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Benjamin Alard « dans la lumière de Bach », ou l’art tout à fait humble de la très simple et pure spontanéité : un passionnant entretien d’un merveilleux interprète ouvert, intelligent et honnête…

29jan

En quelque sorte en complément à mon article enthousiaste du 21 janvier dernier «  » à propos de la réalisation enchanteresse en concert à Madrid (et à l’enregistrement live qui en a été fait en CD _ le CD Marchvivo MV 007 _),

le site ResMusica vient de publier, le 25 janvier dernier, un passionnant entretien de Cécile Glaenzer avec Benjamin Alard, très simplement intitulé « Rencontre avec Benjamin Alard : dans la lumière de Bach« , à propos, surtout, de son extraordinairement belle entreprise discographique en cours d’interprétation _ magistrale et hyper-vivante !!! _ de tout l’œuvre pour claviers _ au pluriel : clavecins, orgues, clavicordes, etc.  _ de Johann-Sebastian Bach…

Voici donc ce très bel entretien _ avec quelques farcissures miennes, en vert _ :

Rencontre avec Benjamin Alard, dans la lumière de Bach

Depuis 2019, l’organiste et claveciniste Benjamin Alard s’est lancé dans ce qui représente un véritable Graal pour beaucoup de musiciens : l’enregistrement de l’intégrale de l’œuvre pour clavier _ au pluriel, donc ! _ de Johann Sebastian Bach. Sept volumes _ chacun de plusieurs CDs ! _ d’une collection qui devrait en comprendre dix-sept sont déjà parus. La grande originalité de cette entreprise est qu’elle fait alterner les trois instruments à clavier pour lesquels Bach a écrit : l’orgue, le clavecin et le clavicorde.

ResMusica : Comment se construit un tel projet? Aviez-vous une idée de l’ensemble au départ, ou empruntez-vous des chemins de traverse ?

Benjamin Alard : Il y a d’abord eu un projet en 2010 avec le label Alpha, _ et Jean-Paul Combet _ qui a commencé avec l’enregistrement de la Clavier-Übung I et II, et qui devait être _ voilà ! _ une intégrale des œuvres pour clavier de Bach éditées à son époque. Mais ce projet n’est pas allé au-delà de ces deux premiers volumes. Après une période d’interruption, je me suis alors tourné vers un programme qui suivrait une trame chronologique autour des dates-clefs de la vie de Bach. Ce projet a peu à peu évolué, passant de quatorze volumes prévus à dix-sept volumes de trois ou quatre CD _ chacun, voilà. Ce qui a guidé mes choix, c’est à la fois la chronologie de la vie de Bach et les références _ aussi _ aux compositeurs antérieurs qui ont pu l’influencer. Il me semblait important de me laisser guider par les évènements marquants de sa biographie : perte des êtres chers, rencontres, naissances, éducation de son fils aîné … C’est ainsi que dans les premiers volumes, on entend des musiques de Buxtehude, Pachelbel, Grigny, Frescobaldi et beaucoup d’autres, pour comprendre ce qui fait le lit musical de ses jeunes années _ et c’est assurément important. Et plus il avance dans sa vie, plus il va développer un style qui lui est propre.

« Cela prend du temps de réussir à s’affirmer complétement et d’être suffisamment libre pour oser des choses »

RM : La question du choix des instruments est particulièrement passionnante _ évidemment _ pour ce répertoire. Les chemins de traverse, cela peut être la rencontre avec un instrument auquel vous n’aviez pas pensé a priori. 

BA : Oui, c’est très juste. Par exemple, je n’avais pas imaginé enregistrer le clavierorganum (instrument qui réunit un orgue et un clavecin sur le même clavier). C’est une rencontre avec cet instrument si particulier à l’occasion d’un concert à la Cité de la Musique qui m’a fait découvrir la richesse de ce mélange de timbres pour la polyphonie, puisqu’on peut à la fois tenir les sons (orgue) et les rendre très clairs (clavecin). On ne sait pas si Bach a joué ce type d’instrument, mais ça m’est apparu très intéressant. Bien sûr, c’est un risque d’emprunter des chemins aussi inhabituels, mais c’est aussi ce qui fait la force d’une rencontre avec un instrument _ oui ! Et j’ai la chance que le label Harmonia Mundi me suive dans ces expérimentations. Il y a eu aussi le clavecin à pédalier et, dans le prochain volume, le clavicorde à pédalier, une autre véritable rencontre. Je voulais surtout éviter de faire une intégrale « encyclopédique » ; ce qui m’importe est d’apporter une écoute différente, et aussi de contextualiser les œuvres _ voilà. Il faut se rappeler qu’à l’époque de Bach, l’orgue n’était pas utilisé aussi souvent, il fallait la présence d’un souffleur, c’était un luxe exceptionnel. Donc, la fréquentation des instruments domestiques _ oui ! _ comme le clavecin ou le clavicorde munis de pédalier était primordiale. Rappelons nous aussi que ces œuvres n’étaient pas faites pour être entendues en concert _ oui. Le concert, c’est comme la fréquentation d’un musée, les œuvres y sont décontextualisées.

RM : Avez-vous une totale liberté dans le choix des instruments?

BA : Oui, je me sens très libre dans cette aventure. Le dialogue avec la maison de disques est très important pour la question des instruments. Harmonia Mundi me fait confiance _ c’est bien. Par exemple, pour l’enregistrement du Clavier bien tempéré, la rencontre avec l’extraordinaire clavecin Haas, qui est un peu comme un véritable orchestre, avec des possibilités de registrations si nombreuses, cela permet une nouvelle approche des Préludes et Fugues. Je dois beaucoup à la rencontre avec les instruments, les facteurs et aussi les lieux _ oui. C’est un gros risque, parce que parfois je n’avais pas prévu d’enregistrer une pièce de cette façon, et il me faut changer des choses en fonction de l’instrument.

RM : Vous aviez déjà enregistré plusieurs disques consacrés à JS Bach il y a plus de dix ans, en particulier les sonates en trio et la Clavier-Übung dont on a parlé. Avez-vous évolué dans votre approche ?

BA : Oui, bien sûr. En ce qui concerne les sonates en trio que j’avais enregistrées à l’orgue, je les ai jouées ici sur le clavecin à pédalier ou le clavicorde à pédalier, ça donne forcément autre chose. En ce qui concerne les registrations à l’orgue, on ne sait pas vraiment comment on registrait à l’époque _ voilà. Tout est basé sur le « bon goût » et le choix de l’interprète. Pour les Partitas et le Concerto italien, j’avais enregistré un clavecin d’Anthony Sidey dont je n’avais pas utilisé toutes les possibilités à l’époque, en particulier un jeu de nasal dont je n’avais pas osé me servir. Cela prend du temps _ certes ! _ de réussir à s’affirmer complétement et d’être suffisamment libre pour oser des choses _ et pareille simplicité de franchise fait très plaisir à constater... Je pense qu’avec ce projet j’avance dans les découvertes, je mûris _ bien sûr ! Et c’est très bien !


RM : On vous imagine volontiers comme un musicien nomade, allant à la découverte d’instruments rares. Comment cette familiarité avec Bach oriente-t-elle le choix de vos programmes de concerts?

BA : Souvent, on me demande de ne faire que ça. J’essaie toujours d’associer Bach à autre chose _ bravo ! _, de susciter des rapprochements. Bach fascine, mais il peut être complexe à écouter pour le public, et il peut être intéressant de faire entendre autre chose avant pour aider l’écoute _ oui _ et permettre de contextualiser _ voilà, voilà ! _ les œuvres de Bach et les rendre plus faciles à entendre. A ce propos, je voudrais évoquer la question de l’enregistrement. Aujourd’hui, beaucoup de concerts sont enregistrés, soit pour être archivés, soit pour se retrouver en ligne. C’est parfois difficile d’accepter ça. Il y a deux ans _ le 1er février 2020, à Madrid _, j’ai joué en concert un programme consacré à la famille Couperin, concert enregistré ; on m’a demandé par la suite d’éditer un disque avec cet enregistrement et, après l’avoir réécouté, j’ai accepté _ merci ! et l’enregistrement est mafnifique _ et ce disque va sortir prochainement _ il est sorti ; cf mon article du 21 janvier, cité plus haut. Le rapport à l’enregistrement a énormément changé aujourd’hui où tout le monde peut s’enregistrer facilement. Qu’on soit d’accord ou non, il y a un changement qui est maintenant bien établi. Ce projet m’a permis de complètement changer mon rapport à l’enregistrement.

« Ce n’est pas un problème de laisser certaines imperfections, c’est la vie, ça laisse une plus grande sincérité musicale »

RM : De quelle façon?

BA : Avant, à l’époque de mes premiers disques, il y avait le directeur artistique qui avait une empreinte forte sur l’enregistrement. Pour un disque, on disposait en gros d’une semaine d’enregistrement, c’était très confortable, il suffisait de faire confiance au directeur artistique. Peu à peu, pour des raisons principalement économiques _ de plus en plus pesantes et pressantes _, le directeur artistique et l’ingénieur du son sont devenus une seule et même personne, et la démarche est devenue plus analytique : on faisait une première prise, on écoutait, on discutait, on recommençait, on détaillait beaucoup. Aujourd’hui, lorsque je réentends mes disques d’il y a dix ans, comme la Clavier-Übung, je leur trouve ce côté analytique, moins spontané. J’ai laissé reposer tout ça, je n’ai plus enregistré que des disques en live _ voilà. Et quand il a été question de reprendre le projet d’intégrale, les conditions avaient beaucoup changé, je me suis retrouvé avec une semaine d’enregistrement pour trois ou quatre disques ! On a dû travailler vite, et j’ai expérimenté de nouvelles méthodes, comme d’enregistrer avec un casque sur les oreilles, ce qui m’a permis de me diviser en deux, d’avoir une oreille extérieure en même temps que le musicien s’exprime. On gagne beaucoup de temps. Cette manière de m’approprier ainsi le travail d’enregistrement _ voilà _, en parfait accord avec Alban Moraud (le preneur de son), permet de bien avancer. Cela demande un travail préparatoire colossal, mais on enregistre six disques en deux semaines _ mazette ! Et le résultat qui en ressort est plus vivant, plus spontané _ c’est très bien ! _, moins aseptisé. On corrige moins de détails, et l’ensemble gagne en patine. Plus on corrige, plus on risque de déstabiliser l’ensemble. Ce n’est pas un problème de laisser certaines imperfections, c’est la vie _ exactement ! _, ça laisse une plus grande sincérité musicale _ oui. C’est comme une photographie argentique où un petit défaut donne une âme à la photo alors que le numérique, avec sa définition trop parfaite, risque d’enlaidir parce qu’on découvre ce que l’œil ne voit pas _ excellente comparaison.

RM : Le dernier volume paru remet les chorals de l’Orgelbüchlein en situation : des préludes de choral qui introduisent la version chantée des textes luthériens. Comment avez-vous conçu ce programme original ?

BA: Ce travail a été initié avec Marine Fribourg il y a quelques années à Arques-la-Bataille, avec les chorals du Catéchisme. Pour l’Orgelbüchlein, il s’agit pour le compositeur de montrer ce qu’on peut faire à partir d’un choral, mais ça reste des préludes de chorals _ voilà _ destinés _ tout simplement, et très fonctionnellement… _ à introduire le chant d’assemblée. Il me paraissait donc important de connecter _ mais oui ! _ ces chorals avec la version chantée. Le chant du choral est au cœur _ mais oui _ de la foi luthérienne. J’ai choisi d’improviser l’accompagnement pour garder la spontanéité _ excellent ! _, et d’enchaîner le prélude et sa version chantée, comme au culte _ voilà. Après une première session avec l’ensemble Bergamasque, je me suis dit qu’il était indispensable de faire aussi appel à des voix d’enfants, comme c’était le cas à l’époque, et nous avons fait ce travail avec les enfants de la maîtrise de Notre-Dame. C’est très intéressant, parce que c’est l’orgue _ voilà _ qui donne l’impulsion _ c’est-à-dire l’élan de l’enthousiasme. Il y a eu un beau travail d’Alban Moraud pour reconstituer le son d’une assemblée, et c’est très réussi.

RM : Vous êtes pratiquement à la moitié du projet. Comment imaginez-vous la suite ?

BA : Avec le même appétit musical  _bravo ! _ que depuis le début ! Et en me laissant surprendre _ mais oui : accueillir ce qui vient et survient. Par exemple, je ne m’attendais pas à ce que le clavicorde apparaisse aussi tôt dans le déroulement de l’intégrale, c’est un peu la faute des mois de confinement _ forçant à la pratique la plus intime de la musique… Pour la suite, il y aura peut-être _ qui sait ? _ des instruments inattendus, utilisés de manière inattendue. Dans les prochains volumes, il y aura un chanteur pour une cantate en italien. Et puis la première version _ Wow ! _  du cinquième concerto brandebourgeois. J’espère pouvoir associer au projet des œuvres de musique de chambre _ mais oui _ et de petites cantates _ comme cela se pratiquait quasi au quotidien dans le cercle familial des Bach... _, pour montrer l’influence _ qui en résultait _ sur la musique de clavier. Avant tout, c’est l’écoute qui me guide. Je ne veux pas tout décider à l’avance _ bravissimo !!!

Crédit photographique : © Bernard Martinez

 

Un superbe entretien

avec un musicien magnifique, merveilleux, parfaitement honnête, ainsi que très intelligent…

Déjà accompli. Et c’est loin d’être fini…

Immense merci !

Ce dimanche 29 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’achèvement de l’intégrale des Messes de Josquin des Prez par les Tallis Scholars de Peter Phillips, avec les Messes « Hercules Dux Ferrarie », « D’ung aultre amer et « Faysant regretz » : nous voici comblés !

12oct

En mon article du 20 janvier 2020 ,

j’exprimais mon vif désir de voir achever _ en triomphe, par trois des plus belles Messes du compositeur _ l’intégrale discographique des Messes de Josquin des Prez (1440 – 1521) par les magnifiques Tallis Scholars sous la direction de Peter Phillips,

pour le label Gimmell ;

une entreprise de 34 années, depuis 1986, avec le CD Gimmell GCGIM 009, des Missae Pange lingua & La sol fa re mi… 

L’année dernière, 2019, était paru leur 8éme (et avant-dernier) CD, le CD Gimmel CDGIM 052, avec les Missae Mater Patris & Da pacem

Et, entretemps, étaient parus

en 1989, le CD Gimmel CCDGIM 019, avec les deux Missae L’homme armé, Super voces musicales & Sexti toni,

en 2008, le CD Gimmel CDGIM 039, avec les Missae Sine domine & Ad fugam,

en 2009, leCD Gimmell CDGIM 042, avec les Missae Malheur me bat & Fortuna desperata

en 2011, le CD Gimmell CDGIM 044, avec les Missae De beata virgine & Ave Maris stella,

en 2016, le CD Gimmell CDGIM 048, avec les Missae Di dadi & Une mousse de Biscaye

en 2018, le CD Gimmell CDGIM 050, avec les Missae Gaudeamus & L’ami Baudichon.

Manquaient encore les célèbres Missae Hercules Dux Ferrarie, D’ung aultre amer & Faysant regretz

que vient, pour nous combler, nous donner le neuvième CD Gimmell de la série, le CDGIM 051.

Voici ici le très beau texte de présentation de ce CD par Peter Phillips :

Ce neuvième et dernier enregistrement de notre cycle de messes de Josquin est consacré à trois de ses plus grandes œuvres. Même s’il composa ces trois messes lorsqu’il avait à peu près la cinquantaine, elles offrent ensemble un parfait reflet de ce génie _ oui _ qui s’obligeait à concevoir chaque messe de manière différente _ voilà ! Hercules Dux Ferrarie comme Faysant regretz reposent sur la répétition d’une très courte formule mélodique (huit et quatre notes respectivement), mais avec des résultats très différents ; alors que D’ung aultre amer est un hommage à son «bon père» et professeur, Johannes Ockeghem, très sincère surtout dans le merveilleux motet du Benedictus, Tu solus qui facis mirabilia.

L’œuvre qui fit les gros titres est sans aucun doute la Missa Hercules Dux Ferrarie, écrite pour Ercole Ier d’Este, de Ferrare, peut-être lorsque Josquin travaillait à sa cour en 1503/04. Pour comprendre comment cette messe est construite, il suffit de se rappeler que le duc Ercole aimait entendre son nom chanté de manière évidente et souvent. Dans ce but, Josquin prit son nom et son titre, HERCULES DUX FERRARIE, et transforma les voyelles en musique au moyen des syllabes de solmisation de l’hexacorde guidonien _ de Guido d’Arezzo _, donnant une petite mélodie très bien tournée.

Hercules Dux Ferrarie

Il écrit ensuite ces huit notes pour qu’elles soient chantées 47 fois, en grande majorité (43) par les ténors, la partie la plus facile à entendre. Ces citations sont rendues encore plus évidentes pour l’auditeur notamment parce qu’elles sont chantées sur les mots du titre ; et qu’elles sont souvent exposées successivement dans trois différentes tessitures, à chaque fois plus élevées, ce qui crée un crescendo sonore—cette triple exposition devient ce que l’on pourrait appeler le thème «complet». Parfois, comme dans l’Hosanna, la longueur des notes est peu à peu réduite de moitié, et en même temps leur tessiture monte, si bien qu’il y a un autre crescendo d’excitation à la fin du mouvement.

La fin de l’Hosanna résume tout ce que Josquin a cherché à réaliser dans cette messe, et on imagine facilement qu’Ercole l’apprécia, étant donnée la nature joyeuse du texte à cet endroit. Il se peut également que le désir d’autoglorification d’Ercole ait poussé Josquin à exposer le thème «complet» d’«Ercole» à douze reprises au cours des cinq mouvements, reflétant les douze travaux d’Hercule, le dieu romain.

Toutefois, ce n’est peut-être pas tant pour le thème d’Ercole que cette messe est restée dans les mémoires que pour les contrepoints inventés par Josquin pour l’habiller. En effet, il a fait ce que Bach réalisera si souvent plus de deux siècles plus tard dans ses préludes de choral : mettre en marche les voix environnantes avant d’exposer la mélodie principale simplement et clairement au milieu de toute l’activité. Bien sûr, les expositions d’Hercule restent très strictes, et donc faciles à entendre. En outre, comme elles sont toujours exposées au ténor, on sait où les trouver.

Ces contrepoints sont surtout captivants dans le troisième Agnus, où l’ensemble passe de quatre à six voix. Les sopranos (qui finissent par chanter une partie du thème) sont en simple canon avec les ténors (qui l’ont «complet» pour la dernière fois), mais c’est vraiment ce qui se passe autour aux autres voix qui en fait l’une des plus grandes conceptions de Josquin, montrant qu’une fois encore il voulait que le dernier mouvement d’une messe récapitule et couronne _ voilà _ tout ce qui s’était passé auparavant.

La Missa Faysant regretz est identique à certains égards à la Missa Hercules Dux Ferrarie. C’est un rondeau à trois voix de Walter Frye ou de Gilles Binchois qui lui servit de modèle. Josquin en tira trois éléments : un motif de quatre notes fa ré mi ré ; et deux autres utilisés seulement dans le troisième Agnus. Mais, avant d’en arriver là, nous découvrons dans les mouvements précédents l’une des polyphonies les plus densément argumentées du répertoire, une sorte de pré-écho renaissance du Quatuor à cordes nº 3 de Bartók, où aucune note n’est inutile. On entend plus de deux cents fois le motif de quatre notes de Josquin et, contrairement à la méthode utilisée dans Hercules, il apparaît presque tout le temps à l’ensemble des voix, à différentes tessitures et sous différentes formes rythmiques. Il ne reste pas la moindre notion de structure audible : ici, on est projeté dans un univers profondément intellectualisé de références et de répétitions changeantes et tourbillonnantes, le sommet _ voilà _ de l’un des aspects de l’art de Josquin.

Deux moments méritent une attention particulière. Le troisième Agnus utilise non seulement le motif fa ré mi ré (chanté vingt-cinq fois dans ce seul mouvement), mais aussi un nouveau motif de quatre notes—ré ré mi ré—emprunté au ténor du rondeau et chanté ici par les altos, constamment transposé, vingt-quatre fois. Pour couronner le tout, pour la première fois, les sopranos chantent la mélodie complète du superius du rondeau—ce qui rend ce mouvement relativement long—, le travail des motifs continuant inexorablement au-dessous. Les subtilités liées au travail avec deux motifs—fa ré mi ré et ré ré mi ré—demandent un certain discernement, car ils se ressemblent tellement et sont si courts que la plupart des compositeurs trouveraient superflu de voir en eux des éléments distincts, tous conçus sous une mélodie donnée.

Mais si le fait de travailler avec une telle intensité sur si peu de notes semble obsessionnel, il faut entendre l’«Amen» du Credo. C’est sans doute mon passage préféré dans ces dix-huit messes. En vieillissant, Josquin eut de plus en plus tendance à revenir à maintes reprises sur la même note dans ses mélodies et, ici, ce souci d’une seule hauteur de son produit une phrase difficile à oublier. La note en question est ré ; et si les autres parties s’y réfèrent, ce sont les sopranos qui ne peuvent l’abandonner. Une conception étonnante et un grand plaisir à exécuter.

La Missa D’ung aultre amer est une autre excentrique dans le corpus de messes de Josquin. Elle est sans doute légèrement antérieure aux deux autres enregistrées ici, mais montre tout autant un côté unique de la technique de Josquin. Ici, il est non seulement compact, mais bref. Cette concision vient d’un style syllabique, en particulier dans le Gloria et le Credo où il condense les textes en les faisant se chevaucher. Le Kyrie, le Sanctus et l’Agnus font preuve d’une plus grande liberté, mais les phrases sont courtes : chose très inhabituelle, le Kyrie est plus long que le Gloria. Ce style vient probablement de la lauda polyphonique pratiquée dans le rite ambrosien de Milan lorsque Josquin y travaillait au cours des années 1480 et qui avait aussi la caractéristique de substituer un motet au Benedictus et au deuxième Hosanna, manquant ici et que remplace Tu solus qui facis.

Par manque d’espace, cette œuvre ne peut donner lieu à une élaboration polyphonique ou au déploiement sonore. Il n’y a ni duos (les trois Agnus, par exemple, sont à la fois très brefs et bien remplis), ni canons, ni voix ajoutées. Pour une fois, l’intérêt est centré sur des accords simples, surtout dans le motet Tu solus qui facis. Les accords simples doivent être plus faciles à écrire que la polyphonie complexe et pourtant, au fil des ans, beaucoup de compositeurs (notamment à l’époque victorienne) ont montré avec quelle facilité ce genre de musique devient prévisible et ennuyeuse. Toutefois, Tu solus qui facis se compose d’accords parfaitement disposés, solennels et sonores. Derrière eux, et en fait derrière une grande partie des détails figurant dans le reste de cette œuvre, il y a la chanson D’ung aultre amer d’Ockeghem. C’était important pour Josquin, qui vénérait Ockeghem plus que quiconque. Il voulait lui rendre un hommage qui, même lorsque la liturgie demandait une certaine retenue, montre son aptitude à dominer tous les enjeux.

Cet album marque la fin du cycle des messes de Josquin par The Tallis Scholars _ voilà _, entrepris en janvier 1986. Il y a bien des années, j’ai décidé que nous devions éviter de longues séries d’enregistrement car, le temps et les ressources étant limités, je voulais que chaque album publié soit en lui-même _ voilà _ un événement marquant, ce que ne pouvaient garantir des projets qui devaient, par définition, être complets—ce qui s’applique autant aux messes de Palestrina qu’aux symphonies de Haydn. Au lieu de cela et des années durant, nous avons tracé les limites de la polyphonie de la Renaissance, essentiellement en nous attachant à chaque figure majeure et en lui dédiant une anthologie.

Lorsque nous avons commencé à enregistrer Josquin en 1986, nous n’avions pas l’intention d’entreprendre une série ; mais, peu à peu, j’ai commencé à comprendre qu’avec ses dix-huit messes—un nombre à peu près gérable pour un même projet d’enregistrement—mon principe serait encore respecté, simplement parce que Josquin refusait de faire deux fois la même chose _ voilà. Comme Beethoven dans ses symphonies, Josquin utilisait essentiellement le même groupe d’interprètes pour créer des univers sonores vraiment spécifiques _ voilà _ chaque fois qu’il écrivait pour eux. Je me suis rendu compte que chaque album pouvait en fait constituer un événement et que la série complète—si jamais nous parvenions à la terminer—serait un événement majeur _ oui ! Comme l’exploration des symphonies de Beethoven, les différents univers sonores propres au maniement par Josquin du moyen d’expression choisi par lui étaient là pour s’en servir : il nous revenait de les trouver _ voilà. Cette recherche s’est parfois avérée très difficile, surtout à cause de l’étendue absolument incroyable des tessitures vocales de Josquin. Mais elle a déterminé la carrière des Tallis Scholars.

Peter Phillips © 2020
Français: Marie-Stella Pâris

Durant le cycle de mes Musiques de joie pour la période de confinement

_ cf mon récapitulatif du 29 juin dernier : _,

je n’avais pas manqué de citer, le vendredi 17 avril, ,

avec le sublime Motet Planxit autem David,

du CD Miserere mei Deus, de la Capella Amsterdam, dirigée par Daniel Reuss

(le CD Harmonia Mundi HMM 602620)… 

Josquin nous comble !

Et sa splendide incarnation musicale par les Tallis Scholars

nous fait grimper au ciel !


Ce lundi 12 octobre 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

Une très intéressante initiative : le « Complete Piano Works » de Beethoven (en 16 CDs) par Martino Tirimo

01fév

En cette féconde année discographique qui débute

du 250 ème anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven

_ à Bonn le 16 décembre 1770 _,

se multiplient de très intéressants coffrets d’intégrales

de divers pans

de l’œuvre _ titanesque _ beethovenien.

Or voici que,

à côté, par exemple,

des 2 coffrets de la musique pour piano seul réalisés par l’excellent Ronald Brautigam

(sur pianofortes)

_ le coffret de 9 CDs des Sonates + le coffret de 6 CDs des Variations, Bagatelles & Clavierstücke :

soient le coffret Bis-2000 et le coffret Bis-2403 _,

vient de paraître chez Hänssler Classic

un coffret de 16 CDs

_ avec un CD de plus que les 2 coffrets Bis, peut-on remarquer… _

intitulé Beethoven Complete Piano Works

_ le coffret Hänssler PH19032 _

qui présente la totalité _ la plus exhaustive possible _ de l’œuvre pour piano seul

en un effort _ voilà sa singularité ! _ de respect de la chronologie de la composition de chacune des œuvres ;

par le pianiste chypriote _ de très grande qualité _ Martino Tirimo

_ né à Larnaca le 19 décembre 1942 _ ;

qui a _ déjà _ produit des intégrales discographiques

des œuvres pour piano seul

de Schubert en 8 CDs _

et de Debussy _ en 4 CDs…


L’expérience d’écoute pour le mélomane curieux

est tout à fait intéressante.

Ainsi voici ce que le 4 janvier dernier en disait,

sur son site Discophilia,

l’excellent Jean-Charles Hoffelé,

en un très judicieux _ et très compétent _ article

intitulé Complétude :

COMPLÉTUDE

Dix ans : Martino Tirimo, qui aime les intégrales _ voilà ! _ comme l’a prouvé son très parfait cycle des Sonates de Schubert pour EMI, aura pris son temps pour graver non seulement toutes les Sonates, mais en fait _ voici le distinguo _ l’ensemble _ le plus exhautif possible _ de l’œuvre pour piano solo de Beethoven _ et dans l’ordre le plus possible chronologique : pour en apprendre encore davantage…

Ce n’est pas un secret, la sonorité naturelle de Martino Tirimo est une des plus belles _ c’est là un hommage qui se remarque ! _ parmi les pianistes d’aujourd’hui, piano sans marteau, jeu profond et ample qui ne sature jamais l’instrument, clarté polyphonique et sens aigu des voix intérieures, cet équilibre classique _ apollinien _ s’emploie chez Beethoven à gommer les humeurs _ voilà, à rebours de l’expressionnisme _ et à faire entendre d’abord la musique.

La dispersion des Sonates, au long des quinze _ non : seize ! _  CDs où elles voisinent avec les Variations, les Bagatelles, toutes les pièces éparses, forme à mesure qu’on progresse dans ce paysage sans cesse changeant une image bien plus diversifiée du piano _ voilà l’innovation passionnante ! _ que celle imposée par les seules Sonates.


Le sens du bref, de l’aphorisme _ présent ailleurs que dans les Sonates _ font sa langue immédiatement moderne _ voilà : expérimentale _, mais tel Andante, tel Menuet, tel Prélude éclairent sous un jour différent ce pianoforte qui sait _ bien, aussi _ qu’il vient de Mozart et de Haydn et fut toujours à l’écoute de ses contemporains, notamment de Dusseket de Voříšek _ voilà qui est assurément bien intéressant.

Partout, Martino Tirimo choisit d’abord l’équilibre royal _ apollinien _ d’une sonorité qui magnifie le discours, l’amplifie, lui donne une assise harmonique où tout chante _ oui. Ce ne sera pas le Beethoven des humeurs _ notamment colérique _ qui le guidera, mais bien ce Beethoven au centre de l’efflorescence de la nouvelle musique viennoise _ oui : unus inter pares, ou Beethoven au milieu d’autres… _ qui est le contemporain absolu _ 1770 – 1827 _ de Schubert _ 1797 – 1828 _ et voit aussi loin que lui : l’intensité émotionnelle des ultimes Sonates, à compter d’une Hammerklavier _ bien sûr ! _ stupéfiante de puissance contrôlée _ voilà _, tisse de nombreux liens avec les ultimes Sonates de Schubert : c’est un voyage lyrique bouleversant _ c’est dit _ qui vient couronner une intégrale unique, la seule en fait depuis l’entreprise tout de même moins complète d’Alfred Brendel pour Vox _ enregistrée entre 1961 et 1966 _ que Martino Tirimo peut regarder dans les yeux sans ciller.

Et maintenant, qu’Hänssler lui offre d’enregistrer les Concertos !


LE DISQUE DU JOUR

Ludwig van Beethoven(1770-1827)


L’Œuvre pour piano
(Intégrale)

Martino Tirimo, piano

Un coffret de 16 CDs du label Hänssler Classic PH19032

Photo à la une : le pianiste Martino Tirimo – Photo : © DR

Ce samedi 1er février 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

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