d’y apporter un ordre convenable » par la voie d’une uniformisation des pratiques. Le chapitre 6 de ce cérémonial traite De organista et organis (De l’organiste et de l’orgue). Les prescriptions qu’il contient sont de diverses natures. Morales dès le premier article (Organista bonis moribus praeditus/ l’organiste est doté de bonnes mœurs), elles s’insinuent jusque dans l’écriture musicale et la manière d’interpréter la partition : « on prendra garde de ne jamais toucher l’orgue de manière lascive ou impure». Elles précisent ensuite les parties de l’office durant lesquelles l’orgue est autorisé à sonner. Enfin, elles édictent les modulations que doit adopter l’organiste (« gravement », « suavement ») afin de « stimuler la dévotion des âmes du clergé et du peuple ». Seuls les moments de l’Offertoire, de l’Elévation et du Deo gratias annonçant la fin de l’office échappent quelque peu à ce cadre directif. Ils constituent alors de brefs moments de libre expression de l’organiste. En définitive, l’organiste français se trouve encadré par un système exigeant qui tranche _ et c’est intéressant à relever _ avec la liberté surveillée accordée aux organistes germaniques.

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Mais les organistes eux-mêmes s’érigent en prescripteurs de normes. Contentons-nous d’un exemple, celui du Livre d’orgue contenant cent pièces de tous les tons de l’Eglise (1662) de Guillaume-Gabriel Nivers. Dès la première page, il explique le rôle de l’orgue (« L’orgue étant institué dans l’Eglise pour l’ornement de la solennité et pour le soulagement du cœur ») et précise l’intérêt des huit tons de l’Eglise : « il est à propos de distinguer les Tons pour les voix basses, des Tons pour les voix hautes telle que sont celles des Religieuses en faveur desquelles il faut transposer ». D’ores et déjà apparaît la distinction parfaitement intégrée par Couperin _ en effet _ lorsqu’il compose ses deux Messes, l’une pour les paroisses, l’autre pour les couvents. Il donne ensuite une leçon à distance sur le toucher de l’orgue : le positionnement des doigts, l’art des tremblements, le façonnage des agréments, le mouvement des fugues ou la meilleure manière de combiner les jeux. Des enseignements qui, au fil du temps et de la parution de livres d’orgue comme ceux de Nicolas Lebègue (1631-1702) ou d’André Raison (1640-1719), finissent par acquérir une valeur de référence. Pour les organistes également, le processus de modélisation est en marche.

Mais pour être appréciée, encore fallait-il que cette musique corresponde _ aussi _ aux goûts de son temps. Certes, le cérémonial de 1662 interdisait de « produire aucun chant dont le caractère profane ou superficiel ne convienne pas à l’office ». Cependant, outre les styles associés de longue date à la musique d’église (comme le cantus firmus ou la fugue), les compositeurs se risquent néanmoins à concilier la tradition grégorienne avec l’actualité mondaine. Ainsi, dans ses Messes, Couperin acclimate des figures rythmiques propres aux danses, des passages lyriques caractéristiques de l’opéra et même des sonorités martiales échappées des fanfares de la Musique de la Grande Ecurie versaillaise. Pratique contrôlée mais non prohibée. Pourvu qu’elles obéissent aux règles de bienséance et de convenance ecclésiastiques _ voilà _, explique en substance André Raison lorsqu’il admet la transposition de rythmes de danses dans la musique d’orgue : « exceptée qu’il faut donner la cadence un peu plus lente à cause de la Sainteté du lieu ».

Un « cahier des charges » pointilleux pour Couperin et ses collègues organistes _ oui. Pourtant, malgré ce programme imposé, ils réussissent tous à faire œuvre originale _ oui. Leurs talents respectifs les distinguent, bien entendu. Un talent détecté précocement _ en effet _ pour François Couperin. Orphelin à onze ans, les marguilliers (membres du conseil de fabrique) de l’église Saint-Gervais, à Paris, tenaient tant à s’attacher ses services qu’ils réussirent à convaincre Michel-Richard de Lalande (1657-1726) d’assurer un intérim de plusieurs années jusqu’à ce que le jeune François atteigne sa majorité et puisse alors être nommé officiellement titulaire des orgues d’une église dans laquelle prêche parfois Jacques-Bénigne Bossuet (1627-1704) et que fréquente Madame de Sévigné (1626-1696). De Lalande n’oubliera ni Saint-Gervais, ni Couperin. En effet, c’est au Surintendant de la Musique de la Chambre du Roi qu’échoit le soin de rédiger le texte du certificat qui accompagnera chaque partition commercialisée : « Je certifie avoir examiné les présentes pièces d’Orgue du sieur Couperin,… que j’ai trouvé fort belles, et dignes d’être données au public ».

Mais le talent n’est rien _ non plus _ sans l’instrument _ et chacun d’entre a sa singularité. D’ailleurs, Evrard Titon de Tillet le place au sommet de la hiérarchie des instruments : « L’Orgue doit être regardé comme le premier et le Roi de tous les instruments, puisqu’elle seule les contient tous » (Le Parnasse François, 1732). Or, l’orgue de l’église Saint-Gervais sur lequel Couperin a certainement mis ses partitions au banc d’essai, offre un large potentiel. Il dispose de quatre claviers (le Positif, le Grand Orgue, le Récit et l’Echo dont Couperin ne se servira pas) et d’un pédalier. Chacun de ces éléments est associés à des jeux (ou registres), le Grand Orgue étant le plus fourni (16 jeux) alors que le Récit n’en comporte qu’un seul, le Cornet. La science de la registration consiste à produire les sonorités voulues en combinant ces jeux. Une manière, en quelque sorte, de créer sa propre « orchestration ».

La musique de Couperin s’illustre par les effets de contraste produits par les deux claviers principaux : la puissance et la brillance du Grand Orgue et la sonorité plus sage du Positif. Quant aux parties solistes, elles sont généralement affectées au Récit tandis que le cantus firmus est interprété à la Pédale.

Cependant, aussi éclatant soit-il, l’orgue « n’intervient jamais qu’en intrus au sein d’un rituel « rempli » intégralement par le chant et les récitatifs » tient à préciser _ et c’est bien sûr à relever _  Jacques Viret (Le chant grégorien et la tradition grégorienne, 2012). Car c’est par le chant seul _ et le logos articulé en mots et phrases qu’il porte _ que se diffusent le message divin et les doctrines associées _ oui, et c’est fondamental pour son office sacré. En revanche, si le chant liturgique doit être accompagné, ce rôle est dévolu _ d’abord _ au serpent. Aujourd’hui quasiment disparu _ en effet _, voici comment le décrivait le Dictionnaire liturgique, historique et théorique du plain-chant (1864) de Joseph d’Ortigue (1802-1866) : « instrument à vent dont on se sert particulièrement dans les églises et dans la musique militaire, où il forme la basse… Gerbert dit que le serpent a été nommé ainsi à cause de sa forme ». Malgré les services rendus dans les lieux de culte dépourvus d’un orgue, sa réputation n’est pas flatteuse. Dans ce même Dictionnaire, le compositeur Adrien de La Fage (1801-1862) en donne _ au XIXe siècle, il faut le relever _ une description épouvantable : « Mon but principal en introduisant l’orgue dans le chœur, était l’abolition de cet abominable et honteux usage connu seulement en France, d’accompagner le chœur par le serpent, instrument grossier, si contraire aux voix, au goût et au bon sens ». C’est pourtant avec le serpent que Volny Hostiou a accompagné les parties vocales de nos deux concerts _ d’Arques. Avec une certaine grâce et beaucoup de virtuosité.

Ces quelques repères étant posés, nous pouvons maintenant pénétrer, en meilleure connaissance de cause, à l’intérieur de ces deux Messes. Si notre lecteur voulait approfondir l’étude technique et théologique de ces deux opus, nous l’invitons vivement à consulter la thèse de doctorat de Juan David Barrera (La musique pour l’orgue en France à l’âge classique : une représentation du sacré) soutenue le 3 mars 2017 à l’Ecole doctorale des Humanités de l’Université de Strasbourg. Par bien des aspects, elle nous a guidé dans la rédaction de notre _ bien utile _ compte rendu.

Messe à l’usage ordinaire des Paroisses pour les Fêtes solennelles

Ce titre appelle d’ores et déjà quelques préalables. Car, si l’ordinaire de la messe (ordo missae, l’ordonnancement d’une célébration de l’office divin) reste uniforme dans sa structure (toujours cinq mêmes pièces sont chantées), les mélodies doivent s’adapter aux particularités du calendrier _ oui. Ainsi, les antiphonaires (livres liturgiques rassemblant les partitions grégoriennes) et plus tard les missels consignent-ils dix-huit messes chantées différentes, classées de I à XVIII. Couperin a choisi _ pour cette Messe des Paroisses _ de mettre en musique la Messe IV Cunctipotens genitor Deus (Tout-puissant Dieu créateur), « base de toutes les messes d’orgue données dans le cadre séculier » précise Thomas Van Essen dans le texte de présentation des concerts de Dieppe et d’Arques-la-Bataille.

En outre, l’organiste devait avoir une connaissance précise du calendrier liturgique. Les fêtes y sont hiérarchisées et l’organiste est tenu « d’approprier son style et son jeu aux caractères des diverses solennités » (Joseph d’Ortigue). Ainsi, chaque degré de festivité porte un nom. Celui qu’emploie Couperin (fêtes solennelles) correspond aux fêtes doubles majeures dans le langage romain, « celles dont l’office est plus solennel et plus complet que celui des autres » expliquent les abbés Antoine Banier (1673-1741) et Jean-Baptiste Mascrier (1693-1760) dans leur Histoire Générale des cérémonies, mœurs et coutumes religieuses (1741).

Pour leur part, les chantres servent un répertoire en latin qui n’est plus guère pratiqué de nos jours : le plain-chant _ voilà. Ce terme traduit l’expression latine planus cantus, littéralement « chant qui plane », qui avance à pas égal, sans rupture ni altération. Dans son Traité théorique et pratique du plain-chant, appelé grégorien (1750), l’abbé Léonard Poisson (1695 ?-1753) le définit comme « le chant le plus grave, le plus simple, le plus naturel,… qui n’admet point cette multitude d’inventions de mélodie, et qui rejette cette variété d’harmonie, dont la plupart sont peu propres à la majesté de l’Office divin ». Le chant grégorien, né au VIème siècle _ voilà _, en constitue le socle. Mais au-delà, le plain-chant restera longtemps une musique vivante qui se renouvelle _ oui _ au gré de la refonte des bréviaires et des missels. Les plus talentueux musiciens du Grand Siècle participeront à sa rénovation _ voilà. Pour ce concert _ d’Arques-la-Bataille _, Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) livre deux pièces de sa composition.

L’Ensemble Les Meslanges a choisi d’interpréter les cinq parties d’un office extrait du Graduale Parisiense illustrissimi et reverendissimi in Christo patris D.D Francisci de Harlay…autoritate… editum (1689). Ce Graduel de Paris, conservé à la Bibliothèque Mazarine, a été publié sous l’autorité du quatrième archevêque de Paris, François Harlay de Champvallon (1625-1695). Celui-ci est à l’origine d’une réforme du plain-chant en réaction au courant conservateur prêchant le maintien d’une certaine austérité et au mouvement moderniste ouvert à l’intégration d’ornements empruntés à la musique profane contemporaine. En arrière-plan, deux partis enfiévraient le débat : les jansénistes furieusement traditionalistes et les ultramontains attachés aux rites définis par l’Eglise de Rome. Profondément gallican (favorable à l’Eglise de France) et réformateur, Monseigneur de Harlay lutte contre ces deux tendances et révise en profondeur Bréviaire (1680), Antiphonier (1681), Missel (1684) et Graduel (1689). C’est de ce dernier livre que sont extraites les séquences de plain-chant alternant avec les pièces d’orgue de Couperin.

Il est 11 heures à Dieppe. L’horloge de l’église Saint Rémy sonne les onze coups au moment même où Jean-Luc Ho fait résonner les premières mesures de cette première messe pour orgue. Une conjonction de sons délicatement complémentaires.

« On chante par neuf fois, à l’honneur des neufs Chœurs Angéliques, Kyrie eleison ; ce qui exprime les sentiments des Anges et des Prophètes au temps de l’ancienne Loy », explique Jean-Jacques Olier (1628-1657) dans son Explication des cérémonies de la grand’messe de paroisse selon l’usage romain (1687). Sur ces neuf versets, cinq sections sont interprétées à l’orgue (versets impairs), les autres étant confiés à Thomas Van Essen accompagné du seul serpent. Ces suites instrumentales sont construites en forme d’arche. Celle-ci est soutenue par deux puissants Grand Plein Jeu joués sur le Grand Orgue (1er et 5ème Kyrie). Conformément aux prescriptions du Cérémonial de Paris de 1662, un cantus firmus à la basse décline, en valeurs longues augmentées, la mélodie grégorienne de la Messe IV. La clé de voûte (3ème Kyrie) est dominée par un Récit de Cromorne au timbre doucement rauque (appelé « cruchement »). Juan David Barrera observe une simultanéité de l’emploi du Cromorne avec l’évocation de la figure du Christ. Une évocation mise en scène dans le 4ème Kyrie où le dialogue entre la Trompette au Grand Orgue et le Cromorne à la pédale pourrait évoquer le combat de Jésus (Cromorne) contre les forces du Mal (Trompette).

Le Gloria se distingue par son expressivité et concentre tout un répertoire de figures de style et de symboles. D’une façon encore plus apparente que dans la partie précédente, les notes traduisent exactement _ voilà _ le sens des mots inscrits dans le texte confié à l’orgue. Dès la première séquence en Plein Jeu, deux mondes s’unissent pour chanter de louange in excelsis Deo (à Dieu dans le ciel) : aux claviers, une écriture en imitation représente la multitude des cohortes célestes tandis que le monde terrestre murmure le cantus firmus au pédalier. La séquence suivante, celle du Benedicimus te (Nous vous bénissons), choisit la forme d’une petite fugue pour mêler deux sentiments. Le premier exprime au Cromorne la joie de la délivrance promise par le Christ ; le second s’effraye, par des chromatismes ténébreux, du prix à payer pour effacer le péché originel. Mais le passage le plus démonstratif est sans doute celui qui récite en musique le verset Domine Deus, Rex caelestis, Deus, Pater omnipotens (Seigneur Dieu, Souverain Roi du ciel, ô Dieu, Père tout-puissant). Dans ce récit associant basse et dessus, la fanfare des Clairons, Trompettes et Tierces célèbre sur le Grand Orgue le roi des cieux. Soudain, une tension s’exprime par un passage en mode mineur et la dislocation de la ligne mélodique : le pécheur craint Deus pater omnipotens, à la fois père exigeant et tout-puissant. Puis la fanfare s’impose à nouveau pour célébrer la majesté trinitaire.

Le Gloria « exprime que la pénitence des Anges n’altère point leur béatitude » explique Jean-Jacques Olier. Acquis à cette béatitude, Couperin va tenter de la faire partager par les fidèles. Pour pénétrer leur âme, il leur parle un langage familier. Déjà, le verset Glorificamus te (Nous vous glorifions) avançait au rythme d’une gigue. Maintenant, le Qui tollis peccata mundi (Vous qui effacez les péchés du monde) puise dans la tradition musicale des « sommeils » _ tel celui de l’Atys de Lully… Un Fond d’orgue joué sur une pédale de flûte somnole paisiblement tandis que le Cornet réalise son examen de conscience. Cette pièce mêle béatitude et mysticisme : d’une part, un corps au repos ; d’autre part, une âme qui s’élève au contact du divin. Une union qu’illustre également la séquence suivante (Quoniam tu solus Sanctus/ Car vous êtes le seul saint) dans un dialogue conduit par le registre Voix Humaine. Mouvements ascendants et descendants se croisent, rapprochant peu à peu les mondes célestes et terrestres. Le tout s’achevant dans la célébration d’un In Gloria Dei Patris (dans la gloire de Dieu le Père) sur les Grands Jeux. Cette séquence est divisée en trois parties comme si Couperin tenait à saluer, à tour de rôle, chacune des personnes de la Trinité par une couleur sonore singulière : la puissance du grand clavier pour le Père, la fragrance caressante du Cornet pour saluer la bienveillance du Fils et l’explosion sonore pour exalter l’Esprit _ voilà.

« On joue des Orgues pendant le Gloria in Excelsis, pour dire que l’Eglise du Ciel représentée par les mêmes orgues, et celles de la Terre sont unies dans la louange de Dieu. Au Credo les Orgues ne jouent point, parce qu’il n’y a point de Foy au Ciel, mais seulement sur la Terre » justifie Jean-Jacques Olier. Il était en effet de tradition que, s’agissant de la profession verbale de la foi chrétienne, le texte devait être récité ou chanté dans son intégralité, mais sans intervention des orgues _ voilà.

Avec l’Offertoire, l’orgue signale l’ouverture de la seconde partie de la messe : l’Eucharistie. Il commémore trois moments de l’histoire du Christ : la présentation au Temple, la Passion et la Résurrection. Aussi Couperin propose-t-il trois tableaux contrastés _ voilà _ correspondant à ces trois temps liturgiques. Le premier est habillé en majesté par le Grand Jeu, le Cromorne et le Cornet. L’allure est solennelle et les sonorités éclatantes. L’écriture musicale d’une grande densité multiplie les effets de contraste et fait varier les plans sonores en changeant régulièrement de clavier pour y prononcer de courtes phrases. Le second adopte la technique du clair-obscur. Sur un mode mineur, le Cornet ouvre la séquence par un cri puis adopte un ton plaintif, comme effrayé devant la cruauté du sacrifice. Tandis qu’une pédale de flûte sanglote au loin, des chromatismes déchirants et des altérations rageuses suggèrent un tableau violemment coloré. Avec la Résurrection vient le moment du triomphe sur le péché. Une fugue enthousiaste redonne au Cornet tout son éclat. Peu à peu, elle prend de l’assurance, associant le Grand Orgue enfiévré par un rythme pointé. Ainsi, l’Offertoire s’achève-t-il en apothéose _ voilà.

« L’Orgue, qui signifie la musique du Ciel et les louanges des Bienheureux, joue au Sanctus : Il chante par deux fois Sanctus, pour représenter que cette louange est la louange du Ciel » analyse Jean-Jacques Olier. Couperin choisit la forme d’un canon interprété sur le Plein-jeu pour figurer l’union du ciel et de la terre. Comme cela lui est prescrit, le thème du plain-chant est interprété à la basse. Ouvert sur un jeu doux, le second Sanctus distingue un chœur céleste qui exprime sa félicité dans un récitatif joyeux joué au Cornet tandis que le chœur terrestre l’accompagne à la basse par des accords tranquilles aux graves profonds.

Juan David Barrera signale que, « dans la pratique liturgique de l’Eglise gallicane, le Benedictus était considéré comme un verset indépendant du Sanctus, placé soit pendant lElévation, soit immédiatement après ». Ce 22 août, le Benedictus de Couperin faisait suite au Sanctus, afin de permettre à Thomas Van Essen de rejoindre la tribune de l’orgue. Car, pour l’occasion, le concepteur du programme avait confié à Marc-Antoine Charpentier le soin de saluer la consécration du pain et du vin par l’un de ses nombreux motets pour l’élévation : Ascendat ad te Domine (Je m’élève vers toi, Seigneur). Une délicate mélodie aux reflets changeants, aux ornements perlés et aux mots soulignés par une diction parfaite.

Autant le Benedictus apparaissait comme une longue méditation dirigée par le Cromorne, autant l’Agnus Dei reprend des allures solennelles. La première invocation répond aux prescriptions du Cérémonial de 1662 (qui exige le Plein jeu). Mais sa tonalité contredit l’analyse de Jean-Jacques Olier qui y voit un appel à la « compassion de misère et de mon état ». Le Grand Orgue ouvre la séquence en imitation puis croise les lignes mélodiques tandis que le pédalier décline le thème de la Messe IV par un cantus firmus venu des profondeurs. Le second Agnus Dei adopte une allure plus légère et chantante. Le thème est d’abord énoncé sur le Positif puis amplifié par le Grand Orgue. Il glisse ensuite d’un clavier à l’autre, créant un contraste sonore par un jeu d’alternances piano et forte.

Tout office s’achève, en France, par l’hymne national royal appelant la protection de Dieu sur le Roi. Ici, le Domine Salvum fac Regem est de la main de François de La Feillée (vers 1700-1763), un élève et disciple de Nivers. C’est ainsi, accompagné du seul serpent, que cet hymne devait résonner dans la plupart des paroisses françaises. Hymne salué par une volée de cloches annonçant l’heure de midi. Comme pour le début du concert, cette convergence sonore tout à fait involontaire produit un effet saisissant.

Le chantre ayant lancé un mélodieux Ite missa est, le Deo gratias joué à l’orgue apporte sa note finale à l’office. Point de triomphalisme ici. C’est le Petit Plein jeuqui ordonne cette dernière génuflexion. Ecrite sur un mode mineur, elle honore un Dieu puissant autant qu’un Fils sacrifié pour le bien des croyants.

Messe propre pour les Couvents de Religieux et de Religieuses

A bien des égards, les deux Messes présentent des airs de ressemblance : même principe d’alternance, mêmes références spirituelles, mêmes instruments. Pourtant, une écoute attentive signale quelques différences notables _ certes.

Certaines sont liées au contexte de leur création. D’abord, la partition intéresse un lieu fermé _ le couvent _, dédié à la prière tout au long de la journée. Il en ressort un sentiment d’intimité plus marqué _ oui !!! _ et une dimension plus modeste _ oui : ce que j’ai en effet relevé en mon article d’avant-hier 9 mai. En outre, le Cérémonial de Paris ne s’applique pas aux couvents. Ceux-ci sont régis par les Règles spécifiques _ voilà _ de leur Congrégation. Le compositeur y trouve, par conséquent, une plus grande liberté d’expression _ oui. A titre d’exemple, il ne sera pas tenu par l’obligation d’évoquer systématiquement le thème grégorien par un cantus firmus. La tonalité peut donc être plus homogène. Enfin, l’organiste choisira la registration en fonction de sa propre lecture du texte dont il interprète le sens par des sons.

D’autres marges d’initiative, contemporaines cette fois, résultent du choix des concepteurs du programme _ de ce  concert d’Arques, en cette occurrence-là. Ils associent aux Pièces d’orgues de Couperin la troisième des Trois messes en plain-chant musical pour les festes solemnelles propres aux Religieux et Religieuses qui chantent l’office divin publiées en 1687 par Paul D’Amance (vers 1650-1718), religieux de l’ordre de la Sainte Trinité et rédemption des captifs de Lisieux. Pour mémoire, « le plain-chant musical » s’inscrit dans le prolongement des Cinq Messes en plain-chant… propres pour toutes sortes de Religieux et Religieuses, de quelque ordre qu’ils soient, qui se peuvent chanter toutes les bonnes festes de l’année publiées par Henry Du Mont en 1660 _ oui. Avec Nivers, Du Mont travaille activement au renouveau du plain-chant _ oui _ en le dotant de mélodies nouvelles et plus souples (plus « musicales ») sans pour autant trahir la rigueur et la simplicité _ voilà _ de la forme traditionnelle du grégorien.

Ce dialogue de l’orgue et du plain-chant _ oui _ est serti _ pour ce concert d’Arques _ dans une suite de motets de la plume de ces rénovateurs. Pour le Credo, Jean-François Lalouette (1651-1728) les rejoint avec un extrait de la Messe italienne qu’il aurait composée pendant ou à l’issue de son séjour à Rome, en 1681. Pour leur donner vie, cinq chantres prennent place autour d’un magnifique aigle-lutrin. Faisant suite à la remarquable démonstration soliste du matin, c’est en chœur qu’ils interprètent consciencieusement ce « plain-chant (qui) étant employé pour l’Office Divin, doit être chanté avec gravité, avec décence et piété » (Léonard Poisson). Cependant, pour le Credo, ils gratifient le public de la démonstration d’une forme nouvelle qu’emprunte ce chant si particulier. Celle-ci « renverse tout ce bel ordre, parce qu’en chantant à l’unisson, les basse ne pourraient se faire entendre », constate le Traité de Léonard Poisson. Ce nouveau-venu qui rompt l’unisson, c’est le Faux-bourdon. La partition s’enrichit alors de nouvelles harmonies (à quatre voix) et s’ouvre davantage à l’improvisation et à l’ornementation. L’Ensemble Les Meslanges en donnera une illustration absolument éblouissante.

Il est 20 heures. Le serpent donne le ton, aussitôt suivi par les cinq chantres interprétant lIntroït a capella. Première pièce chantée lors d’un office, elle célèbre le saint du jour. Ici, Guillaume-Gabriel Nivers a doté d’une ligne mélodique aux accents grégoriens un texte destiné à la célébration des Vierges et Martyrs, Sainte Cécile, en l’occurrence. La belle homogénéité des voix fixe l’attention des auditeurs, impressionnés par la gravité et la souplesse du chant.

Le premier Kyrie, joué au Petit Plein Jeu, s’avance majestueusement. Il se compose assez distinctement de quatre phrases qui se rejoignent dans une parfaite harmonie : les phrases extrêmes sonnent avec majesté tandis que les phrases intermédiaires sont traversées de dissonances. Une manière subtile d’évoquer la grâce et le péché qu’elle étreint. Les autres interventions de l’orgue, en alternance avec le plain-chant, conservent la même tonalité en la nuançant. Autant le second Kyrie lance une fugue au caractère triomphal, autant le premier Christe offre au Cromorne le soin de décrire le Christ par une mélodie pénétrée de tendresse. Si Couperin n’omet pas d’invoquer la figure trinitaire dans un Trio à deux dessus (4ème Kyrie), c’est pour mieux célébrer son triomphe dans un dernier Kyrie à la registration illustrative : la victoire finale sur le péché est interprétée par la Trompette sur le Grand Orgue quand la divinité trinitaire se manifeste sur le Positif par l’union de trois jeux : le Montre, le Bourdon et le Nazard.

L’hymne joyeux du Gloria s’annonce au Grand Plein Jeu. Les trois natures du Christ sont illustrées dès cette première intervention de l’orgue : une entrée puissante matérialise sa divinité, une ligne descendante évoque son Incarnation tandis qu’une succession d’altérations préfigure sa Passion. Couperin y multipliera ces images sonores. La joie que procure la bénédiction divine est magnifiée dans un duo aux allures de gavotte dans le Duo sur les Tierces. « Une écriture dessinant des demi-cercles, cherche à figurer la perfection divine » dans la Basse de trompettes, suggère encore Juan David Barrera. Sans omettre le métissage de la gravité et de la suavité dans le confondant récit du Cromorne commentant le 5ème verset du Gloria. Le Christ y est décrit dans un mouvement de joie mêlée de vénération signifiée par un paisible Fond d’orgue. Gravité et suavité qui révèlent « les mystères cachés… par le moyen de ces choses extérieures et sensibles », assure Jean-Jacques Olier.

Mystères sacrés que célèbrent les trois temps d’un majestueux Offertoire sur les Grands jeux. Enonçant successivement de courtes phrases sur les deux claviers principaux, il marie magistralement la profondeur du Positif à l’éclat du Grand Orgue. En pleine euphorie rythmique, l’âme de l’auditeur est aspirée vers le monde céleste. Une méditation sur le mode mineur évoque les souffrances du Christ, appelant le fidèle à un court moment d’introspection sur une suite d’accords à peine secoués par quelques trilles. Le Grand Jeu s’annonce maintenant en fanfare, couvert d’un habit de triomphe : le péché est vaincu. Enfin, un dernier mouvement, noté « Lentement », invite à rendre grâce au Sauveur.

Cette dominante jubilatoire marquera d’ailleurs les dernières pièces de cette Messe. Si le premier Sanctus résonne dans un Plein Jeu grandiose, le second s’anime délicatement au chant du Cornet. Les doubles croches de l’Elévation invitent l’âme à une ascension spirituelle que le pas tranquille du premier Agnus Dei ne viendra pas contrarier. Le second, en revanche, retrouve une allure fervente que sublimera un bref Deo gratias d’une admirable luminosité.

..;

Lorsque l’orgue s’est tu, un long silence a suivi. Le concert est-il achevé ? Ce n’est que lorsque Jean-Luc Ho a éteint l’éclairage du buffet de l’orgue que les applaudissements fusent. Signe manifeste de la découverte d’un versant méconnu _ voilà _ de la musique du Grand Siècle. Mais expression d’une gratitude pour avoir pu en apprécier quelques reflets, le temps d’une journée dédiée à la célébration du 350ème anniversaire de la naissance d’un compositeur que la feuille hebdomadaire L’avant-coureur désignait comme « le rival du grand Marchand, l’aigle de l’orgue » (17 juin 1765). De toute évidence, le champ des connaissances musicales s’est largement élargi _ ce soir-là, à Arques _ pour bon nombre d’auditeurs : un répertoire de musique d’orgue rarement inscrit au programme des concerts ; une forme de chant grégorien qui résonnait jadis à bien plus d’oreilles que les Grands Motets versaillais ; le serpent, cet instrument largement oublié mais dont la sonorité se propageait autrefois dans la très grande majorité des lieux de culte dépourvus d’un orgue. Les ovations ont donc salué la performance des artistes, tout à fait remarquable, autant que leur contribution à l’enrichissement de la culture musicale du public.

Publié le 15 sept. 2018 par Michel Boesch

Une musique sublime, ici à nouveau.

Ce jeudi 11 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

 

Un autre très beau récent CD Mozart : « The Prussian Quartets », par le Chiaroscuro Quartet, davantage teinté d’inquiétude ou de mélancolie (en 1789 – 1790)…

05fév

En continuant de beaucoup écouter Mozart ce début du mois de février,

après le sublime « The beginning and the end » de Maxim Emelyanychv et il pomo d’oro _ le CD Aparté AP 207 ; cf mon article d’hier «  «  _,

je suis passé à un autre magnifique CD Mozart _ Bis-2558 SACD _, « The Prussian Quartets« , par l’excellent Chiaroscuro Quartet :

les 3 Quatuors n° 21, 22 et 23, K. 575, 589 et 590, composés en 1789 et 1790,

vestiges d’un projet de 6 Quatuors destinés, semble-t-il, dans l’esprit du moins de Mozart, au roi de Prusse, et demeuré inachevé.

Composés à un moment de difficultés professionnelles et financières de la vie de Mozart,

y perce comme une ombre de mélancolie… que rend magnifiquement la douceur tendre mais non tendue _ a-romantique ici encore _ du Quatuor Chiaroscuro…

Ici encore, un merveilleux CD Mozart…

Ce dimanche 5 février 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa « Mademoiselle de Joncquières », et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye », extraite de son « Jacques le fataliste et son maître » : sur la capacité de transcender ou pas le poids des normes sociales et du regard d’autrui, ou le qu’en dira-t-on…

24jan

En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa «  Mademoiselle de Joncquières« , et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , extraite de son « Jacques le fataliste et son maître« ,

qu’exprimait mon article du lundi 16 janvier dernier «  » _ auquel je tiens beaucoup, et ai enrichi déjà à plusieurs reprises _,

voici, tout spécialement repris ici, cette précision que je viens ce matin du mardi 24 janvier, de lui donner, à propos du sens final même qu’ont donné, et Diderot à l’entreprise de son récit, et Emmanuel Mouret à l’entreprise de son film :

Les réputations des personnes étant assurément puissantes dans le monde – et c’est là aussi un cadre social et moral tout à fait décisif de la situation que nous présente ici en son merveilleux film Emmanuel Mouret :

même éloignés de tout (et de presque tous : sauf, pour ce qui concerne Madame de La Pommeraye, de ce bien précieux personnage inventé ici par Emmanuel Mouret par rapport au récit de Diderot, qu’est cette amie-confidente go-between, qui vient de temps en temps lui rapporter, alors qu’elle-même prend bien soin de se tenir retirée en la thébaïde de sa belle campagne, ce qui se bruisse dans Paris, où l’on voit tout… et rapporte tout !) ;

en conséquence de quoi les regards du « monde » (mondain !) des autres pèsent de leur non négligeable poids sur la conscience et le choix des actes de la plupart des personnes (qui y cèdent ;

y compris donc Madame de La Pommeraye qui fait de ce qu’en dira-t-on l’arme tranchante de sa vengeance) ;

à part quelques très rares un peu plus indifférents (et surtout finalement résistants au poids pressant de ces normes mondaines-là), tels qu’ici, justement, et le marquis des Arcis, et Mademoiselle de Joncquières, qui se laissent, au final du moins (et là est le retournement décisif de l’intrigue !), moins impressionner, pour le choix de leur conduite à tenir, par les normes qui ont principalement cours dans le monde, ainsi qu’Emmanuel Mouret le fait très explicitement déclarer, voilà, au marquis des Arcis à sa récente épouse, pour, en un très rapide mot, lui justifier son pardon (pour s’être laissée instrumentaliser en l’infamie ourdie par Madame de La Pommeraye : « Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur que je sois méchante : je ne le suis pas« , venait-elle de lui signifier…

Emmanuel Mouret faisant alors explicitement dire au marquis, à 95′ 47 du déroulé du film, ce que ne lui faisait pas prononcer Diderot, mais qu’impliquait cependant, bien sûr, l’acte même, fondamental, du pardon de celui-ci envers son épouse :

« _ Je ne crois pas que vous soyez méchante. Vous vous êtes laissée entraîner par faiblesse et autorité à un acte infâme. N’est-ce pas par la contrainte que vous m’avez menti et avez consent à cette union ?

_ Oui monsieur

_ Eh bien, apprenez que ma raison et mes principes ne sont pas ceux de tous mes contemporains : ils répugnent à une union sans inclination » ;

c’est-à-dire que lui, marquis des Arcis, savait oser ne pas se plier aux normes courantes des autres, et se mettre au-dessus de ces normes communes, en acceptant et assumant pleinement, en conscience lucide et entière liberté, d’avoir fait, en aveugle piégé qu’il était au départ, d’une ancienne catin son épouse :

« Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme; levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous…« …

Oui, le marquis des Arcis, ainsi que sa désormais épouse, tous deux, savent, à ce sublime héroïque moment-ci, s’extraire non seulement, bien sûr, de toute la gangue de leur passé, mais du bien lourd poids, aussi, des normes dominantes et des regards d’enfermement des autres  même si, un lecteur un peu retord, pourrait ici me rétorquer, me vient-il à l’idée ce matin du 25 janvier, que Diderot, avec au moins son personnage-pivot de fin lettré qu’est le marquis des Arcis, mais peut-être pas avec l’autre de ses personnages-pivots qu’est l’un peu moins cultivée jeune épouse de celui-ci, cède, en ce presque final de son récit de l’ « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , à la mode très vive à ce moment-là, du « sublime » de la vague « Sturm und Drang« , qui déferle, après l’Allemagne, aussi en France : un mouvement auquel Diderot (1713 – 1784) et son cher ami le baron Grimm (1723 – 1807) n’ont pas manqué d’être éminemment sensibles… Et c’est même assez probablement là une des raisons du très précoce succès, via traductions et publications en 1785 et 1792, par Schiller (1759 – 1805) et Mylius (1754 – 1827), de ce « Jacques le fataliste et son maître«  de Diderot, précisément d’abord en Allemagne : « Comme le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste fut connu en Allemagne avant de l’être en France. Schiller en avait traduit, en 1785, l’épisode de Mme de la Pommeraye, sous ce titre : Exemple singulier de la vengeance d’une femme _ conte moral _ voilà ! _, pour le journal Thalie. Il en tenait la copie de M. de Dalberg. Il parut, en 1792, une traduction du roman sous ce titre : Jacob und sein Herr (Jacques et son Maître), par Mylius. Le traducteur disait : « Jacques le Fataliste est une des pièces les plus précieuses de la succession littéraire non imprimée de Diderot. Ce petit roman sera difficilement _ tiens, tiens… _ publié dans la langue de l’auteur. Il en existe bien une vingtaine de copies en Allemagne, mais comme en dépôt. Elles doivent être conservées secrètement et n’être jamais mises au jour. Une de ces copies a été communiquée au traducteur, sous la promesse solennelle de ne pas confier le texte français à la presse »… » Et en 1794, « l’institut de France s’organisait. Un de ses premiers soins fut de s’occuper de dresser une sorte de bilan des richesses perdues de la littérature français _ du fait de la Révolution. On s’inquiéta, entre autres choses, d’un chant de Ver-Vert intitulé l’Ouvroir, qu’on crut être entre les mains du prince Henri de Prusse. Ce prince, qui, après avoir montré qu’il était bon capitaine, dut se réfugier dans une demi-obscurité pour ne pas risquer de trop déplaire à Frédéric II, son frère _ voilà  ! _, occupait noblement ses loisirs en cultivant les lettres, les arts et les sciences. Il était un des souscripteurs à la Correspondance de Grimm. Il s’intéressait particulièrement à Diderot _ voilà ; et nous savons qu’on parlait en permanence français à la cour de Berlin du roi Frédéric II. La lectrice de sa femme, Mme de Prémontval, dont il sera question dans le roman, avait pu lui en parler de visu. Ce n’est pas cependant par elle, comme l’a cru l’éditeur Brière, qu’il eut communication de Jacques le Fataliste, puisqu’elle était morte plusieurs années avant que ce livre fût écrit. Il _ le prince Henri de Prusse, donc (1726 – 1802) _ en possédait une copie au même titre que la vingtaine d’autres personnes dont parle Mylius. Seulement, il ne se crut pas obligé à la tenir secrète, et, en réponse à la demande du chant de Ver-Vert _ de Jean-Baptiste Gresset (1709 – 1777) _ qu’il n’avait pas, il offrit Jacques le Fataliste, qu’il avait _ voilà ! Il reçut des remercîments, et on le pria de mettre à exécution cette louable intention. Il répondit par cette nouvelle lettre : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée. L’Institut national ne me doit aucune reconnaissance pour le désir sincère que j’ai eu de lui prouver mon estime : l’empressement que j’aurais eu de lui envoyer le manuscrit qu’il désirait, s’il eût été en ma puissance, en est le garant. On ne peut pas rendre plus de justice aux grandes vues qui l’animent pour mieux diriger les connaissances de l’humanité. » Je regrette la perte que fait la littérature de ne pouvoir jouir des œuvres complètes de Gresset, cet auteur ayant une réputation si justement méritée. J’ai fait remettre au citoyen Gaillard, ministre plénipotentiaire de la République française, le manuscrit _ nous y voilà ! _ de Jacques le Fataliste. J’espère que l’Institut national en sera bientôt en possession. Je suis, avec les sentiments qui vous sont dus, votre affectionné, Henri ». Voici donc comment le texte original de Denis Diderot d’après lequel a été enfin diffusé en France ce très précieux « Jacques le fataliste et son maître« … Et fin ici de cette bien trop longue incise, simplement documentaire, rajoutée le 25 janvier.

Ce mouvement d’exhaussement sublime au-dessus des normes communes qui est aussi, au final, ce que Diderot lui-même a voulu lestement et subtilement mettre en valeur en son magnifique récit à rebondissements qu’est ce « Jacques le fataliste et son maître«  _ prudemment non publié par Diderot lui-même de son vivant (Diderot est décédé le 31 juillet 1784) en France, mais laissé au jugement plus distancié de la postérité…

C’est donc cette formidable capacité de gestes impromptus de liberté qu’Emmanuel Mouret vient nous laisser appréhender sur l’écran via la très vive mobilité en alerte et à certains moments décisifs jouissivement surprenante pour notre curiosité, des personnages virevoltants et, à ces moments-là au moins, imprévisibles, de ses films :

Emmanuel Mouret, ou les jubilatoires délicieuses surprises du pouvoir même de la liberté ainsi délicatement, avec douceur, finesse et subtilité, pour notre plaisir, si brillamment filmé.

Ce mardi 24 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

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