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En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa « Mademoiselle de Joncquières », et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye », extraite de son « Jacques le fataliste et son maître » : sur la capacité de transcender ou pas le poids des normes sociales et du regard d’autrui, ou le qu’en dira-t-on…

24jan

En ajout un peu philosophique à mon regard sur les regards d’Emmanuel Mouret, en sa «  Mademoiselle de Joncquières« , et Diderot, en son « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , extraite de son « Jacques le fataliste et son maître« ,

qu’exprimait mon article du lundi 16 janvier dernier «  » _ auquel je tiens beaucoup, et ai enrichi déjà à plusieurs reprises _,

voici, tout spécialement repris ici, cette précision que je viens ce matin du mardi 24 janvier, de lui donner, à propos du sens final même qu’ont donné, et Diderot à l’entreprise de son récit, et Emmanuel Mouret à l’entreprise de son film :

Les réputations des personnes étant assurément puissantes dans le monde – et c’est là aussi un cadre social et moral tout à fait décisif de la situation que nous présente ici en son merveilleux film Emmanuel Mouret :

même éloignés de tout (et de presque tous : sauf, pour ce qui concerne Madame de La Pommeraye, de ce bien précieux personnage inventé ici par Emmanuel Mouret par rapport au récit de Diderot, qu’est cette amie-confidente go-between, qui vient de temps en temps lui rapporter, alors qu’elle-même prend bien soin de se tenir retirée en la thébaïde de sa belle campagne, ce qui se bruisse dans Paris, où l’on voit tout… et rapporte tout !) ;

en conséquence de quoi les regards du « monde » (mondain !) des autres pèsent de leur non négligeable poids sur la conscience et le choix des actes de la plupart des personnes (qui y cèdent ;

y compris donc Madame de La Pommeraye qui fait de ce qu’en dira-t-on l’arme tranchante de sa vengeance) ;

à part quelques très rares un peu plus indifférents (et surtout finalement résistants au poids pressant de ces normes mondaines-là), tels qu’ici, justement, et le marquis des Arcis, et Mademoiselle de Joncquières, qui se laissent, au final du moins (et là est le retournement décisif de l’intrigue !), moins impressionner, pour le choix de leur conduite à tenir, par les normes qui ont principalement cours dans le monde, ainsi qu’Emmanuel Mouret le fait très explicitement déclarer, voilà, au marquis des Arcis à sa récente épouse, pour, en un très rapide mot, lui justifier son pardon (pour s’être laissée instrumentaliser en l’infamie ourdie par Madame de La Pommeraye : « Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme ; mais ne croyez pas, monsieur que je sois méchante : je ne le suis pas« , venait-elle de lui signifier…

Emmanuel Mouret faisant alors explicitement dire au marquis, à 95′ 47 du déroulé du film, ce que ne lui faisait pas prononcer Diderot, mais qu’impliquait cependant, bien sûr, l’acte même, fondamental, du pardon de celui-ci envers son épouse :

« _ Je ne crois pas que vous soyez méchante. Vous vous êtes laissée entraîner par faiblesse et autorité à un acte infâme. N’est-ce pas par la contrainte que vous m’avez menti et avez consent à cette union ?

_ Oui monsieur

_ Eh bien, apprenez que ma raison et mes principes ne sont pas ceux de tous mes contemporains : ils répugnent à une union sans inclination » ;

c’est-à-dire que lui, marquis des Arcis, savait oser ne pas se plier aux normes courantes des autres, et se mettre au-dessus de ces normes communes, en acceptant et assumant pleinement, en conscience lucide et entière liberté, d’avoir fait, en aveugle piégé qu’il était au départ, d’une ancienne catin son épouse :

« Levez-vous, lui dit doucement le marquis ; je vous ai pardonné : au moment même de l’injure j’ai respecté ma femme en vous ; il n’est pas sorti de ma bouche une parole qui l’ait humiliée, ou du moins je m’en repens, et je proteste qu’elle n’en entendra plus aucune qui l’humilie, si elle se souvient qu’on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme; levez-vous et embrassez-moi ; madame la marquise, levez-vous, vous n’êtes pas à votre place ; madame des Arcis, levez-vous…« …

Oui, le marquis des Arcis, ainsi que sa désormais épouse, tous deux, savent, à ce sublime héroïque moment-ci, s’extraire non seulement, bien sûr, de toute la gangue de leur passé, mais du bien lourd poids, aussi, des normes dominantes et des regards d’enfermement des autres  même si, un lecteur un peu retord, pourrait ici me rétorquer, me vient-il à l’idée ce matin du 25 janvier, que Diderot, avec au moins son personnage-pivot de fin lettré qu’est le marquis des Arcis, mais peut-être pas avec l’autre de ses personnages-pivots qu’est l’un peu moins cultivée jeune épouse de celui-ci, cède, en ce presque final de son récit de l’ « Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis« , à la mode très vive à ce moment-là, du « sublime » de la vague « Sturm und Drang« , qui déferle, après l’Allemagne, aussi en France : un mouvement auquel Diderot (1713 – 1784) et son cher ami le baron Grimm (1723 – 1807) n’ont pas manqué d’être éminemment sensibles… Et c’est même assez probablement là une des raisons du très précoce succès, via traductions et publications en 1785 et 1792, par Schiller (1759 – 1805) et Mylius (1754 – 1827), de ce « Jacques le fataliste et son maître«  de Diderot, précisément d’abord en Allemagne : « Comme le Neveu de Rameau, Jacques le Fataliste fut connu en Allemagne avant de l’être en France. Schiller en avait traduit, en 1785, l’épisode de Mme de la Pommeraye, sous ce titre : Exemple singulier de la vengeance d’une femme _ conte moral _ voilà ! _, pour le journal Thalie. Il en tenait la copie de M. de Dalberg. Il parut, en 1792, une traduction du roman sous ce titre : Jacob und sein Herr (Jacques et son Maître), par Mylius. Le traducteur disait : « Jacques le Fataliste est une des pièces les plus précieuses de la succession littéraire non imprimée de Diderot. Ce petit roman sera difficilement _ tiens, tiens… _ publié dans la langue de l’auteur. Il en existe bien une vingtaine de copies en Allemagne, mais comme en dépôt. Elles doivent être conservées secrètement et n’être jamais mises au jour. Une de ces copies a été communiquée au traducteur, sous la promesse solennelle de ne pas confier le texte français à la presse »… » Et en 1794, « l’institut de France s’organisait. Un de ses premiers soins fut de s’occuper de dresser une sorte de bilan des richesses perdues de la littérature français _ du fait de la Révolution. On s’inquiéta, entre autres choses, d’un chant de Ver-Vert intitulé l’Ouvroir, qu’on crut être entre les mains du prince Henri de Prusse. Ce prince, qui, après avoir montré qu’il était bon capitaine, dut se réfugier dans une demi-obscurité pour ne pas risquer de trop déplaire à Frédéric II, son frère _ voilà  ! _, occupait noblement ses loisirs en cultivant les lettres, les arts et les sciences. Il était un des souscripteurs à la Correspondance de Grimm. Il s’intéressait particulièrement à Diderot _ voilà ; et nous savons qu’on parlait en permanence français à la cour de Berlin du roi Frédéric II. La lectrice de sa femme, Mme de Prémontval, dont il sera question dans le roman, avait pu lui en parler de visu. Ce n’est pas cependant par elle, comme l’a cru l’éditeur Brière, qu’il eut communication de Jacques le Fataliste, puisqu’elle était morte plusieurs années avant que ce livre fût écrit. Il _ le prince Henri de Prusse, donc (1726 – 1802) _ en possédait une copie au même titre que la vingtaine d’autres personnes dont parle Mylius. Seulement, il ne se crut pas obligé à la tenir secrète, et, en réponse à la demande du chant de Ver-Vert _ de Jean-Baptiste Gresset (1709 – 1777) _ qu’il n’avait pas, il offrit Jacques le Fataliste, qu’il avait _ voilà ! Il reçut des remercîments, et on le pria de mettre à exécution cette louable intention. Il répondit par cette nouvelle lettre : « J’ai reçu la lettre que vous m’avez adressée. L’Institut national ne me doit aucune reconnaissance pour le désir sincère que j’ai eu de lui prouver mon estime : l’empressement que j’aurais eu de lui envoyer le manuscrit qu’il désirait, s’il eût été en ma puissance, en est le garant. On ne peut pas rendre plus de justice aux grandes vues qui l’animent pour mieux diriger les connaissances de l’humanité. » Je regrette la perte que fait la littérature de ne pouvoir jouir des œuvres complètes de Gresset, cet auteur ayant une réputation si justement méritée. J’ai fait remettre au citoyen Gaillard, ministre plénipotentiaire de la République française, le manuscrit _ nous y voilà ! _ de Jacques le Fataliste. J’espère que l’Institut national en sera bientôt en possession. Je suis, avec les sentiments qui vous sont dus, votre affectionné, Henri ». Voici donc comment le texte original de Denis Diderot d’après lequel a été enfin diffusé en France ce très précieux « Jacques le fataliste et son maître« … Et fin ici de cette bien trop longue incise, simplement documentaire, rajoutée le 25 janvier.

Ce mouvement d’exhaussement sublime au-dessus des normes communes qui est aussi, au final, ce que Diderot lui-même a voulu lestement et subtilement mettre en valeur en son magnifique récit à rebondissements qu’est ce « Jacques le fataliste et son maître«  _ prudemment non publié par Diderot lui-même de son vivant (Diderot est décédé le 31 juillet 1784) en France, mais laissé au jugement plus distancié de la postérité…

C’est donc cette formidable capacité de gestes impromptus de liberté qu’Emmanuel Mouret vient nous laisser appréhender sur l’écran via la très vive mobilité en alerte et à certains moments décisifs jouissivement surprenante pour notre curiosité, des personnages virevoltants et, à ces moments-là au moins, imprévisibles, de ses films :

Emmanuel Mouret, ou les jubilatoires délicieuses surprises du pouvoir même de la liberté ainsi délicatement, avec douceur, finesse et subtilité, pour notre plaisir, si brillamment filmé.

Ce mardi 24 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Pour répondre à la question « Qui, du marquis des Arcis et de la marquise de La Pommeraye, trompe (ou trompe le plus) l’autre ? »…

10jan

Voici quelques éléments de réponse à la question de mon article d’hier 8 janvier 2023 :

« « 

La question de la vérité, de l’honnêteté, de la sincérité, de la franchise _ et éventuellement de leurs divers degrés respectifs _ au sein des relations affectives, amoureuses _ et, au tout premier chef, matrimoniales, ou quasi, comme dans cette « histoire » un peu exceptionnelle-ci... _, court, en effet, tout au long du conte-récit de l’Histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis, qui occupe le centre et le cœur même de ce roman inclassable de Diderot qu’est son « Jacques le fataliste et son maître » ;

avec leurs envers, forcément : le mensonge, l’hypocrisie, la tromperie, la duperie, la fourberie, la malhonnêteté, la méchanceté, la scélératesse, etc. _ du monde comme il est et comme il va… _ ;

constituant un élément central et fondamental de l’anthropologie _ non spécifiquement théorisée, mais donnée à ressentir en cette forme-ci, romanesque (mâtinée aussi de théâtral, eu égard au caractère conversationnel des échanges dialogués permanents entre les trois interlocuteurs que sont là l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf et ces deux de ses hôtes, que sont Jacques et son maître, sans compter les interventions aussi, à quelques reprises dans le récit, de l’auteur lui-même, Diderot, s’adressant à son lecteur !)… _ de Denis Diderot, à propos de l’affectivité (sentiments, émotions, passions, ainsi que pratiques érotiques et sexuelles, pour employer un vocabulaire qui n’était pas celui de l’époque…), concernant les liens _ dont celui, bien sûr, du mariage, mais aussi de ce que Diderot nomme le « libertinage«  ou encore « la galanterie pratiquée couramment, voire quasi universellement, elle aussi…  ; cf, par exemple, le très bref essai « Sur les femmes« , publié en ouverture (aux pages 7 à 22) du volume Folio n° 6556 de l’édtion d’Yvon Belaval de l’Histoire de Mme de La Pommeraye _ entre hommes et femmes :

questions intéressant au tout premier chef notre cher Diderot,

dont un des chefs d’œuvre marquant _ et même éblouissant _ est et demeure les admirables « Lettres à Sophie Volland » _ c’est d’ailleurs une sorte de scandale culturel présent que l’édition de poche, en Folio (n° 1547), de celles-ci, ne soit plus aujourd’hui disponible ! Pour ma part, de ces « Lettres à Sophie Volland«  (« Pour moi dans l’éloignement où je suis de vous, je ne sache rien qui vous rapproche de moi, comme de vous dire tout _ voilà ! _ et de vous rendre présente à mes actions par mon récit », écrivait Diderot..),  j’ai la chance de posséder l’édition Gallmard, en deux volumes, d’André Babelon, de 1938 ; et celle, au Club français du livre, d’Yves Florenne, de 1965. De même qu’un intéressant commentaire « Denis Diderot – Sophie Volland Un dialogue à une voix« , de Jacques Chouillet, chez Champion, en 1986.

La situation des liens affectifs et sentimentaux entre Mme de La Pommeray et le marquis des Arcis est dessinée, en son départ, aux pages 156 à 163 du récit de l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf à Jacques et son maître avec lesquels s’est engagée une conversation suivie, interrompue fréquemment qu’elle est, mais sans cesse reprise et continuée, jusqu’au bout, par les forcément impérieux offices de l’hôtesse en son établissement, dans l’édition Belaval (Folio classique n° 763) :

« Ces deux hommes _ indique l’hôtesse à ses deux interlocuteurs, page 156, afin de présenter celui (« cet homme qui est là-bas« ) de  ces deux hommes-là, hôtes eux aussi, comme Jacques et son maître, de l’auberge, qui a fait, lui, « un bien saugrenu » mariage (avait-on lu à la page 146), dont l’hôtesse va s’enchanter à narrer délicieusement, pour Jacques et son maître qui l’écoutent, comme pour nous qui allons lire le récit qu’entame ainsi ce conte de Diderot… _ sont bons gentilshommes ; ils viennent de Paris et s’en vont à la terre du plus âgé. (…) Le plus âgé des deux s’appelle le marquis des Arcis _ voilà ! Nous voici introduits à cette histoire-ci du « saugrenu mariage« …. C’était _ on remarque bien sûr l’emploi ici, pas tout à fait anodin, de l’imparfait, dans ce récit de l’hôtesse  _ un homme de plaisir _ un libertin, donc _, très aimable, croyant peu à la vertu des femmes _ et donc en profitant et probablement abusant : « Il avait raison« , se permet de commenter ici Jacques, page 156 : Jacques est en effet lui aussi, même si ce n’est pas tout à fait au même niveau social que le marquis, une sorte d’expert en libertinage… M. le marquis en trouva pourtant une _ de femme _ assez bizarre _ c’est-à-dire en quelque sorte peu banale et passablement inattendue, à la différence de la manière dont se comporte le plus souvent la plupart des autres femmes… _ pour lui tenir rigueur. C’était une veuve qui avait des mœurs, de la naissance, de la fortune et de la hauteur _ eu égard à son rang et surtout à sa haute estime de soi. M. des Arcis _ pour elle _ rompit avec toutes ses connaissances, s’attacha uniquement à Mme de La Pommeraye, lui fit sa cour avec la plus grande assiduité, tâcha par tous les sacrifices imaginables _ voilà, rien moins ; en une une forme d’exploit... _ de lui prouver qu’il l’aimait _ d’un amour bien réel, profond et véritable : mais était-ce bien finalement le cas ?.. _, lui proposa même de l’épouser ; mais cette femme qui avait été si malheureuse avec un premier mari qu’elle… (…) qu’elle aurait mieux aimé s’exposer à toutes sortes de malheurs qu’au danger _ rien moins ! _d’un second mariage.

(…)

Cette femme vivait très retirée. Le marquis était un ancien ami de son mari ; elle l’avait reçu et continuait de le recevoir. Si _ par exception acceptableon lui pardonnait son goût efféminé pour la galanterie, c’était ce qu’on appelle un homme d’honneur _ déjà pour sa propre estime de soi.

La poursuite constante _ infiniment patiente et exclusive _ du marquis, secondée de ses qualités personnelles, de sa jeunesse, de sa figure, des apparences _ au moins, sinon de la réalité authentique : un doute pourrait donc demeurer… _ de la passion la plus vraie, de la solitude, du penchant à la tendresse, en un mot _ et c’est toujours l’hôtesse qui parle _, de tout ce qui nous livre _ nous, femmes _ à la séduction des hommes (…) eut _ ainsi _ son effet,

et Mme de La Pommeraye, après avoir lutté _ tout de même _ plusieurs mois contre le marquis, contre elle-même, exigé selon l’usage _ et en dépit de son refus, à elle, du mariage que lui proposait pourtant le marquis… _ les serments les plus solennels,  rendit heureux le marquis _ c’est-à-dire céda à son désir et devint sa maîtresse _,

qui aurait joui du sort le plus doux, s’il avait pu _ mais à la longue il ne le put pas... _ conserver pour sa maîtresse les sentiments _ d’amour profond, vrai et durable _ qu’il avait juré _ avoir _ et qu’on avait _ Mme de La Pommeraye _ pour lui. Tenez, monsieur, il n’y a que les femmes qui sachent aimer ; les hommes n’y entendent rien _ se permet de commenter alors la belle hôtesse à destination de ses deux interlocuteurs masculins, page 157. 

Au bout de quelques années _ le temps faisant son œuvre d’usure des sentiments masculins _, le marquis commença _ comme inexorablement, sinon fatalement… _ à trouver la vie de Mme de La Pommeraye trop unie _ uniforme, monotone, pas assez variée.  

(…)

À mille infimes détails s’accumulant peu à peu _ Mme de La Pommeraye pressentit _ alors _ qu’elle n’était plus aimée ; il fallu s’en assurer, et voici _ rapporte alors l’hôtesse, à la page 158 _ comment elle s’y prit. (…) Un jour, après dîner, elle dit au marquis : (…)

_ Mon ami, il y a longtemps que je suis tentée de vous faire une confidence ; mais je crains de vous affliger.

_ Vous pourriez m’affliger, vous ?

_ Peut-être ; mais le ciel m’est témoin _ et là, la duplicité de la marquise abuse ! _ de mon innocence… (…) Cela s’est fait sans mon consentement, à mon insu, par une malédiction _ un déterminisme, dirions-nous aujourd’hui _, à laquelle toute l’espèce _ femmes et hommes compris, donc ; et sans nulle exception individuelle ! _ est apparemment assujettie, puisque moi-même _ qui m’estime supérieure… _, je n’y ai pas échappé.  

(…)

_ De quoi s’agit-il ? (…) Mon amie, parlez ; auriez-vous au fond de votre cœur un secret pour moi ? La première de nos conventions ne fut-elle pas que nos âmes s’ouvriraient l’une à l’autre sans réserve ?

_ Il est vrai, et voilà ce qui me pèse ; c’est un reproche qui met le comble à un _ reproche _ beaucoup plus important que je me fais. Est ce que vous ne vous apercevez pas que je n’ai plus la même gaieté ? J’ai perdu l’appétit ; je ne bois et je ne mange que par raison ; je ne saurais dormir. Nos sociétés les plus intimes _ bigre ! _ me déplaisent. La nuit, je m’interroge et je me dis : Est-ce qu’il est moins aimable ? Non. Auriez-vous à lui reprocher quelques liaisons suspectes ? Non. Est-ce que sa tendresse pour vous est diminuée ? Non. Pourquoi, votre ami étant le même, votre cœur est-il donc changé ? car il l’est _ voilà… _ : vous ne pouvez vous le cacher ; vous ne l’attendez plus avec la même impatience ; vous n’avez plus le même plaisir à le voir ; cette inquiétude quand il tardait à revenir ; cette douce émotion au bruit de sa voiture, quand on l’annonçait, quand il paraissait, vous ne l’éprouvez plus.

(…) 

_ Marquis, (…) oui, mon cher marquis, il est vrai… Oui, je suis… Mais n’est-ce pas un assez grand malheur que la chose _ d’un tel désamour, même si ce mot-là ne vient pas sous la plume de Diderot… _ soit arrivée, sans y ajouter encore la honte, le mépris _ de soi : et c’est bien là le plus grave _ d’être fausse, en vous le dissimulant ? Vous êtes le même, mais votre amie est changée ; votre amie vous révère, vous estime autant et plus que jamais ; mais… mais une femme accoutumée comme elle à examiner de près ce qui se passe _ réellement _ dans les replis les plus secrets de son âme et à ne s’en imposer sur rien, ne peut se cacher que l’amour _ lui, voilà ! _ en est sorti. La découverte est affreuse, mais elle n’en est pas moins réelle. La marquise de La Pommeraye, moi, moi, inconstante ! légère ! Marquis, entrez en fureur, cherchez les noms les plus odieux, je me les suis donnés d’avance ; donnez-les-moi, je suis prête à les accepter tous…, excepté celui de femme fausse, que vous m’épargnerez, je l’espère, car en vérité je ne le suis pas _ proclame-t-elle au moment même où elle amorce ainsi la construction de son piège à venir par la sournoise manœuvre perfide de cette fausse confidence, sous couvert de la plus grande sincérité réciproque ; quand elle vient ainsi prêcher auprès du marquis le faux aveu d’un désamour sien, afin de mettre à jour ainsi et obtenir de lui le vrai de son effectif désamour à lui… Qui trompe donc qui, ici ?.. Cela dit, Mme de La Pommeray _ joignant à peine théâtralement le geste à la parole _ se renversa sur son fauteuil et se mit à pleurer. Le marquis se précipita à ses genoux, et lui dit : « Vous êtes une femme charmante, une femme adorable, une femme comme il n’y en a point _ un trait bien sûr capital, tant pour le thème du rare « mariage saugrenu » (qui viendra) sur lequel entend broder l’hôtesse, que pour l’anthropologie de fond de Diderot lui-même quant à l’héroîsme de certains assez rares caractères supérieurs, que lui, Diderot, ne peut se cacher d’admirer… Votre franchise, votre honnêteté _ c’est un comble de duperie réussie de la part de la marquise, qui est en train de mentir ! _ me confond et devrait me faire mourir de honte. Ah! quelle supériorité _ et là le marquis, ainsi dupé, ne croit pas si bien dire… _ ce moment _ de fausse franchise de la marquise _ vous donne sur moi ! _ nous ne tarderons pas à en découvrir l’enchaînement presque parfait des suites (jusqu’à l’extraordinaire très inattendu retournement final de l’affaire dans le récit). Que je vous vois grande et que je me trouve petit ! _ mais c’est en fait dans l’art du perfide mensonge, et non pas dans la généreuse et ouverte franchise !, que la marquise est grande, et même diabolique… _ c’est vous qui avez parlé la première, et c’est moi qui fus coupable _ de désamour réel _ le premier. Mon amie, votre _ fausse _ sincérité _ affichée _ m’entraîne ; je serais un monstre _ et le marquis ne l’est pas du tout, en effet _ si elle ne m’entraînait pas _ ce qu’obtient à la perfection le subterfuge de la fausse sincérité ici de la marquise _, et je vous avouerai que l’histoire _ inventée de toutes pièces par la marquise de La Pommeraye, du désamour _ de votre cœur est mot à mot l’histoire _ du désamour _du mien. Tout ce que vous vous êtes dit, je me le suis dit : mais je me taisais, je souffrais, et je ne sais quand j’aurais eu le courage de parler.

_ Vrai, mon ami ?
_ Rien de plus vrai
_ l’aveu du marquis ainsi recherché par la marquise, est donc on ne peut plus clairement obtenu ici par ce stratagème de la fausse confidence de la marquise ; et c’est en toute innocence et naïveté que le marquis vient ici de se livrer et se perdre…  _ ; et il ne nous reste qu’à nous féliciter réciproquement selon un très efficace faux parallélisme _ d’avoir perdu en même temps le sentiment _ d’amour _ fragile et trompeur _ car illusionné donc… _ qui nous unissait _ jusque là.

(…)

Jamais vous ne m’avez paru aussi aimable, aussi belle que dans ce moment _ de faux aveu et fausse contrition _ ; et si l’expérience du passé ne m’avait rendu aussi circonspect, je croirais vous aimer plus que jamais.« 

Et le marquis en lui parlant ainsi lui prenait les mains et les lui baisait.. _ commente l’hôtesse, page 162.

Mme de La Pommeraye renfermant en elle-même _ voilà donc comment se poursuit ici la dissimulation _ le dépit mortel _ rien moins ! _ dont elle était déchirée, reprit la parole _ poursuit son récit l’hôtesse (et l’auteur, Diderot, en marquant ainsi la césure), page 162 _ et dit au marquis : « Mais, marquis, qu’allons-nous devenir ?

_ Nous ne nous en sommes imposés _ n’étant pas entrés dans le lien du mariage _ ni l’un ni l’autre ; vous avez droit à toute mon estime ; je ne crois pas avoir entièrement perdu le droit _ et là le marquis se leurre complètement ; le piège de la marquise fonctionne ainsi à plein… _ que j’avais à la vôtre : nous continuerons de nous voir, nous nous livrerons à la confiance _ totalement perdue de la marquise, puisque désormais inversée en implacable haine vengeresse féroce ! _ de la plus tendre amitié. Nous nous serons épargnés _ que non ! l’illusion du malheureux marquis est totale… _ tous ces ennuis, toutes ces petites perfidies _ le marquis ignore ainsi la très grande perfidie du « singulier mariage » que va très bientôt lui mitonner très minutieusement et très patiemment l’infiniment « vindicative » marquise _, tous ces reproches, toute cette humeur, qui accompagnent communément _ mais la marquise n’a décidément rien de ce « commun« -là ; et le marquis se méprend du tout au tout sur la « singularité«  de caractère de la marquise…  _ les passions qui finissent ; nous serons uniques dans notre espèce » _ mais ce ne sera pas de cette espèce de tolérance, voire pardon, dont à ce moment le marquis des Arcis pense faire partie… ; et la rare « singularité«  finale qui sera in extremis la sienne, le marquis, lui, constamment si léger, n’en a, pour le moment, pas le moindre petit début de pressentiment, même s’il sait bien qu’il est, à ses yeux du moins, parfait « homme d’honneur«  Le génie de Diderot auteur de ce conte est là tout simplement magnifique. Vous recouvrerez toute votre liberté _ libidinale _, vous me rendrez la mienne que non ! et le marquis est loin de se douter si peu que ce soit du piège que la marquise entreprend dès maintenant de penser à échafauder, mettre au point, et qui va implacablement se refermer sur lui _ ; nous voyagerons dans le monde ; je serai le confident de vos conquêtes _ galantes _ ; je ne vous cèlerai rien des miennes, si j’en fais quelques unes, ce dont je doute fort, car vous m’avez rendu difficile _ mais c’est lui qui, in fine, sera en efft « conquis« , par l’incroyable rédemption sublime de la catin par laquelle la marquise va croire piéger le malheureux marquis et très cruellement le perdre aux yeux de tous (un point qui est décisif), ainsi que de lui-même. Cela sera délicieux ! _ oui, en effet ; mais pas du tout comme se le figuraient à cet instant et l’innocent marquis, et la vindicative marquise, entreprenant dès à présent, de penser à  comment se venger de cet amour sien si vilainement trahi par la déplorable inconstance du marquis... Vous m’aiderez de vos conseils _ mais ils seront incroyablement perfides ! _, je ne vous refuserai pas les miens _ assez experts en fait d’art de la galanterie et du libertinage _ dans les circonstances périlleuses où vous croirez en avoir besoin. Qui sait ce qui peut arriver ? _ et nous lecteurs de ce récit de l’hôtesse, et du conte de Diderot qui la fait délicieusement parler ici, n’allons, en effet, mais pas du tout comme se l’imagine ici le malheureux personnage du marquis, être au bout de nos, en effet, délicieuses et sublimes surprises…

(…)

Après cette conversation _ poursuit alors son récit, page 163, l’hôtesse _, ils se mirent à moraliser sur l’inconstance _ universelle, banalement « commune«  _ du cœur humain, sur la frivolité _ naïve, inconséquente _ des serments, sur les liens _ bien trop fragiles _ du mariage…« 

La suite, de la page 173 à la page 213 de « Jacques le fataliste et son maître« , va consister en ce récit à rebondissements, par l’hôtesse à Jacques et à son maître, du détail cruellement efficace et précis de la mise en place et réalisation méticuleuse du piège du « saugrenu« , ou « singulier« , mariage, que va tendre la très « vindicative » Mme de La Pommeraye au malheureux _ puis, in fine, heureux, car incroyablement chanceux ! :« il a été plus heureux que sage », commente joliment, page 213, au final du récit de l’hôtesse, le maître de Jacques _ marquis des Arcis, avec son incroyable sublimissime renversement amoureux final…

Soit le conte superbe d’une ingénieuse trompeuse finalement trompée en le renversement, du tout au tout, du sens du résultat tellement imprévisible et imprévu par elle, comme par le marquis, et par tous, de sa perfide vengeance :

« _ En vérité, je crois que je ne me repends de rien ; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m’aura rendu un grand service. Ma femme, allez vous habiller, tandis qu’on s’occupera de faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu’à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi « , dira le marquis à son épouse, à la page 211 ;

et « Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale« ajoute alors à son récit l’hôtesse.

Ce à quoi répond alors Jacques, à la page 212 : 

« _ Et je gagerais bien que ces trois ans s’écoulèrent comme un jour, et que le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu’il y eût au monde« …

À la page 173 de Jacques le fataliste et son maître, Diderot fait reprendre à l’hôtesse le récit qui avait été interrompu à la page 163 (« Messieurs, il faut que je vous quitte. Ce soir, lorsque toutes mes affaires seront faites, je reviendrai et je vous achèverai cette aventure, si vous en êtes curieux… » _ et comment le sont-ils ! _) :

L’hôtesse : (…) Vous rappelez-vous où nous en étions ?

Le maître : Oui, à la conclusion de la plus perfide des _ fausses _ confidences _ de la marquise.

L’hôtesse : M. le marquis des Arcis et Mme de La Pommeraye s’embrassèrent, enchantés _ mais pas du tout pour les mêmes raisons _ l’un de l’autre _ elle, la dupeuse appâteuse, et lui, le dupé appâté _, et se séparèrent.

Plus la dame s’était contrainte _ à masquer au marquis ses véritables sentiments _ en sa présence, plus sa douleur fut violente quand il fut parti. Il n’est que trop vrai, s’écria-t-elle _ ainsi à part soi _, il ne m’aime plus !…

(…)

Je vous ai dit que cette femme avait de la fierté ; mais elle était bien autrement _ à un bien plus haut degré, donc, et très peu ordinaire _ vindicative _ voilà ! Lorsque les première fureurs furent calmées, et qu’elle jouit _ mais oui _ de toute la tranquillité _ indispensable _ de son indignation _ fait alors raconter à l’hôtesse le merveilleux Diderot, page 174 _, elle songea à se venger, mais à se venger d’une manière _ vraiment absolument _ cruelle, d’une manière à effrayer tous ceux qui _ en ayant eu connaissance _ seraient tentés à l’avenir de séduire et de tromper une honnête femme  _ comme le marquis des Arcis avait si vilainement procédé avec elle. Et cet enjeu social de réputation est en effet vital pour chacun des divers protagonistes de cette affaire. Elle s’est vengée _ annonce par anticipation dès ce moment de son récit l’hôtesse, à la page 174 _, elle s’est cruellement vengée ; sa vengeance a éclaté _ et de fait nous découvrirons le très précis détail de ce qui va suivre, jusqu’à la page 207, des modalités hyper-raffinées de ce comment de la vengeance de la marquise de La Pommeraye à l’égard du malheurux marquis des Arcis _ et n’a corrigé personne _ mais nous verrons aussi pour quelles surprenantes, imprévues et supérieures raisons _ ; nous n’en avons pas été depuis moins vilainement séduites et trompées _ indique malicieusement l’hôtesse à laquelle on ne saurait décidément la faire…

En ce qu’elle pense, mais bien à tort, être la conclusion définitive de sa vengeance contre le marquis des Arcis,

Madame de la Pommeray fait venir chez elle, le lendemain même _ et c’est bien sûr le moment décisif _ de la noce du marquis avec Melle Duquênoi (« c’était son nom de famille« , avons-nous appris à la page 197 ; cette « Melle Duquênoi, ci devant la d’Aisnon » _ D’Aisnon est son nom de catin, au tripot de l’hôtel de Hambourg, rue Traversière, avons-nous appris aussi à la page 207 _, est-il répété à la page 213), celui-ci, le marquis tout fraîchement marié, donc ;

et « on le reçut avec un visage où l’indignation se peignait dans toute sa force ; le discours qu’on lui tint ne fut pas long ; le voici :

« Marquis, lui dit-elle _ rapporte le récit de l’hôtesse, à la page 207 _, apprenez à me connaître _ le naïf marquis a décidément manqué de la plus élémentaire perspicacité.

Si les autres femmes s’estimaient assez _ ce qui n’est hélas pas le cas… _ pour éprouver _ toute la puissance de _ mon _ juste _ ressentiment, vos semblables _ masculins _ seraient moins communs.

Vous aviez acquis une honnête femme que vous n’avez pas su conserver ; cette femme, c’est moi ; elle s’est vengée en vous en faisant épouser une _ indigne _ digne de vous.

Sortez de chez-moi, allez rue Traversière à l’hôtel de Hambourg, où l’on vous apprendra le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé pendant dix ans, sous le nom d’Aisnon« .

La surprise et la consternation de ce pauvre marquis ne peuvent se rendre« , etc., etc.

_ et commencent alors, pour le marquis, quelques jours (« quinze jours, sans qu’on sut ce qu’il était devenu« , apprenons-nous du récit de l’hôtesse, à la page 208) de fuite (loin de chez lui, à Paris ; « cependant, avant de s’éloigner, il avait pourvu à tout ce qui était nécessaire à la mère et à la fille, avec ordre d’obéir à madame comme à lui-même« , lit-on pages 208-209) et de calvaire, notamment (mais pas seulement) social, pour sa réputation désormais bien ruinée.

Jusqu’à un extraordinaire renversement _ presque final ; car Diderot nous proposera encore, in extremis en ce récit, un autre regard, en quelque sorte alternatif à celui de l’hôtesse (selon le point de vue, cette fois, du maître de Jacques), sur toute cette affaire de « saugrenu mariage«  telle que vient de la narrer l’hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf ; et c’est nous, lecteurs, que Diderot-auteur, in fine, laisse libres de faire notre propre jugement sur les divers protagonistes, en toute dernière instance… _ des situations _ tant matrimoniales qu’affectives, galantes, amoureuses… _ des personnes,

dont s’enchante, bien plus encore que, déjà, son savoureux personnage de la malicieuse, délicieuse et plantureuse hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf, qui aime tant raconter,

cet admirable conteur et profond philosophe de l’humain qu’est notre cher, magnifique et merveilleux, Denis Diderot : homme de subtile  profonde vérité.

Ce lundi 9 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Lire Diderot : qui, du marquis des Arcis et de Madame de la Pommeraye, trompe l’autre, dans le récit qu’en donne l’hôtesse du Grand-Cerf, dans le conte de « Jacques le fataliste et son maître » de Diderot ? : quelques précisions sur le personnage de l’Hôtesse de l’auberge du Grand-Cerf…

08jan

L’art subtil et très plaisant de la complexité des récits admirablement enchâssés _ de façon à stimuler et tenir en haleine tout du long la curiosité du lecteur soucieux de connaître les péripéties, les ressorts, et la fin de l’histoire : à la façon de ce qui peut stimuler, attiser et entretenir l’amant en remettant toujours à un peu plus tard la venue à la satisfaction de son désir (ou entretenir son amour) ; cf le bien connu « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule » de Corneille (en son « Polyeucte, martyr« , I, 1)  _ dans le « Jacques le fataliste et son maître » de Denis Diderot, est désormais bien connu, et même universellement admiré aujourd’hui.

Et tout particulièrement l’art magistral, si vivant, avec ses multiples très efficaces « effets de réel« , à destination du lecteur, de Diderot lui-même, l’auteur premier et final de cet ensemble de récits et dialogues enchâssés, d’entremêler si subtilement les discours de l’Hôtesse, bien occupée, d’abord, par l’urgence immédiate de ses divers offices, de l’auberge du Grand-Cerf, et de ses deux interlocuteurs très attentifs et curieux que sont Jacques et son maître ; mais aussi les interventions dans le récit de l’auteur lui-même _ Diderot _  de ce conte à très plaisants et astucieux enchâssements, que constitue, en ses suites à l’apparence de très réjouissants impromptus, ce roman assez singulier qu’est « Jacques le fataliste et son maître« 

Avec ses malicieux mais aussi on ne peut plus sérieux, et infiniment graves, enjeux de réalisme et de vérité, in fine :

avec, de la part de l’homme Diderot lui-même, le souci de l’auteur infiniment libre et inventif qu’il est, de  cerner au près et au plus juste, les paradoxales complexes vérités du cœur humain…

Ainsi Diderot à son écritoire, en homme pré-freudien... _ « accoutumé comme lui à examiner de près ce qui se passe dans les replis les plus _ infinitésimalement, à la Leibniz… _ secrets de son âme (et à ne s’en imposer _ non plus : sa liberté est essentielle ! _ sur rien)« ,

selon cette même capacité que lui, auteur, en s’aidant du plaisant discours si vivant et à rebondissements qu’il fait prononcer à son personnage virevoltant de l’Hôtesse, très occupée par les charges de son office à l’auberge du Grand-Cerf, mais aussi toute passionnée qu’elle est de raconter aux curieux et attentifs Jacques et son maître, qu’elle sait constamment tenir en haleine sous le charme de son art très délié de conteuse, car c’est celle-ci, la pérorante hôtesse (élevéee à la haute école de Saint-Cyr _ confie-t-elle, à la volée, à ses interlocuteurs, à la page 181 : « Je raconte volontiers les aventures des autres, mais non pas les miennes. Sachez seulement que j’ai été élevée à Saint-Cyr, où j’ai peu lu l’Évangile et beaucoup de romans. De l’abbaye royale à l’auberge que je tiens il y a loin« … ; indication de Diderot-auteur qui permet d’asseoir la vraissemblance (à la fois par l’extraction de celle-ci d’une noblesse pauvre (justifiant son éducation à l’école royale de Saint-Cyr), mais aussi de sa lecture assidue de romans…) de l’assez peu ordinaire capacité de pénétration du cœur humain (ainsi que des mœurs de la plus haute noblesse, telle celle de la marquise de La Pommeray et du marquis des Arcis) de ce personnage plantureux et volubile de l’hôtesse-aubergiste… _) qui prononce ces paroles pour caractériser Madame de La Pommeraye,

vient-il prêter cette assez rare capacité de penser _ à la page 160 de son « Jacques le fataliste et son maître » en l’édition Belaval du Foli classique n° 763 _ au personnage _ peu ordinairement à un tel degré de perspicacité _ introspectif _ et terrifiant, pour lors, en la perfidie du poids terrible des effets que celle-ci, la marquise, va, par la menée patiente et suivie de son complexe stratagème, provoquer et en retirer aux dépens de son (déjà ancien) amant, le malheureux marquis des Arcis, qu’elle piège en ce très « singulier mariage«  avec une catin, qui finit par se produire (« Il vaut mieux épouser que de souffrir. J’épouse. (…) Je ne puis être plus malheureux que je ne le suis« , finit par se résoudre ainsi le marquis des Arcis, à la page 204). Le piège ourdi par la marquise de La Pommeraye a ainsi fonctionné ; ce marquis des Arcis qui présente pas mal de traits de Diderot lui-même, en personne !.. _ de Madame de La Pommeraye,

dont cette hôtesse s’emploie à narrer, par le menu des ressorts patiemment mis en place, la machiavélique perfide machination dans cette « histoire du mariage singulier« , ou « bien saugrenu » _ les deux expressions se trouvent dans les paroles prononcées par l’hôtesse, puis par le maître de Jacques, à la page 146 _ qui constitue le fil conducteur de ce conte de l' »Histoire de Mme de La Pommeraye » et du marquis des Arcis, placé par Diderot au cœur même de son « Jacques le fataliste et son maître » :

 

la marquise de La Pommeraye, dit ainsi l’Hôtesse, à la page 160 :

« une femme accoutumée comme elle à examiner de près ce qui se passe dans les replis les plus secrets de son âme et à ne s’en imposer sur rien« …

Pour se parfaire une idée de la richesse du regard de Diderot-auteur sur les complexités et paradoxes du cœur humain,

il n’est que de constater l’intervention in extremis, tout à la fin du récit, aux pages 214 à 216, de l’auteur qu’est Diderot lui-même dans le récit de ce conte, pour « contrer » le parti-pris _ celui de l’hôtesse-narratrice… _ qui semblait l’emporter au regard du lecteur, de la défaite finale _ défaite délicatement accentuée dans le tout dernier plan de la séquence ultime du merveilleux film d’Emmanuel Mouret, dont les images montrent excellemment beaucoup de traits demeurés silencieux dans le récit de l’hôtesse rapporté par Diderot !!! Et c’est là le pouvoir du cinéma, comme ici à son meilleur ! _ de Madame de La Pommeraye, en un exposé s’employant à vanter aussi les mérites, en fait de singularité, et même d’héroïsme de caractère _ par rapport à ceux des deux protagonistes, assez héroïques, et chacun dans  son genre, de ce bien « saugrenu mariage » final qui constitue bien le fil conducteur de tout le récit de l’hôtesse… _, de cette dernière, je veux dire Madame de La Pommeraye, en sa formidable « vindicativité » vengeresse, et infiniment patient esprit de suite, à l’égard de ce que celle-ci estime avoir constitué la foncière fourberie malhonnête de celui qui l’avait vilainement trompée, le trop léger et lâche marquis des Arcis…

Pour ne rien dire, pour le moment du moins, de celle qui apparaît dans le récit de l’hôtesse _ et sous la plume de l’auteur, Diderot _, sous le nom de « Mademoiselle Duquênoi, ci-devant la d’Aisnon » ;

et sous celui de « Mademoiselle de Joncquières » dans le di beau film éponyme d’Emmanuel Mouret…

Mais qu’en est-il, en vérité ?

À suivre, par conséquent…

Ce dimanche 8 janvier 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

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