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François Noudelmann questionnant les tensions entre affiliations, d’ailleurs diverses (pas seulement génétiques et généalogiques), et le jeu contingent et ouvert, renversant, des affinités de rencontres, alliances de différences : routes et déroutes d’un homme plus libre… Ou pouvoir devenir ce que je suis au-delà des pressions déterminantes et déterministes…

24mai

Ce mercredi 24 mai

en poursuivant ce dont j’ai à peine tracé les bases en mon article d’hier « « ,

j’aborde davantage le fond _ je dirai philosophique _ de la formation-construction progressive d’une identité personnelle généreuse, plus vraie et plus libre, via le jeu toujours ambivalent des rencontres, tel que le dégage peu à peu, ce jeu toujours un peu complexe et comportant une part d’indétermination, François Noudelmann en son « histoire » de ceux qu’il nomme « les enfants de Cadillac« ,

entre réclusion psychiatrique de « fous » à Cadillac en Gironde, avec sa Porte de la Mer donnant vers la Garonne _ la coquette et paisible cité ceinturée de remparts des ducs d’Épernon _,

et le mirage rose (« in my pink Cadillac« , chante Aretha Franklin… _ « Galvanisé par le rythme de sa chanson, je portai un toast à la vie, « L’Chaim » ! Je montai dans la Pink Cadillac d’Aretha et j’emmenai Chaïm sur la route, à travers des paysages dont il n’avait sans doute jamais rêvé « , et c’est sur ces deux ultimes phrass que se conclut, page 234, le récit des « Enfants de Cadillac« … _) américain, du côté de Detroit _ cité fondée par Antoine de Lamothe-Cadillac, le fondateur du Fort Ponchartrain du Détroit, en 1701,  _, qui peut aussi, en une adhésion un peu trop illusoire à sa « mythologie », mener à des impasses névrotiques, faute d’assez de déprise, recul et un minimum de détachement

La question de départ est ainsi posée, page 188 :

« À quelles expériences familiales doit-on ce que l’on est devenu ? Comment les désirs des parents, leur volonté d’acquérir une identité, une place, une réputation, se répercutent-ils sur les êtres qui leur succèdent ?« 

La réponse un peu élaborée qui suit, aux pages 188-189, dessine le contour du problème à un peu éclaircir, sinon élucider :

« Une biographie de soi ou des autres, unifie _ simplifie _ les événements et les inscrit dans une ligne _ un peu trop _ droite, avec un début, voire un archi-début, et une fin ; elle met en valeur les héritages _ générationnels _ et les arborescences. La généalogie _ parentale _ – tels sont sa séduction et son piège – fournit une cohérence et une continuité à _ trop _bon compte _ simplistes. Chaque individu s’y retrouve fils ou fille de, petit-fils ou petite-fille, descendant, héritier, légataire, qu’il poursuive la trace de ses ancêtres ou la conteste, le récit généalogique le maintiendra toujours dans ce rapport _ implacable _ à la lignée du sang ou du nom. La programmation _ voilà ! _, suivie ou contrariée, ordonne son parcours.

Et pourtant _ objecte alors ici François Noudelmann _, l’existence se fait et se défait sans cesse _ voilà ! _ au gré des accidents, des hasards et des imprévus _ au choc de l’ironique clinamen lucrétien _, du moins la mienne s’est-elle déroulée ainsi _ avec pas mal de disruptions et discontinuités… _, et me rend sensible aux greffes, transplantations _ hybridations _ et métamorphoses, plus qu’à la recherche de ressemblances _ entre générations, et que celles-ci soient génétiques ou culturelles….

Ce que je suis, si tant est que je puisse le savoir, tient surtout aux rencontres _ voilà ! _ qui ont déplacé mes goûts, mes paysages _ tant géographiques, culturels, que mentaux _, et mes horizons.

À l’expression « venir de » qui déclenche la narration biographique _ attendue _, pourrait se substituer celle de « tomber sur » qui ouvre l’avenue à _ et l’advenue _ des bifurcations, des carrefours et des transferts : sur qui êtes-vous tombé ? Sur quoi, pour avoir suivi ce chemin? demanderait-on _ sensible, pour une fois, aux surprises et inattendus plus singuliers du non anticipé.

Comment suis-je tombé sur une sonate de Prokofiev pour comprendre qu’on pouvait vivre dix fois plus en jouant du piano.

Comment suis-je tombé sur Les Nourritures terrestres et Aurélia, deux livres qui m’ont fait découvrir, vers seize ans _ en 1975 _ qu’un livre pouvait apprendre à voir, à sentir et à rêver ?

Ces rencontres de hasard ont provoqué des enthousiasmes  _ voilà ! des trouées magiques élévatrices dans la forêt noirâtre de l’ennui du sempiternel convenu attendu _, orienté des choix, entraîné des relations, déjouant _ voilà, avec humour _ la logique des héritages. Elles relèvent de l’option et de l’adoption » _ voulus et assumés comme tels : des nutriments surprenants, et à saisir, Kairos aidant, à l’improviste et improvisation de la liberté vraie, par conséquent.

Voilà qui est fort, et tellement juste !

Ce mercredi 24 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

La grande joie de revoir et écouter Pascal Chabot, philosophe, et Karol Beffa, compositeur-interprète, au Festival Philosophia 2022 (« La Terre ») à Saint-Emilion…

28mai

Ce samedi 28 mai 2022,

je viens d’avoir la très grande joie de revoir et écouter, l’un au micro (en la salle des Dominicains), et l’autre au piano (au cloître des Cordeliers), pour le Festival Philosophia 2022 consacré à « la Terre« ,

mes amis le philosophe _ bruxellois _ Pascal Chabot _ cf le podcast de notre entretien du 20 septembre 2018, au Studio Ausone, à propos de son drame philosophique « L’homme qui voulait acheter le langage« ., paru aux PUF en septembre 2018… _

et le compositeur _ pianiste aussi, et admirable improvisateur ! _ Karol Beffa.

Pascal Chabot,

pour un dialogue avec Martin Legros sur le sujet d’une « Petite métaphysique de la Terre » _ à travers une petite histoire de points de vue, ou « visions« , de divers philosophes (Descartes (« Méditations métaphysiques« ), Merleau-Ponty (« Phénoménologie de la perception« ), Carl Sagan (« Une brève histoire du temps« ), David Abram (« Comment la Terre s’est tue« ), etc.) sur la Terre, appréhendée depuis la sensation primale de pieds plantés dans de la glaise, à « la petite bille bleue«  captée et saisie, depuis divers engins spatiaux (cf le récit de l’image qui ouvre, aux pages 11 à 14 du Préambule, l’excellent « Traité des libres qualités«  de Pascal Chabot, paru aux PUF en septembre 2019 ;

avec ce constat, un peu navré de ma part, de la persistance dans le public présent dans la salle, de préoccupations somme toute irrationnalistes ; auxquelles Pascal Chabot, au final, a très heureusement répondu par son choix de la référence au registre bien plus fiable et universel de l’ordre du droit… ;

et au passage, j’ai eu une pensée très émue pour l’éminentissime juriste du Droit international Mireille Delmas-Marty, qui fut une prestigieuse invitée du Festival Philosophia, le 29 mai 2010 (sur le thème de « L’Imagination« ), en cette même salle des Domininicains ; et qui vient tout récemment de quitter cette Terre, le 12 février dernier… ; cf mon article du 30 mai 2010 : « «  _ ;

et Karol Beffa,

improvisant sublimement au piano 95′ durant _ une performance d’abord physique, certes, mais surtout musicale absolument transcendante ! _ sur le génialissime _ « le plus beau film du monde« , selon François Truffaut ; et pareille appréciation demeure bien sûr inoubliable… _ film muet de Friedrich-Wilhelm Murnau (un film réalisé en 1927), « Aurore«  (à regarder en entier ici ; mais la bande-son présente ici en cette très bienvenue vidéo n’est pas due, cette fois, à la captation d’une improvisation au piano de Karol Beffa, mais à Hervé Mabille et son Mab Trio…) _ en remplacement du film muet, initialement prévu, mais techniquement indisponible, d’André Antoine,  « La Terre » (en 1921), d’après le roman éponyme d’Émile Zola:

une expérience inoubliable

_ et je connais le degré de joie qu’éprouve Karol à se livrer à de telles improvisations musicales, au piano, en regardant défiler le film, tout spécialement pour de tels chefs d’œuvre du cinéma muet, tel qu’« Aurore » de Murnau ; cf là-dessus, à propos justement de l’improvisation en musique, notre passionnant entretien à la Station Ausone le 25 mars dernier, autour de son superbe essai « L’autre XXe siècle musical« , aux Éditions Buchet-Chastel…

Et pour rejoindre, depuis Bordeaux, la belle cité médiévale de Saint-Émilion, par une splendide journée ensoleillée d’une fin mai qui ressemble tellement à l’été,

je m’étais aussi offert, en prélude enchanté !, le petit détour, depuis Branne, par le sublime panorama très verdoyant du fantastique méandre de la large et paisible Dordogne à Cabara _ un des plus beaux spectacles que peut offrir la douceur épanouie et sereine de la France ! _ ;

en pensant bien entendu à ce petit détour-rituel que ne manque pas d’accomplir, chaque année, en son été, mon amie Hélène Cixous _ cf la miraculeuse vidéo de notre entretien du 23 mai 2019 à propos de son « 1938, nuits« , paru aux Éditions Galilée le 24 janvier 2019 _  en rendant visite, depuis son domicile d’écriture des Abatilles, à Arcachon, à la magique tour de notre tendrement vénéré Montaigne…

Ce samedi 28 mai 2022, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ronald Brautigam, roi des Variations de Beethoven, après celles de Mozart et de Haydn, sur ses pianofortes

02jan

Ronald Brautigam est un prodigieux

_ en même temps qu’éminemment simple : quel grand art d’y parvenir à ce point ! _

pianiste magicien,

au jeu d’une magnifique vitalité

_ et naturel ! sans le moindre maniérisme, jamais !

Un anti Arkadi Volodos, en quelque sorte

(un chichiteux qui s’écoute lui-même au lieu de se mettre à l’entier service des œuvres auquelles il s’essaie : un narcissique que j’abomine)…

Après de plus que merveilleux albums de Variations pour piano

de Mozart

(le coffret de 4 CDs Bis 1266)

et de Haydn

(le coffret de 3 CDs Bis 1323/24),

voici The Complete Variations, Bagatelles & Klavierstücke de Beethoven

(le coffret de 6 CDs Bis 2403),

toujours sur de magnifiques pianofortes…

Quel artiste !!!

pourvoyeur immensément généreux

des joies laissées toutes fraîches _ juste notées au vol de leur invention _ sur partitions

par quelques génies improvisateurs de la musique…

Pour débuter au mieux l’année de musique…

Ce jeudi 2 janvier 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

Découvrir un cinéaste : Xavier Beauvois _ au dossier : douceur et puissance ; probité, élan et magnifique générosité

25sept

Avec ce film _ sublime ! _ qu’est Des hommes et des dieux,

je viens de découvrir un très grand artiste créateur ;

en conséquence,

voici ici quelque chose comme un dossier

sur l’œuvre en cours du cinéaste Xavier Beauvois _ un grand !

Qu’il veuille me pardonner de l’avoir méconnu jusqu’ici… Mais toute rencontre comporte ses conditions de hasard _ = contingence _ ; l’important est seulement de ne pas passer à côté quand la rencontre vient, surgit, survient ! Savoir la goûter, la tâter, retenir _ cf ici Montaigne, en son sublime dernier essai « De l’expérience«  (Livre III, chapitre 13)… _ au lieu de la laisser filer et se perdre dans les sables de l’inconsistance de l’inattention…

C’est là qu’un Art vrai nous enseigne à apprendre à, à notre tour, enfin bien sentir-ressentir !

Les artistes vrais sont des passeurs-filtreurs du sens du réel

irremplaçables !

En la puissance de vérité de la probité

de ce qu’ils apprennent eux-mêmes, pour eux-mêmes d’abord, puis pour les autres (auxquels ils le donnent) à faire de leurs propres élans de regardeurs-contemplateurs face au réel,

face aux choses ;

et d’abord face aux autres : visages et corps, au premier chef _ au lieu de vivre dans la purée de poix du brouillard, et de ne faire, alors, que sans cesse esquiver les ombres (des autres) que nous croisons !..

Xavier Beauvois, donc

_ et l’acteur, et le cinéaste…

Puisque je viens d’être subjugué par le film Des hommes et des dieux, vu vendredi dernier au cinéma ;

et que, aussi, j’ai déjà pu visionner une première fois,

et avec une semblable admiration,

le DVD de son second film (en 1995) « N’oublie pas que tu vas mourir« 


Voilà un auteur-artiste

d’ampleur considérable.

Sur le synopsis de Des hommes et des dieux,

cf cet article « qui va à l’essentiel » d’Eric Vernay,

sur le site de Fluctuat.net :

« N’oublie pas que tu vas mourir« 

Ses films précédents en témoignent, Xavier Beauvois aime observer _ pour les comprendre intimement et vraiment ! _ les communautés, et les décrire dans les moindres détails, parfois à la lisière du documentaire _ c’est que le rapport au réel aimante, et superbement (frontalement : avec une douceur de toucher profonde et radicale !), le regard de Xavier Beauvois en ce qu’il (nous) donne à voir du monde en ses films… Aux ouvriers normands (Selon Matthieu) et flics parisiens (Le Petit lieutenant) succèdent donc les moines chrétiens _ cisterciens-trappistes _ d’Algérie, dans Des hommes et des dieux, Grand Prix du Jury à Cannes.

Quinze ans après son prix du Jury pour le beau N’oublie pas que tu vas mourir, ce cinéaste rare _ un film tous les cinq ans _, disciple de Jean Douchet, retrouve la compétition cannoise avec un film basé sur _ et un peu plus que cela ; mais complètement de l’intérieur ! _ des faits historiques : le massacre des moines de Tibéhirine en 1996. En plein tumulte, l’Algérie est gangrénée par l’intégrisme religieux. Après le massacre d’un groupe de travailleurs étrangers _ des Croates travaillant sur un chantier non loin de Médéa… _ par les terroristes, l’Etat algérien propose _ à grand renfort de troupes (avec hélicoptère sonorement, et plus, intrusif) ; et autres explications d’un envoyé du gouvernement _ son aide aux moines, menacés. Frère Christian (Lambert Wilson), le chef _ élu par ses Frères _ de la communauté cistercienne installée dans les montagnes, la refuse catégoriquement. Pour lui, c’est une question de principe.

Cet entêtement personnel, typique _ en effet : du côté de la grandeur existentielle _ des personnages de Beauvois, donne d’abord lieu à un débat au sein du monastère, théâtre d’un huis-clos décisif : tel un jury de tribunal se prononçant sur sa propre peine _ à nuancer ! ce n’est pas un suicide ! _, les huit hommes ne sont pas en colère, mais apeurés et à l’écoute, _ presque, tant la circonstance d’abord les interpelle, voire les bouscule… _ mis à mal dans leur foi _ pas vraiment, toutefois !.. A quoi bon _ mais ce ne sont pas, eux, des utilitaristes ! _ finir en martyr ? Fuir, est-ce renoncer à sa mission ? Et s’ils partaient, qu’adviendrait-il de la population du petit village voisin, à qui les moines apportent _ très effectivement, au quotidien _ soins, médicaments et instruction ? Quel message enverraient-ils _ par le témoignage effectif de leurs actes _ à ceux qui croient encore au dialogue entre les religions ? A mesure que le film avance, au rythme apaisé des psaumes et des cantiques _ et de la pleine observance du rite par cette communauté orante _, les arguments penchent en faveur de la décision _ primitivement proclamée _ du Frère Christian _ de Chergé, élu, par eux, « leur prieur«  _ : les moines ne cèderont pas à la peur. Ainsi, ils donneront un signe _ = un témoignage de foi _ de paix fort, et vivront dans l’intégrité de leur foi _ surtout, et très simplement : les gestes comptant ici bien davantage que les paroles _ jusqu’à la fin _ c’est-à-dire inconditionnellement ; pleinement dans l’absolu. Car « Rester ici, c’est aussi fou que de devenir moine« , affirme le charismatique moine, à l’ironie pleine de lucidité. Or moines, ils sont déjà _ car telle est, tout simplement, la folie du Christ : « Quitte tout et suis-moi« 

« N’oublie pas que tu vas mourir » pourrait être _ ainsi, cette fois-ci encore ! _ le sous-titre de Des hommes et des dieux. Sans rechercher la verve et la puissance romanesque _ romantisante de la part d’un jeune homme idéaliste en la décennie même de ses vingt ans _ de son deuxième long-métrage, dans lequel un jeune séropositif choisissait de vivre _ frontalement _ au mépris de sa maladie, Xavier Beauvois exprime au fond la même idée. Face à la certitude de la mort, l’accomplissement _ voilà l’enjeu ! c’est aussi celui des Lumières, à la suite et dans le sillage de l’inspiration en ce sens-ci d’un Spinoza… _ d’un homme _ ici en une communauté _ est possible. Mais pour cela bien sûr, il faut du courage, de l’abnégation, bref, il vaut mieux avoir _ et puissamment, ici _ foi en la vie _ qu’être défaitiste ou, carrément, nihiliste… Plutôt que l’esbroufe _ maniériste ou mal baroquisante _, la mise en scène joue une partition sobre, dépouillée _ parfaitement : d’où l’intensité très puissante de cette vitalité ainsi tendue : à la façon d’un classicisme comme « corde la plus tendue du Baroque«  A la fois ample _ oui ! _ et tendu _ sans le moindre pathos _, ce film aux accents naturalistes _ pour ce qui concerne la lumière souveraine sur les paysages larges de l’Atlas : magnifique travail de l’éclairage de Caroline Champetier, cette fois, comme toujours ! _ bénéficie d’une interprétation pleine de tact et de retenue (superbe _ et c’est encore un euphémisme, je trouve ! _ casting, notamment Michael Lonsdale et Lambert Wilson _ mais aussi tous les autres ! sans la moindre exception ! _), à l’instar de la photo subtile _ lumineuse ! _ de Caroline Champetier, tour à tour matinale et crépusculaire _ voilà… Comme si toute la lumière émanait de l’intériorité en tension des personnes ; et des états de grâce !..

Forçant parfois un peu _ je ne partage absolument pas cette impression, ici, d’Eric Vernay _ ses intentions, notamment dans un dernier tiers métaphysique plus maladroit (allusion lourde _ pas du tout _ à la Cène, paysage forcément enneigé _ non ! l’hiver perdure en cette fin mars 1996 sur les monts de l’Atlas _ pour dire la mort _ nous savons tous, et tout le temps que se développe ce que montre le film en ces visages, comment tout cela se terminera, quand on retrouvera (hors film) seulement sept têtes coupées ; et rien du tout des corps… _), Beauvois ne signe certes pas son chef d’œuvre _ c’est à voir !!! _ avec Des hommes et des dieux, mais un film humble _ oui _, réflexif _ certes : d’une méditation sans déluge de phrases _, donnant richesse et humanité _ et à quel degré de sublime, mais un sublime parfaitement contenu ! sans tomber dans quelque baroquisme… _ à un sujet casse-gueule au possible.

Des hommes et des dieux
De Xavier Beauvois
Avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin
Sortie en salles le 8 septembre 2010

Illus © Mars Distribution

Eric Vernay…

Sur cette image-photo du film, prise par Frère Luc (qu’interprète _ ou plutôt incarne ! _ avec une sobriété magistrale Michaël Lonsdale), on peut voir, de gauche à droite, les sept autres de la communauté : Frère Célestin (qu’interprète _ incarne _ Philippe Laudenbach), Frère Christophe (qu’interprète _ incarne _ Olivier Rabourdin), Frère Christian (qu’interprète _ incarne _ Lambert Wilson), Frère Michel (qu’interprète _ incarne _ Xavier Maly), Frère Jean-Pierre (qu’interprète _ incarne _ Loïc Pichon), Frère Amédée (qu’interprète _ incarne _ Jacques Herlin) et Frère Paul (qu’interprète _ incarne _ Jean-Marie Frin).

De ces sept + un-là, seuls survivront _ ils ont pris soin de se cacher _ Frère Amédée et Frère Jean-Pierre ; et aux six victimes que seront Luc, Célestin, Christophe, Christian Michel et Paul, s’ajoutera aussi Frère Bruno (qu’interprète _ incarne _ Olivier Perrier), en visite à Tibéhirine _ depuis la maison-mère de l’ordre des cisterciens-trappistes, d’Alger _, ce soir-là, de leur enlèvement, le 26 mars 1996…

Je voudrais, maintenant, citer un excellent commentaire, très fin, et plus juste, à mon avis, de Jacques Mandelbaum, paru dans Le Monde, au moment de la présentation du film au Festival de Cannes, le 20 mai 2010 :

SÉLECTION OFFICIELLE – EN COMPÉTITION :

« Des hommes et des dieux » : la montée vers le martyre des moines de Tibéhirine

LEMONDE | 19.05.10 | 09h56  •  Mis à jour le 20.05.10 | 08h51


MARS DISTRIBUTION
Michael Lonsdale joue le rôle de Frère Luc, médecin du monastère, dans le film de Xavier Beauvois, « Des hommes et des dieux« .

Le 26 mars 1996, durant le conflit qui oppose l’Etat algérien à la guérilla islamiste, sept moines français installés _ pour six d’entre eux du moins : les frères Christian, Luc, Christophe, Célestin, Michel et Paul ; le septième, Frère Bruno, était en visite, depuis la maison-mère de l’ordre, en Algérie, à Alger… _ dans le monastère de Tibéhirine, dans les montagnes de l’Atlas, sont enlevés par un groupe armé. Deux mois plus tard, le Groupe islamique armé (GIA), après d’infructueuses négociations avec l’Etat français, annonce leur assassinat. On retrouvera leurs têtes, le 30 mai 1996. Pas leurs corps.

L’affaire eut un énorme retentissement. En 2003, à la faveur d’une instruction de la Justice française, des doutes sont émis sur la véracité de la thèse officielle. En 2009, à la suite de l’enquête du journaliste américain John Kiser _ qui en a tiré son livre Passion pour l’Algérie _ les moines de Tibhirine _ et des révélations de l’ancien attaché de la défense français à Alger _ en 1996, le général François Buchwalter _, l’hypothèse d’une implication de l’armée algérienne est avancée.

On en est là, aujourd’hui, du fait divers atroce qui inspire

_ cf plus bas ce que Xavier Beauvois dit du « sujet apparent«  et du « vrai sujet«  d’un film… _

un film au réalisateur français Xavier Beauvois, troisième et dernier cinéaste français à entrer en lice après Mathieu Amalric (Tournée) et Bertrand Tavernier (La Princesse de Montpensier).

Très attendu pour toutes ces raisons, le film surprend, au sens où il défie les attentes. On pouvait imaginer un état des lieux _ historicisant ! _ du post-colonialisme, une évocation de la montée des intégrismes, une charge politique sur les dessous de la guerre. Or Xavier Beauvois nous emmène ailleurs _ oui : dans l’intériorité (inquiète) des consciences ; et résistant (ensemble) à la terreur _, et signe un film en tous points admirable _ absolument !

Cinquième long métrage, en dix-huit ans, du réalisateur de Nord (1991) et de N’oublie pas que tu vas mourir (qui reçut le Prix du jury à Cannes en 1995), Des hommes et des dieux est d’abord un film sur une communauté humaine mise au défi de son idéal par la réalité _ voilà !


Le film est tourné de leur point de vue _ oui : intradiégétique, si l’on veut : depuis leurs visages… _, et partant, de celui d’un ordre cistercien qui privilégie le silence et la contemplation, mais aussi le travail de la terre, la communion par le chant, l’aide aux démunis, les soins prodigués aux malades, la fraternité avec les hommes _ c’est magnifiquement résumé par Jacques Mandelbaum ici… C’est de cette exigence spirituelle _ c’est cela ! _ que le film veut _ en et par son image _ rendre compte, de ce sentiment pascalien de la finitude de l’homme, de l’ouverture à autrui qu’il implique _ très essentiellement : c’est  lumineusement fort !


Sa lenteur, son dépouillement, sa fidélité au rituel de la communauté _ oui _, la connivence partagée avec leurs frères musulmans _ oui _, la beauté déconcertante _ oui _ du paysage (le monastère a été reconstitué au Maroc), sont pour beaucoup _ en effet _ dans la réussite de cette ambition. La troupe d’acteurs, d’une remarquable _ le mot est faible : ils « incarnent«  ceux qu’ils représentent (figurent), font vivre, de nouveau ; ou pour l’éternité : dans le quotidien de leur questionnement alors… _ justesse (parmi lesquels Lambert Wilson et Michael Lonsdale), donne corps _ et chair présente _ à ces antihéros refusant de se rendre à la raison _ la realpolitik et sa basse police… _ du monde tel qu’il est _ = fonctionne.

Lors de la conférence de presse qui a suivi la projection du film, mardi 18 mai, Lambert Wilson a livré une information sur sa préparation qui permet d’expliquer cette justesse : « Curieusement, cette fusion qu’ont ressentie les moines, nous l’avons aussi vécue. Nous avons fusionné dans les retraites _ monastiques : à l’abbaye de Tamié _ et fait des chants liturgiques. Le chant a un pouvoir fédérateur. »

Puis vient l’heure de la crise, de la mise à l’épreuve _ voilà : tout homme passe par là, même si ce n’est pas nécessairement aussi tragiquement. Le hideux visage de la terreur se rapproche, des ouvriers croates sont égorgés non loin de là _ aux environs de Médéa. Elle finit par frapper à la porte _ même _ du monastère, une nuit de Noël. Les terroristes sont à la recherche d’un médecin et de médicaments pour leurs blessés. Les moines refusent de se déplacer, mais accepteront de soigner les blessés dans l’enceinte du monastère. Une scène capitale a lieu ici : la poignée de main entre le prieur de la communauté (Wilson) et le chef des terroristes.

Ce geste opère un rapprochement entre deux extrêmes irréconciliables de la conviction mystique : la conquête des esprits par la violence et le sacrifice de soi-même pour l’exemplarité de l’amour _ oui. C’est au cheminement héroïque _ ou saint _ des moines vers ce second terme qu’est consacrée la majeure partie du film _ en effet. Refusant l’aide _ très pressante _ de l’armée _ en guerre civile, ne l’oublions pas ! _, préservant la fraternité avec la population locale _ oui ! c’est très important pour eux (tous)… _, surmontant leur peur et leurs divisions internes _ du début _, les moines prendront à l’unisson, comme dans le chant qui les rassemble _ oui _, la décision _ du courage _ de rester.

Quelques scènes magnifiquement inspirées _ le mot est particulièrement juste ! _ ponctuent cette lente montée vers le martyre _ potentiellement (= à l’avance) assumé sans être ni recherché, ni défié… La lutte visuelle et sonore entre l’hélicoptère vrombissant de l’armée et le chant des frères rassemblés. Ou encore cette bouleversante série de travellings sur les visages des moines, à l’issue de la décision qui engage leur vie, accompagnée par le déchaînement lyrique du Lac des cygnes de Tchaïkovski. Il fallait oser ce plan digne de Dreyer et de Pasolini _ oui ! _, au risque de la boursouflure, du credo béni-oui-oui _ mais ce n’est pas le cas ; l’initiative du geste est attribuée, ici, à Frère Luc…

Beauvois a osé, et il a bien fait _ oui ! Et le reste est quasi silence ; de la part des moines… C’est bien le diable si ce très beau film _ discrètement sublime, pour mon regard, du moins… _ produit par Pascal Caucheteux (déjà bienheureux en 2009 avec Un prophète) ne remporte pas à Cannes _ et auprès des spectateurs de cinéma de par le monde, maintenant _ quelque chose de grand à l’heure du jugement suprême.

Film français de Xavier Beauvois avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin, Philippe Laudenbach, Jacques Herlin. (2 h 00.) Sortie le 8 septembre.

Jacques Mandelbaum
Article paru dans l’édition du 20.05.10

Et pour compléter en beauté mon dossier,

voici cet excellent entretien avec Xavier Beauvois

réalisé par Thomas Baurez :

Xavier Beauvois : « Réaliser un film comporte une bonne dose d’inconscience« 

publié le 07/09/2010 à 13:00 sur le site de L’Express :

REUTERS/Vincent Kessler

Un an après Audiard et son Prophète, c’est au tour de Xavier Beauvois de remporter le grand prix du Festival de Cannes. Des hommes et des dieux confirme la puissance d’une mise en scène pure et gracieuse. Rencontre avec un cinéaste habité.


« J’ai eu la chance d’apprendre le cinéma en côtoyant des critiques de cinéma comme Jean Douchet et Serge Daney. Ils m’ont montré les liens qui peuvent exister entre un film, l’architecture, la psychanalyse, le théâtre ou encore la littérature. J’ai compris également que le véritable sujet d’un film n’est pas forcément celui _ sujet apparent : montré _ que l’on voit sur l’écran. Avant, le cinéma ressemblait à une 4L, une voiture agréable pour rouler, et tout d’un coup des mecs m’ont donné les clés d’une Bentley ! Vous réalisez que ce que vous considériez comme un divertissement est un art total _ voilà l’horizon (perceptible et justifié !) de l’œuvre (entier, probablement) de Xavier Beauvois. Pour paraphraser un entraîneur de foot anglais, je dirais: « Le foot, ce n’est pas une question de vie ou de mort, c’est beaucoup plus important que ça ! » Claude Chabrol abuse peut-être quand il affirme que la mise en scène peut s’apprendre en un quart d’heure, mais techniquement, ce n’est effectivement pas très compliqué. L’important _ au-delà de ce « techniquement«  _ est de se construire une morale de cinéma, savoir ce que l’on veut dire et comment l’exprimer _ that’s it !!! J’ai commencé comme stagiaire sur des tournages, notamment sur Les innocents, d’André Téchiné. Je me suis incrusté dans la salle de montage, puis j’ai assisté au mixage. Je me suis également formé en regardant beaucoup de films, surtout les mauvais. Avec les bons, tu ne vois rien, tout est très discret _ là est la délicatesse de l’Art _, les points de montage, les mouvements de caméra sont invisibles. Lorsque la mise en scène saute aux yeux, c’est qu’il y a un souci. Faire du cinéma, ce n’est rien d’autre qu’apprendre à désapprendre _ mais c’est le cas de tout Art : transcendant ses techniques-moyens… On a beau connaître toutes les théories du monde, il faut savoir s’adapter _ à l’absolument inconnu qu’il s’agit et d’approcher et saisir-cueillir, et le donner à ressentir. Pour cela, il faut absolument inventer, improviser, créer : avec courage ! en se jetant soi-même à l’eau… Prenez le travail sur le son pour Des hommes et des dieux. Nous tournions dans un monastère où tout est silencieux, il n’y avait pas besoin d’en rajouter _ en effet… Il faut simplement le donner à entendre… J’ai coutume de dire: « Lorsque je suis flippé dans la rue, il n’y a pas un quatuor à cordes qui joue derrière moi ! »

DR

Les comédiens du film Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois _ incarnant les moines de la communauté de Tibéhirine ; c’est le huitième, celui incarnant Frère Luc, qui prend cette photo…

Ecouter son film

Désapprendre _ voilà l’Art _, c’est aussi savoir mettre le scénario de côté au moment du tournage. Le script n’est qu’un vulgaire outil de travail, pas une œuvre d’art. Sur le plateau, les choses me viennent dans le feu de l’action _ tout Art est ainsi : fils de ce feu-là… Il faut écouter son film, comme s’il avait une âme _ idea, au moins. On a beau échafauder des plans, au final, il faut _ toujours _ composer avec son instinct _ le feu de l’intuition inspirée. Si on ne sent pas _ æsthesis _ les choses, il faut passer à autre chose et tout réinventer. J’ai réalisé mon premier long métrage, Nord, en 1992, à seulement 25 ans. Sur le plateau, je me suis comporté comme un petit chef nazi. Je hurlais parce que j’avais la tronche d’un lycéen qui passe son bac face à des types qui avaient la cinquantaine. Je devais montrer que j’étais le patron. Réaliser des films comporte _ comme tout Art _ une bonne dose d’inconscience _ à commencer par la part cruciale de ce feu, toujours lui… Si on commence à trop réfléchir _ sans l’élan… _, on ne fait plus rien _ que de la technique : réduite… J’ai su également écouter mes collaborateurs _ au cinéma, tout particulièrement : travail d’équipe s’il en est… J’ai gagné beaucoup de temps. Le but est d’essayer de faire des films plus intelligents que soi. Le plus dur, c’est de savoir comment y parvenir. Lorsque vous mettez en scène, vous êtes _ consciemment ou pas _ porté par des références artistiques. Dans une interview, Patrice Chéreau a dit: « On ne peut pas filmer un homme allongé sans penser au tableau du Christ de Mantegna. » Ainsi, dans la séquence où le terroriste blessé est soigné par frère Luc, je l’ai cadré de la même manière. Je ne me suis pas appesanti pour autant et j’ai immédiatement cassé l’effet. Toutefois, s’interdire de le faire serait une erreur. Le cadrage est parfait. Je pique des idées un peu partout _ bien sûr : le tout étant de les faire (vraiment) siennes, dans le motus proprius de l’œuvre… Au début du Petit lieutenant, par exemple, je me suis souvenu de ce conseil d’Hitchcock : « Si vous avez des choses compliquées à filmer, prenez du recul et cadrez la scène de très loin. » Dans mon film, je voulais montrer mon protagoniste qui monte à la capitale. C’était son rêve, il est très impressionné. À la base, je voulais le montrer dans différents endroits touristiques. Finalement, je suis monté en haut de la tour Eiffel et j’ai fait un panoramique sur tout Paris. En un plan, tout était dit.

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L’équipe du film sur les marches du Palais des Festivals à Cannes

Traîner dans les décors

C’est un ami producteur qui m’a fait parvenir anonymement le scénario de Des hommes et des dieux. Il s’appelait: Les sept moines. C’était librement inspiré de la tragédie des moines cisterciens de Tibéhirine, enlevés et exécutés en Algérie en 1996. J’ai accepté à condition de pouvoir réécrire le script _ le faire vraiment sien : qu’il exprime « son » monde : c’est capital !.. Je me suis rapproché un peu plus de la vraie histoire _ intime ; et pas pseudo historique. Avant de commencer à bosser, je suis parti en retraite dans une abbaye en Savoie pendant quelques jours. La mise en scène a commencé _ vraiment _ à partir de là. Très vite, je me suis aperçu, qu’il était idiot de faire des travellings durant les offices. Des cadres fixes suffisaient, en respectant des axes purs de caméra. En revanche, lorsqu’ils sont en extérieur, ils sont plus mobiles, donc la caméra peut bouger. Je n’oublie pas que mon travail consiste à faire la mise en scène d’une mise en scène _ voilà _, en l’occurrence celle de la vie des moines, parfaitement réglée _ par le rituel. Il convient donc de rester humble _ certes _ par rapport aux choses que vous filmez. Avant le premier jour de tournage, j’ai montré à toute mon équipe Les onze fioretti de François d’Assise, de Roberto Rossellini, afin d’indiquer dans quel esprit _ voilà : rossellinien ! _ nous devions travailler. C’était une façon de rendre hommage au cinéma _ le medium de l’œuvre à réaliser _ avant de rentrer sur le terrain _ réel. Car une fois que le tournage débute, on devient un mauvais spectateur, on remarque _ parce qu’on s’y focalise _ tous les petits détails, pourtant invisibles d’habitude. Je collabore avec des gens en qui j’ai une entière confiance. Il y a ma chef opératrice, Caroline Champetier, mon décorateur, Maurice Barthélémy, ou encore mon producteur, Pascal Caucheteux. Ensemble, nous allons dans le même sens.

Le monastère où nous avons réalisé Des hommes et des dieux est situé au Maroc. Il était totalement abandonné, nous lui avons redonné des couleurs afin de retrouver la bonne lumière _ si décisive ici ! C’est important pour un cinéaste de traîner _ oui _ dans ses décors _ qui ont une âme ; et sont habités par le génie du lieu… La mise en scène se construit aussi à partir de là. Je me suis donc posé seul pour m’imprégner _ voilà : méditativement, d’abord _ de l’atmosphère _ par l’æsthesis la plus ouverte et la plus concentrée, en même temps. Comme nous tournions dans un décor unique, j’ai pu travailler dans la chronologie. C’est toujours préférable _ pour le sens. J’ai utilisé le Cinémascope, comme un western, afin de mettre en valeur les paysages _ c’est parfaitement réussi ! Pour la séquence où l’armée débarque au monastère, j’ai mis à fond la musique d’Il était une fois dans l’Ouest (rires). Sur le plateau, je définis d’abord mon cadre avec Caroline, puis je la laisse faire pour me concentrer sur les acteurs _ les visages, les postures des corps et des mouvements. La plupart du temps, je tourne avec un objectif de 40 mm qui se rapproche le plus de l’œil humain. Chaque séquence est imaginée comme un tableau vivant _ voilà. Ma scripte insiste pour que je fasse un découpage technique en amont pour anticiper _ un minimum _ les choses au moment _ du feu de l’action _ du tournage, mais je n’y arrive pas _ ça déborde ! Tout se met en place sur le moment _ bien sûr ! J’ai la chance de travailler avec des gens rapides _ à la détente de l’entente à instantanément trouver ! Dans l’esprit indiqué et visé…

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Xavier Beauvois reçoit le Grand Prix au Festival de Cannes des mains de Salma Hayek

Des acteurs, pas des comédiens !

Sur mes plateaux, dès que je vois un comédien, il dégage tout de suite ! Je veux uniquement des acteurs, c’est-à-dire des gens qui, entre « moteur » et « coupez« , vont être _ voilà _ un prêtre et ne vont _ surtout _ pas chercher à le jouer. Alain Delon disait qu’acteur, c’est un accident : c’est Lino Ventura, un catcheur qui fait du cinéma. Ce n’était pas prévu. Je ne fais pas d’essais, ni de lecture _ c’est l’invention risquée sur le champ, à la seconde, d’une incarnation juste. Tous mes interprètes sont partis ensemble faire une retraite dans un monastère. Ils ont ensuite pris des cours de chant dans une église à Neuilly. Enfin, ils sont venus à la maison, manger un barbecue afin que nous devenions potes _ l’empathie était nécessaire. Il fallait qu’entre eux, je forme un groupe _ celui d’une communauté. Notre conseiller sur le film m’a dit, lors de la préparation: « Les moines de Tibéhirine étaient comme des fleurs des champs, ni belles, ni originales, mais tous ensemble ils formaient un bouquet merveilleux.« 

Sur le plateau, je suis derrière mes acteurs sans arrêt, je ne laisse rien passer _ il le faut : la vision finale est unique. Dès que je sens qu’ils jouent, je les corrige. Prenez la séquence à la fin où ils sont tous à table et écoutent Le lac des cygnes. Pour les mettre en condition, je les avais prévenus dès le départ de l’importance de cette séquence. Il faudrait qu’ils donnent tout _ un défi ! _ et seraient en très gros plan. Au moment du tournage, j’ai mis la musique, je leur parlais énormément quitte à faire des blagues, j’ai apporté du vin et roulez jeunesse ! La caméra de Caroline Champetier passait de l’un à l’autre, sans savoir quelles émotions elle allait trouver sur leur visage. Nous avons tourné pendant des heures et des heures _ oui : comme le photographe mitraille ; afin de pouvoir choisir, à la fin, un entre mille clichés : Bernard Plossu me l’a appris. Dès que nous n’avions plus de pellicule, nous rechargions le magasin de la caméra, et c’était reparti. Quand ils en ont eu marre de Tchaïkovsky, j’ai passé La passion selon saint Matthieu, de Bach. Une musique qui émeut beaucoup Lambert Wilson. Il s’est mis tout de suite à pleurer. Pour que cette séquence fonctionne, j’ai pris le soin d’éviter de faire des gros plans sur les prêtres pendant la première heure et demie de film, afin qu’à ce moment-là, le spectateur soit touché en les voyant _ à ce moment, plus tard : comme jamais autant auparavant _ si proches. Cette séquence m’est venue à l’esprit au volant de ma voiture. Je roulais en écoutant des musiques au hasard sur mon iPod, et puis d’un coup, j’ai entendu Le lac des cygnes. J’ai immédiatement visualisé la scène _ c’est là le travail d’imageance de l’artiste-créateur… Comme disait Godard, le travelling est une affaire de morale. Tout ce que je fais est d’une grande logique finalement, il n’y a rien d’extraordinaire ! »








DR


Voilà : un grand,

qui fait désormais partie de ceux dont je suivrai les pas,

sans trop de risque de déception…


Le travail ici,

en cet admirable film qu’est Des hommes et des dieux,

de Xavier Beauvois

articule magnifiquement ce que Baldine Saint-Girons,

en son très important récent opus Le Pouvoir esthétique _ cf mon récent article du 12 septembre 2010 : « les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”« _,

nomme :

le plaire et enseigner du Beau,

l’inspirer et ébranler du Sublime,

et le charmer et concilier de la Grâce,

qu’elle baptise « les trois principes du pouvoir esthétique« 

(cf son tableau synoptique récapitulatif aux pages 136-137 de ce livre majeur !)…

Si l’Art _ de cinéma : il le fait sien ! _ de Xavier Beauvois tend spontanément

vers l’émotion (si puissante) du Sublime,

c’est aussi avec la douceur (formidable) de la Grâce

et la retenue (intense et calme) du Beau

qu’il sait le faire,

quasi miraculeusement…

La force _ maximale _ de sa générosité

est tout simplement

merveilleusement bouleversante…

Et pour finir ce dossier,

cette lettre

_ testamentaire ? d’outre-tombe : sans son corps retrouvé… _

à méditer

de Frère Christian de Chergé :

Quand un A-DIEU s’envisage…

S’il m’arrivait un jour _ et ça pourrait être aujourd’hui _

d’être victime du terrorisme qui semble vouloir englober maintenant
tous les étrangers vivant en Algérie,
j’aimerais que ma communauté, mon Église, ma famille,
se souviennent que ma vie était DONNÉE à Dieu et à ce pays.
Qu’ils acceptent que le Maître Unique de toute vie
ne saurait être étranger à ce départ brutal.
Qu’ils prient pour moi :
comment serais-je trouvé digne d’une telle offrande ?
Qu’ils sachent associer cette mort à tant d’autres aussi violentes
laissées dans l’indifférence de l’anonymat.
Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre.
Elle n’en a pas moins non plus.
En tout cas, elle n’a pas l’innocence de l’enfance.
J’ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal
qui semble, hélas, prévaloir dans le monde,
et même de celui-là qui me frapperait aveuglément.
J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité
qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu
et celui de mes frères en humanité,
en même temps que de pardonner de tout cœur à qui m’aurait atteint.
Je ne saurais souhaiter une telle mort.
Il me paraît important de le professer.
Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir
que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre.
C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre »
que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit,
surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’Islam. Je sais le mépris dont on a pu entourer les Algériens pris globalement.
Je sais aussi les caricatures de l’Islam qu’encourage un certain idéalisme.
Il est trop facile de se donner bonne conscience
en identifiant cette voie religieuse avec les intégrismes de ses extrémistes.
L’Algérie et l’Islam, pour moi, c’est autre chose, c’est un corps et une âme.
Je l’ai assez proclamé, je crois, au vu et au su de ce que j’en ai reçu,
y retrouvant si souvent ce droit fil conducteur de l’Évangile
appris aux genoux de ma mère, ma toute première Église,
précisément en Algérie, et déjà, dans le respect des croyants musulmans.
Ma mort, évidemment, paraîtra donner raison
à ceux qui m’ont rapidement traité de naïf, ou d’idéaliste :
« qu’Il dise maintenant ce qu’Il en pense !« .
Mais ceux-là doivent savoir que sera enfin libérée ma plus lancinante curiosité.
Voici que je pourrai, s’il plaît à Dieu,
plonger mon regard dans celui du Père
pour contempler avec lui Ses enfants de l’Islam
tels qu’ils les voient, tout illuminés de la gloire du Christ,
fruit de Sa Passion, investis par le Don de l’Esprit
dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion
et de rétablir la ressemblance, en jouant avec les différences.
Cette vie perdue, totalement mienne, et totalement leur,
je rends grâce à Dieu qui semble l’avoir voulue tout entière
pour cette JOIE-là, envers et malgré tout.
Dans ce MERCI où tout est dit, désormais, de ma vie,
je vous inclus bien sûr, amis d’hier et d’aujourd’hui,
et vous, ô amis d’ici,
aux côtés de ma mère et de mon père, de mes sœurs et de mes frères et des leurs,
centuple accordé comme il était promis !
Et toi aussi, l’ami de la dernière minute, qui n’aura pas su ce que tu faisais.
Oui, pour toi aussi je le veux ce MERCI, et cet « A-DIEU » en-visagé de toi.
Et qu’il nous soit donné de nous retrouver, larrons heureux,
en paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous deux. AMEN !
Insha ‘Allah !

Titus Curiosus, le 25 septembre 2010

Du génie de l’interprétation musicale : l’élégance exemplaire de « maître » Gustav Leonhardt, par le brillant talent d’écriture (et perception) de Jacques Drillon

15mar

« Sur Leonhardt » de Jacques Drillon, aux Éditions Gallimard, ce mois de mars…

Soit un « Hommage à Gustav Leonhardt » _ à la façon de l' »Hommage à Rameau » de Claude Debussy _ de la part d’un très talentueux _ jusqu’à de petites « injustices », dirai-je, pour lui aussi ! (et nous allons le découvrir au passage) _ Jacques Drillon,

dont me manquent, tout personnellement, beaucoup _ je le mesure au plaisir fort de cette présente lecture ! _, l’incisivité et la voix, telle qu’elles pouvaient s’entendre, il y a de plus en plus longtemps, au fil des années, sur France-Musique : quelle qualité d’attention et d’écoute ; que de pertinence dans l’exploration des œuvres de musique ; avec aussi, quelquefois, quelques « sorties de route », quelques excès-emportements que l’on ne peut, ni ne doit partager : mais quel « jugement » _ pour ne pas être celui de Dieu ! _ est-il sans injustices ?.. Ce qu’on attend de la générosité d’un « critique »…

Probablement existe-t-il aussi,

de même qu’un « génie » de l’interprétation (musicale) _ dont Gustav Leonhardt nous offre un exemple (modeste : sans « vanité« , même si ce n’est pas sans « orgueil« , pour reprendre une formule de Danièle Huillet, page 109 : « Cet homme-là est d’un grand orgueil, mais est dépourvu de la moindre vanité masculine » : il est bien au-delà, en effet ; car sans « mépris » pour les autres, pour reprendre, cette fois, une expression de Jean-Marie Straub : « Je ne l’ai jamais vu montrer du mépris pour qui que ce soit. Mais du dégoût, face à certaines personnes, des haut-le-coeur, oui« , page 124…), parmi quelques autres _, un « génie » de la « critique » : inspirées… Merci, Jacques Drillon…

Et, forcément, de fait, juger, c’est nécessairement discriminer ; et élire : choisir et rejeter… Jacques Drillon _ qui retient fort justement l’expression nietzschéenne de « Grand style » (page 129) _, consacre aussi à « l’é-lection » quelques très belles pages (de 140 à 152) sur la « loi« , le »légal » et le « légitime« , le « legs« , le « relégué » et la « collégialité« … Avec la liberté de l' »improviser » que cela aussi implique… Et que doit enseigner _ et par l’exemple d’abord, et surtout : me voilà enfonçant des portes ouvertes… _ un vrai « maître« … La somme des notations sur « Gustav Leonhardt professeur » _ avec maints témoignages de ses élèves : Christopher Hogwood, Ton Koopman, Pierre Hantaï, Skip Sempé, Bernard Foccroulle, etc… _ est elle aussi d’une merveilleuse justesse… A part des enregistrements discographiques (qui demeurent !) et des souvenirs de concerts, aussi (qui dureront ce que dureront les mémoires qui les portent…), voilà _ l’enseignement (qui se transmet) _ ce qu’un interprète d’œuvres de musique peut en effet donner et laisser aux autres, à _ généreusement _ partager ; pour « rendre _ modestement et comme il se doit : au centuple !!! _ gloire » à la Création (dont celles des créateurs d’œuvres de musique, au premier, ou au second, chef…)…


Il s’agit ici _ je suppose que l’abrégé du titre (« Sur… » ; et « Leonhardt« , sans le prénom : au lieu de « A propos de Gustav Leonhardt » !!! _ la dédicace du livre est, aussi, « Pour Straub » !!! page 9) est du registre d’une pudeur un peu rogue : Jacques Drillon ne résistant pas toujours à jouer les chiens aboyeurs, ou les vilains petits garnements… _ du magnifique bijou d’analyse qu’est ce « Sur Leonhardt«  qui paraît ces jours-ci _ l’achevé d’imprimer est du 20 février 2009 _ dans la collection « L’Infini » des Éditions Gallimard.

C’est d’abord un éloge de l’élégance _ et des œuvres interprétées, d’abord (en faire une liste est dèjà un régal ! cf page 46) ; et de l’interprétation (de Gustav Leonhardt, donc) qui leur rend tout à la fois et justice et grâce !!! ainsi qu’on peut s’en rendre soi-même compte et au concert et à l’écoute des disques.


Pour cette liste de la page 46, je ne résiste pas au plaisir de la donner _ même si je puis m’empêcher d’y ajouter quelques noms _,

en l’intégrant dans le raisonnement où elle vient prendre place, le chapitre « L’Élégance«  ayant débuté page 43 :

« Pour avoir en relief une image du personnage _ « Leonhardt«  _, il faut superposer les deux photographies _ placées plus loin : aux pages 102 et 104 _ : hauteur et passion, mutisme et enthousiasme, solitude et transmission. Pose et sincérité. Orgueil et conviction. Élégance _ on peut encore y ajouter les devises en latin présentes (« deux cartouches en lettres d’or« ) sur le fronton de la demeure amstellodamoise du « maître », la maison dite de « Bartolotti, sur Herengracht« , citées page 162 : « Ingenio et assiduo labore«  et « Religione et probitate« 


On comprend que cet homme-là ait joué du clavecin. Son élégance le déplace brusquement. Il est un musicien, un musicien hollandais du XXe siècle. Parce qu’il est élégant, comme Mozart _ le fils _ était élégant, et Dürer, et Buñuel, et Matisse, et Hiroshige, et Spinoza _ j’ajouterai, plus loin, à propos de Spinoza, cet autre un peu notable amstellodamois, un mot de Gustav Leonhardt, lors d’une question que je lui posai lors d’échanges amicaux informels, à la suite d’un merveilleux de charme récital (privé) de clavicorde à Saint-Émilion, au château Soutard pour « inaugurer » le clavicorde de Maurice Darmon, très exactement _, et Debussy, et Fragonard, et Charles d’Orléans, et Pouchkine, et Nicolas de Staël, et Godard, et Pascal, et Moravia, et Poussin, et Soulages, et Josef von Sternberg, et Breughel, et Fouquet, et Lampedusa, Leonhardt intègre une sorte de confrérie, d’académie. L’élégance transcende les pays, les époques, les spécialités. L’élégance est une constellation : ses étoiles ont des noms, elles brillent, elles sont les unes à côté des autres et tournent sans fin _ du moins osons-nous l’espérer _ autour de la terre des hommes _ quand il y a (et demeure) de la civilisation… Il importe peu que Corneille ait écrit des pièces de théâtre et Le Nôtre dessiné des jardins. Il importe qu’ils aient été élégants. Gustav Leonhardt (…) est entré dans le monde de l’élégance par la porte du clavecin comme Madame de Lafayette par celle de la langue française _ il importe d’y être sensible… Beaucoup de portes, un seul monde _ faisant réellement (et vraiment !) « monde«  ; et pas faisant « désert«  ; et pas faisant vide ; et pas faisant rien ; « quand le désert (du nihilisme) croît«  Hokusai dessine un vieillard, François Couperin le fait entendre, Baudelaire le décrit, Visconti le filme. C’est presque le même vieillard, car le regard porté sur lui est pareillement élégant.


Voyez dans « Le Guépard« , lorsque le vieux prince _ Salina _ a un malaise au cours _ de la sublime scène, étirée et si dense et légère, à la fois, si intense et valsée : telle un moment d’éternité _ du bal, voyez la caméra qui refuse de s’approcher : n’est-ce pas Leonhardt vous refusant l’entrée d’une répétition : « Il ne faut pas montrer le travail, le travail est honteux ». L’élégance est une des « grandes attitudes humaines », aurait dit Mallarmé« , pages 46-47.

A cette liste d’« élégants« , j’ajouterai tout de suite, pour ma part, et Marivaux, et Ravel, et Antonioni, pour commencer… Vous y ajouterez les vôtres…

Je laisse au lecteur le soin de découvrir par lui-même l’analyse d’une merveilleuse finesse de précision à laquelle se livre, en ce chapitre, « L’élégance«  (de la page 43 à la page 101), Jacques Drillon. Je me limiterai à une seule notation, à partir de la remarque, page 53, que « c’est pourtant dans le rapport entre l’homme (ou l’œuvre) et l’Autre _ on notera la majuscule _ que se situe l’élégance _ comme la générosité, la politesse ou la séduction » _ ses très proches parentes… « Le grand point _ d’après l’article de Voltaire sur cet item dans « l’Encyclopédie » _, c’est que l’élégance ne fasse jamais de tort à la force » _ ou à l« autorité« , dirions-nous plutôt…

Page 56 : « Voltaire nous offre un terme intéressant : la force. Il dit que le discours doit avoir de la force _ celle de l’éloquence qui convainc _, et que l’élégance ne doit point l’affaiblir. L’art de Leonhardt est presque là. Non point que son élégance sache ne jamais nuire à la force de son discours : elle gît au contraire dans l’harmonie parfaite _ voilà le secret ; le si difficile à réussir _ de la  force et de la délicatesse, elle n’est point ajoutée à la force, elle la contient, elle est dans un passage _ tout musical ! _, dans une démarche, dans un rapport à l’Autre _ toujours avec la majuscule _, où force et délicatesse interviennent à parts égales, où il n’est pas permis de douter qu’elles peuvent s’ajouter, et même _ de fait ! et considérablement _ se multiplier ; de douter que l’auditeur peut le percevoir » _ avec jubilation !

« L’élégance _ de l’interprétation _ consiste à ne rien garder pour soi et à donner _ et pas seulement aux auditeurs _ tout ce que l’œuvre contient, par une juste évaluation _ oui ! celle de l’équanimité ! _ de la force et de la délicatesse qu’il faut y mettre« , page 56. C’est d’une justesse imparable.

Si Jacques Drillon rend _ au chapitre « Avec le temps » (pages 95 à 101) _ parfaitement justice à l’« évolution«  du jeu du « maître » _ qu’il détaille, au fil des ans, avec une belle précision _, il n’est toutefois pas tout à fait dénué d’injustice _ à la marge, cependant (et heureusement ! semble-t-il), nous ne manquerons pas d’aussi l’aborder… _ :

« Le clavecin de Leonhardt a peu évolué. Il s’était trouvé lui-même très tôt. Tout son système était là, prêt au développement, parce que son système n’était pas un système, mais plutôt une aptitude, ce qu’il appelle _ en parfaite modestie, mais oui… _ un « don » _ reçu, sans mérite (Leonhardt dit aussi, page 126 : « Toutes les bonnes choses sont données, je crois«  Pourtant, les années passant, certains traits se sont imperceptiblement modifiés _ comme s’est modifié le répertoire qui a glissé de Bach vers le non-Bach… _ expression en raccourci assez délicieuse : et en particulier vers le style français : des Couperin (Louis et François) à Rameau et Duphly… Jacques Drillon accorde de très belles pages aux styles de François Couperin et de Jean-Philippe Rameau, en regrettant, d’ailleurs (et combien justement !), que Gustav Leonhardt ne leur ait pas assez consacré (à François Couperin, tout particulièrement) de concerts, ni d’enregistrements au disque…

Cette inflexion ne s’est pas produite dans le sens qu’on aurait attendu ; à l’encontre de tous les autres, Gustav Leonhardt a montré une expressivité _ non expressionniste, qu’on se rassure ! pas d’anachronisme chez lui… _ toujours plus accusée _ c’est-à-dire éloquente. Une fougue plus adolescente, une tendresse plus indulgente, une précision plus acérée, une rythmique plus bondissante _ au service le plus strict (c’est-à dire « service » tout à la fois libre et rigoureux, ou rigoureux et libre, comme on voudra : comme le demandent, l’exigent ! les œuvres de ce style « baroque » !) des œuvres ; et pas de l’ego (romanticisant) du « mauvais interprète » (faisant _ avec vulgarité (quelques noms sont même alors donnés) _ assaut de virtuosité gratuite) ; que sont tant : qui n’ont pas été, eux, ses élèves… Pour les « meilleurs » des élèves de Gustav Leonhardt, je place au premier chef Pierre Hantaï et Élisabeth Joyé…


Phénomène sans doute unique dans l’histoire de l’interprétation _ d’où ce livre ! Il a acquis aussi une voix nouvelle, méditative et chercheuse : en plus _ mais oui ! _ de cette nouvelle jeunesse _ parfaitement ! _ que l’âge _ grande richesse pour qui apprend à le faire fructifierlui a conférée, Leonhardt semble parfois un vieux héros cornélien, noble et souverain, délivré des passions élémentaires _ avec leur coefficient, peut-être inévitable, de bassesse _, tout entier préoccupé d’ombre et de lumière«  _ de la musique elle-même : on comprend que Jacques Drillon cite comme sommet de l’élégance (et de son incomparable charme) en musique, François Couperin, avec Wolfgang Amadeus Mozart et Claude Debussy ; ainsi peut-on lire, au particulièrement fin et juste chapitre « L’Élégance« , ceci, page 77 : « François Couperin, que Gustav Leonhardt n’a pas assez joué, et qui est un des trois grands mystères de la musique, avec Mozart et Debussy, retrouve son charme et son aisance sous ses doigts » _ écouter aussi ici, à côté du « maître », et Élisabeth Joyé (CD Alpha 062 « La Sultane« ) et, plus récemment encore au disque (CD Mirare 027 « Pièces de clavecin« ), Pierre Hantaï…

Jacques Drillon propose ici, page 96, un exemple dans Byrd (cf le CD 073 Alpha « William Byrd« ) : « Dans Byrd, il pousse son langage instrumental à des extrémités interdites ; les autres, qui pourtant s’arrêtent bien en deçà, sont déjà dans l’excès, dans l’effet _ qui, de facto, plombe ! Quand il s’agit d’inégaliser légèrement les notes d’une simple gamme, on les sent _ trop : leur travail (sur soi) de jeu n’est pas (encore) assez abouti, accompli… _ qui travaillent, qui se concentrent ; Leonhardt, lui, atteint à la plus délicate subtilité sans trace d’effort. Leur gamme est admirable, la sienne est souveraine. Dans les passages rapides, son absence de précipitation _ seulement la justesse : il faut y advenir… _ est un art _ de l’interprète : invisible, effacé, avec politesse ; rien que la grâce (de la musique, de l’œuvre) est perceptible ! _ à elle toute seule. Il a tous les tons _ qu’il faut _ : la tendresse, la vivacité, l’humour, la violence, la hauteur, la simplicité… _ cette musique-ci est oxymorique, bien sûr, ainsi que, ou comme (n’en déplaise aux comptables !) le principal de la vie ! Et, dans Byrd, la nostalgie« …

Jacques Drillon poursuit l’analyse de l‘ »évolution » de l’interprétation de Gustav Leonhardt par la « direction d’orchestre » (pages 96 à 101) : alors qu’au début, comme dans la « Chronique d’Anna Magdalena Bach » (des Straub, en 1967 _ disponible en DVD…), « il s’agit plus d’une mise en place que d’une direction véritable« , « aujourd’hui, malgré les années, Leonhardt dirige vraiment, comme le vrai chef qu’il est devenu » (pages 96-97). « Les tempi ne se sont pas ralentis avec le temps _ comme pour un Klemperer, évoqué la phrase d’avant, par Jacques Drillon. Ils ne se sont pas accélérés non plus : la musique n’a pas changé entre 1960 et aujourd’hui. La différence entre un chef que j’ai nommé élégant et les autres, c’est qu’il ne tire pas le tempo de soi-même ; que le tempo n’est pas _ non plus _ conditionné par son état physique ou psychique ; mais qu’il est propre à la musique«  _ ou le Credo de Gustav Leonhardt, avec l’humilité de l’interprète probe et loyal, que fondamentalement, il est ! 

« A présent, toute l’énergie de Leonhardt chef d’orchestre va à la danse _ c’est ce qu’il faut, oui ! ce que cette musique commande ! Nul n’aurait pu prévoir _ sauf les oreilles les plus fines… _ que ce claveciniste calviniste _ presque une anagramme _ saurait faire danser un orchestre, ni même qu’il saurait trouver la danse partout où elle se cache, partout où on l’oublie. Partout où on la cache (« Ils ôtent de l’histoire que Socrate ait dansé », dit La Bruyère) » (pages 98-99).


« Leonhardt de ses angles rapides et raides _ il s’agit de sa gestuelle de chef, que Jacques Drillon vient de comparer, nous sommes page 100, à celle de Boulez _, fait respirer _ c’est essentiel ! _ tout le monde, monter et descendre le musicien comme un danseur décolle _ juste _ les talons dans les demi-pointes et se repose doucement _ tout est dans la délicatesse infinitésimale de la nuance. De ses yeux, de ses poignets, de ses doigts, il va chercher _ pour les donner à bien entendre : en relief _ tous les accents, et dans toutes les parties : il ne veut en manquer aucun, tout doit profiter _ ce n’est rien que son dû… _ à la danse. Son soin _ amoureux, oui _ du détail, qui fait de lui le claveciniste le plus dense _ Pierre Hantaï l’accompagnant sans doute ici en pareille « performance », en élève accompli de pareil maître (de clavecin), qu’il est, lui aussi… _, il le porte à l’orchestre : c’est une lecture polyphonique, articulée à l’extrême, propre à chaque voix. Bras vers l’avant, il ne cesse d’allumer ici et là des étincelles sonores _ la formule est d’une justesse brûlante _ que l’oreille perçoit aussitôt _ merci ! _, et ces impulsions minuscules soulèvent _ leibniziennement ; cf Gilles Deleuze : « Le Pli _ Leibniz et le baroque«  _ l’ensemble comme une respiration soulève _ en son rythme plus ou moins tranquille _ une poitrine« 

Jacques Drillon, « garnement » toujours juvénilement facétieux, laisse en blanc (!!!), page 95, le chapitre « L’Orgue » : « je ne comprends rien à l’orgue ; je ne dirai donc rien _ du tout ! _ du Gustav Leonhardt organiste« , indique-t-il seulement en note (de bas de page) ; ajoutant encore : « les spécialistes que j’ai pu consulter sur son art d’organiste sont tous restés tièdes, sceptiques ou hostiles. J’en ai donc conclu que Gustav Leonhardt devait sans discussion _ oh ! la jolie pirouette ! _ être considéré comme le plus grand organiste de son temps« 


Pourtant, il consacre de très belles pages à l’importance de la « non-rupture » de transmission de « leçons d’interprétation » par les organistes, familialement notamment, de cette musique dite « baroque » ; que Gustav Leonhardt a dû en partie par un travail de recherche infini, dans l’espace comme dans le temps, « re-créer » et « re-trouver », « re-constituer » ; ou, peut-être plus justement, « refonder«  _ la conclusion du livre met l’accent là-dessus : elle est intitulée : « le passé et la tradition«  ; avec ce mot magnifique, page 197, sur le « pouvoir » propre de la musique : « la musique est peut-être ce qui permet au rendez-vous _ avec la beauté (de l’ordre du kairos, ce « rendez-vous« ) _ de n’être pas manqué. Peut-être permet-elle _ d’abord à l’interprète, mais aussi à l’écouteur actif (en son « acte esthétique«  : cf Baldine Saint-Girons : « L’acte esthétique« …) _ de vivre aujourd’hui dans un passé _ avec ses beautés « à forces d’éternité », si j’ose pareille expression : et il le faut ! _ où l’on n’a pas vécu, et de fabriquer _ par ce biais de l’interprétation (tout artisanale ; et « soignée »…) de la musique _ un présent tout neuf _ éclatant de cette beauté radieuse, vive, et irradiante _, tandis que le présent des non-musiciens est _ lui, comparativement (mais « qui ne sait pas » _ « l’ignorant«  dit, quant à lui, Spinoza, face au « sage« _ est-il jamais « à même », seulement, de comparer ?) _ tout couvert de poussière et de moisissure. Peut-être que sa double inscription dans le temps _ vieille par l’âge _ de l’écriture du compositeur la notant à la volée, au jaillir de  son apparaître premier _ et actuelle par la production sonore _ de l’interprète « r-éveillant » par son interprétation l’œuvre écrite et héritée qui reposait, juste à peine assoupie… _ qui la fait exister _ et revivre _ ici et maintenant   _ donne à la musique ce _ magicien, thaumaturgique _ pouvoir-là« … On pénètre mieux par là le grand mot de Nietzsche (dans « Le Crépuscule des idoles« ) : « Sans la musique, la vie ne serait qu’une erreur«  : poussiéreuse et moisie…

« Dès lors que je joue, ou que je dirige _ dit Gustav Leonhardt, page 197 _, je ne suis plus ni dans le XXe siècle, ni dans le XVIIIe : je suis dans la musique. Telle est sa force, sa grandeur ; mais je n’y suis pour rien » _ c’est le dispositif qui le permet (et le nécessite). Il suffit de _ mais très activement ! seulement… _ s’y glisser.

« Il ne fait pas de doute _ commente Jacques Drillon, page 198 _ que la tradition, qui unissait _ en cet âge « baroque » _ les hommes dans un art commun, s’est perdue. Un fil ténu a continué _ cependant _ de relier les organistes _ à part, en confrérie, de tous les autres _ à leurs pères _ ou à leurs maîtres _, et leur a permis _ et quasi seulement eux… _ de savoir comment jouait Grigny et Titelouze, interpréter les ornements et le code graphique propres aux XVIIe et XVIIIe siècles _ « baroques », donc _, improviser _ un facteur capital de vie ! de liberté au sein de (et par) la règle !.. _ sur des thèmes donnés, les conservant _ eux, organistes _ dans une bulle de culture comme une bactérie dans la glace, et cela en dépit des bouleversements qui ont affecté leur instrument et leur langage _ à eux aussi. Ce petit monde _ de l’orgue : faisant « monde« , poétiquement, c’est-à-dire musicalement (et poïétiquement ») aussi… _ a survécu miraculeusement, comme dans une diaspora protectrice ; l’orgue a vécu au milieu de la foule comme en exil, le public _ a fortiori celui qui ne vient plus aux offices ; et n’a plus cette foi-là… _ en était pratiquement exclu, les créateurs s’en sont presque tous détachés : l’élite et le vulgaire l’ont laissé s’entretenir _ vivant, encore _ lui-même, résister à l’aventure du romantisme, de l’électricité, du sérialisme, de la variété _ de l’entertainment _ et de tout ce qui aurait pu le corrompre _ et détruire définitivement _ ; l’étude _ oui ! le travail étant indispensable à toute vraie compréhension ! _ des textes (…), la transmission orale _ condition elle aussi indispensable de vie (= qui soit vraiment vivante !.. ; et pas « moisie« …) _ des Commentaires _ en des « leçons » _, l’ont préservé _ cet orgue (avec sa tradition d’interprétation) _ de ces dangers comme elle a toujours _ ou souvent _ préservé les minorités menacées _ acharnées à survivre… Le maître savait, parce que le maître du maître lui avait enseigné. » Vive l’enseignement vivant ! Et honte à l’ignominie de ceux qui le sapent, l’étranglent, l’étouffent et le détruisent !

Voilà énoncé le danger de perte sans retour (de savoir) qui nous _ aujourd’hui tout particulièrement, faute d’assez de souci pour le « soin«  _ pend au nez… faute d’un tel enseignement et d’exemples vivants… Et Jacques Drillon de citer Hannah Arendt (à propos de Walter Benjamin, in « Walter Benjamin«  aux Éditions Allia ; ou in « Vies politiques » (pages 244 à 306), en « Tel »-Gallimard : « Pour autant que le passé est transmis comme tradition, il fait autorité » _ voilà le mot important en une vraie culture (= vivante » !..) ; face à l’ignorance et l’irrespect crasses de la barbarie (tant déchaînée que rampante : cf ici Bernard Stiegler : « Prendre soin : de la jeunesse et des générations« )

Pour Jacques Drillon, « Leonhardt ne l’a pas renoué, ce fil«  _ page 199 _, mais « il a fondé une nouvelle tradition«  _ page 200. « Le prodige dont il s’est donc rendu capable _ et qui nous vaut ce livre-ci « Sur Leonhardt » en hommage _ : refonder, avant même de disparaître, et bien avant que de disparaître, une tradition _ de culture de beauté et de sens _ propre à être transmise _ et les effets (de beauté) ressentis, en une æsthesis _ comme si elle avait été millénaire, impérieuse comme une vérité révélée » _ comment l’interpréter ?.. Est-ce même héroïque, pour Jacques Drillon ?.. La conclusion du livre n’embouche certes pas les grandes trompettes ; mais est toute de discrétion et pudeur…

Et de conclure avec Hannah Arendt, page 201 : « La tradition transforme la vérité en sagesse, et la sagesse est la consistance _ le mot est assurément important _ de la vérité transmissible«  _ éprouvée en une émotion de beauté. Le reste n’étant qu' »inconsistance » : du côté de la poussière et du moisi (de tant de vies, cependant : sur quels autels sacrifiées ?..)…

Le livre de Jacques Drillon est riche d’aperçus « fouillés » tout à fait passionnants (!) sur des goûts de Gustav Leonhardt assez peu cultivés par lui, de facto, au disque, comme au concert (il en assure en moyenne une centaine par an !..) : en particulier ceux pour la musique de François Couperin et celle de Wolfgang-Amadeus Mozart (et le pianoforte) : le détail des analyses et de ces « aperçus » qu’ouvre ici Jacques Drillon est tout à fait remarquable ! Une mine !.. La lecture le découvrira avec jubilation. Mais le livre nous frustre aussi un peu en faisant un peu trop vite l’impasse sur le peu d’attraction du « maître » pour le répertoire _ qui me tient personnellement beaucoup à cœur ! _ des fils Bach (Wilhelm-Friedmann, Carl-Philipp-Emanuel, Johann-Christian) _ une question pourtant passionnante (au moment de ce que Gustav Leonhardt appelle, page 130, le stade de la « saturation«  d’un processus de « style » : il parle, plus précisément, de « sous-périodes«  d’une « époque stylistique« )… De même que le livre ne s’attarde pas assez, non plus, sur les réussites majeures (= éblouissantes !) du « maître » de l’interprétation « baroque », tant au concert qu’au disque : le répertoire (l’apparition _ aux « sous-périodes«  d’« origine«  et de « développement«  du Baroque, toujours page 130 _  des « Suites« ) allant de Girolamo Frescobaldi à Louis Couperin en passant par Johann-Jakob Froberger… Ou sur celui des maîtres allemands juste en amont de Johann-Sebastien Bach : Dietrich Buxtehude, Johann-Adam Reincken, Matthias Weckman, Georg Böhm, etc… Et qui a donné d’éblouissantes réussites _ tout particulièrement dans la récente production discographique du maître pour Alpha et Jean-Paul Combet… Si Jacques Drillon évoque fort bien le rôle tout à fait important de l’amitié de Gustav Leonhardt avec Wolf Erichson pour l’aventure de la production discographique des collections « Das Alte Werk«  et « Seon«  ; il se tait, c’est un peu dommage, sur le rôle tout aussi décisif de l’amitié de Gustav Leonhardt avec Jean-Paul Combet dans le devenir somptueux (d’accomplissement) de l’aventure discographique du « maître » _ « une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« , a si justement chanté Agrippa d’Aubigné…  _ avec « Alpha« … C’est bien dommage : cette histoire reste donc à écrire…

Avant de conclure, deux (petits) motifs (personnels) de contestation, l’un à Jacques Drillon ; et l’autre à Gustav Leonhardt (extra musical : « philosophique », celui-là…) _ que je connais (un peu) personnellement tous les deux, pour les avoir rencontrés (un peu). Et j’attache beaucoup d’importance aux rencontres _ au point d’y avoir consacré un essai (« Cinéma de la rencontre ; à la ferraraise« …) ; et une conférence (à la galerie La NonMaison, à Aix-en-Provence, le 13 décembre dernier)…

Lors d’un salon « Musicora« , quand j’étais « conseiller artistique » un peu actif de La Simphonie du Marais (et Hugo Reyne), j’avais eu l’occasion de signifier en une bonne conversation (d’une demie-heure à peu près) à Jacques Drillon toute mon admiration tant pour ses émissions de France-Musique que pour ses livres :

il me semble aujourd’hui que la position de Gustav Leonhardt _ page 59 _ quant à ce qui est « admissible », ou pas, de la part des « metteurs en scène » d’opéra, cette profession parasite (qui n’existait pas à la période « baroque » _ là-dessus, on s’amusera bien à lire le plus que pittoresque « Théâtre à la mode » de Benedetto Marcello) _, aurait dû lui donner un peu plus à « penser » (= réfléchir) :

qualifier de « d’une violence inattendue«  la préface que Gustav Leonhardt offrit au très riche et très intéressant « Traité de chant et mise en scène baroques » de Michel Verschaeve (paru aux Éditions Zurfluh en 1997) ;

puis « expliquer » (!!!) par là « le panégyrique qu’il a pu faire d’un spectacle « à l’ancienne » (sic), avec quinquets, prononciation « restituée » (sic), ou plutôt « reconstituée » (re-sic), et acteurs face au public, « Le Bourgeois gentilhomme » monté par Benjamin Lazar _ et Vincent Dumestre ; et Mathilde Roussat pour la chorégraphie _ :

« C’était merveilleux et _ enfin ! _ normal _ déclare Gustav Leonhardt. C’est triste à dire, car ce spectacle était le fruit de beaucoup de travail, d’efforts, de connaissance ; mais le résultat était _ tout simplement _ normal = ce que les mises en scène d’œuvres de ce temps (ou « baroques ») devraient être ! selon Gustav Leonhardt et d’autres ; dont moi-même… Adapté _ avec probité et loyauté : à l’œuvre originale de Lully et Molière ; œuvre que connaît particulièrement bien Gustav Leonhardt, notamment pour en avoir réalisé un enregistrement discographique (avec « la Petite Bande », en 1988, pour Deutsche Harmonia Mundi). Une unité pour l’œil et pour l’oreille _ unité qui est un criterium absolu de toute œuvre d’art !

Ce qu’une note de bas-de-page de Jacques Drillon commente _ avec acidité _ comme un « jugement ahurissant » de Gustav Leonhardt : « Devant ce jugement ahurissant, à l’égard d’un spectacle dogmatique _ rien moins ! _, interprété par des comédiens entièrement mobilisés (!) par la prononciation, incapables de jouer (!) en même temps qu’ils parlaient, comme dirait Vialatte _ voilà l’autorité appelée en renfort _ : « on se frotte les yeux en se demandant des tas de choses »… Au lieu de citer ici Vialatte et de laisser planer on ne sait quels (un peu vilains) soupçons, Jacques Drillon ferait mieux de remettre en question son propre « ahurissement«  ; et ses origines : peut-être subjectives… La probité de Gustav Leonhardt souffrirait-elle de telles exceptions ?.. C’est peu vraisemblable, cher Jacques Drillon…

Pour ceux qui n’ont pas eu la chance _ de Gustav Leonhardt, Jacques Drillon (!), ainsi que moi-même _, d’assister, tous sens ouverts, à ce spectacle (au moins sa « générale »), il existe l’irremplaçable (et un peu durable, heureusement !) DVD Alpha 700 de cet « étonnant » « Bourgeois gentilhomme » ; ainsi que cet autre DVD, enregistré en janvier 2008, de « Cadmus et Hermione » (de Quinault et Lully ; toujours par l’équipe si heureusement pionnière de Benjamin Lazar et Vincent Dumestre : DVD Alpha 701) : chacun pourra en les découvrant se faire un peu mieux lui-même une idée de ce débat-ci ; et décider de ce que lui-même trouve « ahurissant«  et « normal«  quant à ces réalisations de spectacles complets (et unis : « pour l’œil et pour l’oreille« , selon la si juste expression de Gustav Leonhardt !) du « Baroque »…

Quant à mon interrogation (lors d’un intime merveilleux récital de clavicorde au château Soutard à Saint-Emilion, chez François des Ligneris) à Gustav Leonhardt _ dont j’ai rédigé une part du livret du récital d’orgue du CD Alpha 017 « L’orgue Dom Bedos de Sainte-Croix de Bordeaux« _, elle concerne son relatif « défaut d’accointance » avec la personnalité et la philosophie de la joie de Spinoza, celle-là même, philosophie de la joie, que cite (et fait sienne) Jacques Drillon en ce « Sur Leonhardt« , à la page 144 : « le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection » (que Jacques Drillon commente comme « un trajet, jamais _ tout à fait, absolument _ accompli, vers un absolu dont on se fait une représentation fantasmatique : la loi » ; et à la page 152 : « Je reconnais donc seulement trois sentiments primitifs ou fondamentaux : à savoir la joie, la tristesse et le désir« …

Sans doute que l’élégance de Baruch Spinoza  _ qui conclut son « Ethique » sur ces mots : « Tout ce qui est beau, est difficile autant que rare«  _ et l’élégance de Gustav Leonhardt empruntent des chemins, à Amsterdam même, qui ne se croisent peut-être pas toujours ; même « sub specie æternitatis« Tous deux nous y faisant pourtant _ et c’est merveille ! _ accéder (= monter, voler, planer) !

A la suite de la lecture de ce « Sur Leonhardt« , en me procurant dare-dare le DVD du film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « Chronique d’Anna Magdalena Bach« , de 1967 _ je rappelle, au passage, que la dédicace de ce « Sur Leonhardt » est « Pour Straub«  (sic) _, j’ai pu découvrir _ et avec quelles délices _ comment « devait » se filmer la musique pour être vraiment écoutée, sans risquer de voir son attention, pour rien (des brimborions ! et le Rien !), « distraite »…

Page 111, Jacques Drillon cite ce mot de Jean-Marie Straub : « Pierre Vozlinsky, qui s’occupait de la musique à la télévision, nous a dit : « moi vivant, on ne diffusera jamais ce film à la télévision. Parce que tout ce qu’on fait passerait pour de la merde »« . Et Jacques Drillon de commenter ainsi : « Pour la première fois dans l’histoire, il devenait acceptable de voir de la musique filmée » _ « en dehors des films avec les Marx Brothers », ajoutera Danièle Huillet, « ou de « Gentlemen Prefer Blondes«  » (in « Chronique d’Anna Magdalena Bach » _ « Petite Bibliothèque Ombres« )… On jugera de l’humour, le plus souvent fortement présent, sous la plume délicieuse de Jacques Drillon…


En complétant la vision de ce DVD par le petit livre de Louis Seguin, à la « Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma«  :
« Jean-Marie Straub, Danièle Huillet _ « Aux distraitement désespérés que nous sommes »« , j’ai découvert, page 299, cette belle phrase de Jean-Pierre Vernant, extraite de « Entre mythe et politique » :

« Aller à l’extrême limite de ce qu’on est, c’est-à-dire jusqu’au divin ; et c’est cette extrême altérité qui est l’élément essentiel. C’est par là qu’on se retrouve soi-même ; mais ce « soi-même » n’est plus un ego, c’est le cosmos, l’univers, le tout, Dieu, qui est la perfection… On fabrique sa propre identité avec les autres ; et avec de l’autre ; mais pas n’importe quel autre. C’est là qu’intervient l’amitié« 

Existe aussi, en effet, une amitié via les œuvres… Et c’est parfois même _ tout « intempestive« , « inactuelle« , qu’elle puisse (ou peut) être… ; ou bien, justement, parce que cela !!! _ la plus importante, au milieu de la foule, émiettée (faute d’assez de « consistance« ) de tant de personnes, de nos contemporains…

Par là, ce que nous donne _ de beauté et de sens _ l’interprète qu’est Gustav Leonhardt _ et qui sans sans lui, sans sa médiation d’interprète-ci, serait perdu (= non re-trouvé ; non « refondé« , puisque tel le concept ultime _ et, de fait, « fondamental » ! _ de Jacques Drillon, en sa conclusion) _ a une immense valeur… Qu’on essaie _ un homme averti en valant deux… _ de s’en aviser…

Titus Curiosus, ce 15 mars 2009

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