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le « continent Durosoir » livre de nouvelles merveilles : fabuleuse « Jouvence » (CD Alpha 164) !!!

29juil

Après une série d’œuvres de Musique pour violon & piano

(= le CD Alpha 105 _ paru en 2006),

et le coup de tonnerre des trois chefs d’œuvre (somptueux !!! et faisant date dans l’histoire de la musique française ! qu’on se le dise et qu’on se le chante !!! de par le monde entier !) des trois quatuors à cordes de 1919-1920, 1922 et 1934

(= le CD Alpha 125 Quatuors à cordes _ paru en 2008 ; cf mon article on ne peut plus significatif (!) du 4 juillet 2008 : Musique d’après la guerre !),

voici que le « continent Durosoir« 

(= l’œuvre musical de Lucien Durosoir, composé en quelques 46 opus, entre février 1919, à sa démobilisation de la Grande Guerre (passée plus de quatre ans durant, et sans discontinuer, en première ligne, sur le front des tranchées : à Verdun-Douaumont, à Craonne, à Neuville-Saint Vaast), et 1950)

s’enrichit pour nous, mélomanes, de sept nouvelles merveilles

mises ainsi à la disposition de notre jubilation !

Le programme de ce troisième CD Durosoir est encadré par deux chefs d’œuvre de très amples dimensions (20’55, pour la Fantaisie (Jouvence) ; 24’35 pour le Quintette pour piano et cordes) :

_ d’une part, et en ouverture, une Fantaisie (pour violon principal, d’une part, et octuor : deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe, d’autre part) intitulée Jouvence, en référence _ mais non sans ironie musicale… _ à un poème de José-Maria de Heredia, le second des Conquérants, dans Les Trophées ; l’œuvre est de 1921…

_ d’autre part, en final, le Quintette pour piano et cordes en Fa Majeur ; l’œuvre _ merveilleusement trépidante de vie ! _ est de 1925…

Je remarque au passage le contraste entre,

d’une part, une forme libre _ et Lucien Durosoir s’y adonne à cœur-joie ! _, la « fantaisie » ; et qui plus est « pour violon principal et octuor » : une formule éminemment singulière ! ainsi qu’un instrumentarium lui-même peu couru pour un octuor (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse, flûte, cor et harpe) ! pour ce qui concerne cette pièce merveilleusement colorée et puissante _ et ludique ! c’est du secret de la vraie (!) jeunesse qu’il s’agit ! _ qu’est Jouvence ;

et, d’autre part, un genre bien reconnu, lui, par la tradition de musique de chambre _ mais, ici encore, interprété avec une joie malicieusement ludique ô combien souveraine ! la note (très, très discrètement !) jazzy du piano apportant une touche qui se situerait quelque part, mais bien plus malicieusement, entre Chostakovitch et Bartok : c’est tout dire !!! _ : le quintette pour piano et cordes…

_ les cinq autres œuvres _ ramassées, elles, denses, mais toujours sans la moindre lourdeur : élégance ! élégance de la justesse ! à la française… en leur brièveté (couperinienne ?) _ de ce CD Alpha 164 sont toutes destinées à des combinaisons pas trop fréquentées _ d’où des univers chaque fois pleinement singuliers ! même si rapidement dessinés, effleurés… _ de deux instruments _ peut-être, même si aucune de ces pièces n’est de forme « sonate« , dans l’esprit (si ce n’est qu’il s’agit là de « fantaisies«  : de formes libres !) de la série envisagée par Debussy (et demeurée hélas ! inachevée) de six sonates (pour divers instruments) : n’ont été réalisées que celle pour violoncelle et piano, en 1915, celle pour flûte, alto et harpe, en 1915, aussi, et celle pour violon et piano, composée entre octobre 1916 et avril 1917… Debussy est mort le 25 mars 1918.

Dans ses lettres à sa mère de la période de la guerre, en mars 1918 _ Lucien se trouve au colombier de Suippes (dans la Marne, non loin d’Epernay) avec André Caplet _, il adresse ceci à sa mère demeurant à Vincennes : « Je t’envoie une invitation pour le 8, audition de la SMI _ la Société de Musique Indépendante (1910-1935) _ ; c’est Caplet qui a reçu cela. Le concert est à 3 heures : c’est pratique ; programme superbe et intéressant. La sonate piano et violon de Debussy, par Yvonne Astruc et madame Fourgeaud-Groulez, Ombres de Florent Schmitt, pièces de piano par Loyonnet, et un quintette pour cordes et harpe de Ingelbrecht, et cinq mélodies de Caplet. Un programme magnifique, outre que tu entendras la sonate de Debussy ; je serais heureux de connaître ton impression. Je te prierai même de me l’envoyer, car je travaillerai _ voilà ! _ cette œuvre avec Caplet« .., pages 193-194 de Deux musiciens dans la Grande Guerre, recueil de « Lettres du front«  de Lucien Durosoir à sa mère et des « Carnets de guerre«  de Maurice Maréchal..  .

Voici ces cinq pièces :

à l’exception de Caprice (pour violoncelle et harpe ; et dédiée en 1921 à son camarade Maurice Maréchal « en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« )

et de Berceuse (pour flûte et piano : composée pendant les derniers moments de Louise Durosoir, l’automne 1934 _ celle-ci mourut au mois de décembre _ et que Lucien Durosoir qualifia de « Berceuse funèbre » quand il la « reprit » et « améliora« , en février 1950, pour son Chant élégiaque, en mémoire de Ginette Neveu, pour violon et piano, cette fois),

dont les titres correspondent à des genres musicaux _ ainsi Frescobaldi donne-t-il à ses douze Capricci pour l’orgue (en 1624) un style fugué, avec des mouvements vifs exigeant « du feu«  dans leur exécution ; quant à la berceuse, Lucien joue assez fréquemment au front la Berceuse de Gabriel Fauré : par exemple, avec André Caplet, les 17 et 22 novembre 1915 (cf les pages 145 et 147 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; de même que Lucien Durosoir a baptisé Berceuse une de ses cinq Aquarelles (pour violon et piano ; la pièce étant aussi transcrite pour violoncelle et piano) en 1920 : la berceuse a une vertu consolatrice… _,

les trois autres pièces à deux instruments

font référence, elles, à des poèmes :

_ de Leconte de Lisle (il s’agit de la strophe 4 du second poème des Poèmes antiques, Prière védique pour les morts _ le premier poème, Sûrya, étant un hymne védique _, quasi à l’ouverture du recueil _ paru en 1852),

pour Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946) : sous la forme d’un exergue inscrit en tête de la partition ;

et plus directement, par leur titre même reproduisant (sans expressément l’indiquer, toutefois : cela pouvant ne pas se remarquer…) le titre d’un poème :

_ de José-Maria de Heredia (le poème Vitrail est le premier de la série intitulée « Le Moyen-Âge et la Renaissance » dans Les Trophées _ parus en 1893),

pour Vitrail (pour alto et piano, en 1934) ;

_ et de Gabriel Dufau (pour son recueil Au Vent des Landes _ paru à l’Imprimerie d’Editions d’Art à Montpellier, en 1914 : le Docteur Gabriel Dufau, landais, fut maire de Léon, proche de l’océan, là où se jette le courant d’Huchet _),

pour Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1935)…

Ces trois pièces sont ainsi immédiatement _ et musicalement ! _ mémorielles pour leur compositeur…

Lucien Durosoir

_ l’homme est né à Boulogne sur Seine le 6 décembre 1878 et est mort le 5 décembre 1955 à Bélus, non loin de Peyrehorade, au pays d’Orthe, à l’extrémité sud-ouest (et surplombante, sur son éminence assez proche du confluent de l’Adour et des Gaves réunis) de la Chalosse, dans le département des Landes, où Lucien Durosoir a résidé depuis son installation là (en ce que son fils et sa belle fille nomment « son ermitage«  !), en 1927 : la vue s’étend au loin sur la chaîne des Pyrénées ; et l’air comme le climat devaient être suffisamment salubres pour la santé désormais fragile de sa mère, Louise, qui y vécut ses sept dernières années… _,

le compositeur,

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 !

alors qu’il était devenu violoniste (virtuose) dès l’âge de vingt ans, soit en 1899 :

« sa vie le mena, dès l’âge de vingt ans, dans les itinérances d’une carrière de soliste international« , rencontrant un brillant succès notamment sur les scènes les mieux en vue d’Europe centrale et orientale : à Berlin, à Vienne, à Moscou ; où Lucien Durosoir fit resplendir la plus récente musique française d’alors (Saint-Saëns, Lalo, Widor, Bruneau) ; par exemple, c’est lui, Lucien Durosoir, qui assura la création viennoise de la Sonate en la majeur pour violon et piano de Gabriel Fauré, en 1910 ;

de même qu’en France, Lucien Durosoir assura, en février 1903, la création du Concerto pour violon et orchestre de Brahms, à la salle Humbert de Romans : il avait été l’élève du dédicataire même (en 1878) de ce concerto, l’immense Josef Joachim (1831-1907) !

Au cours de son premier concert à la salle Pleyel, le 7 avril 1899, Lucien Durosoir a donné en première audition française le Concerto de Niels Gade ; de même que, en mai 1901, il donne, pour la première fois en France, le Concerto pour violon de Richard Strauss !..

le compositeur _ donc, je reprends l’élan de ma phrase _

est né, lui, à la composition musicale (aboutie) en 1919 ! avec son premier quatuor à cordes, en fa mineur _ cf le CD Alpha 125, par le Quatuor Diotima…

Et le travail d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant (du 16 octobre 1915 au 15 octobre 1918, très précisément !), sur le front

_ et parmi même les bombardements :

cf ce témoignage de Lucien en une lettre (d’août 1916) à sa mère sur les conditions de son travail d’analyse musicale avec André Caplet sur le front, dans le secteur des Éparges et de Rupt (au sud-est de Verdun), alors : « Caplet a reçu hier douze études de Debussy. Pendant que nous étions en train de les lire, il est tombé à moins de cinquante mètres de notre ferme sept obus qui n’ont blessé personne, et qui n’ont rien détruit. Il y a eu un moment de stupeur (…). C’est un petit incident« , page 171 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… ;

cf aussi en février précédent (1916), ces autres incidents-ci, à Cappy (dans la Somme), cette fois :

« Aujourd’hui, la journée est assez calme, nous avons toujours nos petits bombardements quotidiens, c’est-à-dire une centaine d’obus qui tombent sur Cappy. Nous vivons en partie dans les caves. Le piano du lieutenant Poumier est en miettes ; il est accordé pour toujours« , page 158 ;

et encore, en une autre lettre à sa mère quelques jours plus tard :

« La maison que j’occupais à Cappy a été rasée par un obus. Mon violon et celui de Dumant ont été engloutis, car ce dernier depuis trois semaines en avait fait venir un. Nous avons déblayé par la suite, le violon de Dumant est en miettes, le mien par le plus grand des hasards n’a absolument rien. Quelle chance ! (…) Je venais de sortir il n’y avait pas cinq minutes, appelé par le médecin pour prendre le commandement de trois équipes de brancardiers. C’est une chance. Je n’ai pas voulu t’écrire cela de suite, de peur de te tourmenter ; maintenant que nous sommes relevés, cela n’a plus d’importance. J’ai de la veine« , page 160 : il n’y a donc pas eu que le piano de Poumier, de détruit ; et pas que le violon de Lucien, de sauvé ! en cet « incident« -là, de bombardement d’obus, à Cappy (entre Albert et Péronne)… _,


Et le travail assidu d’analyse musicale avec André Caplet, trois années pleines durant, sur le front,

y est pour pas mal !..

_ sur ce « passage« , crucial, d’instrumentiste (-interprète de musique) à compositeur (-créateur même de l’œuvre de musique !) de Lucien Durosoir,

j’aurai à revenir bien plus précisément ! cette affaire-ci est passionnante !

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet en tant que compositeur confirmé déjà lui-même ; même si Caplet est alors, à ce moment (de la guerre), surtout célèbre comme « directeur de musique«  : à l’Opéra de Boston, dont il revient au printemps de 1914 ; et que lui-même _ ainsi que Lucien _, se consacrera à la « composition«  surtout après la guerre : de 1919 à sa mort, le 22 avril 1925… :


André Caplet et

Claude Debussy

De retour de Boston début 1914 et nommé chef de l’orchestre de l’Opéra de Paris et, bien qu’exempté du service militaire, André Caplet s’engage au moment de la déclaration de la Guerre.

De tempérament « malingre » (selon l’adjectif de Lucien, qui en esquisse un premier portrait à sa mère, page 141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre :

« Il est sergent, on va lui trouver un filon _ si peu que ce soit protecteur, sur le front ! _, d’autant plus qu’il est malingre. il fait partie de ces renforts douteux _ sur le front, donc, à cette date d’octobre 1915 _ que nous recevons maintenant. Il faut vraiment avoir besoin d’hommes pour prendre des gens comme lui« , commente Lucien l’arrivée d’André Caplet sur le front de l’Artois, à Beaudricourt, dans le Pas-de-Calais, le 17 octobre 1915…)

et gazé, sa santé au retour des quatre années de guerre, l’empêchant de continuer sa carrière de chef d’orchestre,

André Caplet se retire en Normandie, se marie, a un fils, Pierre (né le 20 octobre 1920) et consacre son activité musicale d’une part à l’orchestration (La boîte à joujoux, Jet d’eau ou Clair de lune de son ami disparule 25 mars 1918, d’un cancer _ Claude Debussy, par exemple) et d’autre part, et surtout, à la composition personnelle avec une dominante religieuse (Messe à trois voix, La Part à Dieu ou Le Miroir de Jésus : Mystères du Rosaire…)…

cf sur ce point de la relation décisive de Lucien Durosoir (en gestation de « compositeur« …) avec André Caplet « compositeur«  confirmé déjà lui-même _ je reprends ma phrase _,

cf, donc, cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles

_ trois ans jours pour jour, même, très exactement : de l’arrivée au départ de Caplet du front (où demeura Lucien jusqu’à la fin des hostilités, le 11 novembre 1918 : Lucien se trouvant alors non loin de Gand, en Belgique) :

soit, et très précisément,

du 16 octobre 1915 (arrivée de Caplet à Beaudricourt, sur le front de l’Artois

cf la lettre du 17 octobre 1915 :

« Il est arrivé hier matin, dans un nouveau renfort _ afin d’« organiser le quatuor » que « le colonel (Viennot ; ou Valzi ?) voudrait que je forme« , page 140 _, André Caplet, le prix de Rome, chef d’orchestre bien connu qui dirigeait à Boston depuis plusieurs années la saison d’opéra (…) Il jouerait de l’alto dans le quatuor ; inutile de dire qu’il serait intéressant comme musicien _ interprète, d’abord ; mais plus encore analyste, compositeur ! Il paraît fort timide, il faut dire qu’il était désorienté de se retrouver au front, c’est la première fois qu’il y venait« , pages 140-141 de Deux musiciens dans la Grande Guerre… )

au 15 octobre 1918 (départ de Caplet, des avancées des troupes sur l’Yser

_ cf ici la lettre de ce 15 octobre 1918 de Lucien à sa mère, page 209 :

« Est parvenue une nouvelle qui m’a causé, ainsi qu’à Caplet _ tous deux préposés au service de transmission colombophile _, une grosse émotion. Est arrivée une note du Grand Quartier général qui envoie Caplet à Chaumont comme directeur de l’Ecole technique américaine de musique militaire. (…) Ce matin, après avoir trié toutes ses affaires, j’ai conduit Caplet jusqu’à une auto qui devait l’emmener jusqu’à Calais _ le théâtre des hostilités s’est déplacé, lui, depuis quelques jours ce mois d’octobre 18, plus au nord, au « pays de la gueuse Lambic«  (expression in la lettre du 30 septembre, page 208) : en Belgique !..

Ce n’est pas sans émotion que nous nous sommes séparés, après deux _ ou trois ? octobre 1915 – octobre 1918 ! _ ans de vie commune et de tous les instants _ un élément capital : et pas seulement pour le devenir musical (de compositeur) de Lucien ; pour celui d’André Caplet aussi (même bref, hélas !) : il se consacre lui aussi à la composition désormais !.. Je ne puis oublier tous les bons moments de musique _ plus encore d’analyse et de composition que de répétitions et d’exécutions de musique ! _ et les mille souvenirs qui s’attachent aux lieux parcourus ensemble dans cette vie misérable et pittoresque _ dans les tranchées et sous les obus à proximité immédiate du front ! Et tout particulièrement le séjour fécond, cette année 1918, au colombier de Suippes… Caplet aussi était fort ému.

Me voici donc le dernier survivant de l’ancien groupe musical, car Mayer _ Pierre Mayer : violoniste, intégré plus tardivement au « groupe« , lui _ est toujours au CID. Mais de l’ancien groupe, Caplet _ qui y jouait de l’alto _, Lemoine _ second violon _, Maréchal _ violoncelle _, Magne _ piano _, Cloëz _ piano ; ce dernier donne aussi des leçons d’harmonie à Lucien (note de la page 237) _ sont maintenant partis. J’avoue que je vais me trouver bien isolé _ intellectuellement, disons… _, car, de tous ceux qui m’entourent et qui sont certes de bons camarades, il n’y avait que Caplet avec lequel je pouvais causer de choses élevées _ de l’ordre de l’art ! _ et avec lequel je sympathisais » _ et faisais de la musique ! Pages 209-210 de Deux musiciens dans la Grande Guerre

Le 3 janvier 1915, à propos du « port de médailles bénites«  évoqué dans des cartes de vœux reçues (et jugées par Lucien « bêtes et ridicules« ), Lucien confiait à sa mère : « Il est évident que s’il est heureux pour l’homme de posséder un large sentiment religieux dans la grande acception du mot

_ les références culturelles (spirituelles) de Lucien ne sont pas (à la différence d’un André Caplet) « religieuses«  au sens étroit du terme ; ou « chrétiennes« , si l’on préfère, comme c’est le cas de l’inspiration de Caplet ; mais plutôt philosophiques en l’espèce d’un paganisme (panthéiste) puissamment présent chez les Tragiques grecs (et Eschyle plus encore que Sophocle) et les Stoïciens : d’où le goût très fort chevillé à l’âme de Lucien, et toute sa vie, pour l’« élévation«  d’inspiration d’un Leconte de Lisle et des poètes parnassiens ; puis, autour du tournant du siècle, des romanistes : Jean Moréas, en l’occurrence, ou un Raymond de La Tailhède, en ses références poétiques de toute sa vie… _,

il est non moins évident que je considère comme faiblesse d’esprit _ voilà _ le port de médailles bénites et autres objets pris plus ou moins comme fétiches ; il y a là un sentiment puéril et mesquin dont il faut _ en stoïcien ! _ se défendre. J’excuse beaucoup les gens (esprits ordinaires) de donner dans de pareils travers, mais je considère que l’esprit élevé et large que je suis _ voilà : et sans forfanterie _ n’a pas besoin de pareilles choses pour se soutenir. L’idéal élevé que je soutiens en ce moment _ mais pas seulement alors ! _ se suffit à lui-même. Certes, mon sort est entre les mains de Dieu _ ou d’Anankhé _, il suffit d’un obus pour trancher la question, mais le port d’une médaille quelconque ne peut rien faire à la chose, ce serait trop facile. Laissons cette illusion _ superstitieuse _ à ceux qu’elle berce _ je relève le terme : sa fonction est thérapeutique… _ ; tant mieux, ils puisent là une force ; mais moi je n’ai pas besoin de cette force-là, je la possède en moi-même. (…) Haut les esprits et les cœurs, mais pas de mesquineries, évidemment«  (pages 70-71) ;

et le 5 : « Je te remercie d’avoir fait brûler un cierge pour moi, mais je ne verrai certainement pas avec plaisir une évolution trop grande _ on note le délicat de la nuance (et de l’appel, en l’élégance de l’impersonnalité indéfinie de son expression…) _ vers ce que je considère comme le contraire d’un esprit large, trouvant en lui-même et en l’idéal de sa vie _ ce sont là des points d’appui majeurs ! pour pénétrer l’idiosyncrasie de Lucien Durosoir ! _ l’élément nécessaire au soutien. Aie confiance, chère maman, aie confiance !«  (page 72); fin de l’incise sur l’« élévation«  revendiquée comme « nécessaire » de l’esprit….

cf cette analyse très éclairante de Luc et Georgie Durosoir : « Lucien Durosoir et André Caplet passèrent ensemble ces années terribles _ je reprends le fil de ma phrase et de la citation _,

et leur amitié se scella aussi bien dans les tranchées _ sous le déluge des balles et des obus _ que dans les positions de repli _ un peu tant soit peu moins exposées… _ où ils faisaient de la musique _ de diverses manières : en en jouant (et devant divers publics : notamment le cercle du général Mangin ; ou d’autres officiers supérieurs mélomanes : le colonel Viennot, le colonel Valzi ; etc.) ; mais, plus encore et surtout, en travaillant assidument l’analyse de partitions ; et en s’intéressant au travail même de la composition (y compris en la pratique d’exercices…). L’idée de composer s’affirme _ voilà ! _ de plus en plus fortement dans l’esprit de Lucien Durosoir _ elle fait son chemin…

Songeant à la fin de la guerre, il écrit, le 12 septembre 1916 : « Je commencerai la composition afin de m’habituer à manier les formes plus libres _ la notation est d’importance ! voilà un axe de priorité de Lucien ! _, et je donnerai, j’en suis persuadé, des fruits mûrs » «  _ même si Lucien n’a jamais cessé d’y songer, depuis sa formation musicale, au sein du Conservatoire, comme en dehors (il s’en fait renvoyer par le directeur, Ambroise Thomas), notamment auprès de Charles Tournemire ! avec lequel il continuera de travailler : Lucien n’est tiède ni en ses rejets, ni en ses fidélités… _

..

Revenir de la guerre n’est pas, pour Lucien Durosoir, un simple retour au pays _ et au domicile familial de Vincennes. Dans le délabrement économique, mental et physique de nations dont presque toute la jeunesse a été fauchée _ cette Guerre fut rien moins que le premier suicide collectif de l’Europe ; cf le livre lumineux de Stefan Zweig Le Monde d’hier _ souvenirs d’un Européen… ; ou ceux, tout aussi passionnants, d’André Suarès… _, quelle place un violoniste, auparavant de renommée internationale _ tout spécialement en Europe centrale et orientale : bouleversée et ruinée par la défaite, pour l’Allemagne ; dépecée pour l’ancienne Autriche-Hongrie ; ou chamboulée et claquemurée sur soi par la révolution d’octobre, pour la Russie _, peut-il retrouver ? Faut-il totalement renoncer _ au profit de la composition (et de l’œuvre à mener de compositeur) : et Lucien Durosoir s’y adonne intensément ces années 1919-1920 : naissent ces deux années-là rien moins que le premier quatuor à cordes (en fa mineur), le Poème pour violon et alto avec orchestre (deux œuvres, toutes deux, de grande dimension !) et les 5 Aquarelles pour violon et piano ; et l’année 1921, Lucien s’attelle, outre au Caprice pour violoncelle et harpe, qu’il dédie à son ami des tranchées, le magnifique violoncelliste, Maurice Maréchal (« en souvenir de Géricourt (hiver 1916-1917)« , spécifie la dédicace), à la jubilatoirement merveilleuse Fantaisie Jouvence (« Fantaisie pour violon principal et octuor« ) ; à la grande Sonate Le Lis pour violon et piano ;  ainsi qu’au second quatuor à cordes (en ré mineur), de très grande ampleur, ces trois œuvres-là : Lucien disposait-il de beaucoup de temps pour travailler aussi, outre cela, son violon, et surtout se soucier de contacts à des fins d’engagements à des concerts (d’orchestre) où se produire (en soliste) ?..  _ à la carrière de virtuose ? Faut-il consacrer à la « remise à niveau » du concertiste les deux années de travail _ techniquement _ indispensables ? Quel public retrouver _ peut-il être inchangé ? certes, non… _, pour celui qui se faisait acclamer dans l’Europe germanique et centrale, qui avait perfectionné, à vingt ans, son art de l’interprétation auprès des deux plus grands maîtres allemands du violon : Josef Joachim et Hugo Heermann ? _ la France nouvelle a plutôt la tête, elle, à se divertir, en ces Années qui seront bientôt dites folles… Et ce n’est pas vers cela qu’incline le penchant du « génie«  de Lucien Durosoir… 

Lorsque lui parvient une offre du Boston Symphony Orchestra, en 1921 _ Pierre Monteux, qui le dirige alors, remodèle de fond en comble l’orchestre _, il entrevoit _ comme il y avait pensé _ une nouvelle vie, une renaissance de violoniste (le poste offert est celui de premier violon solo de l’orchestre). L’accident qui rend sa mère impotente en décide autrement : cette fois-ci, il ne partira pas _ mais c’est lui qui prend la décision ! dans l’instant !

C’est ainsi qu’il décida de _ préférer se consacrer à _ réaliser un rêve, souvent caressé pendant la guerre, durant les longues heures de compagnonnage _ de trois années au quotidien : et d’un travail assidu et passionné _ avec le compositeur André Caplet : composer _ voilà ! Durant ses études, il avait travaillé le contrepoint avec Charles Tournemire et l’écriture avec Eugène Cools, répétiteur d’André Gédalge _ André Gédalge dont un des mots d’ordre (musical !) était « ni littérature, ni peinture«  : une piste de recherche à creuser… Puis, pendant les premiers mois de l’année 1918, dans l’inconfort du pigeonnier de Suippes où il était l’adjoint du sergent colombophile Caplet

_ Lucien obtient une place de colombophile en octobre 1917 et devient le second du sergent Caplet dans cette fonction (page 188 de Deux musiciens dans la Grande Guerre) ; en novembre, il écrit à sa mère (page 189) : « Ne t’inquiète pas de l’après-guerre : certainement je travaillerai la composition (voilà ! pour le compositeur qu’il va, en effet _ et même exclusivement ! _, devenir !) ; mais, au point de vue violoniste (= instrumentiste), je n’aurai besoin de personne et me pousserai bien moi-même ; mais pour cela je ne resterai pas en France. L’Amérique sera là qui nous (sic) offrira d’énormes possibilités (cf Pierre Monteux ! qui obtient d’y accompagner une tournée des Ballets russes en 1916 ; et y séjournera très activement jusqu’en 1924 ; il finira par se faire naturaliser américain en 1942…) ; il serait idiot de ne pas aller au-devant«  : Lucien avait bien du recul !!!..

Ensuite, Durosoir et Caplet se trouvent au colombier de Suippes en mars 1918 : « nous n’avons jamais été aussi bien » _ pour travailler la musique… (page 193) ;

même si, un peu plus tard, le 5 juin 1918 : « C’est demain _ 6 juin _ que j’aurai trente-neuf ans et demi. La quarantaine pointe donc ; c’est un cap _ voilà ! _ pour les hommes ; c’est en général le moment où l’on dételle _ des fantaisies, voire folies, de la jeunesse _ et où on se range _ en la maturité épanouie… Pour moi, je n’ai pas à me ranger, car je ne me suis guère dérangé _ voilà ! Ce qui est le plus triste, c’est de constater que l’âge vient, et que l’on n’a pu rien réaliser ou à peu près _ tiens donc ! _ de ses rêves de jeunesse _ le mot est là ! Il est vrai que, au fond, nous vivons pour nous, de la vie intérieure _ voilà ! ce point est décisif, en Lucien ! _, et si l’on a conscience d’avoir fait des progrès moraux, la vie n’est pas perdue _ le temps de l’œuvre va en effet venir pour Lucien ! qui reprend et récapitulera alors qui était demeuré jusqu’ici, disjoint et épars, seulement virtuel : et avec quel élan, quelle joie, quelle force !.. Nous retrouverons plus tard ces acquisitions«  _ quelle magnifique lucidité prospective ! la vocation du créateur s’exprime là ! _, page 199… _,

il avait multiplié, sous la houlette du Prix de Rome, les essais et exercices _ voilà ! C’est donc fort de cette lente maturation _ voilà le processus en germination ! _ de ses idées _ sur un terreau ancien ! et déjà excellemment « préparé«  : Lucien Durosoir est inlassablement curieux ! et a une très haute idée de l’Art !.. _, qu’il entreprend, durant l’année 1919, ses premières compositions : en deux ans (1919 et 1920), il produit plusieurs œuvres pour violon et piano (Cinq Aquarelles), un 1er quatuor à cordes et le Poème pour violon et alto avec accompagnement d’orchestre.

Fin de la référence à l’impact de la relation avec André Caplet-compositeur _ lui aussi va y consacrer les six dernières années de sa vie trop courte (Le Havre, 23 novembre 1878 – Neuilly-sur-Seine, 22 avril 1925), en travaillant surtout chez lui, en Normandie… _

sur le devenir-compositeur de Lucien Durosoir _ je creuserai la chose, passionnante !, plus tard !

Je reviens au CD Alpha 164 (Jouvence) et à son immense apport musical !

Au-delà de la poésie (musicale !) puissante (et combien inventive ! variée et mobile : jamais répétitive ni attendue _ peut-être une leçon que Caplet lui a transmise de Debussy…) des cinq pièces pour deux instruments que sont Caprice (pour violoncelle et harpe, en 1921), Berceuse (pour flûte et piano, en 1934), Incantation bouddhique (pour cor anglais et piano, en 1946), Vitrail (pour alto et piano, en 1934) et Au Vent des Landes (pour flûte et piano, en 1936),

et fine, et toujours élégante,

en ces pièces assez brèves _ de 8’37 pour Caprice à 3’52 pour Au Vent des Landes _ qui jamais ne sauraient si peu que ce soit peser, en dépit de leur composante indéniable, aussi, de gravité, telle l’ombre portée d’une inguérissable tragédie survécue _ apparentant par là le compositeur Lucien Durosoir, au-delà, bien sûr, des styles (lui est très intimement et puissamment français !), à un Béla Bartók et à un Dimitri Chostakovitch, sur les œuvres desquels son œuvre si éminemment originale et singulière, peut sembler aussi, en certains de ses si riches aspects et diaprures, comme anticiper !..

c’est le tissu complexe, chatoyant de la diaprure _ ce mot me revient ! décidément… _ tout en souplesse _ mobile _ de ses richesses et finesses multiples,

des grandes pièces que sont la Fantaisie Jouvence (de 20’55, en 1921) et le Quintette pour piano et cordes (de 24’35, en 1925),

et la force et la vie _ et l’humour aussi : il a quelque chose du rire de Voltaire ! _ de leur flux, et de leurs impulsions et rebonds,

qui ravissent et emportent la jubilation de l’auditeur,

par la richesse et la densité, toujours élégante et sans lourdeur, jamais, de ces œuvres si vivantes !

Aussi suis-je particulièrement impatient de tendre l’oreille (et le cœur) aux autres pièces de grande ampleur _ et permettant un déploiement sur une base contrapuntique _ de Lucien Durosoir :

je veux dire les pièces symphoniques ;

et j’entends plus précisément par là

_ le Poème pour violon et alto avec orchestre, composé en 1920 : inspiré par Le Centaure de Maurice de Guérin _ écrit en 1835-36, et paru, posthume, en 1840 _ ;

_ Dejanira, étude symphonique, composée en 1923 : d’après Les Trachiniennes de Sophocle _ en une traduction de Leconte de Lisle, parue en 1877 _ ;

_ Le Balcon, poème symphonique pour basse solo, cordes vocales et cordes instrumentales, composé en 1924 : sur Le Balcon des Fleurs du mal de Baudelaire _ le recueil est paru en 1857 _ ;

_ Funérailles, suite pour grand orchestre, composée en 1927-30 : à partir de poèmes de Jean Moréas extraits de son recueil Les Cantilènes _ paru en 1886 _ ;

_ Suite pour flûte et petit orchestre, composée en 1931.

Oui, je découvre avec de plus en plus d’évidence

que le génie _ singulier et universel ! _ de Lucien Durosoir se déploie le mieux

_ avec toute l’amplitude (généreuse tout autant que formidablement exigeante, comme il se doit, pour son auteur !) dont il a besoin _
dans la diaprure et le tissage riche et généreusement fourni _ à la fois pétri et contrapointé en géniale souplesse et bondissements et rebonds _ des pièces complexes :

dans l’entremêlement _ contrapuntique : somptueux ! et avec quelles couleurs ! _ des voix dont il tire (= subsume !) ses lignes (claires) de force, au sein de ce tissu ô combien riche, vivant, à la fois mobile et cohérent _ splendidement ! _

et d’une ampleur de temps, aussi, qui lui est nécessaire _ et à rebours du formalisme : jamais de pures et simples reprises ! on retrouve peut-être ici quelque chose de l’esprit musical d’un Jean-Marie Leclair (1697-1764), qu’aimait tout spécialement Lucien… _ : dépassant les 20 minutes…

Avec une nécessité de qualité d’écoute équivalente, en quelque sorte (quasi immédiatement jubilatoire !), de la part de l’auditeur, qui doit avec confiance (et très vite jubilation, donc !) s’y plonger, s’y laisser prendre et surprendre,
face à la richesse de densité de tissu et de vie de pareils chefs d’œuvre, si parfaitement inventifs et originaux en leur singularité !!!
Quelle évidence très vite alors

_ et j’en ai d’autres témoignages que celui de ma propre écoute !

Au passage, la notion de « berceuse » me paraît importante dans la genèse _ et l’historicité (après la Grande Guerre)… _ du travail de composition de Lucien Durosoir :
outre le titre d’une des Aquarelles de 1920,
et celui de la « Berceuse funèbre » de 1934 (ainsi que lui-même la qualifie en la « reprenant » et « enrichissant« , ainsi qu’il le dit, en 1950 dans le Chant élégiaque en mémoire de Ginette Neveu),
la thématique de la « berceuse » est assez souvent présente dans les poèmes, déjà, ayant inspiré d’autres œuvres (musicales, elles) de Lucien Durosoir,
notamment ceux de Jean Moréas :
« dorloter« , est-il dit dans Oisillon bleu (extrait des Syrtes, en 1884), à la source de la pièce homonyme de Durosoir en 1927 (cf le CD Alpha 125) ;
« Voix qui revenez, bercez-nous« , est-il dit dans « Les Cantilènes » (en 1886) qui ont inspiré l’important Funérailles en 1927-30 _ « à la mémoire des soldats de la Grande Guerre« , indique la dédicace…
Idem pour le A un enfant de Raymond de La Tailhède (dont la réunion des poèmes a paru en 1926), pour la pièce homonyme de Durosoir, en 1930 : « Si, lorsque tu rêves, tu vois le ciel doré, si tu vois cette mer, aux heures de douleur, tes douleurs seront brèves. Quand la vie aura fait ton esprit plus amer, tu te rappelleras ces fantômes magiques, pour t’endormir au souvenir de leurs musiques« …
Cf aussi l’Incantation bouddhique de 1945…

Il y a là une des fonctions _ consolatrice : en surmontant ! « Haut les esprits et cœurs !«  dit-il à sa mère le 3 janvier 1915 ; afin de prévenir toute pente vers quelque apitoiement !.. _ de l’Art, et de la musique, me semble-t-il, pour Lucien Durosoir,
jusque dans la grandeur de sa force de composition
_ ni doloriste, ni tiède, ni mièvre : aux antipodes de tout cela !

La dimension de « grandeur » (voire de sublime ! _ mais sans le moindre pathos ! _ en une « élévation » évidente !) y étant ô combien prégnante, mais en toute lucidité, et sans la moindre vanité !

Par ce qu’elle réussit à surmonter et à ordonner jusque dans le tragique des vies qui passent et, parfois, ne donnent pas leurs fruits :

par son style !

c’est-à-dire la noblesse toute probe (et vraie !) de sa retenue et de sa simplicité _ et élégance, ainsi qu’humour _ au sein de la vie et du flux de la complexité vibrillonnante ! _ rien de simplificateur en cette transmutation, bien sûr !

http://durosoir.megep.pagesperso-orange.fr/images/portrait_lucien.gif

Lucien Durosoir,

dessin à la mine de plomb

par Jean Coraboeuf _ 1914.

C’est aussi l’homme Lucien Durosoir, qui transparaît ainsi  _ mais sans expressionnisme seulement débridé ; ni « brutisme« , si j’ose le dire ainsi _ dans cette œuvre si riche (= généreuse !), et si maîtrisée _ par la qualité de patience et de maturation à l’égard du passage du temps ! en la vie… _ en la noblesse du flux qu’elle transcende.

Et si je puis ajouter une note plus personnelle,
je dois dire que je me sens plus que pleinement en accord avec cette esthétique ! J’en jubile !

Un dernier mot pour saluer le goût de l’initiateur singulier de l’édition discographique de l’œuvre-Durosoir :

je veux dire Jean-Paul Combet, le créateur d’Alpha,

qui nous donne là _ lui aussi généreusement _ à écouter, au disque,

mieux qu’un  jalon majeur de la musique française au XXème siècle ! mieux qu’un égal d’un Debussy et d’un Ravel !

je veux dire

un génie musical de l’humanité.

Merci, Jean-Paul,

d’avoir su si bien écouter, en sa fondamentale pudeur, la demande de reconnaissance musicale (de compositeur) post mortem

de Lucien Durosoir lui-même,

via les voix d’abord de son fils, Luc, et de sa belle-fille, Georgie Durosoir !

Désormais, le chant d’un musicien génial est en passe d’atteindre et toucher toutes les oreilles et tous les cœurs et esprits

des mélomanes

de par la planète !


C’est dire mon impatience d’écouter les opus Durosoir qui vont suivre…
Et je crois savoir que l’opus discographique n°4 est d’ores et déjà enregistré !

Vive le chant si puissant et singulier de Lucien Durosoir !

Ce CD Alpha 164 Jouvence est une pure merveille !

Durosoir, ou le secret de la jeunesse transcendée

en sa dimension, sensible musicalement, d’éternité !

Voilà ce que nous révèle en sa générosité assumée Jouvence !

Titus Curiosus, le 29 juillet 2010

Post-scriptum :

comme pour les CDs Alpha 105 Musique pour violon & piano

et Alpha 125 Quatuors à cordes,

la notice par Georgie Durosoir du livret de ce CD Alpha 164 Jouvence

est un enchantement de finesse, précision et justesse…

Retour de bouteille à la mer : (passionnante !) réponse de Christophe Pradeau à ma lecture de sa « Grande Sauvagerie »

19juin

A l’envoi de mon tout récent article « Cultiver (en son regard !) la lumière de la luciole et subvertir la carole magique : l’enchantement de l’écrire de Christophe Pradeau« ,

Christophe Pradeau,

l’auteur de La Grande Sauvagerie, aux Éditions Verdier _ dont on peut écouter la très intéressante présentation dans les salons Albert-Mollat, le lendemain de la réception du Prix Lavinal, à Lynch-Bages, en dialogue avec Véronique, sa fervente lectrice (l’entretien, riche, comme l’œuvre en ses 154 pages denses, de multiples ouvertures, dure une bonne heure) _,

répond sur le champ,

et d’une manière merveilleusement circonstanciée…

Je livre ce message, infiniment précieux _ sans rien de personnel, ni d’indiscret, on va le voir _, de l’auteur,

livrant ici quelque coin des plus « intime »_ sinon secret _ de la « fabrique » même de sa « fiction » :

cette  fiction

s’étant « faite » (et, ainsi qu’il l’énonce, « faisant désormais seule autorité«  en son livre tel qu’il existe, en l' »achèvement » de ses 154 pages),

mais aussi, « continuant« , encore, en quelque sorte, de « se faire« ,

« de creuser« ,

continuant de « pousser » quelques sillons (ou plutôt, en le terreau, l’humus noir nourrissant, quelques nouvelles radicelles d’un processus de déploiement d’une « arboration » foisonnante…)

en le terreau-territoire, donc, de son imagination d’auteur-roi de sa fiction « fictionnante » ;

mais aussi en celles, « fictionnées« , elles,

mais en mouvement continué ! vivant ! ému ! encore (= mobilisée ! _ et mobilisatrice !),

de ses lecteurs les plus (ou mieux) attentifs, du moins… _ puisqu’il (= l’auteur) nous (= les lecteurs) accule _ et combien brillamment ! _ à l’exercice _ vivant ! je le répète ! _ de tenter de résoudre, à notre tour, l' »énigme » que constituent, encore, pour nous, les blancs, les lacunes, sinon, même, peut-être, quelques contradictions de ce que le roman (tel qu’il est présentement _ et dorénavant ! _ figé en les 154 pages du livre achevé et disponible, entre nos mains) nous livre,

à travers le récit rétrospectif (lui même tout vibrant de mille émotions toujours mouvantes… ; et parfois approximatif) de sa narratrice, Thérèse Gandalonie,

à la façon des proliférantes racines du (très) grand arbre rouge,

« acclimaté« , lui aussi _ je veux dire comme l’ont été, en cet enclos de La Grande Sauvagerie, sur un promontoire rocheux du Limousin, les lucioles, importées, transplantées et « naturalisées«  (page 147),  elles, de Toscane, par Antoine Lambert) _, en Limousin, des rivages d’Amérique,

par un autre de la « tribu » Lambert, le cousin (d’Octave et Antoine, ou plutôt, quoi

que plus âgé qu’elle, d’Agathe, née, elle, en 1909) Alban, assez âgé, lui, pour être mobilisé à faire cette Grande Guerre et finir fauché par la mitraille, un des tout derniers jours de celle-ci, à l’automne, et peut-être même, un des premiers jours de novembre, 1918…

_ une période qui tout particulièrement m’intéresse, eu égard à la préparation « en cours«  (elle me « travaille«  aussi, continument…) de mes deux contributions au colloque Lucien Durosoir (1878-1955)  de Venise, à l’« Institut de la musique française romantique » (ou « Fondation Bru-Zane« ), les 19 et 20 février 2011 ; je vais en reparler, puisque vient de sortir une nouvelle « pépite«  merveilleuse Alpha, en l’espèce du troisième CD de l’interprétation intégrale de l’œuvre musical de Lucien Durosoir, que met en œuvre l’éditeur d’Alpha, mon ami Jean-Paul Combet, en l’espèce du CD Alpha 164 Jouvence, par l’ensemble Calliopée : éblouissant !!! j’en reparle sur ce blog très bientôt !!! _,

à la façon des proliférantes racines du (très) grand arbre

rouge :  le « cèdre » dit  « rouge« ,

ou « thuya géant » ;

je lis le passage (et en son souffle : celui de la narratrice, Thérèse Gandalonie), aux pages 137-139 de La Grande Sauvagerie :

« Pendant qu’Agathe poursuivait son récit _ ce soir de 1990, en son domicile de la rue de Babylone, à Paris _, je voyais,

ce qui s’appelle voir, image intrusive _ ou la réussite de la poiesis de la parole humaine en sa capacité (de semaille de graines de vie) d’« enchantement« _, presque effrayante par sa force de persuasion _ en effet ! _,

je voyais, donc,

Jean-François _ le Rameau qui avait eu la folie de s’affronter, corps et biens perdus, à la « réalité« , lui, de la « grande sauvagerie » (sans majuscules, elle !) des territoires les plus blancs (et pas que sur les cartes d’alors !) d’Amérique (et du Nord)… _

pousser _ lui, donc ! _ ses racines _ on lit bien : les « racines » de Jean-François (Rameau) lui-même ! _

dans la tête de ses enfants _ dont Jean-Guillaume, le père de Jeanne-Marie, qui épouserait ensuite Jérôme Lambert : ceux qui (en « une dizaine de voitures« , à « la fin octobre 1822« , page 136) se transplanteraient de Bourgogne en Limousin… _,

à la façon patiente de cet arbre géant de la Colombie britannique,

le cèdre rouge,

dont il était le premier européen sans doute à avoir donné une description,

dont il avait dessiné, et c’était très certainement la plus belle aquarelle des Carnets,

le racinage,

la façon dont les racines s’insinuent à travers les roches les plus compactes,

pouvoir de pénétration plus irrésistible, plus redoutable, mystérieux, nocturne et silencieux, que le fracas _ même : dissolvant, lui _ des vagues contre les falaises.

Agathe voulut bien acquiescer :

l’image ne lui semblait pas très juste pourtant, et elle ne l’était certes pas,

mais vigoureuse ;

et puis elle allait au cœur :

elle m’apprit que, dans les dernières années de la Belle Époque _ peu avant 1914, donc _, l’un des descendants de Jean-François,

Alban Lambert,

un cousin qu’elle aimait comme le grand-frère qu’elle n’avait pas eu _ elle s’entendit moins bien avec son propre petit frère, Léonard, né en 1912, lui… _

un cousin mort à la guerre, l’avant-veille de l’armistice,

devait planter,

sans rien savoir _ pourtant _ des pages du Journal que je venais d’évoquer

_ et « inventé » quelques années plus tard seulement : « à l’automne 1936« , par un certain John Fleming (page 109), d’abord ; puis lors d’« une publication savante« , par les soins d’« un (sien) ancien camarade d’études, le Dr Anders« , quand « fut annoncée en mai«  1938 cette « découverte«  (page 11) ; mais surtout « l’été 1954« , lors de « la mise aux enchères des manuscrits«  et « l’acquisition décriée des douze carnets de cuir rouge par une université américaine«  (celle de Yale : les carnets quittant alors le Québec ; et le Canada), « pour voir le nom de Jean-François Rameau refaire surface » planétairement alors (page 111 aussi) _,

deux magnifiques spécimens de cèdre rouge

ou, comme on dit plus volontiers aujourd’hui, de thuya géant :

on peut encore les voir, du moins, se reprit-elle, était-ce encore le cas lors de son dernier séjour à Saint-Léonard, dans le parc de La Grande Sauvagerie, derrière la tour de l’observatoire. »

Et c’est là que se situe, page 138, le passage

déjà cité en mon compte-rendu précédent de La Grande Sauvagerie,

sur la constitution, par la « légende« , de la famille Rameau-Lambert, en une véritable « tribu » :

« la légende de Jean-François…« , l’expression se trouve page 138.

Voici donc ce courriel passionnant :

De :   Christophe Pradeau

Objet : RE: Article de mon blog Mollat sur « La Grande Sauvagerie »
Date : 18 juin 2010 01:24:46 HAEC
À :   Titus Curiosus


Cher Titus Curiosus,

je trouve vos messages et votre article au retour d’un séjour de quelques jours à X… Merci infiniment pour cette belle lecture, si impliquée et si précise à la fois, qui, par la façon qu’elle a d’accompagner le texte commenté, de se glisser dans ses recoins et ses interstices, dans ses blancs et lacunes, de digresser, de revenir en arrière, de piétiner et d’aller de l’avant, m’a rappelé l’écriture si singulière de Péguy _ mazette ! _, notamment dans ses essais sur Hugo ou sur la trilogie de Beaumarchais (ce merveilleux livre posthume que l’on connaît sous le titre de Clio) ; ou encore, moins connu et nettement moins accompli mais vraiment étonnant, le commentaire linéaire intégral de Madame Bovary par Léon Bopp _ inconnu de moi jusqu’à ce jour : grand merci, Christophe !

Vous avez presque toujours touché juste _ merci ! _, jusque dans le choix des illustrations. L’horloge de la « Maison Renaissance » de Lubersac flotte bien quelque part, en effet, derrière celle du Vieux Logis de Saint-Léonard ; et la Thérèse des Âmes fortes _ Christophe a écrit, comme j’avais, moi aussi, failli le faire : Âmes mortes ! mais là, ce n’est pas de Giono, mais de Gogol, qu’il s’agit ! _ derrière Thérèse Gandalonie _ je m’en réjouis, tant j’apprécie, et c’est encore un euphémisme, ce Giono-là : celui aussi d’Un Roi sans divertissement, Noé, Deux Cavaliers de l’orage, Les Grands chemins, Ennemonde et autres caractères, L’Iris de Suse : quel (jubilatoire) magicien du récit !.. Et en creusant un peu, j’ai découvert, alors, que Christophe Pradeau a réalisé un Jean Giono, paru aux Éditions Ellipses en 1998…

Pour ce qui est des précisions demandées…

Je n’ai pas constitué de chronologie précise, qui aurait préexisté au livre à la façon d’un plan _ et d’un cadre (ou d’une cage) a priori _, et je n’en ai pas établi a posteriori pour m’assurer _ Christophe n’a pas ce type d’« inquiétude«  maniaque… ; par là, il est tout à fait dans la descendance (poïetique) d’un Giono ! pour ne rien dire d’un Faulkner… _ de la cohérence de l’ensemble ; j’avais intuitivement _ cela devant largement « suffire« … ; la priorité étant la coulée (et plus encore le coulant) du flux… _ le sentiment que cela tenait, globalement… Mes premiers lecteurs – les lecteurs si précieux du premier cercle amical – l’ont fait pour moi et m’ont permis de corriger deux ou trois incohérences _ sans nulle gravité : Thérèse qui raconte n’est pas une machine ; ni une exégète (d’elle-même) maniaque… _ de détail : je croyais que cela avait été fait pour avril 1954-avril 1956… _ une discordance signalée entre les pages 62 et 16… Sans doute un problème de report sur les 3es et dernières épreuves… Il reste toujours des choses de ce type dans un livre et c’est assez rageant…

Pour ce qui est des liens familiaux. Marie-Lou _ la tante protectrice de Thérèse, dont le jardin au figuier généreux lui est (chaleureuse !) terre d’asile _ est, abusivement, qualifiée d’ « épouse morganatique » parce que, fille du bas pays, issue d’une famille paysanne d’une modeste aisance, elle épouse le frère de la mère de Thérèse _ voilà ! _, rejeton d’une famille prospère du haut pays

_ le jeu bas/haut – haut / bas est important dans l’économie du roman de Saint-Léonard : dès la première page, où tout « dévale« , tantôt abordé d’en-bas (à grimper, avec ses pieds : « Elle (la « lanterne des morts » : fascinante ! pas encore nommée par la narratrice, Thérèse, en cette toute première phrase, déballée par son récit, du livre !) domine le village, lui-même haut perché avec ses raidillons coupe-jarrets, ses monte-à-regret cabrés vers le ciel« …), tantôt vu d’en-haut (par un regard non essoufflé, alors ; mais le corps peut se mettre, et, bien vite, à se laisser aller à courir ! en fonction de l’âge, surtout… : « l’emmêlement têtu, le ruissellement (surtout : tout se met à couler !) gris bleu de ses toitures d’ardoises, ses étagements de balcons, de tourelles en encorbellement arrimés aux redans du rocher, avec l’ample retombée (voilà !) de ses jardins en terrasses, ses volées de marche dévalant (ça s’accélère ! la course vite emporte…) la pente, impatiente (voilà !) de se faufiler au milieu du quant-à-soi des vergers,

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entre les hauts murs de granit, gainés de mousses et de lichens, alourdis par le débord cornucopien (à foison !) des arbres en espalier, la plénitude (oui !) tentatrice (paradisiaque !) des reine-claudes, des figues fleurs (les voici déjà !) , des sanguinoles ou des pavies, tunnels d’ombres et de feuillages le long desquels on dégringole (voilà, voilà ! de plus en plus vite, par l’effet de l’attraction gouleyante de l’ivresse de la pente avalée…) en criant à tue-tête pour déboucher enfin, hors d’haleine, échevelés, les joues en feu, au milieu des éclats de rire des berges, des courses trébuchantes sur les bancs de galet, face à l’éclaboussement (cézannien ! et zolien : cf les rives de l’Arc tout au bas de la pente d’Aix-en-Provence !)

http://www.isere.grenoble.snes.edu/spip/IMG/jpg_Paul_Cezanne_Baigneuses_1874_jpg-2.jpg
des corps nus dans l’eau froissée de soleil
« 
… : c’est superbe ! quel bonheur d’écriture !)…
_,

Marie-Lou est, abusivement, qualifiée d’ « épouse morganatique » parce que, fille du bas pays, issue d’une famille paysanne d’une modeste aisance, elle épouse le frère de la mère de Thérèse, rejeton d’une famille prospère du haut pays,

famille bourgeoise déjà, affranchie _ elle _ des servitudes _ lourdes _ de la terre. Je n’ai pas imaginé de prénom à cet oncle maternel de Thérèse, l’époux de Marie-Lou _ il demeure seulement (rien qu’) une « fonction » : comme pas mal des personnages masculins, ici… _, mais j’avais pensé lui donner le nom de Decay _ un mot de la famille de « descente » ; cf « décadence » (en anglais, « to decay«  signifie « se gâter« , « pourrir« , « partir en ruines«  : « déchoir« , donc… Il est censé avoir fait l’acquisition de la maison aux arcades et du jardin au figuier _ celui de la « chute« , au Paradis, dans la Genèse… _ quelques années après la mort d’Antoine, maison dont la famille Lambert, les héritiers d’Antoine, se défont, on ne sait pourquoi _ non plus _, au profit d’une famille du bourg, les Decay _ mais de telles transactions ne sont pas dénuées d’importance à l’échelle d’un petit pays… _, pas plus qu’on ne sait dans quelles circonstances Antoine a pu l’acquérir et à qui il l’a acheté _ le souci de l’auteur (quant à la « fabrique«  de son « monde« ) va assez loin, on le voit ; jusque dans ce qu’il choisit de délaisser : dans l’ombre (= sans focalisation trop nette). Pas de lien de famille donc entre Thérèse et les Lambert, du moins dans mon esprit, mais le texte autorise, bien entendu, à en imaginer et je l’ai voulu ainsi _ bravo ! La grand-mère de Thérèse, dont la mort la touche tant, est sa grand-mère maternelle : donc la mère _ aussi _ du mari de Marie-Lou. Cette dernière _ la bonhomie généreuse et la faconde de sa silhouette n’étant pas sans me rappeler celles de l’« Ennemonde » de Giono, sans sa « patte«  de carnassier, toutefois… _ est une sorte de figure de substitution sur laquelle se reporte l’amour de Thérèse pour son aïeule. Le père de Thérèse est laissé _ lui aussi _ dans l’ombre parce qu’il en est une _ c’est dit ! _ : d’une famille un tout petit peu moins aisée _ une différence infinitésimale suffisant ! _ que les Decay, d’un caractère moins bien trempé que celui de sa femme, il passe le plus clair de son temps _ fuyant comme la truite de montagne, à la peau un peu gluante quand on veut la saisir, ou tenir _ à la pêche… J’imagine tout ce que sa femme a pu dire _ certes ! _ sur les Gandalonie ! _ un nom qui me paraît proche de celui des « Vandales« , qui passèrent jadis par là aussi, avant de se poser et fixer en Vandalousie… Ai pensé, je m’en aperçois en vous écrivant, aux Dodson du Moulin sur la Floss.

Bien entendu, tout ce que je viens d’écrire est pour ainsi dire virtuel puisque seul le texte fait autorité _ bien sûr ! Ce sont des données qui m’ont été utiles pour écrire le roman _ en la gestation pétulante et pétillante : festive, de sa « fabrique«  _ mais que j’ai retirées – comme un échafaudage – ou qui sont restées en suspension _ c’est aussi bien intéressant, cela _, tout au long de l’élaboration du livre, dans le blanc de la page _ que le lecteur bien attentif ne peut que deviner : il est jubilatoirement passionnant de pouvoir, ainsi, glisser un œil dans ce « chantier de construction«  tout frais et si vivant : frémissant encore… Lire alors aussi est frémir…

Merci encore de m’avoir offert le plaisir de replonger _ merci ! _ avec vous au plus intime _ voilà ! mais c’est moi qui vous suis infiniment reconnaissant de l’éclairer ainsi ! en son frémissement ainsi « continué« , « retrouvé » par vous, l’auteur, en la lecture du « commentaire« … : le chantier de l’activité fictionnante se poursuivant par là, non seulement en le lecteur, mais même, ici, en l’auteur, lecteur du « commentaire« _ de La Grande Sauvagerie. J’ai retrouvé, en effet, en vous lisant, une saveur, une qualité d’intimité _ merci de me le faire, à votre tour, ainsi, partager ! _, inséparable de l’écriture, du livre en chantier _ mais oui ! _, mais dont, le livre publié, il s’agit de faire son deuil, à moins que certaines lectures ne vous la restituent _ la lecture, bien sûr, est (toujours, mais surtout à son plus vif) une reviviscence… C’est un plaisir rare et troublant, que je vous dois _ doublement merci (beaucoup) à vous, Christophe !

C’est pour cela que s’adresser à l’auteur, et continuer la « conversation« , en quelque sorte, qu’il a proposé d’entamer avec vous, lecteur, en vous offrant (à l’opération risquée, vôtre, de la lecture) « sa bouteille à la mer » (qu’est le livre : fictionné), est l’occasion de lui témoigner un peu de la (magnifique) reconnaissance (et gratitude) de cette joie pure de lire, en sa richesse, du lecteur ! admis à « collaborer« , en quelque sorte, à son tour _ à la façon de l’interprète musical de la partition écrite, notée… _, à partir des perches que lui tend (ou ne lui tend pas, avec des blancs et des lacunes, ou des ombres, volontaires), en ses phrases, l’auteur, à un jeu (comme « de l’oie«  : en partie ouvert par les hasards organisés et à moitié imprévisibles de la partie : la retombée des dés et le jeu qu’elle vient soulever…) ; à un jeu, donc, de perspicacité, au plaisir d’élucidation (jamais achevée, en effet) des « énigmes » (patentes) du récit lui-même, organisé ainsi et pour cela (ces portes ouvertes sur des pistes diverses devenant possibles…), du livre…Avec quelle densité et profusion ici : proprement « cornucopienne«  ! en effet !

il me semble que l’adjectif, présent en l’ouverture (assez audacieuse par là ! vis-à-vis de tant d’« indiligents lecteurs« , près de quitter, dès pareil seuil, le livre _ de fiction, le roman _, qu’ils viennent à peine d’entrouvrir !..) du récit de l’universitaire, désormais émérite, qu’est Thérèse, page 11, à propos des « hauts murs de granit« , enserrant les « vergers«  de Saint-Léonard (ou Saint-Robert, son modèle dans la réalité du territoire, si l’on préfère), « gainés de mousses et de lichens«  : « alourdis par le débord _ voilà ! _ cornucopien des arbres en espalier«  (et combien ce « débord« , fructiforme, ou fruitier, est superbe !),

revient une autre fois : je viens de le trouver, page 51,

à propos de « la langue » et de « la veille patiente« , dans les « bibliothèques de la Nouvelle-Angleterre dont les portes restent ouvertes jour et nuit«  : « où s’entretient sans discontinuer, tous les jours de l’année, jusque dans les heures les plus hostiles du petit matin, le feu vacillant des lectures buissonnantes, la veille patiente de ceux qu’on appelle, dans la langue cornucopienne de la Renaissance (voilà !), les Lychnobiens (ceux qui vivent à la lueur des lanternes)« … Fin, ici,de mon incise sur ce généreux, un peu rare aujourd’hui, adjectif : « cornucopien, cornucopienne« 

Bien amicalement,

Christophe Pradeau

Dans la curiosité festive de votre prochain opus…

Titus Curiosus, le 19 juin 2010

Post-scriptum :

Lui ayant demandé son blanc-seing

à la publication de notre (modeste) échange,

voici le petit mot (de réponse)

que je reçois ce matin, il est 5 heures, de Christophe Pradeau :

Cher Titus,

Je ne vois pas d’inconvénient à publier ma réponse à votre article et le commentaire qui l’accompagne.

Merci encore…

Vous avez une façon d’écrire d’une tonicité réjouissante et communicative.

Bien amicalement,

Christophe Pradeau

« Wow » ! _ soufflerait le cher ami Plossu…

C’est moi qui suis le débiteur :

de la richesse proliférante, « cornucopienne« , donc

(mais contenue : retaillée _ sans perdre le souffle, tout au contraire, pour mieux affûter ses fulgurantes, ou terribles, envolées : tout respire ! _, retaillée au burin, au ciseau, au stylet, à la plume _ michel-angelesque ! sur la blancheur du marbre chaleureux, en fusion (en sa merveilleuse fondante autant que consistante plasticité…) de vos mots ! _ d’exigence artiste ! cf le « en espalier » de la taille des arbres des vergers de Saint-Léonard !)

de votre « monde« ,

cher Christophe,

celui qui jaillit et sourd de votre écriture _ et « le style, c’est l’homme même » ! _ :

en une densité qui continue d’échapper _ et donner à profusion : en votre générosité (« cornucopienne » ! donc…) d’auteur-écrivain : oui, vous l’êtes ! _ fruits, fleurs, feuilles, rameaux _ eh ! oui ! _, branches et frondaisons splendides, caressés (et soulevés) par le vent et la lumière , dans l’univers d’en-haut,

et racines et radicelles (à champignons !), dans l’univers « souterrain« , ou d’en-bas, dans le terreau et le terrain et le territoire :

tous, frémissants qu’ils s’agitent (et que vous percevez ! si merveilleusement, en votre écriture !)

_ tel Lucrèce ;

je n’ai encore rien dit (quelle faute ! mille pardons !) de ce que vous en faites, aux pages 86 :

« j’entends la pluie d’atomes chantée par Lucrèce« 

et 87 : « plus rien ne compte que les entrechoquements d’atomes, ces écarts et pas de côté (oui ! le clinamen décisif !) qui sont tout à la fois la genèse et l’apocalypse (en effet : « à la fois« , oui ! d’un seul et même mouvement, en la richesse infinie de ses métamorphoses rebondissantes complexes !), le début et la fin (l’alpha et l’oméga !), toutes choses mêlées, confondues dans la même (giboyeuse !) pluie fine de printemps« 

(celle-là même rencontrée, avant-guerre certainement, par la merveilleuse Marie-Lou, elle, à la page 60 du récit de sa nièce Thérèse Gandalonie, en ce que cette dernière nomme, avec tant de justesse, une de ses « heures enchantées » (jusqu’à donner son titre au « chapitre troisième » : « Les heures enchantées« ) :

« elle _ Marie-Lou, donc _ avait fini par pénétrer pourtant dans la lumière, par se glisser (voilà ce qui est requis de nous, vivants humains : ce banal, mais décisif geste de courage ! que tant, telle la mère de Thérèse, se refusent, eux, rigidement, d’accomplir !) dans le ruissellement dansant du spectre. Le monde s’était replié, resserré sur lui-même ; tout n’était plus qu’entrechoquements, retombées erratiques et joyeuses (mais oui ! car la joie « est«  spacieuse ; cf Jean-Louis Chrétien ! en son décisif La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation : je le recommande éminemment !) de petits grains de couleurs. Lou s’abandonna, la bouche ouverte, prise d’une envie folle de courir et de crier, de chanter sa joie et sa peur, et incapable d’articuler un son, de faire le moindre geste, offerte (oui ! telle une Danaé à la pluie d’or…) tout entière (oui !) à la pluie lumineuse qui s’enroulait autour d’elle (magiquement et naturellement ! les deux vont de pair : et le poète le « voit«  ! telle la Thérèse du livre de Christophe !!!), qui l’enlaçait, la pénétrait comme l’eau la terre meuble, l’entraînant corps et âme (oui ! et elle ne l’oubliera plus !) dans une ronde où elle se démultipliait (voilà : en se dépliant…) à l’infini et finissait (se décentrant ainsi de son « quant-à-elle-même » trop social-bête, en se livrant à cette altérité !) par se perdre ( bien heureusement ! une grâce !) de vue«  (pour se déployer « corps et âme« , donc, à jamais…) ;

ensuite :

« pas un bruit, si ce n’est le glou-glou des rigoles, le travail obscur, l’odyssée invisible de l’eau, le lent ruissellement, la lente traversée des épaisseurs d’humus vers le silence étale des nappes phréatiques«  : ce bonheur d’écriture et de vérité-là se savoure à la page 61 de La Grande Sauvagerie…),

« plus rien ne compte que les entrechoquements d’atomes, ces écarts et pas de côté

qui sont tout à la fois la genèse et l’apocalypse, le début et la fin,

toutes choses mêlées, confondues dans la même pluie fine de printemps, donc

_ je reprends ici l’envol du récit de Thérèse, cette fois (après celui _ que Thérèse rapporte, en sa mémoire, ou plutôt évoque et reconstitue, avec, aussi, ses nouveaux mots à elle… _ celui de Marie-Lou, avant-guerre, elle, à la page 60) de Thérèse, cette fois, et maintenant !, la plume à la main de ce livre, à la page 87 :

« ce livre que vous lisez, dont je suis tout près d’écrire le dernier mot« , dira Thérèse Gandalonie à la page finale de La Grande Sauvagerie, page 154… _,

de celles (ces « choses mêlées, confondues dans la même pluie fine de printemps« , donc)

qui exaltent, libèrent toutes les odeurs, tous les parfums (et aussi les saveurs) de la terre,

une petite pluie pénétrante (et fécondante !) qui contient en elle (oui !) l’infinie diversité des formes et des existences » _ eu leur incessant jeu (tant héraclitéen qu’ovidien !) de « métamorphoses«  tant obscures, immergées dans la nuit ou reléguées dans l’ombre, que luminescentes : il faut apprendre, aussi, à les recevoir et accueillir, au lieu de les nier et refuser, dénier, pour savoir en toute simplicité, et vérité, les percevoir !.. ;

même si la nièce Thérèse a semblé, un temps, moins habile ou douée pour cela que sa tante (ni Decay, ni Gandalonie, en son enfance des « fonds humides« , elle ; voire des « fosses à purin« , dont elle s’extrait et s’extirpe, « grimpée sur le talus », déjà, page 57…) Marie-Lou ;

Thérèse ayant dû, elle, passer par, et accomplir quelques larges détours : tant dans l’espace et le temps (l’histoire autant que la géographie) que dans les « curiosités«  (toujours singulières) d’une culture, ultra-fine, incorporée peu à peu, dans l’éclairement patient de quelques lumineux livres ; encore lui a-t-il fallu, aussi, oser s’essayer à l’exercice (insu ! pour commencer) de bien, bien les lire… _ :

comme je vous suis, cher Christophe,

en ce lucidissime lucrécianisme !..

qui n’est pas sans m’évoquer aussi l’enchantement « électrique«  si follement généreux et déployé d’un Walt Whitman ! en son magistralement magique Feuilles d’herbe !.. ;

et fin ici de l’incise lucrécienne ! _,

tous

(fruits, fleurs, feuilles, rameaux, branches et frondaisons splendides, caressés, et soulevés, par le vent et la lumière, dans l’univers d’en-haut, et racines et radicelles (à champignons !) continuant leur poussée, dans le monde inverse d’en-bas) _  je reprends et poursuis pour l’achever enfin ma propre phrase ! _

frémissants qu’ils s’agitent,

parties prenantes, et combien ! _ on l’a perçu _, du circuit de la vie,

et féconds…

Merci ! de tout cela ! Christophe…

la « vraie vie de la culture » à Nérac ; soit « le bonheur vrai de la recherche : ce dont témoignent les « Journées du livre d’Histoire » de Nérac » (II)

28oct

J’en viens donc maintenant au fait de mon propos : rendre compte de ma joie d’avoir « rencontré » une « vraie vie de la culture«  « en Région » _ sic : ainsi que cela se dit parmi certains « institutionnels«  de la-dite « Culture«  (re-sic)… _ :

à Nérac, lors de la seconde édition de ses « Journées du livre d’Histoire« , samedi 24 octobre 2009 dernier ! Et en prenant le temps d’échanger bien avec les uns et avec les autres…

Bien sûr, j’ai ramené de Nérac une moisson de livres (d’Histoire) :

_ un concernant le devenir plus ou moins « clair » du personnel politique de Vichy _ l’époque, ainsi que « ses suites« , continue(nt) de m’intéresser ; eu égard à tout ce qui demeure de non-dit brûlant (et tu) ; notamment en ce qui concerne Bordeaux et sa région… _, signé M. Érick Labrousse : à creuser… ;

_ deux livres concernant l’histoire d’Agen, la cité de l’enfance (heureuse) de la mère de mon épouse ; comme en souvenir d’elle ; et à destination de mes enfants : « Agen et les Agenais dans la Grande Guerre« , aux Éditions Alan Sutton, avec une dédicace des deux auteurs, Bertrand Solès et Alexandre Lafon ; ainsi que l’album de photos de la collection « Mémoire en Images« , toujours chez le même éditeur, Alan Sutton : « Agen _ l’Entre-Deux-Guerres« , par Bertrand Solès, agenais…

_ un « Hors-Série » de « La Dépêche du Midi » : « Jean Jaurès 1859-1914 : Les grandes unes de La Dépêche » _ 50 éditoriaux signés de Jean Jaurès _, avec des articles de présentation des professeurs Rémy Pech, Rémy Cazals, Georges Mailhos, Jean Sagnes, Jean Faury & Alain Boscus ; en souvenir d’une personnalité dont on célèbre le cent-cinquantième anniversaire de la naissance, et dont les Éditions Fayard poursuivent la publication d’une importante sélection d’écrits (17 volumes sont prévus), sous la direction de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar _ vient de paraître le volume 1 consacré aux Écrits des « Années de jeunesse » (1859-1889)…

_ « Parade pour une Infante« , sous-titré « le périple nuptial de Louis XIV à travers le midi de la France (1659-1660)« , de Hubert Delpont (aux Éditions d’Albret, à Narrosse) _ fondateur en 1983 de l’association (dédiée à la « recherche«  historique) « Les Amis du Vieux Nérac«  _ ; ouvrage qui m’intéresse tout particulièrement pour avoir entrepris, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, des recherches autour des musiciens accompagnant le roi (ou, aussi, Mazarin) en ces périples vers Saint-Jean-de-Luz et l’ïle des Faisans ; pour un projet de Hugo Reyne (et « La Simphonie du Marais« ) : Hugo Reyne a depuis _ en novembre 2007 _ proposé en un double CD Accord _ n° 4442 9894 _ un album « Musiques pour le mariage de Louis XIV« … Hubert Delpont n’a certes pas centré sa recherche sur les musiciens faisant partie de ce(s) voyage(s), mais il m’indique, samedi, la présence, lors de ce « périple nuptial » de Louis XIV, de Francesco Cavalli à Bordeaux _ où le couple royal (et la cour) séjourne(nt) du 23 au 27 juin 1660 _ ; tandis que moi-même lui apprend celle, à Toulouse, de Louis Couperin, à l’automne 1659 _ la cour y demeure du 14 octobre au 28 décembre… De fait, Hugo Reyne peut affirmer que Louis Couperin tenait l’orgue de l’église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Luz où se déroula la cérémonie du mariage royal ayant eu lieu « côté français« , le mercredi 9 juin 1660 ; une autre cérémonie de mariage ayant eu lieu un peu plus tôt, le jeudi 3 juin 1660 (Louis XIV n’y étant présent qu’en la personne d’un « tenant-lieu » : en l’occurrence Don Luis de Haro : le détail est donné page 186), « côté espagnol« , en l’église de Fontarabie, Santa María de la Asunción y del Manzano… Les documents officiels indiquaient fort rarement les noms des musiciens-interprètes participant aux cérémonies, de même que les noms des musiciens-compositeurs dont étaient interprétées des œuvres : la musique était alors essentiellement fonctionnelle… C’est donc seulement « par la bande« , au travers de correspondances personnelles, ou de contrats (professionnels notariés) que le chercheur peut aujourd’hui parvenir à obtenir ce type de « renseignements« , le plus souvent. Ainsi ignore-t-on, de même, quels furent les compositeurs des musiques « ayant servi » à la cathédrale Saint-André de Bordeaux pour un autre mariage franco-espagnol, celui du père de Louis XIV, Louis XIII, avec Anne d’Autriche (la cérémonie eut lieu le 21 novembre 1615) ; en même temps que se célébrait, le 25 novembre, à Burgos, le mariage du frère d’Anne d’Autriche, le roi Philippe IV d’Espagne, avec la sœur de Louis XIII, Elisabeth de France _ les parents de la future reine Marie-Thérèse ; Louis et Marie-Thérèse étant par là doublement cousins germains… : ce double mariage entre les dynastie des Bourbons et des Habsbourg avait vu l' »échange » des princesses Elisabeth de France et Anne d’Autriche à l’Île des Faisans, sur la Bidassoa, le 9 novembre 1615 _ Hubert Delpont le signale page 204 de son livre… 

_ et enfin le livre des « Actes du colloque d’Agen & Nérac (14-15 novembre 2008) La Grande Guerre aujourd’hui : Mémoire (s), Histoire(s)« 

Paradoxalement, j’ai réservé pour une « autre fois » les deux livres, qui, avec le « Parade pour une Infante » de Hubert Delpont, stimulaient le plus ma curiosité :

mais parce que je suis sûr que je les lirai, quand je disposerai d’un peu (plus) de temps pour me plonger dans leurs arcanes ;

il s’agit d’une part du « Haussmann d’Albret«  de ce même Hubert Delpont, en collaboration avec Hervé-Yves Sanchez-Calzadilla, édité par « les Amis du Vieux Nérac« , en 1993 :

Haussmann, qui sous-préfet de Nérac, ainsi que sous-préfet de Blaye, avant de transformer, comme on le sait, l’urbanisme parisien _ sur une vision romanesque du « phénomène« , lire le magnifique « La Curée«  d’Emile Zola… _, a marqué aussi de son empreinte l’urbanisme bordelais… _ ;

et, d’autre part, des « Carnets de guerre d’un hussard de la République«  _ ceux de Marc Delfaud _, qui viennent de paraître ce mois d’octobre 2009 dans une passionnante édition critique préparée par le général André Bach (auteur de « Fusillés pour l’exemple _ 1914-1915« , paru aux Editions Tallandier en 2003 : déjà un très grand livre !) et Solange Delfaud, la fille de ce « témoin » de la Grande Guerre _ et elle-même géographe _, aux Éditions Italiques…


Je joins ici la (très éloquente) quatrième de couverture :

« Septembre 1914. « À celui qui trouvera le présent carnet, prière de le faire parvenir à Mme Delfaud, institutrice à La Barde par Saint-Aigulin, Charente-Inférieure. »

Cette sobre phrase inscrite en tête du premier des 18 carnets de guerre de Marc Delfaud nous avertit : ce jeune marié, instituteur dans le civil, parti à la guerre sans même avoir pu embrasser sa femme, tient à lui laisser une trace de son passage dans cette machine à broyer les hommes. C’est pour elle, avant tout, qu’il tient son journal. Tel le miroir que Stendhal promenait au bord du chemin, son témoignage est toujours minutieux, spontané ; mais documenté.

Et Marc Delfaud est un observateur digne de confiance : pacifiste, il est aussi un patriote que l’on ne peut soupçonner d’aucun secret défaitisme. S’il a tenu à partager les misères de la piétaille des tranchées, alors que son niveau d’études lui aurait permis de prendre du galon, ses opinions progressistes ne l’aveuglent en rien. Il n’y a nul sectarisme chez cet observateur lucide, qui sait que le peuple n’est pas exempt de tares et de vices, au front comme ailleurs. Delfaud, affecté au peloton des téléphonistes, est en permanence au contact du commandement, dont il observe la conduite sans complaisance. Il rend hommage à la valeur et l’humanité de nombreux officiers ; mais il est révolté par l’arrogance de certains gradés et les brimades stupides infligées à des hommes qui ont les plus grandes chances de finir déchiquetés par les obus.

On n’oubliera pas de sitôt ces portraits au vitriol : le colonel qui force les hommes à passer dans les mares de boue sous prétexte qu’ils sont déjà sales ; cet autre qui lève sa cravache sur le soldat qui ne se dérange pas assez vite. Cet autre encore qui expédie chez lui, par malles entières, le butin pillé dans les villages évacués…

Marc Delfaud vérifie ses informations et les recoupe. Et quand elles ne sont pas de première main, il cite ses sources. Témoin intelligent, il sait lire entre les lignes les ordres et les bulletins, et en tire souvent des conclusions exactes. Le front, il le montre bien, est aussi le reflet d’un monde en pleine évolution. Face aux sous-officiers et officiers de carrière, encore empreints de routine bureaucratique et de préjugés de classe, les mobilisés sont désormais des citoyens, formés par l’école publique de la IIIeRépublique ; ils veulent bien accepter de sacrifier leurs vies, mais non d’être insultés ; combattre, mais non crever comme des cloportes dans des trous fangeux et puants.

Il ne faudrait cependant pas croire que Marc Delfaud n’est qu’un observateur froid à force d’être lucide. S’il absorbe toutes les informations, son œil demeure sensible à ce qui reste de beauté dans cet univers de feu et de folie : le ciel et ses nouveaux oiseaux de métal, dont on peut oublier, quand on les voit de loin, qu’ils sont aussi des moyens de destruction ; les bribes de paysage, les objets miraculés, l’indestructible aptitude de l’homme à créer la beauté jusqu’en enfer. En témoigne sa rencontre avec ce curieux musicien, en mars 1915, qui « sort de son sac un archet fait avec un morceau de bois et des crins de cheval, et un violon dont une boîte à cigares et un manche à balai ont fait tous les frais », et qui en tire des sonorités insoupçonnées qui font oublier aux Poilus, l’espace d’un instant, la guerre et la mort qui rôde.

Frappé par la finesse et la qualité littéraire du récit de Marc Delfaud, le général André Bach, ancien chef du Service historique de l’Armée de terre qui, depuis plus de dix ans, réfléchit sur le premier conflit mondial à partir des archives militaires et de son expérience d’officier, voit en ce livre l’un des très rares documents mis au jour récemment qui soit capable de changer notre vision de la Grande Guerre, Les notes et l’apparat critique très complets qu’il a rédigés pour cette première édition en font bien davantage qu’un témoignage : une source historique à part entière » _ on ne saurait, en effet, mieux dire…

J’ai entendu deux fois le général Bach, le 14 novembre 2008 à Agen, au colloque « La Grande Guerre aujourd’hui : Mémoire (s), Histoire(s) » ; et samedi 24 octobre dernier, d’abord en une remarquable conférence d’une vingtaine de minutes, en compagnie de Solange Delfaud, dans une salle annexe à la Salle des Écuyers ; ensuite, en aparté :

sur le fond du sujet _ la guerre _, comme sur la forme _ je veux dire le travail historiographique de l’historien _, son travail est magnifique et passionnant.

Je veux dire aussi ici combien ont été riches les diverses conférences auxquelles j’ai assisté _ conversant avec des auteurs dans la grande salle (« des Écuyers« ), j’ai pu en « manquer«  une ou deux… _ :

_ celle de Bertrand Solès, sur « La carte postale et l’histoire du Lot-et-Garonne » ;

_ celle de Brigitte Coppin, auteur de livres de jeunesse, sur « L’Histoire proposée aux jeunes » ;

_ celle du président de l’Association des Professeurs d’Histoire et Géographie d’Aquitaine, Eric Bonhomme, sur la Revue « Historiens et géographes pour les enseignants » ;

_ et enfin celle du général Bach et Solange Delfaud sur leur édition des « Carnets de guerre » de Marc Delfaud ;

de même qu’ont été vivants et nourris les échanges avec le public, qui ont suivi…

Pour ma part, j’ai posé à Éric Bonhomme une question sur la « liberté » du professeur d’Histoire-et-Géographie comme « auteur de son cours« , face, d’une part aux programmes _ ainsi qu’au rythme que ces « programmes«  semblent quasiment imposer aux enseignants ; tout particulièrement, mais pas seulement non plus, dans les classes d’examen… _ ; et, d’autre part, face au savoir produit (= créé) par les historiens et les géographes, en permanence ; et face à des « synthèses » de ces savoirs, telles que celles que propose précisément aux enseignants de la discipline la « Revue » ici présentée…


Une comparaison entre les pratiques de fait des enseignants en France et dans d’autres pays _ par exemple aux États-Unis ; mais aussi dans des pays européens, l’Allemagne ou l’Espagne… : mais les finalités y sont très diverses ; il faut bien les identifier avant de procéder à des comparaisons… _ a permis de réfléchir un peu sur le travail de l’enseignant d’Histoire-et-Géographie dans _ ainsi qu’avec _ sa classe ; notamment par rapport à l’épistémologie de ces disciplines (de l’Histoire et de la Géographie) ; afin de faire prendre un peu mieux conscience, peut-être, que l' »Histoire historienne » est le fruit d’un travail exigeant et ouvert de l’esprit ; et ne doit pas être confondue, par les élèves, avec une « réalité historique » qui irait de soi ; et que, comme si celle-ci « s’imposait » d’elle-même, il suffirait à tous et à chacun de constater et enregistrer, passivement en quelque sorte. La tâche d' »établir les faits«  _ en visant une idéale objectivité… _ représentant une ardente tâche critique et collective (par le débat vivant des analyses) à l’égard des diverses idéologies et propagandes qui ne manquent pas de chercher à accaparer les esprits… 

Bref, cette manifestation des secondes « Journées du livre d’Histoire » à Nérac, ce samedi 24 octobre, de 10 heures à 18 heures, fut passionnante à tous égards ;

et elle témoigne, par le soutien, en amont, des « Amis du Vieux Nérac » d’une curiosité culturelle exigeante, vivante, de fond et féconde, dans les « pays » de notre Région Aquitaine ; d’un amour désintéressé de la recherche et de la culture, indépendamment des carriérismes et des raisonnements pragmatiques à court terme et à courte vue…

Voilà comment j’ai « articulé » pour moi-même cette « manifestation » à « soutenir » et aider à « pérenniser » à ce que j’avais entendu la veille au Conseil Régional, rue François de Sourdis, à Bordeaux, à propos  de « la créativité et l’innovation au cœur de la relation homme / territoire dans un monde numérique« …

Peut-être l’apport d’outils numériques des dernières hyper-technologies pourrait-il conserver la trace et répandre au loin les échanges féconds d’une telle manifestation.

Bravo et un grand merci aux organisateurs

qui n’ont pas ménagé leurs efforts pour ces « rencontres » d’une culture vivante ;

et conviviale !..

Gasconne, en Albret !..

Titus Curiosus, ce 28 octobre 2009

Musique d’après la guerre

04juil

Modifications, ce 28 juin 2020, de la présentation de mon article Musique d’après le guerre

qui,

juste après l’article programmatique Le Carnet d’un curieux,

a inauguré ce blog En cherchant bien, le 4 juillet 2008.

Cependant, au bas de ce très long premier article de ce blog,

je conserve, à titre de témoin,

et ad libitum,

la version originale de cet article, rédigé il y a près de douze ans, le 4 juillet 2008.

Les 3 « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir, par le Quatuor Diotima (CD Alpha 125)


durosoir_alpha.JPGComme en prolongement musical à « Jeudi saint«  (de Jean-Marie Borzeix _ aux Éditions Stock),


bien qu’il ne s’agisse pas de la même guerre,
ni, a fortiori, des mêmes excès
dans l’insupportable de l’horreur,
de l’atroce
_ comment le dire ? _
auxquelles ces deux guerres
(dites « mondiales« , les deux :
que leur est-il donc par là comme « reconnu » : rien qu’une aire géographique ?… chercher l’erreur…) ;
dans l’insupportable de l’horreur _ atroce _,
auxquelles ces deux guerres
donnèrent lieu :
Claude Mouchard convoque, lui, pour son grand livre,

(« Qui si je criais ?… œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle« , aux Éditions Laurence Teper, en octobre 2007) ;
le terme de « tourmentes« , au pluriel ;

or c’est bien,
et ce n’est pas fréquent,
à une telle « œuvre-témoignage« 
et, sinon « de dedans » une de ces « tourmentes » (de l’horreur) du XXème siècle,
du moins « dans » les « séquelles » d’une de ces « tourmentes« -ci,
et de séquelles sans fin (ni remèdes),
dans l’impossibilité de tout à fait jamais « se remettre« 
de ce ni plus ni moins que « suicide civilisationnel« 
_ on peut relire « Le monde d’avant _ souvenirs d’un Européen » (« Die Welt von Gestern – Erinnerungen eines Europäers« ), de Stefan Zwieg (1881-1942),
un livre majeur pour comprendre l’Histoire,
publié, posthume, en 1948 (disponible dans la collection du « livre de poche« ) ;
Stefan Zweig et son épouse, Lotte Altmann, s’étant physiquement donnés la mort à Petropolis, au Brésil

(où ils avaient trouvé refuge, outre-Atlantique, en 1941),
le 23 février 1942,
à un moment d’un peu plus intense découragement que d’habitude,
en cette éprouvante « Seconde Guerre Mondiale« , avec ses génocides à si considérable (à la puissance n) échelle _ ;

dans l’impossibilité, donc, de « se remettre« 
de ce « suicide civilisationnel« 
que fut pour notre Europe _ et donc pour nous, Européens en lambeaux que nous sommes
(cf mais pas seulement, hélas, l’implacable livre de Czeslaw Milosz, « Une Autre Europe« , paru aux Éditions Gallimard en 1964 et réédité en 1980) _
cette première « Grande Guerre« 
_ la seule à laquelle soit attaché, jusqu’ici du moins, cette expression _ ;

or c’est bien en effet à une telle « œuvre-témoignage » que,
avec cette sublime
_ sans abuser de ce mot, j’ose espérer :
qu’on se reporte, pour le vérifier, au si beau travail de Baldine Saint Girons,
depuis « Fiat lux _ une philosophie du sublime » (aux Éditions Quai Voltaire, en février 1993),
jusqu’à « L’Acte esthétique » (aux Éditions Klincksieck, en janvier 2008),
et « Le Sublime, de l’Antiquité à nos jours« , aux Éditions Desjonquères, en mars 2008) _ ;

que, avec cette sublime musique,
nous avons ici à faire :


avec cette « musique d’après la guerre« 

_ guerre dont on ne se remet pas… _,



que sont les 3 « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir.

Même si la force phénoménale de ce « témoignage« -ci de musique
_ sans se méprendre
si peu que ce soit
sur ce en quoi peut « consister » pareil « témoignage » ! _ ;

même si la force phénoménale de pareil « témoignage » (de musique)
est très indirecte,
distanciée :


sans description, bien sûr, d’abord,
ni brut « expressionnisme » ; tout est « transfiguré »


(est-ce « nocturnement« , à la Schoenberg _ de « La Nuit Transfigurée » ? _ ;
en tout cas, passé
par le filtre puissant
d’un classicisme « à la française« )


par une maîtrise _ par soi, sur soi (de l’auteur, compositeur, créateur) _ d’une extrême richesse (et vie) :


maîtrise _ et à un haut degré _ de l’écriture musicale, et au-delà encore,
maîtrise de très brûlants affects, toujours, toujours :


ce qu’est, et en quoi « consiste » _ tient avec lui-même, par son ensemble, et par rapport au reste _, un Art ;
et majeur.


Sublime, oui.

Les 3 « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir,
non publiés par lui,
ni donnés en concerts publics,
non plus,
comme le reste de son œuvre _ une quarantaine d’opus _, demeuré « privé« ,
pour un cercle (« intime« ) d’amis interprètes probablement

_ un phénomène qui donne pas mal à penser ;
d’autant mieux quand on découvre quels « chefs d’œuvre » ce sont :


c’est donc que la musique, ou qu’une « œuvre« , plus généralement, peut avoir d’autres fonctions
et « usages »
qu’une façon
_ l’argent _ de « gagner sa vie« ,
ou de se faire reconnaître
_ la célébrité, voire la gloire _ et admirer ;


comme le virtuose du violon qu’avait été,
avant de se « réduire » en quelque sorte lui-même
_ mais est-ce là « réduction« , ou pas, bien plutôt, « consécration » ? _
à l’essentiel » ?


avant de se « réduire« -« concentrer« , faut-il peut-être dire,
outre à vivre le quotidien

_ je pense ici à ce que concevait de son « vivre le quotidien »
un Albert Cossery,
qui vient de disparaître (3 novembre 1913 – 28 juin 2008),
l’auteur des « Fainéants dans la vallée fertile » (en 1948) et de « Mendiants et orgueilleux » (en 1955) :
deux titres disponibles en « Œuvres complètes«  aux Éditions Joëlle Losfeld, en octobre 2005 _ ;

avant de se « réduire« -« concentrer« , donc,
outre à vivre le quotidien,

à l’essentiel que fut pour lui cette activité intime,
privée (non publique)
de compositeur-créateur d’œuvres, en sa « retraite » (-« retrait« ) des Landes,
« du côté de Mont-de-Marsan« , ou Dax, ou Peyrehorade, « à la campagne » (du pays d’Orthe) ;

comme le virtuose du violon qu’avait été


_ comme en une « vie antérieure«  :
d’interprète brillant
et célébré avec éclat
sur les grandes « scènes de concert » d’Europe : Paris, Berlin, Vienne, etc… _ ;

comme le virtuose du violon, donc, qu’avait été
l’individu Durosoir, Lucien,
avant son « passage« ,
de 14 à 18
,
par la condition, l’uniforme, et le fusil de soldat au front,
dans les tranchées sous la mitraille… ;

les 3 « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir

_ je reprends le sujet de ma phrase principale ! _,
constituent,
sous la forme d’un CD interprété,
et avec quelle intensité,
par le Quatuor Diotima
_ le CD Alpha 125 :  « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir _
;
constituent
une sorte d’urgence musicale rare

pour qui ne craint pas
de se laisser toucher et emporter profond et fort par la beauté somptueuse et « d’absolue nécessité » de la musique ;

urgence musicale, donc, et d’abord d’écoute, pour nous « amateurs » de musique,

que je me fais un devoir de signaler ici en priorité
(de ce blog « En cherchant bien« …) :


d’un CD qui nous fait rien moins
qu’accéder
ou accoster, mais
(de même qu’existent, cousines des « bouteilles à la mer« ,
des « bouteilles à la terre »
et des « bouteilles aux cendres » :
celles d’un Yitskhok Katzenelson, au Camp de Vittel,
et celles d’un Zalman Gradowski, à Auschwitz, lui) ;


accoster, donc, mais
on ne peut plus terriennement,

à « tout un continent musical«  _ rien moins, en effet ! _
oublié, négligé
(et d’abord _ et parce que _ inédit au disque,
comme au concert,
et comme en éditions en partitions !

et dans tous les sens du terme : proprement inouï !) :

parce que le musicien compositeur créateur de ces œuvres,
Lucien Durosoir 
(Boulogne-sur-Seine, 1878 – Bélus, 5 décembre 1955),
se tenait à l’écart des côteries et milieux-de-la-musique de la capitale,
retiré,
en 1923, à l’âge de quarante-cinq ans,
dans les Landes
, du côté de Dax _ à Bélus _, pour l’essentiel _ ;

quand on sait que la musique, pour être accessible
autrement qu’au « premier cercle » des musiciens-interprètes et des lecteurs de partitions :
la musique pouvant pleinement « parler » à ceux-là rien que « lue » (en notes écrites sur portées) ;

la musique, donc,
a besoin, au-delà du « premier cercle » des « lecteurs » (de partitions),
d’interprétations effectives, sonores,

retentissant physiquement, grâce aux instruments (et voix) qui s’expriment (c’est-à-dire qui « chantent« ),
dans l’air tout alentour vibrant et tremblant du concert de leurs résonances d’ondulations vibratoires en expansion

et jusqu’aux tympans, effleurés, au sein de l’oreille,
et bien plus outre encore,
par le lacis en mille ruisseaux (ruisselets, rus, sources vives) des nerfs auditifs :


dans le labyrinthe même de l’âme ;

la musique a besoin,
pour les non lecteurs-déchiffreurs de partitions,

d’interprétations effectives et incarnées

soit au concert,
cette grâce, physiquement et sensuellement partagée en un même moment et lieu,
incomparable quand elle advient
(et prend, par quelque miracle, « consistance » : légère comme une gaze, qu’on ne prenne pas peur !),

soit par la médiation
(un plus large quant au moment et au lieu,
mais qui peut aussi se faire très intense, quand la grâce, à ce micro-là, a pu se faire _ et au mieux _ capter, recueillir, et garder,
pour re-jaillir très loin, dans l’espace comme dans le temps, ailleurs que dans la salle du concert ou de l’enregistrement) ;

par la médiation, donc, de l’enregistrement et du disque (d’un concert ad hoc) ;

et parce que ce musicien,
Lucien Durosoir, donc,
en son passage de soixante-dix-sept ans de vivant-mortel (pardon du pléonasme) sur la terre, entre 1878 et 1955,
avait été profondément _ le terme, faible, est mal approprié _,
et irréversiblement « marqué »
_ un parmi tant d’autres _
par ce qu’il avait subi, vécu, souffert, res-senti, de toutes ses fibres,
« dans » les « tranchées » sous la mitraille de 14-18.


C’est à cela :


à ce degré d’humanité-là

_ je veux dire :
« degré d’humanité » que peut parvenir à exprimer en une « œuvre«  vraie un artiste « vrai » par là même,
en son génie créateur singulier _

et à cela :
à ce « continent« 
,
puisque c’est le mot
me paraissant représenter le moins mal ce « cela« , cette formidable « réalité« -là :

mais en quoi un tel « degré d’humanité » ne pourrait-il pas « constituer » un « continent » ?

face à la masse tellement monstrueuse, et, aussi, sournoise
(car honteuse, en dépit de ce qui ne manque pas de lui échapper, par bouffées, de cynisme),
et s’en cachant (et « niant » effrontément) par de nouveaux mensonges persistants
_ de type « arbeit macht frei« , ou « chambres à gaz » déguisées, en forme d’hygiène (vertueuse) affichée, en « salles de douches«  _ ;

face à la masse monstrueusement sournoise
de la « barbarie » (de la mitraille dans les tranchées ; et sa moisson de vies, toutes si précieuses, par millions, et une par une, instant après instant, « fauchées« )

à laquelle lui, Lucien Durosoir, comme tant d’autres « survivants » de l’atroce, s’est trouvé devoir faire face, et survivre,

face à ces insupportables moments-là
des tranchées sous la mitraille de la « Grande Guerre » ? ;

c’est à « cela« , donc,

que les 3 « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir,
en l’espèce de leur interprétation par le Quatuor Diotima
,
quelques jours d’enregistrement
au Centre Culturel de Rencontre La Borie en Limousin
_ et le lieu sans doute aussi compte _,
de décembre 2007,

nous donnent à accéder,

recevoir, partager, à notre tour,
par ce si beau CD Alpha 125
.


Sans qu’il nous faille,

pour ressentir le degré de « tourmente » de ce qui a pu être vécu, subi, souffert, supporté d’insupportable (aux limites de l' »humain« ), en cette « Grande Guerre« ,
lire ou relire les « témoignages » peut-être plus directement accessibles, du moins comme « témoignages » « directs« , par nous, qui pensons d’abord sans doute, et nous représentons le réel, à travers des mots et à travers des phrases, en leurs propres façons _ chacun d’eux _ (par le verbe) de le « phraser »
_ plus « directs » peut-être ainsi pour nous
que cette « musique d’après la guerre« , ainsi que je me permets ici de la nommer ; et qui ne « s’affiche » en rien comme « témoignage« , et de quoi que ce soit : elle est, et on ne peut plus fondamentalement, « musique » ! _ ;

sans qu’il nous faille lire, donc, les « témoignages » écrits, eux,
d’Erich Maria Remarque (1998-1970 :
en 1929, « Im Westen nichts neues« , »À l’Ouest rien de nouveau » _ disponible en « le livre de poche« ) ;
de Maurice Genevoix (1890-1980 :
cinq volumes écrits entre 1916 et 1923 _ « Sous Verdun » (1916), « Nuits de guerre » (1917), « Au seuil des guitounes » (1918), « La Boue » (1921), « Les Éparges » (1923), tous parus chez Flammarion, et rassemblés par la suite sous le titre « Ceux de 14 » en 1949, disponible en Points-Seuil) _ ;
ou, plus indirect, mais si intense et si puissant, de Jean Giono (1895-1970 :
son œuvre entier prenant toute sa dimension, et elle est immense, à partir de ce « traumatisme » du « front« , à Verdun et au Mont-Kemmel, pour lui :
qu’on lise et relise et se laisse « atteindre » par « Un roi sans divertissement« , ou le cycle du « Hussard sur le toit » , disponibles en Folio) ;
ou encore celui, philosophique, du philosophe Alain (1868-1961 :
en 1921, « Mars ou la guerre jugée« , accessible en Folio)…

Les trois « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir voient le jour, le Quatuor n° 1 (en fa mineur), en 1920 ; le Quatuor n° 2 (en ré mineur), en 1922 ; et le Quatuor n° 3 (en si mineur), en 1934.


Ce sont des œuvres que je permets d’estimer à la hauteur
_ si cela a quelque sens : oui,
par rapport à ce qui « n’y atteint pas » ;
pour ne rien dire des impostures tenant le haut-du-pavé
des opinions inconsistantes
(mais pouvant aller jusqu’à « décourager« , par leur massivité, de jeunes ou timides encore curiosités ;
lire ici l’important « Prendre soin _ De la jeunesse et des générations » de Bernard Stiegler, aux Éditions Flammarion, en février 2008 ),
des préjugés
et du commerce veule, dont d’abord celui de la « grande distribution« , de l’audimat, si l’on veut : aux dégâts d’ampleur catastrophique _ ;

ce sont des œuvres que je permets d’estimer à la hauteur, donc,
de ces sommets du genre (du quatuor)
que sont le « Quatuor » de Debussy
(en sol mineur) et le « Quatuor » de Ravel (en fa Mineur).

Elève d’André Caplet (1878-1925) _ pour la composition (Durosoir et Caplet ont exactement le même âge) _,
et ami _ dans les tranchées _ du violoncelliste Maurice Maréchal,
Lucien Durosoir fut un musicien rare,
peut-être d’exception
:


« jalousement indépendant pendant les trente années de sa période créatrice,
faisant fi de tous les académismes
« ,
le compositeur qu’il devient en 1919
_ il n’était jusque là (de 1899 à 1914) qu’interprète (violoniste virtuose) _
« se démarque de ses contemporains français par l’originalité et la modernité de son écriture.« 

« Sa démarche«  de créateur semble consister à placer une puissante affectivité
_ et c’est un euphémisme _
sous le « contrôle » d' »une science (et art) de l’écriture implacable« ,
« comme chez les grands contrapuntistes de l’école franco-flamande du XVIème siècle« ,
et ce qui s’appela, du temps de Josquin des Près, « musica reservata » ;


car c’est en cette « tradition » _ peut-être, avec Josquin, au sommet de toute la musique occidentale ! _ « que cet homme de grande culture humaniste trouve l’assouvissement de ses aspirations » de pensée _ oui _ les plus profondes.


Je traduis ici, en l’adaptant légèrement, une réflexion de Georgie Durosoir aux pages 19 et 20 du livret du CD Alpha 125.

Nouveaux sommets de la musique française, après les chefs-d’œuvre de Debussy et de Ravel, sur fond de cette gravité profonde
toujours présente
, même si sous des dehors badins, dans les « œuvres » qui en soient « vraiment« ,
_ telles celles, par exemple d’un Marivaux, pour prendre un exemple éloigné en apparence de celles, musicales, que donne ici Lucien Durosoir _,


les trois « Quatuors » de Lucien Durosoir me paraissent parfaitement consonner (aussi) avec « Jeudi saint«  de Jean-Marie Borzeix,
dans l’ordre d’une richesse et d’une grandeur sans pathos,
« à la française« …


Dont Debussy et Ravel sont peut-être les meilleurs exemples, pour la musique (pour ces deux « Quatuors« , cf la version du Parkanyi Quartet : CD PRD/DSD 250 208 chez Praga Digitals).

Sans remonter, par François et Louis Couperin (cf les CDs Alpha 062 : François Couperin : « La Sultanne. Préludes & Concerts royaux« , par et sous la direction d’Elisabeth Joyé ; et Alpha 026 : Girolamo Frescobaldi _ Louis Couperin, par Gustav Leonhardt) jusqu’à Josquin des Près…

alpha-105.JPG

Les Éditions Alpha ont déjà publié, en 2006, la « Musique pour violon & piano«  de Lucien Durosoir (par Geneviève Laurenceau & Lorène de Ratuld, CD Alpha 105).


Et poursuivront la réalisation d’une interprétation intégrale de l’œuvre de Lucien Durosoir au disque.


« Retiré dans le sud-ouest de la France dès 1923,
Lucien Durosoir n’avait semblé souhaiter ni se mêler à la vie artistique parisienne de l’après-guerre,
ni publier ses œuvres immédiatement.
Il comptait pour cela sur le futur.
Le futur, ce devait être une nouvelle guerre,
durant laquelle sa maison fut, un temps, occupée par l’ennemi,
et sa production, interrompue, ne serait-ce que par le manque de papier à musique
 »
_ notait sa belle-fille, Georgie Durosoir, dans le livret du premier CD Alpha (105) consacré à la « Musique pour violon & piano«  de Lucien Durosoir.

Dans le livret du CD (125) consacré aux 3 « Quatuors à cordes« , la musicologue et musicienne bien connue qu’est Georgie Durosoir présente ceux-ci ainsi :


« La pratique du contrepoint domine l’écriture (…) comme le geste le plus apte à rendre compte du monde sonore intérieur
et de la construction intellectuelle propres au compositeur.
Toutes les finesses techniques sont sollicitées dans une réécriture constante des motifs,
leur réutilisation sous des formes inattendues, dans des contextes très différents de leur première apparition,
dans des transfigurations rythmiques et nuancielles.
La circulation des thèmes essentiels à travers plusieurs mouvements
fait de ces trois quatuors des œuvres plus ou moins résolument cycliques.
La tonalité, assumée comme fondatrice, se dissout dans une abondance d’altérations
qui créent des rencontres sonores inattendues
et une harmonie très personnelle.
Les superpositions rythmiques tendent à densifier le tissu instrumental
et à brouiller la stabilité rythmique.
La configuration musicale d’atmosphères poétiques inouïes
est égalisée par la conjonction d’éléments de timbre
(registre suraigu des instruments, trémolos pianissimo proches du bruissement, couplage des registres des régimes extrêmes),
de rythme (brouillage de l’impression de stabilité par superposition de contraires),
d’harmonie (altérations inattendues, modifications minimes de motifs déjà entendus, détournements passagers et multiples de la tonalité).
C’est ce parti-pris d’écriture qui fonde le côté savant, complexe, fouillé des compositions.


(…)
En complément de la démarche savante,
les composantes subjectives, affectives du musical
envahissent l’œuvre
(dans les notations agogiques,
la construction en sections contrastées,
l’opposition de développements agités, violents et combatifs et de séquences méditatives, statiques et doucement chantantes).
Le sens intime de l’écriture complexe apparaît alors clairement :
le contrepoint est le médiateur d’un monde sonore riche, divers et plein de contrastes,
doublé d’une affectivité douloureuse et contradictoire :
il est le garant d’une énergie contenue,
d’un balisage sévère de cette recherche éperdue d’expression personnelle ;
il dresse de solides palissades qui canalisent le déferlement de sentiments aussi puissants
que la révolte ou le désespoir,
éminemment fondateurs de la musique de cet homme à la fois douloureux et enthousiaste.
 »

Qu’ajouter à pareille analyse ?

En appendice,
je me permettrai d’ajouter cet échange de mails, récemment,
autour des  3 « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir (CD Alpha 125) :

Courriel du 23 mai (15h45) :

Au sortir de ma première écoute _ une seule à ce moment _ de ces quatuors de Durosoir par le Quatuor Diotima,
j’ai le sentiment d’avoir été convié à mettre un pied sur un « nouveau continent » :
rien moins !

Comme,
toutes choses étant égales par ailleurs,
avec certaines des réalisations du Poème harmonique

Airs et ballets en France avant Lully(par exemple l’album d' »Airs & Ballets en France avant Lully »
_ d’Antoine Guédron, Antoine Boesser et Etienne Moulinié, de CDs antérieurs ainsi rassemblés,

_ CD Alpha 905)
pour le premier dix-septième siècle :
ce n’est donc pas peu, me semble-t-il.

J’espère que les oreilles de la critique vont se « désembourber » de leurs bouchons de cerumen,
et de leurs petits maniérismes de cliques, de cercles, d’initiés qui méprisent tous les autres !!!

Alpha réalise ici un travail de pionnier…

Courriel du 23 mai (16h37) :

Et en plus le texte du livret est magnifique !

Particulièrement à qui sort de la lecture de « Qui, si je criais… » de Claude Mouchard,
dont le sous-titre est
« Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle »…

Que Lucien Durosoir ait été « indépendant », et « hors-groupes »,
cela s’entend magnifiquement en cet oeuvre,
et rend raison de sa méconnaissance du public jusqu’à aujourd’hui…

L’heure de la reconnaissance sonne peut-être par ce disque, déjà,
s’il reçoit l’écoute _ et l’ampleur d’écoute _
que cet oeuvre d’un immense musicien, dans son coin (des Landes, peut-être), mérite…

Un peu loin des côteries parisiennes, sans doute…

Georgie Durosoir doit être satisfaite d’écouter de nouveau cela à ce niveau de grâce,
et de profondeur.

Merci à tous ceux qui ont contribué à faire parvenir pareille musique
jusqu’à notre écoute.

Tu peux transmettre ce message à Georgie Durosoir.
Je l’avais contactée il y a quelques années lors de mes recherches « baroques »…

Et dès que mon blog sur mollat.com sera ouvert,
j’en traiterai
_ peut-être (ou même sans doute) dans le prolongement de mon premier article,
sur le livre magistral de Saul Friedländer (et ce qui peut l’accompagner)…

Courriel du 23 mai (20h54) :

Cher monsieur,

J-P C. m’a transmis votre message et j’en ai été touchée. Votre nom, en effet, m’a renvoyée à un souvenir assez ancien…
Je suis heureuse de la sortie de ce beau disque et je suis persuadée que cette musique touchera le cœur et l’intelligence de beaucoup d’auditeurs.
Je vous remercie pour la qualité de votre écoute et pour ce chaleureux message
Bien à vous
Georgie Durosoir

Courriel du 23 mai (22h37) :

Chère Madame,

L’Art est fondamentalement sens,
à côté des impostures et des bavardages.

Ce n’est pas à vous, et à votre travail « de fond » sur le Haut-Baroque, que j’apprendrai quelque révélation sur ce que cet Art-là avait (et a) de « vectoriel »….
Le Baroque m’a notamment touché, en effet, par ce « pouvoir » de « présence »-là…

Ce qui était (et est toujours) vrai du « Baroque »
_ à un moment d’inquiétude de la foi, et de querelles théologiques (sur les Mystères _ dont celui de la transsubstantiation) _
a poursuivi son questionnement taraudant, dans ce qui a succédé au Baroque,
dans une quête peut-être de plus en plus angoissée, sans doute, du sens _ à force de le « refouler » ! _,
dont témoigne ce que Nietzsche a qualifié de « nihilisme ».

C’est en artiste, en musicien, et passant à la création aussi et peut-être surtout, que votre beau-père a survécu _ et vécu ce qui a suivi _ à la « Grande Guerre ».
Avec profondeur, sans comportement de « groupe », avez-vous souligné…
J’y suis sensible, car je réfléchis un peu à ce que disent d’autres artistes d’autres horreurs qui ont suivi.

J’ai ainsi écrit il y a deux ans sur « Liquidation » d’Imre Kertész… Etc…

Courriel du 2 juin (5h36) :

Chère Madame,

Découvrant au réveil la réception du CD Alpha 125 par Christophe Huss,
sur le site Classics-Today France,
je m’empresse de vous en faire part : nous nous trouvons donc sur une même « longueur d’ondes »,
et c’est réjouissant de constater la « merveille » de l’oeuvre reconnue…
En croit-on toujours assez ses propres oreilles, au royaume des mal-entendants ?..

Voici l’article
_ les expressions en gras sont de mon initiative :

LUCIEN DUROSOIR
Les trois « Quatuors à cordes« 

Quatuor Diotima

ALPHA 125(CD)
Référence: premières mondiales

Pour que cet immense disque prenne sa vraie valeur, je vous suggère de baisser un peu le volume d’écoute, car la prise de son découpée au rasoir de Hugues Deschaux, nous met les oreilles dans le vif du sujet et n’élude rien des sonorités un rien agressive du Quatuor Diotima.

Les violonistes du Quatuor Diotima ne valent pas ceux des Quatuors Prazak ou Emerson. Mais les Prazak ou les Emerson n’enregistrent pas Durosoir… Or ce disque est littéralement vertigineux. Surtout au moment où il paraît… En effet, l’interprétation de la « 2e Symphonie » de Roussel par Stéphane Denève (Naxos) a mis le doigt sur une noirceur, une amertume post-Grande Guerre dans une certaine création musicale française, qui n’avait jamais été mise en avant à ce point. Or les « Quatuors » de Lucien Durosoir (1878-1955) expriment exactement cela. Ils illustrent un pan de la création musicale française, loin de l’élégance de Debussy et Ravel, qui produit des oeuvres ressemblant à un écho grave et amer de la tragédie de la guerre.

Plus encore que dans la « 2e Symphonie » de Roussel, on a l’impression d’entendre ici, quarante ans avant, les prémices des grandes oeuvres de Chostakovitch. Les mouvements lents des « Quatuors » n° 1 et 2, notamment, sont une plongée abyssale dans la noirceur du monde. On notera par exemple à quel point dans la Berceuse du « Quatuor n° 2″ la mélodie qu’on attend n’éclot jamais (un peu comme cet allegro qui n’arrive pas dans la « Symphonie funèbre » de Joseph Martin Kraus). Les flottements harmoniques, les frottements aussi, une sorte d' »incertitude du lendemain » (dans le sens où on ne peut pas deviner la phrase ou la note qui va suivre) sont les caractéristiques de ces partitions.

On le pressent à l’écoute : Durosoir est un musicien de la Grande guerre. Violoniste, il y rencontra le violoncelliste Maurice Maréchal et le compositeur André Caplet. Et c’est vrai que c’est à l’énigmatique Caplet qu’il faut le comparer. La notice propose de remarquables analyses des œuvres, qu’il serait inepte de paraphraser. Mais certaines assertions décrivent très bien en fait ce à quoi on est en droit de s’attendre et méritent d’être citées :

« La circulation des thèmes essentiels à travers plusieurs mouvements fait de ces trois quatuors des oeuvres plus ou moins résolument cycliques. La tonalité, assumée comme fondatrice, se dissout dans une abondance d’altérations qui créent des rencontres sonores inattendues et une harmonie très personnelle. Les superpositions rythmiques tendent à densifier le tissu instrumental et à brouiller la stabilité rythmique. » Vous le comprenez à partir de ces données : l’univers de Durosoir est un monde instable où tout est perpétuellement remis en cause.

Ce n’est pas le chemin de la facilité auquel nous invite ce compositeur injustement méconnu. Ses compositions reposent sur une image sonore rude due à la trituration du matériau musical et à « l’indépendance dans la fusion » qu’il exige de la part de ses musiciens. Le Quatuor Diotima est à la hauteur de ces défis. Aux auditeurs, maintenant, de graver les pentes escarpées de ce massif d’une imposante exigence.

Voilà pour cet article de Christophe Huss. Je suis heureux que ces œuvres si puissantes d’un immense compositeur trouvent le chemin de nos oreilles, de nos cerveaux, de nos pensées, de nos coeurs : de quoi « faire monde »… Ou l’alchimie de l’Art, authentique…

Bien à vous

Courriel du 2 juin (9h32) :

Cher monsieur,

Je suis encore sous le coup de l’émotion que m’a procurée la lecture de la critique de Christophe Huss !
Je vous remercie vivement de me l’avoir fait connaître.

J’aurai d’ailleurs d’autres émotions à intégrer, au fur et à mesure de la lecture (lente, en cette période surchargée) des textes que vous m’avez adressés.
Je sais gré à J-P C. de m’avoir mise en relation avec vous car, à mon âge, on ne recherche plus que des gens de vérité et de sincérité.
J’espère vous rencontrer un jour…
Bien à vous
Georgie Durosoir

Courriel du 2 juin (19h09) :

Vérité
ainsi que courage de l’affirmer et la partager,
voilà ce que nous donnent généreusement le « génie » (au sens de Kant) des artistes,
des « auteurs »,
selon le terme qu’utilise Marie-José Mondzain en son « Homo spectator » (chez Bayard) ;
et qui donne un « élan » et un « relais » chez ceux qui s’en font les « acteurs »
(ou interprètes),
et puis, encore, à leur double impact, une « reprise » et une « relance », chez ceux qui, à leur tour, deviennent de vrais et actifs « spectateurs »,
selon ce qu’Albine Saint-Girons appelle, elle, « L’Acte esthétique »
(chez Klincksieck : en une collection qui vous compte parmi ses auteurs)…

J’ai moi aussi l’âge du « décantement »
_ le mot existe-t-il en français ; ou la « décantation »…
_,
car « At my back i always hear The winged charriot of Times » _ disait Andrew Marvell (« To his coy mistress »)…

Aller à l’essentiel, délaissant mondanités et courbettes ;
et s’enchanter de l’enchantement des œuvres enchanteresses des enchanteurs que sont ces artistes…

Que de trésors patientant d’être si peu que ce soit « rencontrés »…

Si vous avez la patience de dérouler les phrases enguirlandées de mes promenades « montaniennes »,
vous retrouverez ces émotions-là,
ce qu’inlassablement je recherche par les livres, les disques, les catalogues d’exposition de peinture, ou de photographie, les films, les représentations de théâtre, les concerts, les conférences,
les conversations et les rencontres aussi, bien sûr,
les voyages avec arpentages de villes, ou de paysages : le monde s’enrichissant des mondes de chacun des créateurs…

J’aurais moi aussi plaisir à faire votre connaissance…
Comme la suite des œuvres de votre beau-père.


Une dernière pièce à ce « dossier » de l’artiste :


Luc Durosoir, le fils de Lucien Durosoir, a publié en octobre 2005 aux Editions Tallandier « Deux musiciens dans la Grande Guerre » (accompagné d’un CD inédit d’œuvres de Lucien Durosoir :  » Trois pièces pour violoncelle et piano » de 1931, « Divertissement« , « Maïade » et « Improvisation » _ interprétées par Raphaël Merlin au violoncelle et Johan Farjot au piano) dédiées par Lucien Durosoir  à son ami (et compagnon dans les tranchées de la « Grande Guerre« ) le violoncelliste Maurice Maréchal (1892-1964).

Je viens de me procurer ce livre, qui contribue aussi à l’hommage (filial) à ce créateur : il est constitué de « Lettres du front » de Lucien Durosoir (août 1914 – novembre 1918) ; et de « Carnets de guerre » de Maurice Maréchal (3 mai 1914 – 5 novembre 1918). Avec aussi un cahier de photos (dont certaines d’André Caplet, que Lucien Durosoir considérait comme son maître en composition).

Titus Curiosus, le 2 juillet 2008

Et, à titre documentaire, voici l’état originel de cet article, à la date du 4 juillet 2008.

les « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir, par le Quatuor Diotima (CD Alpha 125)

durosoir_alpha.JPG Comme en prolongement musical à « Jeudi saint«  (de Jean-Marie Borzeix _ aux Editions Stock),
bien qu’il ne s’agisse pas de la même guerre,
ni, a fortiori, des mêmes excès
dans l’insupportable de l’horreur,
de l’atroce
_ comment le dire ? _
auxquelles ces deux guerres
(dites « mondiales », les deux :
que leur est-il donc par là comme « reconnu » : rien qu’une aire géographique ?… chercher l’erreur…) ;
dans l’insupportable de l’horreur _ atroce _,
auxquelles ces deux guerres
donnèrent lieu :
Claude Mouchard convoque, lui, pour son grand livre,

(« Qui si je criais ?… œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle« , aux Editions Laurence Teper, en octobre 2007) ;
le terme de « tourmentes« , au pluriel ;

or c’est bien,
et ce n’est pas fréquent,
à une telle « œuvre-témoignage« 
et, sinon « de dedans » une de ces « tourmentes » (de l’horreur) du XXème siècle,
du moins « dans » les « séquelles » d’une de ces « tourmentes« -ci,
et de séquelles sans fin (ni remèdes),
dans l’impossibilité de tout à fait jamais « se remettre »
de ce ni plus ni moins que « suicide civilisationnel« 
_ on peut relire « Le monde d’avant _ souvenirs d’un Européen » (« Die Welt von Gestern – Erinnerungen eines Europäers« ), de Stefan Zwieg (1881-1942),
un livre majeur pour comprendre l’Histoire,
publié, posthume, en 1948 (disponible dans la collection du « livre de poche ») ;
Stefan Zweig et son épouse, Lotte Altmann, s’étant physiquement donnés la mort à Petropolis, au Brésil

(où ils avaient trouvé refuge, outre-Atlantique, en 1941),
le 23 février 1942,
à un moment d’un peu plus intense découragement que d’habitude,
en cette éprouvante « Seconde Guerre Mondiale« , avec ses génocides à si considérable (à la puissance n) échelle _ ;

dans l’impossibilité, donc, de « se remettre »
de ce « suicide civilisationnel »
que fut pour notre Europe _ et donc pour nous, Européens en lambeaux que nous sommes
(cf mais pas seulement, hélas, l’implacable livre de Czeslaw Milosz, « Une Autre Europe« , paru aux Editions Gallimard en 1964 et réédité en 1980)_
cette première « Grande Guerre« 
_la seule à laquelle soit attaché, jusqu’ici du moins, ce nom _ ;

or c’est bien en effet à une telle « œuvre-témoignage » que,
avec cette sublime
_ sans abuser de ce mot, j’ose espérer :
qu’on se reporte, pour le vérifier, au si beau travail de Baldine Saint Girons,
depuis « Fiat lux _ une philosophie du sublime » (aux Editions Quai Voltaire, en février 1993),
jusqu’à « L’Acte esthétique » (aux Editions Klincksieck, en janvier 2008),
et « Le Sublime, de l’Antiquité à nos jours« , aux Editions Desjonquères, en mars 2008) _ ;

que, avec cette sublime musique,
nous avons ici à faire :
avec cette « musique d’après la guerre »
,
guerre dont on ne se remet pas…

que sont Les « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir.

Même si la force phénoménale de ce « témoignage« -ci de musique
_ sans se méprendre
si peu que ce soit
sur ce en quoi peut « consister » pareil « témoignage » ! _ ;

même si la force phénoménale de pareil « témoignage » (de musique)
est très indirecte,
distanciée :
sans description, bien sûr, d’abord,
ni brut « expressionnisme » ; tout est « transfiguré »
(est-ce « nocturnement« , à la Schoenberg _ de « La Nuit Transfigurée » ?
en tout cas, passé
par le filtre puissant
d’un classicisme « à la française« )
par une maîtrise _ par soi, sur soi (de l’auteur, compositeur, créateur) _ d’une extrême richesse (et vie) :
maîtrise _ et à un haut degré _ de l’écriture musicale, et au-delà encore,
maîtrise de très brûlants affects, toujours, toujours :
ce qu’est, et en quoi « consiste » _ tient avec lui-même, par son ensemble, et par rapport au reste _, un Art ;
et majeur.
Sublime, oui.

Les « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir,
non publiés par lui,
ni donnés en concerts publics,
non plus,
comme le reste de son oeuvre _ une quarantaine d’opus _, demeuré « privé »,
pour un cercle (« intime ») d’amis interprètes probablement

_ un phénomène qui donne pas mal à penser ;
d’autant mieux quand on découvre quels « chefs d’oeuvre » ce sont :
c’est donc que la musique _ ou qu’une « œuvre« , plus généralement _ peut avoir d’autres fonctions
et « usages »
qu’une façon
_ l’argent _ de « gagner sa vie »,
ou de se faire reconnaître
_ la célébrité, voire la gloire _ et admirer
_ comme le virtuose du violon qu’avait été,
avant de se « réduire » en quelque sorte lui-même,
mais est-ce là « réduction », et pas plutôt « consécration
à l’essentiel » ?

avant de se « réduire »-« concentrer », faut-il peut-être dire,
outre à vivre le quotidien

_ je pense ici à ce que concevait de son « vivre le quotidien »
un Albert Cossery,
qui vient de disparaître (3 novembre 1913 – 28 juin 2008),
l’auteur des « Fainéants dans la vallée fertile » (en 1948) et de « Mendiants et orgueilleux » (en 1955)
_ disponibles en « Œuvres complètes » aux Editions Joëlle Losfeld, en octobre 2005 _ ;

avant de se « réduire »-« concentrer », donc,
outre à vivre le quotidien,

à cette activité intime,
privée (non publique)
de compositeur-créateur d’oeuvres, en sa « retraite » (-« retrait« ) des Landes,
« du côté de Mont-de-Marsan« , ou Dax, ou Peyrehorade, « à la campagne » (du pays d’Orthe) ;

comme le virtuose du violon qu’avait été
_ comme en une « vie antérieure » :
d’interprète brillant
et célébré avec éclat
sur les grandes « scènes de concert » d’Europe : Paris, Berlin, Vienne, etc… _ ;

comme le virtuose du violon, donc, qu’avait été
l’individu Durosoir, Lucien,
avant son « passage »,
de 14 à 18
,
par la condition, l’uniforme, et le fusil de soldat au front,
dans les tranchées sous la mitraille… ;

les « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir

_ je reprends le sujet de ma phrase principale ! _,
constituent,
sous la forme d’un CD interprété,
et avec quelle intensité,
par le Quatuor Diotima
_ CD Alpha 125 :  « les Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir _
;
constituent
une
sorte d’urgence musicale rare
pour qui ne craint pas
de se laisser toucher et emporter profond et fort par la beauté somptueuse et « d’absolue nécessité » de la musique ;

urgence musicale, donc, et d’abord d’écoute, pour nous « amateurs » de musique,

que je me fais un devoir de signaler ici en priorité
(de ce blog « En cherchant bien…) :
d’un CD qui nous fait rien moins
qu’accéder
_ ou accoster, mais
(de même qu’existent, cousines des « bouteilles à la mer« ,
des « bouteilles à la terre »
et des « bouteilles aux cendres » :
celles d’un Yitskhok Katzenelson, au Camp de Vittel,
et celles d’un Zalman Gradowski, à Auschwitz, lui) ;
accoster, donc, mais
on ne peut plus terriennement _

à « tout un continent musical » _ rien moins, en effet ! _
oublié, négligé
(et d’abord _ et parce que _ inédit au disque,
comme au concert,
comme en éditions en partitions !

et dans tous les sens du terme : proprement inouï !) :

parce que le musicien compositeur créateur de ces œuvres,
Lucien Durosoir (1878-1955)
se tenait à l’écart des côteries et milieux-de-la-musique de la capitale,
retiré
_ en 1923, à l’âge de quarante-cinq ans _,
dans les Landes
, du côté de Mont-de-Marsan, pour l’essentiel _ ;

quand on sait que la musique, pour être accessible
autrement qu’au « premier cercle » des musiciens-interprètes et des lecteurs de partitions :
la musique pouvant « parler » à ceux-là rien que « lue » (en notes écrites sur portées) ;

la musique, donc,
a besoin, au-delà du « premier cercle » des « lecteurs » (de partitions),
d’interprétations effectives, sonores,

retentissant physiquement, grâce aux instruments (et voix) qui s’expriment (c’est-à-dire qui « chantent »),
dans l’air tout alentour vibrant et tremblant du concert de leurs résonances d’ondulations vibratoires en expansion

et jusqu’aux tympans, effleurés, au sein de l’oreille,
et un plus outre encore,
par le lacis en mille ruisseaux (ruisselets, rus, sources vives) des nerfs auditifs :
dans le labyrinthe même de l’âme ;

la musique a besoin,
pour les non lecteurs-déchiffreurs de partitions,

d’interprétations effectives

soit au concert,
cette grâce, physiquement et sensuellement partagée en un même moment et lieu,
incomparable quand elle advient
(et prend, par quelque miracle, « consistance » : légère comme une gaze, qu’on ne prenne pas peur !),

soit par la médiation
(un plus large quant au moment et au lieu,
mais qui peut aussi se faire très intense, quand la grâce, à ce micro-là, a pu se faire _ et au mieux _ capter, recueillir, et garder,
pour re-jaillir très loin, dans l’espace comme dans le temps, ailleurs que dans la salle du concert ou de l’enregistrement) ;

par la médiation, donc, de l’enregistrement et du disque (d’un concert ad hoc) ;

et parce que ce musicien,
Lucien Durosoir, donc,
en son passage de soixante-dix-sept ans de vivant-mortel (pardon du pléonasme) sur la terre, entre 1878 et 1955,
avait été profondément _ le terme, faible, est mal approprié _,
et irréversiblement « marqué »
_ un parmi tant d’autres _
par ce qu’il avait subi, vécu, souffert, res-senti, de toutes ses fibres,
« dans » les « tranchées » sous la mitraille de 14-18.

C’est à cela :
ce degré d’humanité-là

_ je veux dire :
« degré d’humanité » que peut parvenir à exprimer en une « œuvre » vraie un artiste « vrai » par là même,
en son génie créateur singulier _

et cela :
ce « continent »
,
puisque c’est le mot
me paraissant représenter le moins mal ce « cela« , cette « réalité »-là :

mais en quoi un tel « degré d’humanité » ne pourrait-il pas « constituer » un « continent » ?

face à la masse tellement monstrueuse, et, aussi, sournoise
(car honteuse, en dépit de ce qui ne manque pas de lui échapper, par bouffées, de cynisme),
et s’en cachant (et « niant » effrontément) par de nouveaux mensonges persistants
_ de type « arbeit macht frei« , ou « chambres à gaz » déguisées, en forme d’hygiène (vertueuse) affichée, en « salles de douches » _ ;

face à la masse monstrueusement sournoise
de la « barbarie » (de la mitraille dans les tranchées ; et sa moisson de vies, toutes si précieuses, par millions, et une par une, instant après instant, « fauchées ») à laquelle lui, Lucien Durosoir, comme tant d’autres « survivants » de l’atroce, s’est trouvé devoir faire face, et survivre,

face à ces insupportables moments-là
des tranchées sous la mitraille de la « Grande Guerre » ? _ ;

c’est à « cela« , donc,

que les « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir,
en l’espèce de leur interprétation par le Quatuor Diotima
,
quelques jours d’enregistrement
au Centre Culturel de Rencontre La Borie en Limousin
_ et le lieu sans doute aussi compte _,
de décembre 2007,

nous donnent à accéder,

recevoir, partager, à notre tour,
par ce si beau CD Alpha 125
.
Sans qu’il nous faille, pour ressentir le degré de « tourmente » de ce qui a pu être vécu, subi, souffert, supporté d’insupportable (aux limites de l' »humain« ), en cette « Grande Guerre« ,
lire ou relire
les « témoignages » peut-être plus directement accessibles, du moins comme « témoignages » « directs », par nous, qui pensons d’abord sans doute, et nous représentons le réel, à travers des mots et à travers des phrases, en leurs propres façons _ chacun d’eux _ (par le verbe) de le « phraser »
_ plus « directs » ainsi pour nous
que cette « musique d’après la guerre« , ainsi que je me permets ici de la nommer ; et qui ne « s’affiche » en rien comme « témoignage », et de quoi que ce soit : elle est « musique » ! _ ;

sans qu’il nous faille lire, donc, les « témoignages » écrits, eux,
d’Erich Maria Remarque (1998-1970 :
en 1929, « Im Westen nichts neues », »À l’Ouest rien de nouveau » _ disponible en « le livre de poche ») ;
de Maurice Genevoix (1890-1980 :
cinq volumes écrits entre 1916 et 1923 _ « Sous Verdun » (1916), « Nuits de guerre » (1917), « Au seuil des guitounes » (1918), « La Boue » (1921), « Les Éparges » (1923), tous parus chez Flammarion, et rassemblés par la suite sous le titre « Ceux de 14 » en 1949, disponible en Points-Seuil) ;
ou, plus indirect, mais si intense, de Jean Giono (1895-1970 :
son oeuvre entier prenant toute sa dimension, et elle est immense, à partir de ce « traumatisme » du « front », à Verdun et au Mont-Kemmel, pour lui :
qu’on lise et relise et se laisse « atteindre » par « Un roi sans divertissement » ou le cycle du « Hussard sur le toit » , disponibles en Folio) ;
ou encore celui, philosophique, du philosophe Alain (1868-1961 :
en 1921, « Mars ou la guerre jugée« , accessible en Folio)…

Les trois « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir voient le jour, le Quatuor n° 1 (en fa mineur), en 1920 ; le Quatuor n° 2 (en ré mineur), en 1922 ; et le Quatuor n° 3 (en si mineur), en 1934.
Ce sont des œuvres que je permets d’estimer à la hauteur
_ si cela a quelque sens : oui,
par rapport à ce qui « n’y atteint pas » ;
pour ne rien dire des impostures tenant le haut-du-pavé
des opinions inconsistantes
(mais pouvant aller jusqu’à « décourager », par leur massivité, de jeunes ou timides encore curiosités
_ lire ici l’important « Prendre soin _ De la jeunesse et des générations » de Bernard Stiegler, aux Editions Flammarion, en février 2008 ),
des préjugés
et du commerce veule _ dont d’abord celui de la « grande distribution » _ ; de l’audimat, si l’on veut : aux dégâts d’ampleur catastrophique _ ;

Ce sont des œuvres que je permets d’estimer à la hauteur, donc,
de ces sommets du genre (du quatuor)
que sont le « Quatuor » de Debussy
(en sol mineur) et le « Quatuor » de Ravel (en fa Mineur).

Elève d’André Caplet (1878-1925) _ pour la composition (ils ont le même âge) _,
et ami _ dans les tranchées _ du violoncelliste Maurice Maréchal,
Lucien Durosoir fut un musicien rare,
peut-être d’exception
:
« jalousement indépendant pendant les trente années de sa période créatrice,
faisant fi de tous les académismes
« ,
le compositeur qu’il devient en 1919
_ il n’était jusque là (de 1899 à 1914) qu’interprète (violoniste virtuose) _
« se démarque de ses contemporains français par l’originalité et la modernité de son écriture.« 

« Sa démarche«  de créateur semble consister à placer une puissante affectivité
_ et c’est un euphémisme _
sous le « contrôle » d' »une science (et art) de l’écriture implacable« ,
« comme chez les grands contrapuntistes de l’école franco-flamande du XVIème siècle« ,
et ce qui s’appela, du temps de Josquin des Près, « musica reservata » ;
car c’est en cette « tradition » _ peut-être, avec Josquin, au sommet de toute la musique occidentale ! _ « que cet homme de grande culture humaniste trouve l’assouvissement de ses aspirations » de pensée _ oui _ les plus profondes.
Je traduis ici, en l’adaptant légèrement, une réflexion de Georgie Durosoir aux pages 19 et 20 du livret du CD Alpha 125.

Nouveaux sommets de la musique française, après les chefs-d’œuvre de Debussy et de Ravel, sur fond de cette gravité profonde
toujours présente
, même si sous des dehors badins, dans les « œuvres » qui en soient « vraiment«  ;
telles celles, par exemple d’un Marivaux, pour prendre un exemple éloigné en apparence de celles, musicales, que donne ici Lucien Durosoir,
les trois « Quatuors » de Lucien Durosoir me paraissent parfaitement consonner (aussi) avec « Jeudi saint«  de Jean-Marie Borzeix,
dans l’ordre d’une richesse et d’une grandeur sans pathos,
« à la française« …

Dont Debussy et Ravel sont peut-être les meilleurs exemples, pour la musique (pour ces deux « Quatuors« , cf la version du Parkanyi Quartet : CD PRD/DSD 250 208 chez Praga Digitals). Sans remonter, par François et Louis Couperin (cf les CDs Alpha 062 : François Couperin : « La Sultanne. Préludes & Concerts royaux« , par et sous la direction d’Elisabeth Joyé ; et Alpha 026 : Girolamo Frescobaldi _ Louis Couperin, par Gustav Leonhardt) jusqu’à Josquin des Près…

alpha-105.JPG

Les Editions Alpha ont déjà publié, en 2006, la « Musique pour violon & piano » de Lucien Durosoir (par Geneviève Laurenceau & Lorène de Ratuld, CD Alpha 105).
Et poursuivront la réalisation d’une interprétation intégrale de l’œuvre de Lucien Durosoir au disque.

« Retiré dans le sud-ouest de la France dès 1923,
Lucien Durosoir n’avait semblé souhaiter ni se mêler à la vie artistique parisienne de l’après-guerre,
ni publier ses oeuvres immédiatement.
Il comptait pour cela sur le futur.
Le futur, ce devait être une nouvelle guerre,
durant laquelle sa maison fut, un temps, occupée par l’ennemi,
et sa production, interrompue, ne serait-ce que par le manque de papier à musique
 »
_ notait sa belle-fille, Georgie Durosoir, dans le livret du premier CD Alpha (105) consacré à la « Musique pour violon & piano » de Lucien Durosoir.

Dans le livret du CD (125) consacré aux « Quatuors à cordes« , la musicologue et musicienne bien connue qu’est Georgie Durosoir présente ceux-ci ainsi :
« La pratique du contrepoint domine l’écriture (…) comme le geste le plus apte à rendre compte du monde sonore intérieur
et de la construction intellectuelle propres au compositeur.
Toutes les finesses techniques sont sollicitées dans une réécriture constante des motifs,
leur réutilisation sous des formes inattendues, dans des contextes très différents de leur première apparition,
dans des transfigurations rythmiques et nuancielles.
La circulation des thèmes essentiels à travers plusieurs mouvements
fait de ces trois quatuors des oeuvres plus ou moins résolument cycliques.
La tonalité, assumée comme fondatrice, se dissout dans une abondance d’altérations
qui créent des rencontres sonores inattendues
et une harmonie très personnelle.
Les superpositions rythmiques tendent à densifier le tissu instrumental
et à brouiller la stabilité rythmique.
La configuration musicale d’atmosphères poétiques inouïes
est égalisée par la conjonction d’éléments de timbre
(registre suraigu des instruments, trémolos pianissimo proches du bruissement, couplage des registres des régimes extrêmes),
de rythme (brouillage de l’impression de stabilité par superposition de contraires),
d’harmonie (altérations inattendues, modifications minimes de motifs déjà entendus, détournements passagers et multiples de la tonalité).
C’est ce parti-pris d’écriture qui fonde le côté savant, complexe, fouillé des compositions.

(…)
En complément de la démarche savante,
les composantes subjectives, affectives du musical
envahissent l’oeuvre
(dans les notations agogiques,
la construction en sections contrastées,
l’opposition de développements agités, violents et combatifs et de séquences méditatives, statiques et doucement chantantes).
Le sens intime de l’écriture complexe apparaît alors clairement :
le contrepoint est le médiateur d’un monde sonore riche, divers et plein de contrastes,
doublé d’une affectivité douloureuse et contradictoire :
il est le garant d’une énergie contenue,
d’un balisage sévère de cette recherche éperdue d’expression personnelle ;
il dresse de solides palissades qui canalisent le déferlement de sentiments aussi puissants
que la révolte ou le désespoir,
éminemment fondateurs de la musique de cet homme à la fois douloureux et enthousiaste.
 »

Qu’ajouter à pareille analyse ?

En appendice,
je me permettrai d’ajouter cet échange de mails, récemment,
autour des « Quatuors à cordes » de Lucien Durosoir (CD Alpha 125) :

Courriel du 23 mai (15h45) :

Au sortir de ma première écoute _ une seule à ce moment _ de ces quatuors de Durosoir par le Quatuor Diotima,
j’ai le sentiment d’avoir été convié à mettre un pied sur un « nouveau continent » :
rien moins !

Comme,
toutes choses étant égales par ailleurs,
avec certaines des réalisations du Poème harmonique

Airs et ballets en France avant Lully(par exemple l’album d' »Airs & Ballets en France avant Lully »
_ d’Antoine Guédron, Antoine Boesser et Etienne Moulinié, de CDs antérieurs ainsi rassemblés,

_ CD Alpha 905)
pour le premier dix-septième siècle :
ce n’est donc pas peu, me semble-t-il.

J’espère que les oreilles de la critique vont se « désembourber » de leurs bouchons de cerumen,
et de leurs petits maniérismes de cliques, de cercles, d’initiés qui méprisent tous les autres !!!

Alpha réalise ici un travail de pionnier…

Courriel du 23 mai (16h37) :

Et en plus le texte du livret est magnifique !

Particulièrement à qui sort de la lecture de « Qui, si je criais… » de Claude Mouchard,
dont le sous-titre est
« Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXème siècle »…

Que Lucien Durosoir ait été « indépendant », et « hors-groupes »,
cela s’entend magnifiquement en cet oeuvre,
et rend raison de sa méconnaissance du public jusqu’à aujourd’hui…

L’heure de la reconnaissance sonne peut-être par ce disque, déjà,
s’il reçoit l’écoute _ et l’ampleur d’écoute _
que cet oeuvre d’un immense musicien, dans son coin (des Landes, peut-être), mérite…

Un peu loin des côteries parisiennes, sans doute…

Georgie Durosoir doit être satisfaite d’écouter de nouveau cela à ce niveau de grâce,
et de profondeur.

Merci à tous ceux qui ont contribué à faire parvenir pareille musique
jusqu’à notre écoute.

Tu peux transmettre ce message à Georgie Durosoir.
Je l’avais contactée il y a quelques années lors de mes recherches « baroques »…

Et dès que mon blog sur mollat.com sera ouvert,
j’en traiterai
_ peut-être (ou même sans doute) dans le prolongement de mon premier article,
sur le livre magistral de Saul Friedländer (et ce qui peut l’accompagner)…

Courriel du 23 mai (20h54) :

Cher monsieur,

J-P C. m’a transmis votre message et j’en ai été touchée. Votre nom, en effet, m’a renvoyée à un souvenir assez ancien…
Je suis heureuse de la sortie de ce beau disque et je suis persuadée que cette musique touchera le cœur et l’intelligence de beaucoup d’auditeurs.
Je vous remercie pour la qualité de votre écoute et pour ce chaleureux message
Bien à vous
Georgie Durosoir

Courriel du 23 mai (22h37) :

Chère Madame,

L’Art est fondamentalement sens,
à côté des impostures et des bavardages.

Ce n’est pas à vous, et à votre travail « de fond » sur le Haut-Baroque, que j’apprendrai quelque révélation sur ce que cet Art-là avait (et a) de « vectoriel »….
Le Baroque m’a notamment touché, en effet, par ce « pouvoir » de « présence »-là…

Ce qui était (et est toujours) vrai du « Baroque »
_ à un moment d’inquiétude de la foi, et de querelles théologiques (sur les Mystères _ dont celui de la transsubstantiation) _
a poursuivi son questionnement taraudant, dans ce qui a succédé au Baroque,
dans une quête peut-être de plus en plus angoissée, sans doute, du sens _ à force de le « refouler » ! _,
dont témoigne ce que Nietzsche a qualifié de « nihilisme ».

C’est en artiste, en musicien, et passant à la création aussi et peut-être surtout, que votre beau-père a survécu _ et vécu ce qui a suivi _ à la « Grande Guerre ».
Avec profondeur, sans comportement de « groupe », avez-vous souligné…
J’y suis sensible, car je réfléchis un peu à ce que disent d’autres artistes d’autres horreurs qui ont suivi.

J’ai ainsi écrit il y a deux ans sur « Liquidation » d’Imre Kertész… Etc…

Courriel du 2 juin (5h36) :

Chère Madame,

Découvrant au réveil la réception du CD Alpha 125 par Christophe Huss,
sur le site Classics-Today France,
je m’empresse de vous en faire part : nous nous trouvons donc sur une même « longueur d’ondes »,
et c’est réjouissant de constater la « merveille » de l’oeuvre reconnue…
En croit-on toujours assez ses propres oreilles, au royaume des mal-entendants ?..

Voici l’article
_ les expressions en gras sont de mon initiative :

LUCIEN DUROSOIR
Les trois « Quatuors à cordes »

Quatuor Diotima

ALPHA 125(CD)
Référence: premières mondiales

Pour que cet immense disque prenne sa vraie valeur, je vous suggère de baisser un peu le volume d’écoute, car la prise de son découpée au rasoir de Hugues Deschaux, nous met les oreilles dans le vif du sujet et n’élude rien des sonorités un rien agressive du Quatuor Diotima.

Les violonistes du Quatuor Diotima ne valent pas ceux des Quatuors Prazak ou Emerson. Mais les Prazak ou les Emerson n’enregistrent pas Durosoir… Or ce disque est littéralement vertigineux. Surtout au moment où il paraît… En effet, l’interprétation de la « 2e Symphonie » de Roussel par Stéphane Denève (Naxos) a mis le doigt sur une noirceur, une amertume post-Grande Guerre dans une certaine création musicale française, qui n’avait jamais été mise en avant à ce point. Or les « Quatuors » de Lucien Durosoir (1878-1955) expriment exactement cela. Ils illustrent un pan de la création musicale française, loin de l’élégance de Debussy et Ravel, qui produit des oeuvres ressemblant à un écho grave et amer de la tragédie de la guerre.

Plus encore que dans la « 2e Symphonie » de Roussel, on a l’impression d’entendre ici, quarante ans avant, les prémices des grandes oeuvres de Chostakovitch. Les mouvements lents des « Quatuors » n° 1 et 2, notamment, sont une plongée abyssale dans la noirceur du monde. On notera par exemple à quel point dans la Berceuse du « Quatuor n° 2″ la mélodie qu’on attend n’éclot jamais (un peu comme cet allegro qui n’arrive pas dans la « Symphonie funèbre » de Joseph Martin Kraus). Les flottements harmoniques, les frottements aussi, une sorte d' »incertitude du lendemain » (dans le sens où on ne peut pas deviner la phrase ou la note qui va suivre) sont les caractéristiques de ces partitions.

On le pressent à l’écoute : Durosoir est un musicien de la Grande guerre. Violoniste, il y rencontra le violoncelliste Maurice Maréchal et le compositeur André Caplet. Et c’est vrai que c’est à l’énigmatique Caplet qu’il faut le comparer. La notice propose de remarquables analyses des œuvres, qu’il serait inepte de paraphraser. Mais certaines assertions décrivent très bien en fait ce à quoi on est en droit de s’attendre et méritent d’être citées :

« La circulation des thèmes essentiels à travers plusieurs mouvements fait de ces trois quatuors des oeuvres plus ou moins résolument cycliques. La tonalité, assumée comme fondatrice, se dissout dans une abondance d’altérations qui créent des rencontres sonores inattendues et une harmonie très personnelle. Les superpositions rythmiques tendent à densifier le tissu instrumental et à brouiller la stabilité rythmique. » Vous le comprenez à partir de ces données : l’univers de Durosoir est un monde instable où tout est perpétuellement remis en cause.

Ce n’est pas le chemin de la facilité auquel nous invite ce compositeur injustement méconnu. Ses compositions reposent sur une image sonore rude due à la trituration du matériau musical et à « l’indépendance dans la fusion » qu’il exige de la part de ses musiciens. Le Quatuor Diotima est à la hauteur de ces défis. Aux auditeurs, maintenant, de graver les pentes escarpées de ce massif d’une imposante exigence.

Voilà pour cet article de Christophe Huss. Je suis heureux que ces œuvres si puissantes d’un immense compositeur trouvent le chemin de nos oreilles, de nos cerveaux, de nos pensées, de nos coeurs : de quoi « faire monde »… Ou l’alchimie de l’Art, authentique…

Bien à vous

Courriel du 2 juin (9h32) :

Cher monsieur,

Je suis encore sous le coup de l’émotion que m’a procurée la lecture de la critique de Christophe Huss !
Je vous remercie vivement de me l’avoir fait connaître.

J’aurai d’ailleurs d’autres émotions à intégrer, au fur et à mesure de la lecture (lente, en cette période surchargée) des textes que vous m’avez adressés.
Je sais gré à J-P C. de m’avoir mise en relation avec vous car, à mon âge, on ne recherche plus que des gens de vérité et de sincérité.
J’espère vous rencontrer un jour…
Bien à vous
Georgie Durosoir

Courriel du 2 juin (19h09) :

Vérité
ainsi que courage de l’affirmer et la partager,
voilà ce que nous donnent généreusement le « génie » (au sens de Kant) des artistes,
des « auteurs »,
selon le terme qu’utilise Marie-José Mondzain en son « Homo spectator » (chez Bayard) ;
et qui donne un « élan » et un « relais » chez ceux qui s’en font les « acteurs »
(ou interprètes),
et puis, encore, à leur double impact, une « reprise » et une « relance », chez ceux qui, à leur tour, deviennent de vrais et actifs « spectateurs »,
selon ce qu’Albine Saint-Girons appelle, elle, « L’Acte esthétique »
(chez Klincksieck : en une collection qui vous compte parmi ses auteurs)…

J’ai moi aussi l’âge du « décantement »
_ le mot existe-t-il en français ; ou la « décantation »…
_,
car « At my back i always hear The winged charriot of Times » _ disait Andrew Marvell (« To his coy mistress »)…

Aller à l’essentiel, délaissant mondanités et courbettes ;
et s’enchanter de l’enchantement des œuvres enchanteresses des enchanteurs que sont ces artistes…

Que de trésors patientant d’être si peu que ce soit « rencontrés »…

Si vous avez la patience de dérouler les phrases enguirlandées de mes promenades « montaniennes »,
vous retrouverez ces émotions-là,
ce qu’inlassablement je recherche par les livres, les disques, les catalogues d’exposition de peinture, ou de photographie, les films, les représentations de théâtre, les concerts, les conférences,
les conversations et les rencontres aussi, bien sûr,
les voyages avec arpentages de villes, ou de paysages : le monde s’enrichissant des mondes de chacun des créateurs…

J’aurais moi aussi plaisir à faire votre connaissance…
Comme la suite des œuvres de votre beau-père.

Une dernière pièce à ce « dossier » de l’artiste :
Luc Durosoir, le fils de Lucien Durosoir, a publié en octobre 2005 aux Editions Tallandier « Deux musiciens dans la Grande Guerre » (accompagné d’un CD inédit d’œuvres de Lucien Durosoir :  » Trois pièces pour violoncelle et piano » de 1931, « Divertissement« , « Maïade » et « Improvisation » _ interprétées par Raphaël Merlin au violoncelle et Johan Farjot au piano) dédiées par Lucien Durosoir  à son ami (et compagnon dans les tranchées de la « Grande Guerre ») le violoncelliste Maurice Maréchal (1892-1964).

Je viens de me procurer ce livre, qui contribue aussi à l’hommage (filial) à ce créateur : il est constitué de « Lettres du front » de Lucien Durosoir (août 1914 – novembre 1918) ; et de « Carnets de guerre » de Maurice Maréchal (3 mai 1914 – 5 novembre 1918). Avec aussi un cahier de photos (dont certaines d’André Caplet, que Lucien Durosoir considérait comme son maître en composition).

Titus Curiosus, le 2 juillet 2008

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