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Sur l’écrivain Philippe Forest : un très grand ! A propos des nuages, la transcendance au sein de (et avec) l’immanence

19sept

Je n’ai pas encore lu Le Siècle des nuages, du magnifique _ puissant ! _ Philippe Forest ;

je le lirai bientôt, et très sérieusement :

car j’estime l’œuvre littéraire  _ romanesque ne convient assurément pas ! _ accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental

(bien que ce ne soit, à un certain égard _ mesquin ? _, que de la littérature : mais de la littérature prise _ à bras le corps ! sans esquive… _ comme épreuve vraie _ frontale et pleine ! _ de vérité quant au réel le plus brut et inassimilable !!! ;

sur le propre refus de la fonction cathartique de l’écrire _ le sien, comme au-delà du sien : ridiculement (sinon scandaleusement) insuffisant à guérir de la peine : la mort de son enfant ; ou, encore, la fin de l’amour… _ développé par Philippe Forest,

lire les mises au point indépassables de Tous les enfants sauf un, en 2007…) :

c’est dit ! ;

car j’estime l’œuvre littéraire accompli jusqu’ici _ de ce formidable (!) auteur _

comme véritablement majeur ! essentiel ! fondamental !

Cet œuvre (de littérature) accompli jusqu’ici,

le voici :

L’Enfant éternel _ le récit de la maladie mortelle à l’échéance de moins de deux années de sa fille… _, en 1997 ;

Toute la nuit _ le plus admirable des admirables : il est si puissamment terrible de vérité nue (toute crue : sanglante ; et infiniment à jamais suppurante, sans cicatrisation à venir ; de combustion infiniment alentie, vécue par le plus menu du plus ténu, ressentie de plein front, en pleine face, calmement dégustée en la phase d’horreur de l’écriture du déploiement du deuil) qu’il n’en est pas d’édition de poche… faute d’assez de lecteurs qui le supporteraient !.. _, en 1999 ;

Tous les enfants sauf un _ qui n’est pas classé parmi les romans dans la bibliographie (autorisée par lui) à la page 4 de ce Siècle des nuages, mais dans les essais : où passe ici la frontière ? existe-t-elle seulement, et même, pour Philippe Forest en son usage (si vrai et fort ! ce sont des synonymes !) du littéraire ?.. _, en 2007 ;

Sarinagara _ lors d’une tentative d’éloignement, au Japon _, en 2004 ;

et encore,

très fort _ toujours : again and still… _ quant au récit du terrible _ des dégâts collatéraux de ce même deuil, toujours : car les effets en perdurent… _,

Le Nouvel amour, en 2007…


Mais d’ores et déjà

je tiens à saluer ce passionnant entretien,

in le n° 370 d’art press n°370 (août 2010), de Philippe Forest avec Jacques Henric,

qui présente excellemment cette nouvelle étape du travail de littérature de Philippe Forest

qu’est ce nouvel opus, Le Siècle des nuages ;

je le diffuse ici,

accompagné de farcissures miennes

Philippe Forest : Le Siècle des nuages

n°370

interview de Philippe Forest par Jacques Henric – art press n°370 (août 2010)

Le titre le dit, c’est l’histoire d’un siècle, le nôtre, le 20e _ qui s’est peut-être achevé le 11 septembre 2001 : avec des avions, encore… C’est l’histoire d’un pays, le nôtre, la France. C’est l’histoire d’une famille, celle du narrateur-auteur. C’est l’histoire d’un homme, celle de l’auteur-narrateur, Philippe Forest. Une histoire tournée vers le ciel, une histoire se déroulant parfois au-dessus des nuages, souvent dans et au-dessous des nuages, au plus près de la terre et de ses tragédies. Ce Siècle des nuages : un des beaux grands livres de cette rentrée de septembre. Paraît de Philippe Forest, dans le même temps, aux éditions Cécile Defaut, un essai titré le Roman infanticide, consacré à Dostoïevski, Faulkner et Camus. Essai sur la littérature et le deuil.

Le siècle des nuagesÉditions Gallimard

Comment définirais-tu ce nouveau livre ? Livre d’histoire (celle du siècle passé) ? Épopée (celle de l’aviation, de ses débuts à aujourd’hui) ? Saga familiale (ta propre famille) ? Méditation poétique sur l’existence, si l’on donne au mot poésie son sens à la fois large et profond (ces presque 600 pages comme une longue métaphore filée d’un vol dans et au-dessus des nuages)… ?

Tout cela à la fois, sans doute. Et la difficulté _ sur laquelle j’ai d’abord et longuement buté, que j’espère avoir résolue ensuite aussi bien que je le pouvais _ a consisté à trouver une forme _ c’est le défi de toute vraie littérature ; cf la réponse de Mathias Enard, lui aussi, à ma question de la forme de Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, par rapport à la forme de Zone, en notre entretien podcastable du 8 septembre à la librairie Mollat _ qui soit susceptible d’accueillir tous ces langages et d’exprimer tous ces projets à la fois, faisant tenir ce qui aurait pu constituer la matière de plusieurs milliers de pages dans un seul ouvrage, certes un peu long au regard des normes romanesques actuelles. Finalement, cette forme prend plutôt l’allure, je crois, d’une sorte de traversée assez fugace du temps, d’un passage à toute allure parmi un spectacle d’illusions mouvantes (les « nuages » du titre emprunté à Apollinaire

_ « Mais chaque spectateur cherchait en soi l’enfant miraculeux

Siècle ô siècle des nuages »

(à la chute du poème Un fantôme de nuées, au sein de la section « Ondes » de Calligrammes)… _,

évoquant ceux _ nuages _ dont parle Baudelaire dans le dernier des poèmes des Fleurs du Mal), quelque chose d’aussi bref et d’aussi évanescent, au fond, qu’une vie.

Il s’agissait, en un sens, comme je l’avais fait et écrit déjà dans Sarinagara depuis le Japon, de dire adieu au « vieux 20e siècle » qui s’en va _ le vieux siècle de L’Enfant éternel et de Toute la nuit, pour ce qui le concernait au plus près, du moins : sa pire écharde… Le point de vue est fatalement le mien, déterminé par ma propre histoire, par mon inscription personnelle dans la chronique collective : j’ai l’âge des gens qui ont atteint approximativement « le milieu du chemin de la vie », comme on dit, égaré comme on l’est toujours _ à cet âge-là : soit, le début de la quarantaine ; Philippe Forest est, en effet, né en 1962… _, au moment où le calendrier faisait la culbute du premier au deuxième millénaire.

Mais si je devais retenir un seul terme pour présenter Le Siècle des nuages, ce serait celui d’« épopée », au sens que lui donne Pound lorsqu’il la définit _ en ses Cantos _ comme « un poème qui inclut l’Histoire ». D’ailleurs, le prologue du roman, qui évoque l’accident fatal d’un hydravion d’Imperial Airways s’écrasant en mars 1937 dans un paysage de montagne et de neige pas très loin de Mâcon, consiste, aussi, en une réécriture tout à fait explicite du début de l’Enéide, une histoire de père et de fils déjà _ Anchise, Énée, Ascagne… _, l’aventure d’un héros très pieux contraint à l’exil par l’écroulement d’un monde, traversant les tempêtes, victorieux cependant et à qui se trouve offerte la vision prophétique d’un lendemain meilleur. Sauf que, bien sûr, les épopées antiques, c’est du moins ce qu’on dit et même si je n’en suis pas très convaincu, expriment une vision assurée de l’univers dont les romans modernes exposent le caractère impossible. C’est toute la distance qui est censée séparer Virgile, qui me fournit l’épigraphe du prologue, et Faulkner qui me donne celle de l’épilogue _ « Once there was (they cannot have told you this either) a summer of wistaria« , in Absalon ! Absalon !

Pour cette raison, Le Siècle des nuages ne mime la forme ancienne de l’épopée que pour mieux en manifester la dimension inquiète, définitivement irrésolue.

Les biographies réservent toujours des surprises. Pourquoi, connaissant ton parcours à toi, n’aurais-je pu imaginer ton père en commandant de bord d’un Boeing 747, qui, après avoir en 1942 traversé Méditerranée et Atlantique pour gagner l’Amérique et s’engager comme pilote dans les rangs de l’Army Air Force, est allé jusqu’à devenir « honorable correspondant » des services secrets français ? Quelle a été la logique de son parcours professionnel ?

Je cite souvent cette phrase de Kierkegaard qui dit qu’un père et un fils sont l’un pour l’autre comme un miroir dans lequel ils se contemplent. Et dans un miroir, c’est à la fois sa propre image et son image à l’envers que l’on voit. J’aurais pu être lui, il aurait pu être moi. Chacun, autant que soi-même, aurait pu être des milliers d’autres. Car, justement, il n’y a pas de logique à l’existence, comme il n’y en a pas à l’Histoire. Sinon celle qu’on lui trouve après coup _ cf les remarques de Michel Jarrety en sa préface (à la page 12) aux Souvenirs et réflexions (non réédités jusqu’ici) de Paul Valéry, à propos des méfiances de Valéry quant aux perspectives dangereusement pas assez critiquées des historiens : « dans ces attaques contre l’Histoire, (une première) ligne de force dénonce une fiction littéraire tout invérifiable, et Valéry reproche aux Historiens de ne pas construire leur objet _ l’événement _ et de faire comme si ce passé pouvait être dit tel qu’il fut, alors que l’Histoire véritable _ = véridique _, plutôt que de se transporter naïvement dans le passé, consisterait à lui poser les questions du présent » : ce que feraient bientôt les historiens des Annales… Fin de mon incise…

Il fut _ ce père de Philippe Forest, donc _ un jeune homme de dix huit ans jeté sur les routes de l’exode en juin 1940, que le hasard de ses études d’ingénieur agronome conduit en Algérie quand en novembre 1942 a lieu là-bas le débarquement anglo-américain libérant cette partie du pays ; il saisit alors l’occasion de partir pour les États-Unis afin d’y être formé avec quelques centaines de jeunes français comme pilote de chasse dans l’aviation américaine ; et, après la guerre, il va devenir commandant de bord pour Air France, où il mènera toute sa carrière, participant au développement de la compagnie, accomplissant son dernier vol en 1981 aux commandes d’un Boeing 747 ; et, c’est vrai, exécutant occasionnellement quelques missions peu périlleuses pour le compte des services secrets. Telle fut sa vie, très romanesque, abondant en péripéties dignes d’un feuilleton télévisé (notamment sa rencontre sur les routes de la débâcle avec une jeune fille de dix-sept ans qui deviendrait sa femme et dont il se trouvera séparé jusqu’à la paix), une véritable traversée du temps et de l’espace (la vieille province bourgeoise et française de l’entre-deux-guerres, l’Algérie sous Vichy, le sud des États-Unis au moment où sévissait encore la pire ségrégation raciale, et puis le monde moderne renaissant après la victoire tel que pouvait le percevoir un pilote de longs-courriers, toujours entre deux escales, étourdi par le perpétuel passage des frontières entre les pays et des lignes immatérielles des fuseaux horaires). Raconté ainsi, tout cela prend en effet l’allure d’un vrai roman qui est à la fois le sien (puisqu’il l’a vécu) et le mien (puisque je le raconte). C’est la phrase de Nietzsche aussi _ in Humain, trop humain _, toutes proportions gardées bien sûr, car l’époque des héros et des poètes est justement passée : « Il en va de toujours comme d’Achille et d’Homère : l’un a la vie, le sentiment, l’autre les décrit. » Entre celui qui vit et celui qui écrit, un écart existe qui est à la fois le lieu de leur opposition et celui de leur confusion, l’espace où chacun engendre _ voilà ! c’est un très notable pouvoir de l’imageance littéraire ! _ l’autre tour à tour

_ et nous retrouvons ici « la seconde ligne de force«  que dégage Michel Jarrety dans la critique des méfaits d’une interprétation trop naïve du récit de l’Histoire (et des histoires narrées, elles aussi !) de la part de Paul Valéry : « il voit dans les récits de l’Histoire le ferment néfaste du présent ; car ce « passé, plus ou moins fantastique _ = fantasmé ! _, agit sur le futur » (cf le texte page 145), et Louis XVI n’eût pas été décapité si Charles Ier ne l’eût été avant lui, comme Napoléon n’eût pas instauré l’Empire sans l’exemplaire romain« , toujours page 12 de la préface de Michel Jarrety à son édition des Souvenirs et réflexions de Paul Valéry… _,

tout cela se trouvant encore compliqué par la question de la paternité : héritant de son histoire qui venait d’avant lui, je suis le fils de ce fils qu’il n’a cessé d’être ; réinventant celle-ci, imaginant le tout jeune homme qu’il était autrefois, je deviens le père du père qu’il fut pour moi.

Un grand rêve idéaliste

Ce parcours professionnel est lié à ses engagements (ou non-engagements ?) politiques. Quels furent-ils ? Sont-ils représentatifs d’un certaine classe sociale ? N’est-ce pas plutôt la fidélité à une morale qui lui a fait traverser ainsi son siècle ? Ce livre est-il une manière d’hommage à ce père ?

« Mon père, ce héros au sourire si doux… »,  comme dit le poème _ de Victor Hugo. J’aurais pu très facilement peindre le portrait très édifiant d’un homme d’exception, sans courir le risque d’être contredit par quiconque. Et m’attribuer du même coup, par procuration, tout le mérite prestigieux _ mais aussi fallacieux : Philippe Forest l’exècre ! _ d’actes, de choix ou d’exploits que je n’ai pas accomplis. On ne compte plus les romans dans lesquels, soixante-dix ans après, quand il n’y a plus aucun danger à courir, des écrivains de la dernière pluie prennent la pose de valeureux résistants, donnent des leçons de lucidité historique à la terre entière, lui expliquant ce que furent son ignominieux aveuglement et sa honteuse soumission à la barbarie. Mais rendre vraiment hommage à un homme du siècle passé consiste plutôt à montrer dans quelle incertitude il se trouvait plongé _ voilà _ avec tous les autres, quelles furent ses hésitations, par quels hasards il s’est finalement retrouvé du bon côté _ en une suite rhapsodique (= capricieuse elle-même, du moins en partie), de coups de dés jetés par lui, et d’autres que lui, en d’« admirables tremblements du temps« , quand tout hésite encore, en ces « parties«  se jouant… Ce sont ces « admirables tremblements du temps« -là que la poésie même de la littérature « vraie«  sait faire vivre et re-vivre, vibrer et, toujours, trembler ; au rebours des mensonges (trop bien-pensants ! tellement à la perfection ajustés, eux !) de la propagande et de la communication dont trop de pouvoirs nous abreuvent, plus que jamais en ce siècle(-ci) de real politik. Fin de l’incise…

Ma mère venait d’une famille d’anarchistes, fille d’un instituteur devenu libraire, héros des deux guerres. Mon père, et c’est ce qui donne un petit côté Capulet et Montaigu à leur rencontre, était issu d’une famille de la droite telle qu’elle existait à l’époque. Le seul regret qu’il ait exprimé est de n’avoir jamais pu convaincre son grand-père, près d’un demi-siècle après l’affaire, de l’innocence de Dreyfus. Ce qui montre quel était son milieu d’origine, mais aussi à quel point aucun individu n’est jamais tout à fait le produit mécanique des convictions de celui-ci. Sans doute aurait-il pu aussi bien rejoindre le camp de la collaboration. Ou peut-être pas. Dans des circonstances extrêmes comme celles du siècle passé, tout se joue souvent pour chacun sur un coup de dés _ voilà ! Ou alors, comme tu le dis, ce fut l’effet de la fidélité à une morale, dont je m’amuse à imaginer qu’elle lui venait du premier film vu dans son enfance, Ben-Hur. Au fond, je n’en sais rien. J’essaie simplement _ oui ! _ de restituer _ avec la vérité des armes de l’écriture vraie _ le brouillard d’idées, l’orage épais et opaque _ oui ! _ qui dissimulaient presque entièrement l’horizon d’alors.

D’ailleurs, s’il fallait le comparer à un personnage épique, plutôt qu’Ulysse, Achille ou Enée que j’évoque dans le livre, ce serait plutôt Télémaque, celui qui se tient loin des combats. À dix-sept ans, grâce à l’Aviation populaire, il avait déjà passé son brevet de pilote dans l’idée de rejoindre l’Armée de l’air. La défaite est venue trop tôt. Il est devenu pilote sur P47-Thunderbolt aux États-Unis ; mais, affecté malgré lui comme instructeur, il n’a pas pu rejoindre à temps le front européen ; et, alors qu’il était sur le point de participer aux opérations dans le Pacifique, l’explosion nucléaire d’Hiroshima et de Nagasaki a, comme on sait, mis fin aux hostilités. Si bien que, ironiquement, il n’a jamais fait la guerre et ne l’a même jamais vraiment vue.

Le Siècle des nuages est aussi un livre politique qui rappelle, notamment, ce fait étrangement oublié _ en effet ! _ : que la démocratie fut malgré tout victorieuse « at the end of the day ». Et qui insiste sur ce qui fut à mon sens le sentiment superbe et scandaleux du 20e siècle : l’optimisme, tout simplement _ voilà !!! _, en dépit de la conscience intacte et terrible du tragique, le pari pris envers et contre tout sur la possibilité d’un lendemain avec la conviction que les vieilles valeurs de liberté, de justice, de progrès demandaient à être défendues et qu’elles ne le seraient pas forcément en vain. L’aviation, qui fut l’un des derniers grands mythes, exprime un tel optimisme. Et c’est pourquoi j’en relate l’histoire depuis l’invention des frères Wright jusqu’à l’ère de la création des grandes compagnies modernes, en passant bien sûr par sa mise au service de l’horreur guerrière, mais surtout en racontant l’épopée des pionniers, de l’Aéropostale (Saint-Exupéry, mais aussi Mermoz, Lindbergh) et de ceux qui leur succédèrent, reconstruisant sur des ruines l’aviation civile : une épopée pacifique et démocratique portée par un grand rêve idéaliste et un peu naïf, dont on peut sourire sans doute maintenant qu’il appartient au passé, mais dont je ne vois pas pourquoi le roman n’exprimerait pas la dignité et la justesse.

À plusieurs reprises, tu t’insurges contre ceux qui, aujourd’hui, « jugent _ sans assez de conscience des complexités de l’historicité ; cf ici à nouveau Paul Valéry ! _ le passé depuis le confort de leur impensable présent ». Est-ce pour cette raison que tu restes très dubitatif _ toujours comme Paul Valéry ! cf son ironie à l’encontre de « la marquise sortit à cinq heures«  _ quant à la validité d’une démarche d’écriture faisant appel au genre romanesque. Tu parles de la « matière inutile  _ = vaine _ d’un roman ». Néanmoins, reconstituant une période de la vie de ta famille que tu n’as pu connaître, tu es contraint, pour la reconstituer, de faire appel pour une part, à ton imaginaire… Comment se pose pour toi la question _ cruciale : en effet ! _ de la vérité dans la fiction, dans l’écriture en général ? Je note tes constantes réticences à te qualifier d’« écrivain », le mot portant _ pour toi _ en lui une charge négative…

On n’échappe pas au roman _ c’est-à-dire à ce que j’ai qualifié, m’adressant à Marie-José Mondzain, à propos de son très important Homo spectator, d’imageance : pouvoir de créer du penser-figurer… Dès que l’on raconte une histoire, et même si celle-ci _ l’histoire racontée, donc (= « les faits«  visés ! par le récit qu’on essaie d’en donner)… _ est totalement vraie comme c’est le cas dans tous mes livres _ l’affirmation est d’importance ! et j’avoue que j’ai pu, à une ou deux reprises, aller jusqu’à me poser la question, par exemple à propos du Nouvel amour _, on en fait forcément une fiction _ = feinte… Pour cette raison, on parvient vite, si l’on n’y prend pas garde, au comble de la falsification satisfaite _ fatuitivement ! C’est particulièrement le cas avec le roman historique qui relève le plus souvent d’une conception extrêmement conventionnelle, reposant tout entier sur l’illusion rétrospective _ confuse, de par sa vraisemblance superficielle même ; et source de confusions à l’infini … _, assignant au temps un sens, c’est-à-dire une signification et une destination à la fois _ uniques et uniformisants _, tandis que l’enjeu _ toujours vibrant, tremblant… _ de la littérature est, au contraire, de montrer _ par le « tremblé«  de son « mentir-vrai«  même… _ comment tout _ non seulement qui peut être dit, mais qui est fait : les actes eux-mêmes des humains ! parlant et imaginant que nous sommes, du seul fait que penser prend (forcément !) la forme du discours… _ ne fut jamais qu’un conte plein de bruit et de fureur raconté par un idiot et qui ne signifie rien (Faulkner, encore lui _ ici, via la parole de Macbeth, in Le Bruit et la fureur : ce récit somptueux et pionnier à quatre narrateurs successifs… _, très présent dans Le Siècle des nuages, se souvenant de Shakespeare) et que la vérité elle-même, qui existe cependant _ et comment ! même si elle persiste à en déranger, et sacrément, pas mal, et même beaucoup ! _, ne se tient nulle part ailleurs que dans le lieu même _ à débroussailler donc ! ce lieu sans limites, selon la belle expression du romancier chilien Jose Donoso ; dans le brouillard de notre cécité (aveuglement) ! _ d’une telle confusion.

Donc, oui, j’exècre _ oui ! _ la bonne conscience des écrivains de mauvaise foi _ oui ! _ qui jugent le passé depuis le confort du présent, qui se servent impunément des horreurs que d’autres ont subies autrefois (les guerres, les morts, les massacres, les deuils) afin de produire la prétendue preuve de leur propre supériorité _ bêtement avantageuse ! _ en se rangeant sans risques _ trop confortablement, eux ; et mensongèrement, vraiment ! _ du côté des victimes, singeant un héroïsme dont rien ne dit qu’ils auraient été capables _ à rebours de l’attitude (du torero toréant : face à la corne meurtrière formidablement mouvante du taureau) du juste écrivant que sait évoquer si justement Leiris en sa lucidissime préface à son Âge d’homme… Philippe Forest s’inscrit dans cette filiation-là d’écrivain « vrai«  ! n’hésitant pas à affronter frontalement, pleinement, son (en son plus essentiel !) danger… Rien n’est plus facile et rien n’est plus méprisable _ oui ! La littérature doit, au contraire, procéder d’une conscience plus inquiète, attentive _ en sa considérable acuité exploratrice, constante ! _ à ce que Joyce nommait toutes « les possibilités du possible » dont ce qui fut _ = advint au réel (des res gestae passées, elles, à l’effectivité)… _ ne constitue que l’une des expressions _ en ce que Gaëtan Picon a excellemment relevé, lui, dans Chateaubriand : d’« admirables tremblements du temps«  qui, de l’écriture de l’auteur aux lectures des liseurs, n’ont pas fini de continuer de vibrer…

Et pourtant, écrivant, on ne se soustrait jamais totalement à la fatalité _ dispensatrice de maints aveuglements _ de la fiction ; et c’est pourquoi il faut à la fois assumer et traiter cette fatalité, en consentant à la littérature _ avec son mouvement (perpétuellement vert et creusant…) d’ironie _ tout en contestant _ par les jeux de son écriture même _ celle-ci _ en ce qui pourrait, en elle et par elle, dégénérer et sombrer en pompe…  Inévitablement, comme le dit Sartre _ in La Nausée _, le roman prend le temps par la queue : il le reconstruit et l’ordonne à partir d’un point qu’il se donne _ et ensuite aux lecteurs ! _ et depuis lequel tout finit par se disposer comme dans un majestueux _ fallacieux ! _ panorama offert au regard du haut du promontoire des siècles. Si bien que même un roman qui exprime l’absence de signification de l’existence, de l’Histoire, tourne _ souverainement : par sa seule gouverne… _ celles-ci en significations nouvelles. C’est mon côté « moderne » sans doute, anachronique certainement au temps des intrigues manufacturées à la chaîne par l’industrie culturelle _ et ses rouleaux-compresseurs de cervelles décervelées : aplaties et écrabouillées, pour être mieux rendues inaptes à la moindre complexité _, le résidu de mes « mauvaises lectures » d’autrefois, mais je reste convaincu qu’un roman n’est légitime qu’à la condition de défaire _ brechtiennement ; et benjaminiennement, aussi… _ la fiction qu’il fabrique à mesure, restituant ce vertige _ de l' »admirable tremblement du temps » ré-éprouvé… _ où la conscience s’éprouve _ vivante : sujet, elle aussi, à son tour ; et pas rien qu’objet ! _ dans l’expérience de l’impossible _ de sa visée du réel lui-même (de la réalité narrée)… Pour moi, ce vertige est le vrai _ bravo ! c’est là dire le fondamental !

Spectacle vide

Est-ce un cycle qui se boucle ? Ton premier livre _ L’Enfant éternel _ était le récit de l’agonie et de la mort de ta petite fille. C’est sur cette mort, avant celle de ton père qui la suit de peu _ elle est narrée et dans L’Enfant éternel et dans Toute la nuit _, que se clôt Le Siècle des nuages. Comme tous tes ouvrages (récits, essais), celui-ci est habité par la question, sans réponse, du Mal. Ton approche n’est pas celle de ton père dont tu ne sembles pourtant pas assuré que ses convictions religieuses, devant le scandale de la mort d’une enfant, ne l’aient pas protégé de la tentation de ce que maintes fois tu nommes le « néant ».

Je ne sais pas si je boucle une boucle. J’ai plutôt l’impression de tourner en rond dans un cercle _ sans spirale : telle une carole magique… _ dont rien n’est susceptible de me faire sortir et à l’intérieur duquel, afin de me divertir peut-être _ sans espoir de catharsis, en tout cas ; cf les solennelles affirmations réitérées, violemment même, en Tous les enfants sauf un _, je trace avec chacun de mes livres des figures différentes et nouvelles _ des variations, seulement, de ce point de vue ; mais cruciales… Ce dernier roman en témoigne, je crois. Tout comme l’essai que j’ai fait paraître il y a quelques mois aux éditions Cécile Defaut, le cinquième de la série « Allaphbed », intitulé le Roman infanticide, et dans lequel, à partir de Dostoïevski et de Faulkner, de Camus et de Malraux, je reviens _ mais avons-nous jamais un autre choix ?.. _ sur cette expérience particulière qu’est celle de la mort d’un enfant et sur ce que le roman est susceptible _ ou pas _ d’en faire _ oui ! par le simple jeu (simple lui-même, pour ne pas dire « simplet« …) de la seule écriture : tel est là son pouvoir (tout aussi ridicule que puissant !) d’assomption !.. Car, oui, la question du Mal _ donné, comme souffert _ est sans réponse _ satisfaisante et définitive _ possible. Et c’est d’une telle absence de réponse _ creusante : fondamentalement, forcément ! _ que doit, bien sûr _ oui ! _, répondre _ en tous les sens du terme _ la littérature _ avec responsabilité ! à oser assumer !.. Il y a là quelque chose comme de l’ordre du sacré, même (voire surtout) pour un quasi incroyant : à l’envers, lui au moins, du nihilisme !..

Que fait à la foi _ vraie ; pas seulement verbale _ l’épreuve du néant _ effectivement rencontré _ ? C’est certainement l’un des sujets du livre. Les catastrophes collectives de l’Histoire, les catastrophes individuelles de l’existence font s’écrouler soudainement _ pauvres (et ridicules) emplâtres _ toutes les croyances. Et pourtant, c’est dans le moment même de leur effondrement que celles-ci parviennent à une sorte de grandeur absurde et tragique qui les porte à leur paroxysme. Les certitudes faciles à l’aide desquelles on donnait un sens au monde manifestent _ soudain _ leur impropriété dérisoire _ assurément ! _ et, dans le vide qui s’ouvre ainsi _ proprement abyssal ; on peut certes y sombrer : cf le récit si fort (et insupportable à tant !) de Toute la nuit, ce si immense livre !.. _, se dévoile le visage d’une vérité terrible qui laisse chacun irrémédiablement seul, et cependant mystérieusement _ aussi _ responsable de tous _ et ici est la grandeur du film de Xavier Beauvois que j’ai découvert hier après-midi : Des Hommes et des dieuxC’est la phrase de Saint-Exupéry cette fois, dans ce très grand livre qu’est Pilote de guerre, phrase écrite au moment de la défaite, et qu’il faut entendre dans toute sa profondeur pour comprendre quelle conscience du désastre et quelle expérience du néant elle exprime : « Chacun est seul responsable de tous. » _ cela sonnant assez étrangement, de même que le film de Xavier Beauvois, à l’heure des mensonges les plus veules étalés et répétés à tire-larigot aux sommets de maints pouvoirs…En tout cas, je les partage pleinement… Est-ce là scrupules de bobos ?.. A chaque conscience d’en juger ? Tout-est-il permis, même si Dieu n’existe pas, se demande Ivan Karamazov, chez Dostoievski… A confronter au « à la fin, c’est la mort qui gagne« , qu’André Malraux rapporte que Staline aurait déclaré au général de Gaulle, en 1945…


Il est question de religion dans Le Siècle des nuages. La fin du roman, avant l’épilogue, se déroule en Turquie, sur la terre où saint Paul a prêché autrefois la folle « bonne nouvelle » de la résurrection des corps, parmi des tombeaux éventrés, devant des ruines où subsistent cependant des fragments de fresques exprimant l’espérance d’un autre monde : « O mort, où est ta victoire ? » Moi qui ne crois pas en tout cela, je me suis toujours demandé _ voilà ce qui se poursuit, en Philippe Forest, écrivant, de la conversation ininterrompue (même par la mort) avec le silence de son père… _ quel effet avait pu avoir sur mon père, chrétien convaincu, la disparition de sa petite-fille, événement qui constitue, c’est tout l’enjeu des Frères Karamazov, le scandale majeur sur lequel vient se briser toute confiance humaine en la Providence divine. Je ne lui ai pas posé la question, bien sûr. Je n’ai aucune idée de ce qu’il en pensait pour finir. Et je crois que lui-même aurait été incapable de le dire. À de telles questions, personne n’a la réponse _ même si agir par rapport à cela nous mobilise au quotidien : sans paroles : ni à d’autres ; ni à soi ; sans l’esquiver ; en nos actes muets, donc…

Depuis toujours, les hommes ont levé les yeux pour deviner _ c’est un jeu qui est tenté _ quelles formes imitaient celles des nuages ; et quels messages célestes ils _ ces nuages, ces dieux… _ leur adressaient ainsi, pour déchiffrer l’augure du vol des oiseaux. Et bien entendu _ je n’y insisterai pas _, il s’agissait d’un spectacle vide, d’un oracle vain. Comme _ je n’y insisterai pas davantage ! _ celui des signes tracés sur la page d’un livre. Et pourtant, je l’écris _ ce livre : pas tout à fait pour rien, en dépit de sa fondamentale, irrémédiable et ridicule vanité… _, il me semble qu’il est bien à plaindre celui qui ne tourne plus la tête vers le ciel lorsque passe au-dessus de lui un avion.


Lire Philippe Forest _ cet écrivant lucidissime magnifique ! _ n’est pas, ainsi, absolument, absolument vide et vain…

Ses signes désespérés, vibrant en l’inconfort de leur narration modeste, nous parlent bien davantage, en leur totale absence de vanité, et en leur vertige, que bien d’autres

_ à commencer par les matraquages et dénégations de nos grands communiquants, en forme de (ridicules) épouvantails tirant encore bien trop de ficelles (de bourses)… Où sont les misérables, maintenant ?

A nous d’apprendre à dé-brouiller le brouillard,

comme Michelangelo Antonioni nous en laisse le message testamentaire, en son sublime Par-delà les nuages de 1995 ;

cf mon propre essai (inédit), à partir de son exemple :

Cinéma de la rencontre : à la ferraraise,

dont le sous-titre explicitatif est :

Un Jeu de halo et focales sur fond de brouillard(s) : à la Antonioni

Titus Curiosus, ce 19 septembre 2010

Le courage de « faire monde » (face à la banalisation esseulante du tout sécuritaire) : un très beau travail d’anthropologie à incidences politiques de Michaël Foessel

22avr

Comme pour poursuivre le questionnement (et l’analyse !) sur les manières de résister _ intelligemment et efficacement ! _ aux ravages civilisationnels de l’étroitesse utilitariste _ dictatoriale ! subrepticement totalitaire ! _ du néolibéralisme

_ cf mon article précédent « Penser le post-néolibéralisme : prolégomènes socio-économico-politiques, par Christian Laval«  à propos de la conférence de Christian Laval « Néolibéralisme et économie de l’éducation« , mercredi dernier à la librairie Mollat _,

voici que paraît ce mois d’avril 2010, sous la plume de l’excellent Michaël Foessel _ l’auteur du lucidissime, déjà, La Privation de l’intime, aux Éditions du Seuil en 2008 : le sous-titre en était : « mises en scènes politiques des sentiments«  : un travail déjà très important et magnifique !.. _ un passionnant et très riche (en 155 pages alertes, nourries et incisives !) État de Vigilance _ Critique de la banalité sécuritaire,

aux Éditions Le Bord de l’eau (sises _ après Latresne… _ à Lormont, sur les bords de la Garonne…),

et dans une collection, « Diagnostics« , que dirigent nos judicieux collègues bordelais Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc…

L’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse _ et de culture :

principalement philosophique : de Hobbes, excellemment « fouillé«  (entre Le Citoyen et Léviathan), à Hannah Arendt (La Crise de la culture) ou Hans Blumenberg (Naufrage avec spectateur, paru en traduction française aux Éditions de L’Arche en 1994) et Wendy Brown (Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique), ainsi que, et surtout, les dernières leçons au Collège de France de Michel Foucault (par exemple Naissance de la biopolitique, ou L’Herméneutique du sujet ; et aussi La Gouvernementalité, en 1978, disponible in Dits et écrits…) ;

mais pas seulement : cf, par exemple, la mise à profit par Michaël Foessel du tout récent et important travail de la juriste Mireille Delmas-Marty : Libertés et sureté dans un monde dangereux ; ou de celui du Prix Nobel d’économie Amartya Sen, in le rapport de l’ONU paru en 2003 La Sécurité humaine maintenant…) _

l’ouverture d’esprit ainsi que le champ d’analyse

de Michaël Foessel, n’ont, Dieu merci !, rien d’étroit ; ni de mesquin, d’avare 

Non plus que sa sollicitude _ passablement inquiète (sinon « vigilante«  !..), sans être excessivement dramatisée, voire hystérisée, cependant : à la différence des rhétoriques (sécuritaires) excellemment mises en lumière et critiquées ici, en leur banalisation même, à renfort quotidien, laminant, de medias et de communiquants, d’un « catastrophisme«  très complaisamment et non innocemment surjoué, lui !.. _

non plus que sa sollicitude, donc,

à l’égard de la santé de la démocratie et du « vivre ensemble » en notre histoire collective (sociale, économique, politique) désormais globalisée _ d’où l’expression du titre de cet article : « faire monde » !

La quatrième de couverture de État de Vigilance _ Critique de la banalité
sécuritaire
énonce ceci (avec mes farcissures ! si l’on veut bien…) :

« Nous vivons sous le règne de l’évidence _ à la fois matraquée par les medias et les divers pouvoirs ; mais aussi largement assimilée (et partagée) par bien des individus (je n’ose dire « citoyens« , tant ils se dépolitisent et « s’esseulent« …), qui y adhérent, donc, en nos démocraties… _ sécuritaire. Des réformes pénales _ telle « la loi sur la « rétention de sûreté » adoptée par le Parlement français en février 2008 » (cf page 51)… _ aux sommets climatiques en passant par les mesures de santé : l’impératif _ normé _ de précaution a envahi nos existences. Mais de quoi désirons-nous tant _ voilà la dimension anthropologique fondamentale que dégage magnifiquement le travail d’analyse, ici, de Michaël Foessel _ nous prémunir ? Pourquoi la sécurité produit-elle _ de fait, sinon de droit, en ces moments-ci de notre histoire contemporaine… _ de la légitimité _ socialement, du moins _ ? Et que disons-nous lorsque nous parlons _ ainsi que le relève aussi Mireille Delmas-Marty _ d’un monde « dangereux » ?

Le maître mot de cette nouvelle perception du réel est « vigilance » _ à laquelle sont expressément et en permanence « invités« , en leur plus grande « liberté«  (d’individus), et au nom du plus élémentaire « bon sens« , les membres de nos sociétés, au nom de leurs plus élémentaires (toujours : nous sommes là et demeurons dans le plus strict « basique«  ! du moins, apparemment !..), au nom de leurs plus élémentaires intérêts : « vitaux«  !.. Rien de plus « rationnel« , en conséquence !!!

L’état _ permanent : sans cesse (obligeamment !) rappelé : on s’y installe et on le réactive d’instant en instant le plus possible… _ de vigilance s’impose _ ainsi : avec la plus simple (et douce) des évidences ! « naturellement« , bien sûr ! _ aux individus non moins qu’aux institutions : il désigne l’obligation _ bien comprise ; mais non juridique ! _ de demeurer sur ses gardes _ apeuré _ et d’envisager le présent _ en permanence, donc _ à l’aune des menaces _ de tous ordres, et fort divers : Michaël Foessel en analyse quelques unes ; ainsi que l’effet (incisif) de leur conglomérat (pourtant composite : en réciproques contagions)… _ qui pèsent sur lui.

Cette éthique de la mobilisation _ apeurée, donc _ permanente _ voilà : à coup d’« alarmes«  et de « conseils de précaution«  (préventifs et réitérés) des plus aimable : du type « à bon entendeur, salut !«  _ est d’abord celle du marché _ tiens donc ! mais rien n’est gratuit en ce bas monde : tout a un « coût« , n’est-ce pas ?.. : la première évidence, et normative, est donc, par là, marchande ! _, et ce livre montre le lien entre la banalité sécuritaire et le néolibéralisme _ c’est là le point capital. Abandonnant le thème _ bien connu, lui ; et assez bien balisé _ de la « surveillance généralisée », il propose _ plus profondément et plus originalement _ une analyse des subjectivités vigilantes _ apeurées contemporaines : ce sont elles les acteurs-fantassins du premier « front«  On découvre la complicité _ politico-économico-sociétale _ secrète entre des États qui rognent _ oui ! en leur forme d’« État libéral-autoritaire«  : analysé dans le chapitre 1 du livre : « L’État libéral-autoritaire« , pages 27 à 55 : une analyse décisive !!! _ sur la démocratie _ voilà ! et l’enjeu est de taille !!! _ et des citoyens qui aiment _ voilà _ de moins en moins _ en effet _ leur liberté _ eh ! oui ! au profit du fantasme de leur « confort«  désiré, mis à mal (par toutes ces « inquiétudes«  !), mais encore moins satisfait ainsi : de plus en plus rabroué !!! au contraire…

L’équilibre (par définition instable : la dynamique de ce dispositif est conçue et voulue ainsi ! en spirale vertigineuse) des pratiques et de discours (rhétoriques) et de pouvoir bien effectif, lui (avec espèces bien sonnantes et bien trébuchantes à la clé !), des communiquants amplement mis à contribution et des détenteurs du pouvoir politique (ainsi qu’économique : mais ils sont en très étroite connexion, collusion) en direction du « public«  (des individus : chacun esseulé dans sa peur) ciblé se situe et se maintient (et cherche à s’installer et durer) en ce schéma mouvant et émouvant (affolant…) : dans la limite, à bien calculer-mesurer, elle, du supportable… Les élections et les sondages d’opinion (d’abord) en fournissant d’utiles indicateurs pour les pilotes décideurs et acteurs « à la manœuvre« 

L’État libéral-autoritaire produit _ ainsi _ des sujets _ assujettis, tout autant que s’assujettisant (d’abord, ou ensuite, ou en couple : comme on préfèrera), ainsi « manœuvrés«  en leurs affects dominants… _ et des peurs qui lui sont adéquats. C’est à cette identité nouvelle entre gouvernants et gouvernés qu’il faut apprendre à résister« 

_ par là, l’intention de ce livre-ci de Michaël Foessel rejoint le souci (de démocratie vraie !) qui animait aussi Christian Laval en sa conférence de mercredi dernier : Néolibéralisme et économie de la connaissance ; ou en son livre avec Pierre Dardot : La Nouvelle raison du monde

Personnellement, j’ai beaucoup apprécié le passage d’analyse de la curiosité, pages 127 à 131 d’État de Vigilance _ à l’ouverture du chapitre 4 et dernier, intitulé « Cosmopolitique de la peur ? » (et explorant de manière très judicieuse « l’hypothèse d’une historicité de la peur«  : l’expression se trouve page 123) _ à partir d’une lecture fine de l’article « Curiosité«   de Voltaire dans l’Encyclopédie : à contrepied de l’interprétation par Lucrèce, au Livre II de De la nature des choses, de ce qui va devenir, à partir de lui, le topos du « naufrage avec spectateur« …

« Aussi longtemps que la sécurité a été une caractéristique de la sagesse et non une garantie politique, la peur était définie comme une faute imputable à l’ignorance. Dans la célèbre ouverture du livre II de son poème, Lucrèce présente ainsi le plaisir qu’il peut y avoir à se sentir en sécurité lorsque tout, autour de soi, s’effondre :

« Douceur, lorsque les vents soulèvent la mer immense,

d’observer du rivage le dur effort d’autrui,

non que le tourment soit jamais un doux plaisir

mais il nous plaît de voir à quoi nous échappons. »

Le sage jouit de savoir que sa position n’est pas menacée. Devant le spectacle de la tempête, il ne ressent pas de peur, précisément parce que sa sagesse est ataraxie, tranquillité et constance de l’âme. Il n’y a rien dans ce sentiment du spectateur face à la violence des flots qui ressemble à la « pitié » des modernes : le philosophe antique n’éprouve aucune émotion à contempler les malheurs d’autrui. La pitié est une passion démocratique _ en effet ! _, puisqu’elle suppose l’égalité entre celui qui souffre et le témoin de sa souffrance.

A l’inverse, Lucrèce chante ici la hauteur _ d’âme _ du sage _ épicurien, matérialiste _ qui sait qu’il n’existe pas de Providence _ rien que le jeu de la nécessité et du hasard, avec le clinamen _, et que la colère des Dieux ne peut pas s’abattre sur la Terre. Le philosophe est préparé à l’agitation du monde parce que son savoir le prémunit _ en son âme : en ses affects _ des désordres _ du réel des choses _ qui se laissent expliquer par le mouvement nécessaire des atomes. Son rapport contre la peur est de nature scientifique, construit avec la théorie d’Épicure.

Hans Blumenberg _ en son Naufrage avec spectateur _ a montré que l’histoire de cette image _ du naufrage avec spectateur »  » _ était aussi celle des rapports entre la raison _ voilà : en ses diverses acceptions : plus ou moins calculantes ; plus ou moins utilitaristes… _ et ce qui, dans le monde, est inquiétant. « Le naufrage, en tant qu’il a été surmonté, est la figure d’une expérience philosophique inaugurale » _ écrit Blumenberg, page 15 de ce livre (paru aux Éditions de l’Arche en 1994). La force de cette métaphore réside dans l’opposition entre la terre ferme (où l’homme établit ses institutions _ à peu près stables _ et fonde ses savoirs _ avec une visée de constance _) et la mer comme « sphère de l’imprévisible ». L’élément liquide symbolise le danger puisqu’il échappe aux prévisions, en sorte que le voyage en pleine mer permet de penser la condition humaine dans ce qu’elle a d’effrayant _ dans l’augmentation du risque de mortalité effective. Dans tous les cas, surmonter l’expérience du naufrage suppose de le « voir » du rivage, et de ne pas craindre pour sa vie _ ainsi qu’on l’a évoqué plus haut _ ce fut pages 89 à 91 _, ce sera encore le modèle de Kant dans son analyse du sublime

_ au § 28, Ak V, 261-263 de la Critique de la faculté de juger :

« il importe à Kant que le sublime soit autre chose qu’une épreuve du désastre pour que le déchaînement de la nature devienne l’occasion d’une prise de conscience d’une faculté qui, en l’homme, excède toute nature : sa liberté« , page 90 d’État de Vigilance.

Et Michaël Foessel poursuit alors : « A l’abri de la violence qu’il contemple, le sujet découvre en lui « un pouvoir d’une toute autre sorte, qui (lui) donne le courage de (se) mesurer avec l’apparente toute-puissance de la nature« . La liberté est cette faculté qui situe l’homme à la marge _ voilà ! _ du monde, en sorte qu’il n’a rien à craindre des tumultes naturels. Mais pour que le sujet puisse s’apercevoir _ voilà encore ! _ de sa liberté, il faut qu’il se sente en sécurité et que sa peur ne se transforme pas en angoisse«  _ une distinction cruciale, que Michaël Foessel reprendra plus loin, page 143, à partir de la distinction qu’en fait Heidegger.

Et pour montrer, page 145, avec Paolo Virno, en sa Grammaire de la multitude _ pour une analyse des formes de vie contemporaines, que « la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c’est précisément ce qui a disparu«  ; et que « c’est plutôt à l’« être au monde » dans son indétermination _ la plus vague qui soit : « Qu’est-ce que j’peux faire ? j’sais pas quoi faire…« , chantonnait en ritournelle la Marianne (confuse…) du Ferdinand de Pierrot le fou, de Godard, sur l’Île de Porquerolles, en 1965 _, c’est-à-dire à la pure et simple exposition à ce qui risque _ voilà _ d’advenir ou de disparaître _ les deux unilatéralement négativement… _, que renvoient les peurs angoissées _ voilà leur réalité et identité (hyper-confuses !) clairement déterminée ! _ du présent.« 

Avec cette précision décisive encore, toujours page 145 : « Les discours de la « catastrophe », une notion qui tend à se généraliser bien au-delà des phénomènes naturels, enveloppent nos craintes d’une aura de fin du monde. Apocalypse sans dévoilement _ et pour cause ! en une (hegelienne) « nuit où toutes les vaches sont noires«  _, la catastrophe devient la figure du mal sous toutes ses formes _ mêlées, emmêlées _ : injustice, souffrance et faute. Les théories de la « sécurité globale » se fondent précisément sur la généralisation _ indéfinie autant qu’infinie _ de ce modèle à toutes les formes d’insécurité, comme s’il n’y avait d’autre moyen d’envisager la résistance du réel qu’à l’aune de son possible effondrement« _ tout fond « cède« … : aux pages 145-146 ;

Michaël Foessel ne se réfère pas aux analyses de Jean-Pierre Dupuy ; par exemple Pour un catastrophisme éclairé

Fin ici de l’incise ouverte avec la référence au « sentiment de sécurité«  comme condition de l’expérience du « sentiment de sublime«  selon Kant ; et les remarques adjacentes sur l’opportunité de la distinction « peur« /« angoisse«  ; et le « catastrophisme« … Et retour aux remarques sur la « curiosité«  et la démarcation de Voltaire par rapport à Lucrèce, aux pages 125 à 128 du chapitre « Cosmopolitique de la peur ?« 

« C’est dans la modernité que l’on procède à une réinterprétation radicale de la métaphore du « naufrage avec spectateur » ; donc du statut anthropologique de la peur«  _ soit le centre de ce livre décidément important qu’est État de Vigilance _ Critique de la banalitésécuritairePour les penseurs des Lumières, il n’est plus question de valoriser la distance indifférente du spectateur, car celle-ci suppose une quiétude qui ressemble trop _ par son statisme, son inertie ; et son anesthésie doucereuse _ à la mort. Désormais, la vie est perçue comme ce qui reste _ bienheureusement ! _ en mouvement _ vital ! pardon de la redondance ! _ grâce à ce qui risque de lui être fatal : le danger devient une dimension positive _ dynamisante _ de l’expérience«  _ se construisant pour sa sauvegarde nécessaire : page 126. « En conséquence, il faut réhabiliter les passions qui, d’une manière ou d’une autre, ont toujours été la source _ nourricière, féconde, fertile _ de ce qui s’est fait de grand dans le monde«  ; et donc « il faut désormais s’intéresser à ce qui se passe sur le bateau afin d’éviter qu’un naufrage se reproduise _ le réel étant répétitif jusque dans ses accidents les plus rares (= un peu moins fréquents, seulement…) : commencent alors à prospérer les statistiques (par exemple dans la Prusse de Frédéric II) : Kant ne manque pas de le remarquer en ouverture de son article crucial Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, en 1784…

« C’est pourquoi Voltaire réinterprète l’image du naufrage avec spectateur dans l’article « Curiosité » de l’Encyclopédie » : « C’est à mon avis la curiosité seule qui fait courir sur le rivage pour voir un vaisseau que la tempête va submerger ! »

Le sentiment de sécurité du sage est contredit par un affect universel : le désir de savoir de quoi il retourne dans les catastrophes. Pour Lucrèce, un naufrage n’est jamais que le résultat d’un mécanisme naturel qui affectait par hasard les hommes. Pour l’éviter, il convenait donc surtout de ne pas prendre la mer _ liquide et mobile : éviter le risque de ce danger ; voire le fuir : en s’abstenant de courir le risque : « mieux vaut changer ses désirs que l’ordre du monde« , hésitait (et balançait…) encore un Descartes (avec un plus entreprenant « devenir comme maître et possesseur de la Nature« , en 1637 (en son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences« )… _, et de demeurer sur la terre ferme _ solide et davantage stable _ décrite par la physique épicurienne. A l’inverse, le penseur des Lumières s’intéresse aux naufrages parce qu’ils atteignent ce qu’il y a de plus noble _ voire héroïque _ en l’homme : son désir _ faustien (cf tout ce qui bouge entre le Faust de Christopher Marlowe en 1594, pour ne rien dire de celui de l’écrit anonyme Historia von D. Johann Fausten, publié par l’éditeur Johann Spies, en 1587, et le Faust de Goethe…) _ de dépasser ses limites en apprivoisant _ = « s’en rendre comme maître et possesseur« , dit, à la suite d’un Galilée (« la Nature est écrite en langage mathématique« ), un Descartes, en 1637, donc : les dates ont de l’importance… _ la nature. Dès lors, il faudra se demander comment prendre la mer (c’est-à-dire civiliser le monde _ sinon le coloniser et mettre en « exploitation«  _), sans courir de risques inutiles _ le pragmatisme utilitariste a de bien beaux jours devant lui ; pages 127-128…

Quel est le rapport entre cette valorisation de la curiosité _ à ce moment des Lumières et de l’Encyclopédie _ et l’histoire de la peur ?

Avant les Lumières, Hobbes est le premier _ ou parmi les premiers : cf un Bacon… _ philosophe à réhabiliter la curiosité contre sa condamnation chrétienne. (…) La curiosité n’est rien de plus que « le désir de savoir pourquoi et comment » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre VI. (…) Être curieux, c’est être amoureux _ oui _ de la connaissance des causes : l’homme doit à cette passion _ voilà _ toute sa science et ses plus hautes œuvres de culture. La curiosité est donc l’opérateur _ tel un clinamen de très large amplitude et fécond _ de la différence humaine«  _ par rapport au reste du vivant (et du règne animal) : moins « déployé« 

Et « pourquoi cette réhabilitation de la curiosité est-elle en même temps _ dans l’œuvre de Hobbes _ une valorisation de la peur ?« , page 129.

« Pour les penseurs de la modernité (…), le désir de savoir qui mène le spectateur sur le rivage et l’incite à analyser les causes du désastre s’explique, tout comme la peur _ voilà ! _ par un rapport inquiet au futur.

« C’est l’inquiétude des temps à venir » qui « conduit les hommes à s’interroger sur les causes des choses » _ énonce Hobbes dans Léviathan, au chapitre XI. La curiosité n’est une passion aussi vivace _ c’est aussi une affaire de degrés _ que parce que les êtres humains se trouvent dans l’ignorance de l’avenir, et cherchent par tous les moyens à remédier _ = prendre des mesures préventives tout autant efficientes qu’efficaces (soit prévoir & pourvoir ! pragmatiquement ! _ à leurs craintes«  _ on pourrait citer aussi, ici, le très significatif chapitre XXV du Prince de Machiavel ; avec la double métaphore de la crue catastrophique (faute, aux hommes, d’avoir ni rien prévu, ni rien pourvu !) du fleuve et des « digues et chaussées«  (à concevoir & réaliser) qui, si elles n’empêchent pas la-dite crue d’advenir et se produire, évitent du moins ses effets ravageurs catastrophiques sur les hommes et leurs biens institués ou construits : en les « sauvant«  de la destruction. A cet égard, la « précaution«  (active et efficiente) est plus « moderne«  que la simple « fuite«  (passive) à laquelle recouraient les Anciens…

 

C’est alors que Michaël Foessel compare (et confronte) les peurs contemporaines aux peurs modernes ; et la place changeante qu’y prend, tout particulièrement, en chacune, le remède politique de l’État ; ainsi que ce qu’il qualifie, page 131, de « l’histoire de la rationalisation _ calculante _ de la peur« …

Avec la modernité de Hobbes, « au moment où elle devient raisonnable, la peur acquiert le statut de passion politique _ quand se construisent les États-Nations de la modernité. La banalité sécuritaire se fonde _ alors _ sur cette équivalence entre une peur _ citoyenne _ qui cherche à se dépasser dans la tranquillité _ d’une part _ et _ d’autre part _ un État qui répond _ voilà ! _ à cette exigence par les moyens de la souveraineté » _ voilà !

« Mais qu’en est-il de cette équivalence aujourd’hui ?«  _ en cette première décennie de notre XXIème siècle, page 132.

Les dix-sept pages qui suivent vont y répondre :

et selon « l’hypothèse«  d’« une dépolitisation de la peur » _ dans le cadre oxymorique (à déchiffrer !) des « États libéraux-autoritaires« _ ; c’est elle « qui explique pour une part _ au moins _ les évolutions sécuritaires auxquelles nous assistons« … 

Michaël Foessel alors résume les trois apports du modèle moderne (hobbesien) _ soient :

« passion du calcul rationnel,

rappel à la finitude,

affect qui ne peut se dépasser que dans l’institution :

voilà les trois principales caractéristiques qui font de la peur un sentiment politique à l’intérieur de l’anthropologie classique«  _, afin d’y confronter ce qui se passe à notre époque :

« ce modèle est-il encore le nôtre ?« , demande-t-il, page 136. 

« Il semble que les peurs actuelles empruntent surtout au premier élément : la vigilance prônée dans les sociétés néolibérales est un appel constant à évaluer les risques _ voilà ! _ pour les intégrer à un calcul _ de plus en plus strictement utilitaire _ en termes de coûts et de bénéfices«  _ faisant devenir chacun et tous et en permanence des comptables de leur existence (réduite à cela) !!!

« Il est déjà moins sûr que la peur fonctionne encore comme un correctif à la démesure _ ah ! ah ! la cupidité du profit, de l’appât du gain (d’argent) n’ayant guère, déjà et en effet, de « mesure«  Les mesures sécuritaires _ en effet _ s’inscrivent dans un projet qui est celui de la maîtrise aboutie _ voilà ! _ du monde _ dont les hommes, s’agitant sans cesse _, comme si des technologies électroniques devaient tendanciellement se substituer aux évaluations humaines _ subjectives : par l’exercice personnel du juger… _ de la menace.« 

Et Michaël Foessel de commenter excellemment : « Ainsi qu’on le voit avec la biométrie, le rêve _ un terme qui doit toujours nous alerter ! _ sécuritaire est un rêve d’abolition de la contingence _ voilà l’horreur : le « rêve«  d’une vie enfin sans « jeu«  ! sans la marge d’incertitude d’une « création » éventuelle (= indéterminée, forcément) de notre part ; ce que Kant nomme aussi « liberté » du « génie«  ; ou qui, aussi et encore, est la poiesis _ dans lequel les identités individuelles sont réduites _ voilà ; et drastiquement : telle une implacable peau de chagrin… _ à des paramètres constants et infalsifiables _ une réification (= choséification) de l’homme ! La crainte (…) est _ alors _ plutôt le titre d’un nouveau fantasme de perfection : celui d’un monde régulé _ tel un lit de Procuste ! on y coupe ce qui dépasse _ par des informations dont il n’est plus permis de douter puisqu’elles ont été avalisées par la science _ et ses experts patentés ! en fait l’illusion mensongère (et ici servile et stipendiée !) du scientisme… La peur n’est rationnelle que si elle fait parvenir ceux qui l’éprouvent à un plus haut degré de perception _ pré-formatée _ du réel _ pré-sélectionné et bureaucratiquement breveté, ainsi, par quelques officines monopolistiques !

Mais les peurs actuelles peuvent plutôt être interprétées comme des angoisses _ sans contour ni objets identifiables : re-voilà ce concept crucial _ face au réel _ méconnu, lui, en sa diversité et spécificité qualitative : hors numérisation et comptabilité ! _ et à ce qu’il comporte de hasards _ bel et bien objectifs ! lire ici Augustin Cournot ; ou Marcel Conche : l’excellent L’Aléatoire (paru aux PUF en 1999)… _ et d’incertitudes » _ ludiques et glorieuses… Aux pages 136-137…

« Mais c’est surtout sur le dernier point, celui qui associe la peur et l’institution de la souveraineté, qu’il nous faut admettre ne plus vivre dans un monde hobbesien.« 

Car « la peur qu’éprouvent les sujets à l’égard des institutions est différente de la crainte raisonnable éprouvée face au Souverain«  _ énoncée et décrite dans Léviathan. « Dans un monde globalisé, les craintes _ désormais _ sont transnationales : c’est pourquoi les frontières classiques ne sont plus perçues _ par les individus _ comme des protections suffisantes« 

Et « des peurs contemporaines, on peut dire qu’elles sont « socialisées » en ce sens qu’elles renvoient à des attitudes _ larges et floues : voilà _ plus qu’à des actes illégaux _ spécifiés. Les citoyens ne sont donc pas seulement tenus de craindre les appareils étatiques de contrainte, ils doivent d’abord être vigilants face à _ tout _ ce qui, dans leur environnement immédiat _ infiniment ouvert et mobile _, les met _ subjectivement _ en danger« , pages 137-138.


Avec ce résultat que « le bénéfice de la peur politique, qui est de permettre aux individus de s’abandonner à _ la douceur presque insensible d’ _ une certaine confiance mutuelle _ oui : cette « civilité«  (« pacifique ») était l’objectif politique escompté, au final, du modèle d’État hobbesien _, est alors perdu au bénéfice d’une défiance _ rogue et perpétuellement malheureuse ; plus qu’intranquille : perpétuellement sur le bord de verser dans l’humeur querelleuse et agressive _ généralisée« , page 139. 

Avec aussi ce résultat, terrible : « les peurs d’aujourd’hui isolent _ voilà _ les individus parce qu’elles ne désignent pas un « autre » comme danger, mais se défient _ et fondamentalementdu réel social même _ en son entièreté. Les murs contemporains _ ceux qu’analyse Wendy Brown en son très remarquable Les Murs de la séparation et le déclin de la souveraineté étatique _ montrent _ cruellement, en leur réalisme ! _ que la peur n’est plus à l’origine d’un désir communautaire _ celui de « faire monde« , ou « société«  _, mais qu’elle est une invitation à faire sécession _ voilà ! en une « forteresse assiégée«  isolée du reste par ses barbacanes, fossés et douves… _ d’un monde jugé globalement pathogène«  _ (= toxique) : page 139…

Par là, « le modèle de l’aversion _ et de la fuite : mais jusqu’où ?.. _ semble plus adéquat _ en notre aujourd’hui d’« apeurement«  généralisé… _ que celui de la peur classique pour aborder les refus du présent« , en déduit Michaël Foessel, page 142.

Avec cette conséquence éminemment pratique que « confronté à un marché et à des risques qui ne connaissent plus de frontières, les souverainetés étatiques blessées _ et qui demeurent encore _ ne peuvent répondre autrement que sur un mode _ c’est à bien relever ! _ à la fois métaphorique _ ou magique ! d’où les palinodies d’incantations… _ et réactif au désir de monde clos qui anime la peur _ = l’angoisse, en fait… A force de discours _ et pas seulement ceux des communiquants et publicitaires, et autres propagandistes stipendiés _ qui affirment que le danger est partout puisqu’il est le monde lui-même _ voilà ! _, la peur a perdu _ et c’est un comble ! _ sa vertu de circonspection. N’étant plus en mesure de distinguer _ ni évaluer, ou mesurer, non plus ! _ le menaçant de l’inoffensif, elle tend à envisager _ fantasmatiquement _ toute chose _ à l’infini, continument ! _ comme un danger en puissance« , page 143. « Les peurs contemporaines ne font plus monde«  _ par là même : en un « esseulement«  (anti-social) proprement affolant…


Et « l’angoisse advient dans l’effondrement de ces significations _ qui furent jadis familières _ lorsque plus rien ne répond à nos attentes _ devenues seulement mécaniques et réflexes _ ou ne s’inscrit dans un horizon maîtrisé _ mécaniquement, aussi _ par nos actes«  _ selon quelque chose dont Kafka semble avoir, avec beaucoup, beaucoup d’humour, lui, exprimé très lucidement quelque chose…

D’où « les discours de la catastrophe » contemporains… Et « dans les politiques de la catastrophe _ qui se déploient si complaisamment _, il n’y a plus de différence de nature entre un monde qui menace de disparaître à cause de l’insouciance des hommes et une vie qui déraille » _ carrément ; page 146.

Certes « une catastrophe possède des remèdes, mais ceux-ci _ massifs, forcément… _ empruntent toutes leurs procédures à la science _ calculante, ainsi qu’à la techno-science (son compère), à partir de probabilités envisageables selon des moyennes… _ et aux mesures préventives _ techniques, mécaniques et automatisées _ qu’elle permet d’anticiper.

Sciences du climat, mais aussi du comportement, du crime, de la gestion des risques sanitaires et de la conduite _ envisageable, grosso modo, statistiquement… : le raisonnement se fait sur des ensembles, des masses, des foules ; et pas sur des singularités : non ciblables… _ des hommes _ coucou ! les revoilà ! _ : autant d’édifices théoriques qui figent l’avenir _ on en frémit ! tels des papillons promis (et condamnés) au filet, au formol et à l’épingle qui les immobilise pour l’éternité ! _ dans les prédictions _ ou prévisions ? imparables ?.. _ qui en sont faites.


Il faut _ très concrètement _ que la catastrophe _ massive !!! donc… _ soit un horizon _ incitatif suffisant ! pour les individus comme pour les gouvernants, par l’incommensurabilité de son caractère épouvantable ! sinon, on demeure insouciant ; et imprévoyant ! anesthésié qu’on est par le désir de confort et de routine ordinaire… _ pour que le monde et les vies deviennent prévisibles _ ceux qui contrôlent et calculent en étant à ce compte-là seulement, rassurés ! On ne maintient pas _ voilà ! _ les citoyens et les gouvernants dans la prévoyance active pour les lendemains si ceux-ci ne sont pas menacés _ rien moins que _ du pire. En sorte que les discours de la catastrophe ont tout de la prophétie autoréalisatrice : ils suscitent les peurs angoissées auxquelles ils proposent _ bien fort _ d’apporter une solution« , page 146.


Et « cette circularité _ voilà : auto-alimentatrice du système _ entre la peur angoissée _ sans objet nettement déterminé _ et la vigilance productive qu’elle induit _ voilà _ ne se limite nullement aux rapports entre les individus et les États. On n’expliquerait pas, sinon, qu’elle ait pu investir les vies jusque dans leur intimité _ mais oui ! _, réduisant toujours les espaces de quiétude. La peur incertaine _ angoissée, kafkaïenne… _ s’est transformée en élément _ productif _ de mobilisation permanente _ d’où la polysémie du titre de l’ouvrage : « État de vigilance«  : dont le sens, aussi, d’un état perpétué en permanence d’attention inquiète, voire stressée, des individus ; en plus de l’« État libéral-autoritaire« , adjuvant (et complice : bras séculier !) de l’économie néolibérale… _ dans un système global, que faute de mieux, nous appelons « néolibéralisme » _ voilà !

La vigilance ne serait jamais devenue un _ tel _ ethos majoritaire _ et continuant de se répandre _ si les trois dernières décennies _ après la fin des « trois glorieuses«  et la première grande crise du pétrole, en 1974… _ n’avaient pas été celles de l’introduction des horaires flexibles _ la flexibilité tuant la plasticité ; cf les excellents ouvrages là-dessus de Catherine Malabou… _, de l’affaiblissement des garanties liées au contrat de travail ; et de la sous-traitance à des entrepreneurs indépendants et socialement fragilisés«  _ en effet ! voilà des procédures empiriques diablement efficaces sur le terrain pour créer, multiplier et entretenir l’anxiété…


Et « le « management par la terreur » _ oui ! _ fait système _ lui aussi : par le haut ! _ avec ce réel angoissé _ oui ! _ où le fait de se sentir nulle part « chez soi » _ une barbarie ! _ est considéré _ managérialement ! Michaël Foessel cite ici une déclaration en ce sens de Andrew Grove, ancien PDG d’Intel : « la peur de la compétition, la peur de la faillite, la peur de se tromper et la peur de perdre sont des facteurs de motivation efficaces«  _ comme une vertu cardinale« , page 147 _ au bénéfice d’une nomenklatura, qui, elle, de fait, sait fort bien s’en exempter : cf les « retraites automatiques« , « parachutes dorés«  et « autres primes extravagantes« , précise Michaël Foessel, pages 147-148…

Le résultat étant que « dans les sociétés libérales, la majorité des individus est _ et de plus en plus : à moins qu’on ne s’emploie à y mettre fin !.. à inverser le processus ! _ soumise à une variabilité permanente _ dite « flexibilité«  : le contraire de la « plasticité«  artiste ; et des démarches souples et ouvertes à l’accident de l’imprévisibilité du « génie«  _ des formes de vie _ Michaël Foessel reprend ici l’expression de Paolo Virno ; cf aussi son Opportunisme, cynisme et peur _ ambivalence du désenchantement_ qui favorise l’apparition des craintes angoissées« , page 148. « Étrange procédure que celle dont on attend _ les néolibéraux ! du moins… _ qu’elle produise de la stabilité psychologique et sociale _ systémiques : une induration de l’habitus… _ par l’exacerbation des inquiétudes » _ des individus (pire que stressés)…

Et Michaël Foessel de conclure son chapitre « Cosmopolitique de la peur ? » :

« Dans tous les cas, il nous faut renoncer à nos espoirs _ sic ! _ dans une cosmopolitique de la peur _ pour reprendre le concept kantien… : soit la perspective d’un tel affect qui « ferait monde«  ! pour la collectivité des humains que nous sommes… Le cosmopolitisme n’est possible que là où _ décidément _ il y a des institutions et là où il y a un monde _ se faisant par nos coopérations effectives et lucidement confiantes (de vraies personnes sujets, et non réduites au statut d’objets) :

on aura depuis longtemps compris combien j’applaudis à ce « diagnostic«  de Michaël Foessel _ pour reprendre le titre (au pluriel : « diagnostics« ) de cette « collection » du « Bord de l’eau« , que dirigent Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc !


Or, les peurs angoissées sont solitaires et acosmiques
_ hélas ! _ : elles n’ont pas d’autre horizon que celui de la catastrophe » _ et font mourir les individus (isolés, s’isolant les uns des autres, désocialisés ; et sans œuvres !) de mille morts avant la mort biologique définitive… Ce ne sont pas là des vies vraiment « humaines » ! mais « inhumaines » ! barbares !

« Mais _ et ce sont les mots de Michaël Foessel en sa conclusion, page 155 _, entre l’audace _ téméraire _ de l’aventurier et la prudence _ calculante, comptable _ de l’entrepreneur _ ainsi, aussi, que la lâcheté (veule) devant la peur ; ou la soumission (maladive) à l’angoisse _, il y a le courage de l’action qui se mesure _ sans opération de calcul comptable, cette fois ! et joyeusement ! _ à l’imprévisibilité _ ludique _ du monde. Cette vertu collective _ et pas seulement personnelle et individuelle, par là ; mais civique (et civilisatrice !) _ est nécessaire pour que nos désirs politiques _ authentiquement démocratiques : à rebours des populismes démagogiques (bonimenteurs) menteurs ! _ osent à nouveau se dire dans un autre langage que celui _ apeuré et apeurant, avare et mesquin, aveuglément cupide ! _ de la sécurité _ soit le langage de la liberté créatrice d’œuvres authentiquement (= qualitativement !) « humaines« 

Un défi exaltant…

Existent d’autres régimes d’attention _ ou « vigilance« , avec d’autres rythmes… _que cette mesquinerie réductrice utilitariste néolibérale « coincée » ! D’autres désirs que de sur-vivre (soi, tout seul) biologiquement, et à tout prix ! Ou seulement s’enrichir _ gagner plus ! _ !.. Quelle pauvreté d’âme ! Quelle bassesse ! Quelle porcherie que cette cupidité exclusive !

Une attention un peu plus généreuse (et ludique _ jouer…) à l’altérité amicale (ou l’altérité amoureuse _ il y a aussi l’altérité des œuvres) ; et non inamicale _ Michaël Foessel cite aussi à très bon escient Carl Schmitt, et cela à plusieurs reprises _ ou concurrentielle !

Quelles terribles restrictions (et appauvrissements _ qualitatifs ! _) de l’humanité voyons-nous se déployer sous nos yeux avec cette économie politique néolibérale conquérante, exclusive, totalitaire ! en plus du ridicule infantile de son exhibitionnisme bling-bling !..

C’est cette anthropologie joyeuse-là qu’il vaudrait mieux, ensemble, en une démocratie ouverte, réaliser, joyeusement, souplement, et les uns avec _ et pas contre _ les autres…

Aider à advenir et s’épanouir une humanité mieux « humaine » !..

Titus Curiosus, ce 22 avril 2010

Post-scriptum :

Avec un cran supplémentaire de recul,

je dirai que la pertinence de l’analyse de l’état contemporain de l’État

(ainsi que du Droit : ici la réflexion de Michaël Foessel s’inscrit dans la démarche d’analyse lucidement riche d’un Antoine Garapon, comme dans celle de Mireille Delmas-Marty)

me paraît tout particulièrement redevable à la démarche de Michel Foucault _ en ses leçons au Collège de France, tout spécialement : leçons dont la lucidité fut sans doute en quelque sorte « accélérée«  par le sentiment de l’urgence de ce qui lui restait de temps, terriblement « compté« , à « vivre«  ! _ quant à l’historicité et des réalités et des concepts _ ensemble : ils font couple ! _ afin de les penser et comprendre :

à l’exemple _ encourageant ! _ de ce qu’une Wendy Brown retire de la méthode foucaldienne.

Soit un refus de la « substantialisation«  _ le terme est employé au moins à deux reprises dans le livre _ des concepts, de même qu’une critique reculée des « thèmes«  _ ce terme aussi revient à plusieurs reprises : les deux font partie de l’épistémologie critique foesselienne, en quelque sorte… La compréhension du réel, en son historicité même, requiert donc une telle mise en perspective à la fois cultivée et critique. 

C’est ainsi que la philosophie de l’État, ainsi que l’anthropologie _ classiques, toutes deux, en philosophie politique _ d’un Thomas Hobbes, doivent être relues et corrigées afin de comprendre ce qui change, ce qui mue, ce qui devient autre et se transforme à travers l’usage (faussement similaire) des mots, des expressions, des concepts, même, pour « suivre » et saisir vraiment ce qui « devient » (et mue) dans l’Histoire :

ici, en l’occurrence, comprendre « l’État libéral-autoritaire » et les « peurs angoissées » contemporains.

Comment la peur est « utilisée » autrement aujourd’hui qu’hier par un État _ avec ses appendices idéologiques _ qui, lui non plus, n’est plus le même ; et selon des affects qui eux-mêmes ont « bougé« . Et qu’il importe absolument de comprendre, en ce « bougé » même, pour mieux saisir le sens de ce qui advient maintenant ; et mieux agir au service d’un « humain » qui lui-même change (et se trouve « malmené » !)…

Ce qui _ nous _ impose _ aussi _ d’autres modalités d’action, notamment politiques, au service des valeurs d’épanouissement des humains : au lieu d’une « guerre _ même sous d’autres formes _ de chacun contre tous« .

Voilà comment Michaël Foessel, en son travail d’analyse philosophique, en ses livres publiés, comme en son travail d’articles dans la revue Esprit, au courant des mois et des années, nous offre un travail au service de l’épanouissement de l’humain…

Et d’un « faire monde » courageux : les deux étant liés…

Grand merci à ces contributions !!! Elles sont importantes !

C’est aussi une mission _ d’une certaine importance ! en effet… _ du philosophe _ faisant ce que sa démarche (d’intelligence comme d’action : en intense corrélation…) lui permet d’effectivement faire _ que de s’inscrire, avec son effort d’intelligence critique du réel, dans une démarche d’aide à la lucidité de la cité _ et des citoyens : tant qu’il en demeure, du moins ; mais le pire (ou la « catastrophe« ) n’est pas toujours le plus sûr, heureusement, peut-être !..

Un éclairage plus qu’utile (aujourd’hui) sur ce qu’est (et n’est pas) l’amour (vrai) : « L’Eloge de l’amour » d’Alain Badiou

09déc

On n’attendait pas nécessairement d’un Alain Badiou _ dont je n’étais pas parvenu à lire, il y a quelques années, des analyses (un peu trop techniquement exposées alors) sur l’amour… _ un travail aussi clair, lumineux et éclairant, que ces entretiens avec Nicolas Truong qui viennent de paraître aux Editions Café Voltaire sous le titre d' »Eloge de l’amour« … Il est vrai qu’il s’agitde la mise en forme d’un « dialogue public sur l’amour« , « dans la série « Théâtre des idées » » qu’organise Nicolas Truong « avec le Festival d’Avignon«  (page 10) ; et qui avait eu lieu le 14 juillet 2008 : le texte que nous lisons étant « un redéploiement de ce qui fut dit ce jour-là : il en garde l’élan improvisé, la clarté, l’élan« , et est aussi « plus complet, plus profond« . De fait, « qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce qu’est la philosophie« , est-il opportunément souligné, page 11.

Le public gagne beaucoup _ et la lecture ! de beaucoup !.. _ à ce genre de petit livre bref, incisif et vivant (de 87 pages pour le texte) ; à l’heure de tant de brouillages, de brouillards, d’imposture où « tous les chats sont gris« , « toutes les vaches noires » _ dans la nuit, dit Hegel _ (et les « habits neufs du roi » d’autant plus resplendissants qu’absolument absents ! cf le conte indispensable d’Andersen !)…

Car aujourd’hui plus que jamais _ mais c’est déjà là sa « loi«  _ « l’amour doit être réinventé ; mais aussi tout simplement défendu parce qu’il est menacé de toutes parts« , page 13…

Et Alain Badiou de rappeler les slogans de la campagne publicitaire permanente de Meetic : « Ayez l’amour sans le hasard !« , « On peut être amoureux sans tomber amoureux ! » ; et aussi « Vous pouvez parfaitement être amoureux sans souffrir !« … « Et tout ça grâce au site de rencontres Meetic« …

Là-dessus, je puis d’ores et déjà renvoyer à mon article d’il y a un an à peu près _ c’était le 22 décembre 2008 _, à propos du livre (riche d’enseignements !) « E-Love » de Dominique Baqué : « Le “bisque ! bisque ! rage !” de Dominique Baqué (”E-Love”) : l’impasse (amoureuse) du rien que sexe, ou l’avènement tranquille du pornographique (sur la “liquidation” du sentiment _ et de la personne)« … ; suivi de cet autre article, le lendemain : « Le “n’apprendre qu’à corps (et âme) perdu(s)” _ ou “penser (enfin !) par soi-même” de Dominique Baqué : leçon de méthodologie sur l’expérience “personnelle”« …

« Cette propagande publicitaire _ de Meetic ; et d’autres… _ relève d’une conception sécuritaire de l’amour. C’est l’amour assurance tous risques« , page 14. Car, avec « la guerre « zéro mort », l’amour « zéro risque », pas de hasard, pas de rencontre, je vois là, avec les moyens d’une propagande générale, une première menace contre l’amour (…) la menace sécuritaire.

Et puis, la deuxième menace qui pèse sur l’amour, c’est de lui dénier toute importance. La contrepartie de cette menace sécuritaire consiste à dire que l’amour n’est qu’une variante de l’hédonisme généralisé, une variante des figures de la jouissance. Il s’agit ainsi d’éviter toute épreuve immédiate, toute expérience authentique et profonde de l’altérité dont l’amour est tissé« , pages 15-16.

« Le risque (ne) sera (que) pour les autres ! Si vous êtes, vous, bien préparé pour l’amour, vous saurez, vous, envoyer promener l’autre, qui n’est pas conforme à votre confort _ à votre « utilité«  S’il souffre, c’est son affaire, n’est-ce pas ? Il n’est pas dans la modernité. De la même manière que « zéro mort », c’est pour les militaires occidentaux. Les bombes qu’ils déversent tuent quantité de gens qui ont le tort de vivre dessous. Mais ce sont des Afghans, des Palestiniens… Ils ne sont pas modernes non plus. » Bref, « les deux ennemis de l’amour » sont « la sécurité du contrat d’assurance et le confort des jouissances limitées« , page 16.


« Libéral et libertaire convergent vers l’idée que l’amour est un risque inutile. Et qu’on peut avoir d’un côté une espèce de conjugalité préparée qui se poursuivra dans la douceur de la consommation ; et de l’autre des arrangements sexuels plaisants et remplis de jouissance, en faisant l’économie de la passion« , page 17 _ on ne saurait mieux dire !

« Dans le monde d’aujourd’hui, la conviction est largement répandue que chacun ne suit que son intérêt. Alors l’amour constitue une contre-épreuve« , page 22. « S’il n’est pas conçu comme le seul échange d’avantages réciproques, ou s’il n’est pas calculé longuement à l’avance comme un investissement rentable, l’amour est vraiment cette confiance faite au hasard _ du moins en ce qu’il y a de hasard dans la rencontre d’où naît l’amour… Il nous amène dans les parages _ oui _ d’une expérience fondamentale _ à vivre : ressentir, éprouver et expérimenter _ de ce qu’est la différence ; et, au fond, dans l’idée qu’on peut expérimenter le monde du point de vue _ richement soyeux (voire « baroque« )… _ de la différence. C’est en cela qu’il a _ en effet ! _ une portée _ bel et bien ! _ universelle ; qu’il est une expérience personnelle de l’universalité possible ; et qu’il est philosophiquement essentiel, comme Platon en a eu, en effet, la première intuition« , pages 22-23.


Alain Badiou commente alors la formule célèbre de Jacques Lacan, selon laquelle « il n’y a a pas de rapport sexuel« …

C’est que « c’est dans l’amour _ et pas dans un rapport qui n’est (ou ne serait) que sexuel _ que le sujet va au-delà de lui-même, au-delà du narcissisme«  _ où se confine, lui, le seulement sexuel… Et c’est que « dans le sexe, vous (n’) êtes au bout du compte (qu’) en rapport avec vous-même dans la médiation _ très ténue _ de l’autre. L’autre (ne) vous sert (que) pour découvrir le réel de la jouissance. » Alors que « dans l’amour, en revanche, la médiation de l’autre vaut pour elle-même. C’est cela, la rencontre amoureuse : vous partez à l’assaut de l’autre, afin de le faire exister avec vous, tel qu’il est » _ en lui-même ; et indépendamment de nous _, page 24 _ ces formulations sont d’une magnifique justesse. Alors que le désir s’adresse dans l’autre, de façon toujours un peu fétichiste, à des objets élus, comme les seins, les fesses, la verge…, l’amour s’adresse à l’être même de l’autre ; à l’autre tel qu’il a surgi, tout armé de son être, dans ma vie ainsi rompue et recomposée« , pages 25-26.

De l’amour, Alain Badiou discerne trois principales conceptions : la conception romantique, « qui se concentre _ à tort _ sur l’extase de la rencontre » _ et zappe (ou snobe) ses « suites«  Ensuite, la conception _ qui a le vent en poupe ! _ « qu’on peut dire commerciale ou juridique, selon laquelle l’amour serait finalement un contrat (…) en faisant bien attention à l’égalité du rapport, au système des avantages réciproques, etc… » Il y a également une conception sceptique, « qui fait de l’amour _ rien que _ une illusion« .

« Ce que je tente de dire dans ma propre philosophie _ avance alors Alain Badiou page 26 _, c’est que l’amour ne se réduit à aucune de ces tentatives-là ; et qu’il est une construction de vérité (…) Vérité sur : qu’est-ce que c’est que le monde quand on l’expérimente à partir du deux, et non pas de l’un ? Qu’est-ce que c’est que le monde, examiné, pratiqué et vécu à partir de la différence ; et non à partir de l’identité.

Je pense que l’amour, c’est cela. C’est le projet, incluant naturellement le désir sexuel et ses épreuves ; incluant la naissance d’un enfant ; mais incluant également mille autres choses ; à vrai dire n’importe quoi à partir du moment où il s’agit de vivre une épreuve du point de vue de la différence
« , pages 26-27.

« Précisément, une rencontre n’est pas une expérience ; c’est un événement qui reste totalement opaque et n’a de réalité que dans ses conséquences multiformes à l’intérieur d’un monde réel. (…) L’amour est une proposition _ à accepter, ou pas, de recevoir, d’agréer _ existentielle : construire un monde d’un point de vue décentré au regard de ma simple pulsion de survie ou de mon intérêt bien compris. (…) Elle et moi sommes incorporés à cet unique Sujet, le Sujet d’amour, qui traite le déploiement du monde à travers le prisme de notre différence, en sorte que ce monde advient, qu’il naît _ oui ; et va se déployer _, au lieu de n’être que ce qui remplit mon regard personnel. L’amour est toujours la possibilité d’assister à la naissance du monde. La naissance d’un enfant, si elle est dans l’amour, est du reste un des exemples de cette possibilité« , pages 28-29.

« L’amour, ça traite d’abord un Deux.«  Et « il ne peut prendre qu’une forme hasardeuse ou contingente _ et non prévue ou préparée ; a fortiori calculée ! C’est ce qu’on appelle la rencontre. L’amour s’initie toujours dans une rencontre. Et cette rencontre, je lui donne le statut, en quelque sorte métaphysique _ oui _, d’un événement, c’est-à-dire quelque chose qui n’entre pas dans la loi immédiate des choses« , page 32.

Avec ce commentaire, toujours page 32 : « Ce côté diagonal de l’amour, qui passe à travers les dualités les plus puissantes et les séparations les plus radicales, est un élément tout à fait important. La rencontre entre deux différences est un événement, quelque chose de contingent, de surprenant ; « les surprises de l’amour », encore le théâtre _ dans mon essai, et à partir d’une interrogation de Valéry Laurand, j »emprunte aussi (« aussi » plutôt que « plutôt » !..) la piste du « cinéma«  ; mon essai s’intitulant (j’aime les longs titres ; ainsi que les sous-titres, à rebours des raccourcis !) « Cinéma de la rencontre : à la ferraraise » ; avec pour sous-titre « un jeu de halo et focales sur un fond de brouillard(s) : à la Antonioni » !..


A partir de cet élément _ « diagonal« , donc… _, l’amour peut être initié et introduit. C’est le premier point, tout à fait essentiel. Cette surprise enclenche un processus qui est fondamentalement une expérience du monde. L’amour (…), c’est une construction, c’est une vie qui se fait, non plus du point de vue de l’Un, mais du point de vue du Deux. Et c’est ce que j’appelle la« scène du Deux »… », pages 32-33.

Ajoutant, page 33, et c’est tout aussi important : « personnellement, je me suis toujours intéressé aux questions de durée et de processus, et non pas seulement aux questions de commencement« …


« Un amour, c’est avant tout une construction durable. L’amour est une aventure obstinée. Le côté aventureux est nécessaire, mais ne l’est pas moins l’obstination _ certes. Laisser tomber au premier obstacle, à la première divergence sérieuse, aux premiers ennuis, n’est qu’une défiguration de l’amour. Un amour véritable, c’est celui qui triomphe durablement, parfois durement, des obstacles que l’espace, le monde et le temps lui proposent« , pages 34-35.


« L’amour invente une façon différente de durer dans la vie«  ; et « l’existence de chacun, dans l’épreuve de l’amour, se confronte _ oui ! _ à une temporalité neuve« . « L’amour est le désir d’une durée inconnue. Parce que, tout le monde le sait, l’amour est une réinvention de la vie. Réinventer l’amour, c’est réinventer cette réinvention« , page 36.

« La tradition pessimiste des moralistes français, selon laquelle l’amour n’est que « le semblant ornemental par où passe le réel du sexe », ou qui considère que « le désir et la jalousie sexuelle sont le fond de l’amour » doit être critiquée« . Car elle appartient à une tradition sceptique, invitant « tout un chacun à se méfier de l’amour. Elle appartient déjà au registre sécuritaire _ hobbésien _, parce qu’elle consiste à dire : « Écoutez, si vous avez des désirs sexuels, réalisez-les. Mais vous n’avez pas besoin de vous monter le bourrichon avec l’idée qu’il faut aimer quelqu’un. Laissez tomber tout ça et allez droit au but ! ». Mais dans ce cas, je dirai simplement que l’amour est disqualifié au nom du réel du sexe« , pages 36-37.

« L’accomplissement du désir sexuel fonctionne aussi comme une des rares preuves matérielles, absolument liée au corps, de ce que l’amour est autre chose qu’une déclaration. La déclaration du type « je t’aime » scelle l’événement de la rencontre ; elle est fondamentale ; elle engage. Mais livrer son corps, se déshabiller, être nu(e) pour l’autre, accomplir les gestes immémoriaux, renoncer à toute pudeur, crier, toute cette entrée en scène du corps vaut preuve d’un abandon à l’amour. C’est tout de même une différence essentielle avec l’amitié. L’amitié n’a pas de preuve corporelle, de résonance dans la jouissance du corps. C’est pourquoi elle est le sentiment le plus intellectuel, celui que les philosophes qui se méfient de la passion ont toujours préféré. L’amour, surtout dans la durée, a tous les traits positifs de l’amitié. Mais l’amour se rapporte à la totalité de l’être de l’autre, et l’abandon du corps est le symbole matériel de cette totalité« , pages 37-38.

« Je soutiens que, dans l’élément de l’amour déclaré, c’est cette déclaration, même si elle est encore latente, qui produit les effets de désir, et non directement le désir. L’amour veut que sa preuve enveloppe le désir. La cérémonie des corps est alors le gage matériel de la parole ; elle est ce à travers quoi passe l’idée que la promesse d’une réinvention de la vie sera tenue, et d’abord au ras des corps. Mais les amants savent, jusque dans le plus violent délire, que l’amour est là, comme un ange gardien des corps, au réveil, au matin, quand la paix descend sur la preuve de ce que les corps ont entendu la déclaration d’amour. Voilà pourquoi l’amour ne peut être un simple habillage du désir sexuel, une ruse compliquée et chimérique pour que s’accomplisse la reproduction de l’espèce« , page 38.

Alors en quoi l’amour est-il _ et fondamentalement même _ une « procédure de vérité » ? c’est-à-dire « une expérience où un certain type de vérité est construit » ? « Cette vérité est tout simplement la vérité sur le Deux. La vérité de la différence comme telle« . Alain Badiou précisant, page 39 : « Et je pense que l’amour _ ce que j’appelle la « scène du Deux » _ est cette expérience. En ce sens, tout amour qui accepte l’épreuve _ c’est même là son critère d’exister (ou pas) ! _, qui accepte la durée _ oui ! il n’y a d’amour qu’en cet engagement existentiel total là ; qui en est aussi l’unique, mais permanente, renouvelée d’acte en acte au long du quotidien des jours et des nuits _, qui accepte justement cette expérience du monde du point de la différence produit à sa manière une vérité nouvelle sur la différence« . Avec cette conséquence secondaire, en écho en quelque sorte, que « tout amour véritable intéresse l’humanité tout entière, si humble qu’il puisse être en apparence, si caché. Nous savons bien que les histoires d’amour passionnent tout le monde. Le philosophe doit demander pourquoi elles nous passionnent« , commente Alain Badiou, pages 39-40.


« Que le monde puisse être rencontré et expérimenté _ cela rappelle la formulation spinoziste du « sentir » et « expérimenter » « que nous sommes éternels« , dans le sentiment (irréductiblement incomparable) de la joie : cf aussi, ici, Jean-Louis Chrétien : « La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation«  _ autrement que par une conscience solitaire, voilà ce dont n’importe quel amour _ vrai : à la différence de ses contrefaçons illusoires (ou mensongères) _ nous donne une nouvelle preuve.«  Qu’Alain Badiou commente ainsi : « Et c’est pourquoi nous aimons _ avec une infinie gratitude de son miracle, de, sinon son exceptionnalité, du moins sa relative rareté, eu égards à la foule de ses « contrefaçons«  _ l’amour, comme le dit Saint-Augustin ; nous aimons aimer _ nous nous réjouissons de sa grâce gratuite ! _ ; mais nous aimons aussi que d’autres aiment _ oui ! Tout simplement parce que nous aimons les vérités. C’est là tout ce qui donne son sens à la philosophie : les gens aiment les vérités même quand ils ne savent pas _ assez consciemment _ qu’ils les aiment« , page 40.

« Pourquoi le fait de dire l’amour est-il si important ? » « Parce que la déclaration s’inscrit dans la structure de l’événement.«  Et si « l’amour commence par le caractère absolument contingent et hasardeux de la rencontre » _ et ces « jeux de l’amour et du hasard (…) sont inéluctables ; ils existent toujours, en dépit de la propagande » qui les nie… _, « le hasard doit, à un moment donné être fixé _ et le « don » de l’espiègle (et armé d’un rasoir !) Kairos, bel et bien « accepté« , sur le champ ; après, c’est irréversiblement trop tard ! Il doit commencer une durée justement«  _ où nous nous engageons tout aussi irréversiblement ; il y faut un minimum d’assentiment courageux ! « C’est un problème métaphysique compliqué« , commente (l’athée) Alain Badiou, page 41 : « Comment une chose qui, au fond, n’était pas prévisible et paraît liée aux imprévisibles péripéties de l’existence, va-t-elle cependant devenir le sens complet de deux vies mêlées, appariées, qui vont faire l’expérience prolongée _ et combien ! et comment ! _ de la constante (re)naissance du monde par l’entremise de la différence des regards ? Comment passe-t-on de la pure rencontre au paradoxe d’un seul monde où se déchiffre que nous sommes deux ? » « C’est tout à fait mystérieux » _ certes ! _, commente Alain Badiou page 41. « C’est justement cela _ le fait absolument banal de la rencontre « que quelqu’un a rencontré sa ou son collègue au boulot«  _ qu’il faut soutenir : un événement d’apparence insignifiante _ eu égard à son contexte et aux autres, poursuivant, eux, leur train-train, en la commune et quasi permanente quotidienneté… _, mais qui en réalité est un événement radical de la vie microscopique, est porteur, dans son obstination _ voilà l’élément qui se fait soudain, mais de façon, aussi et en même temps, on ne peut plus renouvelée, décisif ! _ et dans sa durée, d’une signification universelle.« 

Par conséquent, « déclarer l’amour, c’est passer de l’événement-rencontre au commencement d’une construction de vérité. C’est fixer _ on ne peut plus activement : en le « retenant« , lui qui est en train de « passer« , de « filer« , et à toute vitesse ; en le transformant en tout autre chose : d’infiniment fécond, et à venir, peut-être, dans le tissu (ouvert !) de présents renouvelés ; c’est aussi un pari… _ le hasard de la rencontre _ croisé ; passif en quelque sorte, lui… _ sous la forme d’un commencement » _ d’une histoire qui va, et avec un mimimum de consentement, d’agrément « donné« , se tisser…

Alain Badiou poursuit son analyse, page 42 : « Et souvent _ pas toujours : c’est un pari qui comporte ses risques, bien sûr ! il y faut aussi un minimum de chance ! _ ce qui commence là dure si longtemps, est si chargé de nouveauté et d’expérience du monde _ voilà ! _ que, rétrospectivement, cela apparaît non plus du tout comme contingent et hasardeux, comme au tout début _ une eau amoureuse ayant charrié pas mal de limons très féconds _, mais pratiquement comme une nécessité«  _ selon la perspective (d’alignement de regard…) qui a triomphé… Ainsi et par là, « la déclaration d’amour est le passage _ pour notre point de vue _ du hasard au destin ; et c’est pourquoi elle est si périlleuse _ en son pari liminaire… : le théâtre de Marivaux le donne à contempler merveilleusement en en ralentissant la formidable vivacité, pourtant : encore faut-il que l’attention des spectateurs que nous sommes n’en laisse rien de rien passer : tant ce ralentissement se produit cependant encore, malgré Marivaux, et malgré les acteurs, à folle vitesse ! _, si chargée d’une sorte de trac effrayant«  _ tout amoureux l’a appris pour toujours !

Alain Badiou précise fort justement, page 43, que « la déclaration d’amour, d’ailleurs, n’a pas lieu forcément une seule fois ; elle peut être longue, diffuse, confuse, compliquée, déclarée et re-déclarée, et vouée à être re-déclarée encore. C’est le moment _ éminemment solennel, et pour les deux… _ où le hasard _ compagnon permanent et perpétuel de toutes les vies (mortelles aussi) _ est fixé. Où vous vous dites : ce qui s’est passé là, cette rencontre, les épisodes de cette rencontre, je vais les déclarer à l’autre _ qui va se déterminer à son tour, et forcément, par rapport à cela : qui n’est pas contournable ; et c’est en cela aussi « une épreuve de vérité«  Je vais lui déclarer qu’il s’est passé là, en tout cas pour moi, quelque chose qui m’engage _ irréversiblement. Voilà : je t’aime« , page 43.

« C’est toujours pour dire : ce qui était un hasard, je vais en tirer quelque chose« . Et quoi donc ? « Je vais en tirer une durée, une obstination, un engagement, une fidélité.«  Alain Badiou commente ce dernier terme, « fidélité«  : « Il signifie justement le passage d’une rencontre hasardeuse à une construction aussi solide que si elle avait été nécessaire« , page 43. « La fidélité » a « un sens beaucoup plus considérable que la seule promesse de ne pas coucher avec quelqu’un d’autre« . Elle « montre (…) précisément que le « je t’aime » initial est un engagement qui n’a besoin d’aucune consécration particulière, l’engagement de construire une durée, afin que la rencontre soit délivrée (sic) de son hasard » _ je ne sais si j’adhère vraiment à cette formulation, cependant, toutefois : le hasard n’étant pas seulement une aliénation (et par là condamnable) : il est aussi, et sans doute d’abord, ce qui offre la possibilité (réelle !) à l’amour vrai de se déployer vraiment et en toute effectivité tout au long d’une fidélité ; et qu’il faut remercier !..


La formulation immédiatement suivante d’Alain Badiou, page 44, me paraît plus heureuse : « Dans l’amour, la fidélité désigne cette longue victoire : le hasard de la rencontre vaincu _ c’est-à-dire transcendé ; il s’agit de la « aufhebung » hégelienne… _ jour après jour _ et c’est là un facteur on ne peut plus décisif ! _ dans l’invention _ voilà : du « génie«  _ d’une durée, dans la naissance d’un monde.«  « Pourquoi dit-on si souvent : je t’aimerai toujours ? A condition, bien sûr, que ce ne soit pas une ruse _ donjuanesque… Les moralistes _ grands donneurs de leçons _, évidemment, s’en sont beaucoup moqués, disant qu’en réalité ce n’est jamais vrai. D’abord, ce n’est pas vrai que ce n’est jamais vrai _ Alain Badiou pourrait ici être beaucoup plus ferme ! commenterai-je au passage. Il y a des gens qui s’aiment toujours ; et il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit ou qu’on ne le dit _ oui. Et tout le monde sait que décider, surtout unilatéralement, de la fin d’un amour est toujours un désastre _ ici, je serai plus radical qu’Alain Badiou : un tel acte signifie qu’un tel amour n’a jamais « existé«  ; que ce ne fut qu’une (bien triste) illusion ; ou bien que l’on veut tristement, voire terriblement, nier a posteriori sa réalité ; pour mille et mille fausses bonnes raisons…


« Je sais donc intimement _ dit donc Alain Badiou page 45 _ que la polémique sceptique _ niant la réalité de tout amour _ est inexacte. Et deuxièmement, si le « je t’aime » est toujours, à beaucoup d’égards, l’annonce d’un « je t’aime pour toujours », c’est qu’en effet il fixe le hasard dans le registre de l’éternité.«  Et il commente : « N’ayons pas peur des mots ! La fixation du hasard, c’est une annonce _ spinozienne : lire cet immense livre qu’est l’« Ethique«  _ d’éternité. Et en un certain sens, tout amour se déclare _ consubstantiellement ! _ éternel : c’est contenu dans la déclaration _ en effet ! Tout le problème _ léger cependant ; tant l’amour a de puissance… _, après, est d’inscrire cette éternité dans le temps _ des existences des vivants (mortels _ mais c’est un pléonasme ; cela signifiant seulement que le temps nous presse un peu… : « But at my back I always hear / Time’s winged chariot hurrying near« , chante le grand Andrew Marvell en son sublime « To his coy mistress« …) que nous sommes…

« Parce que, au fond, c’est ça l’amour : une déclaration d’éternité qui doit se réaliser ou se déployer comme elle peut _ magnifiques de justesse formulations ! _ dans le temps » _ l’expression terminale de « A la recherche du temps perdu« , au final du « Temps retrouvé« … Une descente de l’éternité dans le temps _ ou, si l’on veut, aussi, une assomption du temps dans l’éternel… C’est pour cette raison _ oui ! _ que c’est un sentiment _ et même une « expérimentation« , pour reprendre le vocable spinozien : même si elle elle nous tombe dessus à l’improviste _ si intense _ en effet ! Vous comprenez : les sceptiques _ s’exclame lors Alain Badiou page 46 _, ils nous font quand même bien rire _ ces pisse-froid ! ces pisse-vinaigre ! _, parce que si l’on tentait _ à chercher à « suivre«  leurs « conseils«  de sagesse : à l’égard de la « vanité » de ce pseudo amour, selon eux... _ de renoncer à l’amour _ naissant, ou à naître… : on peut toujours lui dire non ! _, de ne plus y croire, ce serait un véritable désastre subjectif ; et tout le monde le sait. La vie, il faut bien le dire, serait fortement décolorée«  _ et terriblement anémiée : mortifiée !..


« Donc, l’amour reste une puissance _ oui ! Une des rares expériences où, à partir d’un hasard inscrit dans l’instant, vous tentez _ on ne peut plus effectivement, et physiquement ; corporellement, veux-je dire : l’amour est toujours puissamment incarné ! _ une proposition d’éternité. « Toujours » est le mot par lequel, en fait, on dit l’éternité _ en effet ! Parce qu’on ne peut pas savoir ce que veut dire ce toujours et quelle est sa durée _ temporelle…
« Toujours », ca veut dire « éternellement » _ oui ! Simplement, c’est un engagement dans le temps«  _ consubstantiellement !

« Mais que l’éternité puisse exister dans le temps même de la vie, c’est ce que l’amour, dont l’essence est la fidélité (…), vient _ quand il survient : à l’improviste ! _ prouver _ voilà ! avec sa grande magnifique certitude ! Le bonheur, en somme ! Oui, le bonheur amoureux est la preuve que le temps peut accueillir _ amoureusement ! _ l’éternité » _ à charge pour les amants d’y simplement consentir !

Et Alain Badiou d’y comparer les expériences « parentes » de « l’enthousiasme politique«  _ « quand on participe à une action révolutionnaire« , précise-t-il, page 46 _ ; « le plaisir que délivrent les œuvres d’art«  _ aux « spectateurs« , et en un « acte esthétique » de leur part, dirait la très fine Baldine Saint-Girons, en son « Acte esthétique«  : pour les artistes créateurs, il s’agit plutôt de la « joie » même (du processus de « création« ) !.. _ ; et la joie _ là revoilà ! _ presque surnaturelle qu’on éprouve quand on comprend enfin, en profondeur, une théorie scientifique«  _ que dire de celle de « l’invention intellectuelle » ; cf le livre de ce titre de Judith Schlanger, paru aux Éditions Fayard en 1983… Alain Badiou a développé ces analyses dans son « Conditions« , paru en 1992 aux Éditions du Seuil… 

En sa conclusion, et en son « actualité« , en 2009, Alain Badiou insiste sur le fait que « défendre l’amour dans ce qu’il a de transgressif et d’hétérogène à la loi est bien une tâche du moment«  _ sous cette présidence Sarkozy, tout spécialement peut-être… ; cf d’Alain Badiou, son ouvrage précédent : « De Quoi Sarkozy est-il le nom ? (« Circonstances 4« , paru en 2007 aux Éditions Lignes). Car « dans l’amour, minimalement, on fait confiance à la différence, au lieu de la soupçonner« . Tandis que « dans la Réaction _ cf les entreprises des ministres de l’Identité nationale et de l’Immigration ; et de l’Intérieur… _, on soupçonne toujours la différence au nom de l’identité ; c’est sa maxime philosophique générale« , est-il précisé page 83. « Si nous voulons, au contraire, ouvrir à la différence et à ce qu’elle implique _ lire aussi là-dessus l’important « Différence et répétition » de Gilles Deleuze _, c’est-à-dire que le collectif soit capable d’être celui du monde entier, un des points d’expérience individuelle praticables est la défense de l’amour.

Au culte identitaire de la répétition, il faut opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger« . Voilà !

Titus Curiosus, ce 8 décembre 2009

Deux comédies épatamment délicieuses sur le jeu de la rencontre et du hasard, l’une à Paris, l’autre à New-York : « Fais-moi plaisir ! » d’Emmanuel Mouret et « Whatever works » de Woody Allen

03juil

Le « hasard«  (?) des sorties cinématographiques de ce début d’été (et de « Fête du cinéma« )

nous offre deux petits bijoux de comédies absolument délicieuses :

« Fais-moi plaisir !« 

_ on notera le ton, cette fois, (après le vouvoiement si poli du délicat et élégantissime « Un baiser, s’il vous plaît !« , en 2007) de l’injonction tutoyée _

et « Whatever works« 

_ soit un très pragmatique et magnifiquement ouvert : « Quoi que ce soit qui marche ! » ;

ou, mieux : « Pourvu que ça marche… » _,

toujours,

les deux,

tant le film du marseillais Emmanuel Mouret

que celui du new-yorkais Woody Allen,

avec un merveilleux (très léger : à peine) arrière-goût doux-amer,

comme il se doit à une comédie au parfum de vérité

(face aux mensonges de la vulgarité parlant haut et très fort de l’industrie on ne peut plus efficace de l’entertainment…)

(cf, pour nous, Français, le bel exemple, matriciel, de Molière _ par exemple, « L’École des femmes » _ et celui, terriblement secouant, de Marivaux _ par exemple, « L’Épreuve » _,

sans compter les comédies, trop méconnues, encore, et sublimes (!) de Pierre Corneille _ par exemple, plus encore que « L’Illusion comique« , l’époustouflante (quels coups au cœur !) « La Place royale » _,

ou celles, particulièrement « douces-amères« , de Musset _ « Les Caprices de Marianne » ou « On ne badine pas avec l’amour » _) ;

….

le genre ayant toujours un arrière-fond de mélancolie,

celui de la vie, sans doute :

sans aller jusqu’à l’idiosyncrasie _ mortifère _ schopenhauerienne du « Monde comme volonté et comme représentation« ,

on pourra s’en tenir, pour l’idée à se faire de cela, à la position, mesurée, sage, d’expert du « soin« , de Freud, en l’aboutissement (dans « Au-delà du principe de plaisir » (en 1920), in « Essais de psychanalyse« ) de la réflexion de toute une vie, notamment, mais pas seulement, de thérapeute _ assez génial, en son cas _, ajointant les forces de vie, au pluriel, d’Eros et la pulsion de mort, au singulier, elle, de Thanatos ; dont le jeu un peu complexe nous joue tant et tant de tours (de cochon !)

avec un merveilleux (très léger : à peine) arrière-goût doux-amer, donc,

je reprends l’élan de ma phrase,

mais un peu plus doux (et même tendre : sans niaiserie ! toutefois ; sans kitsch : sans romantisme aucun !..) qu’amer, ici, en leur pétaradante jubilatoire allégresse,

et avec une dose d’élégance sans compter _ merci de cette générosité ! _ toutes les deux,

comédies,

que nous offrent les magnifiquement juvéniles cinéastes Emmanuel Mouret (marseillais, né le 30 juin 1970 : il fête donc juste ses 39 ans)

et Woody Allen (Allen Stewart Königsberg, dit Woody Allen, new-yorkais, né le 1 décembre 1935 à Brooklyn : 73 ans de jeunesse brillamment renouvelée « au compteur« …) :

en un second article, nous essaierons de nous pencher un peu sur leurs secrets…

Pour le premier, Emmanuel Mouret,

c’était avec une joyeuse impatience que j’attendais son nouvel opus

après le bonheur (céleste !) de son génialissime « Un baiser, s’il vous plaît!« , sorti le 12 décembre 2007 : quelle vista dans la délicatesse !..

Cf mon article du 17 août 2008, à l’occasion de la sortie du film en DVD : « Emmanuel Mouret : un Marivaux pour aujourd’hui au cinéma« …

Passer à côté d’un tel talent, et de tels films, serait triste pour tout le monde !

Pour le second, Woody Allen,

je venais de me réjouir, à domicile, en DVDs, de son excellente série anglaise « Matchpoint«  (le film, présenté au Festival de Cannes le 12 mai 2005, est sorti en première mondiale en France le 12 octobre 2005), « Scoop«  (le film est sorti le 27 septembre 2006) et « Le rêve de Cassandre » (le film est sorti en France le 31 octobre 2007, plusieurs mois avant sa sortie américaine),

trois très très réussies variations humoristiques sur le triomphe _ de fait _ du mal dans la vie,

telles des « répliques«  (sismiques : et donc d’une certaine ampleur…),

seize, dix-sept et dix-huit ans plus tard (voilà la cohérence d’un créateur !)

au chef d’œuvre des chefs d’œuvre allénien : le merveilleux

_ et fondamental pour qui voudrait bien saisir le sens de tout l’œuvre allénien (entamé en 1966, avec « Lily la tigresse » : « What’s Up, Tiger Lily ? » ; cela fait 45 ans !) _

le merveilleux et fondamental « Crimes et délits«  (« Crimes and misdemeanors«  : le film est sorti fin 1989 aux États-Unis et début 1990 en France)…

Cette fois-ci, avec « Whatever works » _ je commencerai par cette comédie _, Woody Allen revient (de ses séries de tournages européens : trois fois à Londres ; puis une fois à Barcelone ; avant son présent projet parisien !) en son « terreau new-yorkais«  _ celui, notamment, de l’éblouissant « Manhattan« , en 1979 (il y a tout juste trente ans !) _, pour notre plus vif plaisir, tant sa ville, New-York, ainsi que les racines de sa propre histoire (familiale ; et au-delà : s’en extirper, aussi !.. cf sur ce « s’extirper« , le sketch formidablement éclairant du « Complot d’Œdipe » _ « Œdipus Wrecks« , c’était mieux ! _ in le film collectif « New-York Stories« , en 1989 ; avec des contributions aussi de Martin Scorcese et Francis Ford Coppola),

tant sa ville, New-York, ainsi que les racines de sa propre histoire, donc,

le « subliment«  : le film

_ sur un scénario des années soixante-dix (le fait est à relever !), et remisé en 1977 dans les tiroirs, à la suite de la disparition de l’acteur pressenti pour le premier rôle, l’acteur juif new-yorkais, né lui aussi, comme Woody Allen, à Brooklyn, Zero Mostel, mort le 8 septembre 1977 : il s’agit du rôle du narrateur même du film, un bavard jubilatoirement agressif, s’adressant de temps en temps directement, via la caméra, aux spectateurs que nous sommes et qu’il prend à témoins ; et cela à l’étonnement des autres protagonistes du film ! _ ; soit le très savoureux personnage de Boris Yellnikoff, un « génie de la physique divorcé, névrosé, misanthrope, bavard, boiteux, irrésistiblement drôle et méchant« , idéalement incarné, cette année 2009-ci, par l’éclatant acteur juif new-yorkais, né lui aussi à Brooklyn _ le 2 juillet 1947 _ Larry David : déchaîné, pour notre plus grande et renouvelée jubilation ; soit un Woody Allen un peu plus jeune _ 61 ans contre 73 _, au regard un peu moins désabusé, éteint, plaintif, triste ; et « revenant au sexe » _ le personnage de Boris Yellnikoff _, si j’ose ainsi m’exprimer, après des années d’abstinence assumée, voire revendiquée ; et deux tentatives de suicide : la dernière assez désopilante… _

le film, donc, est un feu d’artifice époustouflant, au sortir _ le point est à noter, bien que non souligné du tout dans les dialogues _ des années Bush _ les effigies (figées : serait-ce un pléonasme ?) de George W. Bush et Ronald Reagan apparaissent dans une séquence au Musée des figures de cire !!! de New-York, que Boris fait découvrir, pour la distraire en une matinée de désœuvrement, à la jeune sudiste (du Sud le plus profond) qu’est Mélodie St-Ann Celestine, débarquée toute fraîche et naïve du fin fond de son Mississipi natal (et ses mythologies tenaces : du moins là-bas) qu’elle cherche à fuir, pour s’incruster, par le plus grand des hasards, chez lui, dans cette mégapole des immigrants et de la « Liberté » qu’est New-York : dont la statue sera aussi « admirée« , en une autre matinée de « visite » de la ville, non loin de « Ellis Island« , aussi : et Boris le soulignera à Mélodie… _, et à l’aube des années Obama (son nom est prononcé ! sans cependant s’y attarder) :

Obama dont le souffle est _ c’est à n’en pas douter _ ce qui inspire l’irrésistible gaîté (et profonde ! pas circonstancielle et rien que d’opportunité politique ; pas bling-bling…) de ce très réjouissant « Whatever works«  : le public ne cessant de rire jubilatoirement tout au long des 92 minutes que dure le film, au rythme parfait !.. Quel art des dialogues ! et des jeux d’esprit qui touchent très loin, en même temps que très près, chaque fois… On est à mille lieues, ici, du « parler pour ne rien dire » ; ou du « rien qu’amuser la galerie » !!!

Car la « leçon » de ce nouveau très grand film allénien est

que l’énergie sainement libératrice de New-York,

dans les rencontres détonnantes et « mélanges » que la ville permet, provoque, brasse et entretient, en de renouvelées métamorphoses des « personnes« ,

finit par pulvériser les miasmes asphyxiants de toutes les névroses et psychoses stagnantes et plombantes du Sud profond,

les personnages de l’ingénue Mélodie St-Ann Celestine, qui vient débouler dans le (pauvre) gîte de Boris Yellnikoff,

puis de ses deux parents,

Marietta, la bigote toute choucroutée, coincée et étouffante (en provenance directe du fin fond du Mississipi _ le nom de William Faulkner est même prononcé à l’occasion… _ et aux origines lointainement françaises…), et diablement horripilante, se métamorphosant, sous les coups de butoir (érotiques : conjointement du philosophe et du photographe new-yorkais dont elle partage le lit, en un ingénieux « ménage-à-trois« , l’expression est prononcée comme un refrain en un français assez délicieux ! par Marietta bientôt métamorphosée en new-yorkaise branchée) en rien moins que diva de la photographie underground de Greenwich Village,

et John, le père (un premier temps, dans le Sud profond, adultère : avec la « meilleure amie » de Marietta ; cela se révélant assez tôt une catastrophe !), un « psychotique religieux » _ un de ceux qui ont fait la pluie et le beau temps, huit années durant, des néo-conservateurs bushiens _ se décoinçant bien vite à son tour, une fois arrivé à New-York, dans les bras _ « Embrassons-nous, Folleville » !.. (comme le dit Labiche dans la pièce de même titre) _ d’un homosexuel juif new-yorkais (Kaminsky)…

Voici le pitch, ainsi que la critique (rapide), qu’en propose le chroniqueur, Emmanuelle Frois, du Figaro, en son article « Whatever works : le bonheur ! » du 1er juillet :

« À plus de 60 ans, Boris Yellnikoff (Larry David) a tout raté dans sa vie. Son mariage, son prix Nobel, son suicide. Hypocondriaque, cynique, ce génie de la physique qui claudique depuis sa défenestration _ lors d’une première tentative de suicide, quand sa première épouse l’a quitté _, peste contre l’humanité tout entière. Il a des crises de panique, des cauchemars, des rituels _ il se lave les mains en chantant « Happy Birthday » pour faire fuir les microbes, se rassure en écoutant Beethoven, en regardant sur une vieille télé les comédies musicales de Fred Astaire, en mangeant des knishes et en se gavant de médicaments. Lorsqu’il recueille chez lui Mélodie (qu’interprète Evan Rachel Wood), une jeune fugueuse de 21 ans échappée du Mississippi, la ravissante idiote s’incruste. Des neurones en moins, mais la joie de vivre incarnée. Peu à peu, le pessimiste acharné se laisse séduire par l’enthousiasme maladif _ ou contagieux ?.. _ de Mélodie. Ils se marient, mais leur bonheur est menacé par l’arrivée surprise de Marietta (qu’interprète Patricia Clarkson), la mère de Mélodie. La bigote se mue en artiste libertaire _ c’est peu dire ! _ qui va trouver son épanouissement en prenant deux amants _ à la fois et durablement : elle en a désormais un vital « besoin«  ! Et eux aussi ! Quand John (qu’interprète Ed Begley Jr.), le père de Mélodie, « un psychotique religieux », débarque à son tour pour récupérer Marietta, sa femme, qu’il avait trompée avec sa meilleure amie, c’est de nouveau le chaos. Mais John découvrira le nirvana dans des bras masculins _ ceux de Howard Kaminsky, qu’interprète Christopher Evan Welch : « pourvu que ça marche !« , voilà le seul critère à prendre en compte pour ne plus, enfin, déprimer et rancir !..

Critique

Après s’être aventuré en terre étrangère, Londres (« Le Rêve de Cassandre« , « Scoop« , « Match Point« ) et Barcelone (« Vicky Cristina Barcelona« ), Woody Allen revient à Manhattan, le temps de son 43e  long-métrage, « Whatever Works« , et ça marche ! _ quand l’esprit, et les sens, enfin s’ouvrent à une saine et vraie altérité… Il n’a rien perdu de son esprit new-yorkais, de son humour noir et satirique. Un sens du dialogue exceptionnel _ oui ! _, avec des phrases caustiques lancées au bazooka _ et nous en jubilons… Dès les premières images, son héros, Boris (son double hypocondriaque et cinématographique ?), attaque, en s’adressant ainsi aux spectateurs : « Autant que vous le sachiez, ce film n’est pas un Oscar de la joie. Si vous voulez vous sentir réjouis, faites-vous masser les pieds » _ et c’est un boiteux qui parle ! Sur l’aptitude particulière des boiteux (et boiteuses) à « jouir » et « se réjouir« , se référer au merveilleux chapitre XI du livre III des « Essais«  de Montaigne… Des répliques qui font mouche, qui fouettent, cinglantes _ oui ! et à quel rythme ! _, formulées par un héros irascible et misanthrope, qui décline sa bile sur tous les modes, sur tous les tons, essentiellement négatifs _ de l’humour noir (ou juif), jubilatoire !!! : « Dans l’ensemble, on est une espèce ratée. » À propos de sa première femme : « Notre mariage n’est pas un jardin de roses ; botaniquement, tu as tout d’un attrape-mouche. » Sans parler de Dieu, plutôt très « gay ». « Il a créé un univers parfait, les océans, les cieux, les belles fleurs. Évidemment, il est un décorateur. » Au final, Woody Allen, jeune homme de 73 ans à l’esprit libre _ ô combien ! _ et anticonformiste, philosophe avec malice _ et bien d’une fort juste culture ! aussi… _ sur le destin, sur le hasard _ je vais y revenir : c’est le grand point commun avec la comédie magnifique aussi d’Emmanuel Mouret ! _, et signe une comédie réjouissante _ en effet _ sur le bonheur _ oui ! _, en nous conseillant de le saisir dès qu’il pointera le bout de son nez » _ ou de sa mèche : la mèche qui bat le front du divin Kairos :

Kairos, hyper-chevelu par devant le visage, mais complètement chauve sur tout l’arrière du crane et la nuque ; et « irrattrapable« , tant il est non seulement véloce, mais aussi impitoyable (un rasoir à la main pour trancher toute tentative de mettre le grappin par derrière sur lui, une fois qu’il est passé et allé, parti, plus loin) ;

impitoyable, donc, qu’il est, si l’on n’a pas su saisir, avec lui, ce que sa générosité, de l’autre main, donnait, à l’instant, bref, où il passait à portée de soi : « more later, is too late » !!!

Cf aussi ceci :



Critique :  » « Whatever Works » : Woody Allen se convertit à l’optimisme« 

un excellent article de Thomas Sotinel, dans Le Monde, mis en ligne le 30 juin dans l’après-midi…

LE MONDE | 30.06.09 | 16h44  •  Mis à jour le 30.06.09 | 16h44

« Depuis plus de quarante ans, Woody Allen nous a appris à ne surtout pas confondre « drôle » avec « joyeux ». Même du temps où il braquait des banques avec un pistolet de savon, Woody Allen se distinguait du commun des rigolos : le casse raté n’était qu’un exemple de l’absurdité de la condition humaine.

Sur le même sujet :


Entretien Evan Rachel Wood : « Le comique, c’est une question de rythme ; rater un temps, c’est comme oublier une réplique »

Site web « Whatever Works »

Pendant ses cinq ans d’exil, il a acclimaté l’arbitraire du hasard aux brumes londoniennes, l’imperfection du désir érotique au soleil catalan. Le voilà revenu dans les rues de Manhattan pour un film tourné à la va-vite avec, dans le rôle principal, l’un des plus fameux misanthropes du moment, Larry David, créateur et interprète de la série « Larry et son nombril » (dont le titre original « Curb your enthusiasm« , « Réfrène ton enthousiasme«  reflète mieux la conception du monde).

Or, à la place de la dose supplémentaire de pessimisme allénien attendue, voici une joyeuse apostasie, qui invite à l’amour du prochain et célèbre la vie en société _ voilà ! « Whatever Works » se traduit par « du moment que ça marche », et c’est _ à la fin du film _ la conclusion à laquelle parvient Boris Yellnikoff : si l’on y trouve son compte, il n’y a pas de sotte façon d’être heureux _ une sagesse bricolée : toute de pragmatisme fin…

Le chemin qui conduit à ce retournement (qui n’est peut-être que temporaire) commence sous de sombres auspices. Boris Yellnikoff (qu’interprète Larry David), ancienne gloire new-yorkaise des sciences physiques, injustement négligé par le jury du Nobel, abandonné par sa femme au lendemain d’une ridicule mais douloureuse tentative de suicide, promet, face à la caméra _ c’est à nous qu’il s’adresse ! _, « ne vous attendez pas à un « feel good movie«  ». Et il a l’air si furieux qu’on le croit _ en effet ! sa conviction est péremptoire ! Seul (mais entouré d’amis assez fidèles et patients pour qu’ils se retrouvent régulièrement dans un café de Greenwich Village), pauvre (il survit en donnant des leçons d’échecs à des enfants, qu’il insulte) et amer, Boris ne trouve de plaisir que dans la démonstration de la médiocrité du genre humain.

OIE BLANCHE SUDISTE

Larry David n’est pas le premier comédien à qui Woody Allen confie son propre personnage, mais c’est le premier comique juif new-yorkais au crâne dégarni à porter ce fardeau. Et l’effet est déconcertant dans les séquences d’introduction. Il faut aussi dire que le scénario de « Whatever Works » est vieux de plus de trente ans, que Woody Allen destinait le rôle de Boris à Zero Mostel (« Les Producteurs« ). On a presque l’impression _ si ce n’étaient les images de maintenant et le nom d’Obama au détour d’une phrase… _ de découvrir un vieux film d’Allen, abandonné en cours de production, dans lequel un comédien s’efforce de tenir la place de la vedette sans y parvenir tout à fait.

Jusqu’à l’exquise irruption de Mélodie St. Ann Celestine (Evan Rachel Wood), oie blanche sudiste égarée dans les rues de New York, que Boris Yellnikoff recueille sous son toit. « Whatever Works » se met alors à ressembler furieusement à « La Belle et la Bête« , version Greenwich Village. Cela tient beaucoup au gracieux exercice d’équilibre auquel se livre Evan Rachel Wood. Mélodie est d’une inculture et d’une naïveté qui confinent à l’idiotie, mais c’est aussi une femme volontaire qui se place résolument du côté de la vie et du désir _ oui ! et pas à la Schopenhauer !!! Comme dans le conte de MmeLeprince de Beaumont, le cœur du reclus s’attendrit _ mais oui ! il se métamorphose !!! _, jusqu’à accepter une irruption supplémentaire, celle de Marietta, la mère de Mélodie, venue rejoindre sa fille à New York. Patricia Clarkson, qui jouait la très sérieuse hôte de Vicky et Cristina dans le film précédent de Woody Allen, s’amuse ici comme une folle en belle Sudiste qui se débarrasse de ses préjugés à une vitesse ahurissante _ oui : la métamorphose new-yorkaise est fulgurante : quel tempérament ! _, guérie _ oui ! _ de tous les péchés _ certes ! _ de la Confédération _ et de ses « Étendards dans la poussière«  (ou « Sartoris«  : c’était le titre originel de ce premier chef d’œuvre de Faulkner, en 1927… _ par la vertu de l’air de Manhattan.

HAPPY END

Car Woody Allen n’est pas seulement devenu optimiste, il glisse sans beaucoup de discrétion un message dans sa pochade rose. Sudistes et Nordistes, conservateurs et libéraux, croyants et athées peuvent s’entendre, il suffit qu’ils couchent les uns avec les autres et s’adonnent à la pratique des arts (Marietta devient photographe) _ voilà le message proclamé par les images et le récit de ces métamorphoses new-yorkaises !

Entamé sur un tempo un peu hésitant, « Whatever Works«  s’accélère jusqu’à la frénésie _ selon la logique des comédies-ballets déchaînées de Molière ! _ et _ contrairement à ce qu’annonçait Boris Yellnikoff, 90 minutes plus tôt _ jusqu’au happy end. La raison _ imbécile en de trop rigides généralisations !.. _ a du mal à admettre que Woody Allen est lui-même _ pour ce que nous connaissons de sa carrière cinématographique _ convaincu que le bonheur se laisse aussi aisément attraper _ tel Kairos : par devant seulement ! par derrière, c’est trop tard ! « il a filé«  !.. _, mais la force du spectacle _ oui : la contagion de l’évidence de l’humour _ est là : tout le monde _ oui ! _ s’amuse follement _ oui ! _, à commencer par le metteur en scène, à finir par le spectateur _ absolument !!! la salle pleure de rires… _, pour peu qu’il oublie _ ou les prenne à rebours, dans une dernière (ou pas !) métamorphose de cet humour ! _ les grands films que Woody Allen réalisait, du temps où il était aussi inquiet et pessimiste que Boris Yellnikoff.

Thomas Sotinel

Pour le tout aussi épatant (et constamment réjouissant) « Fais-moi plaisir ! » d’Emmanuel Mouret,

je retiendrai ceci :

D’abord, cet article de Jacques Mandelbaum dans Le Monde du 13 juin :

«  »Fais-moi plaisir ! » : un gentil garçon pris dans les méandres du désir »

LE MONDE | 23.06.09 | 16h08  •  Mis à jour le 23.06.09 | 16h08

« Le Mouret nouveau est arrivé. Comme d’ordinaire depuis la création du cru voici dix ans (de  » Promène-toi donc tout nu« , en 1999, à « Un baiser s’il vous plaît !« , en 2007), la cuvée de l’année est florale et gouleyante. Si la charpente reste la même, la fragrance connaît en revanche d’étonnantes nuances _ tout est dans les « variations« , en effet… _, qui raviront les amateurs des subtils changements dans la continuité _ dont nous sommes ! Soit un garçon prénommé pour la circonstance Jean-Jacques (Emmanuel Mouret), lequel compagnonne avec Ariane (Frédérique Bel), une beauté blonde, déliée et piquante.


Entretien Emmanuel Mouret : « Le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel« 


Le film les surprend un matin au saut du lit. Lui, efflanqué dans son pyjama, manifestant l’expression d’un désir pressant. Elle, affriolante en petite tenue, lui opposant une résistance farouche _ du moins suffisant à repousser ce matinal assaut. Avant le café, prétend-elle, elle ne peut rien faire. Puis elle doit impérativement terminer la lecture de son roman _ elle en est à la chute… La scène s’éternise _ c’est-à-dire diffère sa résolution : pour notre amusement _ au gré de divers prétextes et péripéties.

On est ici sur le terrain conventionnel de la désynchronisation du couple, de l’agencement comique du désir et de sa frustration _ tout cela dans le registre de la légèreté : on n’en fait pas un drame ! Le film va pourtant aller _ et même basculer, et pour un bon moment _ ailleurs _ au pays d’une fantaisie assez débridée, presque voisine du « pays des merveilles«  d’« Alice« , de Lewis Carroll _, au détour d’un appel téléphonique reçu par Jean-Jacques _ en référence à la belle « simplicité«  de  Jean-Jacques Rousseau ? _  au milieu de cet échange. Ariane _ celle qui donne le fil à Thésée pour sortir du labyrinthe ? celle qui se fait abandonner par le même sur l’île de Naxos ? celle qui aura l’oreille de Dyonisos (et de Nietzsche) ? _ s’inquiète du coup de fil, au bout duquel pend la voix d’une fille. Elle n’a pas tort, même si Jean-Jacques s’évertue à la rassurer. Il s’agirait d’un simple pari _ ah ! les paris stupides ! Que ne ferait-on pas pour jouer ?… Un de ses amis, totalement dépourvu de charme, se vante en effet d’avoir inventé une technique de séduction _ pas même un art ; un truc mécanique _ qui, grâce à la formulation d’un certain billet doux, lui permet de conquérir une fille par jour _ = « tirer un coup«  : cela ne mène pas très loin…

Par curiosité quasi scientifique _ Jean-Jacques est « inventeur«  ; le héros imbécile du récit raconté au cœur de « Un baiser, s’il vous plaît !« , Nicolas, était, lui, professeur de mathématiques : qui donc Emmanuel Mouret a-t-il, à travers ses personnages, « dans le nez«  ?.. _ Jean-Jacques a testé le billet sur une inconnue, qui s’est aussitôt jetée dans ses bras. C’est elle qui vient de l’appeler pour le revoir, mais il ne compte donner évidemment aucune suite _ à ce jeu… Qu’à cela ne tienne, Ariane, qui veut inscrire leur couple dans « une force de progrès » _ la niaiserie (des clichés (cf « Whatever works » : l’innocente Mélodie venant du « deeper South«  l’apprend très vite de Boris…) est terrible ! _, le met au défi d’aller jusqu’au bout de son investigation. Ce qui se produit alors, à charge pour le spectateur de le découvrir en détail _ et il n’est pas déçu ! _, tient de la loufoquerie et du conte de fées _ des « Aventures d’Alice au pays des merveilles« , même, avec ses reines autoritaires jusqu’à la cruauté : à quoi servirait donc le pouvoir, si ce n’est à se passer ses caprices ; ainsi que nuire ?..

GOUGNAFIER BLING-BLING

En voici les principales étapes. Découverte de l’excentrique Elisabeth (qu’interprète magnifiquement Judith Godrèche) en son luxueux appartement de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Révélation d’un mystérieux tunnel qui relie ledit appartement au palais de l’Élysée, Elisabeth se révélant comme fille du président de la République (qu’interprète Monsieur Jacques Weber). Connaissance faite avec le président, synthèse simplifiée _ et joliment adroite _ des trois derniers mandataires de la fonction, en tant que père d’une fille cachée, amateur d’art débonnaire et mixeur des scènes publique et privée.

Suivent le snobisme mortel et les gags triviaux de la soiréetelle des « variations«  plus drôlatiques les unes que les autres sur la partition primitive de l’excellent « The Party« , film-culte de Blake Edwards, en 1968 (avec Peter Sellers) _ d’Elisabeth, par ailleurs amante d’un gougnafier bling-bling _ et boxeur, pas judoka… ; c’est Dany Brillant qui l’interprète _ qui débarque impromptu. La fuite en compagnie d’Aneth (qu’interprète la délicieuse Déborah François), discrète et charmante soubrette qui entraîne Jean-Jacques dans le gourbi _ de banlieue (dans le 92) _ qu’elle partage avec quatre sœurs taquines et joyeuses, et où elle extrait enfin le morceau de rideau coincé depuis des heures dans la braguette du jeune homme.

Ce vaste et drolatique détour par le royaume de la fantaisie, où tout se promet, mais rien ne se consomme _ en effet, comme dans les rêves nocturnes : pure satisfaction fantasmatique ! le dormeur n’en étant même pas réveillé ! _, suffirait à recommander le film. Mais il y a plus. Un motif insistant qui confère à cette légèreté la profondeur d’un dessein secret. Il s’agit d’une variation _ encore _ autour des notions d’original et de copie, d’objet unique et d’objet de série _ à la façon dont un Michel Serres a pu analyser la vie à Moulinsart dans « Les Bijoux de la Castafiore » : l’article « Les Bijoux distraits ou la cantatrice sauve« , paru d’abord dans le numéro 277 de la revue « Critique« , en 1970, est disponible dans « L’Interférence«  Le mot doux est ainsi un faux original qui a pour fonction de faire tomber les filles. Le vase cassé par Jean-Jacques _ et les Japonais _ dans les salons présidentiels, cadeau du tsar à Napoléon, n’est qu’une réplique.

PLAGIAT OU CITATION ?

L’élite du pouvoir et de la richesse _ assez bling-bling _ croisée durant la soirée, évoluant parmi des objets insolites d’art contemporain, se révèle d’une navrante _ certes : quand la réalité a dépassé la fiction ! _ vulgarité _ Emmanuel Mouret a bien de l’esprit ! A contrario, la soubrette et ses sœurs, fruits de la duplication familiale et sociale, offrent un tableau poétique d’une rare délicatesse.

On pourrait multiplier les exemples, y compris en matière de références cinématographiques. Dans le film, Mouret s’amuse à copier Blake Edwards, au même titre que son œuvre reprend à son compte les marivaudages rohmériens. Cela signifie-t-il qu’il les plagie ? Ou au contraire qu’il les cite pour mieux s’en séparer ? La deuxième réponse _ les « sublimer«  _ nous semble la bonne _ à nous aussi ! _ et donne une idée de sa conception du cinéma : un domaine public, démocratique, où la différence se crée à partir de la ressemblance, où l’originalité artistique n’est pas nécessairement coupée du goût commun _ en effet : un cinéma pleinement « populaire«  sans vulgarité : le public rit beaucoup, tant des mots que des scènes… Autant dire qu’Emmanuel Mouret est l’un de nos plus précieux auteurs de comédie » _ absolument d’accord !!!


Jacques Mandelbaum

Puis, j’ajouterai à ce « dossier » de « Fais-moi plaisir ! » cette interview d’Emmanuel Mouret, « Le Goût de la chute« , par Anne-Claire Cieutat :

« D’Emmanuel Mouret et de ses comédies mutines (« Changement d’adresse« , « Un baiser s’il vous plaît !« , pour les plus récentes et les plus séduisantes), on connaît le terrain faussement confortable, la tentation du trompe-l’œil, la facture délicate et la fracture cachée. Avec le même bonheur, « Fais-moi plaisir ! » tourne autour du désir et de ses petits ou grands tracas _ en ce qu’il dérange de convenu ou de trop prévisible : il « joue«  et « bouscule«  ; quand il ne casse pas… _, mais les pieds nettement plus en dedans et la braguette à l’avenant _ si l’on peut dire : le signe (le morceau de rideau blanc) étant plus exposé que la chose… Le trivial se présente en tenue d’apparat, et sous le rire incessant se déploie une belle et profonde réflexion _ encore, sur l’époque et ses clichés _ sur le couple, l’amour et ses égarements. Conversation avec un Monsieur Hulot sexué _ il le faut bien, désormais : mais c’est aussi la vulgate allénienne, au-delà des « exercices«  (et autres « coups« ) imposés… _ des temps modernes qui se souvient de ses précurseurs tout en sachant se distinguer _ oui.

Il semblerait que sur le territoire du burlesque vous alliez plus loin encore cette fois-ci.

Ce film a été fait en grande partie à partir de mes impressions de cinéma, et notamment du burlesque, des films à gags, avec toujours en tête l’envie de garder _ aussi _ une certaine tenue narrative _ du discours, des répliques _ et esthétique _ une élégance (assez française d’esprit, probablement). Je souhaitais marier une comédie de dialogues, une fable, à quelque chose de plus délirant _ mais oui ! C’était déjà le schéma moliéresque des apothéoses carnavalesques des comédies-ballets !

De tous vos films jusqu’à présent, c’est le plus physique…

Le début et la fin organisent la fable _ autour de l’intrigue « réaliste » du petit « jeu » d’amoureux marivaudant, toujours un peu « inquiets« , en « se testant » l’un l’autre, comme en la sublime « Épreuve » du grand Marivaux, entre Jean-Jacques et Ariane _ et ce qu’il y a au milieu _ l’aventure (« élyséenne« ) de la rue du Faubourg Saint-Honoré et ses suites banlieusardes (dans le 92)… _ est en effet bien moins dialogué que dans mes films précédents et fait appel à des situations corporelles et visuelles. J’ai commencé à aimer le cinéma grâce à Buster Keaton, Jerry Lewis, Jacques Tati ou Pierre Richard. J’aime les clowns maladroits qui tombent et sont dépassés en permanence _ c’est bien là un facteur décisif du cinéma d’Emmanuel Mouret ! _, les séquences de gags qui n’en finissent plus _ rebondissant et gonflant le comique quasi jusqu’au seuil de la folie… _, comme dans « La Party«  de Blake Edwards. Je me suis laissé guider par mon plaisir, ce qui fait aussi un peu peur _ à l’auteur _, car en voulant être drôle, on flirte avec le ridicule _ et le totalement invraisemblable ; ou, carrément, le « fantastique » ; ce qui n’est pas du tout le cas ici…

Sauriez-vous définir ce qui vous touche dans le burlesque ?

Lorsque j’étais enfant, je trouvais réjouissant et rassurant _ tout s’apprend ; comme tout peut aussi se désapprendre… _ de voir un adulte maladroit _ et déchoir de son piédestal et de ses poses _ comme on peut l’être _ soi-même _ petit _ avant d’avoir appris et d’avoir progressé. A l’adolescence, j’étais moi-même très intimidé _ qui ne l’est pas ? qui est « absolument«  sûr de soi, sûr de lui ? _ par les filles ; et ces personnages qui parvenaient à charmer malgré tout et à attirer un regard tendre _ en dépit de leur maladresse _ étaient un beau message d’espoir ! _ et d’encouragement « à essayer » soi-même aussi… A l’âge adulte, il n’y a finalement pas de changement majeur. Le personnage maladroit résonne toujours en moi très profondément. Dans la mesure où ces personnages se relèvent toujours, c’est pour moi une leçon très profonde face à l’adversité _ du réel : celle et celui qui disent si souvent « non«  au « principe de plaisir«  du désir…

Le burlesque est souvent intimement lié au déceptif ou à la mélancolie. C’était particulièrement le cas dans votre précédent film « Un baiser, s’il vous plaît !« , ça l’est d’une certaine manière ici aussi…

Oui, d’autant que le gros de l’action se déroule ici la nuit _ à l’heure de l’irréel des rêves. C’est un voyage conçu comme une sorte d’« Alice au pays des merveilles«  où le personnage tombe dans un trou et traverse une féerie un peu cruelle _ sur les rives du précipice (et gouffre) du ridicule ; du lèse-majesté ! où l’on périt de honte… Le rire est toujours proche de la cruauté, de toute façon _ cf « Le Rire » de Bergson : quand du « mécanique » vient se « plaquer » sur du « vivant«  !.. Mais la tonalité d’un film est aussi grandement liée à ce qu’apportent _ tant de leur idiosyncrasie que de leur génie singulier d’interprètes _ les comédiens. Pour « Un baiser s’il vous plaît !« , la mélancolie dont vous parlez est pour beaucoup apportée par Virginie Ledoyen. L’incarnation d’un projet par des comédiens peut être inattendue. C’était bien sûr en germe dans l’écriture, mais ça s’est développé plus que prévu en faisant le film, par la nature même _ ou la folie du « jeu«  _ de Virginie Ledoyen ou de Julie Gayet. Cela tient aussi à la liberté que je donne _ bien sûr : il y a là bien de la marge… _ aux comédiens. Je n’ai jamais pensé faire un film seulement pour faire rire _ ce qui serait pauvre, jusqu’à l’absurdité… Qu’il y ait des situations cocasses, absurdes et délirantes, oui, mais j’essaye toujours de rappeler que derrière ce qui fait rire, il y a une petite ombre _ de sens : plus grave (l’image de « l’ombre » étant aussi belle que juste…) ; et c’est de là que survient le relief… J’ai le goût du contrepoint et du contraste _ que renforcent aussi, bien sûr, tous les rythmes du film…

Plus que jamais, vous donnez corps à des fantasmes de diverses natures. Le champ des possibles s’est agrandi ?

Oui, le fantasme _ venant « jouer » sur le « réel » donné d’abord _ est à la naissance même de mes récits _ ce que sont fondamentalement ces films… Il y en a ici plusieurs en œuvre et je m’amuse à les poser et à en tirer les conséquences _ pour le récit filmique et ses divers rebondissements, en cascade. En premier lieu, le « mot magique », celui du séducteur qui parvient à faire succomber une femme grâce à _ la fascination médusante d’ _ une formule écrite. Celui de l’adultère, celui lié à la vie privée à l’Elysée A maintes reprises, c’est vrai, le film s’amuse _ comme de lui même ! et le spectateur aussi ! entrant dans le « jeu«  (plus ou moins endiablé !) de ce que lui proposent ces « images en mouvement« , comme les qualifie Deleuze (en son « Image-mouvement« ), défilant à bon rythme sur l’écran _ avec ces fantasmes.

Sur le plan plastique aussi, vous faites ici preuve d’une ambition nouvelle…

J’ai un souvenir très fort ancré en moi à propos d’un tas de films dans lesquels je me sentais bien _ un critère important. Me projeter dans les décors de ces films _ et jouer avec eux _ était pour moi une promesse encore plus grande que ce que la vie _ ou le « réel » brut, en quelque sorte…pouvait m’offrir _ ou l’espace de « réalisation » d’un artiste, quel que soit son medium d’expression… J’ai essayé à ma façon de travailler autour de ce plaisir premier _ une dimension (joyeuse) de travail capitale ! _, celui d’être dans _ vraiment, en artiste créateur ; et aussi en interprète : dedans _ le film. Matisse _ ce génie si joyeux et en perpétuelle expansion positive : dans la couleur ! _ disait qu’il voulait faire des tableaux comme des canapés _ où se lover _, des tableaux dans lesquels on pouvait se sentir bien _ exister, se mouvoir, s’épanouir avec et dedans. C’est une phrase qui m’a beaucoup marqué _ on reconnaît à cette formidable réceptivité-là un grand artiste ! _, car elle était aux antipodes de l’image âpre de l’artiste qui doit bousculer _ violenter _ le public _ de même que lui-même, aussi ; en se coupant des mouvements (de bien-être) porteurs… Cette vision de l’art m’a fait beaucoup réfléchir _ à fort bon escient…

D’où les couleurs chatoyantes et contrastées ?

Mon ambition est de faire des comédies qui ont _ à l’indicatif ; et pas au subjonctif ! _ de la tenue et qui sont belles _ avec élégance de la forme _, sans en mettre plein les yeux _ éblouir, méduser ; tout le contraire : aider, par des « focalisations«  claires, le spectateur actif à distinguer des formes souples, élégantes et belles ; faisant véritablement sens. C’est ce que j’aime chez Blake Edwards ou Jacques Tati : on y rit de choses triviales _ de l’ordre du quotidien partagé _ tout en sentant l’esprit fleurir _ et déployer ses ailes… Tati aime tout ce qu’il filme _ sinon, il ne le filme pas, il ne s’y « focalise«  pas… _, même quand il oppose des mondes _ de même qu’Emmanuel Mouret filme, ici, le « monde«  (« élyséen« ) du Faubourg Saint-Honoré comme le « monde«  de la banlieue (92) _, il aime les deux _ oui ! La villa ultramoderne _ à la Mallet-Stevens _ de « Mon oncle » est très belle, autant que la maison _ rafistolée de bric et de broc _ de Monsieur Hulot. J’essaye à mon propre niveau de suivre cette leçon _ un artiste « vrai«  apprend beaucoup, sinon d’abord, de ceux qu’en ses « rencontres« , il se choisit pour « maîtres«  _, de parvenir à aimer tout _ absolument _ ce que je mets dans un film, des personnages _ d’abord : « non-inhumains«  _ aux décors _ sans laideur, vulgarité grossière, ni contingence d’un degré tel qu’elle confinerait à l’absurde…

Et, en premier lieu, les visages des femmes _ on connaît votre amour pour le cinéma de Truffaut…

Oui, bien sûr. Les visages des femmes _ en leur étrangeté, leur « mystère » vivant dont on ne fait jamais vraiment le tour… _ sont à l’origine même de mon amour du cinéma _ jusqu’à en faire sa vocation… Adolescent, j’allais au cinéma pour les voir de près _ déjà la « focalisation«  _, pour essayer d’apprendre quelque chose _ tout art « vrai » est apprentissage de l’« exister » « humain » : ce qui se transmet de plus en plus mal désormais, à l’ère du tout « instrumentalisé » et vénal (« rentable« , disent-ils, les « vertueux » ; à l’ère du discours du tout « économique » ; en feignant d’« oublier«  de plus justes répartitions tant des efforts et des coûts que des bénéfices…) de ceux qui nous gouvernent… _ de la façon dont on leur parle, on les séduit… La beauté féminine a quelque chose d’immédiat. Après, il s’agit de construire un personnage, mais l’écriture part du désir de féminité. En ce sens, « La Cité des femmes » de Fellini m’a aussi beaucoup marqué.

Nous revoilà au fantasme !

Oui, mais le fantasme est aussi la réalité _ expansive _ de notre esprit _ génialement créateur (cf le maître-livre du génial Cornelius Castoriadis : « L’Institution imaginaire de la société« ) _, et le cinéma est le terrain où l’on peut poser _ à recevoir aux sens _ autant de fantasmes que d’idéaux _ qui seront « figurés«  par la réalisation matérielle des images filmiques, et reçus ainsi, via l’æsthesis, de tous les « esprits«  spectateurs, à leur tour…

Votre cinéma navigue d’une certaine manière entre deux sphères : l’artificiel et le sensuel, le fantasme formulé et son incarnation, conforme ou non. Votre traitement du son en relief joue sur ce va-et-vient. Est-ce ainsi que vous envisagez les voix off et les éléments sonores en général ?

Pour moi, tout le cinéma est artifice _ c’est-à-dire « art«  de la « réalisation«  figurée, sensible aux sens. Le son est ce qui fait à la fois le rythme _ ce facteur dynamique crucial : tout découle (et dépend strictement) de sa justesse _ et la tonalité d’un film. C’est la première chose _ en effet ! _ qui nous parvient. On travaille beaucoup avec le monteur-images et le monteur-son pour rythmer en permanence, par les ambiances _ à la fois diffuses et précises, composites _, les dialogues _ c’est véritablement fondamental ! Et les dialogues d’Emmanuel Mouret, de même d’ailleurs que ceux de Woody Allen _ notamment dans « Whatever works«  _, sont de petites merveilles de rythme, justement !.. C’est pour cela que je suis aussi très attaché à travailler avec des comédiens _ de même que c’est un impératif absolu des chanteurs, à l’opéra notamment, et dans l’opéra français tout spécialement : Régine Crespin (marseillaise), comme Gabriel Bacquié (biterrois), ont su le mettre parfaitement en œuvre !!! le défaut de cette clarté-là étant absolument rédhibitoire !!! _ qui ont une forme de clarté _ oui : elle fait en grande partie la lumière ! _ dans la diction _ j’aime le cinéma de Guitry ! _ nous aussi… Une part de votre sentiment est d’ailleurs peut-être liée à la nature de mes dialogues. Mes personnages se racontent eux-mêmes, disent ce qu’ils éprouvent _ ils ne s’en cachent pas : recherchant même comme une confirmation de la légitimité de ce qui est ainsi éprouvé par eux, dans une écoute et une réception accueillante, bienveillante, de l’autre, de l’interlocuteur. Mes dialogues ne se veulent pas simplement naturalistes _ ils donnent à ressentir ce qu’éprouvent et se disent à eux-mêmes (comme à l’autre) « en vérité » les personnes (plutôt, même, que « personnages« )… Nous ne sommes pas, alors, dans un « monde«  de « tromperie«  (et d’abîme sans fond) de soi-même (non plus que des autres)…  D’où le sentiment d’étrangeté pour certains spectateurs _ moins « innocents« , eux, peut-être… J’aime créer des personnages qui sont toujours partagés _ en effet ; ils ne sont jamais « brutement« , si j’ose le dire ainsi, d’une seule pièce ! _ entre la satisfaction _ pulsionnelle _ de leurs désirs et le souci _ éthique et convivial, tout à la fois _ de l’autre. Ils vont donc souvent négocier _ avec eux-mêmes d’abord. Ils essayent toujours de gérer _ mais pareil vocabulaire « managérial«  convient-il ici ? pas le moins du monde ! _ leur problème _ « éthico-convivial«  _ de désir de manière rationnelle _ selon ce que depuis Galilée et Descartes, en un univers littéralement de « désenchantement«  (cf, après Max Weber, Marcel Gauchet : « Le Désenchantement du monde« …), on estime constituer la raison mathématico-technicienne épurée du qualitatif sensible : celle qui est sensée nous « rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature« , selon l’expression de Descartes au final de son « Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et trouver la vérité dans les sciences« , au nombre desquelles, « sciences«  se trouve la « morale » ! ; mais aussi « maîtres et possesseurs«  de soi, ou/et des autres ?!?  _, d’où le côté cocasse des solutions _ toujours bancales, en effet : là-dessus lire le passionnant récent livre de Ruwen Ogien « La Vie, la mort, l’Etat : le débat bioéthique » sur la difficulté de solutions « tranchées«  _ trouvées. C’est presque du management _ à la Adam Smith _ appliqué au désir ! Avec ici un petit démon qui se niche toujours entre les lignes _ de calcul ? ou « de front«  ?.. démontant ces calculs : cf la récente et peut-être durable actuelle catastrophe de la rationalité mathématico-financière ; inapte à (vouloir) tenir compte du facteur « non-inhumain«  !!! L’autre n’est jamais simplement réductible à un « moyen«  (cf Kant : « Fondements de la métaphysique des mœurs« ) ; encore moins à la poupée (ou au sexe) gonflable(s) de comportements de plus en plus, sous couvert de « minimalisme« , uniment et réductivement pornographiques…

Le désir et ses résolutions rationnelles… D’où la récurrence du scientifique injecté dans votre univers, Virginie Ledoyen en chimiste dans « Un baiser s’il vous plaît !« , vous-même en inventeur dans ce film-là ?

On se méprend souvent sur la force de notre raison _ pas un Montaigne, un Pascal ou un Hume ; mais tout le monde ne pratique pas la méditation philosophique… _ et c’est une chose que je trouve drôle et cocasse _ que ces maladresses de la raison technicienne. Cela appartient à notre monde _ depuis Galilée et Descartes (cf Koyré : « Du monde clos à l’univers infini« ) ainsi qu’Adam Smith : formant une sorte de « pensée« , sinon « unique« , à tout le moins « dominante« , « impériale«  Mais il y a aussi en nous un reliquat plus sacré d’idéal : l’image du couple _ auto-suffisant : que vaut donc la métaphore des « deux moitié d’orange » (ou autre fruit !) du mythe de l’androgyne originaire d’Aristophane dans « le Banquet » de Platon ?..  _ fait rêver. Le film questionne _ cette fois-ci encore ; et à nouveau _ la fidélité, interroge le partage de l’amour et du désir _ une interrogation majeure contemporaine, probablement…

Le gag en cascade est l’un des vecteurs de ce questionnement et fonctionne d’ailleurs sur une base parfois logique, voire prévisible…

C’est ma façon d’écrire. L’écriture d’un film, comme celle de la musique, joue avec l’attente supposée du spectateur et son détournement. J’aime jouer avec cela, comme avec ce que j’ai aimé dans d’autres films, à travers mon propre filtre. Par exemple, pour le gag de la braguette qui se coince _ guère discrètement _ dans les rideaux _ celui qui a le plus de conséquences dans mon film _ je n’ai pas pu m’empêcher de penser au gag de la fermeture éclair de Pierre Richard dans « Le Grand Blond avec une chaussure noire » qui se coince dans les cheveux de Mireille Darc. On n’échappe pas à la tradition !

Pour autant, vous avez une place relativement unique dans le cinéma français aujourd’hui…

Comme tout le monde, j’ai envie d’apporter un air frais et nouveau. Mais cet aspect singulier qu’on me renvoie souvent est un peu comme le visage d’un acteur : il faut croire que j’ai une tronche particulière ! Cela dit, j’ai des projets très différents les uns des autres : d’autres comédies burlesques, mais aussi un mélodrame. J’aimerais également faire une comédie où je ne joue pas, pour explorer un autre _ acteur _ « comique » que moi.

Propos recueillis par Anne-Claire Cieutat pour Evene.fr – Juin 2009

De la même Anne-Claire Cieutat,

cette critique de « Fais-moi plaisir ! » :

Le petit monde d’Emmanuel Mouret s’articule, depuis « Laissons Lucie faire » (2000) en passant par les réjouissants « Changement d’adresse » (2006) et « Un baiser s’il vous plaît » (2007), autour de vrais-faux égarements du cœur et de l’esprit, de prétendues maladresses et d’heureux malentendus. Délectables aliments pour d’infinies conversations de boudoir _ pas seulement : ce n’est là qu’une apparence (de « beaux quartiers » !..) _ qui lorgnent volontiers du côté _ des « genres » bien répertoriés, et donc plutôt rassurants ! comme on les aime tant en France… _ de la comédie de boulevard et du cinéma burlesque. Mais si « Fais-moi plaisir ! » prend son envol sur ces bases coutumières, c’est pour mieux envisager sa chute. Car d’atterrissage forcé, il sera ici pleinement question. Emmanuel Mouret en néo-Monsieur Hulot qui se souvient de Blake Edwards autant que de Mister Bean investit une nouvelle fois le vaste terrain du burlesque sous son angle le plus immédiatement physique _ en effet. On y trébuche, tombe à la renverse, s’électrocute ou se coince la braguette dans les rideaux, l’œil hébété, mais le menton relevé _ toujours prêt à repartir d’un pied courageux (ou téméraire). Si la pantalonnade valse avec le trivial, c’est sur un air délicat et dans un élan raffiné _ serait-ce là une critique ? Dans cet écrin, la gent féminine a bon teint : Judith Godrèche en fille du président fait un numéro d’œillades aussi drôle que charmant, Déborah François en soubrette coquine est d’une grande précision, tandis que Frédérique Bel en compagne compréhensive et peut-être un peu perverse émeut plus encore qu’elle n’amuse. Du burlesque, oui, mais au clair de lune _ est-ce donc sur un tel versant « romantique » que se promène Emmanuel Mouret ? C’est dire à quelles ringardises on rattache le souci de l’élégance de l’âme aujourd’hui !..


Anne-Claire Cieutat

Soient, ce « Fais-moi plaisir ! » et ce « Whatever works« ,

deux films jubilatoires sur la « vérité » des personnes et de leurs relations,

par deux cinéastes,

Emmanuel Mouret et Woody Allen,

dont la jeunesse n’est pas affaire d’âge…

Titus Curiosus, ce 3 juillet 2009,

jour anniversaire de l’article d’ouverture, « le carnet d’un curieux« , de son blog,

en date, lui, du 3 juillet 2008…

Post-scriptum :

Afin de compléter en beauté ce dossier,

voici encore l’interview d’Emmanuel Mouret par Isabelle Régnier :

« Le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel« 

LE MONDE | 23.06.09 | 16h08

Réalisateur, scénariste et interprète de tous ses films, Emmanuel Mouret, né le 30 juin 1970 à Marseille, s’est fait connaître en 2000 avec  » Laissons Lucie faire« . « Fais-moi plaisir ! » est son cinquième long métrage.

Un homme tiraillé entre plusieurs femmes : pratiquement tous vos films fonctionnent sur ce dispositif. Pourquoi ?

Il permet de poser la question du désir dans le couple. Disons que le désir est un peu le personnage principal de mes films. Tel un Cupidon qui tire ses flèches selon son bon plaisir, il se joue des sentiments, ou des personnages eux-mêmes. Ceux-ci essayent d’établir une stratégie pour le contrôler ; ils élaborent un discours de raison. Mais le désir n’en fait qu’à sa tête. Certains personnages vont avoir une aventure et le regretter, d’autres n’en auront pas, et le regretteront aussi. Tiraillés entre leur libido et le désir d’être néanmoins des gens bien, soucieux de l’autre, ils sont conduits à se poser des questions morales, mais aussi à inventer des situations.

Le but est de proposer une utopie, et d’en tirer les conséquences, qui peuvent être cocasses, étranges, mais aussi cruelles. Le désir permet aussi de créer du suspense, de faire intervenir des personnages féminins charmants, un peu d’érotisme…

Envisagez-vous de reproduire ce dispositif dans tous vos films ?

Certains cinéastes y ont consacré toute leur œuvre, des écrivains aussi. C’est une manière d’interroger l’ordre moral et ses contradictions _ cf sur ce sujet tout l’œuvre du philosophe Ruwen Ogien…

Vous écrivez, réalisez et jouez votre personnage dans tous vos films. Pourquoi ?

Le jeu est pour moi le prolongement physique de l’écriture _ oui ! Cela donne au film un ton plus personnel, une certaine forme de complicité avec le public, comme le faisaient Tati, Woody Allen, Guitry, Jerry Lewis, Keaton…

De quoi nourrissez-vous votre personnage ?

Du Cary Grant de Hawks, du Jack Lemmon de Billy Wilder, du Peter Sellers de « The Party« , de Pierre Richard, de Mr. Bean… Depuis gamin, j’ai tellement regardé ces acteurs, avec tant d’admiration, que quand je joue, ils sont en quelque sorte avec moi _ c’est là le travail en chacun de la culture…

Comment vous situez-vous dans le contexte de la production actuelle ? Avez-vous des difficultés à faire vos films ?

Mes films se montent plutôt facilement et vite, dans une relation très complice avec mon producteur, Frédéric Niedermeyer _ lequel interprète un des personnages du film : Jean-Paul, le copain de Jean-Jacques ainsi que du « dragueur«  (qu’interprète Fred Epaud)… On fait beaucoup de choix ensemble, ce qui nous permet de nous adapter vite, avec souplesse _ deux maîtres mots ici…

Votre public grandit-il de film en film ?

Il y avait un peu plus de 50 000 spectateurs pour « Vénus et Fleur » (2004), 150 000 pour « Changement d’adresse » (2006) et pas loin de 250 000 pour « Un baiser s’il vous plaît ! » (2007). Cela ne nous donne pas de gros moyens mais nous permet d’être totalement libres _ quel bonheur !

Auriez-vous le désir de travailler avec plus d’argent ?

Je crains que plus d’argent veuille dire moins de liberté, mais cela m’intéresserait pour le travail _ à fouiller un peu plus _ sur les décors. Je fonctionne par images : parfois, il ne me reste qu’une image d’un film que j’ai aimé. C’est pour cela que je cherche à ce que mes décors aient toujours un élément remarquable : les deux entrées séparées _ avec portes dissemblables (et inégales !) _ pour l’appartement du couple au départ, la collection d’objets d’art chez la galeriste… Cela a à voir avec l’idée du cinéma de mon enfance. On entrait dans un film, on s’y sentait bien _ en un vrai « monde« , un peu cohérent, et qui vous accueillait… C’était mieux que la vie _ davantage « mal assortie« , « dépareillée« , elle : plus hostile…

Votre personnage est attiré par la fille du président de la République. Aviez-vous envie de faire un commentaire sur la France d’aujourd’hui ?

Non. L’idée était plutôt de prendre l’Elysée comme un lieu secret, chargé de fantasmes _ de « pouvoir » plus « absolu«  ; et de « luxe, calme et volupté« , aussi, sans doute… _, où Jean-Jacques pourra passer une nuit merveilleuse. Je voulais lui faire faire un voyage comme celui d’Alice : au pays des merveilles. Faire un « Jean-Jacques au pays des délices« , ou « dans la Cité des femmes« . Le film ne répond, sinon, à aucun réalisme social. Selon moi, le réalisme au cinéma est d’ordre émotionnel _ = ce qui s’éprouve.

Et l’idée de la lettre, d’abord écrite pour une personne puis réutilisée pour une multitude, d’où est-elle venue ?

C’est un peu comme un film. Au départ on l’écrit sincèrement, pour soi, et ensuite il peut être destiné à des milliers de personnes, qui en seront émues tout aussi sincèrement.

Propos recueillis par Isabelle Regnier

Article paru dans l’édition du 24.06.09.

Le suicide d’une philosophe : de la valeur de vérité (et de justice) dans le marigot des (petits) accommodements d’intérêts (3)

16nov

Ou de l’urgence de davantage philosopher _ en pratique _, en France, en particulier (mais ailleurs aussi),

d’après un excellent article

_ en suivant : c’est le numéro 4 d’une série, avec indication : « (à suivre)« … _

d’un Yves Michaud en pleine forme, sur son blog « Traverses« , réactivé, sur le site de Libération :

toujours à propos du « suicide d’une philosophe« , qui enseignait à l’Université de Brest :

« un suicide dans les règles (4) : sur la chance morale » ; soit

http://traverses.blogs.liberation.fr/yves_michaud/2008/11/un-suicide-da-1.html

L’analyse-réflexion d’Yves Michaud ici porte « sur la chance morale » ; et ses liens avec la différence entre la responsabilité et la culpabilité (morales) ;

en s’éclairant de la différence conceptuelle

élaborée par « notamment la regrettée Susan Hurley _ 1954 – 2007 _ dans son livre « Justice, Luck and Knowledge« )« ,

entre autres philosophes qui « ont introduit une distinction entre chance fine (thin luck) et chance épaisse (thick luck). Je sais, ma traduction n’est pas bonne, mais je ne trouve pas mieux« , indique Yves Michaud.

Qui précise aussi :

« Cette notion de chance morale est bien gênante.

Même si elle a toujours été présente à la réflexion, elle n’a été analysée et examinée en profondeur que depuis une vingtaine d’années. Les deux premiers auteurs à avoir abordé le sujet sont Bernard Williams dans son livre « Moral Luck« , traduit en français sous le titre un peu aplati de « La fortune morale »

_ en 1994, aux PUF _,

et Thomas Nagel dans son livre « Mortal Questions«  dont la traduction française

_ « Questions mortelles« , paru en traduction française, aux PUF, aussi, en 1983 _

n’est plus disponible.

Il ressort de ces analyses au moins deux choses pour ce qui nous intéresse ici.

D’une part, la place de la chance dans nos actions est bien plus importante que nous le croyons (voir la manière dont Nagel énumère les types de chance) ; et donc la notion de chance morale n’est pas si scandaleuse qu’elle en a l’air.

D’autre part surtout, il est probablement plus coûteux de se débarrasser de la notion que de l’accepter _ avec les conséquences que cela implique pour le jugement moral puisque cela donne ces  «non responsables qui sont quand même coupables». »

Sur le premier point, Yves Michaud constate :

« Pour ce qui est de l’omniprésence de la chance dans nos actions, il faut probablement en revenir d’une conception trop «contrôleuse», trop confiante, ou insouciante des actions. Nous faisons ce que nous voulons, oui, mais… quand nous y arrivons, quand ça marche, quand ça ne rate pas, et surtout quand ça ne tourne pas à la catastrophe.

Ce qui ne nous autorise nullement à bien faire et laisser courir, tout au contraire, mais implique que nous agissions avec précaution ; et surtout que nous soyons prêts à assumer moralement les conséquences involontaires. Agir, c’est

_ presque toujours, le plus souvent, parmi (ou « dans ») le jeu (des éléments fluctuants, plus ou moins incertains) du réel _

prendre des risques.

Du point de vue de la responsabilité sociale, les systèmes assuranciels sont là pour nous «couvrir» : nous partageons ainsi

_ le point mérite (toute) notre attention : il est tout à la fois juridique ; mais aussi social, et politique ; en plus d’être « pécuniaire » ; ou « financier »… _

la chance et la malchance.

Du point de vue moral, il nous faut _ impérativement ? pragmatiquement ? faire preuve de soin et de prudence dans l’action.

Quant à leurs conséquences, il n’y a pas d’«assureurs moraux» _ juste des ouvertures de parapluie _, des petites ou grosses lâchetés

_ à moins que nous n’assumions courageusement et «répondions» de nos actes

au lieu de nous «défausser». »

« Quant à se débarrasser de la chance morale, c’est une autre affaire puisqu’il nous faudrait nier purement et simplement qu’il y ait quoi que ce soit de tel« , continue Yves Michaud ;

qui parvient, un peu plus loin,

après avoir bien précisé la différence entre les deux concepts de « thin » et « thick » « luck« ,

à ce constat :

« Une analyse de la chance «épaisse» fait toujours intervenir une réflexion approfondie sur le contrôle, le choix, la liberté, la coopération _ je note tout spécialement ce facteur _ dans les actions. Elle demande de quoi étaient maîtres les gens _ en leur pouvoir même de décision, ici « statutaire » _ qui ont décidé, de quoi ils n’étaient pas maîtres, de quoi ils étaient maîtres seulement partiellement.« 


Ce qui aboutit à :

« De fil en aiguille il y a des chances (c’est le cas de le dire) qu’ils apparaissent maîtres de bien plus qu’ils ne veulent bien le dire, au moins «en creux»,

en termes des omissions, lacunes et abstentions de leurs comportements »

_ et pas seulement de leur agir effectif positif : en l’occurrence une signature « dûment » estampillée de tous cachets ad hoc

Ce qui amène la conclusion :

« La meilleure ou moins mauvaise _ à tout (ou presque) bien « balancer »… _ solution

est au fond d’admettre que tout acteur doit endosser les conséquences même involontaires de ses actions.« 

Avec ce commentaire :

« Qu’y puis-je cependant si la réalité éthique (eh oui, il y en a une !) ne se plie pas à nos désirs de vivre heureusement irresponsables ?

J’attends que l’on demande aux tribunaux de trancher ces questions authentiquement philosophiques.

Tout comme celle de la sollicitude dont je parlerai pour finir

parce qu’il est quand même fort de café que ceux qui parlent de sollicitude,

et pas pour la récuser,

ne la pratiquent pas…

(à suivre) »

Intéressant,

tant socialement que moralement,

sur la « situation » éthique (« actuelle ») de certaines tendances de mœurs de nos sociétés « modernes »…

Et à méditer,

déjà,

quand nous plaçons solennellement,

et dans les règles du Droit et des constitutions,

notre bulletin de vote dans une urne,

et cautionnons indirectement, ou pas, tel et tel « état » de ces mœurs…

Titus Curiosus, ce 16 novembre 2008 

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