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La probité tranquille de François Azouvi, en son enquête sur la mémoire des Français sur Auschwitz : un entretien avec Francis Lippa

30nov

Le mardi 20 décembre, le salon Mollat du « 91 rue Porte-Dijeaux » a reçu le philosophe François Azouvi présentant, en un entretien avec le philosophe Francis Lippa, son tout récent livre d’enquête historique : Le Mythe du Grand Silence _ Auschwitz, les Français, la mémoire

Le podcast de cet entretien (de 70′) donne à ressentir l’efficacité sereine de la magnifique probité toute de sobriété et de précision tant dans l’étendue de la documentation réunie _ cinq années durant, apprenons-nous : elle est stupéfiante ! _ que dans la délicatesse infiniment nuancée des analyses de François Azouvi, en son enquête historique pour déterminer ce que furent les variations, de 1944-45 à aujourd’hui de la mémoire des Français _ aujourd’hui : c’est-à-dire plus précisément et surtout les déclarations solennelles du Président de la République Jacques Chirac, « avec le discours du 16 juillet 1995 et la déclaration de repentance des évêques de France du 30 septembre 1997« , page 383. « Non que leur nouveauté soit radicale : ils répètent, l’un, le discours du même Chirac du 18 juillet 1896 au Vél’d’Hiv’, l’autre la déclaration de repentance du père Dupuy du 21 septembre 1986. Mais la solennité des deux événements, leur caractère public, leur confèrent une importance immense et font la véritable conclusion du processus de reconnaissance que j’ai essayé de retracer« , précise encore François Azouvi, page 383. Et nous savons bien tous, depuis Benedetto Croce ou Lucien Febvre, que « toute Histoire est contemporaine » de l’historien qui la réalise en son travail (au présent !) d’historien… Et que c’est cette situation-là qui précisément et justement permet, pas après pas, œuvre après œuvre, les progrès, par petits sauts, de la connaissance historienne, en sa propre historicité : riche et heureuse… Là-dessus, on lira aussi les travaux de réflexion sur sa discipline _ dont les indispensables Le Fil et les traces et Mythes, emblêmes, traces, traduits par l’ami Martin Rueff _, de Carlo Ginzburg… 

Ce travail, à la croisée de la démarche historienne _ surtout, et la plus méthodique et méticuleuse, comme il se doit, évidemment ! _ et de la réflexion philosophique _ aussi, dans la filiation des travaux de Paul Ricœur sur la mémoire et l’Histoire… _ de François Azouvi, porte sur l’historicité des représentations collectives, en l’occurrence ici celles des Français.

Et il me semble que c’est en cela que la focalisation de François Azouvi se démarque un peu de celles des grands historiens que sont, par exemple, Annette Wiewiorka et Georges Bensoussan, autorités en la matière. Et c’est la sous-partie intitulée « Traumatisme, refoulement, retour du refoulé« , aux pages 372 à 378 du chapitre « Le Mythe du Grand Silence« , pages 365 à 378, qui précise minutieusement et sans désir de polémiquer, sereinement et sobrement, le détail circonstancié et minutieux des désaccords avec les uns et les autres, avec ce qu’apporte à ce dossier de la mémoire des Français, ce travail patient, rigoureux et au résultat magnifique, de François Azouvi…

François Azouvi inscrit ainsi ce travail sien-ci dans le droit fil de son précédent Descartes et la France _ histoire d’une passion nationale ; ainsi que La Gloire de Bergson _ essai sur le magistère philosophique. Travail qui s’inscrit dans une réflexion continuée sur ce qu’est la tradition _ universaliste et singulière : ensemble _ de la France et ce que signifie être français _ une question présente aussi dans l’entretien avec Antoine Compagnon (à propos de son récent La Classe de rétho...) que Jean Birnbaum présente page 12 du supplément littéraire du Monde de ce vendredi 30 novembre 2012, et qui tombe (avec un étrange et merveilleux à-propos !) sous mes yeux :

« Tout naturellement, la question m’est venue : ce récit d’apprentissage n’est-il pas justement un roman national, c’est-à-dire une fiction dont le héros principal s’appelle « l’angoisse d’être français » ? Et cela vous pose-t-il « problème », à vous aussi ?« , s’interroge (et interroge Antoine Compagnon) Jean Birnbaum.

«  »Oui, bien sûr, tout mon livre est consacré au problème que cela pose », a répondu Compagnon. »

Qui développe sa réponse : « Ce texte soulève la question : vivre dans ce pays, qu’est-ce que cela signifie ? Et s’identifier à lui, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? (…) La France, c’est d’abord la langue, l’identification à une certaine langue. En écrivant ce livre, j’avais envie de retrouver les mots qui étaient les nôtres à cette époque _ 1965-66 _, et qui allaient avec un certain mode de vie que je connais très mal, celui de la province, celui de la ruralité aussi, qui n’est jamais très loin dans les familles françaises. Vous savez, chaque année, je vais me balader au Salon de l’Agriculture, porte de Versailles. Puis je retourne au même endroit, quinze jours plus tard, pour le Salon du livre. A mes yeux, ce sont deux aspects complémentaires de l’identité française.« 

Et relevant la référence qu’Antoine Compagnon fait à « l’historien Ernest Renan (1823-1892), auteur du fameux Qu’est-ce qu’une nation ?, et dont une citation trône en exergue de La Classe de rétho, nous retombons sur le « problème » de l’identité française comme fable collective et comme récit imaginaire. Et donc sur cet ensemble complexe de récits et de contre-récits, de valeurs et de contre-valeurs, qui s’impose à chacun d’entre nous, à la manière d’une libre fiction, d’une véritable discipline littéraire », conclut son article Jean Birnbaum…  Fin de l’incise sur la question de l’identité française.


Je forme donc le vœu que ce très beau, très probe, sobre autant que précis et très délicat _ et non polémique : il faut bien le souligner… _ travail de François Azouvi rencontre la lecture attentive de la communauté des historiens français, à propos de la mémoire et de l’oubli, et des diverses formes de silence, des Français, en leur diversité, de ce que fut ce qui a été qualifié de « génocide« , de « holocauste« , puis de « Shoah« , et auquel on donne le nom métonymique de « Auschwitz » : afin de faire avancer sereinement l’établissement de cette histoire de la mémoire des Français face à l’entreprise d’extermination très effective des Juifs d’Europe et de France par les Nazis…


Là dessus, les patients _ un peu curieux _ pourront se reporter à mes articles _ de ce blog _ sur les ouvrages
de Timothy Snyder Terres de sang _ L’Europe entre Hitler et Staline :

chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder ;

d’Ivan Jablonka Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus _ une enquête :

Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l’ »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus ;

et de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi :

Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »


À suivre…

Titus Curiosus, ce 30 novembre 2012

 

Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »

22fév

En février 2009, j’avais consacré deux articles au débat historiographique (important !) qui avait fait dialoguer, sur le site de laviedesidees.fr Florent Brayard _ cf mon article : de l’hypothèse au fait : la charge de la preuve _ un passionnant article de Florent Brayard à propos du « Heydrich et la solution finale » d’Edouard Husson, quant à la datation de la « solution finale », avant la conférence de Wannsee _ et Édouard Husson _ cf mon article : Sur le calendrier de « la solution finale » : la suite du débat historiographique Edouard Husson / Florent Brayard _, lors de la parution du Heydrich et la solution finale, de ce dernier.

Or, ce mois de janvier 2012, Florent Brayard publie un doublement passionnant Auschwitz, enquête sur un complot nazi, aux Éditions du Seuil.

Passionnant sur le terrain de l’établissement des faits (« cerner comment cela a été« , page 27), face au double inconfort d’une « politique«  (« de communication« , page 18) du mensonge (ou « complot« , en un sens que précise l’auteur déjà page 19) à un degré assez rarement atteint, associé à une stratégie de destruction organisée et méthodique des archives et des traces, de la part des donneurs d’ordre (Hitler, Himmler), d’un côté _ même si les responsabilités sont, bien sûr !, très loin d’être seulement celles de ces derniers !!!! Et Florent Brayard de très clairement le spécifier, bien sûr ! aussi ; cf page 26, notamment _ ; et de l’autre, d’une pléthore de travaux historiographiques (thèses, livres, articles) échafaudant des déductions et interprétations complexes par la connexion ingénieuse et savante, et même parfois géniale, de milliers de données minutieusement recueillies et triées, et savamment contextualisées, pour être connectées et permettre de savoir et comprendre « ce qui s’est passé » en la pleine lumière gagnée de la connaissance de l’Histoire… D’où la richesse en désaccords voire querelles entre les chercheurs, et a fortiori sur un terrain aussi (éthiquement et anthropologiquement) brûlant !!! ; même si cette connaissance (objective des faits ; avec un consensus qui peut à peu se fait jour…) progresse : mais oui !!! Dans ce livre-ci, Florent Brayard ne recherche nullement, et moins que jamais, le scandale ou la polémique pour la polémique, mais parfaitement sereinement il dialogue de manière critique, en avançant _ au besoin contre d’autres interprétations citées et discutées _ ce qu’il nomme fort justement (page 14) sa « proposition«  (et à cette date de la publication : janvier 2012), avec les thèses _ ou « propositions« , elles aussi ! _ des auteurs ses confrères historiens les plus pointues ; pour citer quelques uns de ces auteurs : Christopher Browning, Daniel Jonah Goldhagen, Peter Longerich, Saul Friedlander, etc. _ mais nulle allusion, en ce livre-ci, à la polémique de 2009 avec Édouard Husson…

Et passionnant aussi sur le terrain de l’épistémologie (en acte !) de l’histoire, Florent Brayard assumant (et même revendiquant : brillamment !) le statut même d' »enquête » de sa recherche d’historien, conformément à ce qu’est in concreto la démarche du chercheur en cette discipline, depuis l’Histoire (= enquête !) d’Hérodote et l’Histoire de la guerre du Péloponnèse, de Thucydide _ à cet égard, ses très claires et synthétiques (brèves et ramassées, chaque fois)  « Reprises » (I, II, III et IV) sont fort précieuses, tels de très lumineux paliers dans la progression de sa très riche et dense enquête…

En ce dialogue critique, aussi nécessaire que fécond,  avec les démarches de ses confrères sur la piste de l’établissement et intelligence objectives des faits advenus, « j’ai préféré, dit Florent Brayard page 14, étendre autant que possible l’enquête. Et j’ai supposé que la tâche qui consistait à ordonner différemment cette documentation, en soi énorme _ mais déjà, aussi, pas mal filtrée par les recherches de ces confrères _, à la soumettre à un répertoire nouveau de questions _ c’est-à-dire problématiser ! en s’efforçant de s’extraire des ornières (trop tracées et grossières) des clichés… _, à en proposer de nouveaux schémas d’analyse,

j’ai supposé que cette tâche donc était peut-être suffisante en soi.

C’est ainsi une proposition _ voilà : avec humilité et sans agressivité _, dont j’ai essayé de faire la démonstration _ très minutieusement argumentée, avec référence très précises fournies (en notes abondantes : aux pages 453 à 517) _, aussi développée qu’il était nécessaire, aussi synthétique que possible« , page 14.

Avec cette « réserve« -précision-ci, qui marque le défi à relever par le travail d’intelligence des traces (de connaissance ou d’ignorance, de mensonge ou d’aveu, involontaire ou assumé ! de la part des acteurs de ce qui peut être pour nous symbolisé par « Auschwitz » : soit la destruction systématique des Juifs allemands et, plus généralement, de l’Ouest de l’Europe, distingués des Ostjuden…), et de leur analyse-interprétation-compréhension :

« Démontrer l’ignorance est par nature plus difficile que le contraire. Un témoin de l’époque pouvait le cas échéant dire ou écrire : « Je sais que les chambres à gaz existent. » Mais nul témoin n’a jamais pu écrire au présent : « je ne sais pas que les chambres à gaz existent », tout simplement parce que la proposition n’a pas de sens : ce qu’on ignore, on l’ignore _ comme on ignore aussi qu’on l’ignore ! on n’en a pas idée ! on ne s’en doute pas… ; à moins que nous n’entrions dans les arcanes de soupçons (qu’on refuse d’aborder de plein front) ; mais c’est autre chose ; même si cela aussi Florent Brayard l’envisage et l’explore ! _, et ne saurait en parler« , toujours page 14. Cela ne peut être que déduit…

Mais, aussi, Florent Brayard d’ajouter immédiatement, pages 14-15 :

« Comme on le verra, j’ai pu, dans un certain nombre de cas _ passionnants à décrypter avec l’auteur _, dépasser l’aporie en établissant que l’ignorance _ elle-même, quand on l’établit _ n’est pas faite de vide _ voilà où nous approchons d’investigations plus complexes passionnantes _, mais qu’elle est au contraire remplie de représentations différentes, d’imaginaires autres«  _ c’est-à-dire de représentations complexes éventuellement ambigües, mais qui ont aussi leurs conséquences bien réelles dans les actes, et par là dans le fil de l’Histoire…

Aussi l’historien doit-il alors préciser :

« L’argumentation cependant demeure fragile, en particulier parce que, le plus souvent, il est impossible de tirer des conclusions solidement assises _ c’est-à-dire recevables par la communauté des historiens comme objectivement démontrées _, de statuer autrement qu’en reconduisant _ c’est la tentation la plus inaperçue, face à la complexité du réel (et a fortiori des tromperies)  _ des a priori, par esprit de système«  _ ce que bien sûr il s’agit de corriger !..

Avec cette ouverture, surtout, essentielle, page 15 :

« Enfin, il est possible, sinon probable _ et même heureusement souhaitable et à encourager ! _, qu’en réaction à cette proposition d’autres historiens fassent état ou découvrent d’autres sources _ ce sont les bonheurs de la recherche : tout chercheur en connaît ! _ qui conduiront à l’amender _ cette « proposition » que constitue l’ensemble de ce travail proposé ce jour de janvier 2012 à la communauté ouverte des lecteurs avec ce livre-ci ! Et c’est bien ainsi. L’Histoire progresse de manière dialectique _ voilà : avec débats savants des propositions avancées… _, par approximation progressive _ des auteurs-chercheurs _ : elle se corrige à plusieurs mains«  _ voilà !!!…

Et en ce débat argumenté des diverses propositions d’intellection de ce qui est advenu dans l’Histoire et y a fait sens,

« se trouve en jeu » _ aussi ! et toujours ouvert… _ « la possibilité offerte au lecteur-accompagnateur, de tester, chemin faisant, la validité des réponses proposées _ aux questions proposées, en la construction même, inventive, de l’« enquête » du chercheur-historien ! _, d’apporter la contradiction, de constater les éventuelles erreurs de raisonnement ou les points aveugles _ voilà ! _, d’approuver ou, le cas échéant, de récuser les conclusions« , page 15.

Et Florent Brayard  de présenter alors, pages 15 à 17, ce qu’il a méthodologiquement retiré pour sa démarche d’enquête, du paradigme Settis-Ginzburg, tiré de L’Enquête sur Piero della Francesca de Carlo Ginzburg, ce « paradigme indiciaire » magistralement développé par Carlo Ginzburg en son article Traces. racines d’un paradigme indiciaire, paru une première fois, en une traduction de Monique Aymard, dans la revue Le Débat, le 6 novembre 1980, et repris dans le recueil Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, pages 218 à 294 de la traduction revue par l’ami Martin Rueff, chez Verdier, en septembre 2010 ; et qui comporte « trois règles : exhaustivité, cohérence et principe de parcimonie », page 16.

Avec, pour ce cas spécifique-ci de l’intelligence du meurtre systématique des Juifs de l’Europe de l’Ouest, cette circonstance et condition toute particulière-ci, pages 16-17 :

« Il ne faudra donc jamais espérer disposer de toutes les pièces, tant s’en faut, alors que tout figure dans le tableau » _ à décrypter par le sémiologue, tel Salvatore Settis en son L’Invention d’un tableau : La Tempête de Giorgione, à propos de l’énigmatique La Tempesta (visible à l’Accademia de Venise)… « Cette différence de nature est d’autant plus marquée concernant mon sujet. Les bourreaux, à partir d’un certain moment, ont tué dans des lieux _ volontairement _ reculés _ Belzec, Sobibor, Treblinka... Ils ont détruit les Juifs, mais aussi leurs corps _ cf l’Aktion 1005 mise en œuvre par Paul Blobel. Non content de brûler les cadavres, ils ont passé les archives par le feu, avec une ambition systématique.

On ne le verra que trop _ prépare très clairement le lecteur, Florent Brayard, page 16 _ : l’enquête consiste à relier des lambeaux épars de documentation que le hasard a légués, des pièces rescapées _ des flammes négationnistes nazies.

Il n’est guère que dans le cas du Journal de Goebbels où l’on ait la certitude d’avoir l’intégralité du corpus, à l’exception des toutes dernières semaines. Les archives du ministère allemand des Affaires étrangères sont un autre gisement important qui, par un hasard inexpliqué, paraît avoir échappé, à peu de choses près, à la destruction.

Pour le reste, on fait avec le peu que l’on a ; et l’incomplétude de la documentation apparaît comme une raison supplémentaire pour ne négliger _ voilà ! _ aucun de ces lambeaux. L’exhaustivité _ à rechercher infatigablement ! _ est de règle, même si elle s’exerce sur un ensemble _ forcément, et plus que jamais ici, du fait même du « complot nazi » ! _ lacunaire.« 

La « proposition » de Florent Brayard est ainsi « la suivante : la « solution finale de la question juive », ce meurtre systématique de l’ensemble des Juifs européens, a été conçue et mise en œuvre dans le secret le plus absolu, ou du moins le plus grand possible« , pages 17-18.

Et « le complot avait donc consisté, pour les responsables et les exécutants de la « solution finale » entendue comme un meurtre _ et pas seulement une « extermination«  à plus ou moins long terme : ce distinguo est capital à la « proposition«  ici de Florent Brayard ! _, à laisser le reste _ même un Goebbels était exclu de ce savoir !!! _ de l’appareil d’État _ rien moins ! _ croire qu’il n’en était rien« , page 19.

En effet, la doxa dominante parmi les historiens, est de penser que c’est « à Wannsee au plus tard » que « la décision avait été prise de tuer tous les Juifs _ et pas seulement ceux de l’Est (de Pologne et Russie), comme entrepris déjà… : les symboles en étant, si l’on veut, et Babi-Yar, et Treblinka ; alors que le symbole de la phase (à partir de mai 1942) du meurtre systématique (Juifs de l’Ouest compris), sera Auschwitz… _ ; c’est cette politique de meurtre systématique qui avait été présentée par Heydrich, le 20 janvier 1942″...

« Il me semble _ annonce Florent Brayard page 18 : c’est la base même de sa « proposition« , tant temporellement que spatialement _ que les choses ont été beaucoup plus complexes dans la réalité« .

Et « ce que vais tenter de démontrer ici,

c’est que, quoi qu’il en soit par ailleurs de Wannsee _ il y consacrera ses chapitres VI (« Le silence qui suivit Wannsee« ) et VII (« Une relecture de Wannsee« ) _,

le cercle des porteurs de secret _ ou du « complot » ! _ était beaucoup plus _ précautionneusement _ restreint que l’on n’a l’habitude de le penser.

Et l’on verra qu’il y a eu, à ce secret plus strict, bien des raisons que les principaux acteurs, Hitler et Himmler, n’ont _ elles : dès Mein Kampf, et encore avec la « prophétie«  du 30 janvier 1939, de Hitler, et ses réitérations… _  jamais cachées« …

Ainsi, pour Florent Brayard, « force est de constater« , dit-il page 18, que ce n’est que « en octobre 1943 » _ les 4 et 6 octobre _ que « cette politique de communication » du cercle le plus restreint de l’État nazi « reçut une inflexion fondamentale : à Posen _ Poznan _, devant les plus hautes autorités politiques, sécuritaires, puis militaires, Himmler expliqua pour la première fois ce qu’avait été _ au passé, car elle était alors en voie d’achèvement, pour l’essentiel, à cette date, depuis sa mise en œuvre à grande échelle (mais sans qu’en soient informés ceux qui ne la mettaient pas directement en œuvre, sur le terrain, en première ligne, en quelque sorte ; les tâches étant bien parcellarisées et compartimentées !), en mai-juin 1942 _ la « solution finale » _ in concreto. C’était au moment du recul très préoccupant des troupes allemandes de Russie : il s’agissait surtout de « créer une communauté criminelle qui n’avait d’autre salut _ les « ponts coupés » et les « vaisseaux brûlés » derrière soi…_ que la victoire«  _ selon l’heureuse formulation de la page 441 ; c’est-à-dire conscience, ici et désormais, de ne disposer de nulle échappatoire à la responsabilité de ce qui avait été commis !


Ainsi « Goebbels _ exclu de ce cercle de ceux qui savaient le tout (de l’opération de la « solution finale« ) ! lui, le ministre de la Propagande et Gauleiter de Berlin _, confrontés à ces mots crus _ du Reichsführer Himmler _ fut forcé de savoir _ frontalement, enfin ! et alors même qu’il n’avait certes rien d’angélique en les convictions de son antisémitisme virulent ! _ que les Juifs déportés à l’Est avaient été eux aussi gazés« , page 18.

Et page 19 :

« Hitler et Himmler avaient en effet choisi  _ Florent Brayard commente ici son concept de « complot« , page 19 _ de faire perpétrer le meurtre indiscriminé et rapide des Juifs d’Europe _ de l’Ouest _ par l’appareil policier _ le corps des SS _, lié _ contractuellement en quelque sorte ; cf aussi, déjà, les règlements détaillés page 382 pour « chaque membre des camps de Belzec, Sobibor et Treblinka«  ; et l’affirmation, à la même page 382 : « Les membres de l’encadrement d’Auschwitz étaient également tenus au secret«  _ par le secret ; et ils avaient, dans le même mouvement, décidé de ne pas informer le reste de l’appareil d’État, à quelques exceptions près _ pour les besoins de la cause sur le terrain, seulement !de tous les volets de cette politique transgressive, dont certains étaient par ailleurs connus«  _ mais au cas par cas seulement, pas dans leur systématicité (« totalitaire », dira, en en forgeant le concept, Hannah Arendt)…

Sur le régime du secret de l’État nazi,

on se reportera à ce qui est rapporté _ fort judicieusement _, pages 382-383, de l' »Ordre fondamental de Hitler sur la conservation du secret«  (page 509), en date du 11 janvier 1940, et plusieurs fois réitéré : le 25 septembre 1941 et le 12 juillet 1942.

Je cite (et on notera au passage la réitération de l’adjectif « absolu » pour qualifier « obligations » et « nécessités » de « services » !) :

« 1. Personne, aucun service, aucun officier ne doit apprendre une chose à conserver secrète s’il n’est pas dans l’obligation absolue d’en prendre connaissance pour des raisons de service.

2. Aucun service ni aucun officier ne doivent apprendre plus d’une chose qui doit être gardée secrète que ce qui lui est absolument nécessaire pour la réalisation de sa tâche.

3. Aucun service ni aucun officier ne doivent apprendre une choses à conserver secrète , c’est-à-dire la partie d’information qui lui est nécessaire avant que cela lui soit absolument nécessaire pour la réalisation de sa tâche.

4.  La transmission inconsidérée d’ordres, dont le secret est d’une importance décisive (…), est interdite.« 

Et Florent Brayard d’ajouter à la suite, page 383 :

« Le 10 juin 1941, Goebbels remarqua _ en son Journal _ une variante à ce décret : « Le Führer publie un nouveau décret sur la conservation du secret. Le simple fait de communiquer les conclusions qu’une autre personne croit pouvoir tirer de certains signes est considéré comme une violation du secret «  ;

et de cela Florent Brayard  déduit avec force, page 383 :

« C’est aussi à l’aune de ce secret généralisé _ voilà ! _ qu’il convient de comprendre les _ très vétilleuses ! _ modalités d’application choisies pour la « solution finale » en tant que meurtre généralisé«  _ et pas que simple « extermination«  à plus ou moins long terme…

Je reviens à la remarque de la page 19 sur le caractère « transgressif » de cette politique de meurtre (des Juifs de l’Ouest).

Car c’est bien là une des raisons de, non seulement ce secret, mais de ce « complot » dans les cercles les plus restreints de l’État nazi : « Tout à la fois concepteurs et donneurs d’ordre, les deux hommes _ Hitler et Himmler _ partageaient une conscience aigüe de la radicalité de leur projet.

Il existait certes une justification politique au meurtre _ la conviction (chevillée au corps !) de Hitler de la responsabilité juive dans la défaite de l’Allemagne en 1918, et le danger permanent que « les Juifs » faisaient (et feraient, tant qu’ils vivraient et seraient en mesure d’agir) porter sur l’Allemagne, toujours sous la menace de son « extermination« , à cause des menées destructrices des Juifs ; cf là-dessus la « prophétie«  de Hitler proférée en janvier 1939, et ses réitérations _, suffisamment puissante pour permettre le passage à l’acte. Et Hitler et Himmler, chacun à sa manière, n’ont cessé de l’exposer, dans des discours publics ou privés, dans des ordres ou dans des correspondances.

Mais, si fondée qu’elle fût du point de vue idéologique, la mise à mort systématique des Juifs pouvait _ de fait _ heurter ce qui restait de morale judéo-chrétienne dans l’Allemagne nazifiée (…) Les deux plus hauts responsables de la politique antijuive pouvaient bien s’emporter régulièrement contre ce reliquat déplacé de « sentimentalité » : ils devaient néanmoins _ pragmatiquement pour la réussite maximale de leurs actions ! _ le prendre en compte« …


Le résultat de la « proposition » de Florent Brayard consiste donc _ cf page 25 _ dans la thèse

qu' »il convient de retarder de quelques mois par rapport au récit traditionnel

le basculement définitif _ et irréversible : les « ponts«  ayant été « coupés » : la métaphore s’est imposée tant à Himmler qu’à Hitler… _ dans le meurtre indiscriminé _ femmes et enfants compris ; et plus de « bons Juifs«  à épargner et sauver…

De fait, entre avril et juin 1942 _ soit en mai _, le schéma originel de disparition à court ou moyen terme de tous les Juifs

laissa la place à une déportation rapide vers les chambres à gaz d’Auschwitz, de Sobibor ou de Treblinka.

D’un projet politique d’extinction, tel qu’exposé à Wannsee _ le 20 janvier 1942 _,

on était passé _ en mai 1942 _ à une politique d’extermination » _ on ne peut plus effective et accélérée, page 25.


Aussi, « le sens que je donne à Auschwitz dans le présent livre est encore plus restreint : je ne prétends pas désigner avec ce nom _ ainsi symbolique : pour résumer ! _ l’ensemble du génocide,

mais _ seulement _ l’ultime configuration de la politique antijuive, où tous les Juifs, et non plus seulement les Juifs de l’Est, devaient être assassinés.

Auschwitz renvoie donc à la fois à un dispositif et à une temporalité, qui sont indissociables. Car le camp a été progressivement transformé en site industriel d’extermination _ immédiate _ à partir du printemps 1942, au moment même où la politique nazie bascula vers le meurtre total et pour le mettre en œuvre.

Or c’est ce basculement-là qui me retient _ dit Florent Brayard page 26 _ parce qu’il ne fut pas, selon moi, rendu public au sein _ même _ de l’appareil d’État. » 

« Cette retenue, ce silence paradoxaux au premier abord, ne sont _ à l’analyse, toujours page 26 _ en rien étonnants : une divulgation n’était _ même au plus haut de l’appareil d’État ! _, dans un premier temps du moins, ni nécessaire ni souhaitable _ à l’efficacité de l’action : le critère suprême ! Il pouvait même paraître contre-productif de parler d’Auschwitz ou d’en parler trop tôt » _ même à un confident aussi régulier (et proche !) comme pouvait l’être Joseph Goebbels pour Hitler…

En conséquence de quoi : « L’absence de communication officielle interne concernant cette politique criminelle systématique   _ même Goebbels, ministre de la Propagande, et confident de Hitler, donc, n’en était pas informé ; et Hitler, qui avait l’art des formulations ambigües en fonction de ses divers destinataires de discours (ou confidences) _ constitue bel et bien le point central de ma démonstration«  _ souligne Florent Brayard page 26.

Et la réaction de chacun des acteurs, ensuite face aux rumeurs (« fallait-il (leur) accorder du crédit » ? « Ou les disqualifier en tant que rumeurs et s’en tenir à la ligne officielle, qui n’était en réalité qu’une fiction ?« ), « faute de documents _ décisivement _ probants, laisse souvent l’historien dans l’incertitude.

Il sera néanmoins possible, dans un certain nombre de cas, de déterminer _ par la confrontation méthodique (et selon les trois principes du « paradigme indiciaire«  de Settis-Ginzburg) des témoignages divers ou des actions induites ; et c’est un apport important de ce travail ! _ comment les membres de l’appareil d’État l’ont tranchée« , pages 26-27.

« On pourrait considérer comme indifférente _ ou byzantine… _ la distinction entre ces deux voies possibles _ l’extinction lente, l’extermination immédiate, comme « solution finale de la question juive«  _ de réalisation d’un but unique et monstrueux. Ce serait un tort.

Aujourd’hui comme hier, pour eux comme pour nous,

la différence entre laisser mourir et faire tuer _ et à quelque échelon que ce soit des acteurs de ces actes de mort ! _

est radicale

et constitue une sorte d’invariant anthropologique

que même les théories raciales n’ont pas réussi à effacer totalement.

Mise à l’épreuve à plusieurs reprises au cours de l’enquête,

cette distinction permet de reconstituer de manière plus satisfaisante les catégories mentales mobilisées par les acteurs

et aboutit , de ce fait, à une compréhension plus profonde, plus précise, de leurs choix

quant aux modalités de mise en œuvre du meurtre.« 

« Ma proposition de reconstitution (…) complexe (…)

répond, je crois _ avance Florent Brayard, page 27à l’injonction faite à l’historien, toutes époques confondues,

de mieux cerner

comment cela a été _ soit établir les faits.

Dans le cas d’espèce, on le comprendra bien _ commente-t-il _,

reconstruire « comment cela a été »

est une autre manière de se demander,

avec une inquiétude aussi vivace _ et cela se ressent éminemment à la lecture !!! _ qu’au premier jour, malgré les décennies passées :

« Comment cela a-t-il été _ humainement _ possible ?«  » _ page 27.

Avec cette conclusion-ci, par anticipation, au commentaire :

« L’enquête historique qu’on va lire

 autorisa probablement au bout du compte un double constat, profondément équivoque :

 la permanence relativement tardive _ de la conception-représentation _ du meurtre en tant que limite transgressive _ un tabou ! _ dans la société allemande nazifiée _ depuis 1933 _, à tout le moins pour certaines catégories de victimes comme les Juifs allemands ;

le  consensus quasi unanime de cette même société autour d’un objectif avoué _ sur le long terme, sans forcément le meurtre immédiat _ d’extinction du peuple juif sans distinction d’aucune sorte«  _ page 27.

Et page 28 :

« Si le meurtre n’avait pas été considéré comme transgressif,

il n’aurait pas été caché aussi précautionneusement qu’il l’a été.

Surtout, s’il n’y avait pas eu de consensus autour d’un projet d’extinction largement défini,

le meurtre aurait été tout simplement inimaginable _ à pouvoir être réalisé _,

car cacher plus n’était pas possible.

On voit bien que les choses sont indissociablement liées«  _ et que les dirigeants nazis opéraient aussi sur le fil du rasoir (des opinions : sous l’angle de leurs conséquences on ne peut plus pragmatiques !)…

Au final, le mensonge et l’ignorance propagée cyniquement avec un tel souci maniaque du détail efficace

à la tête de l’État nazi et de son administration _ et ses rouages (kafkaïens !) _,

ne dédouane, bien sûr !,d’aucune responsabilité (éthique et juridique) à l’égard du crime

nul des acteurs

aveuglés, aveugles et aveuglants

de ce régime : tout au contraire ! _ et c’est même un « facteur aggravant » (page 23) de l’ignominie !

A commencer par Goebbels, pris ici,

du fait de la préservation _ qu’il a voulue ! _ de son Journal,

comme exemple-témoin de premier rang (!) _ et au fil des jours _

des émotions, attitudes et réactions quasi épidermiques

des acteurs et responsables de ce régime,

comme en témoignent les trois chapitres

I, « Goebbels et la persécution des Juifs _ 1939-1942 » (pages 31 à 64),

II, « Goebbels et le meurtre des Juifs _ 1942-1945 » (pages 65 à 106)

et III, « Le Journal de Goebbels comme source historique » (pages 107 à 149).

Mais aussi le chapitre VIII, « Au miroir des Affaires étrangères » (pages 301 à 358).

Pages 9-10 de son « Introduction« , Florent Brayard raconte l’historique de sa focalisation sur Goebbels :

« Il s’est trouvé que l’on m’a commandé une introduction _ pages LXIII à XCIII : « Goebbels et l’extermination des Juifs » (Berlin, été 2008) _ au dernier volume paru en français du Journal de Joseph Goebbels, portant sur la période 1939-1942. J’avais ainsi l’occasion de me pencher à nouveau sur cette source majeure que j’avais déjà beaucoup utilisée lors de mes travaux antérieurs, sans jamais néanmoins l’avoir étudiée de manière vraiment systématique. Au terme de mon dépouillement, je disposai pour la première fois de l’ensemble des passages dans lesquels le ministre de la Propagande du Reich et Gauleiter de Berlin avait au cours de la guerre évoqué les Juifs.

Je voulais en particulier revenir sur un célèbre passage que j’avais déjà longuement commenté et qui posait problème. Le 28 mars 1942, Goebbels avait retranscrit ce qu’il venait d’apprendre sur le meurtre des Juifs dans le gouvernement général, ce territoire polonais sous la férule allemande mais non intégré au Reich. Il n’était pas possible, à la seule lecture du texte, de décider si les Juifs allemands déportés sur ce territoire et relégués dans des ghettos étaient supposés connaître _ c’est-à-dire subir ! _ le même destin que les Juifs locaux, déportés et exterminés dans le camp de Belzec. A l’opposé de mes prédécesseurs, j’avais implicitement répondu par la négative. Mon arbitrage néanmoins se fondait seulement sur divers éléments contextuels relatifs à l’état d’avancement, à cette époque, de la conception et mise en œuvre de la « solution finale juive ». Une confirmation interne, tirée du Journal lui-même, faisait défaut : je la trouvai finalement grâce à cette recherche systématique _ voilà comment se font les découvertes pour qui mène une recherche ! Goebbels n’avait pas laissé entendre que les Juifs allemands déportés sur les territoires polonais allaient eux aussi être exterminés, puisque _ voici ce qui fait preuve ! _ trois mois plus tard, comme on le verra, il _ en son Journal rien que pour lui-même, et sans considération de propagande trompeuse... _ les supposait encore vivants. Il les considérait même comme une menace toujours réelle que leur confinement dans des ghettos permettait de juguler de manière seulement _ voilà ! _ temporaire«  _ et non définitive !!!..

« La question, dès lors, était la suivante : à quel moment Goebbels avait-il appris que les Juifs allemands déportés à l’Est connaissaient le même sort que leurs congénères locaux, qu’ils étaient assassinés dans des chambres à gaz comme ceux-ci avaient été gazés ou tués par les Einsatzgruppen ? Et l’enquête me conduisit à un résultat très éloigné _ voilà ! _ de celui auquel je m’attendais : il avait fallu de longs mois _ depuis cette date du 28 mars 1942 _ pour que Goebbels sût, ou, à tout le moins, fût informé _ le distinguo est riche de sens _ que la déportation était synonyme de meurtre immédiat et indiscriminé _ femmes en enfants (= « marmaille«  !) compris. Selon ma reconstruction, c’est seulement en octobre 1943, à la faveur du discours prononcé par Himmler à Posen devant les plus hauts responsables du Parti _ le 6 octobre, donc _, que Goebbels fut informé et qu’il comprit _ l’un après l’autre… _ que la « solution finale », alors presque achevée, était en fait un meurtre systématique _ et immédiat _ touchant _ désormais _ sans distinction tous les Juifs européens sous domination allemande. »

« Une question en amenant une autre _ en toute recherche méthodique un tant soit peu sérieuse _, je me demandai ensuite _ poursuit Florent Brayard en cette (germinale) page 10 de son « Introduction » _ si le résultat de mon enquête  _ stupéfiant au départ à propos d’un si haut responsable que Goebbels dans la machine étatique nazie, et amené à recevoir si souvent les confidences d’Adolf Hitler lui-même, en son privé… _ qui allait à l’encontre de l’historiographie concernant la diffusion des informations sur le génocide en Allemagne,

constituait une exception, explicable de bien des façons,

ou bien, si, au contraire, il ne rendait pas urgent un réexamen _ systématique : à la façon d’Albert Einstein face à la Physique générale de Newton, au vu de l’anomalie représentée par les résultats, incontournables, de l’expérience de Michelson et Morley, si l’on veut… _ de la question.

Depuis les procès de Nuremberg, en effet, on a pris l’habitude de supposer que les plus hautes instances du régime avaient rapidement été informées du meurtre planifié des Juifs. Les administrations compétentes, policières ou civiles, avaient, présumait-on, participé en toute connaissance de cause à la mise en œuvre de cette politique criminelle qui demeurait cependant cachée à la population.

Pour être largement admis _ et depuis longtemps _, ces schémas d’analyse hérités d’une tradition judiciaire _ en effet _ montraient peut-être leurs limites, dans la mesure où, incapables de l’intégrer harmonieusement, ils ne pouvaient que disqualifier l’expérience de Goebbels en la posant comme une exception.

Le présent livre se veut _ en conséquence de quoi ! _ le réexamen de ces catégories d’analyse,

et partant une histoire de ce phénomène à part entière qu’a été le secret _ et même le « complot » (d’État) ! _ entourant la « solution finale de la question juive » _ peut déduire de cela Florent Brayard, page 11 de sa très éclairante « Introduction » !!!  

Je reviens maintenant à la suite de l’organisation du livre de Florent Brayard.

Les chapitres IV, « Le concept d' »extermination » dans la sphère publique«  (pages 157 à 182) et V, « Comprendre l' »extermination du Juif«  (pages 183 à 225) éclairent la très cruciale polysémie du mot « extermination » dans la perspective des Nazis _ Hitler appliquant d’abord, et  en très grande proportion !, le terme à la menace subie par les Allemands ! _  ;

les chapitres VI, « Le silence qui suivit Wannsee«  (pages 231 à 260) et VII, « Une relecture de Wannsee«  (pages 261 à 294) permettent à Florent Brayard de préciser point par point sa position sur ce qui fut décidé ou pas à cette conférence, par rapport aux thèses de ses confrères ;

et enfin les chapitres IX, « La « solution finale » comme complot«  (pages 365 à 398) et X, « Une preuve du complot par son dévoilement«  (pages 399 à 421) font le point sur les attitudes et les actes, par rapport aux discours et aux silences des acteurs de l’Histoire, quant à la mise en œuvre accélérée et tenue le plus possible secrète du meurtre généralisé des Juifs, de mai 1942 à octobre 1943 (et les deux discours de Himmler à Posen), pour le chapitre IX ; et sur l’évolution de la position des dirigeants nazis, eu égard à ce qui devenait un secret de moins en moins restreint et gardé, d’octobre 1943 à la chute du régime, en avril-mai 1945 ; du déni à la revendication eschatologique même…

Quant à l’Épilogue, titré « « Exterminer », futur du passé«  (pages 423 à 451),

il revient sur les perspectives eschatologiques des uns et les autres, et notamment Goebbels, Himmler et Hitler, au tout premier chef,

en débutant par une analyse détaillée du film de propagande commandé très probablement par Goebbels, et à destination de la postérité, et tourné au ghetto de Varsovie du 30 avril 1942, jusqu’au 2 juin :

« C’est bien cela qu’il _ Goebbels _ voulait fixer pour la postérité : le sort des Juifs allemands dans les ghettos de l’Est, en route pour une transplantation future : « (Hitler) veut absolument repousser les Juifs hors d’Europe. C’est bien ainsi. Les Juifs ont infligé tant de souffrance à notre continent que la peine la plus dure que l’on peut leur infliger est toujours et encore trop douce », notait Goebbels dans son Journal, indique Florent Brayard page 426.

Qui précise encore, page 428 : « Ce que le film donnait à voir, c’était donc des Juifs allemands décivilisés, retournés à l’état d’Ostjuden et _ devenant, au fur et à mesure du déroulé de cette scénarisation, peu à peu _ indiscernables dans le magma grouillant des ghettos« …

Et Florent Brayard de le commenter ainsi, page 429, puis pages 433-434 :

« Pour moi, parce que je sais, ces images sont simplement insoutenables. Nous sommes en mai 1942, je l’ai dit. La visite de Himmler à Lublin, le 18 juillet, marquera le lancement de l’évacuation de la population juive de Varsovie. Deux mois plus tard, 80 % des Juifs du ghetto auront été assassinés à Treblinka. Quatre sur cinq, parmi tous ceux que la caméra a fixés. La petite fille serrant son ours en peluche et la grand-mère qui tricotait. Peut-être les deux hommes qui avaient présenté leur prétendu laissez-passer. Ceux-là ou d’autres, des centaines de milliers d’autres. Titre du rapport final du liquidateur du ghetto, le SS-Brigadeführer Jürgen Stroop : « Il n’y a plus de zone de résidence juive à Varsovie ! » « …

« Tout est faux. On a mis en scène, on a multiplié les prises, on a choisi les angles et travaillé les lumières, sélectionné les figurants. (…) Tout est faux, passé au moulinet de la caricature ou de l’invention antisémite.

Mais tout est vrai. Le film est conçu comme un documentaire scénarisé et non pas comme une fiction. Ce qu’on voit à l’écran _ et cela est fondamental _ c’est la manière dont Goebbels, sincèrement, envisageait le futur des Juifs allemands déportés à l’Est, leur « extermination » _ à long terme (seulement…). Le ministre de la Propagande n’avait pas commandé ce film pour cacher le meurtre systématique des Juifs pour la bonne et simple raison qu’il n’en avait pas alors connaissance. (…)

Goebbels ne savait pas et se réjouissait sans savoir : « Je m’efforce en permanence d’envoyer le plus de Juifs possible vers l’Est ; s’ils sont en dehors du territoire du Reich, alors ils ne peuvent pas nous nuire au moins pour le moment«  _ notait Goebbels dans son Journal le 29 mai 1942.

Le secret, c’est ce qui avait permis au ministre de la Propagande  de croire commander un documentaire, alors que la « réalité » qu’il mettrait en scène était d’ores et déjà devenue une fiction« …


Et Florent Brayard de méditer, toujours pages 434-435 :

« On ignore si Goebbels avait repensé à son film, quatorze mois plus tard, en octobre 1943, quand Himmler annonça à Posen que la « solution finale » avait été un meurtre et que ce meurtre était achevé. Une fois _ mais très vite _ la surprise passée, il aurait pu se dire avec ironie que son documentaire pouvait toujours servir : toujours pour expliquer la disparition des Juifs _ au moins du territoire du Reich allemand; et déjà de Berlin, dont il était le Gauleiter _, mais en cachant cette fois volontairement au peuple allemand vainqueur cet acte monstrueusement transgressif _ voilà ! _ qu’avait été le meurtre des Juifs. Conçu comme un documentaire, ce film aurait pu être utilisé en tant que fiction prenant la forme du documentaire. Cet usage potentiel, lui aussi, était rendu possible par le secret : Himmler avait dévoilé _ à des membres choisis des sphères dirigeantes _ le contenu criminel de la « solution finale » à la seule élite, en lui ordonnant de n’en plus jamais parler.

C’est parce que cette politique était secrète que, dans l’Europe nazie des années 1960 ou 1980, les spectateurs du film auraient pu recevoir comme un documentaire la fiction que Goebbels avait, à son insu, fait réaliser. La victoire du Reich aurait empêché au mot « extermination » de prendre le sens que nous lui connaissons _ en un autre contexte que celui envisagé par les Nazis… _ et qui rend si compliquée _ encore : du moins jusqu’ici… : faute de ce décentrage vis-à-vis des représentations du présent que doit permettre, justement, le travail des historiens ! _ notre compréhension de ce passé. Mais le Reich heureusement fut défait« …


Le reste de l' »Épilogue » est consacré aux perspectives eschatologiques des dirigeants du régime nazi, Himmler et Hitler ; en 1944 et 45 surtout,

à l’approche de leur fin…

Auschwitz, enquête sur un complot nazi, de Florent Brayard, aux Éditions du Seuil

est un livre important,

qui marque probablement une avancée

dans le déchiffrement de l’histoire de la « solution finale« 

et de ses modalités pratiques cyniquement diversement mensongères…

Nul doute que ce travail

et le détail même de ce qu’il déduit, au cas par cas, comme ignorance ou mensonge,

va susciter de nouvelles fécondes réponses…

Titus Curiosus, ce 22 février 2012

 

 

 

le métier d’historien versus les instrumentalisations des récits : l’apport de Georges Bensoussan présentant lumineusement le « Dictionnaire de la Shoah »

10nov

Lumineuse conférence hier soir dans les salons Albert-Mollat de Georges Bensoussan

_ le podcast offrant à percevoir les moindres si éclairantes, aussi, variations de son ton, de sa voix… : la conférence est très remarquable ! et avec elle, la légitimation de ce « Dictionnaire«  ainsi « présenté«  _

venu « présenter » le « Dictionnaire de la Shoah« , dans la collection « à présent » aux Éditions Larousse (et paru au mois d’avril 2009), qu’ont « dirigé » les historiens Georges Bensoussan lui-même (responsable éditorial du Mémorial de la Shoah

_ cf par exemple son admirable « Un nom impérissable _ Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe, (1933-2007)« , paru le 10 janvier 2008 : un livre indispensable pour comprendre l’Histoire d’Israël !.. _ ),

Jean-Marc Dreyfus (spécialiste de l’aryanisation des biens juifs), Édouard Husson (spécialiste de l’Allemagne nazie) et Joël Kotek (spécialiste d’histoire contemporaine), avec les contributions de 74 auteurs en tout (historiens pour la plupart, mais pas seulement ; parmi lesquels je relève les noms de Myriam Anissimov, Annette Becker, Boris Cyrulnik, Patrick Desbois, Antoine Garapon, Francine Kaufman, Jacques Sémelin, Pierre-André Taguieff, Yves Ternon, Tzvetan Todorov et Michel Zaoui…)…

L’honneur et la nécessité _ pédagogique au sens le plus large ! _ d’un tel « Dictionnaire » est de faire l’état « historien« 

_ présent : la collection de la librairie Larousse s’intitule, précisément, « à présent » !.. _

de la question des « faits« , eu égard au dernier état _ à ce jour de 2009 _ des recherches en cours _ elles continuent, bien sûr ! _ des Historiens, donc, et travaillant de par le monde ; pas rien que dans l »univers » franco-français :

ainsi Georges Bensoussan remarque-t-il que longtemps, en France, l’enquête historienne elle-même a « négligé » de prendre pour « objet » l’extermination des Juifs d’Europe, focalisée qu’elle était d’abord sur la « question » franco-française _ demeurée brûlante ! « un passé qui ne passe pas » !.. _ de Vichy, de la collaboration et de la résistance ;

ainsi Georges Bensoussan note-t-il qu’en 1970 un important colloque sur la période de la guerre en France (1939-1945), tenu sous la houlette du très sérieux René Rémond _ l’auteur de l’important « Les Droites en France« , paru en 1954 (aux Éditions Aubier) _ faisait l’impasse, alors, sur le sort des Juifs ; il a fallu attendre la parution en France du livre de Robert Paxton « La France de Vichy (1940-1944)« , traduit de « Vichy France : Old Guard and New Order« , paru aux États-Unis en 1972, pour qu’enfin la recherche historiographique française se tourne vers cet « objet » de recherche… cf aussi la parution en France du livre de Michaël Marrus et Robert Paxton « Vichy et les Juifs« , en 1981 (aux Éditions Calmann-Lévy)…


Et cela, face au rouleau compresseur médiatique _ si redoutablement performant, lui… _ de la presse, d’Internet, des représentations communes qui courent les rues ; bref des « pouvoirs » et « idéologies » de tous ordres ; ainsi que de leurs manipulations et instrumentalisations diverses, qu’a détaillées aussi très judicieusement Georges Bensoussan,

à commencer par la _ « bien-pensante » et si contente de soi… _ « moraline » : il n’existe hélas pas qu’un seul négationnisme ; le plus répandu _ et débordant des « meilleures intentions«  _, s’ignorant… :

les voici :

_ l’instrumentalisation israëlienne (de type « la forteresse assiégée« , à la Massada, qui donne le « syndrome Begin« , dit Georges Bensoussan…) ;

_ l’instrumentalisation des Juifs fils de déportés (car on n’est pas « déporté » de père en fils ; cela ne donne aucun droit à une parole « politique » sur la « Shoah » elle-même…) ;

_ la généralisation indue (et catastrophique par les confusions qu’elle engendre) du concept de « génocide » ;

_ la « nazification » de l’adversaire (et le déferlement des amalgames !) ;

_ et, encore, la délégitimation de l’État d’Israël « au nom » de la Shoah même (l’État d’Israël étant né, est-il affirmé et répété, de la Shoah…) ; les idées reçues demeurant beaucoup plus fortes que toutes les idées rationnelles ;

cf le « Un nom impérissable _ Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe, (1933-2007) » de Georges Bensoussan, que j’ai déjà cité…

Georges Bensoussan montre ainsi, on ne peut plus lumineusement, la fonction préciosissime d’un tel « dictionnaire d’historiens » : divers et « débattant » entre eux (parfois longuement !) des articles : ainsi l’entrée »Pie XII« , d’Édouard Husson, le second en longueur de ce dictionnaire (pages 399 à 404), après l’entrée « Auschwitz » (pages 109 à 116) ; dépassant même l’entrée « Shoah » (pages 495 à 499), a-t-il fait l’objet, nous dit Georges Bensoussan, de quatre rédactions successives, sous les discussions, même âpres parfois, entre les quatre « directeurs » de l’ouvrage ; mais bien des articles ont-ils été ainsi « affinés » et réécrits par les auteurs à la suite d’échanges avec l’équipe éditoriale…


Et le chantier (de la recherche historienne), bien sûr, demeure grand ouvert _ notamment, mais pas seulement non plus _ en fonction des variations de disponibilité (avec des « ouvertures » à éclipses…) des archives des différents États : notamment, la Russie, la Biélorussie, l’Ukraine, les États baltes ; et le Vatican…

Un outil d’information et de travail basique que ce « Dictionnaire de la Shoah » pour le plus large public

désireux d’une information historique

tant soit peu sérieuse…


Titus Curiosus, ce 10 novembre 2009

Chant d’action de grâce – hymne à la vie ; mais de « dedans la nasse »…

19sept

Sur le « Journal » d’Hélène Berr, aux Editions Tallandier ;

et sa présentation par Mariette Job et Karen Taieb dans les salons Albert Mollat mercredi dernier 17 septembre à 18 heures : l’enregistrement est disponible (podcast).

Voici le petit texte de présentation en avant-propos du podcast :

Rendez-Vous : Mercredi 17 Septembre à 18 H 00 : Rencontre autour du journal d’Hélène Berr
Journal, 1942-1944

Rencontre autour du journal d'Hélène BerrEn partenariat avec le Centre Yavné

« En présence de Mariette Job, nièce d’Hélène Berr et de Karen Taieb, responsable des archives au Mémorial de la Shoah de Paris.

Agrégative d’anglais, Hélène Berr a vingt-et-un ans lorsqu’elle commence à écrire son journal. L’année 1942 et les lois anti-juives de Vichy vont faire petit à petit basculer sa vie. Elle mourra en 1945 à Bergen-Belsen quelques jours avant la libération du camp.

Soixante ans durant, ce manuscrit n’a existé que comme un douloureux trésor familial. Un jour de 2002, Mariette Job, la nièce d’Hélène, décide de confier ce document exceptionnel au Mémorial de la Shoah. » Fin de citation.

Le « Journal » d’Hélène Berr est à la fois

un document de témoignage poignant sur la condition de Juif pris dans la nasse de la monstrueuse entreprise génocidaire, par l’Europe entière, nazie _ un « témoignage » urgent, brûlant et nécessaire, parmi un certain nombre d’autres, identiquement urgents, brûlants et absolument nécessaires, de la part de leurs auteurs physiquement menacés et en sursis (et qui pour beaucoup ne survivront pas à cette « entreprise » systématique), qui nous sont, tant bien que mal, parvenus, et ont été, longtemps après leur écriture parfois extrêmement difficile, in fine publiés (par quelque éditeur), pour pouvoir être proposés à la lecture des lecteurs de maintenant, plus de soixante ans après, aujourd’hui, en 2008 _ ;

et une œuvre on ne peut plus singulière (et irremplaçable par là) d’une rare beauté d’écriture _ littéraire, si l’on veut ; mais le terme est ridicule, car il s’agit alors, en ce « journal », au quotidien, de dire et surtout de partager (en l’occurrence ces pages, griffonnées presque sans ratures au crayon à papier ou au stylo sur des feuillets séparé, sont destinées à son fiancé _ Jean Moravieski, qui avait « l’air« , dit Hélène Berr, « d’un prince slave » _, quand il n’est pas présent à ses côtés, en ces années « d’occupation » et de très lourdes menaces de « déportation » :

à une question d’un auditeur à propos du mot « déporté« ,

Mariette Job indique que l’usage de ces termes par sa tante Hélène Berr provient surtout de sa familiarité de lectrice avec l’œuvre de Tolstoï… ;

et que, d’autre part, les activités d’entr’aide aux enfants en danger,

ainsi que la position sociale et professionnelle de sa famille, son père, Raymond Berr, dirige _ il en est vice-président-directeur général _ une grande entreprise française, Kuhlmann,

placent Hélène Berr en position d’en savoir « pas mal »,

en tout cas « un peu plus » que bien d’autres,

sur ce qui se trame et se passe en matière de « déportation« , en effet,

sinon d' »extermination »…

Son père effectuant ainsi un premier « séjour » à Drancy,

avant d’être autorisé à revenir _ travailler même _ à son domicile (exclusivement !..) ;

avant d’être définitivement, cette fois, « pris »,

lui, son père (Raymond), elle, sa mère (Antoinette) et, elle-même, Hélène ;

et « expédiés » vers « les camps«  (d’extermination ou de travail) de l’Est, de Galicie ;

et, de là, vers « les nuages« …

il s’agit, donc,

pour Hélène en ces années 40,

surtout, de partager _ avec son fiancé, Jean _ son expérience :

et de la grâce de vivre ;

et des inquiétudes de ce qui menace gravement _ le mot est faible _ la vie (/survie) de ces humains…

Les remarques un peu naïves de certains auditeurs présents à la conférence

sur la « malchance » _ d’Hélène _ de n’avoir pas « réchappé »,

ou sur la « passivité » _ le mot n’a cependant pas été prononcé _ de ne pas avoir « fui »,

demeurant assez étonnantes,

face à la machine de destruction systématique (par tous les territoires de l’Europe occupée) nazie,

et les hasards

entre ceux qui furent « pris » et broyés ;

et ceux qui « passèrent entre les mailles du filet » nazi ;

et entre les griffes…

_ on peut citer la proportion de « Juifs » de nationalité française qui purent « en réchapper » ;

mais rien ne fut dit _ il est difficile d’être exhaustif _  sur les juifs étrangers ou apatrides qui avaient fui « par » la France :

je citerai ici l’exemple du bouleversant (et indispensable) témoignage de Saul Friedländer sur l’histoire (interrompue à Saint Gingolph, à la frontière franco-suisse du Léman , entre Haute-Savoie et Valais) ;

sur l’histoire interrompue de ses parents,

dans « Quand vient le souvenir« , disponible en Points-Seuil…

Ou le livre _ sur les efforts de ceux qui aidèrent à fuir _ d’un Varian Fry : « « Livrer sur demande… » Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941)« , aux Éditions Agone.

Et, pour Bordeaux, sur l’admirable action,

à l’heure encore bien trop mal connue des heures bousculées et affolantes _ en un Bordeaux devenu soudain « surpeuplé » _ de l’irreprésentable (pour nous, aujourd’hui) débâcle en juin 1940,

du consul (délivrant des visas en dépit des ordres stricts, très impératifs, puis comminatoires de son gouvernement) Aristides de Sousa Mendes : de José-Alain Fralon, « Aristides de Sousa Mendes, Le juste de Bordeaux« , aux Éditions Mollat, en 1998.

Sur ces journées de juin 1940 à Bordeaux,

un témoignage très précieux, celui de Zoltán Szabo dans « L’Effondrement _ Journal de Paris à Nice (10 mai 1940-23 août) » : les pages concernant les journées _ un dimanche (le 17 : il arrive à Bordeaux « vers midi« ) et un lundi (le 18 juin 1940 : le train de « dix-neuf heures quarante-cinq » pour Marseille « part à l’heure. Avec une précision à la minute près« ) _ ; les pages concernant les journées bordelaises de Zoltan Szabó se trouvent aux pages 179 à 195 de cet « Effondrement« , traduit par Agnès Járfás et publié aux Éditions Exils, en novembre 2002…

Fin de l’incise ; retour au « Journal » d’Hélène Berr.

Qu’on écoute, sur ce point

_ de la « fuite » : de ce que firent (ou ne firent pas) les Berr entre 1940 et 1944 _,

le détail du témoignage _ podcasté _ de Mariette Job : les Berr étaient des citoyens français depuis qu’existent des états-civils en France, et assumaient, tant leur « citoyenneté » française, que les plus élémentaires « devoirs » de la personne _ ;

et qu’on écoute aussi, lues par Mariette Job, les pages d’Hélène Berr sur les diverses façons d’assumer, ou pas, les commandements de la foi, la catholicité (et le « pharisaïsme » : le mot ne fut ni écrit par Hélène Berr, ni prononcé par Mariette Job ; c’est moi, concitoyen _ bordelais _ de l’auteur de « La Pharisienne » qui me l’autorise ici…).

Et ce à l’heure de « mesures » anti-roms en Italie berlusconienne, aujourd’hui, en dépit des législations européennes (la Roumanie, d’où viennent  certains de ces « roms », faisant bien partie, désormais, de la Communauté européenne) ;

ou de certaines « chasses » aux immigrés « sans papiers »

qui n’émeuvent guère la bonne conscience des détenteurs de papiers, assurés, eux _ pour le moment, du moins _, de leur « normalité » (il est vrai « tranquille » : hors fichiers Edvige, et autres ; du moins ne le supposent-ils pas)…

Pour prolonger la lecture de ce très, très beau « Journal » d’Hélène Berr, entamé à la lecture par Mariette Job par une merveilleuse citation,

par Hélène Berr à l’ouverture même du premier feuillet de son « Journal« ,

de Paul Valéry :

« Au réveil, si douce la lumière ; si beau, ce bleu vivant« ,

je voudrais indiquer quelques lectures.

D’abord, tout Paul Valéry (1871 – 1945) _ en Pléiade _,

en commençant par sa poésie si belle

(de la hauteur _ en beauté _, pour moi, de celles de François Villon et de Joachim du Bellay !) :

qu’on commence par « Charmes« , par exemple ; et « La Jeune Parque » ; ou les « Fragments du Narcisse« ,

pour l’éblouissement _ auroral ! pour lui, comme pour Hélène… _ de sa sensualité face au monde (et aux autres) ;

puis, qu’on jette un œil sur la grande biographie de « Paul Valéry » que vient de proposer, aux Éditions Fayard, Michel Jarrety.

Puisse Paul Valéry « sortir » enfin de son « purgatoire » des Lettres…

Puis,

qu’on découvre « Canticó« , de Jorge Guillén (1893 – 1984) : une merveille d’émerveillement  _ partagé : auteur et lecteurs ! Des 75 poèmes de l’édition première en 1923, l’édition définitive _ à Buenos Aires, en 1950 _, est passée à 334… Un éblouissement rare… Qu’on le recherche, en français _ la traduction en français en 1977, aux Éditions Gallimard, est de Claude Esteban… _, ou en castillan !

Enfin, quant aux témoignages sur de tels « chants d’action de grâce » (ou « hymnes à la vie »), en situation terrible, qui plus est, de « pris dans la nasse »

d’une telle impensable _ et si peu envisageable _ pareille universelle (et systématique) extermination,

tel que cet « hymne à la vie » d’Hélène Berr,

on pourra _ et doit _ lire,

outre le « Qu’est-ce qu’un génocide ? » par l’inventeur du mot _ pas de la chose !!! il a bien fallu « la » penser sur le tas !!! d’autres avaient « conçu » une « solution finale » !.. _ Rafaël Lemkin,

tout récemment traduit et publié en français _ aux Éditions du Rocher, en janvier 2008 _,

et le « Purifier et détruire _ usages politiques des massacres et génocides » de Jacques Sémelin _ aux Éditions du Seuil, en 2005 _,


on doit lire l’indispensable et sublimissime tout à la fois

« L’Allemagne nazie et les Juifs » de Saul Friedländer, en deux tomes : « Les Années de persécution (1933-1939) » et « les Années d’extermination (1939-1945)«  ;

à propos duquel j’ajouterai ce petit échange de mails avec Georges Bensoussan (Rédacteur en chef de la Revue d’histoire de la Shoah et responsable des co-éditions, au Mémorial de la Shoah, à Paris),

que je me permets ici de retranscrire :

De :   Titus Curiosus

Objet : Pouvoir lire en français les diaristes que cite Saul Friedländer
Date : 23 avril 2008 16:08:47 HAEC
À :   Georges Bensoussan

Cher Georges Bensoussan,

J’achève à l’instant la lecture des « Années d’extermination (1939-1945)« , le second volume de la synthèse de Saul Friedländer sur « L’Allemagne nazie et les Juifs« .
Avec une émotion bouleversée et une immense gratitude, ainsi qu’une profonde admiration, pour l’immensité du travail accompli, sa force de vérité, la précision en même temps que l’étendue des analyses et le questionnement qui continue de nous hanter…

J’admire surtout la polychoralité de ces voix que Saul Friedländer nous aide à continuer d’entendre et écouter, celles de ces diaristes qui ont désiré si fort que leurs témoignages leur survivent… Et dont, au fil des jours _ et jusqu’à leur interruption ! _ Saul Friedländer nous livre des extraits de la teneur… C’est tout simplement irremplaçable…

J’en ai lu quelques uns : Anne Frank, il y a longtemps, en mon adolescence ; puis Etty Hillesum et Victor Klemperer
_ pour l’œuvre de ce dernier, je disais aux responsables du rayon « Histoire » de la librairie Mollat qu’il s’agissait d’un des grands livres du XXème siècle ; et qu’il faudrait aider à vraiment le diffuser _ en librairie, d’abord ; mais notamment aussi dans tous les centres de documentation des lycées et collèges…

J’en découvre, avec Friedländer, bien d’autres, de ces diaristes, et (hélas ! leur écriture n’eut rien d’une coquetterie !) magnifiques _ je me souviens, immédiatement, par exemple de l’écriture « intense » de Chaïm Kaplan ; mais il y en bien d’autres, y compris de certains demeurés anonymes, aussi puissants (que Kaplan) en la force de vérité de ce dont ils témoignent ; et par leur style.

Le style est ici aussi, en effet, capital : il est, jusqu’au bout, et c’est en cela que c’est magnifique, « l’homme même« , pour continuer Buffon, en une humanité qui leur était, avec leur vie, déniée !

Le travail analytique, et avec recul, d’historien ne peut pas, à lui seul, suffire, s’il n’est aussi porté par un souffle _ vous le savez mieux encore que moi… Et je ne suis pas sorti tout à fait indemne de la lecture _ sur un autre plan _ de votre « Un nom impérissable _ Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d’Europe » : merci profondément à l’historien que vous savez être !

Je me suis amusé, sur un terrain (d’écriture) légèrement différent _ n’étant pas un historien _, à « écrire » _ dans l’idée, sans doute, d’ aider à un peu le faire connaître à qui voudrait bien me lire, à qui aspirerait à pénétrer un peu dans le monde de l’auteur majeur qu’il est à mes yeux ! _sur l’œuvre traduit jusqu’ici (c’était en 2006) en français d’Imre Kertész (à part le magnifique « Dossier K.« , lu dès sa publication en français cette année 2008). Outre, une présentation un peu rapide de chaque opus de Kertész, j’ai rédigé une « lecture » de « Liquidation » plus longue au final que le texte original : mais celui-ci est si riche et si fort ; et de lecture assez complexe : davantage, par exemple, que le déjà magnifique « Chercheur de traces« , et pourtant déjà requérant des efforts de lecture (de la part de celui que Montaigne nomme « l’indiligent lecteur« , sans doute…).

Cela pour dire combien je suis sensible à la question du style _ « Dossier K. » faisant excellemment le point là-dessus ! _ pour ce qui concerne la capacité de se faire « écouter » du témoignage.

Il est vrai que je suis particulièrement sensible à la difficulté de bien (ou d’assez) se faire comprendre, et de vraiment enseigner _ dans mon cas, enseigner à philosopher est quasi une gageure (cf Kant : « On n’enseigne pas la philosophie, on enseigne à philosopher » ; et Montaigne : « Instruire, c’est former le jugement« ) ; que faire contre la bêtise ? contre les croyances les plus absurdes ? C’était aussi, déjà, la question de Socrate (puis celle, autrement, de Platon). Ce fut celle de Montaigne. Et celle de Spinoza (les variations entre le style more geometrico et les scolies ; etc… Ne croyez pas que cela tarisse mon enthousiasme d’enseignant, mais je reste lucide _ osant espérer que certains des petits grains semés finiront par germer, par rencontrer le terreau (et une pluie) un peu plus favorable(s) qui les aidera en quelque temps à se mettre à fleurir…

Bref, j’en viens à ma requête :

pourrait-on offrir au lecteurs francophones des traductions de certains de ces « Journaux » de temps de détresse ?

En prolongeant, en quelque sorte, ce que vous avez commencé à faire, pour le témoignage _ particulièrement puissant, il faut dire !!! _ de Zalmen Gradowski, avec votre « Des voix sous la cendre« , pour les manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau…

Il faudrait que je repasse en revue ces diaristes que donne à lire Saul Friedländer :

j’ai relevé, en les lisant, outre le nom de Chaïm Kaplan (à Varsovie : « Chronique d’une agonie _ Journal du Ghetto de Varsovie« , paru aux Éditions Calmann-Lévy) , celui de Philip Mechanicus (à Amsterdam), de Moshe Flinker (à Bruxelles), de Gonda Redlich (à Prague, ou Terezin), d’Elisheva – Elsa Binder (à Stanislawow) ; de David Rubinowicz (à Kielce), et de bien d’autres, il faudrait que je me replonge plus attentivement dans le livre de Friedländer…

Pardon d’être trop bavard.

Une autre fois, j’aurais à vous soumettre (pour élucidation d’interprétation) une « lecture » _ en mon essai sur « la rencontre » _ des discours de Himmler à Poznan les 4 et 6 octobre 1943.
Je m’étais posé des questions à leur propos ; mais le travail de Friedländer m’a aidé à avancer un peu dans leur « compréhension », tant à propos de Himmler que du contexte d’octobre 43…

Et même à vous proposer de revenir à Bordeaux pour une autre conférence (pour la Société de Philosophie, cette fois) ;
mais ne voulant pas tout mélanger, je vous en reparlerai beaucoup plus précisément une autre fois…

Bien à vous,

Titus Curiosus

Avec la réponse de Georges Bensoussan :

De : Georges Bensoussan

Objet : RE: Pouvoir lire en français les diaristes que cite Saul Friedländer
Date : 25 avril 2008 13:02:18 HAEC
À :  Titus Curiosus

Cher Titus Curiosus,


Merci pour votre message. J’ai pris beaucoup de plaisir à le lire.
C’est aussi en lisant le second volume de Friedländer que je me suis fait la même réflexion. Peut-être pourrait-on republier certains de ces Journaux. En l’occurrence, ici, il y a une chance que nous reprenions d’ici un an le « Journal » de Haïm Kaplan.

Peut être à bientôt à Bordeaux

Bien cordialement

Georges Bensoussan


Voilà.

Le livre _ immense ! _ de Saul Friedländer

et le « Journal«  _ depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir, dès 1933 _ de Victor Klemperer

sont deux livres majeurs

pour un peu mieux faire la lumière

sur les atrocités tellement invraisemblables à se représenter, encore aujourd’hui, du siècle passé _ le XXième _ ;

..

et sur ce qui continue, aussi _ toujours encore _ de nous pendre collectivement ou individuellement au nez,

sans que nous continuions _ toujours encore _ de bien en prendre la mesure : en Europe même ; à Rome comme à Paris, sans aller jusqu’en Roumanie ou au Kosovo, en Géorgie ou en Ukraine, etc…

Des nasses ne sont-elles peut-être pas déjà, ici ou là, en gestation ?..

Des témoignages, et une telle beauté, tels que ceux du « Journal » d’Hélène Berr

sont aussi un travail d’édition et de diffusion

indispensables.

A nous de les lire vraiment.

« Il n’y a de joie pour moi que celle que je puis partager« ,

a écrit la rayonnante

_ et amoureuse des matins :

« Aurore, aurore, aurore » sont les derniers mots de ces feuillets précieusement mis à l’abri en une enveloppe par elle _

Hélène Berr…

Titus Curiosus, ce 19 septembre 2008

lacunes dans l’Histoire

17juil

A propos de la chronique inaugurale de ce blog « En cherchant bien… » :
« Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation) »
,

c’est l’expression (de Jean-Marie Borzeix lui-même) de « la demande des descendants »
_ ce matin même lors d’un échange de mails _ qui m’a fait « cheminer » jusqu’à, peut-être in extremis, ce terme-clé, paradoxal, et « forant » profond _ jusqu’au « cauchemar » même _ et sans doute essentiel ici _ jusqu’à le décider à « publier » cette modeste « recherche » d' »histoire locale » (du canton de Bugeat),
de « lacune«  (ou, si l’on préfère, « blanc« ) de l' »Histoire« .

C’est donc ce titre d’ « Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation)« ,

que je voudrais, si l’on veut bien, expliciter un peu ici, en une sorte de « décantation » de ma lecture initiale de « Jeudi saint« 

_ avant de me confronter à ce titre même de « Jeudi saint« , choisi Jean-Marie Borzeix pour son « récit ».

Allons-y !

Ce que Jean-Marie Borzeix a pu nommer « la demande des descendants« 
intervient
_ ou plutôt est intervenu(e) _,
pour lui, en son « enquête » même, effective, « de terrain », veux-je dire, débutée à « l’automne 2001 » (page 36),
comme une surprise, ou « découverte », relativement tardive, ainsi que rétrospective,

mais puissante, ô combien, venant
_ ou plutôt venue _
en quelque sorte de (ou à ) l’extérieur de sa propre démarche,
d’abord le surprendre, donc, lui ; puis, et surtout,
la renforcer, elle (cette « enquête » même),
et, plus encore, venir la justifier vraiment

et profondément, et même considérablement.

Même si lui-même,
en tant qu’auteur-narrateur de sa propre démarche, en son récit,

demeure on ne peut plus discret et pudique à propos de cette « découverte » qui lui est ainsi advenue _ et même « tombé dessus » _,
en cette « rencontre » imprévue _ et bientôt on ne peut plus effective _ des « descendants » des « victimes » de ce « Jeudi saint« ,
sous l’aspect de ce que, en amont de toute cette « histoire », il nomme rapidement, et seulement sous la forme d’un titre de chapitre, le huitième, à la page 137, « la Pâque juive« ,
mais sans s’y appesantir,
ni y philosopher.

Quand, à l’origine, en effet, il ne s’agissait, pour l' »enquêteur »
_ sans être question, alors, de s’en faire « aussi » le narrateur-auteur _,
que de « faire » un peu
_ un peu plus, un peu mieux _
« le point » sur ses propres rapports à son « pays« , à « son enfance »
_ soit à sa « 
filiation«  _,
au « terreau »
_ la géographie (de cette « Haute-Corrèze« ), mais aussi l' »Histoire« , venue la travailler en quelque corps, au « terrain », au « terreau », cette « géographie »_ ;
« faire le point » sur ses rapports au « paysage« , donc,
qui en quelque sorte l' »a nourri »,
sans qu’il en ait d’abord, de même que tout un chacun
(tout un chacun d’abord « infans » : ne parlant pas ; ni, donc, ne pensant pas assez bien, non plus : tout cela s’apprenant, et peu à peu, et « à son corps défendant ») ;
sans qu’il en ait d’abord, donc, la plus claire conscience

_ mais qui l’aurait ? nul n’a de science infuse ! il nous faut tous « apprendre », former « à l’épreuve du réel » notre propre « expérience »
_ celle des autres nous demeurant si souvent « inaudible », incomprise _,
former notre jugement _ cf Pic de La Mirandole, Montaigne, Spinoza, ou Kant ! _,
une fois son « parcours d’homme » relativement _ en ce tournant de la soixantaine _ « accompli », et qui, encore, et heureusement (du moins je le suppose) « se poursuit » (!..) :
au tournant
_ méditatif, et comme un premier bilan, approximatif, bien sûr, sur sa propre petite « histoire personnelle » !.. _, au tournant, donc, de la soixantaine :

ce fut là l’occasion, « l’herbe tendre« … _ ajouterait un La Fontaine…
Qui dit exactement,

cet homme merveilleux, en la fable « Les animaux malades de la peste » (« Fables« , Livre VII _ 1) :
« La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et je pense
Quelque diable aussi me poussant
« …

_ ce « diable » qui « se tient », ou « se cache », dit-on, « dans les détails« …

D’autant que dans un entretien a posteriori, Jean-Marie Borzeix confie qu’il est re-venu à Bugeat, cet « automne 2001 » là, s’occuper un peu de son père, souffrant : « Mon père était malade. J’allais le voir deux fois par mois. Ces séjours m’ont donné l’idée de me replonger dans ce qui s’était passé là-bas à la fin de la guerre. » Poursuivant : « Je suis allé interroger des gens, j’ai pris des notes. Cela ressemblait à un journal de travail. Mais il n’était pas question, au début, de le publier« , nous apprend _ ou confirme _ Thomas Wieder dans « Le Monde » du 27 juin…

D’où la modestie profonde _ et initiale tout comme finale _ du propos,

et le relatif mince empressement à rien publier de cela
_ de fait, « Jeudi saint » n’a certes ni l’ampleur, ni l’urgence, du travail-somme (admirable) d’un Saul Friedländer
_ en ses deux volets de « L’Allemagne nazie et les Juifs » : « Les années de persécution » et « Les Années d’extermination » _ aux Editions du Seuil en septembre 1997 et février 2008)
(et à relier à son très beau texte autobiographique, « Quand vient le souvenir » _ aux Editions du Seuil, en 1978 : les dates disent aussi cette « ampleur » et cette « suite« , dans l’œuvre si « important » de Friedländer) ;
ou de l’intense (jusqu’au baroque magnifique !) « apurement des comptes » familiaux, apurement assez sublime, oui, en son intensité et historique et géographique, des « Disparus » de Daniel Mendelsohn (aux Editions du Seuil, en août 2007) : une « grande » aventure aussi,
à l’échelle d’une famille écartelée sur plusieurs continents, cette fois…

Toutes affaires de « filiation » (sacrée), en quelque sorte et à divers degrés, en ces diverses occurrences (et « œuvres » grandes _ au féminin, cette fois). « Jeudi saint« , aussi.

« Les descendants«  des « victimes » de ce « ramassage » du Jeudi saint de 1944 (à Bugeat)
sont peu nombreux, au demeurant
,
ceux, du moins (des « descendants« ), qui s’étaient en quelque sorte déjà « d’eux-mêmes » manifestés,
qui par un voyage sur « la tombe juive » de L’Eglise-aux-Bois, et le dépôt de leur « plaque d’aluminium » (et inscription en hébreu) avec numéros de téléphone (!),
qui par une initiative ou manifestation personnelle (ou officielle) dont Jean-Marie Borzeix a pu prendre connaissance auprès de la mairie de Bugeat : « une longue lettre _ pour commencer, dans la chronologie des « surprises » et « découvertes », _ à l’en-tête de Yad Vashem » (page 5o, puis page 62) ; puis, « début février » 2002, « une lettre du ministère des Anciens Combattants » (page 80) ; puis, encore (page 81), « quelques mois plus tard« , le « petit-fils » d' »une autre disparue« , lequel, qui « a longtemps enseigné dans une université américaine », « retraité depuis peu (…) vient de profiter d’un congrès en Europe pour effectuer en compagnie de sa femme un pèlerinage en Corrèze. A tout hasard, il a laissé à la boulangerie, son adresse, son téléphone, son courriel. A l’attention de toute personne qui se souviendrait de sa grand-mère« . Avec ce commentaire de l’auteur : « Une façon de dire que le passé a encore un avenir. Une nouvelle bouteille à la mer » (toujours page 81). Une métaphore capitale, que nous allons retrouver…

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Y a-t-il des « descendants » (ou survivants) d’autres familles de « victimes » : quid de Jacob Rozent, et des siens ? quid de Joseph Kleinberg, et des siens ? quid des parents d’Anna et Jeanne Izbicka ? et de ceux de Brana et Serge Tencer ? et de ceux de Karola Hoch ?…

L’inquiétude d’une « demande des descendants » n’était donc certes pas « première », originelle, en la démarche d' »enquête » initiale _ pardon de la redondance _ de Jean-Marie Borzeix, re-venant d’abord rendre visite à son père.

Et plus éloignée encore, de lui,
la moindre « commande » ou « mission » que ce soit :
ni, bien sûr, « officielle », « reçue », en quelque sorte,
ni, non plus, « toute personnelle » : même si, rétrospectivement, c’est d’un peu de quelque chose de cet ordre-là
qu’aujourd’hui Jean-Marie Borzeix, non pas « se sent investi » _ oh non, certes ! _, mais qu’il assume, en toute modestie,
puisque l' »initiative » n’eut au départ rien d' »héroïque » _ en dépit du titre de l’article de Thomas Wieder dans « Le Monde » : « Le Héros inconnu » ! _, ni même de « vertueux » de sa part : rien qu’une petite « inquiétude de vérité » _ dirais-je _ (quant à l' »Histoire » du « pays » natal, Bugeat), qui agaçait, sans doute, comme un caillou logé dans la chaussure…
Ce qui n’est pas tout à fait rien, non plus, en ces temps de cynisme de plus en plus « décomplexé », de carriérisme débridé, avec tant de hauts exemples de bassesse _ je veux dire eu égard au « souci de la vérité »…

Rien qu’un vague soupçon, au départ, donc, titillant une curiosité de « natif », si je puis dire,
que le « récit » « officiel », quasi unanimement partagé au « pays«  (à Bugeat, et dans le département _ à dimension presque « familiale », en effet _ de la Corrèze),
était un peu « trop beau » (« héroïsé ») pour être « tout à fait vrai »,
et comportait envers et « contre tout » _ « lacunairement« , en quelque sorte _ « ses ombres » :
au figuré (de l’oubli _ et l’Histoire) comme au propre (de l’assassinat : de personnes vivantes) : l' »enquêteur » qu’a commencé à se faire Jean-Marie Borzeix, va assez vite s’en apercevoir ; et s’y coltiner passionnément (et nous avec !!!).

De ces « ombres » à ces « lacunes« , et à ces « cauchemars« , même _ certaines nuits, fréquentes (pour qui « attend un appel depuis toujours« , est-il glissé page 70, « un appel qui remonte le temps«  : nous avons affaire à un immense texte, mine de rien, en sa sobre modestie ! _, il n’y avait peut-être qu’un pas. Encore fallait-il l’accomplir…

Des pistes, « rencontrées » sans préméditation _ avec une bonne dose de hasard (= à l’improviste) _, se sont ainsi, d’elles mêmes en quelque sorte, proposées, ouvertes, alors à « suivre »

_ encore fallait-il être en posture de pouvoir « les constater », ces éléments de « pistes », avant, s’y avançant, d' »avérer » quoi que ce soit, en « suite » de cela _,

avec tant soit peu de curiosité, de vaillance, de courage (pour, de là, aller re-chercher et obtenir réponses à ses propres « interrogations », au fur et à mesure, en quelque sorte, qu’elles surgissaient de ces « rencontres » du réel, sans soi-même, l’enquêteur-sans-implication-personnelle, se lasser), du côté du chercheur (et de sa « curiosité », basique et générique en l’affaire) ;
ainsi qu’un peu, ou pas mal, de chance, aussi, sur ce qui allait « s’offrir », ou pas _ conjoncturellement _, du côté de ce « réel » lui-même, surtout,

en matière de « documents » (journaux, archives diverses) _ quand on ne les retrouve pas caviardés, tronqués, mutilés _ ;

en matière de « monuments » (telle qu’une « tombe juive » (!), érigée « peu de temps après la fin de la guerre » _ et une inscription, beaucoup plus récente (« 1999« ), en hébreu, avec « deux numéros de téléphone » _, au « vieux cimetière accolé à l’église » de « L’Eglise-aux-Bois« , bien à l’écart de la route nationale de Lacelle en direction de Limoges _ à la page 66) _ qui se dégradent, se délitent, s’effacent presque, tout seuls, oubliés _ ;

ainsi qu’en matière de « témoignages » _ mais en ayant, ici, un petit peu plus de difficulté à lutter contre le temps,
car « ceux que j’interroge ont en général plus de quatre-vingts ans » (page 39),
et « chaque jour des pans de mémoire s’effritent et s’effondrent : j’ai engagé une course de vitesse avec l’une des pires maladies de notre temps, la rongeuse de mémoire qui se répand comme une épidémie » : « la maladie d’Alzheimer« … (page 40).

L' »enquêteur » est ainsi souvent près de « décrocher » : « les détails » de l’Histoire « importent-ils encore ?« , se demande-t-il, page 85. « Je me dis que tout cela n’intéresse décidément plus personne en dehors de moi« _ en tout cas « au pays ».
Ajoutant cependan
t _ sobrement _ tout aussitôt : « Mais je pense aux enfants de Chaïm, à leurs nuits éveillées«  :
car a déjà commencé l' »identification » _ non encore « assez » achevée aujourd’hui même _ 11 juin 2008 _, en ses ramifications ! _ d’une de ces « ombres«  du 6 avril 1944 : la première dont le nom « est apparu » (à l' »enquêteur » qu’est alors devenu Jean-Marie Borzeix), à l’automne 2001 (page 52).

Cette « réflexion » fugace de la page 85 _ sur « les nuits éveillées » des « enfants de Chaïm » _ « forme » sans doute le point nodal décisif

qui a conduit,

et à ce « tour » capital que prit alors ici l' »enquête« ,

et à cette expression de Jean-Marie Borzeix en son mail, qui _ très, très secondairement bien sûr ! en ricochet, en cascade _ m’a marqué, à mon tour, de « la demande des descendants« , telle une reprise de ces « nuits éveillées » (de la page 85) auxquelles « pense » désormais Jean-Marie Borzeix quand il « pense » _ et il y pense _ à ces « descendants« -là ; à leur « demande« , donc…

Nous touchons ici à quelque chose qui a rapport à Antigone et ce qui la « requiert », impérieusement, quant au corps gisant sans sépulture de son frère Polynice à l’extérieur des fossés de la cité.

Quant aux « lacunes » (ou « blancs« )

que je « hisse » jusqu’à la hauteur du titre de mon premier article

_ précédant celui-ci (« lacunes dans l’Histoire« ), avec, en double analogie, (« ombres/ lacunes » ; et « paysage/Histoire« ) _,

ces « ombres » errantes dans le « paysage » de landes sévères du Plateau de Millevaches,

elles devaient « revendiquer » plus ou moins bruyamment, sans doute, et d’abord assez sourdement, en « quelques têtes » _ « s’y intér-essant »),
depuis quelque « coin » perdu (de cette « Haute-Corrèze« , ou d’ailleurs ?!), reléguée(s), ces « lacunes » (ou « blancs« ) que sont ces « ombres« , en quelque « fond » éloigné, déserté, abandonné(e)s de la plupart, et donc en effet passablement « oublié(e)s », en effet, de presque tous (les autres)
_ peut-être en ces tourbières (si belles, en leur « étrangeté » : pour nous qui venons d’une ville, par exemple Bordeaux) à nous y promener l’été : « l’été seulement… » _ « et même rien que juillet », me corrigerait Pierre Bergounioux) ;
ces tourbières où l' »ombre » (qui mesurait un mètre soixante six) a commencé par effectivement travailler « pendant l’hiver 1942-1943 » (page 107), quand, « avec sa femme, ses deux petites filles et son frère Jacob, Jem

_ on saura (presque) le pourquoi de ce nouveau nom (de cette très prochaine « ombre » _ faut-il dire « définitive » ? et « errante » : je pense ici aux belles et énigmatiques « Ombres errantes » de François Couperin… qu’on y prête son écoute…) en suivant le détail des péripéties du récit _

Jem _ donc _ habita d’abord dans le bourg de Pérols, où le train les avait déposés, et où des logements avaient été réquisitionnés à la va-vite. (…) Jem n’avait guère eu le choix : pour nourrir sa famille, il s’est mis à manier la bêche dans les tourbières. (…) On peut cependant penser que, de constitution plutôt frêle, il n’excella pas dans une activité exigeant une solide musculature et l’habitude du travail de plein air » (page 108). Aussi, « sept mois plus tard, en août 1943, (…) il est placé par le commandant du groupe chez le coiffeur du chef-lieu de canton » _ Bugeat.

Fin de l’épisode des tourbières : « le voilà mis à disposition, en tant que « commis coiffeur », au centre du bourg _ à Bugeat _, un habitant presque comme tous les autres » : la nuance _ et sa « délicatesse » _ est à relever (page 108). Ces tourbières accompagnent les méandres complexes (de peu de pente alors) , parmi les ajoncs, de la naissance ruisselante de la Vézère, du côté de Saint-Merd-les-Oussines, et du presque hameau de Millevaches, celui-là même qui donne son nom à « son » très vaste plateau, lui, en extension sur les trois départements du Limousin _ et que j’ai découvert, pour ce qui me concerne, à Pâques et l’été, en compagnie (et dans la voiture, aussi…) de mes amis Isabelle et Jean-Paul Combet (à partir de leur maison de famille), en ce coin superbe et sévère, sinon rude, de « Haute-Corrèze« , où il fait comme qui dirait assez frisquet l’hiver (qui dure).

Insu, ou oublié, de presque tous, donc, et d’abord de moi-même _ avant de me relire pour la cinquante-et-unième fois _,
le terme de « lacune« ,
puisque c’est sur et autour de ce terme que je creuse cette « méditation » ici,
est donc venu me « parler », à mon tour,
solliciter quelque chose de mon attention, comme d’une inquiétude,

revendiquer un peu des « droits » de cette « lacune » (ou « blanc de l’Histoire« , donc) à être « comblé(e) » : comme il l’a fait auprès de Jean-Marie Borzeix, en le « lançant » dans cette enquête à Bugeat, que narre ensuite « Jeudi saint » ;
« lacune » : mot désignant « en négatif » quelque chose de « non (ou peu) identifié » et de « négligé », « oublié », mais dont on conçoit et ressent néanmoins, « quelque part », le « manque » ; le « défaut » ;

et « quelque chose » d’ainsi « mis au ban » de la communauté de paroles (et des pensées, ensemble) de ceux se « pensant », les uns les autres, eux, « entre nous » ;

et lesquels ne souffrent pas (ou pas trop), eux, de ce « manque »,

dont ils ont en quelque sorte « effacé » la trace, égalisant le sol et tout le « paysage » ;

« manque » qu’ils ont « blanchi« , devenu « macula« , « tache aveugle » du regard lisse de leur mémoire _, si jamais ils l’ont seulement « éprouvé » et s’en sont même « rendus compte » ;
des gens « bien du pays », de « chez eux », eux, a contrario, sans conteste ; en connaissant les moindres coins et recoins.

Je lis pages 77 et 78 : »Dans les mémoires, la plupart de ces ombres ne sont plus identifiables depuis longtemps. Comme les réfugiés juifs n’étaient pas des « gens d’ici », rares étaient les gens des bourgs et des villages à connaître leurs patronymes, encore plus rares ceux qui s’en souviennent. Ils étaient de passage, ils étaient nés dans des pays lointains, ils avaient des patronymes évolutifs _ qui plus est ! _, ils portaient _ de toutes façons _ des noms à coucher dehors : Pawlowsky, Klocek, Marcinkowski, Abastado, Izbicki, Feldstein, Zampieri… »

La « revendication »

_ émanant, en quelque sorte, de ce « lacunaire »,

de ce « blanc » qui, disparu, « fait défaut » et se trouve ir-repérable, effacé qu’il est, en étant devenu ainsi invisible ;

de ce « lacunaire » lui-même _ ;

en revanche, quant à elle,

la « revendication », veux-je dire,
émet sans cesse et perpétuellement _ nuits comprises, donc _, comme sans se lasser, ni s’apaiser,

en direction de quelque(s) attention(s) possible(s) _ il reste difficile de préciser si la « demande » n’est que singulière, ou générale, ou universelle :

c’est là « sa partie » (à jouer, pour elle ! « sa partie à elle » !) ;
« attention » de l’ordre du souvenir personnel, bien sûr, et/ou de la « filiation » (= la « descendance« ), d’abord, en une absolue vigilance ;
ou de celui, non personnel, lui, de quelque inquiétude un peu plus générale (et moins « commune ») ; voire universelle, donc,
_ et c’est le cas de l’inquiétude « de vérité » (quant à l' »Histoire » de son « pays » natal) de Jean-Marie Borzeix, en ce « ressourcement » (« filial », l’article du « Monde » étant venu le confirmer s’il en était besoin !) de sa soixantaine, sur ce (et quant à ce) qu’il advint dans le cadre (et le terreau) même(s) de son enfance : corrézienne, en son « pays » de « Haute-Corrèze« , à Bugeat, pendant cette guerre ; et quand les vagues de la grande « Histoire » générale atteignirent, cette fois _ à ce qui apparaitrait bientôt comme un infléchissement lourd du conflit _, jusqu’aux sources assez infréquentées _ sauf les frustes tourbières _ de la Vézère) ;
la « revendication » émanant de ce « blanc lacunaire », donc,
émet sans cesse et perpétuellement _ nuits comprises _ quelque chose qui a sans doute à voir avec comme une plainte sourde et allant jusqu’au cri _ si je puis me permettre de le formuler ainsi.

Peut-être le « cri sans voix » qu’évoque Henri Raczymov (en son livre éponyme, « Un cri sans voix« , paru chez Gallimard, en 1985)…

Comment ne pas penser ici alors
à ces mots
(mais sont-ce vraiment encore des « mots » ? et pas déjà, eux-mêmes, un « cri » ? ou même « un cri sans voix » ?)
de Paul Celan _ reprenant, plus tragiquement, s’il se peut, les mots triestins de Rilke (à Duino) : « Qui, si je criais, entendrait donc mon cri…? » ;
que Claude Mouchard a élus pour le titre de son (très beau et très nécessaire _ le contraire de « superflu », d' »arbitraire », de « vain ») livre,
le livre de Claude Mouchard s’intitulant précisément, quant à lui,
« Qui,
si je criais…?
Oeuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle
 »
(et qui est paru aux Editions Laurence Teper au mois d’avril 2007) ?

De Rilke à Celan, « les cohortes des Anges » se faisant, en ces quelques années, peut-être définitivement, plus « lointaines »…

Et il y a sans doute aussi là, en écho à l' »enquête » et au livre-récit de Jean-Marie Borzeix,
une histoire aussi, encore,
et de ma lecture (de lecteur lambda) de « Jeudi saint« ,
et de l’écriture, encore, de cet article (« Ombres dans le paysage : pays, histoire (et filiation)« , qui en témoigne)
_ de même que dans toute lecture de tout lecteur, mais oui :
le livre est lui aussi une « bouteille à la mer »
_ ou « bouteille à la terre » : comme à Vittel, pour un Yitskhok Katzenelson (cf son « Chant du peuple juif assassiné« , publié par Zulma, en février 2007) ;
_ et même « bouteille aux cendres » : comme à Auschwitz-Birkenau, pour un Zalmen Gradowski (cf « Des voix sous la cendre _ Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau« , publiés par le Mémorial de la Shoah et les éditions Calmann-Lévy, en janvier 2005 ; ou « Au coeur de l’enfer« , aux Editions Kimé, en octobre 2001),
et littéralement : ces « bouteilles-à-la-terre » et ces « bouteilles-aux-cendres » ayant été re-trouvées et décachetées, et leur contenu ayant été lu, puis publié (= offert à lire et à méditer à d’autres…), assez longtemps après, chacune de ces « opérations » ; comme si Méduse continuait longtemps de « pétrifier » qui la rencontre, sans quelque Persée…

La « lacune » (ou le « blanc« )
« revendiquait » donc inlassablement « sa place », en la « n »ième re-lecture de ma propre « lecture »- écriture-ci, en cet article-ci, donc (« lacunes dans l’Histoire »), de « Jeudi saint » :
tel un « re-venant »,
un « fantôme » de retour, si tant est qu’il soit jamais parti (lui, du moins),
mais « demandant » _ c’est là le mot, aussi, de Jean-Marie Borzeix _ instamment toujours, en permanence, lui le premier, à « re-venir » ! à cesser d’être ainsi « effacé »
_ car on lui déniait,
en ce temps-ci de l’imparfait qui « dure » sans s’achever,
et pas au temps _  tellement plus simple _ du passé simple (et portant bien son nom, donc !) :
le temps de l’événement ponctuel _ « advenu » une fois pour toutes, et basta ! _, lui ;
car on lui déniait encore, et plus ou moins vilainement, toujours, toujours,
cette « sienne » de « place », en la vie vécue (ôtée), comme en la mémoire (éteinte)

_ à part celle d’un fils né après qu’il ait été « effacé » : « juste avant sa naissance« , est-il dit, à la page 70, à propos de celui _ le fils, portant le prénom de son père, qui « a toute la nuit pour recueillir des bribes d’information« , en son « attente anxieuse et fébrile« , de « depuis toujours » : les mots de Jean-Marie Borzeix sont magnifiques _ ;

car on lui déniait, à ce vieux « lacunaire« , ce vieux « blanchi« …
cette « place »

qui, rejointe, mettrait fin à la « lacune« , en la « ré-intégrant » dans une histoire enfin un peu plus (et un peu mieux) « générale », sans exclusion-négation-écrasement enfin (exclusion pénible et injuste, vilainement « partiale ») de tels « détails« …

A une « juste place » : à justement évaluer ; quand on sait que ce sont d’abord les vainqueurs qui « écrivent l’histoire »… Etre historien comporte cependant sa déontologie… Et ses sinon incessantes, du moins par « paliers » et « tournants », « ré-évaluations », contre les « propagandes » de tous bords qui cherchent (comme la nuit des temps) à faire « impression » (surtout sur ceux qui « ignorent » : c’est plus facile !) ; et à « corseter », « verrouiller », le souvenir (construit et disputé) de la postérité…

Soit vérité versus rhétorique, nous rappelle le Socrate allergo-graphe des « Dialogues » (écrits) de Platon.

« Autour de Chaïm, se dresse une foule de plus en plus nombreuse de victimes sans nom et sans visages. Presque personne ne les mentionne. Tous ces disparus, est-il encore possible, si longtemps après, de les désigner, de rappeler simplement qu’ils ont vécu et pourquoi ils sont morts, de les réintégrer dans la continuité de l’histoire ? » lit-on page 77.

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On lui déniait « sa » place « parmi nous« , veux-je dire
de ce « lacunaire« ,
« sa place »,
au lieu de cette « non-place », indistincte, confuse, embrouillée (voire artificiellement « floutée »), dévolue à de bien vagues étranges « étrangers »
(pas même « individués », c’est basique _ ou la question du « nom propre », et de l’identité tant soit peu « familiarisée ») ;
au lieu de cette « non-place », dirais-je, qu’on s’obstinait ainsi à vouloir lui attribuer (lui fourguer), en quelque sorte, de force,
en lui assignant ce statut _ pré-formé _ de « lacunaire« , de « destiné » à « être blanchi« ,
et en lui refusant _ cela va avec,
comme l' »ombre » va avec la lumière, face avec pile, et verso avec recto _
le plus souvent un véritable re-gard, un véritable é-gard, une (même petite) vraie pensée qui soit portée et assumée par la personne, en soi.

Même si il y avait des exceptions :
« Annoncer une prochaine descente de gendarmes,
ouvrir sa porte au bon moment
pouvait sauver une famille.
 »
Et cela, « beaucoup _ justes parmi les justes _ l’ont fait« .

Cette expression de « parmi nous » se trouve,
et mise entre guillements, qui plus est ! _ et en effet, je le « re-constate » _ par Jean-Marie Borzeix lui-même, à la page 44,
_ tiens-donc ! mais la co-incidence (avec « avril 44« ) est pur hasard
(sur ce concept _ crucial _ de « hasard » : rencontre contigente de deux, au moins, séries causales indépendantes, relire le toujours pertinent Augustin Cournot,
ou cet autre philosophe majeur, et corrézien, encore, qu’est Marcel Conche, en son très remarquable  « L’Aléatoire« , aux Editions de Mégare, en 1989.

Que l’expression « parmi nous » se trouve à la page 44, donc, de « Jeudi saint« ,
je m’en avise seulement, forcément, après l’avoir tant soit peu « re-cherchée » et enfin « re-trouvée »,
cette expression « significative »,
du moins pour qui y prête son « attention » ;
car, pour avoir eu le désir de la « re-chercher »,
c’est bien que je l’avais déjà si peu que ce soit « re-tenue »,
dans, au sein du, parmi le flou normal, basique (= nécessaire aux « focalisations » de l’attention au présent) du processus, et de mon at-tention, et de ma mémoire ap-proximative, plus ou moins sur le qui-vive et disponible, ou endormie, mise en sommeil. Une affaire de vigilance, et de « focalisation », donc.

« Focalisation » sur un « foyer » de sens « visible » ; et « mémorable ». Comportant, et silhouette (découpant sa forme sur un fond), et sillage (se poursuivant…).

Ou plutôt c’était elle, cette expression « parmi nous« , qui s’était « insignement signalée » d’elle-même
_ et assez peu (même si un peu, bien sûr, quand même !) du fait de l’écriture même de Jean-Marie Borzeix, nonobstant ses guillemets, certes, élégamment discret, et sans lourdeur, jamais (lui), en son »style » _ ; « signalée », donc, à l’attention, un peu attentive intensive et curieuse, de ma lecture : conformément à ce statut paradoxal de la « lacune » (et du « blanc« )
_ voilà décidément un concept digne d’un peu plus d’attention philosophique ! il faudrait en parler à l’ami Bernard Stiegler (cf son passionnant premier volume de « Prendre soin« , avec pour sous-titre « De la jeunesse et des générations » paru aux Editions Flammarion en février 2008).

« Lacune« , donc _ j’y reviens encore, ou plutôt j’y suis toujours, et j’y arrive _,
qui n’e-xiste, n’é-merge, et n’ap-paraît enfin,
ne se forme en son « négatif », donc, qu’en sortant,

s’ex-trayant, s’ex-tirpant

_ mais pas tout seul, pas de lui-même ! en tout cas ; il faut lui donner un peu plus qu’un coup de pouce _,

du « mauvais flou »
(ou brouillard : tout brouillé et brouillant),
indistinct, chaotique
_ et dissolvant, en son effet acide : destructeur, par là _,
de celui qui ne regarde, et ne voit rien que ce qui l' »intéresse » de très (= trop) près ;
dans la logique,
« Chaminadour » peut-être,
très « intéressée », c’est le cas de le dire (= « étroite » et « petite »),
de l’intérêt calculateur mesquin _ et assez vite, sur cette « pente » (boutiquière), méchant…
Soit le « mauvais flou » de la « non-focalisation » du « regardeur » « regardant »
au pire sens du terme (= sans générosité),
qui ne « voit » pas grand chose, alors ; rien que sa grisaille, sa propre tache aveugle (macula) projetée, par son incuriosité, sur presque tout le réel, qu’elle gomme et efface : bien joué !

A l’inverse de cet autre « flou » : « flou dynamique » et même « dynamisant », montueux, en relief
_ « à la Plossu » je le baptise
(« photographiquement ») _, lui,
qui marque,
ainsi qu’une poussière d’étoiles ac-compagne le passage (et le sillage) de la comète,

le cortège (comme « de cour ») scintillant et « plein de grain »

(au singulier, comme au pluriel

_ telle la pulpe grenée et s’égrenant, pour un envol fécond, plus loin qu’elle, de la grenade, ce beau fruit)

de l' »étoile-filante » ;
qui marque, donc, lui, ce beau et bon flou,
mais « aimablement », et avec délicatesse

_ et à l’encontre de toute stigmatisation,
car il est aussi des « étoiles » « stigmatisantes »,

nous dirait un Patrick Modiano, par exemple en sa « Place de l’étoile » (son premier livre, paru chez Gallimard en mars 1968) ;
à l’inverse _ je reprends l’élan de ma phrase _ du « beau et bon flou » (« à la Plossu », donc) qui marque, j’y arrive,
et durablement, mais « aimablement », et avec délicatesse, de son « aura », de son « charnel » encore charnu,
le sillage de vraies personnes (« présentes aux autres »), dans le mouvement de leur corps (plein) présent et comme dansant :
bien vivant est alors un tel « sillage » !..

« Lacune« , donc,
_ je vais finir par y aboutir !

serait-elle, cette « lacune« , serait-il, ce « blanc » (de l' »ombre« ), le centre ? _,
qui ne se forme _ mais « décalé » par rapport à la macula _ au re-gard
et à la pensée per-cevante
_ il y faut si peu que ce soit de per-spicacité » ! _
de quelqu’un,
que pour celui (sujet, et non objet) qui cherche, re-cherche, at-tend,
et lance donc vers l’altérité réelle de l’autre, et tend, sou-tend, son at-tention,
en tension et déjà, aussi, en geste
_ au-delà de la promesse
(mais non sans la re-tenue discrète et pudique de quelque é-gard) _,
de la main ouverte (sans arme de poing) qui se tend, offerte,
et à une re-connaissance
(principiellement mutuelle, en confiance,
mais sans aveuglement, non plus) _
et à l’écart de tout ce (et tous ceux) qui nie(nt). Ouf !

Tout ce déploiement de « commentaire »
pour ce titre in extremis avec ce malheureux petit mot de « lacune » (il est vrai au pluriel : « les lacunes » _ ou les « blancs« ) à partir de l’expression-source, en son amont, de « demande des descendants » _ ainsi que celle, au sein de la lecture, des « rêves éveillés » des « enfants de Chaïm » (page 85) de « Jeudi saint« .

Je remarquerai, pour terminer, que Jean-Marie Borzeix ne prononce pas, lui, le mot de « cauchemar »: il se contente de l’antiphrase des « rêves éveillés« ,

que ceux ci soient nocturnes, ou diurnes, d’ailleurs. Ou le style.

C’est probablement un défaut qu’un tel degré d’inquiétude de douter de n’être jamais tout à fait assez _ quelle formule ! _ explicite
pour qui daigne m’écouter : qu’on m’en absolve !
« Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! » dit François Villon,

en son « Epitaphe » (dite aussi « ballade des pendus »

_ par exemple, pages 81-82 de « Ô ma mémoire _ la poésie, ma nécessité » de Stéphane Hessel, aux Editions du Seuil, paru en mai 2006 : un très beau choix de poèmes connus, tous, « par coeur » par cet inlassable humaniste, à l’âge alors de quatre-vingt-huit ans) ;
« Epitaphe Villon » qui commence ainsi :
 » Frères humains, qui après nous vivez,
N’ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
 »
Je n’ai pas quitté le sujet…

Quant au choix, par Jean-Marie Borzeix, de ce titre de « Jeudi saint« ,

il met l’accent, non sans une légère ironie _ « le curé (à l’église, ce « jeudi saint »-là dans l’après-midi) a du mal à se concentrer. Il n’est séparé des éclats de voix des soldats (de la Wermacht) que par deux verrières donnant sur la cour de l’école »

(où ces soldats viennent de « prendre leurs quartiers » _ en ce début de vacances scolaires, de Pâques).

« Allant et venant entre les autels et la sacristie, le curé devine que quelques uns de ces soldats, s’ils sont encore là, assisteront à la messe dimanche, qu’ils seront un certain nombre à vouloir recueillir l’hostie et sa bénédiction pascale. Parmi eux, peut-être, ceux qui ont appuyé sur la détente, les assassins des paysans de l’Échameil«  _ puisque le récit de l' »enquête » n’en est que « là », en ce chapitre d’ouverture (page 27) _ ;

le choix de ce titre de « Jeudi saint » met ainsi,

mais par le détour de la discrétion tout à son honneur d’une courte antiphrase,

l’accent

_ à peine visible : ainsi parlerait-on d’hémiole dans l’art d’interprétation tout en délicatesse du baroque musical _

sur le caractère de « sacrilège«  des (divers) crimes commis par les SS lors de cette sinistre « semaine sanglante » de Pâques 1944 en Corrèze, en réservant le titre de « La Pâque juive » au chapitre-clé (ultérieur : le huitième de dix !) du récit de son « enquête« ,

sans attirer le lecteur (potentiel, de même que le lecteur réel) sur ce « chiffon rouge »-là,

au risque d’en faire un nouveau poncif,

et démentant, on ne peut plus fâcheusement, le caractère foncièrement « lacunaire » de l’affaire ici en cause : applicable à « tous » les génocides, en leur systématicité…

D’où la référence terminale

(terminale ? non, bien sûr ! : les derniers mots _ terribles de « vérité » _ du texte, sont « la répétition du mal« …)

à l’exemple des exactions systématiques d’avril 1994 à Kigali (Rwanda)…

L’enjeu de la « dignité humaine » est bien sacré, en effet, et en son universalité (catégorique !),

mais le moindre didactisme serait non seulement « contre-productif », selon la nouvelle vulgate, « managériale », mais, en son inélégance, peu respectueux de ce qu’il prétendrait vouloir obtenir (de chacun) de « respecter »…

Et c’est aussi là une des difficultés de toutes les pédagogies : ne pas biaiser, certes ; mais ne pas braquer par une frontalité maladroite (et plus grave encore : contradictoire avec son objet).

C’est là, non une « technique », mais un « art » ;

et un « art » « impossible », oxymorique

_ décalant comme décalé _,

comme tout art se met au défi d’y réussir ; et y parvient plus d’une fois !…

Et « Jeudi saint » est superbement de cet ordre-ci, décalant avec délicatesse…

Pour la suite de ce blog « En cherchant bien…« , ou les « Carnets d’un curieux« , et comme annoncé à l’instant,
je présenterai le livre (immense à tous égards) de Saul Friedländer, « Les Années d’extermination« , le second volume de « L’Allemagne nazie et les Juifs« , par lequel j’avais l’intention _ tant il m’a impressionné par sa magnitude _ d' »ouvrir » ce blog : une somme capitale indispensable pour un peu mieux pénétrer l’énigme du siècle précédent.
Je me permets de renvoyer aussi à deux très beaux et importants livres, à des égards distincts, bien sûr :
_ « Porteur de mémoires » du Père Patrick Desbois (aux Editions Michel Lafon, en octobre 2007), que j’ai cité aussi plus haut : dans la poursuite du recueillement des témoignages des génocides, sur toute l’étendue de l’actuelle Ukraine, tant que vivent encore et peuvent « parler » les « témoins » qui se font vieux ; et
_ « Les Disparus« , de Daniel Mendelsohn (paru aux Editions Flammarion, en août 2007) _ œuvre d’une très grande intensité (et qualité littéraire, lui aussi, mais en une opulence _ mittel-européenne _ baroque) avec lequel « Jeudi saint » partage quelques traits (et décisifs) d' »enquête » sur quelques personnes _ à Bolechow, en Galicie, cette fois, non loin de Stanislavov et de Lvov : en ce qui était alors la Pologne, et est maintenant l’Ukraine _, à l’heure, toujours _ « But at my back, I always hear The winged charriot of Times« , chante Andrew Marvell (« To his coy mistress« ), à l’heure _ qui passe _ de la raréfaction des derniers témoins directs des destructions systématiques du nazisme (cf le remarquablement éclairant sur cette conjoncture historique, le décisif « L’Ère du témoin » d’Annette Wieviorka _ paru aux Editions Plon, en 1998)…

Titus Curiosus, ce 11 juin 2008 (et relu le 30)

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