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Découvrir un cinéaste : Xavier Beauvois _ au dossier : douceur et puissance ; probité, élan et magnifique générosité

25sept

Avec ce film _ sublime ! _ qu’est Des hommes et des dieux,

je viens de découvrir un très grand artiste créateur ;

en conséquence,

voici ici quelque chose comme un dossier

sur l’œuvre en cours du cinéaste Xavier Beauvois _ un grand !

Qu’il veuille me pardonner de l’avoir méconnu jusqu’ici… Mais toute rencontre comporte ses conditions de hasard _ = contingence _ ; l’important est seulement de ne pas passer à côté quand la rencontre vient, surgit, survient ! Savoir la goûter, la tâter, retenir _ cf ici Montaigne, en son sublime dernier essai « De l’expérience«  (Livre III, chapitre 13)… _ au lieu de la laisser filer et se perdre dans les sables de l’inconsistance de l’inattention…

C’est là qu’un Art vrai nous enseigne à apprendre à, à notre tour, enfin bien sentir-ressentir !

Les artistes vrais sont des passeurs-filtreurs du sens du réel

irremplaçables !

En la puissance de vérité de la probité

de ce qu’ils apprennent eux-mêmes, pour eux-mêmes d’abord, puis pour les autres (auxquels ils le donnent) à faire de leurs propres élans de regardeurs-contemplateurs face au réel,

face aux choses ;

et d’abord face aux autres : visages et corps, au premier chef _ au lieu de vivre dans la purée de poix du brouillard, et de ne faire, alors, que sans cesse esquiver les ombres (des autres) que nous croisons !..

Xavier Beauvois, donc

_ et l’acteur, et le cinéaste…

Puisque je viens d’être subjugué par le film Des hommes et des dieux, vu vendredi dernier au cinéma ;

et que, aussi, j’ai déjà pu visionner une première fois,

et avec une semblable admiration,

le DVD de son second film (en 1995) « N’oublie pas que tu vas mourir« 


Voilà un auteur-artiste

d’ampleur considérable.

Sur le synopsis de Des hommes et des dieux,

cf cet article « qui va à l’essentiel » d’Eric Vernay,

sur le site de Fluctuat.net :

« N’oublie pas que tu vas mourir« 

Ses films précédents en témoignent, Xavier Beauvois aime observer _ pour les comprendre intimement et vraiment ! _ les communautés, et les décrire dans les moindres détails, parfois à la lisière du documentaire _ c’est que le rapport au réel aimante, et superbement (frontalement : avec une douceur de toucher profonde et radicale !), le regard de Xavier Beauvois en ce qu’il (nous) donne à voir du monde en ses films… Aux ouvriers normands (Selon Matthieu) et flics parisiens (Le Petit lieutenant) succèdent donc les moines chrétiens _ cisterciens-trappistes _ d’Algérie, dans Des hommes et des dieux, Grand Prix du Jury à Cannes.

Quinze ans après son prix du Jury pour le beau N’oublie pas que tu vas mourir, ce cinéaste rare _ un film tous les cinq ans _, disciple de Jean Douchet, retrouve la compétition cannoise avec un film basé sur _ et un peu plus que cela ; mais complètement de l’intérieur ! _ des faits historiques : le massacre des moines de Tibéhirine en 1996. En plein tumulte, l’Algérie est gangrénée par l’intégrisme religieux. Après le massacre d’un groupe de travailleurs étrangers _ des Croates travaillant sur un chantier non loin de Médéa… _ par les terroristes, l’Etat algérien propose _ à grand renfort de troupes (avec hélicoptère sonorement, et plus, intrusif) ; et autres explications d’un envoyé du gouvernement _ son aide aux moines, menacés. Frère Christian (Lambert Wilson), le chef _ élu par ses Frères _ de la communauté cistercienne installée dans les montagnes, la refuse catégoriquement. Pour lui, c’est une question de principe.

Cet entêtement personnel, typique _ en effet : du côté de la grandeur existentielle _ des personnages de Beauvois, donne d’abord lieu à un débat au sein du monastère, théâtre d’un huis-clos décisif : tel un jury de tribunal se prononçant sur sa propre peine _ à nuancer ! ce n’est pas un suicide ! _, les huit hommes ne sont pas en colère, mais apeurés et à l’écoute, _ presque, tant la circonstance d’abord les interpelle, voire les bouscule… _ mis à mal dans leur foi _ pas vraiment, toutefois !.. A quoi bon _ mais ce ne sont pas, eux, des utilitaristes ! _ finir en martyr ? Fuir, est-ce renoncer à sa mission ? Et s’ils partaient, qu’adviendrait-il de la population du petit village voisin, à qui les moines apportent _ très effectivement, au quotidien _ soins, médicaments et instruction ? Quel message enverraient-ils _ par le témoignage effectif de leurs actes _ à ceux qui croient encore au dialogue entre les religions ? A mesure que le film avance, au rythme apaisé des psaumes et des cantiques _ et de la pleine observance du rite par cette communauté orante _, les arguments penchent en faveur de la décision _ primitivement proclamée _ du Frère Christian _ de Chergé, élu, par eux, « leur prieur«  _ : les moines ne cèderont pas à la peur. Ainsi, ils donneront un signe _ = un témoignage de foi _ de paix fort, et vivront dans l’intégrité de leur foi _ surtout, et très simplement : les gestes comptant ici bien davantage que les paroles _ jusqu’à la fin _ c’est-à-dire inconditionnellement ; pleinement dans l’absolu. Car « Rester ici, c’est aussi fou que de devenir moine« , affirme le charismatique moine, à l’ironie pleine de lucidité. Or moines, ils sont déjà _ car telle est, tout simplement, la folie du Christ : « Quitte tout et suis-moi« 

« N’oublie pas que tu vas mourir » pourrait être _ ainsi, cette fois-ci encore ! _ le sous-titre de Des hommes et des dieux. Sans rechercher la verve et la puissance romanesque _ romantisante de la part d’un jeune homme idéaliste en la décennie même de ses vingt ans _ de son deuxième long-métrage, dans lequel un jeune séropositif choisissait de vivre _ frontalement _ au mépris de sa maladie, Xavier Beauvois exprime au fond la même idée. Face à la certitude de la mort, l’accomplissement _ voilà l’enjeu ! c’est aussi celui des Lumières, à la suite et dans le sillage de l’inspiration en ce sens-ci d’un Spinoza… _ d’un homme _ ici en une communauté _ est possible. Mais pour cela bien sûr, il faut du courage, de l’abnégation, bref, il vaut mieux avoir _ et puissamment, ici _ foi en la vie _ qu’être défaitiste ou, carrément, nihiliste… Plutôt que l’esbroufe _ maniériste ou mal baroquisante _, la mise en scène joue une partition sobre, dépouillée _ parfaitement : d’où l’intensité très puissante de cette vitalité ainsi tendue : à la façon d’un classicisme comme « corde la plus tendue du Baroque«  A la fois ample _ oui ! _ et tendu _ sans le moindre pathos _, ce film aux accents naturalistes _ pour ce qui concerne la lumière souveraine sur les paysages larges de l’Atlas : magnifique travail de l’éclairage de Caroline Champetier, cette fois, comme toujours ! _ bénéficie d’une interprétation pleine de tact et de retenue (superbe _ et c’est encore un euphémisme, je trouve ! _ casting, notamment Michael Lonsdale et Lambert Wilson _ mais aussi tous les autres ! sans la moindre exception ! _), à l’instar de la photo subtile _ lumineuse ! _ de Caroline Champetier, tour à tour matinale et crépusculaire _ voilà… Comme si toute la lumière émanait de l’intériorité en tension des personnes ; et des états de grâce !..

Forçant parfois un peu _ je ne partage absolument pas cette impression, ici, d’Eric Vernay _ ses intentions, notamment dans un dernier tiers métaphysique plus maladroit (allusion lourde _ pas du tout _ à la Cène, paysage forcément enneigé _ non ! l’hiver perdure en cette fin mars 1996 sur les monts de l’Atlas _ pour dire la mort _ nous savons tous, et tout le temps que se développe ce que montre le film en ces visages, comment tout cela se terminera, quand on retrouvera (hors film) seulement sept têtes coupées ; et rien du tout des corps… _), Beauvois ne signe certes pas son chef d’œuvre _ c’est à voir !!! _ avec Des hommes et des dieux, mais un film humble _ oui _, réflexif _ certes : d’une méditation sans déluge de phrases _, donnant richesse et humanité _ et à quel degré de sublime, mais un sublime parfaitement contenu ! sans tomber dans quelque baroquisme… _ à un sujet casse-gueule au possible.

Des hommes et des dieux
De Xavier Beauvois
Avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin
Sortie en salles le 8 septembre 2010

Illus © Mars Distribution

Eric Vernay…

Sur cette image-photo du film, prise par Frère Luc (qu’interprète _ ou plutôt incarne ! _ avec une sobriété magistrale Michaël Lonsdale), on peut voir, de gauche à droite, les sept autres de la communauté : Frère Célestin (qu’interprète _ incarne _ Philippe Laudenbach), Frère Christophe (qu’interprète _ incarne _ Olivier Rabourdin), Frère Christian (qu’interprète _ incarne _ Lambert Wilson), Frère Michel (qu’interprète _ incarne _ Xavier Maly), Frère Jean-Pierre (qu’interprète _ incarne _ Loïc Pichon), Frère Amédée (qu’interprète _ incarne _ Jacques Herlin) et Frère Paul (qu’interprète _ incarne _ Jean-Marie Frin).

De ces sept + un-là, seuls survivront _ ils ont pris soin de se cacher _ Frère Amédée et Frère Jean-Pierre ; et aux six victimes que seront Luc, Célestin, Christophe, Christian Michel et Paul, s’ajoutera aussi Frère Bruno (qu’interprète _ incarne _ Olivier Perrier), en visite à Tibéhirine _ depuis la maison-mère de l’ordre des cisterciens-trappistes, d’Alger _, ce soir-là, de leur enlèvement, le 26 mars 1996…

Je voudrais, maintenant, citer un excellent commentaire, très fin, et plus juste, à mon avis, de Jacques Mandelbaum, paru dans Le Monde, au moment de la présentation du film au Festival de Cannes, le 20 mai 2010 :

SÉLECTION OFFICIELLE – EN COMPÉTITION :

« Des hommes et des dieux » : la montée vers le martyre des moines de Tibéhirine

LEMONDE | 19.05.10 | 09h56  •  Mis à jour le 20.05.10 | 08h51


MARS DISTRIBUTION
Michael Lonsdale joue le rôle de Frère Luc, médecin du monastère, dans le film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux« .

Le 26 mars 1996, durant le conflit qui oppose l’Etat algérien à la guérilla islamiste, sept moines français installés _ pour six d’entre eux du moins : les frères Christian, Luc, Christophe, Célestin, Michel et Paul ; le septième, Frère Bruno, était en visite, depuis la maison-mère de l’ordre, en Algérie, à Alger… _ dans le monastère de Tibéhirine, dans les montagnes de l’Atlas, sont enlevés par un groupe armé. Deux mois plus tard, le Groupe islamique armé (GIA), après d’infructueuses négociations avec l’Etat français, annonce leur assassinat. On retrouvera leurs têtes, le 30 mai 1996. Pas leurs corps.

L’affaire eut un énorme retentissement. En 2003, à la faveur d’une instruction de la Justice française, des doutes sont émis sur la véracité de la thèse officielle. En 2009, à la suite de l’enquête du journaliste américain John Kiser _ qui en a tiré son livre Passion pour l’Algérie _ les moines de Tibhirine _ et des révélations de l’ancien attaché de la défense français à Alger _ en 1996, le général François Buchwalter _, l’hypothèse d’une implication de l’armée algérienne est avancée.

On en est là, aujourd’hui, du fait divers atroce qui inspire

_ cf plus bas ce que Xavier Beauvois dit du « sujet apparent«  et du « vrai sujet«  d’un film… _

un film au réalisateur français Xavier Beauvois, troisième et dernier cinéaste français à entrer en lice après Mathieu Amalric (Tournée) et Bertrand Tavernier (La Princesse de Montpensier).

Très attendu pour toutes ces raisons, le film surprend, au sens où il défie les attentes. On pouvait imaginer un état des lieux _ historicisant ! _ du post-colonialisme, une évocation de la montée des intégrismes, une charge politique sur les dessous de la guerre. Or Xavier Beauvois nous emmène ailleurs _ oui : dans l’intériorité (inquiète) des consciences ; et résistant (ensemble) à la terreur _, et signe un film en tous points admirable _ absolument !

Cinquième long métrage, en dix-huit ans, du réalisateur de Nord (1991) et de N’oublie pas que tu vas mourir (qui reçut le Prix du jury à Cannes en 1995), Des hommes et des dieux est d’abord un film sur une communauté humaine mise au défi de son idéal par la réalité _ voilà !


Le film est tourné de leur point de vue _ oui : intradiégétique, si l’on veut : depuis leurs visages… _, et partant, de celui d’un ordre cistercien qui privilégie le silence et la contemplation, mais aussi le travail de la terre, la communion par le chant, l’aide aux démunis, les soins prodigués aux malades, la fraternité avec les hommes _ c’est magnifiquement résumé par Jacques Mandelbaum ici… C’est de cette exigence spirituelle _ c’est cela ! _ que le film veut _ en et par son image _ rendre compte, de ce sentiment pascalien de la finitude de l’homme, de l’ouverture à autrui qu’il implique _ très essentiellement : c’est  lumineusement fort !


Sa lenteur, son dépouillement, sa fidélité au rituel de la communauté _ oui _, la connivence partagée avec leurs frères musulmans _ oui _, la beauté déconcertante _ oui _ du paysage (le monastère a été reconstitué au Maroc), sont pour beaucoup _ en effet _ dans la réussite de cette ambition. La troupe d’acteurs, d’une remarquable _ le mot est faible : ils « incarnent«  ceux qu’ils représentent (figurent), font vivre, de nouveau ; ou pour l’éternité : dans le quotidien de leur questionnement alors… _ justesse (parmi lesquels Lambert Wilson et Michael Lonsdale), donne corps _ et chair présente _ à ces antihéros refusant de se rendre à la raison _ la realpolitik et sa basse police… _ du monde tel qu’il est _ = fonctionne.

Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection du film, mardi 18 mai, Lambert Wilson a livré une information sur sa préparation qui permet d’expliquer cette justesse : « Curieusement, cette fusion qu’ont ressentie les moines, nous l’avons aussi vécue. Nous avons fusionné dans les retraites _ monastiques : à l’abbaye de Tamié _ et fait des chants liturgiques. Le chant a un pouvoir fédérateur. »

Puis vient l’heure de la crise, de la mise à l’épreuve _ voilà : tout homme passe par là, même si ce n’est pas nécessairement aussi tragiquement. Le hideux visage de la terreur se rapproche, des ouvriers croates sont égorgés non loin de là _ aux environs de Médéa. Elle finit par frapper à la porte _ même _ du monastère, une nuit de Noël. Les terroristes sont à la recherche d’un médecin et de médicaments pour leurs blessés. Les moines refusent de se déplacer, mais accepteront de soigner les blessés dans l’enceinte du monastère. Une scène capitale a lieu ici : la poignée de main entre le prieur de la communauté (Wilson) et le chef des terroristes.

Ce geste opère un rapprochement entre deux extrêmes irréconciliables de la conviction mystique : la conquête des esprits par la violence et le sacrifice de soi-même pour l’exemplarité de l’amour _ oui. C’est au cheminement héroïque _ ou saint _ des moines vers ce second terme qu’est consacrée la majeure partie du film _ en effet. Refusant l’aide _ très pressante _ de l’armée _ en guerre civile, ne l’oublions pas ! _, préservant la fraternité avec la population locale _ oui ! c’est très important pour eux (tous)… _, surmontant leur peur et leurs divisions internes _ du début _, les moines prendront à l’unisson, comme dans le chant qui les rassemble _ oui _, la décision _ du courage _ de rester.

Quelques scènes magnifiquement inspirées _ le mot est particulièrement juste ! _ ponctuent cette lente montée vers le martyre _ potentiellement (= à l’avance) assumé sans être ni recherché, ni défié… La lutte visuelle et sonore entre l’hélicoptère vrombissant de l’armée et le chant des frères rassemblés. Ou encore cette bouleversante série de travellings sur les visages des moines, à l’issue de la décision qui engage leur vie, accompagnée par le déchaînement lyrique du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Il fallait oser ce plan digne de Dreyer et de Pasolini _ oui ! _, au risque de la boursouflure, du credo béni-oui-oui _ mais ce n’est pas le cas ; l’initiative du geste est attribuée, ici, à Frère Luc…

Beauvois a osé, et il a bien fait _ oui ! Et le reste est quasi silence ; de la part des moines… C’est bien le diable si ce très beau film _ discrètement sublime, pour mon regard, du moins… _ produit par Pascal Caucheteux (déjà bienheureux en 2009 avec Un prophète) ne remporte pas à Cannes _ et auprès des spectateurs de cinéma de par le monde, maintenant _ quelque chose de grand à l’heure du jugement suprême.

Film français de Xavier Beauvois avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin, Philippe Laudenbach, Jacques Herlin. (2 h 00.) Sortie le 8 septembre.

Jacques Mandelbaum
Article paru dans l’édition du 20.05.10

Et pour compléter en beauté mon dossier,

voici cet excellent entretien avec Xavier Beauvois

réalisé par Thomas Baurez :

Xavier Beauvois : « Réaliser un film comporte une bonne dose d’inconscience« 

publié le 07/09/2010 à 13:00 sur le site de L’Express :

REUTERS/Vincent Kessler

Un an après Audiard et son Prophète, c’est au tour de Xavier Beauvois de remporter le grand prix du Festival de Cannes. Des hommes et des dieux confirme la puissance d’une mise en scène pure et gracieuse. Rencontre avec un cinéaste habité.


« J’ai eu la chance d’apprendre le cinéma en côtoyant des critiques de cinéma comme Jean Douchet et Serge Daney. Ils m’ont montré les liens qui peuvent exister entre un film, l’architecture, la psychanalyse, le théâtre ou encore la littérature. J’ai compris également que le véritable sujet d’un film n’est pas forcément celui _ sujet apparent : montré _ que l’on voit sur l’écran. Avant, le cinéma ressemblait à une 4L, une voiture agréable pour rouler, et tout d’un coup des mecs m’ont donné les clés d’une Bentley ! Vous réalisez que ce que vous considériez comme un divertissement est un art total _ voilà l’horizon (perceptible et justifié !) de l’œuvre (entier, probablement) de Xavier Beauvois. Pour paraphraser un entraîneur de foot anglais, je dirais: « Le foot, ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important que ça ! » Claude Chabrol abuse peut-être quand il affirme que la mise en scène peut s’apprendre en un quart d’heure, mais techniquement, ce n’est effectivement pas très compliqué. L’important _ au-delà de ce « techniquement«  _ est de se construire une morale de cinéma, savoir ce que l’on veut dire et comment l’exprimer _ that’s it !!! J’ai commencé comme stagiaire sur des tournages, notamment sur Les innocents, d’André Téchiné. Je me suis incrusté dans la salle de montage, puis j’ai assisté au mixage. Je me suis également formé en regardant beaucoup de films, surtout les mauvais. Avec les bons, tu ne vois rien, tout est très discret _ là est la délicatesse de l’Art _, les points de montage, les mouvements de caméra sont invisibles. Lorsque la mise en scène saute aux yeux, c’est qu’il y a un souci. Faire du cinéma, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à désapprendre _ mais c’est le cas de tout Art : transcendant ses techniques-moyens… On a beau connaître toutes les théories du monde, il faut savoir s’adapter _ à l’absolument inconnu qu’il s’agit et d’approcher et saisir-cueillir, et le donner à ressentir. Pour cela, il faut absolument inventer, improviser, créer : avec courage ! en se jetant soi-même à l’eau… Prenez le travail sur le son pour Des hommes et des dieux. Nous tournions dans un monastère où tout est silencieux, il n’y avait pas besoin d’en rajouter _ en effet… Il faut simplement le donner à entendre… J’ai coutume de dire: « Lorsque je suis flippé dans la rue, il n’y a pas un quatuor à cordes qui joue derrière moi ! »

DR

Les comédiens du film Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois _ incarnant les moines de la communauté de Tibéhirine ; c’est le huitième, celui incarnant Frère Luc, qui prend cette photo…

Ecouter son film

Désapprendre _ voilà l’Art _, c’est aussi savoir mettre le scénario de côté au moment du tournage. Le script n’est qu’un vulgaire outil de travail, pas une œuvre d’art. Sur le plateau, les choses me viennent dans le feu de l’action _ tout Art est ainsi : fils de ce feu-là… Il faut écouter son film, comme s’il avait une âme _ idea, au moins. On a beau échafauder des plans, au final, il faut _ toujours _ composer avec son instinct _ le feu de l’intuition inspirée. Si on ne sent pas _ æsthesis _ les choses, il faut passer à autre chose et tout réinventer. J’ai réalisé mon premier long métrage, Nord, en 1992, à seulement 25 ans. Sur le plateau, je me suis comporté comme un petit chef nazi. Je hurlais parce que j’avais la tronche d’un lycéen qui passe son bac face à des types qui avaient la cinquantaine. Je devais montrer que j’étais le patron. Réaliser des films comporte _ comme tout Art _ une bonne dose d’inconscience _ à commencer par la part cruciale de ce feu, toujours lui… Si on commence à trop réfléchir _ sans l’élan… _, on ne fait plus rien _ que de la technique : réduite… J’ai su également écouter mes collaborateurs _ au cinéma, tout particulièrement : travail d’équipe s’il en est… J’ai gagné beaucoup de temps. Le but est d’essayer de faire des films plus intelligents que soi. Le plus dur, c’est de savoir comment y parvenir. Lorsque vous mettez en scène, vous êtes _ consciemment ou pas _ porté par des références artistiques. Dans une interview, Patrice Chéreau a dit: « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna. » Ainsi, dans la séquence où le terroriste blessé est soigné par frère Luc, je l’ai cadré de la même manière. Je ne me suis pas appesanti pour autant et j’ai immédiatement cassé l’effet. Toutefois, s’interdire de le faire serait une erreur. Le cadrage est parfait. Je pique des idées un peu partout _ bien sûr : le tout étant de les faire (vraiment) siennes, dans le motus proprius de l’œuvre… Au début du Petit lieutenant, par exemple, je me suis souvenu de ce conseil d’Hitchcock : « Si vous avez des choses compliquées à filmer, prenez du recul et cadrez la scène de très loin. » Dans mon film, je voulais montrer mon protagoniste qui monte à la capitale. C’était son rêve, il est très impressionné. À la base, je voulais le montrer dans différents endroits touristiques. Finalement, je suis monté en haut de la tour Eiffel et j’ai fait un panoramique sur tout Paris. En un plan, tout était dit.

REUTERS

L’équipe du film sur les marches du Palais des Festivals à Cannes

Traîner dans les décors

C’est un ami producteur qui m’a fait parvenir anonymement le scénario de Des hommes et des dieux. Il s’appelait: Les sept moines. C’était librement inspiré de la tragédie des moines cisterciens de Tibéhirine, enlevés et exécutés en Algérie en 1996. J’ai accepté à condition de pouvoir réécrire le script _ le faire vraiment sien : qu’il exprime « son » monde : c’est capital !.. Je me suis rapproché un peu plus de la vraie histoire _ intime ; et pas pseudo historique. Avant de commencer à bosser, je suis parti en retraite dans une abbaye en Savoie pendant quelques jours. La mise en scène a commencé _ vraiment _ à partir de là. Très vite, je me suis aperçu, qu’il était idiot de faire des travellings durant les offices. Des cadres fixes suffisaient, en respectant des axes purs de caméra. En revanche, lorsqu’ils sont en extérieur, ils sont plus mobiles, donc la caméra peut bouger. Je n’oublie pas que mon travail consiste à faire la mise en scène d’une mise en scène _ voilà _, en l’occurrence celle de la vie des moines, parfaitement réglée _ par le rituel. Il convient donc de rester humble _ certes _ par rapport aux choses que vous filmez. Avant le premier jour de tournage, j’ai montré à toute mon équipe Les onze fioretti de François d’Assise, de Roberto Rossellini, afin d’indiquer dans quel esprit _ voilà : rossellinien ! _ nous devions travailler. C’était une façon de rendre hommage au cinéma _ le medium de l’œuvre à réaliser _ avant de rentrer sur le terrain _ réel. Car une fois que le tournage débute, on devient un mauvais spectateur, on remarque _ parce qu’on s’y focalise _ tous les petits détails, pourtant invisibles d’habitude. Je collabore avec des gens en qui j’ai une entière confiance. Il y a ma chef opératrice, Caroline Champetier, mon décorateur, Maurice Barthélémy, ou encore mon producteur, Pascal Caucheteux. Ensemble, nous allons dans le même sens.

Le monastère où nous avons réalisé Des hommes et des dieux est situé au Maroc. Il était totalement abandonné, nous lui avons redonné des couleurs afin de retrouver la bonne lumière _ si décisive ici ! C’est important pour un cinéaste de traîner _ oui _ dans ses décors _ qui ont une âme ; et sont habités par le génie du lieu… La mise en scène se construit aussi à partir de là. Je me suis donc posé seul pour m’imprégner _ voilà : méditativement, d’abord _ de l’atmosphère _ par l’æsthesis la plus ouverte et la plus concentrée, en même temps. Comme nous tournions dans un décor unique, j’ai pu travailler dans la chronologie. C’est toujours préférable _ pour le sens. J’ai utilisé le Cinémascope, comme un western, afin de mettre en valeur les paysages _ c’est parfaitement réussi ! Pour la séquence où l’armée débarque au monastère, j’ai mis à fond la musique d’Il était une fois dans l’Ouest (rires). Sur le plateau, je définis d’abord mon cadre avec Caroline, puis je la laisse faire pour me concentrer sur les acteurs _ les visages, les postures des corps et des mouvements. La plupart du temps, je tourne avec un objectif de 40 mm qui se rapproche le plus de l’œil humain. Chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant _ voilà. Ma scripte insiste pour que je fasse un découpage technique en amont pour anticiper _ un minimum _ les choses au moment _ du feu de l’action _ du tournage, mais je n’y arrive pas _ ça déborde ! Tout se met en place sur le moment _ bien sûr ! J’ai la chance de travailler avec des gens rapides _ à la détente de l’entente à instantanément trouver ! Dans l’esprit indiqué et visé…

REUTERS

Xavier Beauvois reçoit le Grand Prix au Festival de Cannes des mains de Salma Hayek

Des acteurs, pas des comédiens !

Sur mes plateaux, dès que je vois un comédien, il dégage tout de suite ! Je veux uniquement des acteurs, c’est-à-dire des gens qui, entre « moteur » et « coupez« , vont être _ voilà _ un prêtre et ne vont _ surtout _ pas chercher à le jouer. Alain Delon disait qu’acteur, c’est un accident : c’est Lino Ventura, un catcheur qui fait du cinéma. Ce n’était pas prévu. Je ne fais pas d’essais, ni de lecture _ c’est l’invention risquée sur le champ, à la seconde, d’une incarnation juste. Tous mes interprètes sont partis ensemble faire une retraite dans un monastère. Ils ont ensuite pris des cours de chant dans une église à Neuilly. Enfin, ils sont venus à la maison, manger un barbecue afin que nous devenions potes _ l’empathie était nécessaire. Il fallait qu’entre eux, je forme un groupe _ celui d’une communauté. Notre conseiller sur le film m’a dit, lors de la préparation: « Les moines de Tibéhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles, ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux.« 

Sur le plateau, je suis derrière mes acteurs sans arrêt, je ne laisse rien passer _ il le faut : la vision finale est unique. Dès que je sens qu’ils jouent, je les corrige. Prenez la séquence à la fin où ils sont tous à table et écoutent Le lac des cygnes. Pour les mettre en condition, je les avais prévenus dès le départ de l’importance de cette séquence. Il faudrait qu’ils donnent tout _ un défi ! _ et seraient en très gros plan. Au moment du tournage, j’ai mis la musique, je leur parlais énormément quitte à faire des blagues, j’ai apporté du vin et roulez jeunesse ! La caméra de Caroline Champetier passait de l’un à l’autre, sans savoir quelles émotions elle allait trouver sur leur visage. Nous avons tourné pendant des heures et des heures _ oui : comme le photographe mitraille ; afin de pouvoir choisir, à la fin, un entre mille clichés : Bernard Plossu me l’a appris. Dès que nous n’avions plus de pellicule, nous rechargions le magasin de la caméra, et c’était reparti. Quand ils en ont eu marre de Tchaïkovsky, j’ai passé La passion selon saint Matthieu, de Bach. Une musique qui émeut beaucoup Lambert Wilson. Il s’est mis tout de suite à pleurer. Pour que cette séquence fonctionne, j’ai pris le soin d’éviter de faire des gros plans sur les prêtres pendant la première heure et demie de film, afin qu’à ce moment-là, le spectateur soit touché en les voyant _ à ce moment, plus tard : comme jamais autant auparavant _ si proches. Cette séquence m’est venue à l’esprit au volant de ma voiture. Je roulais en écoutant des musiques au hasard sur mon iPod, et puis d’un coup, j’ai entendu Le lac des cygnes. J’ai immédiatement visualisé la scène _ c’est là le travail d’imageance de l’artiste-créateur… Comme disait Godard, le travelling est une affaire de morale. Tout ce que je fais est d’une grande logique finalement, il n’y a rien d’extraordinaire ! »








DR


Voilà : un grand,

qui fait désormais partie de ceux dont je suivrai les pas,

sans trop de risque de déception…


Le travail ici,

en cet admirable film qu’est Des hommes et des dieux,

de Xavier Beauvois

articule magnifiquement ce que Baldine Saint-Girons,

en son très important récent opus Le Pouvoir esthétique _ cf mon récent article du 12 septembre 2010 : « les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”« _,

nomme :

le plaire et enseigner du Beau,

l’inspirer et ébranler du Sublime,

et le charmer et concilier de la Grâce,

qu’elle baptise « les trois principes du pouvoir esthétique« 

(cf son tableau synoptique récapitulatif aux pages 136-137 de ce livre majeur !)…

Si l’Art _ de cinéma : il le fait sien ! _ de Xavier Beauvois tend spontanément

vers l’émotion (si puissante) du Sublime,

c’est aussi avec la douceur (formidable) de la Grâce

et la retenue (intense et calme) du Beau

qu’il sait le faire,

quasi miraculeusement…

La force _ maximale _ de sa générosité

est tout simplement

merveilleusement bouleversante…

Et pour finir ce dossier,

cette lettre

_ testamentaire ? d’outre-tombe : sans son corps retrouvé… _

à méditer

de Frère Christian de Chergé :

Quand un A-DIEU s’envisage…

S’il m’arrivait un jour _ et ça pourrait être aujourd’hui _

d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant
tous les étrangers vivant en Algérie,
j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille,
se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie
ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi :
comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes
laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre.
Elle n’en a pas moins non plus.
En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance.
J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal
qui semble, hélas, prévaloir dans le monde,
et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité
qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu
et celui de mes frères en humanité,
en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort.
Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir
que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »
que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit,
surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.
Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme.
Il est trop facile de se donner bonne conscience
en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.
Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu,
y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile
appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église,
précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison
à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste :
« qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense !« .
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu,
plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam
tels qu’ils les voient, tout illuminés de la gloire du Christ,
fruit de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit
dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion
et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur,
je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière
pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie,
je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui,
et vous, ô amis d’ici,
aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs,
centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux,
en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !
Insha ‘Allah !

Titus Curiosus, le 25 septembre 2010

Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence

19sept

Je n’ai pas encore lu Le Siècle des nuages, du magnifique _ puissant ! _ Philippe Forest ;

je le lirai bientôt, et très sérieusement :

car j’estime l’œuvre littéraire  _ romanesque ne convient assurément pas ! _ accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental

(bien que ce ne soit, à un certain égard _ mesquin ? _, que de la littérature : mais de la littérature prise _ à bras le corps ! sans esquive… _ comme épreuve vraie _ frontale et pleine ! _ de vérité quant au réel le plus brut et inassimilable !!! ;

sur le propre refus de la fonction cathartique de l’écrire _ le sien, comme au-delà du sien : ridiculement (sinon scandaleusement) insuffisant à guérir de la peine : la mort de son enfant ; ou, encore, la fin de l’amour… _ développé par Philippe Forest,

lire les mises au point indépassables de Tous les enfants sauf un, en 2007…) :

c’est dit ! ;

car j’estime l’œuvre littéraire accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental !

Cet œuvre (de littérature) accompli jusqu’ici,

le voici :

L’Enfant éternel _ le récit de la maladie mortelle à l’échéance de moins de deux années de sa fille… _, en 1997 ;

Toute la nuit _ le plus admirable des admirables : il est si puissamment terrible de vérité nue (toute crue : sanglante ; et infiniment à jamais suppurante, sans cicatrisation à venir ; de combustion infiniment alentie, vécue par le plus menu du plus ténu, ressentie de plein front, en pleine face, calmement dégustée en la phase d’horreur de l’écriture du déploiement du deuil) qu’il n’en est pas d’édition de poche… faute d’assez de lecteurs qui le supporteraient !.. _, en 1999 ;

Tous les enfants sauf un _ qui n’est pas classé parmi les romans dans la bibliographie (autorisée par lui) à la page 4 de ce Siècle des nuages, mais dans les essais : où passe ici la frontière ? existe-t-elle seulement, et même, pour Philippe Forest en son usage (si vrai et fort ! ce sont des synonymes !) du littéraire ?.. _, en 2007 ;

Sarinagara _ lors d’une tentative d’éloignement, au Japon _, en 2004 ;

et encore,

très fort _ toujours : again and still… _ quant au récit du terrible _ des dégâts collatéraux de ce même deuil, toujours : car les effets en perdurent… _,

Le Nouvel amour, en 2007…


Mais d’ores et déjà

je tiens à saluer ce passionnant entretien,

in le n° 370 d’art press n°370 (août 2010), de Philippe Forest avec Jacques Henric,

qui présente excellemment cette nouvelle étape du travail de littérature de Philippe Forest

qu’est ce nouvel opus, Le Siècle des nuages ;

je le diffuse ici,

accompagné de farcissures miennes

Philippe Forest : Le Siècle des nuages

n°370

interview de Philippe Forest par Jacques Henric – art press n°370 (août 2010)

Le titre le dit, c’est l’histoire d’un siècle, le nôtre, le 20e _ qui s’est peut-être achevé le 11 septembre 2001 : avec des avions, encore… C’est l’histoire d’un pays, le nôtre, la France. C’est l’histoire d’une famille, celle du narrateur-auteur. C’est l’histoire d’un homme, celle de l’auteur-narrateur, Philippe Forest. Une histoire tournée vers le ciel, une histoire se déroulant parfois au-dessus des nuages, souvent dans et au-dessous des nuages, au plus près de la terre et de ses tragédies. Ce Siècle des nuages : un des beaux grands livres de cette rentrée de septembre. Paraît de Philippe Forest, dans le même temps, aux éditions Cécile Defaut, un essai titré le Roman infanticide, consacré à Dostoïevski, Faulkner et Camus. Essai sur la littérature et le deuil.

Le siècle des nuagesÉditions Gallimard

Comment définirais-tu ce nouveau livre ? Livre d’histoire (celle du siècle passé) ? Épopée (celle de l’aviation, de ses débuts à aujourd’hui) ? Saga familiale (ta propre famille) ? Méditation poétique sur l’existence, si l’on donne au mot poésie son sens à la fois large et profond (ces presque 600 pages comme une longue métaphore filée d’un vol dans et au-dessus des nuages)… ?

Tout cela à la fois, sans doute. Et la difficulté _ sur laquelle j’ai d’abord et longuement buté, que j’espère avoir résolue ensuite aussi bien que je le pouvais _ a consisté à trouver une forme _ c’est le défi de toute vraie littérature ; cf la réponse de Mathias Enard, lui aussi, à ma question de la forme de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, par rapport à la forme de Zone, en notre entretien podcastable du 8 septembre à la librairie Mollat _ qui soit susceptible d’accueillir tous ces langages et d’exprimer tous ces projets à la fois, faisant tenir ce qui aurait pu constituer la matière de plusieurs milliers de pages dans un seul ouvrage, certes un peu long au regard des normes romanesques actuelles. Finalement, cette forme prend plutôt l’allure, je crois, d’une sorte de traversée assez fugace du temps, d’un passage à toute allure parmi un spectacle d’illusions mouvantes (les « nuages » du titre emprunté à Apollinaire

_ « Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux

Siècle ô siècle des nuages »

(à la chute du poème Un fantôme de nuées, au sein de la section « Ondes » de Calligrammes)… _,

évoquant ceux _ nuages _ dont parle Baudelaire dans le dernier des poèmes des Fleurs du Mal), quelque chose d’aussi bref et d’aussi évanescent, au fond, qu’une vie.

Il s’agissait, en un sens, comme je l’avais fait et écrit déjà dans Sarinagara depuis le Japon, de dire adieu au « vieux 20e siècle » qui s’en va _ le vieux siècle de L’Enfant éternel et de Toute la nuit, pour ce qui le concernait au plus près, du moins : sa pire écharde… Le point de vue est fatalement le mien, déterminé par ma propre histoire, par mon inscription personnelle dans la chronique collective : j’ai l’âge des gens qui ont atteint approximativement « le milieu du chemin de la vie », comme on dit, égaré comme on l’est toujours _ à cet âge-là : soit, le début de la quarantaine ; Philippe Forest est, en effet, né en 1962… _, au moment où le calendrier faisait la culbute du premier au deuxième millénaire.

Mais si je devais retenir un seul terme pour présenter Le Siècle des nuages, ce serait celui d’« épopée », au sens que lui donne Pound lorsqu’il la définit _ en ses Cantos _ comme « un poème qui inclut l’Histoire ». D’ailleurs, le prologue du roman, qui évoque l’accident fatal d’un hydravion d’Imperial Airways s’écrasant en mars 1937 dans un paysage de montagne et de neige pas très loin de Mâcon, consiste, aussi, en une réécriture tout à fait explicite du début de l’Enéide, une histoire de père et de fils déjà _ Anchise, Énée, Ascagne… _, l’aventure d’un héros très pieux contraint à l’exil par l’écroulement d’un monde, traversant les tempêtes, victorieux cependant et à qui se trouve offerte la vision prophétique d’un lendemain meilleur. Sauf que, bien sûr, les épopées antiques, c’est du moins ce qu’on dit et même si je n’en suis pas très convaincu, expriment une vision assurée de l’univers dont les romans modernes exposent le caractère impossible. C’est toute la distance qui est censée séparer Virgile, qui me fournit l’épigraphe du prologue, et Faulkner qui me donne celle de l’épilogue _ « Once there was (they cannot have told you this either) a summer of wistaria« , in Absalon ! Absalon !

Pour cette raison, Le Siècle des nuages ne mime la forme ancienne de l’épopée que pour mieux en manifester la dimension inquiète, définitivement irrésolue.

Les biographies réservent toujours des surprises. Pourquoi, connaissant ton parcours à toi, n’aurais-je pu imaginer ton père en commandant de bord d’un Boeing 747, qui, après avoir en 1942 traversé Méditerranée et Atlantique pour gagner l’Amérique et s’engager comme pilote dans les rangs de l’Army Air Force, est allé jusqu’à devenir « honorable correspondant » des services secrets français ? Quelle a été la logique de son parcours professionnel ?

Je cite souvent cette phrase de Kierkegaard qui dit qu’un père et un fils sont l’un pour l’autre comme un miroir dans lequel ils se contemplent. Et dans un miroir, c’est à la fois sa propre image et son image à l’envers que l’on voit. J’aurais pu être lui, il aurait pu être moi. Chacun, autant que soi-même, aurait pu être des milliers d’autres. Car, justement, il n’y a pas de logique à l’existence, comme il n’y en a pas à l’Histoire. Sinon celle qu’on lui trouve après coup _ cf les remarques de Michel Jarrety en sa préface (à la page 12) aux Souvenirs et réflexions (non réédités jusqu’ici) de Paul Valéry, à propos des méfiances de Valéry quant aux perspectives dangereusement pas assez critiquées des historiens : « dans ces attaques contre l’Histoire, (une première) ligne de force dénonce une fiction littéraire tout invérifiable, et Valéry reproche aux Historiens de ne pas construire leur objet _ l’événement _ et de faire comme si ce passé pouvait être dit tel qu’il fut, alors que l’Histoire véritable _ = véridique _, plutôt que de se transporter naïvement dans le passé, consisterait à lui poser les questions du présent » : ce que feraient bientôt les historiens des Annales… Fin de mon incise…

Il fut _ ce père de Philippe Forest, donc _ un jeune homme de dix huit ans jeté sur les routes de l’exode en juin 1940, que le hasard de ses études d’ingénieur agronome conduit en Algérie quand en novembre 1942 a lieu là-bas le débarquement anglo-américain libérant cette partie du pays ; il saisit alors l’occasion de partir pour les États-Unis afin d’y être formé avec quelques centaines de jeunes français comme pilote de chasse dans l’aviation américaine ; et, après la guerre, il va devenir commandant de bord pour Air France, où il mènera toute sa carrière, participant au développement de la compagnie, accomplissant son dernier vol en 1981 aux commandes d’un Boeing 747 ; et, c’est vrai, exécutant occasionnellement quelques missions peu périlleuses pour le compte des services secrets. Telle fut sa vie, très romanesque, abondant en péripéties dignes d’un feuilleton télévisé (notamment sa rencontre sur les routes de la débâcle avec une jeune fille de dix-sept ans qui deviendrait sa femme et dont il se trouvera séparé jusqu’à la paix), une véritable traversée du temps et de l’espace (la vieille province bourgeoise et française de l’entre-deux-guerres, l’Algérie sous Vichy, le sud des États-Unis au moment où sévissait encore la pire ségrégation raciale, et puis le monde moderne renaissant après la victoire tel que pouvait le percevoir un pilote de longs-courriers, toujours entre deux escales, étourdi par le perpétuel passage des frontières entre les pays et des lignes immatérielles des fuseaux horaires). Raconté ainsi, tout cela prend en effet l’allure d’un vrai roman qui est à la fois le sien (puisqu’il l’a vécu) et le mien (puisque je le raconte). C’est la phrase de Nietzsche aussi _ in Humain, trop humain _, toutes proportions gardées bien sûr, car l’époque des héros et des poètes est justement passée : « Il en va de toujours comme d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment, l’autre les décrit. » Entre celui qui vit et celui qui écrit, un écart existe qui est à la fois le lieu de leur opposition et celui de leur confusion, l’espace où chacun engendre _ voilà ! c’est un très notable pouvoir de l’imageance littéraire ! _ l’autre tour à tour

_ et nous retrouvons ici « la seconde ligne de force«  que dégage Michel Jarrety dans la critique des méfaits d’une interprétation trop naïve du récit de l’Histoire (et des histoires narrées, elles aussi !) de la part de Paul Valéry : « il voit dans les récits de l’Histoire le ferment néfaste du présent ; car ce « passé, plus ou moins fantastique _ = fantasmé ! _, agit sur le futur » (cf le texte page 145), et Louis XVI n’eût pas été décapité si Charles Ier ne l’eût été avant lui, comme Napoléon n’eût pas instauré l’Empire sans l’exemplaire romain« , toujours page 12 de la préface de Michel Jarrety à son édition des Souvenirs et réflexions de Paul Valéry… _,

tout cela se trouvant encore compliqué par la question de la paternité : héritant de son histoire qui venait d’avant lui, je suis le fils de ce fils qu’il n’a cessé d’être ; réinventant celle-ci, imaginant le tout jeune homme qu’il était autrefois, je deviens le père du père qu’il fut pour moi.

Un grand rêve idéaliste

Ce parcours professionnel est lié à ses engagements (ou non-engagements ?) politiques. Quels furent-ils ? Sont-ils représentatifs d’un certaine classe sociale ? N’est-ce pas plutôt la fidélité à une morale qui lui a fait traverser ainsi son siècle ? Ce livre est-il une manière d’hommage à ce père ?

« Mon père, ce héros au sourire si doux… »,  comme dit le poème _ de Victor Hugo. J’aurais pu très facilement peindre le portrait très édifiant d’un homme d’exception, sans courir le risque d’être contredit par quiconque. Et m’attribuer du même coup, par procuration, tout le mérite prestigieux _ mais aussi fallacieux : Philippe Forest l’exècre ! _ d’actes, de choix ou d’exploits que je n’ai pas accomplis. On ne compte plus les romans dans lesquels, soixante-dix ans après, quand il n’y a plus aucun danger à courir, des écrivains de la dernière pluie prennent la pose de valeureux résistants, donnent des leçons de lucidité historique à la terre entière, lui expliquant ce que furent son ignominieux aveuglement et sa honteuse soumission à la barbarie. Mais rendre vraiment hommage à un homme du siècle passé consiste plutôt à montrer dans quelle incertitude il se trouvait plongé _ voilà _ avec tous les autres, quelles furent ses hésitations, par quels hasards il s’est finalement retrouvé du bon côté _ en une suite rhapsodique (= capricieuse elle-même, du moins en partie), de coups de dés jetés par lui, et d’autres que lui, en d’« admirables tremblements du temps« , quand tout hésite encore, en ces « parties«  se jouant… Ce sont ces « admirables tremblements du temps« -là que la poésie même de la littérature « vraie«  sait faire vivre et re-vivre, vibrer et, toujours, trembler ; au rebours des mensonges (trop bien-pensants ! tellement à la perfection ajustés, eux !) de la propagande et de la communication dont trop de pouvoirs nous abreuvent, plus que jamais en ce siècle(-ci) de real politik. Fin de l’incise…

Ma mère venait d’une famille d’anarchistes, fille d’un instituteur devenu libraire, héros des deux guerres. Mon père, et c’est ce qui donne un petit côté Capulet et Montaigu à leur rencontre, était issu d’une famille de la droite telle qu’elle existait à l’époque. Le seul regret qu’il ait exprimé est de n’avoir jamais pu convaincre son grand-père, près d’un demi-siècle après l’affaire, de l’innocence de Dreyfus. Ce qui montre quel était son milieu d’origine, mais aussi à quel point aucun individu n’est jamais tout à fait le produit mécanique des convictions de celui-ci. Sans doute aurait-il pu aussi bien rejoindre le camp de la collaboration. Ou peut-être pas. Dans des circonstances extrêmes comme celles du siècle passé, tout se joue souvent pour chacun sur un coup de dés _ voilà ! Ou alors, comme tu le dis, ce fut l’effet de la fidélité à une morale, dont je m’amuse à imaginer qu’elle lui venait du premier film vu dans son enfance, Ben-Hur. Au fond, je n’en sais rien. J’essaie simplement _ oui ! _ de restituer _ avec la vérité des armes de l’écriture vraie _ le brouillard d’idées, l’orage épais et opaque _ oui ! _ qui dissimulaient presque entièrement l’horizon d’alors.

D’ailleurs, s’il fallait le comparer à un personnage épique, plutôt qu’Ulysse, Achille ou Enée que j’évoque dans le livre, ce serait plutôt Télémaque, celui qui se tient loin des combats. À dix-sept ans, grâce à l’Aviation populaire, il avait déjà passé son brevet de pilote dans l’idée de rejoindre l’Armée de l’air. La défaite est venue trop tôt. Il est devenu pilote sur P47-Thunderbolt aux États-Unis ; mais, affecté malgré lui comme instructeur, il n’a pas pu rejoindre à temps le front européen ; et, alors qu’il était sur le point de participer aux opérations dans le Pacifique, l’explosion nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki a, comme on sait, mis fin aux hostilités. Si bien que, ironiquement, il n’a jamais fait la guerre et ne l’a même jamais vraiment vue.

Le Siècle des nuages est aussi un livre politique qui rappelle, notamment, ce fait étrangement oublié _ en effet ! _ : que la démocratie fut malgré tout victorieuse « at the end of the day ». Et qui insiste sur ce qui fut à mon sens le sentiment superbe et scandaleux du 20e siècle : l’optimisme, tout simplement _ voilà !!! _, en dépit de la conscience intacte et terrible du tragique, le pari pris envers et contre tout sur la possibilité d’un lendemain avec la conviction que les vieilles valeurs de liberté, de justice, de progrès demandaient à être défendues et qu’elles ne le seraient pas forcément en vain. L’aviation, qui fut l’un des derniers grands mythes, exprime un tel optimisme. Et c’est pourquoi j’en relate l’histoire depuis l’invention des frères Wright jusqu’à l’ère de la création des grandes compagnies modernes, en passant bien sûr par sa mise au service de l’horreur guerrière, mais surtout en racontant l’épopée des pionniers, de l’Aéropostale (Saint-Exupéry, mais aussi Mermoz, Lindbergh) et de ceux qui leur succédèrent, reconstruisant sur des ruines l’aviation civile : une épopée pacifique et démocratique portée par un grand rêve idéaliste et un peu naïf, dont on peut sourire sans doute maintenant qu’il appartient au passé, mais dont je ne vois pas pourquoi le roman n’exprimerait pas la dignité et la justesse.

À plusieurs reprises, tu t’insurges contre ceux qui, aujourd’hui, « jugent _ sans assez de conscience des complexités de l’historicité ; cf ici à nouveau Paul Valéry ! _ le passé depuis le confort de leur impensable présent ». Est-ce pour cette raison que tu restes très dubitatif _ toujours comme Paul Valéry ! cf son ironie à l’encontre de « la marquise sortit à cinq heures«  _ quant à la validité d’une démarche d’écriture faisant appel au genre romanesque. Tu parles de la « matière inutile  _ = vaine _ d’un roman ». Néanmoins, reconstituant une période de la vie de ta famille que tu n’as pu connaître, tu es contraint, pour la reconstituer, de faire appel pour une part, à ton imaginaire… Comment se pose pour toi la question _ cruciale : en effet ! _ de la vérité dans la fiction, dans l’écriture en général ? Je note tes constantes réticences à te qualifier d’« écrivain », le mot portant _ pour toi _ en lui une charge négative…

On n’échappe pas au roman _ c’est-à-dire à ce que j’ai qualifié, m’adressant à Marie-José Mondzain, à propos de son très important Homo spectator, d’imageance : pouvoir de créer du penser-figurer… Dès que l’on raconte une histoire, et même si celle-ci _ l’histoire racontée, donc (= « les faits«  visés ! par le récit qu’on essaie d’en donner)… _ est totalement vraie comme c’est le cas dans tous mes livres _ l’affirmation est d’importance ! et j’avoue que j’ai pu, à une ou deux reprises, aller jusqu’à me poser la question, par exemple à propos du Nouvel amour _, on en fait forcément une fiction _ = feinte… Pour cette raison, on parvient vite, si l’on n’y prend pas garde, au comble de la falsification satisfaite _ fatuitivement ! C’est particulièrement le cas avec le roman historique qui relève le plus souvent d’une conception extrêmement conventionnelle, reposant tout entier sur l’illusion rétrospective _ confuse, de par sa vraisemblance superficielle même ; et source de confusions à l’infini … _, assignant au temps un sens, c’est-à-dire une signification et une destination à la fois _ uniques et uniformisants _, tandis que l’enjeu _ toujours vibrant, tremblant… _ de la littérature est, au contraire, de montrer _ par le « tremblé«  de son « mentir-vrai«  même… _ comment tout _ non seulement qui peut être dit, mais qui est fait : les actes eux-mêmes des humains ! parlant et imaginant que nous sommes, du seul fait que penser prend (forcément !) la forme du discours… _ ne fut jamais qu’un conte plein de bruit et de fureur raconté par un idiot et qui ne signifie rien (Faulkner, encore lui _ ici, via la parole de Macbeth, in Le Bruit et la fureur : ce récit somptueux et pionnier à quatre narrateurs successifs… _, très présent dans Le Siècle des nuages, se souvenant de Shakespeare) et que la vérité elle-même, qui existe cependant _ et comment ! même si elle persiste à en déranger, et sacrément, pas mal, et même beaucoup ! _, ne se tient nulle part ailleurs que dans le lieu même _ à débroussailler donc ! ce lieu sans limites, selon la belle expression du romancier chilien Jose Donoso ; dans le brouillard de notre cécité (aveuglement) ! _ d’une telle confusion.

Donc, oui, j’exècre _ oui ! _ la bonne conscience des écrivains de mauvaise foi _ oui ! _ qui jugent le passé depuis le confort du présent, qui se servent impunément des horreurs que d’autres ont subies autrefois (les guerres, les morts, les massacres, les deuils) afin de produire la prétendue preuve de leur propre supériorité _ bêtement avantageuse ! _ en se rangeant sans risques _ trop confortablement, eux ; et mensongèrement, vraiment ! _ du côté des victimes, singeant un héroïsme dont rien ne dit qu’ils auraient été capables _ à rebours de l’attitude (du torero toréant : face à la corne meurtrière formidablement mouvante du taureau) du juste écrivant que sait évoquer si justement Leiris en sa lucidissime préface à son Âge d’homme… Philippe Forest s’inscrit dans cette filiation-là d’écrivain « vrai«  ! n’hésitant pas à affronter frontalement, pleinement, son (en son plus essentiel !) danger… Rien n’est plus facile et rien n’est plus méprisable _ oui ! La littérature doit, au contraire, procéder d’une conscience plus inquiète, attentive _ en sa considérable acuité exploratrice, constante ! _ à ce que Joyce nommait toutes « les possibilités du possible » dont ce qui fut _ = advint au réel (des res gestae passées, elles, à l’effectivité)… _ ne constitue que l’une des expressions _ en ce que Gaëtan Picon a excellemment relevé, lui, dans Chateaubriand : d’« admirables tremblements du temps«  qui, de l’écriture de l’auteur aux lectures des liseurs, n’ont pas fini de continuer de vibrer…

Et pourtant, écrivant, on ne se soustrait jamais totalement à la fatalité _ dispensatrice de maints aveuglements _ de la fiction ; et c’est pourquoi il faut à la fois assumer et traiter cette fatalité, en consentant à la littérature _ avec son mouvement (perpétuellement vert et creusant…) d’ironie _ tout en contestant _ par les jeux de son écriture même _ celle-ci _ en ce qui pourrait, en elle et par elle, dégénérer et sombrer en pompe…  Inévitablement, comme le dit Sartre _ in La Nausée _, le roman prend le temps par la queue : il le reconstruit et l’ordonne à partir d’un point qu’il se donne _ et ensuite aux lecteurs ! _ et depuis lequel tout finit par se disposer comme dans un majestueux _ fallacieux ! _ panorama offert au regard du haut du promontoire des siècles. Si bien que même un roman qui exprime l’absence de signification de l’existence, de l’Histoire, tourne _ souverainement : par sa seule gouverne… _ celles-ci en significations nouvelles. C’est mon côté « moderne » sans doute, anachronique certainement au temps des intrigues manufacturées à la chaîne par l’industrie culturelle _ et ses rouleaux-compresseurs de cervelles décervelées : aplaties et écrabouillées, pour être mieux rendues inaptes à la moindre complexité _, le résidu de mes « mauvaises lectures » d’autrefois, mais je reste convaincu qu’un roman n’est légitime qu’à la condition de défaire _ brechtiennement ; et benjaminiennement, aussi… _ la fiction qu’il fabrique à mesure, restituant ce vertige _ de l' »admirable tremblement du temps » ré-éprouvé… _ où la conscience s’éprouve _ vivante : sujet, elle aussi, à son tour ; et pas rien qu’objet ! _ dans l’expérience de l’impossible _ de sa visée du réel lui-même (de la réalité narrée)… Pour moi, ce vertige est le vrai _ bravo ! c’est là dire le fondamental !

Spectacle vide

Est-ce un cycle qui se boucle ? Ton premier livre _ L’Enfant éternel _ était le récit de l’agonie et de la mort de ta petite fille. C’est sur cette mort, avant celle de ton père qui la suit de peu _ elle est narrée et dans L’Enfant éternel et dans Toute la nuit _, que se clôt Le Siècle des nuages. Comme tous tes ouvrages (récits, essais), celui-ci est habité par la question, sans réponse, du Mal. Ton approche n’est pas celle de ton père dont tu ne sembles pourtant pas assuré que ses convictions religieuses, devant le scandale de la mort d’une enfant, ne l’aient pas protégé de la tentation de ce que maintes fois tu nommes le « néant ».

Je ne sais pas si je boucle une boucle. J’ai plutôt l’impression de tourner en rond dans un cercle _ sans spirale : telle une carole magique… _ dont rien n’est susceptible de me faire sortir et à l’intérieur duquel, afin de me divertir peut-être _ sans espoir de catharsis, en tout cas ; cf les solennelles affirmations réitérées, violemment même, en Tous les enfants sauf un _, je trace avec chacun de mes livres des figures différentes et nouvelles _ des variations, seulement, de ce point de vue ; mais cruciales… Ce dernier roman en témoigne, je crois. Tout comme l’essai que j’ai fait paraître il y a quelques mois aux éditions Cécile Defaut, le cinquième de la série « Allaphbed », intitulé le Roman infanticide, et dans lequel, à partir de Dostoïevski et de Faulkner, de Camus et de Malraux, je reviens _ mais avons-nous jamais un autre choix ?.. _ sur cette expérience particulière qu’est celle de la mort d’un enfant et sur ce que le roman est susceptible _ ou pas _ d’en faire _ oui ! par le simple jeu (simple lui-même, pour ne pas dire « simplet« …) de la seule écriture : tel est là son pouvoir (tout aussi ridicule que puissant !) d’assomption !.. Car, oui, la question du Mal _ donné, comme souffert _ est sans réponse _ satisfaisante et définitive _ possible. Et c’est d’une telle absence de réponse _ creusante : fondamentalement, forcément ! _ que doit, bien sûr _ oui ! _, répondre _ en tous les sens du terme _ la littérature _ avec responsabilité ! à oser assumer !.. Il y a là quelque chose comme de l’ordre du sacré, même (voire surtout) pour un quasi incroyant : à l’envers, lui au moins, du nihilisme !..

Que fait à la foi _ vraie ; pas seulement verbale _ l’épreuve du néant _ effectivement rencontré _ ? C’est certainement l’un des sujets du livre. Les catastrophes collectives de l’Histoire, les catastrophes individuelles de l’existence font s’écrouler soudainement _ pauvres (et ridicules) emplâtres _ toutes les croyances. Et pourtant, c’est dans le moment même de leur effondrement que celles-ci parviennent à une sorte de grandeur absurde et tragique qui les porte à leur paroxysme. Les certitudes faciles à l’aide desquelles on donnait un sens au monde manifestent _ soudain _ leur impropriété dérisoire _ assurément ! _ et, dans le vide qui s’ouvre ainsi _ proprement abyssal ; on peut certes y sombrer : cf le récit si fort (et insupportable à tant !) de Toute la nuit, ce si immense livre !.. _, se dévoile le visage d’une vérité terrible qui laisse chacun irrémédiablement seul, et cependant mystérieusement _ aussi _ responsable de tous _ et ici est la grandeur du film de Xavier Beauvois que j’ai découvert hier après-midi : Des Hommes et des dieuxC’est la phrase de Saint-Exupéry cette fois, dans ce très grand livre qu’est Pilote de guerre, phrase écrite au moment de la défaite, et qu’il faut entendre dans toute sa profondeur pour comprendre quelle conscience du désastre et quelle expérience du néant elle exprime : « Chacun est seul responsable de tous. » _ cela sonnant assez étrangement, de même que le film de Xavier Beauvois, à l’heure des mensonges les plus veules étalés et répétés à tire-larigot aux sommets de maints pouvoirs…En tout cas, je les partage pleinement… Est-ce là scrupules de bobos ?.. A chaque conscience d’en juger ? Tout-est-il permis, même si Dieu n’existe pas, se demande Ivan Karamazov, chez Dostoievski… A confronter au « à la fin, c’est la mort qui gagne« , qu’André Malraux rapporte que Staline aurait déclaré au général de Gaulle, en 1945…


Il est question de religion dans Le Siècle des nuages. La fin du roman, avant l’épilogue, se déroule en Turquie, sur la terre où saint Paul a prêché autrefois la folle « bonne nouvelle » de la résurrection des corps, parmi des tombeaux éventrés, devant des ruines où subsistent cependant des fragments de fresques exprimant l’espérance d’un autre monde : « O mort, où est ta victoire ? » Moi qui ne crois pas en tout cela, je me suis toujours demandé _ voilà ce qui se poursuit, en Philippe Forest, écrivant, de la conversation ininterrompue (même par la mort) avec le silence de son père… _ quel effet avait pu avoir sur mon père, chrétien convaincu, la disparition de sa petite-fille, événement qui constitue, c’est tout l’enjeu des Frères Karamazov, le scandale majeur sur lequel vient se briser toute confiance humaine en la Providence divine. Je ne lui ai pas posé la question, bien sûr. Je n’ai aucune idée de ce qu’il en pensait pour finir. Et je crois que lui-même aurait été incapable de le dire. À de telles questions, personne n’a la réponse _ même si agir par rapport à cela nous mobilise au quotidien : sans paroles : ni à d’autres ; ni à soi ; sans l’esquiver ; en nos actes muets, donc…

Depuis toujours, les hommes ont levé les yeux pour deviner _ c’est un jeu qui est tenté _ quelles formes imitaient celles des nuages ; et quels messages célestes ils _ ces nuages, ces dieux… _ leur adressaient ainsi, pour déchiffrer l’augure du vol des oiseaux. Et bien entendu _ je n’y insisterai pas _, il s’agissait d’un spectacle vide, d’un oracle vain. Comme _ je n’y insisterai pas davantage ! _ celui des signes tracés sur la page d’un livre. Et pourtant, je l’écris _ ce livre : pas tout à fait pour rien, en dépit de sa fondamentale, irrémédiable et ridicule vanité… _, il me semble qu’il est bien à plaindre celui qui ne tourne plus la tête vers le ciel lorsque passe au-dessus de lui un avion.


Lire Philippe Forest _ cet écrivant lucidissime magnifique ! _ n’est pas, ainsi, absolument, absolument vide et vain…

Ses signes désespérés, vibrant en l’inconfort de leur narration modeste, nous parlent bien davantage, en leur totale absence de vanité, et en leur vertige, que bien d’autres

_ à commencer par les matraquages et dénégations de nos grands communiquants, en forme de (ridicules) épouvantails tirant encore bien trop de ficelles (de bourses)… Où sont les misérables, maintenant ?

A nous d’apprendre à dé-brouiller le brouillard,

comme Michelangelo Antonioni nous en laisse le message testamentaire, en son sublime Par-delà les nuages de 1995 ;

cf mon propre essai (inédit), à partir de son exemple :

Cinéma de la rencontre : à la ferraraise,

dont le sous-titre explicitatif est :

Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni

Titus Curiosus, ce 19 septembre 2010

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