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Pour explorer l’espace-temps (selon Elie During) : l’apport du physicien Bernard d’Espagnat sur le questionnement de ce qu’est le « réel »

24avr

Et pour appréhender un peu davantage (ou mieux) à partir de quel espace-temps Elie During pense « A quoi pense l’art contemporain ?« ,

voici,

tout frais (de parution),

le dernier article, précisément intitulé « Dernières nouvelles du réel » _ sur le site nonfiction.fr _, d’Elie During

qui nous découvre « l’état des lieux » (-« état des temps« ) le plus récent de la réflexion physique et philosophique quant au statut (métaphysique) de ce « réel » même

_ à connaître ? à sentir ? à expérimenter ? ou seulement « penser » ; voire croire, plus ou moins rationnellement… :

à partir des « Entretiens » entre Bernard d’Espagnat et Claude Saliceti, en leur « Candide et le physicien« , à paraître le 30 avril, dans une semaine …

 Suite à un échange de mails,

que je me permets de donner, pour l’essentiel,

dans la mesure où il n’exprime rien de strictement personnel…

De :  Titus Curiosus

Objet : Article sur ta conférence au CAPC du 7 avril
Date : 17 avril 2009 13:55:52 HAEC
À :   Elie During

Cher Elie,

J’ai rédigé un article sur mon blog à propos de ta conférence du 7 avril dernier au CAPC :

« Elégance et probité d’Elie During _ penseur du rythme _ en son questionnement “A quoi pense l’art contemporain ?” au CAPC de Bordeaux« 

J’y ai joint (en post-scriptum)
ton article « Intermondes« 
(farci de quelques commentaires miens) ;

l’œuvre (de Tatiana Trouvé) que tu y évoques
a-t-elle été montrée à Miami

puisque cet article a été publié dans le numéro 7 de Bing,
au moment même de l’exposition « Time Snares » à la galerie Emmanuel Perrotin de Floride ?

Je peux modifier mon article à tout moment !
Si quelque chose ne convient pas,
ce ne m’est pas difficile…

Bien à toi
(et à Bergson _ sur l’œuvre duquel Elie During travaille _
_ nous avons invité Frédéric Worms à la « Société de Philosophie de Bordeaux« ,
du temps de la présidence de Guillaume Le Blanc : ce fut une excellente conférence,
et un repas très convivial,
as usual…)


Titus

Frédéric Worms, quant à lui, est Professeur de philosophie à l’Université de Lille 3 et directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine à l’ENS (Paris). Ses travaux portent sur l’œuvre de Bergson

(outre « Bergson ou les deux sens de la vie« , aux P.U.F., en 2004, son dernier livre « bergsonien«  paru est (toujours aux P.UF., en novembre 2008, et avec Jean-Jacques Wunenberger) : « Bachelard et Bergson : continuité et discontinuité ? Une relation philosophique au coeur du XXème siècle en France« )

autour duquel il anime diverses entreprises collectives :

rédacteur des Annales bergsoniennes (trois volumes parus, PUF, coll. Epiméthée),

il est également responsable de l’édition critique de Bergson aux PUF,

et président de la « Société des amis de Bergson« .

Réponse d’Elie During, un peu plus tard :

De :   Elie During

Objet : Rép : Article sur ta conférence au CAPC du 7 avril
Date : 22 avril 2009 22:13:28 HAEC
À :   Titus Curiosus

cher Titus,

avant de m’envoler vers les Amériques pour (une affaire personnelle), je voulais te remercier chaleureusement pour la manière dont tu as rendu compte de cette soirée-conférence, en y joignant le texte de Bing (quel titre étrange, quand on y songe !).

J’ignore quelles œuvres de Tatiana Trouvé ont été montrées à Miami (j’aurais bien aimé y être…).


En tout cas tu as vraiment inventé un nouveau style du billet : c’est une écriture pleine de petites bifurcations, pleine de bricoles

(j’apprends de Lévi-Strauss que ce mot désignait autrefois les embardées ou les changements de direction brusques de l’animal en mouvement) ;

une écriture qui s’offre comme une annotation continue d’elle-même, ou plutôt un contrepoint (voilà, nous revenons à la musique) à d’autres voix : la mienne, mais aussi celles de tous les auteurs dont tu fais entendre l’écho au fil de ta plume…

amicalement,
e

Je découvre ainsi que le lien (donnant accès à l’exposition « Time Snares » à la galerie Emmanuel Perrotin de Miami en décembre 2007) ne donne pas accès à des images de l’expo ; et je le modifie donc, ad hoc

De :   Titus Curiosus

Objet : Nouveau lien pour « voir » (un peu) l’expo « Time snares » à Miami en décembre 2007
Date : 23 avril 2009 07:31:54 HAEC
À :   Elie During

J’ai modifié le lien pour l’expo « Time Snares » de Tatiana Trouvé en décembre 2007 à Miami,
qui permet de découvrir quelques « vues » de l’expo…

Titus

Mais, juste avant,

j’avais accusé réception du précédent message d’Élie :

De :  Titus Curiosus

Objet : Bricoles, embardées, invention de style et « grandes affaires » _ ou du rythme
Date : 23 avril 2009 07:22:20 HAEC
À :   Elie During

Cher Elie,

(…)

Bravo pour la magnifique justesse de tes concepts.
Ceux de « bricole » et d' »embardée » me réjouissent merveilleusement !

_ « embardée » me rappelant le « à sauts et à gambades » de Montaigne…

cf déjà l’article programmatique de mon blog, le 3 juillet 2007 : « le carnet d’un curieux« …

D’autant que j’admire Claude Lévi-Strauss,
dont je possède _ quelque part en mon « bazar« … _ une très belle lettre manuscrite (émouvante),
en réponse à une « demande » de ma part
de rédiger une courte « présentation » de ce que pouvait représenter la musique de Jean-Sébastien Bach pour lui.
Il avait très gentiment répondu à ma « demande« , en me priant de lui pardonner de ne pas la satisfaire, en mettant en avant la difficulté, en son « grand âge« , de « se consacrer » à une telle « réflexion« ,
à côté des travaux divers qu’il avait déjà en cours…

J’avais reçu aussi un mot gentil de George Steiner, bousculé entre deux avions,
m’autorisant à faire usage de tout texte de lui à ma convenance…
Une réponse tapée à la machine de Michel Serres.
Et pas de réponse de François Jacob, dont j’admire « La Statue intérieure« …

C’était à l’ouverture de l’enregistrement par « Café Zimmermann » d’une intégrale (splendide ! et toujours en cours de « réalisation« ) des œuvres orchestrales de Bach, pour les disques Alpha ;
cette intégrale en est au volume IV (= le CD Alpha 137 : « Concerts avec plusieurs instruments _ IV« ), qui est paru récemment…

Cette image de l' »embardée«  _ en une vie comme une « course » à déjouer le trop prévisible _ est non seulement très belle,
mais, et c’est beaucoup mieux encore, me paraît d’une formidable justesse.
Merci de la qualité de ton attention !


Hier, Marie José Mondzain a commencé son message ainsi :
« quel plaisir chaque fois que vous écrivez de lire ces textes dans votre style chaleureux et nerveux, riche de toute cette culture sensible« 

Rencontrer quelque « réception » attentive et juste
fait plaisir ;

surtout de qui on s’enrichit tant à la lecture aussi…

Le terme de « rythme » m’est venu pour caractériser ton souci philosophique (en ta conférence du CAPC : « Elie During _ penseur du rythme« ) ;
comme il m’était venu, en 1968, pour rédiger un petit « texte » personnel
que nous avions « imposé » cette année-un-peu-particulière-là à nos professeurs, pour les épreuves de licence (de philosophie)…
J’étais « parti » des analyses d’Emile Benveniste, et m’était centré sur le « rythme » dans la poésie surtout (T.S. Eliot, Auden, Maïakovski, Hopkins, etc…) ;
ne m’étant pas encore (!) passionné pour la musique…


Bref, je te suis très reconnaissant de la qualité de ta perception des choses
en ce qui concerne aussi mon « écriture »
et ce que tu nommes l »‘invention » d' »un nouveau style de billet« 

_ merci !!! _,
avec « bifurcation« 

_ j’adore Michel Leiris _ l’auteur de « Biffures » _ ;

et je te recommande tout particulièrement ses derniers recueils de « Poèmes« , auxquels nul (critique) ne semble s’être encore intéressé :
« Ondes« 
(sublimissime !), en 1985 (aux Éditions « Le Temps qu’il fait » _ réédité ! en 2002),
suivi d' »Images de marque » (très beau aussi), un peu plus tard, après la disparition de la compagne de sa vie, Louise…
J’avais choisi d’étudier « Ondes » dans le cours de « Français » que j’assurais alors en Terminale _ c’était l’année scolaire où j’avais comme  élève
Hélène Dessales, qui intégra la rue d’Ulm un peu plus tard : c’est un repère (qualitatif) de temps pour moi (j’ai plus de mal avec les chiffres) : ce fut un régal rare pour moi
de parcourir en son plus infime détail l’ondoiement de Leiris…
De même, lors de mon premier voyage à Prague, au début des années 90 (en février 93 précisément), je l’avais choisi _ ce si beau « Ondes » _ comme cadeau à Václav Jamek,
que je ne connaissais pas encore
(sinon pour avoir lu son « Traité des courtes merveilles » _ paru en septembre 1989 aux Éditions Grasset, et « Prix Médicis de l’Essai« ), mais que je désirais faire rencontrer, comme « introducteur à Prague »
aux élèves de mon « atelier » de découverte du Baroque…
(l’année suivante _ depuis, nous sommes amis _, ce fut « L’Acacia » de Claude Simon…).

Je t’ai raconté le petit concert que nous avions improvisé (avec mes amis flûtistes Philippe Allain-Dupré et Laurence Pottier,
et quelques « baroqueux » tchèques rencontrés au Conservatoire de Prague où nous nous étions tout de suite rendus !)
dans les bureaux déserts de la maison d’édition
(« Odeon« ) que Václav Jamek dirigeait alors !..

C’était le 17 février 1994 : je retrouve la date sur mon agenda.

Un ou deux ans plus tard, Václav Jamek était « attaché culturel » de l’ambassade tchèque à Paris…

Fin des incises Leiris et Jamek… _

Quant au « contrepoint » des « voix« , en « écho » au « fil » de ma « plume« ,
c’est excellemment encore aller à l’essentiel, me semble-t-il

_ j’ai écrit un texte là-dessus : « Les Voix de l’écriture » (une de mes « Chroniques » d’Esthétique pour le site des disques Alpha, au printemps 2004 : avec « fantômes » !..)
à propos du style d’Antonio Lobo Antunes dans son très beau « Traité des Passions de l’âme« … _

Bref, je me réjouis
d’avoir croisé ton chemin, cher Élie.
Et suis impatient de découvrir la suite de tes travaux…


Bien à toi,

Titus

Ps : pour découvrir « de visu » quelques aspects de l’expo « Time Snares » à Miami,
je m’aperçois que le lien que j’avais indiqué sur mon blog ne fonctionne pas ;
en voici un autre : http://www.galerieperrotin.com/fiche_actu.php?id_pop=399&artist_pop=Tatiana_Trouve

Enfin, d’en partance pour l’aéroport, cet ultime message d’Elie :

De :   Elie During

Objet : Rép : Nouveau lien pour « voir » (un peu) l’expo « Time snares » à Miami en décembre 2007
Date : 23 avril 2009 10:53:18 HAEC
À :   Titus Curiosus

J’imprime ton mot et je pars pour l’aéroport. Au fait, si tu cliques sur le bandeau supérieur du portail de Nonfiction.fr, tu tomberas sur ma dernière production !
(« Dernières nouvelles du réel« )
amitiés
e

La voici donc ; et c’est passionnant !

Il s’agit d’une analyse _ lumineuse !!! Elie During est remarquablement doué ! _ d’un livre d’entretiens de Bernard D’Espagnat et Claude Saliceti : « Candide et le physicien« , aux Éditions Fayard (à paraître le 30 avril) :

Résumé :

« Penser un réel sans objet _ bigre ! le premier choc est rude ! _, et peut-être sans concept adéquat : tel est le défi _ oui _ auquel nous convie ce dialogue mené aux confins _ en dialogue, elles aussi _de la science contemporaine et de la métaphysique.« 

Trente ans de réflexion

En dépit de ce que son titre pourrait suggérer _ « Candide et le physicien«  _, ce livre d’entretiens n’a rien d’une espèce de « Monde de Sophie » adapté à l’univers de la physique contemporaine. C’est qu’ici celui qui endosse le rôle du « candide » (Claude Saliceti) est lui-même philosophe ; on pourrait du reste en dire autant du « physicien » (Bernard d’Espagnat), dont l’œuvre est consacrée depuis une trentaine d’années à certains des problèmes spéculatifs les plus ardus de la physique contemporaine (voir notamment « À la recherche du réel« , 1979) _ oui… Car la physique, telle est la conviction commune aux deux auteurs, nous oblige à réviser _ voilà ! _ la formulation traditionnelle de certaines questions philosophiques fondamentales, touchant notamment aux concepts d’espace, de temps, de causalité et d’objectivité. Il y va de l’ontologie de la physique (ses catégories ultimes) _ oui… _, mais aussi bien _ et c’est important ! _ de notre rapport à l’être, selon une tonalité plus existentielle qui traverse tout l’ouvrage _ et en élargit de beaucoup et l’impact de la signification, et le lectorat… D’Espagnat, qui a publié il y a quelques années un « Traité de physique et de philosophie » (Fayard, 2002), n’hésite pas à mobiliser en chemin Plotin et les gnostiques, Spinoza et Leibniz, Berkeley et Bergson, Pascal et Augustin, Kant et Wittgenstein, Mach et Schrödinger, Bohr et van Fraassen, et bien d’autres encore, philosophes et physiciens-philosophes ; il ne s’agit pas ici de touches décoratives _ ô le joli adjectif ! _ destinées à flatter le goût de l’honnête homme cultivé _ à la façon de bien des dessus de présentoirs de librairies (ou émissions « culturelles«  télévisées…) pour « propos de salons«  et « dîners en ville« _, mais de références théoriques précises _ oui ! _ qui permettent de donner _ sérieusement _ toute leur ampleur aux questions parfois très techniques abordées au fil de la discussion _ merci de cette fort claire mise au net préliminaire !

Relativité et physique quantique

Car Claude Saliceti est moins « profane » qu’il veut bien le dire, même s’il se place en retrait : la discussion, qui tient plus en réalité de l’échange épistolaire (sous la forme de cinquante « questions » disputées _ selon une antique tradition féconde… _) que d’une conversation d’après-repas, est d’assez haute volée _ sans rien sacrifier cependant aux exigences d’une pédagogie du concept _ fort utile ! et plus que nécessaire !!! _ dont feraient bien de s’inspirer beaucoup de vulgarisateurs _ aux bons entendeurs, salut ! Les premières sections sont un modèle du genre : on y parcourt, en suivant le développement du problème de l’objectivité de l’espace et du temps, l’histoire du développement de l’électromagnétisme et de l’optique, le passage du concept d’éther à celui de champ. La relativité, restreinte puis générale, mais aussi la théorie quantique, sont introduites, à leur tour, avec le même souci de clarté. Ces théories-cadres devraient être complémentaires, mais leur ajustement réciproque présente des difficultés inextricables _ à bien noter ! Il ne s’agit pas seulement, en effet, de faire tenir ensemble deux « régions » du monde (l’univers de l’extrêmement grand et celui des particules élémentaires), mais deux manières de penser qui, pour recourir à une métaphore optique, ne cessent d’interférer _ mais parasitairement, jusqu’ici _ l’une avec l’autre. Il n’était déjà pas simple de produire, comme l’a _ spécialement génialement _ fait Einstein entre 1910 et 1916, une théorie relativiste de la gravitation (relativité générale) : les générations de physiciens qui sont attelés, à grand renfort de prouesses mathématiques, à la tâche de concilier les principes de la mécanique quantique et de la relativité générale, sont encore loin d’en voir le bout _ merci de nous le rappeler ; et si clairement ! « Théorie des cordes » et « gravité quantique » ne désignent pas des théories achevées, mais des programmes de recherche, ou des chantiers _ en cours : ce que la recherche est on ne peut plus consubstantiellement : tant (y compris de politiquement haut-placés ; « au pouvoir« …) le négligent ; en commençant par l’ignorer !!! Et ignorer qu’ils l’ignorent !!! Et en ne voulant rien en savoir… Edgar Morin (« La Méthode« ), au secours !!! Et Lee Smolin a peut-être raison de s’inquiéter, dans un ouvrage récent (« Rien ne va plus en physique« , 2008) _ un utile rappel à l’ordre : mais pour qui, en priorité ? _, du ralentissement du rythme des grandes révolutions en physique théorique _ de fait, guère d’échos assez sonores, en tout cas, depuis Karl Popper (« La Logique de la découverte scientifique« ) ; Thomas Kuhn (« La Structure des révolutions scientifiques » ; ou Paul Feyerabend (« Contre la méthode _ esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance » ; ou « Adieu à la raison« ) : nous avons bien besoin de rafraîchir nos références…

Contre le « réalisme local »

Faut-il chercher le remède du côté d’un approfondissement philosophique des cadres conceptuels fondamentaux ? D’Espagnat souscrirait volontiers à un tel programme, mais l’obstacle le plus sérieux, à ses yeux, est du côté de la physique quantique _ ah ! Celle-ci ne se contente pas d’introduire, comme la relativité, des effets paradoxaux ; ou certaines conceptions inhabituelles de l’espace et du temps ; elle semble nous forcer, de façon plus générale, à renoncer globalement à toute interprétation descriptive ou réaliste des phénomènes envisagés (que ces phénomènes soient ou non « observés ») _ voilà un point majeur de la donne ! En effet, la notion de superposition d’états, le principe de « complémentarité » _ qui autorise à interpréter un même phénomène (un faisceau d’électrons) tantôt comme un comportement ondulatoire, tantôt comme un corpusculaire (particules localisées) _, les relations d’incertitude de Heisenberg _ qui prévoient qu’on ne puisse mesurer simultanément (avec une précision arbitraire) la position et la vitesse d’un électron _, tous ces aspects déroutants de la mécanique quantique rendent de plus en plus délicate la représentation _ stable et cohérente _ d’un monde constitué d’objets bien déterminés et individualisés, séparés et localisés, existant par eux-mêmes indépendamment de nous _ voilà bien, en effet, des conséquences on ne peut plus cruciales pour le confort de nos repères de représentation ! Si l’on veut rester réaliste _ et pas « idéaliste«  _ dans de telles circonstances, il faut se préparer _ c’est  là tout un enjeu, et de formation, et de diffusion, pédagogique ! _  à un réalisme d’un genre tout à fait nouveau : un réalisme non-objectiviste _ et voilà combien excellemment  cerné l’enjeu de cette très instructive approche !

Le problème se concentre, pour d’Espagnat _ il nous faut donc nous y arrêter _, sur la question de la non-localité (ou « non-séparabilité ») _ un concept-clé… Une des intuitions fondamentales du réalisme objectiviste _ qu’il faudrait, semble-t-il donc, « réviser« , « contester«  : « combattre«  ?.. _ peut en effet se formuler sous la forme d’une condition de proximité qui veut que les forces (gravitationnelles, électriques, magnétiques, etc.) s’exerçant entre deux objets soient d’autant plus faibles que la distance qui les sépare est grande. Ce « réalisme local » _ un concept dont il nous faut bien nous pénétrer, ici _ est actif au cœur même de la relativité restreinte sous la forme du deuxième postulat de l’article fondateur d’Einstein, en 1905. Poser que la vitesse de la lumière dans le vide admet une valeur constante finie (et indépendante du mouvement de la source), c’est ôter son caractère absolu à la simultanéité entre événements distants ; c’est reconnaître, plus profondément, que les influences causales ne peuvent avoir lieu que de proche en proche, contrairement à la physique des actions à distance. Le « réalisme local » soutient encore, en 1935, le fameux « paradoxe EPR » formulé par Einstein et deux de ses collègues (Podolsky et Rosen). Des particules initialement « corrélées » du fait de l’intrication de leurs états quantiques devraient, une fois séparées, continuer à communiquer, en ce sens que les observations menées sur l’une auraient pour effet de déterminer ce qui est susceptible d’être observé de l’autre, et ce indépendamment de la distance qui les sépare. Dans l’esprit d’Einstein, il s’agissait par là de pointer une contradiction dans la théorique quantique, ou du moins de mettre au jour son caractère incomplet. Car à moins d’admettre une influence occulte qui aurait lieu à une vitesse supérieure à celle de la lumière, il faut que la corrélation observée renvoie d’une manière ou d’une autre à quelque condition réelle sous-jacente, c’est-à-dire à des valeurs déterminées, au sein de chaque système, avant l’opération de mesure (on parle de « variables cachées »). Or une expérience menée par Alain Aspect au début des années 1980 a permis de transposer sur le terrain expérimental _ ah ! _ ce qui se présentait, d’abord, comme une simple « expérience de pensée ». En établissant la violation des « inégalités de Bell » quantifiant les conséquences du paradoxe EPR, l’expérience _ d’Alain Aspect, donc _ revenait à établir que des observations menées à distance sur des particules corrélées pouvaient entretenir une relation de détermination _ voilà ! _ en dépit de l’impossibilité objective de faire communiquer ces particules dans l’espace et dans le temps selon les voies de la causalité physique _ ah !

Il faut bien parler dans ce cas d’une influence non-locale _ qu’en déduire ? Or cette incongruité, d’après d’Espagnat, rejaillit sur l’ensemble de notre appareillage conceptuel _ théorique : même question… Si l’on accepte _ comme on le doit _ la possibilité ouverte par l’expérience d’Aspect, la localisation dans l’espace et dans le temps, en général, n’a plus rien d’évident _ oui… _ : elle n’est pas seulement relative (au système de référence adopté), elle paraît tout simplement incompréhensible _ rien moins ! _ dans les termes auxquels nous sommes habitués _ qu’il faut donc « réviser« , et pas seulement  « interroger« , « mettre en question », de ce point de vue de la théorie ; sur lequel se place Bernard d’Espagnat… À bien y réfléchir, c’est la notion même d’objet qui s’en trouve _ totalement ? _ affectée _ encore : rien moins ! ce n’est certes pas peu, même d’un point de vue « théorique »… _, et par extension celle d’une réalité indépendante _ oui… _ constituée par une multiplicité d’objets existant en soi, indépendamment de la connaissance que nous pouvons en avoir _ soit un questionnement tant métaphysique que physique, si je comprends à peu près… Demeure toujours la question : qu’en déduire ?

Le « Réel voilé »

Ainsi la non-séparabilité quantique, qui constituait déjà le motif récurrent des premiers livres consacrés par d’Espagnat à la philosophie de la physique, constitue à sa manière _ mais le physicien s’entoure sur ce point de beaucoup de précautions _ une réfutation du « réalisme local » auquel le scientifique est porté par tempérament, tout comme le bon sens philosophique _ il me semble que je parviens à suivre le raisonnement... La forme philosophique du problème peut d’ailleurs se formuler simplement : il y a, dans la réalité, quelque chose de non-conceptualisable ; un « Réel », si l’on veut, mais un réel non-discursif, non-objectivable _ voilà ce qu’il nous faut essayer de « penser«  ici !.. _, qui nous demeure irrémédiablement « voilé » _ « éloigné« , en quelque sorte, ainsi, de notre atteinte _ par le système que forment _ syncrétiquement ? _ nos observations, nos instruments de mesure et nos concepts _ habituels : qui forment, à partir des usages (même diversifiés) que nous en faisons, nos repères, et normes, et cadres, de référence… « L’objet n’est pas l’être », disait _ en nous mettant en garde _ le philosophe Ferdinand Alquié (p. 225 _ de « La Nostalgie de l’être«  ? Parue aux P.U.F. en 1950).

D’Espagnat insiste sur le fait qu’on touche, avec la violation des inégalités de Bell, à quelque chose comme un point de résistance absolu, qui ne doit pas grand chose, en fait, à l’interprétation _ en aval _ qu’on peut en donner : « la preuve, expérimentale, de la violation en question restera […] valable même le jour, si jamais il advient, où la physique quantique aura été remplacée par une autre physique différente, fondée sur des idées radicalement autres » (p. 101-102). C’est l’universalité _ oui... _ de ce résultat expérimental et de ses implications conceptuelles _ capitales _ qui autorise à voir dans l’inséparabilité quantique _ voilà donc le « hic » ! « Hic Rhodus, hic saltus » !.. _ l’indice d’un véritable problème métaphysique transversal à toutes _ sans exception _ les interprétations physiques du phénomène.

Un éclectisme philosophique

Reste à déterminer précisément la nature _ ah ! _ du problème. C’est là que les choses se compliquent _ ah ! ah ! La thèse, défendue avec force, est celle d’un « réalisme ouvert » _ à bien noter… _, qui ferait son axiome de l’idée que « la pensée humaine n’est pas “le Tout” » (p. 179) _ face à l’altérité et extériorité (à elle) et transcendance (vis-à-vis d’elle) d’un « réel«  S’il est vrai que tout « positivisme » masque une forme d’idéalisme rampant, ce réalisme-là (le réalisme du réel non-objectivable _ il nous faut bien intégrer cete remarquable expression ! _) serait à sa manière plus authentiquement réaliste _ en sa plus grande fidélité à l’altérité de ce « réel«  ; oui… _ que le « réalisme local » _ et plus généralement « objectiviste » _ du sens commun physicien, parce qu’il se serait débarrassé pour de bon _ « libéré«  enfin… _ des dernières scories d’idéalisme _ naïf _ qui portent à réduire le réel à ce que nous observons et mesurons, autrement dit à la réalité empirique, celle qui est valable seulement « pour nous ». En une sorte de « course«  au (plus grand) respect (possible) de l’altérité de ce « réel« , autre _ et, corrélativement, à la (plus grande) modestie du sujet lui-même, en toute la palette de ses diverses opérations (d’objectivation) : en percevant, en connaissant, en pensant, etc…

C’est de ce point de vue que d’Espagnat aborde tour à tour quelques unes des grandes questions fondationnelles _ je retiens le terme _ de la théorie physique contemporaine, comme celles que suscite aujourd’hui la théorie quantique de la gravitation. Faut-il se passer de l’« arène » _ à la fois sol, et cercle ?.. _ que constitue l’espace-temps ; et travailler, en quelque sorte, à _ l’élaboration d’ _ une genèse physique _ nouvellement complexe _ de l’espace et du temps eux-mêmes ? Sur ce point _ physico-physique (purement) , donc, si je suis bien le raisonnement… _, d’Espagnat se montre particulièrement prudent. Il l’est peut-être moins sur le terrain de l’épistémologie, lorsqu’il critique, par exemple, les tenants du « réalisme structurel », qui identifient le réel avec les rapports véritables (de nature mathématique) entre les objets. Quant à ses affinités philosophiques, elles manifestent un certain éclectisme. C’est le cas du rapprochement avec le bergsonisme, dont d’Espagnat n’attend certes aucune « ontologie de remplacement » (p. 160), mais qui lui paraît tout de même capable de fournir « de précieux aperçus _ en quoi ? et lesquels ? _ sur le réel vrai » (p. 161) _ l’horizon de l’exigence (éthique) de vérité (et de justesse) demeurant fondamental… Le problème est que Bergson cherchait dans la saisie de la durée un absolu que d’Espagnat, pour sa part, entend placer _ oui ! _ par-delà toutes les notions phénoménales, espace et temps inclus _ certes. L’alliance tactique n’est donc pas entièrement convaincante _ d’Espagnat le reconnaît lui-même _ ; pas plus que ne l’est, nous semble-t-il, la référence récurrente à l’idéalisme kantien et à la position d’une « chose en soi » qui, manifestement, n’est pas d’une grande aide pour formuler _ opérativement, dirais-je… _ le problème de l’« Être », qui est l’autre nom du « réel voilé ». C’est que le problème de Kant n’est pas celui de d’Espagnat : rallié de force à la cause des adversaires du « réalisme local » _ un comble si l’on songe à son adhésion sans réserve à la mécanique newtonienne et aux formes de l’objectivité qui la rendent possible _, le sage de Königsberg offre pourtant du « Réel » une version trop austère, trop dépouillée _ en quoi ? comment ? il faudrait le creuser un peu davantage _ : c’est pourquoi du point de vue où se place le physicien, l’idéalisme transcendantal _ kantien _ se distingue à peine de l’idéalisme pur et simple. La « chose en soi » est le minimum métaphysique qui permet de garantir que quelque chose nous est encore donné _ et pas seulement projeté (ou a fortiori carrément créé) par nous. Et certes l’« en soi » du physicien, pour être non-discursif, mérite tout de même un peu mieux _ comment ? _ que cela ; mais alors le passage par Kant était-il bien nécessaire ? Bien des questions demeurent, pouvant en quelque sorte « ouvrir » (« opérativement« ) à d’autres « entretiens« 

Tout l’art de Claude Saliceti _ en « Candide«  _ est de conduire son interlocuteur, au fil des questions, à préciser davantage les attendus de ses propres positions métaphysiques. Jamais la discussion ne bascule dans la spéculation gratuite ; elle demeure étayée, d’un bout à l’autre _ et c’est positivement précieux ! _, par les résultats les plus précis _ oui _ de la science contemporaine, comme en témoigne, par exemple, l’ »appendice III » consacré à une mise en question expérimentale, d’ailleurs toute récente, des rapports entre la causalité et le temps _ lesquels ? comment ? en quoi ? cela mériterait de plus amples précisions.

Dans ce livre riche, foisonnant d’intuitions, chacun trouvera matière à penser : le physicien et le philosophe, bien sûr, mais plus largement tous ceux que n’effraie pas l’idée de s’attaquer _ en s’instruisant au passage (oui ! ) _ à quelques « questions ultimes » _ soit un (relatif) vertige du penser (entre « gardes-fou«  : tant scientifiques que philosophiques ; à l’écart de quelque schwärmerei…), au frémissement, en effet, séduisant…


Elie During

Voilà qui, à son tour, et lumineusement,

et nous « instruit » ; et nous « donne matière à penser » (sans délirer)

Bravo !


Titus Curiosus, ce 24 avril 2009

En post-scriptum

_ et complément un peu inutile, après cette brillante introduction d’Elie During _,

ces éléments issus de la quatrième de couverture des « Entretiens » de Bernard d’Espagnet et Claude Saliceti, en leur « Candide et le physicien«  (à paraître le 30 avril aux Éditions Fayard) :

Résumé

Le médecin et philosophe Claude Saliceti a posé cinquante questions au physicien Bernard d’Espagnat

sur les sciences physiques modernes et les implications philosophiques du passage de la physique classique aux physiques relativiste et quantique :

sur les notions d’objet et d’objectivité, de déterminisme, d’espace, de temps, etc.

Quatrième de couverture



Les avancées considérables de la physique d’après guerre n’ont été possibles qu’au prix d’une vraie rupture
_ théorique, conceptuelle _ entre elle et la physique dite « classique » _ celle de Newton, Galilée, Copernic… À quels changements cette rupture _ théorique, épistémologique _ nous contraint-elle _ en profondeur, pour peu qu’on s’y penche en vérité si peu que ce soit… _ en ce qui concerne des notions essentielles telles que celles d’espace, de temps, d’objet et d’objectivité ? Quelles en sont les incidences quant à la portée de la connaissance, au rôle de la conscience, aux relations entre science et ontologie ?

Ce sont là des questions de fond, délicates, auxquelles les personnes de formation si peu que ce soit philosophique sont souvent plus sensibles que ne le sont les physiciens. Malheureusement, elles ne disposent pas toujours des connaissances de pointe qui seules permettent d’approfondir de tels problèmes sans risquer de trop s’égarer.


Étant donné l’impact que, par ses applications, la science a sur nos vies, nombreux sont ceux qui souhaitent se former une idée plus juste de ce que cette science implique vraiment. Le présent ouvrage prend la forme d’un dialogue articulé autour d’une cinquantaine de questions posées par Claude Saliceti à Bernard d’Espagnat sur ces questions de fond. En des termes adéquats (et foncièrement neufs) et dans une langue accessible au profane, cet échange permettra à chacun de découvrir les directions dans lesquelles des réponses peuvent être recherchées.

Bernard d’Espagnat est membre de l’Institut et professeur émérite de l’université de Paris-Orsay, où il a dirigé le Laboratoire de physique théorique et des particules élémentaires.
Il a également enseigné la philosophie des sciences en Sorbonne. Il est l’auteur d’une dizaine d’essais, notamment : « Regards sur la matière« , en collaboration avec Étienne Klein (aux Éditions Fayard, en 1991), « Le Réel voilé » (aux Éditions Fayard, en 1994) et « Traité de physique et de philosophie » (toujours aux Éditions Fayard, en 2002).

Claude Saliceti est médecin et philosophe. Il est notamment l’auteur de « L’humanisme a-t-il un avenir ? » (aux Éditions Dervy, en 2004).

de l’hypothèse au fait : la charge de la preuve _ un passionnant article de Florent Brayard à propos du « Heydrich et la solution finale » d’Edouard Husson, quant à la datation de la « solution finale », avant la conférence de Wannsee

13fév

Comme très fréquemment _ voire le plus souvent !.. _, voici, ce matin

sur le site de laviedesidees.fr

un passionnant article de l’historien Florent Brayard

(auteur de « La « solution finale de la question juive » _ La technique, le temps et les catégories de la décision« , paru aux Éditions Fayard le 3 novembre 2004)

« Shoah : l’intuition et la preuve _ retour sur le processus décisionnel«  _ intitulé parfaitement explicite _

à propos de l’ouvrage récent de son confrère historien Edouard Husson : « Heydrich et la solution finale« , paru aux Éditions Perrin le 4 septembre 2008,

faisant _ historiographiquement _ le point sur le questionnement de

la datation de

la prise de décision formelle (par Hitler) de mise en œuvre de l’extermination systématique et totale des Juifs,

dite « solution finale » :

juste (= plus ou moins peu de temps) avant la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942…

Et cet article est passionnant parce que,

au-delà de l' »établissement » (ou pas ; du moins de ses « efforts » pour le « réaliser » avec légitimité) des faits (historiques) particuliers qu’il analyse,

cet article de Florent Brayard éclaire, et tout à fait excellemment, le statut _ essentiel, capital et crucial _ du passage de l’hypothèse

au fait ;

en l’occurrence, ici, en histoire ;

mais cela vaut pour toute science :

cf l’affaire Galilée

avec mésaventures _ personnelles, dont le procès de l’Inquisition, et son verdict, le 22 juin 1633 _ de Galilée (Galileo Galilei : 15 février 1564 – 8 janvier 1642) ;

cf « L’Affaire Galilée » d’Emile Namer, paru dans la collection Archives aux Editions Fayard, en mars 1975 ;

ainsi que l’affaire Darwin,

toujours d’actualité (!!!) en ce bi-centenaire _ hier _ de la naissance du naturaliste Charles Darwin (12 février 1809 – 19 avril 1882) ; avec les offensives des « créationnistes », aux États-Unis, mais pas seulement… ;

et sur ces « affaires »,

on aura toujours profit à (re-)lire le bref et vigoureux article « Une difficulté de la psychanalyse » de Freud, in « Essais de psychanalyse appliquée« , republiés désormais sous le titre « L’inquiétante étrangeté et autres essais« ),

à propos des rejets (et dénégations diverses) de (tout) ce

_ égocentrisme, anthropocentrisme, géocentrisme, ethnocentrisme, etc… _

qui vient blesser le narcissisme humain…

Avec les conséquences et répercussions (éminemment pratiques !) que cela doit (ou devrait) avoir, en aval, sur les usages idéologiques de cette connaissance, ou ignorance, et, pire encore, brouillage intentionnel, à des fins diverses d’instrumentalisation, de la part de divers intérêts et pouvoirs

dont, au premier chef, ceux des usagers du « négationnisme« 

cf la très étonnante affaire, en ce moment

_ cf, et parmi bien d’autres, cette « brève » de l’AFP in le Figaro du 23 janvier dernier _,

du pseudo évêque (lefébvriste…) Williamson…

Voici donc

_ avec mise en gras et commentaires de ma part identifiables _

ce très intéressant article de Florent Brayard

sur le site de laviedesidees.fr

à propos du livre d’Edouard Husson « Heydrich et la solution finale«  :

Shoah : l’intuition et la preuve

Retour sur le processus décisionnel

par Florent Brayard [12-02-2009]

Quand la Shoah a-t-elle été décidée ? Technique, cette question est néanmoins fondamentale pour comprendre comment le génocide des Juifs a été possible. Dans un livre récent, Édouard Husson met en avant le rôle du nazi Heydrich : Florent Brayard démonte point par point une argumentation qu’il juge erronée et revient sur le statut _ épistémologique : décisif et passionnant ! _ de la preuve en histoire.

<!–

Recensé : Édouard Husson, « Heydrich et la solution finale« , Paris, Perrin, 2008

Le soixantième anniversaire de la libération du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, en janvier 2005, a vu une offensive éditoriale inédite par son ampleur. Le plus souvent, il s’agissait cependant de productions médiocres : tel livre avait été publié dix ans auparavant, pour le cinquantième anniversaire, même si sa quatrième de couverture s’abstenait opportunément de le signaler, au prétexte peut-être qu’on en avait changé l’illustration ; un autre, rassemblant des articles de magazines, n’hésitait pas à pérorer : « Le devoir de mémoire est une coquille vide s’il ne s’accompagne pas du devoir de connaître » ; on rafraîchissait des DVD en ajoutant un bonus ou deux ; même Christian Bernadac, post mortem, apporta son écot. Ces pratiques témoignaient indubitablement de ce que la mémoire elle aussi était devenue, soixante ans après, un marché.

À l’automne 2005, avec quelques mois de retard donc sur cette cohorte, Édouard Husson publia un court volume, « « Nous pouvons vivre sans les Juifs ». Novembre 1941. Quand et comment ils décidèrent de la solution finale«  (Perrin, 2005). L’incipit montrait l’ambition de l’historien : « Il y a un “mystère Wannsee” » que l’auteur ambitionnait de percer. Ce faisant, il intervenait dans un débat éminemment complexe concernant le processus décisionnel ayant conduit à l’extermination totale des Juifs. Spécialiste de l’historiographie du nazisme, l’auteur a à son actif plusieurs ouvrages, en particulier « Comprendre Hitler et la Shoah. Les historiens de la République Fédérale d’Allemagne et l’identité allemande depuis 1949 » [1], tiré d’une thèse soutenue à Paris IV-Sorbonne (où il a été élu maître de conférences et où il a également soutenu son habilitation). On sait l’auteur prolifique et réactif : en péchant peut-être par excès, il a vertement critiqué l’incursion du romancier Jonathan Littell dans l’histoire du nazisme [2] ; et il a publié plusieurs ouvrages de nature plus politique [3]. On s’étonne cependant _ nonobstant les amicales pressions de son éditeur (p. 481) _ qu’il ait mis tant de précipitation à cette publication inaboutie sur le « quand et comment » de la « solution finale ». Car, dans le même temps, l’historien disait préparer un ouvrage plus conséquent sur Heydrich où il promettait de publier l’appareil critique qu’il avait supprimé par « souci de clarté« , mais qui faisait néanmoins dramatiquement défaut à sa première ébauche. Sans note donc, c’est-à-dire sans démonstration, l’ouvrage n’a pas marqué, sans qu’on doive d’ailleurs s’en étonner : on ne peut prétendre inverser les tendances les plus lourdes de l’historiographie internationale en ce domaine en s’abstenant de situer ses thèses par rapport à celles de ses prédécesseurs, en utilisant ce qui, dans la discipline historique comme ailleurs, sert à trancher les conflits d’interprétation : des preuves.

La « solution finale » à l’époque de Heydrich

Trois ans plus tard, à l’automne 2008, paraît finalement le livre annoncé : « Heydrich et la solution finale« , encadré par une préface de Ian Kershaw et une postface de Jean-Paul Bled. Édouard Husson y développe les intuitions exposées dans l’ouvrage précédent, en procédant cette fois à une véritable démonstration, ce dont on lui saura gré, tandis que l’on soulignera son mérite : celui d’avoir voulu sortir résolument du cadre franco-français où l’historiographie de la Shoah s’est trop longtemps complu et d’avoir intégré à sa réflexion un ensemble documentaire important en langue originale.

Sans doute aurait-il été judicieux de donner au livre un titre reflétant plus exactement son contenu : « La “solution finale” à l’époque de Heydrich« , par exemple. En effet, le projet qu’esquisse Édouard Husson en optant pour _ le titre de _ « Heydrich et la solution finale » est irréalisable. L’écueil tient en grande partie au secret qui entourait ce programme et à la situation de disette documentaire : la destruction systématique des archives policières a été voulue et organisée par le régime ; et l’historien doit donc composer avec d’énormes lacunes. Un seul _ et c’est déjà énorme ! _ des trente exemplaires du compte rendu de la conférence de Wannsee a par exemple survécu, miraculeusement retrouvé dans les archives du ministère des Affaires étrangères, moins pointilleux que d’autres instances en matière d’effacement des traces du crime _ un point de ce dossier fort important… Ces béances documentaires ne permettent donc pas de reconstituer _ bel et bien _ ce qui revient à chacun dans ce trio sanguinaire qui, au sommet, gérait la « solution finale » : Hitler, Himmler, Heydrich.

Heydrich avait depuis 1939 la responsabilité effective, officiellement renouvelée en juillet 1941 via Göring, de ce programme. Il travaillait pourtant sous les ordres immédiats de Himmler, dont on voit bien  _ en effet ! _ qu’il joua un rôle prépondérant dans la conception et la mise en œuvre de la « solution finale« . En avril 1940, ainsi, le Reichsführer _ Himmler _ rédigea un mémorandum sur les politiques de transferts de population, dans lequel il proposait d’expédier les Juifs vers une destination lointaine, où des antisémites, durant le demi-siècle précédent, avaient déjà imaginé les confiner : en Afrique (p. 101). Unique destinataire de ce programme délirant, Hitler le trouva à sa convenance et ordonna de le diffuser assez largement. Quelques semaines plus tard, les équipes du « Service central de sécurité du Reich » (RSHA) que Heydrich dirigeait et du ministère des Affaires étrangères travaillaient de conserve à la mise au point d’un gigantesque plan de transplantation des Juifs à Madagascar.

Himmler avait-il consulté Heydrich, en charge de la question, avant de présenter ses vues à Hitler ? Il est impossible de le savoir ; de la même manière que l’on ignore si, de 1939 à juin 1942, au moment où, avec la mort de Heydrich, se clôt le livre de Husson, des débats _ des discussions _, voire des oppositions _ des dissensions _ se sont fait jour entre les trois hommes sur la « question juive« . Quelques archives rescapées montrent que Hitler, à tel ou tel moment, avait refusé _ ou à tout le moins repoussé _ les plans proposés par ses subordonnés : en août 1941, il rejeta ainsi le plan du RSHA visant à procéder à une déportation immédiate des Juifs allemands, obligeant l’Office central à travailler sur d’autres schémas (p. 214) ; on sait également que la position de Hitler vis-à-vis des métis était moins radicale que celle de ses services. De manière générale, quoi qu’il en soit, le trio forme un ensemble impénétrable à l’historien, lequel se trouve donc réduit à conjecturer, en fonction de sa compréhension globale du phénomène, la répartition probable des rôles _ un point fort intéressant à éclaircir pour le chercheur-historien… On sera néanmoins reconnaissant à Husson d’avoir essayé _ avec plus de constance que Mario Dederichs [4], le précédent biographe de Heydrich, auquel l’auteur rend d’ailleurs un hommage appuyé _ de débrouiller ce point obscur ; même si, archives obligent, on ne pouvait malheureusement pas s’attendre à des éclaircissements décisifs.

De 1918 à 1941

Concernant le processus décisionnel de la « solution finale« , on pourrait résumer la thèse d’Édouard Husson en deux propositions : Hitler a donné l’ordre en novembre 1941 d’exterminer tous les Juifs d’Europe ; cet ordre était conforme aux plans que, dès janvier 1941, Heydrich lui avait soumis. Je passerai plus rapidement sur le premier axiome. Il s’inscrit en effet peu ou prou dans les bornes du débat scientifique sur cette question depuis plusieurs années. Avec la publication presque simultanées des monumentales _ indispensables ! _ synthèses de Christopher Browning [5] _ avec la collaboration de Jürgen Matthäus, « Les Origines de la solution finale. L’évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939-mars 1942«  _ et de Saul Friedländer [6] _ « Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945«  _, en se reportant aux ouvrages déjà anciens de Philippe Burrin [7] _ « Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide«  _ ou de l’auteur de la présente recension [8] _ « La « solution finale de la question juive » _ La technique, le temps et les catégories de la décision«  _, le lecteur français est à présent à même de constater par lui-même ce consensus : pour la très grande majorité des historiens, c’est au cours de l’automne 1941 que Hitler a ordonné le basculement vers une nouvelle phase de la « solution finale« , une phase meurtrière à laquelle aucun Juif ne devait survivre.

Selon Husson, la décision fut prise par Hitler le 9 novembre 1941 et communiquée sans délai à Himmler. Cette datation au jour près repose entièrement= exclusivement _ sur un témoignage d’après-guerre d’un témoin privilégié mais secondaire, le docteur Felix Kersten, masseur du Reichsführer _ Himmler _, selon lequel, le 11 novembre, Himmler lui aurait confié que l’on « projetait l’anéantissement des juifs«  (p. 277). Ces « Mémoires« , publiés dès 1947 [9], sont bien connus des historiens qui, il est vrai, en ont fait un usage prudent _ la nuance important, forcément, en ce travail d’« établissement des faits«  L’auteur va jusqu’à dire que « souvent, [ils] ne le prennent pas assez au sérieux« , ce qui, à mon sens, revient à évacuer un peu vite une difficulté majeure _ pour l’épistémologie de l’Histoire. En effet, la prudence des historiens se fonde _ avec toute la dimension de « légitimité«  qui s’attache, en effet, à ce concept (décisif !) _ en particulier sur les approximations chronologiques de Kersten, qui propose pour certains faits des dates que les archives ne confirment pas ou démentent [10] _ cf Peter Longerich qui fait un usage plus que circonspect de cette source : il ne reprend en particulier pas le passage sur lequel Husson fonde toute sa démonstration dans sa récente « Heinrich Himmler. Biographie« , parue à Munich, aux Éditions Siedler, le 3 septembre 2008 : une traduction en française sera urgemment bienvenue…

Ainsi, nous savons que le 10 novembre 1941, Himmler s’est fait couper les cheveux, puisque cela figure dans son Dienstkalender, son agenda professionnel, retrouvé après la chute du Mur de Berlin dans les archives soviétiques et dont une équipe d’historiens allemands a fait une publication admirable [11] _ »Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42« , paru à Hambourg, aux Éditions Christians, en 1999 ; avec un même commentaire sur l’urgence bienvenue de la publication d’une traduction en français… Mais la même source n’indique pas que Kersten ait massé Himmler le 11 novembre [12], alors que quarante-six visites du masseur à son patient sont consignées pour l’année 1941, soixante-dix pour l’année 1942, et qu’il est loisible de constater que Himmler était sujet à des crises régulières au cours desquelles il avait recours à son masseur plusieurs fois par semaine. Peut-être l’exaltation consécutive au lancement de l’Opération Barbarossa avait-elle eu des effets analgésiques sur le chef de la Waffen-SS. En huit mois, dans tous les cas, du début du mois de juillet 1941 à la fin du mois de février 1942, Himmler rencontra son masseur à une seule reprise, le 1er décembre (encore était-ce pour un dîner intime avec Madame [13]). Le silence de l’agenda de Himmler sur une hypothétique visite de Kersten le 11 novembre 1941 ne constitue pas en soi une preuve _ certes ! _ que cette visite n’a pas eu lieu, mais elle aurait dû pousser l’historien, incapable d’apporter une preuve annexe, à jauger la source dans son ensemble _ avec souci d’évaluer son degré de fiabilité, surlignerai-je : qu’on me pardonne la redondance _, comme on le fait pour tous les documents problématiques _ un B-A, BA du travail de l’historien (et de tout scientifique : cf Karl Popper à propos du décisif critère de falsiabilité, in « Logique de la découverte scientique« )…

Cette datation permet à Édouard Husson de mettre en place une grille explicative sur les raisons pour lesquelles Hitler avait décidé à cette date d’exterminer les Juifs. Car on l’a bien compris : aucun historien ne s’ »agite » pour son seul plaisir à « dater » la décision de Hitler, comme certains feignent parfois de le croire. Si tant de spécialistes au cours des dernières décennies ont cherché à situer ce moment crucial, constituant au fil du temps un champ de recherche de plus en plus technique, c’est qu’ils ont supposé qu’une datation précise permettrait de mieux comprendre la logique de ce basculement _ voilà l’objectif DE FOND !!! _ : en relisant par exemple avec plus d’attention _ toujours améliorer la focalisation ! _ les discours publics ou privés tenus par les plus hauts responsables de l’État nazi au même moment ; en essayant de mettre au jour la logique des décisions prises dans la même période ; en contextualisant, en un mot, la prise de décision. Cette méthode, qui est la seule qui garantisse _ et encore (c’est re-dire l’importance des nuances de ce travail !) _ de ne pas trop divaguer, a été mise en œuvre de manière habile par Husson, qui constate une reviviscence, en cette période cruciale _ de novembre 1941 _, des attaques de Hitler contre les Juifs. Il analyse en particulier très longuement un de ses discours, le 9 novembre 1941, où il croit entrevoir des éléments rhétoriques impliquant implicitement un passage au meurtre. Entre un 9 novembre et l’autre, entre la défaite allemande de 1918 et l’ordre d’exterminer les Juifs, il existerait plus qu’une coïncidence : une relation de causalité _ hypothèse importante _ qui expliquerait le pourquoi _ dans la décision _ du génocide ; et que Hitler aurait symboliquement tenu à souligner en choisissant cette date anniversaire. En clair, c’est avant tout pour venger l’affront de 1918, dont _ dans sa folie paranoïaque _ il les jugeait responsables, qu’il aurait décidé de tuer les Juifs.

La thèse n’est pas nouvelle : Philippe Burrin l’avait déjà exposée dans son « Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide« , comme le rappelle l’auteur qui ne revendique sur ce point « aucune originalité » (p. 272). Il a tort. Son analyse, pour poursuivre celle de l’historien suisse, s’appuie sur un corpus plus vaste _ que celui sur lequel s’appuyait Philippe Burrin. Et elle comporte des éléments nouveaux (que l’on pourrait sans doute retrouver chez d’autres historiens), par exemple, sur la manière dont Hitler avait l’habitude de penser la problématique d’une possible défaite : il englobait alors systématiquement les Juifs dans la catégorie plus large des « ennemis de l’intérieur » _ comprenant,  par exemple, les internés des camps de concentration _ dont il prévoyait l’extermination en cas de danger immédiat (p. 112, p. 190, p. 219, p. 267). Pourtant, cette thèse me paraît écraser la pluralité de signification de cette décision : il s’agissait certes de venger 1918, mais il s’agissait aussi et surtout de ne pas perdre la guerre en mettant hors d’état de nuire ceux qui étaient susceptibles, une fois de plus, par leurs supposés comportements séditieux, de « voler la victoire » de l’Allemagne. Mais c’est là, après tout, une question d’interprétation, pas de faits, et c’est pourquoi elle doit rester ouverte _ pour ma part, j’ai « constaté«  ces 2 mêmes éléments liés (le traumatisme violentissime de la défaite de novembre 1918 ; et le souci de « tout«  faire pour ne pas subir en cette guerre-en-cours pareille catastrophique issue) dans les discours d’Himmler de Poznan les 4 et 6 octobre 1943, encadrant une rencontre des hauts-dirigeants SS avec Hitler, le 5, à la « tanière-du-loup« 

Wannsee avant Wannsee ?

Le second axiome de Husson est beaucoup plus problématique. Il heurte de plein fouet les tendances massives de l’historiographie depuis le début des années 1980. Qu’on le comprenne bien : ces évolutions ne sont pas le résultat de modes plus ou moins superficielles ; elles témoignent au contraire de ce que, la connaissance progressant avec l’apport de nouvelles sources _ et de progrès des analyses ! le savoir n’a rien de « simplement mécanique«  ; et nécessite tout un travail (complexe et sagace) de « jugement«  (cf Kant…) _, il a semblé impossible à la très grande majorité des historiens de reconstruire le passé _ puisque c’est en cela que consiste l’effort d’analyse et compréhension des historiens (de même qu’il s’agit de « construire«  une « explication« , pour tout scientifique) _ d’une autre manière qu’ils ne le font, en accord avec leur documentation. L’évolution la plus marquante concerne le moment où la question de la mise à mort systématique des Juifs a été planifiée. Pendant longtemps, et pour des raisons qui s’expliquent historiquement, on a pensé que Hitler avait décidé l’extermination totale des Juifs à une date précoce. Était-ce seulement en son for intérieur ? ou bien en avait-il parlé à ses subordonnés ? Était-ce avant la guerre ? ou au début de 1941 ? Les réponses apportées à ces questions cruciales différaient suivant les auteurs, qualifiés après coup d’ »intentionnalistes«  [14] . Au cours des années 1980, cependant, un consensus s’est dégagé parmi les historiens, duquel peu s’éloignent : aucun ordre d’extermination totale n’a été donné avant le lancement de l’Opération Barbarossa ; les Einsatzgruppen ont agi dans un premier temps sur la base d’instructions étroitement délimitées, puis ont étendu leur action meurtrière suivant une logique et en fonction d’ordres qui n’ont pas fait l’objet, jusqu’à présent, d’une narration détaillée susceptible de provoquer l’adhésion de la communauté historique ; ce n’est qu’à l’automne 1941 que Hitler décida l’extermination des Juifs soviétiques, puis celle de l’ensemble des Juifs d’Europe.

Pour Édouard Husson, au contraire, Heydrich, en accord avec Hitler et Himmler, avait planifié cette extermination dès janvier 1941. La démonstration est parfois _ en effet, je l’ai moi aussi constaté en suivant le détail de ce livre _ passablement embrouillée et difficile à suivre. Cela tient en partie au mode d’exposition strictement chronologique choisi par l’auteur. Il me semble qu’il aurait eu meilleur compte de partir de son intuition, pour la déployer ensuite avec toutes les conséquences qu’elle entraîne pour la compréhension du phénomène dans son ensemble. C’est cette logique d’exposition que je vais reprendre ici : je crois en effet qu’elle rend mieux compte de l’effort de l’auteur, de ses présupposés et des obstacles auxquels il s’est trouvé confronté, et qu’il a essayé de franchir de manière plus ou moins satisfaisante suivant les cas.

L’intuition _ d’Édouard Husson _ tient en quelques mots : l’exposé de Heydrich lors de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, dont nous connaissons le contenu grâce au seul exemplaire restant du compte rendu, reflète de manière fidèle les planifications élaborées un an plus tôt, en janvier 1941, par Heydrich à l’attention de Hitler. L’auteur pense avoir retrouvé un maillon intermédiaire entre ces deux phases dans un document non daté connu depuis la fin de la guerre, les « directives pour le traitement de la question juive à l’Est » (p. 198-207) ; il le date du printemps 1941. L’homologie est, selon Édouard Husson, tellement parfaite qu’il n’hésite pas, à plusieurs reprises, à citer le compte rendu de Wannsee avant que la réunion ne se soit tenue, pour rendre compte d’états antérieurs de la politique nazie (p. 122-123). Tout se passe ainsi comme si, au lieu d’étudier les esquisses qui ont permis d’arriver _ ainsi « significativement«  ! _ au tableau final, on plaquait _ illégitimement _ celui-ci sur celles-là pour s’étonner de la coïncidence. Cette thèse _ qui implique que, dès janvier 1941, Hitler avait pris une décision qu’il ferait connaître en novembre suivant, celle d’exterminer tous les Juifs _ constitue le cœur du livre et, à coup sûr, sa partie la plus ambitieuse. Le problème est qu’elle est fausse.

Prodromes 1 : Pologne 1939

Avant de justifier cette assertion, je vais m’attarder sur les conséquences que cette erreur a eues dans la compréhension globale de l’évolution de la « solution finale » entre 1940 et 1941 chez l’historien français. Si Husson se distingue de ses pairs sur un point à vrai dire crucial, il les suit en revanche sur quelques autres : ainsi, il n’arrive pas à se départir de l’idée _ iconoclaste hier, consensuelle aujourd’hui _ selon laquelle le basculement vers le meurtre a été très progressif. Hitler n’a pas décidé de tuer les Juifs en se levant un matin, alors que la veille encore il n’imaginait pas le meurtre possible. Cette radicalisation, Édouard Husson l’observe dès les débuts de l’occupation de la Pologne en septembre 1939, à la suite du pacte germano-soviétique. Il s’appuie en particulier sur des recherches récentes [15] sur cette période longtemps négligée, à tort, par les historiens. Dès l’automne 1939, les nazis ont mis en œuvre un asservissement de la population polonaise qui passait par un programme systématique d’extermination des élites : prêtres, nobles, fonctionnaires, universitaires _ et Juifs. Sans doute l’auteur est-il trop tenté de lire cette politique criminelle à rebours, en traçant des parallèles avec ce qui adviendrait deux ans plus tard en URSS, suivant une lecture rétrospective qui ne fait pas assez la place à d’autres évolutions possibles (ces « compossibles non-réalisés » dont parlait Paul Veyne). Mais c’est son mérite d’avoir intégré à son récit les apports les plus récents de l’historiographie.

Prodromes 2 : des chambres à gaz à Madagascar ?

Le deuxième moment fort de cette montée en radicalité est situé par l’auteur durant l’été 1940, au moment où le RSHA _ que dirigeait Heydrich _ travaillait au plan Madagascar. L’auteur, suivant les mots du préfacier, « réussit à montrer l’existence d’une pensée intrinsèquement génocidaire depuis l’été 1940 chez le chef de la Police de sécurité » (p. 11). Examinons les éléments qu’Édouard Husson rassemble pour établir la dimension criminelle de ce plan de transplantation. De ce plan, il nous dit ici qu’il « aurait abouti à la mort de nombreux déportés, sinon de la majorité d’entre eux«  (p. 103) etqu’ »une majorité, vraisemblablement écrasante, des victimes d’une telle déportation auraient trépassé durant le trajet ou peu après leur arrivée«  (p. 111). La progression entre les deux passages vient à mon sens de ce qu’Édouard Husson, après la seconde citation, esquisse un projet plus radical encore : celui d’une « extinction » de la population juive déportée à Madagascar (p. 112).

Sans doute, le transfert d’environ quatre millions de personnes et leur installation dans un environnement hostile, sans véritables préparatifs, auraient entraîné la mort de dizaines de milliers de personnes, mais il ne semble pas douteux que, dans le même temps, le projet Madagascar supposait la survie à long terme de cette communauté. Les Juifs vivoteraient, ils seraient dans le pire des cas coupés du monde, sous la férule directe du RSHA (Hitler parlait lui d’un « État juif » p. 104). Mais ils survivraient. Si insensés qu’ils nous apparaissent, les plans du RSHA et du ministère des Affaires étrangères étaient en effet soucieux de cette survie : interrogations sur les ressources nourricières de l’île, esquisse d’une économie dirigée autarcique, programmes de grands travaux d’aménagement, etc…

Ces très longs et très détaillés plans élaborés par les deux institutions n’ont ainsi pas pu permettre à l’historien de construire la dimension criminelle du programme. Il arrive à ces conclusions par d’autres voies _ moins légitimes _, en calquant _ sans assez de preuves pour le justifier _ Wannsee sur le plan Madagascar. Dans les deux cas, après tout, on prévoit de faire travailler les Juifs, lesquels seraient bien sûr forcés, dans la colonie française, de construire les infrastructures dont leur survie même dépendrait ; la finalité pourrait ainsi avoir été la même. On remarquera ici que, s’il est difficile de dater avec précision le moment où le travail lui-même _ « Arbeit macht frei«  fut considéré comme une manière comme une autre _ (!) _ de tuer le maximum de Juifs, une telle politique fut revendiquée officiellement pour la première fois seulement à Wannsee, par Heydrich ; et que l’expression qui la résume et la symbolise le mieux, « l’extermination par le travail« , n’a été employée que dans deux documents nazis, à la fin de l’été 1942. Il est donc pour le moins hasardeux _ faute d’une chronologie mieux « probante«  _ de plaquer une conception sur l’autre.

Mais cela a moins de sens encore de supposer que, suivant le schéma explicité dix-huit mois plus tard à Wannsee, on imaginait dès l’été 1940 envoyer des « Einsatzgruppen » à Madagascar, dans le but éventuel de tuer les Juifs qui survivraient à ce travail forcé (p. 112). Des « Einsatzgruppen » à Madagascar, vraiment ? Non, car si l’on revient une page en arrière, on s’aperçoit avec soulagement qu’il s’agissait seulement d’un « Vorkommando de la Sicherheitspolizei«  dans lequel l’auteur voyait, à la différence de tous ses prédécesseurs, un premier jalon  « de la création d’un Einsatzgruppe«  (p. 111), c’est-à-dire d’une de ces troupes mobiles d’exécution qui s’illustreraient en URSS un an plus tard. Dès lors, tout s’explique, et de manière moins dramatique : la Police de sécurité imaginait expédier des millions de Juifs à Madagascar à brève échéance ; il était donc nécessaire qu’un commando de l’institution en charge du programme fût envoyé en éclaireur pour vérifier que les données collectées depuis l’Allemagne étaient fidèles à la réalité du terrain ; et préparer l’arrivée massive de cette population, au cours des quatre années suivantes. D’ailleurs, selon le Langenscheidts Grosswörtebuch Französisch, un Vorkommando est « un détachement précurseur (chargé de préparer le campement)« . Sic. Rien, vraiment, de criminel à cela.

Mais comment, dès lors, interpréter le fait que Himmler participait dans le même temps à deux réunions d’élaboration concernant la mise à mort des handicapés juifs d’Allemagne (p. 55), dans le cadre de l’Opération T4 d’extermination des malades mentaux, allemands et juifs ? Et était-ce seulement une coïncidence si, au même moment, la Chancellerie du Führer avait proposé ses services pour le transport des Juifs (p. 113), alors même qu’elle pilotait cette opération de meurtre des handicapés en utilisant une méthode, les chambres à gaz, qui serait reprise à une échelle incomparable dans les camps d’extermination ? Dans le premier cas, la réponse est simple. On sait qu’à l’été 1940, Himmler a eu deux réunions avec les responsables du ministère de l’Intérieur : l’historien américain Richard Breitman, sur lequel se fonde Édouard Husson et dont les travaux, souvent pionniers, ne témoignent pas toujours d’un excès de prudence dans le maniement des sources, a indiqué dans « Himmler, architecte du génocide » _ paru en 1991 chez l’éditeur « The Bodley Head Ltd« , non traduit en français et actuellement indisponible _, qu’il était « possible » que ces deux réunions _ sur lesquelles on ne sait donc rien si ce n’est qu’elles ont eu lieu _ aient eu un rapport avec ces questions [16] _ on appréciera le poids de ce conditionnel… La possibilité, déjà très hypothétique de Breitman, est devenue chez Husson une certitude que je ne partagerai pas.

Quant à la proposition de la Chancellerie du Führer, il n’est pas imaginable que, dans le cas où elle aurait équivalu à une offre de service non pas pour le transport, mais pour le gazage des Juifs, elle eût été adressée au ministère des Affaires étrangères, et non, en toute logique, à Himmler ou à Heydrich. L’ambition de la Chancellerie était simplement de faire profiter _ très pragmatiquement (pour des raisons d’efficacité technique et d’économie !) : c’est aussi une composante forte des pratiques nazies _ l’État nazi des capacités d’organisation de transport qu’elle avait acquise avec les malades mentaux, dans ce futur plus ou moins proche où l’Opération T4 serait achevée. Elle se comportait en cela comme toute administration : elle cherchait à préserver son périmètre (voire à l’agrandir) et essayait dans le même temps de mettre un pied dans une opération considérée comme centrale par Hitler, espérant en tirer des bénéfices ultérieurs.

Des chambres à gaz à Madagascar, comme l’implique le récit de Husson, personne dans l’appareil d’État nazi n’a jamais, jusqu’à plus ample informé, imaginé en installer. Il ne semble pas non plus qu’avec de tels arguments la présence d’une « pensée intrinsèquement génocidaire » dans le « Plan Madagascar » puisse être considérée comme prouvée.

Prodromes 3 : les Einsatzgruppen en URSS occupée

Car les preuves deviennent indispensables quand, ayant quitté le domaine malléable par nature de l’interprétation, on prétend établir des faits _ et voilà bien l’enjeu de fond, ici ! _, à l’opposé de ce que disent explicitement les archives et en rupture avec la tradition scientifique de lecture de ces documents. Une démonstration similaire, plus technique encore, serait souhaitable pour le chapitre consacré aux massacres de juifs par les Einsatzgruppen à l’été 1941. Dans la reconstruction _ que conteste ici Florent Brayard _ de l’auteur, en effet, à partir du moment où l’intention d’extermination des Juifs est présente dès janvier 1941, il est nécessaire qu’elle ait trouvé une première mise en application sur le terrain dès les mois suivants. À l’inverse, donc, de la presque totalité des historiens travaillant depuis trente ans cet objet, Édouard Husson estime que des ordres d’extermination générale des Juifs soviétiques avaient été délivrés par Heydrich avant l’invasion de l’URSS. Je ne vais pas me livrer ici à cette démonstration, pour une raison simple : on ne prétend pas inverser en dix-huit pages (p. 153-171) une tendance de l’historiographie si marquée qu’elle en paraît irréversible. Sans doute, dans l’évolution chaotique des massacres de Juifs sur les territoires soviétiques occupés, bien des choses nous échappent, et l’on trouve parfois des indications incohérentes. Mais, si ces incohérences rendent insatisfaisantes les récits disponibles en ce qu’ils n’arrivent pas à les intégrer harmonieusement, les objections qu’on pourra faire à l’interprétation hétérodoxe d’Édouard Husson sont encore plus massives, si massives même qu’elles dispensent le spécialiste de la prendre sérieusement en considération. La question qui se trouve en jeu ici est classique : c’est celle  _ déterminante, en effet, et cruciale !!! _ de la charge de la preuve.

Un disciple d’Edgar Poe

Reste donc l’intuition centrale, dont on vient de voir quelques unes des acrobaties auxquelles elle a contraint l’auteur. Elle concerne le compte rendu de la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, rédigé par Eichmann après-coup, qui constitue, à n’en pas douter, le document maître des études concernant l’extermination des Juifs, et sur lequel une énorme bibliographie s’est concentrée [17]. Ce texte est tristement fameux. Après avoir dressé un rapide historique de la « solution finale », Heydrich, qui présidait cette réunion interministérielle au plus haut échelon de la hiérarchie administrative, exposa le contenu d’un programme que, depuis des mois, en accord avec Himmler et Hitler, il était chargé d’élaborer. Il disait :

« L’émigration doit maintenant être remplacée, avec l’aval du Führer, par l’évacuation des Juifs vers l’Est. […] Dans le cadre de la solution finale, les Juifs devront être utilisés comme force de travail à l’Est avec l’encadrement voulu et dans des conditions adéquates. Les Juifs aptes au travail seront regroupés dans de grandes compagnies séparées selon les sexes, puis déportés vers l’Est en construisant des routes, la plupart d’entre eux étant ainsi probablement éliminés par voie naturelle. Le stock restant à l’arrivée, composé sans aucun doute des éléments les plus résistants, devra être traité de manière appropriée. Au terme de cette sélection naturelle, une libération reviendrait à préserver un noyau fertile à partir duquel un renouveau juif pourrait se développer (voir les exemples fournis par l’Histoire) » [18].

Comme on peut l’imaginer, cette présentation a fait l’objet de nombreuses interprétations, souvent contradictoires. Cela tient principalement à ce qu’elle ne coïncide pas avec la manière dont finalement le génocide des Juifs a été réalisé : dans les chambres à gaz d’Auschwitz, de Sobibor, Treblinka ou Belzec, de Chelmno, dans des camions à gaz itinérants, ou sous les balles des unités de sécurité, avec une effroyable rapidité, particulièrement après la fin du printemps 1942. On a estimé parfois qu’il s’agissait là d’un exemple frappant de camouflage, grâce aux ressources de la langue administrative, d’un objectif beaucoup plus brutal et sans doute plus franchement exposé. Dans le silence concernant les femmes et les enfants juifs, on a pu voir une allusion en creux aux camps d’extermination où, après sélection, ils étaient directement exterminés. Une fois encore, l’analyse de ce document complexe, et parfois abscons, a varié au cours du temps, mais on estime généralement à l’heure actuelle que Heydrich avait présenté à Wannsee la politique qu’il imaginait, à ce moment, mettre en place, avec un recours plus ou moins important au travail forcé, conçu comme une méthode parmi d’autres de mise à mort, et parallèlement un programme d’assassinat à grande échelle. Mais l’on ne s’accorde pas sur l’ampleur de cette mise au travail, la période pendant laquelle elle serait appliquée, ni le moment où il faudrait recourir au meurtre.

À cette complexité intrinsèque, Édouard Husson ajoute un élément _ extrinsèque _ de confusion. À l’instar du héros de « La Lettre volée » d’Edgar Poe, il croit avoir découvert le document que tous les historiens cherchaient sans se rendre compte qu’ils l’avaient sous leurs yeux. Dès la fin de l’année 1940 ou au début de 1941, en effet, Heydrich avait rédigé et présenté à Hitler et Göring une première planification de la « solution finale« , que nous connaissons seulement par des références indirectes. Ce document fondamental, dont la découverte nous permettrait de mieux comprendre la genèse de ce programme, aurait, à en croire Husson, toujours été là, à portée de vue : il se serait tout simplement agi de l’exposé de Heydrich à Wannsee dont j’ai cité ci-dessus le passage le plus important.

Ma citation diffère en un point important avec la sienne. Selon Husson, ce ne seraient pas « les Juifs » « à l’Est » (c’est-à-dire les Juifs déportés à l’Est) mais les « Juifs de l’Est«  (p. 122) qui seraient soumis au travail forcé avant extermination ultime. Pourtant le texte allemand ne laisse pas d’ambiguïté : « Unter entsprechender Leitung sollen nun im Zuge der Endlösung die Juden in geeigneter Weise im Osten zum Arbeitseinsatz kommen« . Mot à mot, on traduirait cette phrase de la manière suivante : « Avec l’encadrement voulu, les Juifs devront dans le cadre de la solution finale être utilisés dans des conditions adéquates à l’Est comme force de travail. » Elle interdit donc l’interprétation de Husson, lequel sait très bien qu’il n’y a qu’une expression allemande pour désigner les « Juifs de l’Est« , Ostjuden : il l’emploie deux pages plus loin, et ailleurs encore.

Paradoxalement, c’est cette erreur qui explique tout le livre dense qu’a écrit l’historien français, dans la mesure où elle a suscité une intuition subtile, mais aussi erronée qu’était inexacte sa traduction. Dans sa logique, il est incohérent que Heydrich ait décrit de manière aussi précise, en janvier 1942, le sort à venir des Juifs soviétiques, alors même que, depuis six mois, des centaines de milliers d’entre eux avaient été assassinés dans des fosses communes, sous les balles des unités de sécurité. Pour résoudre cette contradiction, il a imaginé que ce passage renvoyait à un état antérieur de la planification, un an plus tôt. De contradiction, à vrai dire, il n’y en a pas, tant il est frappant de constater que Heydrich au cours de la réunion a évité d’aborder le sort des Ostjuden. Ils ne firent leur entrée dans la discussion que quelques minutes avant la fin de la réunion, par une question du responsable du Gouvernement général _ dans l’ancienne Pologne, occupée et « charcutée«  par les nazis _ qui, s’impatientant de ne rien entendre concernant les Juifs polonais, proposa « que la solution finale soit tout d’abord appliquée sur son territoire« . Elle le fut, certes, mais pas sous la forme que Heydrich avait décrite : dans les chambres à gaz de Belzec, deux mois plus tard.

L’intuition et la preuve

De fait, et d’autres l’avaient remarqué avant lui, les documents administratifs nazis n’étaient pas différents de ceux que produisent toutes les administrations du monde : quand on rédige une nouvelle présentation d’un programme sur lequel on travaille depuis des mois, on ne fait pas table rase de tout ce que l’on a écrit, on reprend des passages de textes antérieurs, qu’on amende le cas échéant. Une chose, cependant, est de constater la migration, pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Faye, de cellules discursives entre un texte et l’autre [19]. Mais c’est une autre chose, partant d’un document, d’estimer du bout levé du doigt que telle partie a été rédigée à telle époque, qu’un ajout a été fait à telle autre, que cette précision est venue en dernier lieu. On aimerait certes pouvoir procéder à une telle génétique textuelle, qui approfondirait considérablement notre connaissance. Mais il faudrait pour ce faire disposer d’un ensemble de versions d’un même document. Or, en l’occurrence, on n’en dispose pas. La dextérité avec laquelle Édouard Husson date telle ou telle phrase du compte rendu de la conférence de Wannsee (par exemple p. 321), ou de la lettre de Göring réaffirmant la responsabilité de Heydrich dans la conception de la « solution finale« , le 31 juillet 1941 (p. 191-198), ne doit pas impressionner : tant qu’il n’aura pas trouvé d’autres sources confirmant son analyse, on ne pourra la considérer que comme une simple fantaisie _ c’est-à-dire hypothèse non recevable.

Ce qu’il faudrait, encore une fois, ce sont des preuves _ attestées, avérées. Édouard Husson croit en avoir trouvée une avec les « directives pour le traitement de la question juive à l’Est« , un document rédigé par le RSHA _ le service que dirigeait Heydrich _, disponible depuis l’après-guerre dans les archives du procès de Nuremberg, mais peu souvent exploité par les historiens, sans doute parce qu’il n’est pas daté. Ce « document clé pour [la] démonstration » évoque la manière dont, sur les territoires soviétiques occupés, devait être mise en œuvre la politique antijuive. Plus encore, il dessinerait « le tableau complexe d’un projet génocidaire global, qui rendait possible, par des formules codées, la mise à mort rapide d’un certain nombre d’individus [juifs] et qui priverait les autres de leurs repères identitaires et communautaires pour les transformer en main d’œuvre d’immenses camps de concentration«  (p. 205-206). Il n’est pas lieu ici d’exposer longuement l’analyse serrée qui permet à l’historien d’arriver à ce résultat. Prenons les choses autrement : Édouard Husson découvre, dans ces « directives« , de multiples correspondances avec des questions qui seraient abordées à Wannsee ou des formulations qui y seraient employées. Dans la mesure où il date _ c’est l’action  opératoire _ ce « document clé » de mars 1941, ces correspondances doivent être considérées comme des préfigurations _ voilà le concept _ des formules et des idées formulées ultérieurement à Wannsee : c’est d’ailleurs tout le sens de sa démonstration.

Or tout montre que ces prétendues préfigurations sont des réminiscences. En réalité, ces « directives pour le traitement de la question juive à l’Est » ont été rédigées après Wannsee. Et c’est là, non pas une simple déduction, mais un fait, que les archives documentent et que Cornelia Essner a magnifiquement étudié dans un livre important [20] : « Die « Nürnberger Gesetze » oder Die Verwaltung des Rassenwahns. 1933-1945« , paru en juillet 2002, aux Éditions Schöningh. En réalité, ces « directives » constituent une réponse aux instructions sur le « traitement de la question juive« , émises au début de septembre 1941 par le ministère des Territoires occupés de l’Est (Reichsministerium für die besetzten Ostgebiete, abrégé RMO) [21]. Elles en reprennent le caractère détaillé, la structuration par sujets, dont l’intitulé peut d’ailleurs varier entre les différentes versions. Plus encore, on retrouve dans les « directives » du RSHA des phrases entières qui viennent directement des instructions du RMO _ et c’est là un exemple frappant et avéré de migration de discours. Un tel état de fait invalide déjà la datation d’Édouard Husson, lequel, sauf erreur de ma part, ne cite pas le document du RMO. Mais il y a plus. Ces instructions reprennent la définition du « Juif« , tel qu’elle figure dans un projet discuté et approuvé le 29 janvier 1942, une semaine après la conférence de Wannsee, lors d’une très importante réunion [22]. Qui plus est, le rédacteur reprend ici ou là des formulations assez proches de celles employées à Wannsee par Heydrich, par exemple sur la séparation des sexes [23]. Enfin, les « directives » _ rédigées donc après Wannsee et, pour une part au moins, après le 29 janvier 1942 _ furent adressées le 4 février 1942 seulement par le RSHA au ministère de l’Est [24], un an presque après la date à laquelle, selon Édouard Husson, contre toute logique, avait choisi de situer leur rédaction. Les « directives » constituent bien un maillon dans l’histoire de la conception du génocide, mais l’historien a placé ce maillon au mauvais endroit de la chaîne _ voilà l’argument décisif de Florent Brayard contre ,la « re-construction«  d’Édouard Husson _ privant ainsi une démonstration peu concluante d’un argument supposé décisif.

De l’erreur

J’arrêterai ici ma démonstration. J’ai relevé un certain nombre d’autres erreurs, mais elles sont moins déterminantes ; et on aura bien compris que le livre de Husson m’intéressait essentiellement en tant qu’indicateur ou même en tant que symptôme. En traduisant, nous faisons tous des contresens ; et souvent, comme par un fait exprès, ils s’accordent à la ligne générale de notre démonstration. Des erreurs, chacun aussi en commet : je tiens régulièrement à jour la liste des miennes _ car l’esprit de recherche (scientifique ; et, donc, y compris, historique) procède principalement par expérimentation par « résistance aux essais de falsification«  (cf Popper) ; sinon « vérification«  (comme le disait Claude Bernard en son « Introduction à l’étude de la médecine expérimentale« ) ; ou « confirmation«  ; et doit demeurer, le premier, le plus possible auto-critique de lui-même ; y compris de ses erreurs d’inadvertance, bien sûr ! _, mais je renonce de noter celles que je rencontre à la lecture de tous mes prédécesseurs ou collègues, de Hilberg à Friedländer, de Browning à Burrin, parce qu’elles n’attentent pas à l’essentiel. L’erreur fait partie de la science _ cf Gaston Bachelard : « La Formation de l’esprit scientifique« , Karl Popper, François Dagognet : « Anatomie d’un épistémologue«  (aux Éditions Vrin, en 1992), etc…  ; de même qu’Alain, en ses « Propos«  : « Penser, c’est dire non »_, on doit la regretter et la corriger aussi souvent qu’il est possible, sans s’illusionner toutefois en rêvant au livre parfait. Le livre parfait est celui qu’on n’écrit pas : au sens propre le livre à venir, qui ne verra jamais le jour. S’il existe ainsi une tolérance scientifique en matière d’erreurs, il ne convient pas non plus de les multiplier, ni d’en faire les piliers d’une analyse si radicalement fausse.

Peut-on lire « Heydrich et la solution finale«  comme un indicateur ? On pourrait dire, à tout le moins, qu’il témoigne du niveau de technicité auquel est parvenu le débat sur le processus décisionnel ayant conduit à l’extermination des Juifs. Il suppose en effet d’avoir non seulement une vision généalogique de l’ensemble de l’historiographie, mais également un spectre très large de connaissances, d’autant plus difficile à constituer que les études se sont multipliées au cours des dernières années à un rythme si soutenu qu’il n’est plus possible de les lire toutes. Le coût d’entrée dans le débat est ainsi particulièrement lourd. On pourra supposer, par ailleurs, que l’échec de la démonstration d’Édouard Husson est aussi _ paradoxalement _ le contrecoup paradoxal de la maturité de l’historiographie de la Shoah. On l’a vu, cette dernière a été traversée, au cours de ces dernières années, par des évolutions profondes qui tenaient à la fois à un affinement des connaissances et à la nouvelle situation documentaire liée à l’exploitation des archives nazies tenues secrètes par le régime soviétique jusqu’à sa chute _ un apport important ! A défricher, analyser, exploiter pour de nouvelles perspectives… Ces convergences rendent d’autant plus difficile l’éclosion d’hypothèses vraiment neuves dans un domaine aussi souvent arpenté. Sauf exception, l’erreur pourrait, en un sens, constituer désormais la condition nécessaire à l’élaboration de théories se posant en rupture avec la tradition historiographique. Et c’est en ceci, je crois, que le livre d’Édouard Husson pourrait être également vu comme un symptôme _ seulement éditorial ? ou de positionnement universitaire ? La position de Florent Brayard peut alors être qualifiée de « sévère«  À ce tournant de l’historiographie où tout semble avoir été écrit, comment faire, en effet, sans répéter indéfiniment ses prédécesseurs, pour continuer à écrire _ ou renouveler les analyses, et améliorer la compréhension ? je ne partage pas cette sévérité ; du moins théorique générale ; sans me prononcer sur l’occurrence du livre d’Édouard Husson… L’Histoire se ré-écrit ; et progresse… _ l’histoire de ce gigantesque drame ?

par Florent Brayard [12-02-2009]

Aller plus loin

Sur La Vie des Idées  :

- la recension du livre Saul Friedländer « Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945« , par Ivan Jablonka : « 1939-1945 : les Allemands exterminent les Juifs« .

- l’entretien « Langue des bourreaux, langue des victimes« , avec Saul Friedländer et Pierre-Emmanuel Dauzat.

Notes

[1] Paris, PUF, 2000. Voir également : « Une culpabilité ordinaire ? Hitler, les Allemands et la Shoah. Les enjeux de la controverse Goldhagen« , Paris, François-Xavier de Guibert, 1997.

[2] Avec Michel Terestchenko, « Les Complaisantes. Jonathan Littell et l’écriture du mal« , Paris, François-Xavier de Guibert, 2007.

[3] « L’Europe contre l’amitié franco-allemande. Des malentendus à la discorde« , Paris, François-Xavier de Guibert, 1998 ; « Pie XII, le point de vue de l’historien« , Paris, François-Xavier De Guibert, s.d. ; « Une autre Allemagne« , Paris, Gallimard, 2005.

[4] Mario R. Dederichs, « Heydrich« , Paris, Tallandier, 2007.

[5] Christopher Browning, avec la collaboration de Jürgen Matthäus, « Les Origines de la solution finale. L’évolution de la politique antijuive des nazis. Septembre 1939-mars 1942« , Paris, Les Belles Lettres, 2007.

[6] Saul Friedländer, « Les Années d’extermination. L’Allemagne nazie et les Juifs. 1939-1945« , Paris, Seuil, 2008. Voir la recension de ce livre par Ivan Jablonka sur La Vie des Idées, 29 février 2008 : « 1939-1945 : les Allemands exterminent les Juifs » ; et l’entretien d’Ivan Jablonka avec Saul Friedländer : « Langue des bourreaux, langue des victimes« .

[7] Philippe Burrin, « Hitler et les Juifs. Genèse d’un génocide« , Paris, Seuil, 1989.

[8] Florent Brayard, « La « solution finale de la question juive ». La technique, le temps et les catégories de la décision« , Paris, Fayard, 2004.

[9] Herma Briffault (dir.), « The Memoirs of Doctor Felix Kersten« , Garden City, New York, Doubleday, 1947.

[10] Dans sa nouvelle biographie de Himmler, Peter Longerich fait un usage plus que circonspect de cette source ; il ne reprend en particulier pas le passage sur lequel Husson fonde toute sa démonstration (« Heinrich Himmler. Biographie« , Munich, Siedler, 2008, voir en particulier p. 394 et 972).

[11] Peter Witte, Michael Wildt, Marina Voigt, Dieter Pohl, Peter Klein, Christian Gerlach, Christoph Dieckmann, Andrej Angrick, « Der Dienstkalender Heinrich Himmlers 1941/42« , Hamburg, Christians, 1999.

[12] Ibid., p. 259. Sauf erreur de ma part, l’auteur oublie de rappeler ce fait.

[13] Ibid., p. 281.

[14] La dichotomie entre « intentionnalisme » et « fonctionnalisme » a servi, un temps, à classer les intervenants dans le débat. Elle est aujourd’hui pratiquement tombée en désuétude, dans la mesure où elle ne permet plus de rendre compte les fractures qui traversent ce domaine d’étude.

[15] Michael Mallmann, Bogdan Musial (dir.), « Genesis des Genozids. Polen 1939-1941« , Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004 ; Alexander B. Rossino, « Hitler Strikes Poland. Blitzkrieg, Ideology, and Atrocity« , Lawrence, University Press of Kansas, 2003.

[16] Je me fonde ici sur la traduction allemande du livre de Richard Breitman, « Der Architekt der « Endlösung ». Himmler und die Vernichtung der europäischen Juden« , Paderborn, Schöningh, 1996, p. 185, note 121.

[17] Pour ne citer que les plus importants : Christian Gerlach, « Sur la conférence de Wannsee« , Paris, Liana Levi, 1999 ; Kurt Pätzold et Erika Schwarz, « Tagesordnung : Judenmord. Die Wannsee-Konferenz am 20. Januar 1942« , Berlin, Metropol, 1998 ; Mark Roseman, « Ordre du jour Génocide le 20 janvier 1942. La conférence de Wannsee et la Solution finale« , Paris, Louis Audibert, 2002 ; Peter Longerich, « Die Wannsee-Konferenz Vom 20. Januar 1942 : Planung Und Beginn Des Genozids an Den Europaischen Juden« , Berlin, Hentrich, 1998.

[18] Je reprends ici la traduction du mémorial de la Maison de la Conférence de Wannsee (http://www.ghwk.de/franz/frproto.htm->http://www.ghwk.de/franz/frproto.htm).

[19] Ainsi, on trouve dans différents documents l’idée, exprimée à Wannsee, que l’Europe devait être « peignée d’Ouest en Est« , même si ce dispositif ne sera jamais mis en place (p. 123, p. 221).

[20] Cornelia Essner, »Die « Nürnberger Gesetze » oder Die Verwaltung des Rassenwahns. 1933-1945« , Paderborn, Schöningh, 2002 (voir également Florent Brayard, »La « solution finale de la question juive »« , op. cit., p. 404 et suivante).

[21] Ibid., p. 372.

[22] Ibid., p. 372-373.

[23] Ibid., p. 373-374.

[24] Ibid., p. 372.

Titus Curiosus, ce 13 février 2009

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