A propos d’un courriel cette nuit du photographe Guillaume Ribot ;
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d’un article _ à son propos _ d’Alexandra Laignel-Lavastine : « Guillaume Ribot, les yeux sur la Shoah » dans l’édition du Monde du 11 novembre 2008 ;
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ainsi que du travail de Guillaume Ribot dans
« Porteur de mémoires _ sur les traces de la Shoah par balles » du Père Patrick Desbois (aux Éditions Michel Lafon, paru en octobre 2007),
« Chaque printemps, les arbres fleurissent à Auschwitz » (édité par la ville de Grenoble, en 2005),
et « Camps en France, histoire d’une déportation » (un livre de 288 pages, paru au mois d’avril dernier, et édité par la Fondation pour la mémoire de la déportation : les camps de Gurs, Rivesaltes, celui du Groupement de travailleurs étrangers de Saint-Privat (133e GTE), Fort Barraux, Vénissieux, Drancy,
à travers le parcours d’un Juif allemand, expulsé d’Allemagne en 1940, Gerhard Kuhn, qui « a traversé 5 années d’internement et de déportation, dont deux sur notre territoire« )…
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Le 12 nov. 08 à 00:29, RIBOT Guillaume a écrit :
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Bonjour à tous,
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« Le Monde » vient de publier un portrait sur moi en pleine page.
Si vous voulez en savoir + : http://www.lemonde.fr/culture/article/2008/11/11/guillaume-ribot-les-yeux-sur-la-shoah_1117261_3246.html#ens_id=1117342
A bientôt
Guillaume
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Comme la presse ne vit pas que du web :
vous pouvez aussi acheter la version papier
ou la version PDF : http://www.lemonde.fr/web/monde_pdf/0,33-0,1-0,0.html
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Cher Guillaume,
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Merci de votre message _ de n’avoir pas oublié quelqu’un qui il y a un an, à peine (ou déjà), a trouvé quelque part votre adresse mail, vous a adressé un message, auquel vous avez répondu…
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J’avais découvert et le livre du Père Desbois _ « Porteur de mémoires » _, et les deux cahiers de vos photos insérés dans ce livre (à la page 96 ; et à la page 224) ;
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et j’avais écrit sur votre photo du regard de Marfa Lichnitski et de son mari, Ivan…
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Il est exactement 3h 23 ce mercredi 12 novembre ;
je découvre votre message, et j’y réponds immédiatement :
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car cet article du Monde, d’Alexandra Laignel-Lavastine (mis en ligne le 11 novembre à 15h 52) me tire les larmes des yeux
par le poids des quelques brèves paroles de vous qui y sont citées :
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je les énumère :
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_ « mille et un renoncements » ;
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_ « L’humain, sa fragilité et sa négation suscitent en moi un inépuisable questionnement« ;
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_ « Pas plus loin » (dans cette phrase magnifique d’Alexandra Laignel Lavastine : « Si les photos du voyage sont toujours dans un carton, cette plongée intérieure de 9 014 km l’aura amené au plus près de ce qu’il est. « Pas plus loin« , précise-t-il, en commandant une troisième bière à la terrasse du café de Sataniv, une bourgade autrefois juive, perdue au fin fond de la Galicie« … ;
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_ « punkitude baudelairienne« , dit-il en riant ;
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_ « réinscrire la mémoire des camps dans l’histoire des hommes » ;
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_ « Guillaume, qui ne fait rien à moitié, a passé des jours et des nuits à l’imprimerie pour vérifier chaque cahier… » : celle-ci, de parole, n’est pas de votre bouche ; mais est un « témoignage » de votre « confrère Jean-Sébastien Faure » ;
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_ « Comment se contenter simplement d’aller voir ? Et que répondre à ceux qui vous demandent : « Alors, Auschwitz, c’était bien ? » Un vrai trouble s’est installé en moi » ;
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_ « Ce livre _ il s’agit de « L’Imprescriptible« , de Vladimir Jankélévitch (Seuil, 1996) _ a orienté ma carrière de photographe et ma vie d’homme. Je sais, depuis, que les morts dépendent entièrement de notre fidélité » ;
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_ « si nous cessions d’y penser _ c’est le titre de son exposition de 2003 au Musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère, commente, au passage, Alexandra Laignel-Lavastine _ nous achèverions de les exterminer » _ en faisant sienne une autre formule de Jankélévitch, achève son commentaire la journaliste ;
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_ « Pour moi, tout a changé. Je ne pensais pas rencontrer des témoins oculaires » : ces mots-là sont cités à travers le témoigne du Père Patrick Desbois, faisant part de leur « rencontre » et de la première confrontation de Guillaume à l’exhumation des vestiges de « la Shoah par balles » : voici la citation in extenso de Patrick Desbois, que je me permets de saluer au passage : « Guillaume était assis seul à l’écart, et il m’a dit : « Pour moi, tout a changé. Je ne pensais pas rencontrer des témoins oculaires. » Il s’est tenu silencieux sur ce banc, très longtemps, avant d’accepter de devenir le photographe de nos expéditions » ;
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_ « à la limite » : dans l’expression d’Alexandra Laignel-Lavastine : « il assume pleinement cette façon de se tenir au plus risqué, presque « à la limite » de la pratique photographique » ;
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_ « C’est là que j’aime chercher » (en parlant de ce « presque « à la limite » de la pratique photographique ») ;
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_ « Plus les voyages avancent, plus je serre mon cadrage » _ à relier à un regard sur ses photos, forcément ;
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_ « Travailler avec lui, estime le chanteur-compositeur _ Bruno Garcia _, c’est travailler avec quelqu’un d’une rare exigence envers son art _ toujours dans le sens, jamais dans l’effet. »
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Toutes ces paroles,
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de « l’inépuisable questionnement » sur « la fragilité« _ permanente ! _ et « la négation« _ qui eut lieu, et se répète, ici ou là, maintenant aussi ! _ de « l’humain« ,
au ne pas « se contenter simplement d’aller voir« _ disons « à Auschwitz », pour faire court… _,
mais « réinscrire la mémoire des camps
_ et du reste des « exterminations« (ou « la Shoah par balles ») _
dans la mémoire des hommes » : par la photographie, pour Guillaume Ribot ;
et cela par « devoir de fidélité » envers ces « morts » qui « dépendent entièrement de notre fidélité« ,
afin de ne pas _ par notre indifférence _ « achever«
_ le mot est terrible et dit bien tout l’enjeu de civilisation, qui nous incombe ! au quotidien (de chacun de nos actes effectifs) !.. _
de les « exterminer » ;
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toutes ces paroles de Guillaume Ribot, en cet article très fort du Monde, donc,
comportent un formidable (et assez rare, au quotidien des jours, pardon du pléonasme : peu fréquent) poids d’humanité
face à l' »humain » tellement en danger parmi nous, hommes ;
membres, paraît-il, de ce que Robert Antelme, de retour « des camps », nomma _ ou interpella comme _ « l’espèce humaine » !..
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Merci…
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Je vais diffuser ce message et cet article
sur le blog « En cherchant bien » (ou « Carnets d’un curieux » : c’est sous ce nom qu’il apparaît dans la case des blogs Mollat) que je tiens, depuis le 4 juillet 2008, sur le site http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/
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Bien à vous,
et je vous prie de faire part de mon meilleur souvenir à Patrick Desbois :
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la demi-heure que nous avons passée dans ma voiture, de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac à son hôtel de la rue du Temple, pour l’amener au colloque « Les Enfants de la guerre » le 31 janvier 2008,
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puisque j’étais allé attendre le Père Desbois à l’aéroport, il venait de Madrid, à la demande de mon ami Nathan Holchaker, à l’origine de ce colloque ;
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cette demi-heure, à échanger nos paroles, je ne l’oublierai jamais ;
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non plus que notre conversation, ensuite, du repas du soir, place du Parlement, avec Georges Bensoussan _ dont le regard et le poids d’humanité sont aussi quelque chose…
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A suivre,
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Titus Curiosus
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Post-scriptum : voici le texte que j’avais alors écrit _ puis adressé à Guillaume Ribot et à Patrick Desbois, en novembre 2007 :
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_ le « sans regard » de la pire des mauvaises rencontres : la destruction génocidaire (nazie)
_ lecture de « Porteur de mémoires« du Père Patrick Desbois
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Voici mon texte :
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sans regard : les bourreaux de « la Shoah par balles »
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Existe aussi le cas de ceux qui carrément ne veulent, et pour rien au monde, « rien voir » : de ce qu’ils font, des horreurs qu’ils commettent et auxquelles ils se livrent. Ils s’en lavent les mains et se mettent des tabliers _ ou comme Humpel, nous allons le voir _, pour ne pas être si peu que ce soit éclaboussée et « salis » ! Alors pour ce qu’il en est de commencer à « regarder » !.. S’attarder, s’arrêter à l’attention d’un regard !.. Cela mène trop vite à des égards ! Je pense ici au cas-limite et contagieux, une fois le premier geste accompli, des massacres, et des assassins, génocidaires ; et, plus précisément, aux meurtriers (« par balles ») _ à la chaîne et à la va-vite, par camions entiers, au lieu de « fournées » (de « fours crématoires ») _ de Juifs, par les vastes plaines à blé, ou dans les collines pré-carpatiques boisées, de l’actuelle Ukraine, entre 1941 et 1944 _ un « feu vert » ayant été donné en « haut lieu » _, faisant creuser dans l’urgence, le plus souvent au milieu même de villages qu’ils vidaient de leurs habitants ; faisant creuser, donc, de simples larges fosses collectives aux groupes qu’ils allaient assassiner, par rangs de cinq, dix ou vingt-cinq, à raison d’une balle dans la nuque ou dans le dos pour chaque corps qui allait tomber, après s’être déshabillé ; ainsi qu’avoir été délesté parfois jusque des dents en or ; les « meilleurs » vêtements se trouvaient recyclés, après passages entre les mains d’équipes (improvisées la veille au soir ou le matin même _ le travail, même fulgurant, avait ses « méthodes ») de couturières recrutées (de force) parmi les pauvres paysannes (non juives)… D’où le concept _ neuf (au-delà des « aktionen ») _ de « la Shoah par balles« … A propos de « se laver les mains », ce témoignage-ci d’un gardien de troupeau au lieu-dit la « Forêt sur les Juifs » _ elle a poussé depuis 1944 _ à Khvativ (district de Lvov) à propos de l’exécuteur qui « a demandé de lui apporter de l’eau pour qu’il puisse se laver les mains à la fin de l’exécution des Juifs » : « après se les être rincées, il a jeté la bassine derrière son dos, comme pour signifier : « Je m’en lave les mains »…«
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« un continent d’extermination«
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On comprend le silence (ajouté au vide des archives _ vivier où savent puiser en priorité les historiens) des témoins (= enfants alors pour la plupart) encore survivants ces années-ci, que sont allés, tout récemment interroger _ je veux dire « solliciter avec égards » leur précieux « témoignage » (leur demandant que « celui-ci » leur soit « confié », et qu’eux le « recueillent ») _, sur place encore (= soixante-cinq ans après), un Daniel Mendelsohn, dans la bouleversante enquête sur la disparition de la famille de son grand oncle Schmiel (= Sam, en Amérique) de Galicie _ le père, Schmiel Jäger, la mère, Ester, et les quatre filles, Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia _ à Bolekhov (province de Stanislavov, Galicie _ en Pologne alors), dans « The Lost : A Search for Six of Six Million« , publié par Harper & Collins en septembre 2006 (« Les Disparus » en traduction française chez Flammarion, en septembre 2007) ; ou, plus systématiquement (assez vite et désormais), le Père Patrick Desbois, par les grands espaces de l’Ukraine actuelle _ dont l’indépendance (vis-à-vis de l’ex-URSS) fut proclamée le 24 août 1991 : son livre « Porteur de mémoires _ sur les traces de la Shoah par balles » (aux Editions Michel Lafon, en octobre 2007) met en œuvre l’outil d’analyse qu’est le concept de « Shoah par balles« . « Sous mes yeux _ écrit le Père Desbois, page 217 _, la géographie de l’Ukraine, village après village, d’est en ouest, apparaît comme un continent d’extermination.«
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« la fosse a bougé pendant trois jours«
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C’était afin de ne pas « gaspiller de balles« que bébés et enfants en bas âge, gisaient, ensevelis vivants, dans les fosses d’exécution, juste blessés par la balle ayant tué la mère, ou, pas même, carrément indemnes, mêlés à tous les corps abattus, puis recouverts de la couche suivante de cadavres, puis de sable, ou de chaux : les fosses _ de douze ou quinze mètres de long _ « respiraient » (page 92) ; « la fosse a bougé pendant trois jours« (page 124), se souvient et dit, combien de fois, de lui-même, chacun (ou du moins beaucoup) des témoins (enfin « rencontrés » par l’équipe du Père Desbois), dans la solitude de son récit (= de « témoin ») de faits _ de faits bruts, et par leur « témoignage » maintenant authentiquement « avérés » _ ; de faits, donc, s’étant passés en 1941-1942-1943-1944. « Comment accepter que les témoins répètent que les fosses « respiraient » pendant trois jours ? Comment comprendre quand les paysans me parlent des fosses comme de quelque chose de vivant ?« , se dit encore réticent à en croire ses oreilles, au tout début de son enquête (page 92) le Père Patrick Desbois. Comme si l’effroi extrême _ celui de la frontière de l' »humain » brutalement (mais massivement aussi, « sous ordres ») « repassée en arrière » par les bourreaux (tirant à balles _ celles de carabines Mauser à chargeur de cinq !) : c’est là _ qu’un homme froidement en abatte, ainsi, un à un, tant d’autres (= aussi « humains » que lui) _ « le » critère de la « barbarie », ainsi que le dégage Michel Henry (1922 – 2002) en sa magistrale étude (« La barbarie« , chez Grasset, en 1987) _ ; comme si l’effroi d’avoir eu à regarder _ « à regarder vraiment », et pas seulement « avoir vu », comme « en passant » _ ce passé-là, n’avait, pour les « spectateurs-survivants » de cela, quelques soixante-cinq ans après, jamais fini de (et par) « passer »… On finit par « comprendre » pourquoi « la fosse a mis trois jours à mourir » : « certains n’étaient que blessés, ou bien jetés vivants dans les fosses. Des pousseurs précipitaient ceux qui ne tombaient pas. Ils mouraient étouffés par les deux ou trois mètres de sable que l’on jetait sur eux« _ comprend alors peu à peu celui qui « vraiment » « écoute » (page 93).
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« le regard de ceux qui ont vu les Juifs se faire assassiner«
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Entre les témoignages qu’est allé recueillir le Père Desbois par tous les territoires de l’actuelle Ukraine _ les Ukrainiens se libérant assurément lentement de la crainte du KGB, depuis « l’indépendance » et l’instauration d’une « démocratie » en Ukraine _, je relève le « témoignage » du regard _ déjà _ de Marfa Lichnitski, le 30 décembre 2006, à Novozlatopol, district de Zaporojié, en Ukraine : « à l’instant où nos regards se croisent _ dit même Patrick Desbois présentant sobrement (comme chaque fois) leur rencontre _, nous nous comprenons. Mon grand-père _ Claudius Desbois (de profession marchand-volailler de la Bresse), prisonnier de guerre évadé et repris, passé par, et revenu du camp 325 de Rawa-Ruska : « une seule fois il avait lâché ces quelques mots : « Pour nous, dans le camp, c’était difficile ; il n’y avait rien à manger, on n’avait pas d’eau, on mangeait de l’herbe, des pissenlits. Mais pour les autres, c’était pire ! » Il ne pouvait pas en dire plus« , commente le petit-fils. « Mais qui étaient « les autres » ? » _ ; mon grand-père, sans le savoir _ faute de pouvoir pouvoir dire, même à son petit-fils _, m’a appris le regard de ceux qui ont vu les Juifs se faire assassiner« (page 190).
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le regard de Marfa Lichnitski sur la photo de Guillaume Ribot
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Et ce regard, en effet simplement extra-ordinaire, de Marfa Lichnitski _ elle est née en 1931 _ nous est aussi rendu, à notre tour, accessible, dans le livre magnifique de Patrick Desbois, par la photo (du photographe Guillaume Ribot, de l’équipe des collaborateurs accompagnant le Père Desbois en ses périples des villages ukrainiens, afin de « rencontrer » les derniers témoins encore en vie de ce que le Père Desbois a qualifié le premier de l’expression « la Shoah par balles« , et recevoir et recueillir (enregistrer, selon un « protocole » petit à petit, à l’expérience, et avec le plus grand « soin », « mis au point ») leurs « témoignages » (oraux) _ que nul jusqu’ici n’avait seulement « pensé » rechercher (= s’en enquérir, aller les demander, se mettre en situation de, simplement, les « écouter », « sur place ») ; et cela, en l’absence de la moindre archive écrite _ nazie, soviétique, autre (internationale ?) _ sur « cela » : « cela », une tache aveugle (et muette, et d’abord sourde) de l’Histoire, comme de l’historiographie, en quelque sorte.
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l’incroyable regard sur l’image
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Trois « points » _ de « focalisation » (ou le « punctum » barthien, dans « La Chambre claire » _ collection « Cahiers du cinéma », 1980, Gallimard-Le Seuil) _ de cette paisible (terrible en son silence) photo d’un intérieur paysan ukrainien à Novozlatopol, focalisent le regard : d’abord, le visage au faciès ridé (en haut à droite de l’image), baissé et détourné vers le mur, d’Ivan Lichnitski, le mari de Marfa, debout, bras ballants, et silencieux alors, sur la droite, donc, de l’image ; puis, au centre et un peu sur la gauche de l’image, surmontant un lourd et large corps revêtu d’un immense tablier bleu, le visage, un peu lunaire, plus petit, et de face, de Marfa, assise un peu en arrière-plan, bien calée, et pour cause, sur une banquette que couvre un tapis rouge et vert, contre le mur de la pièce, à gauche et en contrebas de la fenêtre lumineuse _ à son côté, tout à gauche, presque au bord de l’image, un tout petit chien posé sur la banquette _ c’est à peine si on le remarque au premier coup d’œil _, lève un regard affectueux en même temps qu’inquiet, humide, vers sa maîtresse ; et enfin, au premier plan, en bas et bien au centre de l’image, la silhouette impavide, dressée sur son séant, assis et de dos, du chat noir, tranquille, sur un premier tapis de couleurs rayé : la famille, animaux compris, est au complet. C’est Marfa qui parle ; tous, son mari, ainsi que le chat et le chien qui la regardent, l’écoutent _ Patrick Desbois, Svetlana Biryulova, la traductrice, ainsi que le photographe, Guillaume Ribot (et peut-être d’autres membres de l’équipe _ ils étaient onze en tout à Novozlatopol ce jour-là _ l’indication se trouve page 190), auxquels Marfa s’adresse, ne sont pas physiquement présents sur l’image. Le visage, pâle, chaviré, aux yeux grand écarquillés (et un peu rougis) de Marfa, légèrement de biais, nous apparaît tout à la fois profondément « retourné », pensif et interrogateur _ tant Marfa paraît ne « revenir » toujours pas de ce qu’il lui a été donné de « contempler » : la photo ici prise « reçoit » le visage dans le déploiement même du « travail » _ dans tous les sens de ce terme _ du souvenir, et de l’acte tout simple de « rendre compte » (= parler à qui vous écoute), qui en émane directement _ à moins qu’il ne s’agisse pour Marfa à cet instant d’écouter à son tour la question, ou la réponse, du Père Desbois en train d’être traduite : on voit Marfa tendre un peu l’oreille, pendant que sa bouche, prête à continuer de parler, demeure entr’ouverte : vouloir faire le tour de l’intensité d’un tel regard serait vanité ou folie _ sauf peut-être à être un Lucian Freud. Marfa, au corps massif de soixante-quinze ans de travaux des champs _ comment est sa respiration à l’instant du cliché ? _, se tient assise lourdement sur la banquette sur laquelle reposent ses mains fatiguées ; ses pieds comme provisoirement basés ou campés sur le sol, installés dans de vastes pantoufles fourrées _ le Père Desbois nous précise (et c’est toute une éthique que la « précision ») que pour se déplacer elle doit utiliser un tabouret ; tandis que son mari écoute, les bras toujours ballants, et avec bien de la lassitude sur les traits labourés profond du visage _ écrasé peut-être par ce dont la voix de sa femme est en train de « témoigner » _, les yeux baissés à la fois de côté, vers le mur, et vers le sol (où au moins trois seaux et cuvettes sont posés sur la kyrielle bariolée de tapis) ; chez eux, dans leur pièce principale, à Novozlatopol.
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le travail de « reportage » d’une équipe de collectage
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L’image de ce regard de femme à ce point _ = degré (mais c’est aussi le « punctum« ) _ de désolation nous est donné parmi un plus que précieux cahier de photos en couleurs inséré entre les pages 96 et 97 du livre « Porteur de mémoires« . Et le témoignage enregistré, terrible lui aussi dans sa sobriété factuelle, de Marfa et Ivan Lichnitski, au cours de deux séances d’entretiens successifs ce jour-là, est rapporté tel quel de la page 194 à la page 214. Soit le résultat d’une séance, parmi toutes les autres, de « reportage » _ c’est le mot : re-porter, r-apporter, re-layer des « témoignages », en « témoignage », à son tour (= « témoigner » de « témoignages ») _, parmi les « porteurs » (de plus en plus âgés _ la vie passe) « de mémoire » : c’est là l’expression si juste du titre donné par le Père Patrick Desbois à ce grand livre, modeste « présentation » d’un grand travail (urgent, d’ampleur, et essentiel) de collectage, ré-collectage et/ou re-cueillement, ou encore re-cueil (de « témoignages ») _ quel mot choisir ? _ en cours… Une affaire importante. Face au « passage à l’as » des crimes et à l’oubli.
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photographier l’acte même de la mémoire _ « là-bas, soixante ans plus tôt » _ dans « le regard _ fugace mais formidablement présent _ de ces yeux qui ont vu«
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De son photographe, Guillaume Ribot, Patrick Desbois fait cette présentation-ci (pages 70-71) : « A chaque rencontre avec un témoin de la Shoah par balles, il y a un moment, parfois bref, où le témoin n’est plus avec nous. Il est là-bas, soixante ans plus tôt, caché dans un buisson ou perché dans un chêne, non loin de la fosse, où les Juifs attendent la mort, là où on les assassine. Ce moment-là, Guillaume grâce à son regard et à la maîtrise de son art _ facteur « humain » et facteur « professionnel » indissolublement unis, si j’ose dire _ sait le saisir, sans voyeurisme, avec respect. Il parvient à exprimer _ soit relayer par cette simple image _ l’émotion _ perceptible et perçue alors par lui _ des témoins en les photographiant _ pour nous la donner à percevoir à notre tour, cette émotion fugace, qui, par la puissance de ce medium de la photo, vient atteindre et percer la couche d’indifférence de quiconque à qui l’image tombe sous le regard ; et qui accepte de la re-garder, contempler. Avec lui _ Guillaume Ribot, photographe_, je peux saisir _ pour toujours (et pour l’humanité tout entière) en « revenant » au regard du « témoin » (telle Marfa) saisi, puis conservé (= archivé), et devenu pour toujours accessible à qui regarde la photo _ le regard des témoins, ces yeux qui ont vu » _ et « voient », alors, ces instants-là, encore, ou/et toujours = (ne cessant plus jamais, même, de pouvoir les re-voir, « en pensée », en « mémoire active » et purement « réceptive » à la fois), à cet instant-ci (de la photo prise). Soit, pour le photographe, saisir en ce regard (présent, du témoin) ce qui, lui aussi (de ce qui est alors _ « objet » de la mémoire _ mentalement regardé, du passé lui-même, du souvenir _ d’horreur _ alors, en cet instant même, dés-enfoui du passé si péniblement maintenu à distance, tant forcément il a puissance d’obséder) ; je reprends le fil de la phrase : soit, saisir, en ce regard, ce qui, lui aussi, en un éclair, passe, telle une ombre (ou un ravage), sur le visage ; mais qui accède aussi, par la vertu de la photo, à l’expression gravée, sur la pellicule, de l’éternité à laquelle ce regard même s’était, en, et par, cet instant (rarissime), « hissé » _ plus encore que « glissé », comme par quelque interstice entre les parois de l’espace ; ainsi qu’entre les travées des rails implacables des instants du temps qui ne cesse(nt) de s’égrener.
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le glissement-hissement, dans et par le temps (et au présent), dans l’éternité ; du « témoin » ukrainien (comme du narrateur de « La Recherche« )
_ ou le « passage » ombreux et lumineux à la fois de la mémoire du témoin, et ce qu’il « ombre » du regard
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De même que _ et aussi exactement « comme » _ le narrateur de « A la recherche du temps perdu » (le narrateur que Proust fait s’exprimer à la première personne du singulier : « Longtemps je me suis couché de bonne heure« …) « retrouve », « véritablement », les sensations _ moins graves et moins horribles, certes : non tragiques, sinon, tout de même, la fugacité (et mortalité _ incontournable _ qui va avec) de la vie ; ainsi que la peine, bien effectivement éprouvée, elle, de la perte de ceux que nous aim(i)ons et qui viennent de disparaître, ou ont disparu (telle « la grand-mère », dans le cas du narrateur du roman de Proust _ ou sa propre mère, pour l’auteur, soit Marcel Proust lui-même) ; de même que _ je reprends le fil de ma phrase _ le narrateur de « La Recherche « retrouve » « véritablement », donc, les sensations (éprouvées autrefois) de la saveur de la madeleine trempée dans le thé, l’alignement des clochers de Martinville (aux détours des sinuosités de la route), ou le dénivelé des pavés inégaux de Saint-Marc de Venise, à travers la sensation bien présente _ dans le présent de la narration de « La Recherche » _ des irrégularités du pavage de la cour d’entrée de l’hôtel de Guermantes _ et puis le bruit du choc de la cuiller contre une soucoupe (évoquant un bruit de marteau sur les roues d’une locomotive), et le toucher de la raideur empesée de la serviette disposée sur la table dressée (évoquant une sensation similaire au Grand-Hôtel de Balbec) _ bruit et toucher si forts alors _, à cette extraordinaire « matinée de la princesse de Guermantes« , qui « fait » l’éblouissant final du « Temps retrouvé » _ jusqu’à la fulgurance proprement renversante, pour qui s’y expose en le lisant, du « bal de têtes » : un sommet de la puissance du verbe poétique de la littérature. A comparer avec celle de quelques voyages outre-tombe : les voyages d’Ulysse, d’Énée, d’Orphée, de Dante avec Virgile, etc… La démarche d’écriture de Proust peut nous aider à pénétrer le sens de la démarche (= les « focalisations » _ des « enquêteurs » _ sur ce qu’il faut aider à « laisser venir », soit des « focalisations » du « regard » de la mémoire _ des « témoins ») de chacun des membres de l’équipe du Père Desbois, dans la mesure où l’effort de chacun d’eux est de re-cueillir ce passage _ en, avec et selon tout son tempo _, ce passage ombreux et lumineux tout à la fois de la mémoire (elle-même « re-cueillant », ou plutôt « ac-cueillant », ce qui « vient » et « se donne » à elle, ici, du passé, par le medium du souvenir, qui se met à « revivre », de son « tremblé », ou « scintillé », si singulier et troublant qu’il affecte de son ombre le regard tourné alors vers « le dedans »), à travers toutes les épaisseurs, pourtant, mais devenues soudain légères et transparentes, déposées par les temps et les sables accumulés d’une vie, jusqu’à l’advenue-parousie du « temps retrouvé« , sans majuscule ici : il s’agit de chaque instant qui lui-même re-vient, lui-même re-surgit, et res-suscite, de lui-même _ fut-ce, comme en l’occurence de la « Shoah par balles« , « un temps » vécu _ avec tout ce qu’il a aussi « imprégné », et ici saccagé et souillé _ ; fut-ce, donc, un « temps » vécu d’horreur insoutenable, à ce degré d’insensé, telle que la seconde du bruit du percuteur (de la carabine Mauser), la balle qui pénètre la nuque et déchiquette la matière grumeleuse cervicale (celle des arcanes luxueux du souvenir et des circuits fulgurants de la parole), avant que le corps tombe dans la fosse où il sera enfoui, gisant, sous d’autres couches de corps, de sable, et/ou de chaux.
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ou selon le commentaire proustien du phénomène : « l’homme affranchi de l’ordre du temps à l’état pur«
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Dans l’expérience savoureuse, « de plaisir » elle, du narrateur-artiste de Proust, cela donne (pages 178 – 179 de l’édition Folio du « Temps retrouvé« ) : « Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination _ d’artiste, poète, écrivain (qu’est, ou que voudrait être, le narrateur de « La Recherche » : dont cette œuvre est le récit même de l' »aventure » _, qui était mon seul organe _ d’artiste _ pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle _ la réalité _, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter _ scintiller _ une sensation _ bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre, etc… _ à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination _ est-ce cependant le mot juste ici ? _ de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc… avait ajouté aux rêves de l’imagination _ ou plutôt à ce que vient donner le souvenir de la mémoire en acte ? _ ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence _ et grâce à ce subterfuge _ idem _ avait permis à mon être d’obtenir d’isoler, d’immobiliser _ la durée d’un éclair _ ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur. (…) Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. » Le narrateur commente alors ainsi cet « évènement »-« avènement », nous donnant pas mal à penser pour éclairer l’ombre du passé passant alors sur le visage et le regard saisis au présent de l’acte de la mémoire : « Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? » Et (page 182) : « De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu’elle m’avait, à de rare intervalles, donné dans ma vie, était le seul qui fût fécond et véritable » _ ce dernier commentaire étant d' »artiste »… Il ne s’applique évidemment pas au regard de Marfa, au travail terrible de la mémoire qui advient ici alors en elle, et par l’absolu de son désolement…
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et la capacité de recueillir ce phénomène-là par les « receveurs de témoignages » du Père Desbois (comme par l’auteur _ Proust _ de « La Recherche« )
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Soit, pour quiconque s’y livre _ tels les « témoins » témoignant _, une véritable « expérience » (ainsi qu' »épreuve ») d' »instants d’éternité », en ce qui est « alors » _ en ces instants du présent, qui continue, lui, de couler (et heureusement), en son tic-tac mécanique ordinaire, ou plus encore le grain charnu qualitatif de sa « durée » _ vécu et ressenti, à rebours de _ en même temps qu’en « cohabitation » avec _ la mécanique naturelle du temps physique, qui continue d’occuper, donc, et en permanence, notre quotidien. Une expérience poétique (ou/et mystique) aussi, à coup sûr. Certes. A cela aussi, il faut, pour ces « re-cueilleurs de témoignages-là que sont les membres de l’équipe du Père Desbois, aussi quelques aptitudes « poïétiques »… Re-cueillir le « passage de l’ombre » (en le regard) de tels « instants d’éternité » sur les visages (burinés de leur quotidien le plus prosaïque, sans trop vouloir préjuger) de ceux qui (= les témoins de l’horreur) en sont, si extraordinairement fugacement, affectés, et cela _ le « re-cueillir », pour le « re-cueilleur du témoignage » _, avec la plus grande délicatesse, requiert en effet infiniment de tact (= d’art _ pas seulement photographique) de la part du photographe, pour s’en tenir au cas précis de la photo de Marfa obtenue (= ac-cueillie) par Guillaume Ribot : pendant que Marfa « parlait » à Patrick Desbois via la traduction de Svetlana la traductrice. Cela rejoint une remarque faite ailleurs, un peu plus haut en cet essai, sur l’aptitude des peintres à figurer en peinture _ pour eux, les peintres, en leur œuvre propre, et leur (humble) coup de pinceau en de la matière colorée _ les mystères mystagogiques de la foi _ tel celui l’Annonciation, c’est-à-dire le passage, la visite de, et la rencontre de (et avec) l’Ange, pour la Vierge Marie. Le « protocole » _ qu’on se souvienne de la querelle d' »étiquette » des ambassadeurs de France auprès de la Sublime Porte, en « l’affaire du sofa » en 1678 et suivantes _ ; le « protocole » ici de « re-cueil des témoignages » mis au point par le Père Desbois, assisté, bien sûr, de chacun de ses collaborateurs « professionnels » _ chacun en sa « branche » de compétence « technique », ou « scientifique », ou « pratique » _, et se formant à tout cela (de si neuf et rare !) forcément sur le tas _ qu’est-ce qui aurait donc pu les préparer à « re-cueillir » et même d’abord à « saisir », et déjà simplement « rencontrer », de tels « instants », de cette qualité singulière et anomique là ? _ ; le « protocole » des entretiens, donc _ j’y arrive _, aidant, bien sûr, à préparer et encadrer cela _ im-préparable et in-encadrable, lui !
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l’opération de « re-connaissance » des « disparus » retrouvés
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Voilà ce que j’ai ressenti dans le regard foudroyé et le visage renversé (par le souvenir : auquel viennent d’accéder, et « à vif », et sa mémoire, et son récit, ensemble) de Marfa Lichnitski, calée sur sa banquette, chez elle, à Novozlatopol ce 30 décembre 2006. Chapeau à toute l’équipe de ne pas avoir « brisé » ni « effrité » cela, d’être allé jusqu’à ce que « se prenne » dans et par le « témoignage » cette « qualité d’humanité »-là « dite » (par la mémoire parlante du « témoin ») et « écoutée et reçue » (par les « re-cueilleurs du témoignage ») dans les villages presque perdus (et « retrouvés », car « rencontrés ») des quatre coins de l’Ukraine actuelle _ pour avoir été en 1941-42-43-44, « un continent d’extermination« . C’est la pierre angulaire (« professionnelle » aussi, et par « l’équipe ») de l’hommage rendu aux massacrés _ qui cessent « alors », si peu que ce soit, et à ces instants-là _ de « réception » des « témoignages », d’être seulement des « disparus » (« The Lost« , selon le terme de Daniel Mendelsohn, au départ de sa recherche : à partir de quelques paroles et souvenirs de parents (à commencer par son grand-père maternel, Abraham Jäger), déjà disparus eux aussi (morts) _ mais eux, on sait comment ; on peut se rendre sur leurs tombes (à New-York, ou à Miami) _, de quelques lettres, ou de quelques photos qui jaunissent) ; qui cessent, donc, d’être des « disparus », « perdus »et « séparés » (de nous), « évanouis », dont on est « sans nouvelles » depuis, dont on a perdu toutes traces, « engloutis » dans la nuit-néant océanique d’un définitif opaque oubli ; comme ils l’étaient _ « disparus » _ tant qu’on n’était pas, ainsi, (re-)partis « à la rencontre de » leurs traces, fussent celles _ des os, des douilles _ de leur exécution dans quelque fosse _ fut-elle au cœur de leur propre village (celui dans lequel ils vaquaient à leurs occupations, menaient leur vie), ou à l’orée du bois _ là-bas en Ukraine. « On » vient, pour eux et pour nous, de les « retrouver ».
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résurrection de la connaissance
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C’est comme si, par le « signal » tout neuf de leur « localisation », les cadavres absurdement sacrifiés de toutes ces vies absurdement volées, ressurgissaient tout vifs des fosses où on les avait contraint à venir (à pied, par camions, ou par trains) « disparaître » _ dès avant la résurrection de quelque Apocalypse. Telle celle que donne à admirer le pinceau de Luca Signorelli à la Cappella San Brizio du Duomo d’Orvieto ; ou celui de Michelangelo Buonarotti, à la Cappella Sistina du Palazzo Vaticano. Ou, en poésie, en français par exemple, le tableau si puissant qu’en donne la plume d’Agrippa d’Aubigné en ses « Tragiques« . Par exemple, au livre VII (vers 661-684) :
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« Mais quoi ! c’est trop chanté, il faut tourner les yeux
Éblouis de rayons dans le chemin des cieux.
C’est fait, Dieu vient régner, de toute prophétie
Se voit la période à ce point accomplie.
La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux
Naissent des enterrés les visages nouveaux :
Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places
Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces.
Ici les fondements des châteaux rehaussés
Par les ressuscitants promptement sont percés ;
Ici un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
Là l’eau trouble bouillonne, et puis s’éparpillant
Sent en soi des cheveux et un chef s’éveillant.
Comme un nageur venant du profond de son plonge,
Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe.
Les corps par les tyrans autrefois déchirés
Se sont en un moment en leurs corps asserrés,
Bien qu’un bras ait vogué par la mer écumeuse
De l’Afrique brûlée en Tylé froiduleuse.
Les cendres des brûlés volent de toutes parts ;
Les brins plus tôt unis qu’ils ne furent épars
Viennent à leur poteau, en cette heureuse place
Riants au ciel riant d’une agréable audace. »
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Soit la force quasi thaumaturgique de l’Art : du moins pour nous lecteurs du poème aujourd’hui ; pas pour Agrippa d’Aubigné. Mais ne nous leurrons pas : il ne s’agit certes pas de cette rédemption-ci _ par la force d' »image » (et de « vision » offerte à délectation esthétique) de l’Art _ dans le sobre et élémentaire « travail de (re-)connaissance » de l’équipe du Père Desbois enquêtant. Mais d’abolir un peu du (colossal) silence « historique » de ces « disparitions » : exécutions en nombre, et d’une foule gigantesque d’individus _ les exécuteurs adressant les chiffres de leurs additions à leurs supérieurs à Berlin sous la forme codée, via bulletins météorologiques, de niveaux de pluviométrie ! _ ; d’une foule gigantesque, donc, de personnes anéanties, elles, une à une, par une balle unique. Diminuer un peu du vide (abyssal) de ces « disparitions », par la « lumière » (définitive) de ces « instants » de « mémoire effective », et « vrai témoignage », de la part de « témoins » « rétablis » au plein de leur « authenticité » de « personne », avant qu’eux-mêmes, par leur mort naturelle personnelle _ « la bouche emplie de terre« , soient définitivement rendus (= retournés) au silence. Effriter la moindre partie que ce soit du « secret » et du « brouillard » (complices) du crime advenu, par la moindre connaissance, déterminée dans le détail de la précision de ce qui s’est effectivement passé. Même si, du côté des bourreaux et des gestes de crime (= ouvrir la fosse + tirer la balle dans la nuque), résiste _ imprescriptiblement (cf Vladimir Jankélévitch) _ l’acte de Mal de l' »extermination ».
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l’exploit du policier Humpel, à Senkivishvka, en 1941
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A propos de bourreaux-exécuteurs, dans « Porteur de mémoires« , on trouve aussi ceci : au village de Senkivishvka (dans le district de Volhynie), en 1941, le policier Humpel, « avant de commencer, le matin, revêtait une blouse blanche, comme une blouse de médecin, puis descendait » _ dans la fosse. « Luba pense qu’il voulait protéger son uniforme. Régulièrement, il arrêtait les tirs, remontait, faisait une pause, buvait un petit verre d’alcool, puis redescendait« . Comment procédait-il ? « Il assassinait chaque Juif, l’un après l’autre, d’une balle dans la nuque« , venait de préciser Luba. Puis « une autre famille juive, dénudée, descendait et s’allongeait » _ dans cette même fosse. « Le massacre a duré une journée entière. Humpel a tué tous les Juifs du village, seul. » La sœur de Luba, Vira, « habite dans un autre village. Elle confirme le témoignage de Luba. Elles étaient ensemble, il y a soixante-et-un an, à côté de la fosse commune. Vira ajoute que Humpel, celui qui a assassiné les Juifs, a été tué par les résistants bandéristes, dans une forêt, pas loin. Après avoir interviewé ces deux femmes, je remonte dans notre camionnette. Je viens d’enregistrer le quatre cent soixantième témoin qui a vu l’assassinat par fusillade des Juifs en Ukraine » : c’est ainsi que le Père Desbois introduit le lecteur dans le vif de son sujet, presque au début de son premier chapitre _ intitulé « Ukraine, printemps 2007 _ 31 mars 2007, 10 heures du matin » (pages 11-12).
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le désert de « témoins » qu’était l’Ukraine pour les bourreaux nazis
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La litanie de la sélection des témoignages recueillis en Ukraine par le Père Desbois et son équipe est accablante (et sera le plus possible exhaustive, aussi, bien sûr _ et là, c’est une course contre la montre). Il ne s’agissait donc pour les bourreaux-exécuteurs (nazis et affidés) que de « corps » à le plus vite « abattre », « éliminer » et « liquider », telle une viande avariée infectieuse _ et répandant bien vite une atroce odeur pestilentielle. Témoins parmi lesquels, sous les regards desquels (ainsi que petite « main d’œuvre » auxiliaire, « réquisitionnée » sur place, très ponctuellement, en fonction des besoins, pour divers « petits travaux » adjacents _ « il me faudra des années pour comprendre l’ampleur des réquisitions« , précise page 104 le Père Desbois) ; sous les regards desquels, donc, se produisaient les massacres, directement dans les fosses creusées à cette fin ; les paysans ukrainiens n’ayant guère d’importance non plus _ si j’ose dire : mais il y avait des priorités dans le « nettoyage » (ainsi que dans les « ordres » venant de Berlin !) _, pour les assassins, au point de « compter » quasi « pour rien » ! comme peut seulement « compter » une main d’œuvre esclave, en ces opérations de « liquidation » génocidaire _ ; les paysans ukrainiens, donc, ne seront pas même « éliminés » : les balles n’étaient que pour les Juifs _ « Une balle, un Juif. Un Juif, une douille« , ainsi que l’a rapporté le chef de la Einsatzgruppe D, le SS-Gruppenführer Otto Ohlendorf lors de ses conversations avec un psychologue pendant le procès contre les membres des Einsatzgruppen à Nuremberg, précise en note de bas de page Patrick Desbois, page 77.
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la dignité d’une « écoute »
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Qui chercherait, alors _ et aurait pu chercher jamais _ à entendre (= à écouter « vraiment ») d’aussi pauvres « sous-hommes », eux aussi _ même s’ils ne sont pas tout à fait aussi « bas » que les Juifs dans l’échelle de la « sous-humanité » _, « fondus » en quelque sorte, que de tels « sous-hommes » étaient, dans le « décor » de ce « nulle part » (= ce « désert » !) de l’Ukraine, pour les nazis de la pseudo « race aryenne », loin, si loin, eux, de leurs foyers _ leur « heimat » : soit encore une affaire de « focalisation »… Incapables, de devenir jamais, ces va-nus-pieds, de véritables « témoins » _ et crédibles ! Qui leur accorderait pareille dignité que celle de « témoins » ? Et, déjà, qui pourrait s’enquérir de quelconques « témoignages » _ « dignes d’écoute » _ de la part d’aussi misérables miséreux ? C’est qu’il existe bien de la marge entre « entendre, voir, parler », et « regarder, écouter, témoigner » !
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la part de l’effroi dans le génocide
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Cette remarque aussi de Patrick Desbois sur la « facilitation » du génocide à proportion de l’effroi _ des victimes comme de ceux qui y assistent (page 89) : « Cette tentation de ne pas penser est connue des génocideurs et de leurs complices ; elle est intégrée dans leurs plans. C’est peut-être pour cela que les génocides sont perpétrés sans souci de discrétion. Les assassins de masse savent que les témoins _ et même les victimes survivantes (tels Primo Levi, ou Imre Kertesz, à leur « retour », à Turin, et Budapest, comme ils en ont fait le récit, le premier dans « Si c’est un homme » (« Se questo è un uomo« , rédigé pour l’essentiel l’année 1946, et reçu dans l’indifférence à sa parution en 1947) ; et le second dans « Etre sans destin » (« Sorstalansag« , publié en 1975, ne rencontrant à sa réception que « Le Refus » _ « A Kudarc« , titre, ainsi que contenu, du roman suivant de Kertesz qui fait le récit de ce « rejet », éloquent, lui aussi, de ce dont « témoignait » « Etre sans destin« , à Auschwitz, à Buchenwald et à Zeitz ; et publié, lui, en traduction française par Actes-Sud en 2002 ; « Etre sans destin » étant paru aux Éditions Actes-Sud en janvier 1998) _ ; les assassins de masse savent que les témoins _ donc _ seront peut-être écoutés _ même pas, « entendus » seulement ; et encore ! _ mais rarement crus.« « L’autre arme _ ajoute Patrick Desbois _ est l’indifférence« _ la force d’inertie. Cela rejoint l’incrédulité… Mais même « accepter ce savoir sur la Shoah à l’Est est _ ou était, pour ceux qui se lançaient en cette « équipée » _ un chemin difficile. Certains n’ont pas continué, ne pouvant pas supporter cette connaissance qui s’imposait brutalement à nous« _ note le Père Desbois page 91. « Pour ne pas savoir, on se fabrique des a priori qui escamotent la réalité. Il me faut _ confie-t-il _ pour entrer dans une véritable connaissance, le temps de faire disparaître les clichés, et de laisser le réel s’imposer, peu à peu« _ apprivoiser l’approche de la sauvagerie, brute et brutale, de ce « réel » faisant irruption, et, de son côté à soi, oser et savoir franchir le bouclier des résistances habituelles : soit toute une épistémologie, à la Gaston Bachelard (cf par exemple : « La formation de l’esprit scientifique _ Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective » (chez Vrin, en 1934)… Ou un apprentissage de la rigueur et de l’honnêteté dans (toutes) les démarches du juger.
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l’effroi : un régime de panique et de dé-focalisation
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Quant à l’effroi, en son essence, c’est un régime de panique : un chavirage (total), assorti d’une éradication (totale également), de tous les repères tant soit peu installés ; une dés-installation ultra-rapide, violemment bousculée, et sauvage, oui, de toutes les familiarités (et familles, au régime de tranquillité plomb-plomb d’habitudes et de confiance(s) : « pacifiques », pacifiées _ la paix se tisse, patiemment) ; avec impossibilité de pratiquer assez promptement (= utilement et efficacement) de nouvelles « focalisations ». La panique terrorisante désempare totalement, toute patience d’attention étant détruite, privée du temps minimum de « focalisation » nécessaire pour se fixer de nouveaux « foyers de repérage », pour remplacer les « focalisations » ordinaires, tombées, caduques, d’un coup _ par cette agression sauvage _, et désormais « hors-service » ; à remiser d’urgence au grenier. A commencer par les plus simples questions : « où aller » ? où « courir » ? où « se cacher » ? où « se mettre à l’abri » pour survivre ? si _ et quand _ l’on n’a rien « prévu », ni si peu que ce soit « anticipé » ? C’est la panique ! Même pas _ ou si rarement (quelques gestes désespérés) _ le « sauve-qui-peut » ? L’innocent se précipite en courant dans la gueule du lion et du loup.
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la stratégie de la terreur dans le programme des massacres génocidaires
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Dans le cas des génocides et des génocidaires, la technique (soigneusement organisée et forcément programmée, elle, jusque dans sa sournoiserie endormeuse) de l’agression et de la terreur qui l’accompagne _ « terreur » à peine « mise en scène » : son cursus, violent _ et vite « professionnellement » rodé _, étant de lui-même, en lui-même, par lui-même, une fois « déclenché », assez « spectaculaire », au sens de « fascinant » _ et même « médusant » _, ici) ne laisse, avec son « temps d’avance » foudroyant (et ses armes qui tuent, bien sûr, et à tire-larigot !), pas le moindre « temps de pause » aux agressés et victimes (en familles) à assassiner, ni davantage, non plus, aux divers « témoins », tétanisés _ ceux sur place (les autres, je veux dire qui soient, si peu que ce soit, « mis au courant », « informés », sinon « alertés » _ mais sont-ce des « témoins » ? _ ; les autres « témoins », témoins « éventuels » seulement, donc, sont plus loin, ou très loin, par exemple les « acteurs », et/ou actants, de la dite « scène internationale » ! _ et vite à la merci de la distance et du « brouillard » dense de l’incrédulité, s’ils n' »interviennent » pas) _ ; la technique de l’agression et de la terreur ne laisse pas le moindre temps de pause, donc, afin de procéder si peu que ce soit aux mesures de « re-focalisation » qui seules permettraient de s’aviser, et « à temps » _ un « à temps » diantrement utile, ici ! _, de ce qui survient et surprend et affole (tragiquement, mais sans la distance, ici, sur cette « scène-de-crime », existant entre la salle et la scène, au théâtre ; ou la salle et l’écran, au cinéma : avec « mise à mort », ici, donc _ en une fosse qui n’est pas la fosse d’orchestre) ; et surtout sans le temps de mettre en place _ sinon à de très rares exceptions près _ des stratégies vraiment efficaces de réaction : échappée, fuite, mise à l’abri, protection et sauvegarde. Où vivre (et rester) caché à l’instant même ? Où continuer à vivre en ce nouveau quotidien ultra-bousculé, violent, meurtrier ? La technique à grande échelle de l’effroi et de la terreur _ technique de guerre et de destruction (massive, et ne s’embarrassant guère, non plus, de trier entre « population civile » et « soldats ennemis en armes ») _ est aux antipodes des arts de l’é-gard et du re-spect _ avec ce qu’ils comportent de distance et de temps (de ré-flexion) _, qui sont des arts de la civilité ; et de la civilisation qui s’en-suit _ de cet é-gard et de ce re-spect, à distance polie et « affectueuse », veux-je dire. Tempérée dans son attention et sa mobilité ; qui tient alors quelque chose de la danse. Ni paniquée, ni tétanisée, ni inerte. Sur ce qu’impliquent (= demandent) le visage et le regard, relire la méditation fondamentale (le « Ne me tue pas ! » du regard) d’Emmanuel Lévinas (1906 – 1995) : « Ethique et infini » ; « Entre nous _ Essais sur le penser-à-l’autre« .
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les processus de civilisation de la civilité : une dynamique (plurielle) à mettre en place, activer et entretenir
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La civilisation _ et déjà sa dynamique même, avant ses résultats _ : la civilisation, donc, de la civilité, c’est le « commerce » et la « société » _ actifs ! _ de la co-existence paisible, pacifique, et d’abord, ne nous leurrons pas, « pacifiée » _ qu’il a fallu _ et qu’il faut, et qu’il faudra, encore et toujours, bien sûr, continuer de _ pacifier (= éduquer à la paix) ! _, entre des personnes qui ont bien voulu _ et continuent de s’efforcer, activement, et non pas seulement « à leur corps défendant », de bien vouloir _ renoncer à s’agresser ; et ont décidé de _ et continuent de _ déposer les armes (les épées, les poignards) ; de ne plus se battre en duel, pour une peccadille, mais de se saluer (se serrer la main désarmée et dégantée), se parler et converser : s’écouter et se répondre l’un l’autre. La « civilisation des mœurs » _ le livre, majeur, de ce titre (« Über den Prozess der Zivilisation« , « La Civilisation des mœurs« ), du philosophe et sociologue Norbert Elias (1897 – 1990), paru en Suisse en 1939 _ la date et le lieu ne sont que trop significatifs _, devra attendre sa réédition en 1969 (la traduction en français, chez Calmann-Lévy, date de 1973, pour sa première partie, sous ce titre ; et de 1975 pour la seconde, sous le titre de « La Dynamique de l’Occident« ), pour être enfin « effectivement reçu » (= lu, commenté, discuté, compris) d’un plus large public _ ; la « civilisation des mœurs », donc, et des « arts » _ au quotidien, et dans, et par, le quotidien _ « de la paix » _ je dis bien « et des « arts de la paix » », au pluriel _, c’est, après l' »adieu aux armes », et, positivement, la mise en place, puis l’entretien, au quotidien, en effet, de processus authentiques de « vraies » négociations, de « vrais » accords, de « vrais » contrats : toute une construction, de participation active et de toilettage permanents _ non unilatéraux, avec la mise aux point de compromis complexes _, ainsi que d’institutionnalisation de « rencontres » qui soient, elles aussi, « authentiques », « vivantes » et « confiantes » _ toute une éthique aussi ; et pas « de façade », pas hypocrite (du style « faites ce que je dis, et pas ce que je fais ») : il y aurait aussi beaucoup à dire sur l’efficace, unique _ ou « vertu « vraie », et pas seulement nominale ! _, de l’exemple ; versus les mensonges endémiques proliférants ces temps, jusqu’à s’afficher sans vergogne « décomplexés » _ assortis, les mensonges, et renforcés, du considérable succès idéologique de « la morale » et des « moralines » aujourd’hui, particulièrement, bien sûr, dans les médias : le Janus biface plaisantant grassement, à l’occasion, de son propre « sans-gêne », devant le public ébaubi s’étourdissant de ses propres applaudissements au « virtuose » _ admiré pour la performance formelle ! (sans rien, et pour cause, de « fond » !)_, et en redemandant, qui plus est ! Le vice ne l’est jamais autant que sur fond (brouillé) de ses propres hommages menteurs à la vertu, c’est bien connu (« Tartuffe« ) _ mais pas assez compris : « vraiment » compris. A comparer avec la « vraie politesse du cœur ».
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cinéma de l’effroi et arts de la rencontre
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Si « cinéma » de l’effroi il y a là, en cette « technique » de la terreur armée et meurtrière (dont le comble est ce massacre génocidaire _ par exemple, cette « chasse aux Juifs » en Ukraine de 41 à 44), il est aux antipodes des rythmes _ alentis _ et « arts » _ de « vraie » douceur _ de la « rencontre » personnelle, avec ses « apprivoisements » (et « focalisations » des regards) délicats et nuancés dans leur détail, même s’ils demeurent toujours fondamentalement fragiles _ ouverts qu’ils sont, non moins fondamentalement à (et sur) l’altérité : l’altérité de l’autre comme, aussi l’altérité de soi (et en soi-même : Paul Ricœur intitule un de ses grands ouvrages « Soi-même comme un autre« , aux Éditions du Seuil en juin 1996) _ ; ajoutées à leur « alliage » entre elles, fin, délicat, complexe _, et échouant souvent, peut-être, aussi _ il n’est pas facile de transformer la fébrilité affectueuse du corps désirant (= de la chair _ aux antipodes de la « viande », ou du « muscle ») en l’inquiétude sereine et heureuse du vrai tact d’un « amour » vrai : comme dans le cinéma, « à la ferraraise », d’un Michelangelo Antonioni. Nous ne cessons de tourner autour.
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détruire les traces matérielles du génocide : l’opération « 1005 » _ la perspective du Tribunal de l’Histoire
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Un chapitre de « Porteur de mémoires » _ je m’y recentre _, le chapitre XVI _ « La maison-mère du négationnisme : la 1005 » _ livre aussi au dossier le détail factuel de la mise en œuvre « technique » méthodique (dès l’été 1942) de l »élimination systématique des « traces matérielles » du génocide, confiée à la direction du SS Paul Blobel, et codée « 1005 » » ; à partir du cas précis d’un témoignage assez éprouvant, celui de Maria, à Voskresenské (dans le district de Nikolaiev), le 13 juillet 2006 : l’équipe de prisonniers de guerre soviétiques qui avaient « dû » _ suite à l’inondation d’une « fosse » à cadavres de Juifs lors d’un débordement de la rivière proche qui « avait découvert des corps qui étaient encore entiers » _ ; ces prisonniers avaient « dû ouvrir la fosse, verser de l’essence et les brûler » ; et bien, ces prisonniers de guerre, enfermés à l’intérieur du « poulailler du kolkhoze » (transformé en la prison de ces prisonniers) sur lequel on avait déversé des flots d’essence, tous pris au piège, « ont brûlé vivants » : « les cris étaient terribles« , raconte ravagée de sanglots Maria (en son témoignage des pages 232 – 233, qui complète le chapitre). Si les nazis tenaient pour quantité négligeable (= pur « décor » et « désert ») les paysans ukrainiens (simples spectateurs impuissants, ou « réquisitionnés » et si peu que ce soit désormais « complices » _ « la liste des petits métiers de la mort est longue et à chaque voyage elle se rallonge« , note le Père Desbois page 124) auxquels ils laissaient, comme avec indifférence, la vie ; en revanche, ils se méfiaient très sérieusement de la machine étatique soviétique, l’ennemi de guerre, et de ses procédures rodées. Mais, à l’échelle de l’URSS, « les SS chargés de brûler les corps _ au lieu de les laisser pourrir dans les fosses _ avaient sous-estimé leur travail et s’étaient englué dans les charniers des grandes villes. L’avancée de l’Armée rouge interrompit leur volonté de destruction« _ destruction de ces cadavres, qui allaient en conséquence de quoi poursuivre leur décomposition dans les fosses, note en conclusion du chapitre Patrick Desbois, page 229. Et dont les os qui demeurent, non dissous, ni partis en fumées, constituent, pour qui les re-cherche et les re-trouve par son enquête « scientifique », autant de « preuves » avérant les « faits » (bel et bien advenus), pour l’instruction du procès « à mener » encore _ ces crimes demeurant « imprescriptibles » : cf le livre de Vladimir Jankélévitch « L’Imprescriptible » _ ; l’instruction du procès à mener, donc, devant le tribunal de l’Histoire (et pour l’opinion universelle : l’humanité), des atrocités réalisées alors (entre 1941 et 1944) et là (en Ukraine, des Carpates jusqu’au « Don paisible« ).
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le recueil de « dernières paroles » : « Olena, Olena, sauve-moi !«
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Les noms de chacune des victimes (et de toutes) « identifiées » par des « témoins » _ leurs voisins, leurs amis _ à l’instant (ou sur le chemin) de leur exécution dans les fosses (ou assassinées autrement) _ = les « identifiant » nominativement, quand cela est possible, pour la postérité, à défaut de leur donner une sépulture « personnelle » _, sont précieusement « re-cueillis » par l’équipe du Père Desbois, parmi l’établissement des diverses données factuelles des exactions (dans toute la gamme de l’horreur) ayant eu lieu en 1941, 42, 43 et 44, dans ce qui constitue le territoire actuel de l’Ukraine. De même, les exemples identifiés de quelques personnes ayant tenté de fuir au cours du transport vers les fosses d’abattage, s’ils ajoutent à la désespérance, renforcent aussi la foi en la mission « pour la mémoire des disparus », auprès d’éventuels descendants de survivants de ces personnes (et familles) massacrées : tout est méticuleusement archivé, avec les méthodes les mieux éprouvées, par l’équipe du Père Desbois. « Chaque témoin est unique, comme une protestation unique contre l’anéantissement abject de ses voisins juifs assassinés« , résume parfaitement le Père Desbois, à l’entame du chapitre XV, « Un village, une extermination« , page 215. Par exemple, à Khvativ (dans le district de Lvov, au pied des Carpates), un des tout premiers témoignages _ obtenu après un très long moment de réticence, avant de se décider à « parler enfin ! » _ d’Olena, quatre-vingt onze ans : « Dans l’un des camions _ « militaires allemands » et « remplis de femmes juives » _, soudain elle a reconnu une amie de sa mère qui s’est mise à crier : « Olena, Olena, sauve-moi ! » Elle reprend son souffle : « Plus elle criait, plus je me cachais dans les blés. J’étais jeune et j’avais peur que les Allemands nous tuent comme ils tuaient les Juifs. Cette femme a crié jusqu’à ce qu’ils la conduisent à la fosse. Jusqu’au dernier moment je l’ai entendue crier : « Olena, Olena, sauve-moi !« » « C’est la première fois _ commente Patrick Desbois au présent de son compte-rendu, à la page 84 du livre _ qu’un témoin nous transmet les dernières paroles d’une personne juive exécutée par les nazis.« Avec cette conclusion-ci, encore : « avec ce récit _ d’Olena _, je découvre que les témoins connaissaient les victimes par leur nom« ; mais aussi en même temps « qu’ils ne pouvaient rien faire« (page 84, toujours) : ce qui provoque une lourde mauvaise conscience. Bien vite, cependant, les « récits de témoins » de ce génocide « par balles » d’il y a soixante-quatre, soixante-cinq, puis, à ce jour _ le compte à rebours défilant _, soixante-six ans, vont se multiplier…
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une ingéniosité de terrain en même temps que systématique au service des méthodes et du protocole d’enquête
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Ainsi, de la moindre « découverte » _ le chapitre VII s’intitulant « De découverte en découverte » _, le Père Desbois, bourguignon de formation mathématique, esprit vif et aigu s’il en est, en même que caractère patient et déterminé _ que rien n’arrête facilement _, tire-t-il immédiatement, avec un redoutable sens de la déduction autant que du pragmatisme, un « enseignement de terrain » qui lui permet régulièrement d’affiner _ analytiquement _ et systématiser _ synthétiquement _, de concert, et avec la plus redoutable efficacité, méthodes et « protocole » les plus subtils d’enquête que jour après jour il a à élaborer, et appliquer, avec son équipe. Le tout formant une « méthodologie » _ le chapitre XI s’intitule « De l’empirique à la méthodologie« .
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« les dernières paroles des morts » et « les dernières paroles du Christ«
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Pour le Père Desbois, prêtre catholique, l’expression « dernières paroles » _ « Je me souviens de (chacun de) ces gens qui transmettent les dernières paroles des morts« , souligne-t-il page 176 ; « tous ceux qui, jusqu’à aujourd’hui, ont gardé en mémoire les dernières paroles de leurs amis« (page 177) _ ; l’expression « dernières paroles« , donc, ne peut manquer d’évoquer l’exemple des « Dernières Paroles du Christ » (= crucifié, sur la croix), recueillies _ au nombre de sept _ dans les évangiles de Jean, de Luc et de Matthieu _ soit dans le texte de la vulgate : « Pater, dimitte illis ; non enim sciunt, quid faciunt » (Jean, XIX, 17-18) ; « Amen dico tibi : hodie mecum eris in paradiso » (Luc, XXII, 39-43) ; « Mulier, ecce filius tuus, et tu, ecce mater tua » (Jean XIX, 25-27) ; « Eli, Eli, lamma sabbacthani ? » (Matthieu, XXVI, 45-47) ; « Sitio » (Jean, XIX, 28-29) ; « Consumatum est » (Jean, XIX, 28-29) ; et « Pater, in tuas manus commendo spiritum meum » (Luc, XXIII, 44-46). En français : « Père, pardonne leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » ; « En vérité je te le dis : aujourd’hui tu seras avec moi au paradis » ; « Femme, voici ton fils ; et toi, voici ta mère » ; « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? » ; « J’ai soif » ; « Tout est consommé » ; et enfin « Père, je remets mon esprit entre tes mains« .
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égards de parole et d’écoute
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Parler _ fût-on le Christ (sur la croix, donc) _, c’est forcément parler à quelqu’un _ à son Père ; au « bon larron » _ comme au « mauvais » _ mourant à côté de soi ; à sa mère et à son frère (ou ami), tel Jean l’Evangéliste ; au Seigneur, à nouveau ; aux centurions-gardiens ; peut-être à soi-même ; et enfin, à nouveau à son Père, pour ces sept « paroles » du Sauveur. C’est se tendre, se tourner _ telle Marfa sur la photo _, vers une écoute ; « s’adressant », comme on dresse l’oreille, à cette écoute, au moins éventuelle, sinon effective ; demander cette écoute ; la quérir, en faire la prière : « s’il vous plaît ! » ; en attente sans doute aussi de quelque réponse, c’est-à-dire d’un é-gard : le contraire de _ vox clamans in deserto _ crier désespérément, car en vain, dans le désert. Parler, c’est espérer forcément une écoute _ quelque écoute ; et déjà s’apprêter à la recevoir, et à y répondre, à son tour, comme en (et à) quelque é-gard que ce soit, qu’on reçoit. Dialoguer, converser. Comme un regard que quelqu’un, quelqu’un d’autre que nous, à nous, spécialement, nous accorde (= nous donne) _ et qu’on lui rend (= lui donne), à notre tour ; bien loin de lui faire l’affront de le lui refuser ; ou le lui « rapporter ». Un autre avec lequel « nous faisons » ainsi « commerce » et « société », pourrait-on dire, si ces expressions ne se trouvaient souvent bien dévaluées, détournées, par les temps qui courent… « Nous entretenir » _ ensemble et mutuellement _, au lieu d’agir, soi seul (ou dans son coin), « à sens unique », parmi de pures choses, qui ne répondent pas : soit un désert ; ou carrément contre autrui. Carmen, l’institutrice, dans la « séquence ferraraise » d' »Al di là delle nuvole » _ « Par-delà les nuages« , en 1996 _ d’Antonioni, sur les images de laquelle séquence nous nous sommes un peu penchés, distingue ainsi le simple « bruit de la mer« , qui s’évanouit (= se dissipe, se dissout, « disparaît »), de la musique, en ritournelle, des « paroles » humaines (des « mots« , dit-elle), qui demeure, elle _ cette musique prenante des mots _, longtemps, voire toujours, dans l’air, à « nous parler« … Aussi sommes-nous bien loin de quitter, ici, à propos de ces « ultima verba » (des massacrés), le territoire et la configuration de la « rencontre », en l’éventail, la palette, la gamme, de ses occurrences et facettes, et par ce détour même (ou incise) des « massacres par balles » des fosses collectives d’Ukraine, ces années de la dernière décennie quarante…
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« Les Sept dernières Paroles de Notre Sauveur sur la Croix » : l’œuvre musicale de Josep Haydn pour à la chapelle de la Santa Cueva de Cadix
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Les « dernières paroles » du Christ (en croix) _ j’y reviens _, telles, aussi, que Joseph Haydn les a mises en musique pour l’office (avec un rituel spécifique et original) du vendredi-saint de la « Hermandad de Santa Cueva » à Cadix, à la demande, en 1785, de José Saenz de Santa Maria, marquis de Valde-Inigo, et chanoine de cette église _ le marquis venait de perdre son père, à la mémoire duquel c’était là, aussi, pour lui, une façon de rendre hommage avec grandeur. L’œuvre de musique de Joseph Haydn _ en allemand « Die sieben letzten Worte unseres Erlösers am Kreuze » _, composée tout spécialement pour cette « Confrérie de la Sainte Grotte » à Cadix, en Andalousie, était à l’origine seulement instrumentale. L’évêque qui célébrait cet office consacré à la méditation du sacrifice rédempteur du Christ, prononçait en effet du haut de la chaire chacune des paroles du Sauveur sur la croix, assortie d’un commentaire, que venait ensuite prolonger une paraphrase musicale (développée à raison d’une dizaine de minutes pour chacune), afin de « soutenir » la « méditation » orante des fidèles sur ce legs, tout uniment divin et humain, du Rédempteur. En forme de rotonde, le temple tout tendu de noir de la crypte se voyait plongé _ la célébration commençait à la demi-journée _ dans le recueillement de l’obscurité _ celle-là même de la Crucifixion de Jésus, en dépit du plein-jour extérieur : rappelant le rituel de « Ténèbres », à matines, lui, où les treize cierges demeurés allumés sur l’autel étaient successivement éteints, jusqu’à ce que le dernier (représentant le Christ), soit _ sans être éteint, lui _ seulement ôté de la vue des fidèles, déposé derrière l’autel (pour réapparaître en gloire le dimanche de Pâques _ les autres cierges, représentant, eux, les apôtres) ; le jour venant lentement bientôt dissiper la ténèbre.
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le rituel des « Sept dernières paroles du Christ » à la chapelle de Cadix
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Les parois, les (rares) ouvertures et jusqu’aux colonnes de la chapelle de cette crypte, étaient en effet entièrement tendues de voile noir ; seul un lustre-chandelier, suspendu au centre de la rotonde (constituant la chapelle), proportionnait son éclairage tremblé, mouvant, à l’obscurité de la cérémonie rappelant le ciel d’encre (de tempête) de Jérusalem au moment de la mort de Jésus. A midi même, les portes du temple étaient ainsi fermées, et commençait la musique. Après ce prélude du concert d’instruments, l’évêque, monté solennellement en chaire, y proclamait la première des sept paroles, assortie d’un commentaire de sa signification pour la foi. Puis, redescendu de la chaire, le célébrant s’agenouillait devant l’autel. Et c’est à ce moment de recueillement de l’assemblée des fidèles, que la symphonie revenait prolonger et nimber de son halo harmonique (= par une sonate, paraphraser mélodiquement) la parole commentée. Et ainsi, pour chacune des sept paroles, l’évêque montant en chaire, en redescendant, et l’orchestre déployant à chaque reprise ses phrases musicales pour accompagner la méditation des mots du Christ. Joseph Haydn (1732 – 1809) appliqua pour sa composition ce schéma du rituel de la Confrérie ; et compléta les sept développements musicaux (sept fois adagio) par une introduction et un final, le terremoto ou tremblement de terre, afin de figurer celui qui marqua, zébrant des éclairs de la tempête éclatant alors, le passage à l’éternité du Christ. C’est sous cette forme instrumentale orchestrale (pour 2 flûtes traversières, 2 hautbois, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, timbales, violons, altos, violoncelles et contrebasse) qu’ainsi l’œuvre fut donnée à la Santa Cueva de Cadix, le vendredi-saint 6 avril 1787, en début d’après-midi, donc. Avant de devenir bientôt aussi, suite à son retentissant succès par toute la catholicité, un oratorio ; les « Paroles du Christ » n’étant, cette fois, plus prononcées (non plus que commentées) par le célébrant, mais chantées par un chœur. En 1792, en effet, Joseph Friebert (1724 – 1799), chanoine et directeur musical de la cathédrale de Passau sur le Danube, en avait réalisé une version chantée pour chœur (sur un texte en allemand qu’il avait commandé au poète berlinois Karl Wilhelm Ramler _ 1725 – 1798 _ membre de l’Académie royale, ainsi que directeur du Théâtre royal de Prusse, à Berlin) ; laquelle version d’oratorio fut donnée à la cathédrale de Passau le vendredi-saint. En découvrant un peu plus tard cette « adaptation » (bavaroise) pour chœur de son œuvre orchestrale (gaditaine), Joseph Haydn se mit à remanier, avec l’amicale participation du baron Gottfried van Swieten (1733 – 1803), la partition chorale de Friebert, tout en conservant le texte de Ramler pour les paraphrases de commentaire des « sept Paroles » du Rédempteur. Cette nouvelle et dernière version des « Sept dernières Paroles de Notre Sauveur sur la croix« , sous forme d’oratorio, donc, fut publiée par Breitkopf & Hartel à Vienne, sous l’autorité du compositeur, en 1801.
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« Adieu la vie !«
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Et avant de quitter cet intense chapitre (des « dernières paroles« ), cette sublime simplissime « dernière parole »-ci, juste avant la claque du percuteur, du garçon juif à son amie Anna, lequel garçon _ qui « était avec (elle) à l’école » _, la « sachant cachée dans une baraque en bois« , tout à côté, « au moment de se faire fusiller, s’était retourné vers elle en lui disant : « Adieu la vie ! » »(page 176). Ou comment, envers et contre tout, se réserver _ en le partageant sonorement : « Adieu la vie !« = aussi « adieu l’amie ! » _ tout de même « le mot de la fin » ; et mot, encore et surtout, d' »amour de la vie » _ une vie « approuvée », y compris jusque là, en cette « affirmation-célébration » du bord de la fosse. Comme une nique _ plus que d’adolescent _ au regret abyssal forcément, mais forcément sans s’y attarder (trop long et lourd : surtout en pareille urgence !) ; comme une nique à la piqûre de regret de la perdre, cette rare vie-là, à ce jeu de comble d’absurdité.
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Deux legs de chants d’allégresse « à la vie » : le cri de l' »adieu » du garçon juif de Bousk ; et l’explicitation de son « passer le temps » ou « s’y tenir » par le sage de la tour de Montaigne
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Parole d' »Eternel retour« , à la Nietzsche (une fois saisie toute la dimension _ vertu _ d' »épreuve » de pareille « intuition »). Ou à la Montaigne au final (lui aussi : livre III, chapitre 13) des « Essais » : après une explication détaillée de son « dictionnaire« , « tout à part (lui) » : « je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas « passer », je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais, et se rasseoir au bon« _ tout une gymnastique et une cinesthésie. Et Montaigne de se gausser de « ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, gauchir et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable » _ quel gâchis ! Lui, la connaît « autre » ; et nous livre son mode de dégustation : « Si la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie » _ avec toute la gratitude requise. Qui lit et retient pareille leçon ? à part François Jullien dans « Du « temps » Eléments d’une philosophie du vivre » (chez Grasset, en février 2001). Avec cet hymne flamboyant en conclusion : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer« . Même si ici, pour « la cultiver » (la vie !), il fallait, à ce garçon de Bousk, faire fissa, faire vinaigre ! Mais c’est _ cet « Adieu la vie ! » _ quand même pareil (bien qu’en ultra-rapide, alors) que « cultiver » au fil des jours, certes, et au fil de l’âge, pour Montaigne : « voire en son dernier décours, où (il) la tien(t) », cette vie… Même s’il reste difficile d’appliquer encore au garçon juif de Bousk la remarque adjacente du bordelais : « et nous l’a Nature mise en mains, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle _ la vie _ nous presse et si elle nous échappe inutilement« !.. La « circonstance« , ici à Bousk, et pas qu’un peu, « presse » ; et n’est guère « favorable » à pareille montanienne « culture » de la joie du moment. D’autant que pour le coup, il y aurait certes lieu de « se plaindre » d’autres que soi (= les assassins), nous la faisant bel et bien hélas « échapper » et carrément perdre, cette « vie » pourtant « nôtre » ! Mais il en allait aussi ainsi durant les ultra-sanglantes guerres de religion, parmi les massacres desquelles vécut au quotidien Montaigne. La suite de la méditation montanienne _ sur sa vieillesse avec son lot de divers maux corporels _ demeure fort intéressante encore pour le cas de l' »adieu à la vie » du garçon juif de Bousk. Montaigne cite Sénèque : « Stulti ingrata est, trepida est, tota in futurum festur » : la vie de l’insensé est ingrate, elle est trouble, elle s’emporte vers l’avenir tout entière _ pour ce qui est de l’avenir à cette effroyable heure-là à Bousk !.. « Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. » Sauf que le garçon de Bousk, lui, ne philosophe pas sur l’art général de vivre (= saisir, prendre et « tenir »), de vivre le présent (son présent) ; qu’il dispose de bien peu de loisir (ou de marge, ou d’écart) pour « se composer » (= « se préparer ») « à la perdre« , « sa vie » ; mais qu’il a à affronter, et avec quelle urgence, la circonstance d’une situation déterminée singulière (de meurtre infligé) laissant fort peu de marge de manœuvre : comment échapper à la balle du fusil déjà armé ?! Je poursuis la méditation de Montaigne : « Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre _ et c’est le cas ici du garçon juif de Bousk ! Il y a du ménage _ cet « art » si précieux « d’exister » (= sagesse effective, car efficiente _ merci, François Jullien : en son « Traité de l’efficacité« , chez Grasset, en 1997) que nous lègue ici, en ce dernier « essai » (livre III, chapitre 13, donc), Montaigne _ à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application _ tel est bien en effet le secret _ que nous y prêtons _ « prêter (et « plus ou moins ») application » : la formule est magnifique de justesse. Principalement à cette heure _ du « dernier décours« , de la vieillesse chargée de maladies, pour Montaigne _, que j’aperçois la mienne _ de vie _ si brève en temps _ pas autant toutefois que celle du garçon de Bousk, en la « circonstance » _, je la veux _ mais dans un espace (= laps, moment) de temps relativement confortable, encore _, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite _ là, à Bousk, c’était le cas ou jamais de dire ce mot de « fuite » _ par la promptitude de ma saisie _ il y faut bien de la vivacité (ou « présence d’esprit », suivie de l’efficacité du geste) _, et par la vigueur de l’usage, compenser la hâtiveté de son écoulement _ on ne saurait mieux dire. A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine« , détaillait son art d’exister (= jouir vraiment de ce « cadeau des cadeaux » qu’est « vivre », en en découvrant et pratiquant « l’usage » de la « possession« ) le sage de la tour : lui dont l’âme mesure « combien lui vaut d’être logée en tel point _ la librairie à l’étage supérieur de sa tour _ que, où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle« … Mais la sagesse (et la joie) du « salut à la vie« , au moment que la balle qui la lui ôte est déjà toute prête, elle, dans le chargeur ; la sagesse (et la joie) du « salut à la vie« , donc, du garçon juif de Bousk à l’instant de venir basculer dans la fosse _ puisque c’est de lui surtout qu’il s’agit ici _, est absolument identique à la sagesse un peu plus lente, en fait « alentie », et pourtant si « prompte« (= à jamais jeune, en esprit), du vieux Montaigne, tout mûri _ sans en être alourdi _ de son expérience (« De l’expérience » est justement le titre donné par Montaigne à cet ultime « essai » de son livre) : c’est le même alerte chant d’allégresse d’action de grâce « à la vie » (du garçon _ se retournant pour crier son « adieu la vie ! » _ qu’on est en train de prendre _ = assassiner) qui nous est restitué au plus vif, mais oui, grâce au « re-cueillement » _ à Bousk, district de Lvov, le 29 avril 2004, du « témoignage » d’Anna Ivanivna Dychkant, l’ancienne jeune fille amie, de soixante-dix-sept ans maintenant à cette date _ elle n’a rien oublié. Contre le fait le plus violent (de cette mort infligée par balle _ de fusil Mauser !), la parole _ le chant, le cri _, et « il n’y a pas photo ! », demeure la plus vive.
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la chaîne renouée et prolongée des témoignages
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La parole prononcée _ par le garçon _ ; écoutée _ davantage qu’entendue _ par Anna, sa camarade de classe ; puis souvenue, contre vents et marées d’une vie, par cette femme ; puis restituée par la mémoire et le témoignage _ de la vieille Anna qu’elle est devenue, « en son dernier décours » _ ; en même temps que re-cueillie par ceux qui ont si fort et si délicatement, à la fois, voulu, à leur tour, que cette formidable parole (d’assassiné) soit re-dite et ré-écoutée ; puis encore transmise à toux ceux qui maintenant vont la lire, et s’arrêter, si peu que ce soit, la « méditer » ; et ne pas, voire ne plus, l’oublier, à leur tour ; et la re-dire encore, à d’autres, de nouvelles générations : soit toute une chaîne « amicale » (en même temps qu’inquiète et s’efforçant aussi de ne rien négliger en matière de mesures préventives effectives, face aux déchaînements, à fleur de tant d’instants, des haines) ; tout une chaîne « amicale », donc, de « mémoires », contre le néant de l’ignorance et de l’oubli où _ dans la fosse duquel néant _ on avait voulu enfouir _ à jamais _ tout cela. Oui, c’est le même chant d’action de grâce, le même hymne à la vie, dont l’écho, tout vibrant, retentit, re-vit, re-resplendit, n’en finit pas, grâce au recueillement du « témoignage », de se prolonger dans la lumière soyeuse du bel été sub-carpatique : « C’était l’été, il faisait bon« , à Bousk (page 182, pour le récit de ce témoignage d’Anna Ivanivna Dychkant). Montaigne encore : « C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être« : « célébration« , avais-je commencé à dire en mon article-souche ; et dans la _ montanienne _ « loyauté« , dois-je poursuivre ainsi.
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recueillir pour « construire » (au lieu de laisser dé-faire) « l’humanité »
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Le Père Desbois _ qui a fondé en 2004 l’association « Yahad_In Unum » (et dirige le Service des évêques de France pour les relations avec le judaïsme ; de même qu’il est conseiller auprès du Vatican pour la religion juive) _ participe, par ce recueillement-récollection, si important, de « témoignages » des massacres « par balles » de 1941-44 dans l’actuelle Ukraine, à l’hommage dû, aussi, à ces morts restés « sans sépultures », dans des fosses ouvertes et refermées à la va-vite, et laissées _ sauf l' »opération » « 1005 » _ plus ou moins « telles quelles » depuis. Ainsi à Khvativ (district de Lvov, aussi) et sa « Forêt sur les Juifs » (nom qui à lui seul signifie…), devant des os à fleur de terre, découvre-t-on ce commentaire du Père Desbois, page 85 : « Ici se perd la dernière trace de dignité humaine et religieuse, l’enterrement des os de ses morts. Des hommes, des femmes et des enfants sans tombe ni sépulture comme un ultime signe de déshumanisation« _ ou « barbarie » (sur ce concept, qu’on se reporte à l’analyse du philosophe Patrick Henry). Et pour « que les descendants puissent savoir où leurs grands parents ont été assassinés » (ajoute-t-il, page 147). Et encore, au-delà de cet « acte de justice vis-à-vis des morts« _ et de ce « besoin », des descendants (mais aussi de l’humanité tout entière, devant le tribunal de l’Histoire), de connaître la vérité _, un « travail » tel que celui du Père Desbois et de son équipe constitue « un acte de construction _ parce que « fondation » _ de la civilisation« . Et sans doute « aussi un acte de prévention d’autres génocides.« « Mon travail _ dit avec son souci de pragmatisme le Père Desbois _ consiste aussi à dire que, même si c’est bien plus tard, quel que soit le génocidaire, quelqu’un viendra et trouvera. Le sang d’Abel ne cesse de crier vers le ciel. Comme il est écrit dans la Genèse : « Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol », Genèse, 4.10 « (pages 178-179). Que les assassins sachent : ex-humé, le crime trahit immanquablement la responsabilité de qui en a commis l’acte ; jamais à la fin des fins la mort ne parvient à bout de la vérité.
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libérer du secret _ ou le pervers pacte de complicité avec les bourreaux
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Un art de « retrouver » qui _ que ce soit clair, en acceptant de répondre à un tel « cri d’appel » _ fait encore partie de l’art du « rencontrer »_ pour l’équipe du Père Desbois. L’option claire _ autant éclairante, ou clarificatrice, qu’éclaircie _ du « témoignage » libère enfin ces nouveaux « témoins » _ devenus tels, actifs, et enfin : par la vertu et la grâce de leur « témoignage » _ de l’obscur et interminable autant qu’involontaire « pacte de complicité » brouillé et pervers les liant, bien malgré eux, et depuis si longtemps, aux bourreaux-exécuteurs assassins. « Pacte » qui les faisait, eux, malheureux « spectateurs » de hasard de l’horreur, un malheureux jour de la guerre, par le poison tourmenteur de quelque obscure mauvaise conscience _ de n’avoir « rien pu faire » pour leurs voisins et leurs amis, ou d’avoir été « réquisitionnés » _ sur la menace des armes _ pour quelque indigne (et en cela coupable) besogne _ ; « pacte » pervers, donc, qui, incroyablement, les faisait partager avec les meurtriers, criminels absolument cyniques, eux _ l’enfouissement des victimes dans le néant lourd, effroyablement, à son tour, du vénéneux secret. Il faut infiniment de tact et de délicatesse d’art de l’approche, du contact et de l’entretien, pour vaincre l’empoisonnement à demeure et illimité d’un tel venin, et, vidant la plaie de son pus, faire surgir la joie rédimée d’une « vraie » confiance.
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à la rencontre de ce que disent les voix assassinées
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Ces vies assassinées, ces voix qu’on a cru avoir fait (et définitivement) taire, « parlent » donc « encore », et disent « quelque chose », fut-ce seulement des circonstances factuelles de leur absurde meurtre, pour peu qu' »on » aille à la rencontre, d’abord, des malheureuses traces : « signaux » mutiques (tels que douilles, par exemple) « à analyser », afin qu’ils livrent « techno-scientifiquement » leur moisson d’informations à qui sait les interroger. Et pour peu, aussi et surtout, qu' »on » aille à la rencontre des « témoins ». Ces « témoins » _ ils sont la « pièce capitale » de ce qui devient l’hommage (celui de la « vérité ») aux assassinés _ pouvant « parler », eux, à la différences des « choses », muettes ; et parler avec toute la richesse de précision du « moindre détail » : si mince soit-il, celui-ci offre l’infinie richesse du « vrai » _ voilà qui change du mensonge ; ainsi que du brouillard de confusion de quelque mauvaise conscience. Avec toute la richesse de précision du « moindre détail » « vrai », donc, d’un récit « fidèle » (de ce « détail » humain-là, très « humain ») des circonstances particulières, ou singulières _ c’est aussi une affaire d' »attention » et de « focalisation », positive _ de ce qui arrivé et tombé dessus, ce jour-là, aux assassinés basculés de la fosse. Le détail _ irremplaçable _ de tel geste particulier, ou de telle parole effectivement prononcée : ces « détails » que seuls les « témoins » qui de leurs yeux, ont « vu », « re-gardé », « con-templé » ; de leurs oreilles, « entendu », « écouté » et « re-tenu » ce qui advint alors (et est donc advenu).
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le temps que se lève la réticence à la révélation
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Et, remarquons-le aussi, au passage, les « témoins » ne sont certes pas près, tant qu’ils sont vivants, d' »oublier » : même si, et paradoxalement parce que, le silence du secret sur tout « cela », leur pèse douloureusement. Tant ils sont, aussi, et en même temps _ et c’est un facteur décisif _, « si près de le ré-véler », ce « secret », une fois la barrière de la « réticence » levée, avec la part de « honte » (de quelque faute) qu’elle comporte, que cette culpabilité-ci soit réaliste ou fantasmée ; mais cette responsabilité adjacente-là est tellement minime comparée à celle, colossale, des tueurs ! Et cela, tant qu’un souffle de vie maintient, avec l’oxygénation du cerveau, une vivante mémoire : voilà encore pour le poids du « secret ». Ainsi voici l’exemple de la réticence à parler d’Olena : à Khvativ, village décidément pauvre en « personnes âgées » dès qu’on manifeste si peu que ce soit le désir d’en « rencontrer » quelqu’une, Svetlana, la traductrice, pénètre dans la maison où elle a pu, enfin, se faire dire et apprendre que résidait une personne âgée (de quatre-vingt-onze ans). Mais Svetlana « ne réapparaît qu’une demi-heure plus tard, la tête basse, désabusée : « Elle a tout vu, mais elle ne veut pas parler. Elle a peur du KGB. » Toute l’équipe _ qui se préparait à enregistrer le « témoignage » _ remballe, déçue. Moi, je ne peux pas me résoudre à quitter le village. J’observe la maison. Comment m’en aller, alors qu’il y a quelqu’un, à l’intérieur, qui sait tout ? Je ne partirai pas. J’attends, debout contre la barrière fermée, en regardant la porte comme une supplique. Au bout de quarante-cinq minutes _ de plus ! que la demi-heure de « négociations » de Svetlana, déjà _ la porte de la maison s’ouvre, tout doucement. Une vieille dame, petite et un peu voûtée, appuyée sur un bâton de bois noueux, sort. Elle porte un anorak gris et un beau foulard bleu. Elle s’approche lentement, lève les yeux vers moi et s’assied, en silence, sur un banc. Elle s’appelle Olena et veut bien parler. Après m’être assuré qu’elle ne repartira pas, je vais chercher Svetlana pour qu’elle me traduise les paroles de la vieille dame. Mon équipe s’installe et elle commence…« La réticence et le secret d’Olena, c’était le terrible poids de remords sur sa conscience aujourd’hui toujours de « n’avoir rien pu faire« , sinon s’enfouir davantage encore « dans les blés » pour se cacher, à cette déchirante « dernière parole » de l’amie (juive) de sa mère, que les Allemands menaient alors à la fosse d’exécution, criant « jusqu’au dernier moment » : « Olena, Olena, sauve-moi !« … Indissolublement, « cette voix, ce cri qui a résonné dans la forêt, ces derniers mots« , re-dit encore à la page suivante (page 85) le Père Patrick Desbois…
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l’hommage de la vérité
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Seuls les « témoins » peuvent donner à connaître, et transmettre, et offrir _ c’est un legs inappréciable _ le « moindre détail »(de l’Histoire) des difficilement dicibles horreurs passées, que les bourreaux avaient pu croire à jamais enfouies dans le « secret » de l’effroi (d’un tel degré de déchaînement violence : de meurtres), renforcé de remords (d’en avoir été si peu que soit « complices ») des « spectateurs » malgré eux. Et par le « témoignage » très simple (= le pur et simple récit) de ce dont ils se sont trouvés un malheureux jour de guerre, les « spectateurs » bien involontaires, les « témoins » que, ce pas de la « réticence » à parler enfin franchi, voici qu’ils deviennent, comme le plus simplement du monde _ dans le cadre du « protocole d’entretien » mis peu à peu en place, avec une délicatesse infinie de doigté, par le Père Desbois _, passent du statut d' »assistants passifs » et vaguement « un peu complices » des horreurs sans nom qu’il leur est arrivé hélas de côtoyer, au statut, modeste mais effectif, d' »actants » de l’Histoire (l’Histoire des absurdes victimes de la folie génocidaire), en en rétablissant, par leur récit, leur « témoignage », une part, même si elle reste modeste, de « vérité » : contre le mensonge et le silence alliés jusqu’alors, sans qu’ils en aient eu forcément, du côté des « spectateurs », du moins une conscience nécessairement bien claire ; ils erraient plutôt, à cet égard, dans le brouillard… Par cette métamorphose des « témoins » qu’ainsi ils « deviennent », du fait singulier (et même de l' »épreuve ») que constitue pour chacun l’engagement et l’acte, d’abord difficile, d’accepter de bien vouloir « témoigner », les voici venant rendre l’hommage de la vérité (précise, détaillée) aux personnes massacrées, contre la barbarie sans nom (imposant le silence du massacre) des assassins.
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et surmonter le déni de justice _ par la systématicité de la collecte-recueillement des témoignages
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Soit comme une façon d' »écouter » et de « répondre » à l' »appel » des assassinés, même si peu que ce soit ; et de leur « rendre » quelque forme, si maladroite que ce soit, encore, de justice (sans non plus « déranger », ni, a fortiori, « violer », la paix du lieu où, épars, désormais, leurs restes gisent), contre le déni de justice du silence _ absolument indifférent et têtu _ du néant. Et donc « le choix _ décisif, d’autant que le temps presse, pages 85-86 _ de ne pas simplement visiter les villages où vivaient les Juifs, mais tous les villages d’Ukraine, s’appuyer sur les archives soviétiques, les archives allemandes de l’Est et de l’Ouest, la recherche balistique et l’enquête de terrain, les témoignages« . Une façon de ne pas laisser la victoire au meurtre brut et absurde ; non plus que le « dernier mot » au bruit de claquement du percuteur de l’arme du bourreau-exécuteur : carabines Mauser à chargeur de cinq balles, le plus souvent _ « cela explique pourquoi les nazis faisaient avancer les familles juives par groupes de cinq personnes« ; pistolets Walther ; plus rarement fusils-mitrailleurs, mitrailleuses lourdes, ou autres. Sur les armes en usage parmi les bourreaux nazis, on trouvera page 80 les renseignements de l’expert en balistique de l' »équipe » de Patrick Desbois, Micha (qui est aussi anthropologue), rencontré un matin au marché « aux souvenirs » de Lvov.
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En conclusion,
nous relirons « Porteur de mémoires« du Père Patrick Desbois _ avec deux cahiers de photos de Guillaume Ribot _, aux Éditions Michel Lafon en octobre 2007 ;
et nous regarderons à nouveau les photos des lieux et des regards
de Guillaume Ribot…
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Titus Curiosus, ce 12 novembre 2008
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