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Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy

22fév

Avec « L’Estranea » _ l’étrangère : publiée aux Éditions Rizzoli en 2007 _, traduit en français « L’Obscure ennemie » _ par Nathalie Bauer, aux Éditions du Seuil, ce mois de janvier 2010 _, Elisabetta Rasy donne un troisième volet, plus que parfait (!), à l’aventure _ parfaitement délicate _ de sa réflexion _ à merveille « fouillée« _ sur son identité (de personne), eu égard à l’intimité _ ardente en même temps que peu dite, sur le moment _ de sa filiation à ses deux parents :

….

le premier volet, napolitain, « Pausilippe«  _ « Posilippo » parut aux Éditions Rizzoli en 1997 ; et en traduction française en 1998 aux Éditions du Seuil _ s’avérait constituer rien moins qu’un « tombeau« , aussi humble et discret que magnifique, au père (napolitain, d’origine en partie levantine : disparu en août 1978 ; mais « quitté » dès 1956-57 : lors de la « fuite » de sa mère (le quittant, elle, la mère, pour un autre : « chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle« , sera-t-il dit, page 16 d' »Entre nous« ) de Naples ; et qu’elle ne revoyait, elle, la fille de ce père, que de temps en temps, sans vivre vraiment avec lui…) ;

et le second volet, romain, « Entre nous«  _ « Tra noi due » parut aux Éditions Rizzoli en 2002 ; et en traduction française en 2004, toujours au Seuil _ un « tombeau« , élégant et sublime, à la mère (romaine, d’origine romagnole : morte le 13 février 2000) ; une femme tempétueuse _ « insufflant sa hâte au monde« , telle Anna Picchi, la mère du poète livournais Giorgio Caproni… _, et qui, « quoique marquée par la vie et par son caractère violent, tourmenté« , se consacrant principalement à l’éducation de ses deux enfants, « avait toujours exercé sur (Elisabetta, ainsi, sans doute, que son frère) une autorité indiscutée« , dont il avait fallu, par quelques moyens ou biais, aussi se défendre : c’est de cette relation complexe que « Entre nous » faisait le récit riche, lumineux, en forme surtout d’hommage…

Or, voici que « L’Estranea » vient apporter _ sans nulle retouche « romanesque« , semble-t-il, du moins, cette fois ! _ quelques précisions _ d’importance ! _ sur les modalités de la disparition, « ravagée« , de cette mère, « Madame B.« ,

ainsi que la nomment les divers médecins entre les mains desquels celle-ci va passer, devenue octogénaire _ elle est née le 3 janvier 1917 _, dix-huit mois durant, entre mai 1998, moment de l’aveu de sa maladie, et janvier 2000, moment de son retour forcé chez elle, sans espoir de guérison, exténuée, quinze jours à peine avant son décès, le 13 février, en l’appartement au second étage de la maison-villa de la jolie _ pentue, quasi agreste, parmi la luxuriance de splendides jardins avec arbres et fleurs _ Via delle Alpi, entre la ronde Piazza Caprera, en contrebas, et le parc aux grands beaux arbres, tout proche, de la Villa Paganini, sur la hauteur, du côté, et un peu à l’écart, tranquille, du beau Corso Trieste (avec pins) et de la noble et large Via Nomentana (avec platanes)…

Et alors que « les vingt et une années qui séparèrent son soixantième anniversaire  _ en 1977 _ du quatre-vingt-unième _ en 1998 _ avaient été les plus sereines de l’existence de Madame B. Ses enfants avaient grandi et avaient trouvé leur voie, non sans lui causer de soucis, mais lui apportant aussi la reconnaissance de son travail de mère et quelques satisfactions. Puis un petit-fils lui était né, et il l’avait rendue à ses ressources et compétences féminines. Elle s’était de nouveau sentie utile  _ ainsi qu’on est utile dans le travail d’amour _ et le chaos du monde s’était transformé à ses yeux en un cosmos ordonné et appréciable. A l’âge de soixante ans, elle avait appris à profiter de la vie, même si elle n’était jamais devenue une femme placide et joviale, si elle continuait d’avoir de féroces crises de mauvaise humeur et des accès d’indignation face à la lâcheté, à la vulgarité et à l’hypocrisie humaine, qui l’étourdissaient presque. Mais lorsqu’elle ouvrait ses fenêtres le matin, elle était heureuse de mesurer la lumière de la journée et de goûter la consistance de l’air« , pages 37-38 de « L’Obscure ennemie« … Bref, « elle était beaucoup plus heureuse à soixante ans qu’à quarante, beaucoup plus entreprenante à soixante-dix qu’à trente« , page 39. « Mais _ voilà que _ cet automne-là _ de 1998 _, elle n’était plus sûre de rien, car ses habitudes commençaient à lui échapper, tels des objets visqueux« …


En effet, il s’agit moins cette fois, pour la narratrice, en ce troisième volet, donc, de « retour sur son intimité filiale » _ ainsi me permettrai-je de le formuler _, de cerner ce qu’elle doit, comme fille, à chacun de ses deux parents _ ils se sont séparés en 1956, Elisabetta, qui avait neuf ans, quittant précipitamment la Naples de la nombreuse tribu paternelle pour gagner Rome, où vivait sa grand-mère maternelle, veuve, Adèle B. _,

que de se focaliser sur un point très volontairement occulté du récit (légèrement « romancé » alors : cf les personnages d’Emilia Starita, le professeur de Français, et d’Aldo Camerini, le professeur de Philosophie et Histoire…) précédent de sa relation à sa mère : la maladie terminale de cette mère, qui devient ici _ et c’est tout nouveau ! _ « Madame B.« …

Soit, son cancer : « l’obscure ennemie » étant d’abord la tumeur ; et ses divers « ravages » : sur l’âme comme sur le corps….

C’est qu’Elisabetta ne désirait pas mettre, alors (en 2002, dans « Entre nous« ), l’accent sur ce bouleversement tellement déstabilisateur, « ravageur » même, de ses liens forts _ et patiemment construits, non sans tâtonnements ultra-complexes, étais divers et essais de consolidations, en particulier lors de l’adolescence : que décrit « Entre nous« , jusqu’en 1968, principalement ; même si le récit allait jusqu’à l’enterrement, déjà, de sa mère, en 2000 : il s’agissait d’un « tombeau«  !.. _ avec sa mère :

ce bouleversement de la maladie _ soit cette « obscure ennemie » ; ou cette « étrangèreté » : « L’Estranea« , qui donnait son titre au récit en italien… _ venant briser avec une violence affolante « le fil de la compréhension profonde » qui les unissait pourtant jusqu’alors…

Au point que le langage même (!) se met à lui faire, à elle, écrivain (!) _ dont le « métier étrange » est « d’essayer de traîner à l’intérieur des mots la force entraînante du monde » (page 109) _, soudainement défaut !!! Rien moins !!!

Faire état alors _ en 2002 _ de cette tempête-là aurait complètement « déformé » l’hommage du « travail de deuil » qui avait commencé…

Tant et si bien que le « sujet » _ en sublime « tension« … : le « problème« , si l’on veut, de plus en plus lancinant, en sa réalité massive incontournable, qui « travaille«  et « entretient«  sa permanente vibratoire, et chantante (jusqu’à crier presque, ou, du moins, pleurer : mais en silence ! toujours…) « tension«  ; et dont l’écriture du livre va être, et puis est, proprement, et tant bien que mal, une esquisse de « résolution«  : superbe de délicatesse à la fois précise et sobre, en son « humanité«  profondément grave : gravissime ! _

tant et si bien, donc, que le « sujet » de ce nouveau livre _ qu’est « L’Estranea« , mis à l’écriture par l’écrivain qu’est Elisabetta, en 2007 _ vient à se déplacer, délicatement, en même temps que très vite,

de la facticité (banalement empirique), apparente, de (l’évolution  _ avec péripéties et imprévisibilités (presque rocambolesques, parfois ; et il y va aussi, ici, de la « comédie humaine » de certains de ses protagonistes, dont divers médecins, assez contrastés en leurs « types » : « le jeune médecin expéditif« , « le médecin affable à l’hôpital de banlieue« , « le vieil ami médecin et psychanalyste« , « l’oncologue signalée par Milan« , « le prestigieux chirurgien du célèbre hôpital romain des maladies pulmonaires« , « son assistant qui jouait le méchant« , « le séduisant pneumologue« , etc… jusqu’à « la jeune et efficace doctoresse blonde régnant sur l’étage« …)… _ de) la maladie de la mère ; et de ses incidences plus que chahutées, violentes _ c’est une tourmente ! _ sur leurs liens mère-fille ;

vers ce que l’on peut caractériser _ ainsi que le fait Florence Noiville dans un bel article du Monde, le 14 janvier dernier, « « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy : maladie, mal à dire » : je lui emprunte son expression de « mal à dire« … _ comme quelque étrange « mal à dire« , très vite complètement déboussolé, de la fille _ pourtant si calme et si rationnelle en son habitus d’adulte maîtresse d’elle-même, pudiquement plus que très raisonnable en son ordinaire (et de plus écrivain magnifique ! une des vraiment grands d’Europe !) _ ;

en sa relation d' »intimité« , toujours intense et tendue, vibrante et mélodique, en la palette _ large ! _ de toutes ses harmoniques, à sa mère : depuis l’enfance ; une enfance « contenue » et dépassée, pourtant, pour l’essentiel, toutefois _ ce que narrait, justement, « Entre nous« 

Mais aussi, et encore, face aux autres ; en commençant par pas mal d’exemplaires de la tribu passablement exotique des médecins : qui ne l’entendent pas…


Tel est le « sujet » passionnant et bouleversant _ fouaillant dedans loin _ de ce très, très, grand livre, remarquablement mené et maîtrisé pour sujet si dérangeant, qu’est « L’Obscure ennemie« …

Une belle scène, pages 115-117, énonce comment, à un moment, vers la fin (située, elle, page 130)

_ « Une jeune et gentille coiffeuse me massait la tête avec une crème pour cheveux dévitalisés quand des larmes se mirent à couler _ tout soudain ! _ sur mon visage. La coiffeuse les vit dans la glace vivement éclairée devant nous ; et, inquiète, me demanda _ professionnelle… _ si je souffrais d’allergie. Alors incapable _ voilà _ de ravaler _ eh oui ! _ ces larmes autonomes et déplacées, dans ce salon bondé où retentissaient des bavardages joyeux, au milieu de tous ces étrangers, j’entendis ma voix raconter, indépendamment de ma volonté et de toute décision _ voilà ! _, l’histoire de la maladie de ma mère«  _,

la narratrice laisse éclater _ l’épisode se produit à l’automne 1999, entre, se remémore-t-elle, la troisième et la quatrième hospitalisation maternelle, cette dernière-là à la Noël 99 _ ce qu’à elle-même encore,

(bien) avant de pouvoir l’écrire, quelques années plus tard

_ bien après les faits, en quelque sorte : ce sera en 2006-2007 _

en un extraordinaire sublime « détail » d’analyse, par le seul récit, du devenir de cette « intimité » _ entre elles deux, seules, une nouvelle fois : le frère d’Elisabetta vit à Milan _ ravagée par la violence destructrice de cette maladie si sournoise _ et destructrice, à l’acide, de leur liens aussi _,

« détail »

plein de pudeur _ à rebours du vulgaire et de l’obscène : Elisabetta partageant complètement l’idiosyncrasie de sa mère sur ce plan-là _ et d’élégance _ racinienne ? _, en une magnifique délicatesse de subtilité, justesse et vérité et beauté, tout à la fois, d’analyse (dans cette « Estranea« , donc) ;


ce qu’à elle-même encore

Elisabetta, la fille de sa mère (plus que jamais écorchée vive, celle-ci, en sa vivacité hyper-exacerbée maintenant, et bien peu commode à vivre pour tous les autres, en ce « ravage » déchiré de son âme, plus encore, si c’est possible, que de son corps _ dira la narratrice… _),

Elisabetta, donc, n’est pas capable de se dire, ni penser clairement,

en son propre déstabilisateur « ravage » filial : car sa mère « ne voulait _ surtout _ pas devenir _ maintenant _ la fille de sa fille » (page 101) ; et « entendait être, jusqu’au bout, la maîtresse _ unique _ des caresses » (page 128) : « elle entendait _ elle qui « avait toujours été une femme tenace, qui avait toujours poursuivi ses idées et ses désirs avec obstination«  (page 92) _ continuer à être elle-même« , c’est-à-dire « rebelle, turbulente et passionnelle, avec son attachement à ce qu’avait été sa vie, à sa façon singulière de se sentir en vie, au bien de sa différence«  (page 100)

La narratrice du récit poursuivant, page 116 _ « j’entendis ma voix raconter« , donc, dans le salon de coiffure bondé _ :

« Notre voyage

_ car c’est de cette odyssée-là, à deux (surtout ; les autres étant plutôt d’épisodiques, seulement, comparses : la fille avec la mère, encore et toujours _ sempiternellement, volens nolens, « tra noi due » ; même si ce n’est jamais, et loin de là !, fusionnellement ; ni pour l’une, ni pour l’autre ; si fièrement éprises, toutes deux, et à combien juste titre !, de leur double, et mutuelle, et réciproque, indépendance, comme on voudra…),

qu’il s’agit bien, ici : Ithaque étant à la fois

la maison maternelle (mais « maison«  de la vie ! pas de la mort ! Madame B. ne veut surtout pas y revenir mourir ! même si on l’y contraint pourtant ; à son corps, ainsi que son âme, furieusement défendant !..),

mais aussi la fosse du cimetière de « Prima Porta« ,

sur laquelle se terminait déjà le récit de « Tra noi due« … (et où reposait, déjà, la grand-mère maternelle, Adèle : depuis janvier 1974 ; cf la phrase d’ouverture de « Tra noi due« , page 9 : « Quand ma grand-mère mourut, le 3 janvier 1974, je venais d’acheter un sac« … ;

et, page 171 du même : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta, où sont enterrées ma grand-mère et ma mère, est très différent du cimetière des non-catholiques du Testaccio, le premier cimetière que j’aie jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières«  ;

car « dans le cimetière du Testaccio, qu’on appelle aussi des Anglais, parce qu’il renferme les tombes de Shelley et de Keats, toute transaction est close« , page 173 ; et pas dans les autres : « A Prima Porta, chacun, de quelque ethnie qu’il soit, surtout du cœur, reprend ses liens, discute, revendique et regrette, poursuit la longue transaction de la vie« , venait de dire la narratrice la ligne précédente. Alors qu’au Testaccio, sont « closes«  les « transactions« … Fin de l’incise sur la vie et la mort des cimetières, selon les « transactions«  auxquelles, vivants et morts, on s’y adonne, et qu’on poursuit, ou pas !..) :

cette fois-ci, cela donne, page 9, mais de « L’Estranea« , cette fois : « Le matin où ma mère partit, le 13 février 2000, le temps était clément et les mimosas fleurissaient déjà. Deux jours plus tard, en revanche, le matin de son enterrement, il faisait un froid de loup. Le carré 117 _ des sépultures en terre _ avait l’allure d’un champ de bataille, les bulldozers le harcelaient de leurs implacables pelles pour y creuser les fosses ; il était humide et boueux. Autour de cette cavité qui paraissait inutilement profonde, un gouffre insensé, nous n’étions que trois _ mon frère, mon fils et moi _ avec l’employé des pompes funèbres qui nous avait assistés, aussi jovial et imperturbable qu’un agent immobilier« … Car « de belles et anciennes villas«  demeuraient à vendre, ne trouvant pas preneurs depuis qu’« on avait construit le cimetière«  et que « les propriétaires s’en étaient allés«  : la narratrice se demande alors, page 10 de « L’Obscure ennemie«  : « Vivre là, pensai-je, dans une de ces belles villas baignant le ciel romain qui, dès qu’il s’évade de la ville, se teint généreusement de couleurs enchantées et mythiques ? Se rappeler les morts tous les jours, ne considérer que du point de vue naturel ce qui est à la fois naturel et artificiel ?«  Sans façons… _

notre voyage, donc,

je reprends la phrase de la narratrice, page 116,

sous les yeux  _ voilà _ électroniques et radioactifs des appareils, parmi les passeports _ voilà _ urticants que constituaient les certificats médicaux et les comptes rendus des examens, dans la tranchée _ oui _ de la clinique, sous l’éternelle lumière crépusculaire _ certes _ des chambres et des couloirs _ le long d’une frontière _ en effet _ séparant un pays qui vous exile _ c’est cela même _ et un autre qui ne sait pas vous héberger _ et encore cela _, douaniers inclus _ encore, toujours… _ dans le rôle imposé par l’uniforme, une ligne de confins _ voilà, voilà _ où les meilleures et les pires intentions pavent la même route _ unique et sans retour : un parcours obligé, en cela…

Enfin

_ « j’entendis« , toujours : la même phrase se poursuit, « ma voix raconter«   _

mon inaptitude _ à « gérer« , ainsi que cela se dit ces temps-ci, ces situations, tant médicales, qu’avec la mère : toujours, toujours, et même plus que jamais, « tempétueuse« , elle ! l’expression « ma tempétueuse et très puissante mère » se trouve page 19 _

et son attitude difficile«  _ à cette mère : pour le moins ! qui s’en va peu à peu se mourant ; mais en se débattant extrêmement violemment…

… 

« Ma voix dévidait

_ d’elle-même, toute seule, en quelque sorte ; et à la petite coiffeuse : afin de justifier ces larmes incongrues, théâtrales : Elisabetta l’est si peu !!! _

ce récit _ qui deviendra, autrement (sublimement sobrement !..) analysé, bien sûr, « L’Estranea » !.. travail de l’écriture (d’Elisabetta Rasy) aidant…

Elle finit par s’apaiser _ cette voix qui se dévidait… _, toujours de manière autonome.

Vous êtes fatiguée, répliqua _ alors gentiment et avec pragmatisme _ la coiffeuse en me rinçant les cheveux ; vous avez besoin d’aide.

Elle réfléchit un moment et ajouta : « Je pourrais vous envoyer ma tante ».

(…)

C’est ainsi que (…) Matilde, la tante de la coiffeuse, descendant les pentes du Vésuve _ car Matilde « est » des environs de Naples _, se présenta dans l’appartement de Madame B. » _ au second étage de la jolie villa crème de la charmante Via delle Alpi : parmi la kyrielle des aides-soignantes qui se succédèrent à vitesse grand V (Elisabetta les raconte, chacune : Rocio, la Colombienne, Lucy, la Péruvienne, Amy, la Philippine, Matilde, la Napolitaine, Zina, l’Ukrainienne de Crimée, Julia, la Russe de Sibérie, Beatriz, la Chilienne, Francisca, l’Argentine…) dans la tâche (impossible !) d’assister au quotidien cette malade invivablement « ravagée » en son âme plus encore qu’en son corps _, aux pages 116-117… 

Un livre majeur, donc ! que ce formidablement beau, fort et vrai, en sa parfaite sobriété dénuée de cris : « L’Obscure ennemie » d’Elisabetta Rasy…

Titus Curiosus, ce 22 février 2010


En appendice, voici, encore _ avec de loin en loin un léger mot de commentaire _,

ma présentation ancienne (en 2004) du second volet de la méditation filiale, en forme de « Tombeaux« , d’Elisabetta Rasy (à ses parents) ; pour « Entre nous » :

Sur les chemins de la présence : Tombeau de Bérénice avec jardin

Dans le sillage de mes méditations romaines, j’ai lu en suivant deux prestes et intenses romans d’apprentissage autobiographiques, de 180 pages environ chacun, d’Elisabetta Rasy : Entre nous (Le Seuil, septembre 2004) et l’antérieur Pausilippe (Le Seuil, septembre 1998 _ traduits tous les deux par Nathalie Bauer) :

alors que ce dernier récit, Pausilippe, rode autour d’énigmes d’enfance à « Naples, 1956« , « Rome, après 1956″ et enfin au « Pausilippe, été 1962″ _ pour reprendre les trois en-tête de chapitres _ d’une narratrice née en septembre 1947 marqués, en contrepoint, par la figure d’une fragile et gracile amie de cœur, Fiammetta, jeune fille au dos meurtri par les rugosités d’une grotte marine au flanc du Pausilippe ;

le premier cité, Entre nous, tourne, lui, autour d’épisodes non moins étrangement puissants, à l’adolescence, débutant en octobre 1959, en classe de cinquième, avec l‘entrée dans la vie de la narratrice de la figure haute et fascinante d’Emilia Starita, son professeur de français, et s’achevant pour l’essentiel en septembre 1968 (avec l’enterrement au cimetière des non catholiques du Testaccio d’Aldo Camerini, professeur de philosophie et d’histoire de la narratrice, au lycée Torquato Tasso, Piazza Fiume à Rome, de 1962 à juin 1965)…

Mais de même que Pausilippe est surtout un adieu au père quitté (avec l’enfance à Naples), puis disparu,

ce livre-ci, Entre nous,

qui s’ouvre sur « un sac de cuir fin, noir très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple« , acheté le jour même de la mort de la grand-mère (Adèle _ « qui n’avait qu’un faible en matière de mode et d’habillement : les chapeaux et, justement, les sacs« ), le 3 janvier 1974 _ la narratrice précisant : « pendant des mois après sa mort, je me tourmentai à l’idée de ne pas avoir eu le temps de lui  montrer mon sac en peau fine » _,

est surtout un magnifique et discret « Tombeau » à la mère, disparue, elle, à Rome, en 2000 _ le 13 février, viens-je d’apprendre à la première ligne, page 9 , de « L’Obscure ennemie« 

C’est on ne peut plus discrètement, en effet, que l’auteur

_ à la différence de sa mère (« elle s’émouvait à l’approche de mon anniversaire comme s’il lui fallait chaque fois me remettre au monde _ il en a été ainsi jusqu’à la fin de sa vie« ), la narratrice n’aime pas les anniversaires (« je choisis très tôt la voie de ma famille paternelle, une voie levantine _ le grand-père paternel gréco-turc d’Elisabetta venait de Chypre _ où le soleil au zénith efface les ombres et les échéances, où il n’y a pas d’années avec leurs solennités blindées, mais la vague du temps qui change le paysage comme elle change les corps et les visages, rien de plus« , précise superbement cet immense écrivain) _

que l’auteur, donc, et sans l’indiquer formellement, nous laisse le soin de découvrir, incidemment, pas même le mois, ni le jour, rien que l’année, alors, de cette disparition de sa mère : on n’en apprendra pas davantage au dernier chapitre lors de l’évocation _ discrète, elle aussi _ de sa tombe au cimetière de Porta Prima (« dans un terrain, à la limite du cimetière, dénudé et boueux comme un paysage sibérien le jour où on l’enterra » ; Elisabetta fera des démarches pour obtenir un peu de verdure autour) ; ce n’est qu’après calcul et en retournant à la page précédente découvrir la date servant de repère, celle de l’emménagement décisif, de l’installation définitive (de sa mère, accompagnée d’Elisabetta) à Rome : alors qu’elle(s) ne cessai(en)t de changer de domicile depuis son (ou leur) arrivée dans la capitale (fin 1956 ou début 1957), découvrant en mars ou avril 1960 l’appartement qu’il s’avèrera au final qu’elle, la mère, ne quittera jamais _ en effet ! elle y mourra le 13 février 2000 _, « ma mère s’effraya et se déroba. Peut-être avait-elle vu en un éclair, quarante ans en avance, le lieu de sa mort« , laisse échapper tout au plus la narratrice… Quelle pudeur dans l’évitement, que de légèreté de trait dans le détour pour éviter qu’apparaisse frontalement (trop complaisamment) qu’il s’agit bien là d’un « Tombeau« …

D’un auteur dont le père _ laissé à Naples _ adorait le pays, la culture et la langue de France, et pour lequel le français de Racine est le modèle enchanté de la force poétique, cet art vif d’écriture, où l’élégance, classique, efface toute trace d’effort, et sans l’ombre de l’ombre d’une vulgarité, transpire, par delà le romain, un je ne sais quoi de français, qui m’évoque, jusque dans la prestesse de l’élégance, l’art infiniment délié du portrait d’un François Couperin, dans l’énigme et le charme de ses « Pièces » à titre…

 

Du point de vue de la filiation maternelle, Elisabetta prolonge en effet les maillons continus de la chaîne du destin féminin qui torturait celle-ci _ elle, sa mère : la mère, comme déjà la grand-mère Adèle, venue de Romagne, pour ses deux filles, élevant en effet seule, elle à son tour, elle aussi, ses (deux, encore) enfants, le géniteur (quitté _ pour le premier : elle fuyant Naples _, enfui _ pour le second : lui, quittant Rome _) s’étant évanoui une fois encore _ voilà ! _ du paysage : le tremblement de terre domestique avait alors déjà eu lieu (en 1960 _ « J’ai de cet hiver un souvenir sombre et pénible, comme d’une journée de pluie ininterrompue. Ma mère parlait peu« , vient d’indiquer la narratrice). « Ma mère était seule. L’amour qu’elle avait frénétiquement poursuivi quelques années plus tôt, sans penser au lendemain, ni, au fond, à la veille, en fuyant avec moi presque nuitamment notre ville au bord de la mer«  (Naples, la ville du père, pour Rome), « avec la tromperie naïve et l’optimisme infini des amoureuses, montrait _ l’amour, donc ! _ à présent son cruel visage. L’homme qui l’avait aimée de nombreuses années, chassant mon père de son cœur, ainsi que la fatuité et l’arrogance de la jeunesse chez elle qui était alors très belle, cessait soudain de l’aimer, s’évanouissait dans une menaçante et lointaine ville du Nord, où il ne resterait rien de notre précarité méridionale, pas même le souvenir, et peut-être même une mémoire condamnée.«  La formule donne à penser… De surcroît après la naissance d’un enfant : le petit frère d’Elisabetta… La narratrice n’en dira guère plus de cet épisode, sobre hors-champ justifiant minimalement la solitude lourde (et quasi définitive, en fait) qui s’ensuit, pour elles deux _ non plus, d’ailleurs, que de son (petit) frère _ simplement ce n’est pas là son sujet. Des pans de vie demeurent ainsi, comme dans Pausilippe, à l’écart _ hors-champ _, dans le restitué des travaux d’élucidation _ encore chahutés _ de l’adolescente face aux énigmes sourdes qui la menaçaient, comme _ aussi _ dans la radieuse mémoire de l’artiste accomplie d’aujourd’hui _ vainqueur de poissantes pesanteurs. Ou le grand art, ramassant et haussant d’un beau geste ample, serein, toute une vie. Admirable écriture !

« Quand à la fin du printemps 1960 nous allâmes vivre dans une petite villa tout près de la Piazza Caprera, dans un tranquille quartier un peu excentré de Rome entre le Corso Trieste et la Via Nomentana, sur les arrières de la Villa Paganini, ma grand-mère nous accompagnait, tel le moins orthodoxe mais le plus constant des anges gardiens, effarée comme toujours par cette fille à qui elle avait causé, dans son enfance, beaucoup de chagrins, et qui lui causait maintenant, à l’âge adulte, beaucoup de chagrins« . Malédiction de la répétition.

La narratrice : « Quant à  moi, j’échapperais, décidais-je alors, à ces géométries du mal, à ces symétries de la faute que je voyais agir dans ma famille, même si un dieu marionnette avait distribué les rôles et réglé l’histoire. Je mènerais une vie de travers, solitaire et asymétrique« , prévient-elle dès la page 16, « pour ne pas retomber dans cette parfaite économie de l’échange qu’organise le Malin«  _ notons la répartition des majuscules (et les s du conditionnel, démarqués du futur dans la traduction en français). La narratrice commente : « Je ne comprenais pas le malheur des adultes, c’était à mes yeux un poids que je portais injustement, un poids nuisible, et je n’attribuais même pas le nom de malheur à cette étrange contradiction« . Elle en conclut donc : « Mon amour pour ma mère se fit passionné mais discontinu _ la notation est remarquable _, je plaçai mon bureau, qui était contre le mur dans un coin de ma chambre, devant la fenêtre.«  Telle la prémisse de son devenir-écrivain. « Je travaillais en levant sans cesse la tête pour regarder au dehors _ voilà _, et, quand je pouvais sortir, j’essayais de passer le plus de temps possible loin de chez moi« … Superbe acte de naissance à la liberté pré-adulte de l’artiste. Qu’accompagne la profusion triomphante des glycines : « La glycine devint la plante héraldique de cette maison, de cette rue, de ce quartier et de ma nouvelle vie.« 

Elle ajoute : « Pour sa part, ma mère se lia d’amitié avec deux jeunes et agiles cyprès qui se dressaient devant sa chambre, à l’arrière de la petite villa. Les jours de vent, me raconta-t-elle avant de mourir _ l’incidente n’est pas anodine ! _, les branches se penchaient jusqu’à sa fenêtre, comme pour la caresser ou lui tendre la main, et elle, qui n’était certes pas cordiale avec tout le monde, étirait les bras à l’extérieur pour les saluer et répondre à leurs effusions.«  J’en témoigne, j’ai arpenté ce paisible beau quartier luxuriant de végétation, et vu ces cyprès (devenus énormes : eux aussi s’étaient épaissis !) ; que nous a montrés Elisabetta elle-même, sur le côté donnant sur le parc de la Villa Paganini _ lors du travail de notre atelier photographique « Habiter en poète« , dont les membres étaient cornaqués par l’excellent photographe bordelais (et ami) Alain Béguerie : c’était la semaine du 4 au 10 avril 2006, à Rome : Elisabetta, nous ayant donné rendez-vous, le vendredi 7, à 11 heures, Piazza Caprera, nous a montré la maison (crème) de l’appartement de sa mère, Via delle Alpi, et nous avons longuement et passionnément échangé avec elle, et sur « Entre nous«  (deux), deux heures durant, sous les grands pins tranquilles du parc de la Villa Paganini…

« L’appartement de la petite villa dans la rue en pente, à quelques mètres du rond-point de la piazza Caprera, pourvue d’un des reverbères les plus hauts de la ville« , enthousiasme aussitôt la narratrice. « C’était le début d’un après-midi de mars, ou peut-être d’avril, et, dans les jardins environnants, les arbres en fleurs répandaient une lumière claire et caressante. Comme une promesse qui sera miraculeusement tenue _ voilà. L’appartement occupait tout l’étage (le second) de la petite villa gracieuse et écaillée, si bien que les fenêtres, deux par pièce, donnaient sur tous les côtés du bâtiment.«  Et : « les fenêtres de ma nouvelle chambre avaient une nature (qui n’a rien d’éphémère) printanière et estivale. La lumière claire que diffusait l’amandier en fleur (comme dans l’ultime, sublime, Bonnard) pénétrait dans la pièce« , tout à fait emblématiquement. « La nouvelle vie qui commence, et rompt avec la tristesse des nombreux appartements précédents« , se dégage bien par là, comme dans son souvenir la narratrice le pressent, du régime précaire du provisoire… « Dans l’appartement assiégé par les fenêtres donnant sur le jardin, triomphent l’extérieur et la lumière _ oui ! radieusement ! De fait, la maison de la rue en pente était inondée de lumière. Cette lumière si effrontée et si inattendue après les pièces sombres dont je provenais (…) (remarquons la formule) semblait séparer nettement l’ancienne vie de la nouvelle. (…) La maison percée de toutes ces fenêtres marquait le triomphe de l’extérieur sur l’intérieur. Ce n’était plus une question de printemps« , marque formidablement bien la narratrice. C’est superbe. Vocation au bonheur, à la re-naissance, au présent, absolument bonnardienne, d’Elisabetta…

Si Pausilippe, vibrant constat d’autant plus désolé que parfaitement lumineux, déjà _ à la napolitaine ! alors… _, de la perte de l’enfance, dans l’éblouissement cette fois du paysage de mer (tout aussi fondamental pour l’auteur), déploie l’accident violent, de l’extraction, irréversible autant qu’irréparable, de la complexe turbulente (et très secondairement pittoresque) tribu napolitaine paternelle, à l’aune, ou en contrepoint, surtout du bousculé destin, de la fragile Fiammetta,

Entre nous est d’abord un non moins complexe, contrapointé et superbe _ à la romaine, cette fois… _ portrait de deuil de la mère, disparue en 2000 _ le dimanche 13 février, apprendra-t-on dès la première ligne de « L’Obscure ennemie« , page 9, quelques années plus tard : dans l’écriture et le travail de mémoire, par cette écriture même, incomparable, d’Elisabetta, fouaillant, tout en délicatesse, si merveilleusement finement, l’« intimité«  de son rapport complexe et vibrant, moiré, à sa mère…

En ombre principale, soulignant, en contrepoint, la figure noble mais meurtrie de la mère, s’élève encore en contrepoint et pointillés, le parcours vital d’Emilia Starita, tout aussi noble et, nous le découvrirons, meurtrie, nouvelle Bérénice, une de ces héroïnes raciniennes qu’aimait tant incarner par la voix en son cours pour ses élèves le professeur de français _ même si étrangement parmi les vers psalmodiés, chantés cités ici, nul ne provient de Bérénice  : « Je me rappelais d’autres vers, confie la narratrice, des mots qui s’étaient plantés dans ma mémoire en raison de leur son, du rythme de la phrase et de leur obscurité, une obscurité étrange et très lumineuse (…) Celui qui m’avait le plus frappée : « toujours abandonnée, étrangère partout »« , est extrait d’Iphigénie, et pas de Bérénice, comme j’avais d’abord pensé…

« Tel un cérémonial, elle _ Emilia _ tirait de son grand cartable _ le voici, le large sac (de peau) primal, originaire, modèle de celui qui ouvre le récit _ un cahier noir, l’ouvrait apparemment au hasard et se mettait à lire des mots qui demeuraient en suspens dans l’air de la classe, car elle observait des pauses fréquentes, puis elle penchait le front vers les pages du cahier pendant quelques secondes, pas tout à fait une minute peut-être, mais longtemps, si longtemps que lorsque les mots suivants s’échappaient de ses lèvres, les précédents étant déjà à l’abri _ l’abri, par l’Art, de l’éternité _ dans certaines têtes et certains cœurs, nous l’écoutions avec enchantement et terreur en tendant le visage vers le bureau pour comprendre si elle nous menaçait ou si elle nous promettait quelque chose _ la grâce d’un sublime destin ? Elle nous communiquait toujours quelque chose d’important et, j’en étais sûre, de strictement personnel. (…) « Toujours abandonnée, étrangère partout ». Ou peut-être toujours lointaine : quand quelque chose se passe mal au début, certains individus sont victimes d’une expatriation définitive _ extraordinaire formule ! (…) Pour le reste, son insistance sur cet écrivain (Racine) mise à part, elle s’intéressait, semblait-il, aux tons, aux mots extrêmes et à la vague du rythme, pareille à une litanie élégante et finale, plus qu’aux aspects littéraires et historiques, comme si ces vers étaient privés de temps, un pur prodige de la voix.«  Ou la vertu énergique du style envers l’éternité…

Et aussi, en hommage à la beauté singulière de la personne de ce professeur de français : « Les langues, je le compris alors, changent d’aspect, de son et de couleur selon les individus qui les parlent, il n’y a pas de vilaines langues et de belles langues, mais seulement des bouches et des voix. Ainsi que les corps dont ces voix s’élèvent, où elles s’incarnent, dont elle s’imprègnent, avec et dans leur histoire.« 

En contrepoint donc à la rectitude silencieuse de la mère, une fois qualifiée admirativement d’« anarchiste (sévère comme seuls les vrais anarchistes savent l’être)… Ma mère réagissait aux blessures de la vie avec hostilité ou indifférence, sans jamais baisser la tête, sans jamais s’adapter aux exigences ou aux règles des autres. Je ne l’ai jamais vue aduler ou flatter quelqu’un, elle traitait son prochain comme une reine déchue en exil« … Autre façon, admirable, d’affronter l’épreuve de l’expatriation, que celle des voisins russes du rez-de-chaussée Mnukine, à l’occasion figurants pour Fellini à Cinecitta ; ou que celle, aussi, de la malheureuse, fugace, Anastasia et de son chat orphelin…

Mais « à Rome, beaucoup de personnes vivaient aussi coupées de leurs familles et provinces, notamment dans ces quartiers _ ici passée la Porta Pia _ hors les murs : comme mes camarades de classe : chacune d’entre elles avait une patrie perdue, plus belle que la présente, un grand-père buraliste sur une petite cime des Abruzzes, à moins qu’il ne fût chauffeur dans les Marches, ne vécût dans les Pouilles, voire en Sicile. (…) Dans la ville du bord de mer (Naples) où j’avais vécu, les gens y vivaient car cet endroit leur appartenait. Or tout le monde vivait à Rome, qui n’appartenait à  personne, parce qu’il fallait y vivre en vertu d’un espoir qui n’avait pas de nom, mais seulement une faible énergie. Puis, quand je voyais les mères de ces camarades de classe qui n’étaient belles, ni laides, étrangères à la beauté et à la laideur, que personne ne leur avait enseignées, parce que les grands-parents vivaient au loin, les pères étaient souvent absents ou malades, et les mères fatiguées, trop fatiguées pour avoir ce regard bien particulier qui distingue ce qui est beau de ce qui est laid, et surtout qui donne vie à ce qui est beau et à ce qui est laid, je pensais que ces mères avaient pour patrie leurs enfants«  (page 55)… Un autre nom de la modernité.

A l’occasion et par surprise,  la narratrice prend plaisir à éprouver, distancié, le spectacle étrangement émondé, de la ville _ Rome _ (« la revoir telle que je la découvris« ) telle qu’elle l’avait vécu à leur arrivée _ de Naples _ en 1957, ou peut-être à la fin 1956 : « Je pense aux immeubles du début du XXe siècle, au crépi qui tend vers le sombre quelle que soit sa teinte, aux fenêtres surmontées d’un petit tympan horizontal, aux façades à pic sur une rue qui se transforme en sentier ménagé entre les rochers citadins. Ces rues étaient solitaires, et donc toujours lumineuses, y compris les jours de pluie, mais d’une luminosité particulière quand le soleil tapait sur les façades sombres et s’infiltrait à travers ces fenêtres sévères, au cours des nombreuses journées de soleil qui ponctuaient l’hiver, avec la tramontane, ou à l’arrivée du printemps, et surtout dans la chaleur de l’été, quand les passants, qui étaient rares, se raréfiaient encore. Du fait de leur faible nombre, justement, les passants étaient des présences envoûtées ; à mes yeux, ils animaient la rue d’une énigme passagère pour disparaître ensuite dans le néant, dans le néant de cette ville où ma mère et moi nous trouvions seules, entre nous _ nous aussi, surtout nous, menacées par le néant, échangeant des mots de consolation et d’amour pour ne pas échouer dans cet anéantissement, confondant l’amour avec la réalité.«  D’où le titre choisi pour cette œuvre : Tra noi due, Entre nous (deux)… Voilà le cadre tracé, celui d’une survie et d’une résistance, et leur musicale tension.

La narratrice à propos de sa mère : « Ce que j’aimais le plus chez elle : la fièvre des émotions constamment entretenue, qui enveloppait comme un voile magique _ poïétique, déjà… _ les petits événements au quotidien. (…) Tout ce qui était le présent et l’existant sans double fin, sans significations cachées _ pure apparence, ride sur les eaux de la vie _, tout cela était béni par son regard et la ramenait à la stupeur enfantine.«  Ô la délicatesse d’observation… « Et j’avais presque toujours été le miroir de cette enfance retrouvée. Mais bientôt cela cessa. Là où il y avait eu de la passion, il n’y eut plus alors que du silence entre nous« … L’attention aux moindres subtils passages du temps dans leurs rapports est d’une soyeuse et frémissante précision.

La narratrice en revient alors à la figure d’Emilia Starita, sur le mystère de laquelle sa mémoire se focalise et fascine : « dans la voix d’Emilia, la poésie était aussi changement de personne, anamorphose, jeu de rôles _ et de l’altérité en soi et un peu aussi par soi _, ce qui n’était pas le cas chez les autres professeurs… Les incursions dans le pays du Tendre (de Melle de Scudéry) lui permettaient aussi de reprendre son souffle, en une brève parenthèse de malice, cette légèreté qui se manifeste quand une solide galanterie éloigne la pesanteur des passions.«  Encore la vertu distanciatrice, élégante, du style… « Puis Emilia retournait aux aventures de ses personnages favoris, des aventures incompréhensibles car elle ne se souciait pas de nous en raconter l’histoire _ sinon de manière syncopée, incohérente _, mais seulement des éclairs, des fragments, la flamme noire que ces héros parvenaient à arracher au jour bref de leur vie et à entraîner dans un autre monde, dans le monde des enfers et des ténèbres du cœur, où les flammes ont beau être noires, elles demeurent des flammes et sont donc lumineuses (…) _ et j’en retirais le sentiment qu’il n’y avait de demeure possible et légitime pour les passions que dans ce bref espace entre l’œil et la page, enfin secondées par l’insistance du regard qui les contemple, ou par l’hospitalité de la voix qui se laisse captiver.«  On mesure le talent d’Elisabetta Rasy retraçant ici la préhistoire de sa vocation à la littérature, en continuité aussi, il est vrai, avec la prédilection de sa mère pour les artistes ainsi que pour la lecture…

D’autant qu’arrive au lycée Torquato Tasso de la Piazza Fiume, non loin de la Porta Pia, en début de troisième, un nouveau personnage crucial : Marco de Andreis, qui se révèle bientôt le neveu de Mademoiselle Starita : « pour une raison que j’ignore, le nom de Marco avait été associé dès le premier jour de classe à celui de sa tante, Melle le professeur Starita. » Marco devient ainsi bientôt le premier amour de la narratrice… Et eux de parcourir les vastes quartiers tranquilles, arborés et fleuris, autour de Nomentana et Trieste, poussant des pointes jusqu’aux parcs de la Villa Borghese et la Villa Glori.

Avec sa mère, « c’est le monde de la scolarité, pareil à une petite île utopique, qui devient exceptionnellement le terrain qui nous sauvait des misères de la réalité« …

Mais « l’année de la seconde, Emilia Starita ne s’était pas présentée au lycée avec les autres professeurs, à la rentrée, et ce fait n’avait été l’objet d’aucun commentaire _ de quiconque. » Plus tard seulement, la narratrice apprendra qu’Emilia et sa mère (Adelaïde) étaient mortes. Un peu plus tard encore, Elisabetta apprendra, non sans efforts, la vérité par la bouche de son professeur de philosophie (et d’histoire), le probe et idéaliste (hégelien plus que marxiste) Aldo Camerini, qui lui expliquait un peu doctoralement, la narratrice s’en amuse : « l’attention fait vivre les autres en leur prêtant l’oreille ; la curiosité est gourmande, elle dévore toutes les histoires dans l’égoïsme de leur propre voracité.«  Il la met ainsi en garde : « Ce n’est pas comme ça qu’on devient adulte, ce n’est pas en fouillant dans les secrets de famille qu’on apprend à grandir, la mémoire n’est pas un dévouement obscur au passé.«  Et : « D’où te vient cette ambition de posséder la vie des autres ? Garde-toi de la brûlure de l’ambition, et n’approche pas celle de la nostalgie. La nostalgie est inutile, tout reste. Et ce qui se perd ? Ce qui se perd finit un jour ou l’autre par resurgir. »

« Mais, ajoute la narratrice, dans la pénombre de cet appartement au rez-de-chaussée (Via della Purificazione), par cet après-midi d’été, j’étais justement vorace et curieuse« … La narratrice (et l’auteur) partage, définitivement, l’énergie vitale de sa mère, qu’elle convertit autrement _ notamment en l’écriture : inspirée ! Et la mémoire de l‘écrivain est le contraire d’un abandon, a fortiori d’une fatalité, elle est, mais bien autrement qu’avec Proust, artiste _ avec une respiration et une allure vives, sportives, bondissantes, dansées _ restituant la vie à son plus vif, dansé ! « Les petits immeubles sombres de la courte ligne droite que forme la Via della Purificazione _ la lumière stationnait en hauteur, et le crépi des murs était effacé, aux étages inférieurs, par des ombres anciennes, de vieilles pluies et des vagues de poussière d’âges différents _ constituaient alors un autre monde pour moi, un autre monde par rapport à l’ordre habituel des quartiers résidentiels et familiaux que je connaissais : c’était l’anarchie du centre de Rome, croisement de vies, pensais-je, sans hiérarchie, carrefour de secrets. » On savoure. « L’air de l’appartement était frais, tout était suspendu, la lumière, l’atmosphère, les mots, tout était atemporel. »  C’est un moment de vérité, en effet. Ponctué in fine par cette annotation : « C’était l’heure où l’après-midi romain triomphe _ oui ! _, où les murs des immeubles rendent la chaleur à la chaleur, où toute chose est vivante _ voilà ! _ dans la rue, dans le mouvement comme dans l’immobilité.«  L’arpentant inlassablement, elle aussi _ elle aussi, oui ! _, de son pas souple et de ses lestes semelles, la mère de la narratrice _ déjà ! _ n’est assurément pas la seule à aimer de passion la ville de Rome…

« Ma mère aimait le présent, mais dans tout ce qu’il a de non actuel : la lumière qui ne cesse de se renouveler, les nuances qui distinguent les jours, l’odeur de l’air qui change selon les heures et se gâte vers la mi-journée, mais qui, certains jours, de bon matin, sent la terre propre et mouillée, ou la brûlure des briques si la nuit a été chaude. Elle s’intéressait au climat (…) en commentant avec beaucoup de véhémence les humeurs des saisons et leurs irrégularités, leurs insistances et leurs subversions.«  Une brillante et sobre façon de s’éprouver vivant _ voilà ! _, dans la sensation _ se déployant magnifiquement : comme une fleur en train de s’ouvrir grand _ des passages physiques du temps, en quelque sorte, sur le fond de l’écrin splendide et impavide, ferme, tenace, constant _ un appui ! _ de Rome _ et la plus forte leçon de vie, au final.

Emilia Starita, qui demandait à l’avenir qu’il fût différent du présent, est représentative des filles de l’après-guerre : « les filles de l’après-guerre feraient des études, travailleraient, conduiraient. Elles deviendraient les amazones dévouées (de leurs mères), leur fiancé idéal (…), elles les protégeraient davantage et avec plus de proximité que les hommes ne l’avaient jamais fait. Mais pour les filles, tout était à  bâtir, tout était à inventer. C’était une des raisons pour lesquelles Emilia Starita m’avait plu« , commente la narratrice de ce récit qui est aussi roman d’apprentissage et de formation. « A la fin de l’année (de troisième), avant l’été de sa disparition (l’été 1962), elle lisait des passages entiers de son auteur favori (Racine), sans même nous les commenter. Elle déclara que le son devait nous suffire, le son nous communiquerait le sens, le sens nous permettrait de comprendre la signification, la signification nous expliquerait l’histoire, l’histoire nous amènerait à la connaissance, qui n’est autre qu’un cercle dans lequel on part d’une simple voix pour arriver à la circonférence de la planète, avec tous les soupirs et les cris qui l’habitent, et des soupirs et des cris pour atteindre la vérité la plus secrète. » Quelle intelligence de l’art : faut-il l’attribuer au personnage, au professeur de français, à Emilia ? Ou bien à la narratrice ou l’auteur, Elisabetta ? Aux deux. C’est dans tous les cas superbe de justesse. « La dernière fois que je l’avais vue, à la fin de la troisième, un matin de juin où _ c’est souvent le cas au début de l’été à Rome _ tout était scintillant, tout vous sautait aux yeux et à l’imagination. » Ou l’éternité de midi le juste. Exactement la Rome que j’ai arpentée avec bonheur ces dix jours de juillet dernier _ avec ma fille Eve, cette fois, qui allait s’installer pour six mois à Rome, effectuant un stage de « coloriste » au cabinet d’architectes de Mario Moretti, Viale Pola, tout à côté de la Villa Paganini _, justement dans le quartier profusément fleuri _ oui ! _ de la narratrice et de sa mère, parsemé de villas entre les jardins, près de la Via Nomentana et la Villa Paganini, du côté du Corso Trieste et de la Piazza Trento…

Pour refermer le contre-exemple tragique d’Emilia Starita et préciser encore la force de son aura et sa vertu de modèle d’identification _ non familialiste _ pour la narratrice, dans l’horizon de l’hommage par l’écriture à sa mère, ceci : « Les mots m’emporteront loin d’ici, avait dit à Aldo Camerini Emilia. C’est à cela que les mots servent« , commente la narratrice. « Le nom de Salvatore Starita, le père d’Emilia, le nom de son père donc, n’avait en effet jamais été prononcé dans la maison où Emilia vivait _ Elle-même se nommait ainsi Starita en vertu d’une plaisanterie du destin, ou d’une anomalie onomastique, non d’une descendance. Pour Salvatore, il n’y avait pas de mot, pas un seul mot _ depuis qu’Adelaïde, sa veuve, en son remariage avait choisi rien moins que de l’effacer totalement de sa mémoire et de celle des autres, y compris de leur fille, Emilia. Tout homme, y compris le pire, a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé, il a droit, quand il disparaît, à être nommé, ne serait-ce qu’une fois, qu’une seule fois », commente décisivement la narratrice. « Il n’en fut pas ainsi pour Salvatore, chez M. Ferrero, le nouveau mari d’Adélaïde » (et le père d’Ida, laquelle épousera l’ingénieur Attilio De Andreis _ Marco étant leur fils), apprend-elle finalement d’Aldo Camerini. « Emilia, analyse aussi la narratrice, avait décidé de faire des études littéraires pour trouver dans une autre famille les mots perdus dans la sienne (celle des Ferrero). Trouver les mots perdus.. Elle voulait aussi d’autres sons pour éprouver d’autres émotions. » Eprouver d’autres émotions. « C’est ainsi qu’elle prit la décision de s’inscrire à la faculté de lettres, en licence de littérature française. Le père d’Emilia, Salvatore, vivait lui-même en France, avant de venir à Turin. Ses parents, des paysans du Cilento, avaient émigré dans le nord de l’Europe, après l’unité de l’Italie. Nul ne savait pourquoi il avait parcouru le trajet inverse _ peut-être par nostalgie, peut-être par choix politique, peut-être par hasard. » Voilà donc quelques unes des raisons d’importance du choix et du français et de la littérature dans la vie et la carrière de celle qui devait marquer puissamment de son exemple et de son aura Elisabetta, de laquelle on détachera, pour l’appliquer à son propre rapport funéraire à sa mère : « Tout homme a droit à un mot qui rattache son nom au fait d’avoir existé ; et  quand il disparaît, à être nommé. » Par là l’écriture, fille de Logos et parente de Mnémosyne, poursuit avec espoir le devoir humain sacré de sépulture _ Rome étant particulièrement riche en tombeaux de marbre et inscriptions lapidaires, survivants et témoins du Passé, tenaces et fidèles.

Entre nous ou l’écriture preste, dense et profonde d’un immense écrivain, en témoignage, à son tour, de reconnaissance et fidélité.

Le dernier chapitre d’Entre nous nous ramène en 1968, dans le cimetière a-catholique du Testaccio _ « le premier cimetière que j’ai jamais vu et qui m’a donné une fausse idée, entre autres choses, des cimetières (encore un modèle), où Aldo Camerini avait été accueilli (on remarque le terme) après sa mort prévisible mais subite en ce chaud mois de septembre 1968« , déclare la narratrice. La mère sera enterrée, elle, trente-deux ans plus tard, en un lieu bien différent : « la ville dans la ville, silencieuse, que représente le cimetière Flaminio, que nous appelons à Rome Prima Porta. Avec toutes ses allées qui requièrent l’usage d’une voiture, Prima Porta est une sorte de Los Angeles miniature, une sorte de highway des morts, mais qui, aussi, imprévisible, offre, au nord, une merveilleuse trouée de campagne romaine, qui, dans les belles journées, déverse _ généreusement et calmement _ lumières et couleurs aux confins du cimetière ; et dans la partie la plus ancienne, la plus prestigieuse, où se dressent les chapelles familiales, les arbres et les arbustes bien soignés ont l’exubérance enchanteresse _ oui ! _ de la végétation du Latium.«  L’auteur commente : « comme une ville, elle est désordonnée et discontinue« … A l’art (et au bonheur) de souplement les circonscrire, ces villes. Mais ces remarques sur le lieu où  repose la mère (auprès de sa propre mère, Adèle B., disparue en 1974) ne sont qu’une incise, et discrète, dans le récit, que l’auteur préfère, donc, conclure et en 1968 et au Testaccio, par le souvenir de l’enterrement de son professeur d’histoire et de philosophie du lycée, initiateur partiel, réticent et timidement gêné aux entournures, à quelques unes des vérités fortes de son histoire personnelle, à elle, par le détour du destin d’Emilia Starita  : « après avoir rendu visite, ensuite, aux tombes célèbres de Shelley (« A sea change into something rich ans strange », puis de Keats (« Here lies One Whose Name was writ in Water ») _ qu’ont rejoint chacun bien des lustres plus tard pour reposer l’éternité auprès d’eux leur plus fidèle ami _, nous nous étions arrêtés (après la cérémonie, la narratrice, accompagnée de Francesco Dionigi, un camarade des années du lycée _ Marco, lui, sans un mot en mars a fui Rome _, se promène parmi les monuments funéraires anciens) pour admirer une tombe particulièrement élégante, celle des époux Story, mari et femme« 

Voici, alors, les mots élus pour clore le récit : « Sur une grande urne, gracieuse et décorée comme un écrin, repose un jeune homme ailé. Le garçon de la tombe, Ange, ne semble pas chagriné, mais plutôt fatigué, ou endormi, comme s’il s’était assoupi dans la rue sur le premier appui trouvé, au cours d’un long voyage. Ses ailes ont légèrement glissé de ses épaules. Il a un bras abandonné contre le marbre ; l’autre replié sur le front, repose sur le toit convexe de la tombe. Mais il a aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, des sandales bien serrées, prêtes à reprendre la route. Nonobstant ses ailes, l’ange est aussi chaussé de sandales« 

Le récit d’Entre nous ouvert sur un sac de peau _ un sac de cuir fin, noir, très grand, rectangulaire, une sorte de cartable plat et souple _, se referme ainsi sur des sandales de marche : « des sandales bien serrées, aux pieds, de longs pieds minces et jeunes, d’un ange de marbre, prêtes à reprendre la route. » Ou de l’importance de se munir, en toutes circonstances, jusque dans l’impossible, du meilleur cuir qui soit. La maroquinerie n’est-elle pas un des célèbres savoir-faire de Rome ?..

Dans sa vibrante et chaude élégance romaine, toute d’alacrité _ oui ! _, voilà donc, autrement que chapelle ou marbre, un « Tombeau » de mots, dont la délicatesse élève très haut, et même avec magnificence, l’hommage filialement rendu _ « obtenir un peu de verdure pour la tombe de sa mère« , requiert-elle simplement au bureau de la mairie qui s’occupe des sépultures, « au lieu du stérile terrain dénudé et boueux comme un paysage sibérien, pire qu’un Orient désert, qui la reçut sans l’accueillir le jour où on l’enterra«  _, un « Tombeau » de littérature avec jardin offrant en toute saison l’exubérance de la végétation enchanteresse du Latium, pas moins, à une reine, une reine déchue, en exil, une Bérénice, par un auteur qui d’un pas libre et vif va son chemin dans la ville. Défi, tant humain qu’artistique, admirablement tenu !



On n’en comprend que mieux pourquoi la déchéance sauvage des derniers dix-huit-mois de « Madame B.« , la mère d’Elisabetta, n’ont pas pu _ et ne pouvaient certes pas ! _ être intégrés en ce « Tombeau » royal (à la noblesse altière de cette reine, certes un peu déchue, mais ô combien souveraine, jusqu’à la fin), qu’avait été, en 2002, « Tra noi due » ;

et qu’il fallait un « appendice » spécial, ce grandiose de vérité et beauté tragique, à la fois, tout uniment, qu’est, si magnifiquement fort en sa sobriété, « L’Obscure ennemie« …


Un dernier mot, en annexe :

Ce n’est pas tout à fait par hasard, ni pour rien, qu’Elisabetta Rasy a rédigé une préface pour la parution en une traduction italienne, par Gabriella Bosco, du magnifique _ c’est un essai implacable : sur l’hôpital  (tel qu’il devient de plus en plus ! et l’« inhumanité«  galopante !..) _ « Tous les enfants sauf un« , du grand Philippe Forest :
« Tutti i bambini tranne uno » _ Milano : Rizzoli, 2008…

Philippe Forest est lui aussi un éblouissant traqueur de la vérité (et beauté : sauvage !) de l’intime :

tant à propos de la perte _ par cancer _ de son enfant :

lire les sublimissimes « L’Enfant éternel » _ sur la maladie et le décès de sa petite fille _ ; et, plus encore, peut-être, « Toute la nuit » _ sur le gouffre sans fond du chagrin, sauvage ! un livre hallucinant de vérité !!! on peut comprendre que l’éditeur ait renoncé à sa publication en collection de poche ! tant pis pour ceux qui passeront à côté de ce chef d’œuvre d’« humanité«  à cause de rien que cela… _ ;

que sur des amours et ruptures difficiles : « Le Nouvel amour » _ décapant !..

Un immense auteur, pas assez reconnu : il est vrai que ce qu’il met à jour dérange considérablement le confort douillet de nos œillères bien-pensantes !!! D’aucuns trouvent ce prétendu « déballage » obscène : pas moi ! ; car lui sait affronter la toute simple vérité de la réalité intime nue et crue où et quand d’autres détournent le regard et se voilent la face…

Même si parfois, à partir de quelques indices _ à commencer par la position universitaire de Philippe Forest, certaines de ses amitiés littéraires, et même ce titre récent, mais je ne l’ai pas lu ! « L’Autofiction en théorie«  (dans lequel son œuvre est objet d’analyse !)… _, un soupçon apparaît, en quelque coin ou recoin bien retors de cervelle, qu’il pourrait, aussi, s’agir là d' »exercices » _ assez virtuoses ! certes ! et ô combien paradoxaux, si l’hypothèse s’avérait… _ autour des modalités de réalisation de l’autofiction !?!  A aller regarder de plus près… En tout cas, pour ce qui me concerne comme lecteur, je ne « marche » pas : je « cours et vole » !..


Lisez Philippe Forest ! Lisez Elisabetta Rasy !

Même s’ils sont certes assez peu proches par leur style

_ Elisabetta, « classique« , pas « baroque« , ni « maniériste«  (ni, encore moins, « romantique« ), en son écriture vibrante de tensions maîtrisées par la ligne riche et lumineuse de sa phrase, est ainsi à mille lieues de la brutalité frontale à laquelle peut, tel un boxeur qui sans cesse avance, avance, s’exposer souvent un Philippe Forest ; qui me rappelle alors l’audace expressionniste du grand et magnifique (en boxeur, lui aussi, déjà) Gottfried Benn… _,

Elisabetta Rasy et Philippe Forest sont parents assurément dans leur approche et fréquentation (sans excès de bordures précautionneuses de protection) du réel le plus intense qui soit à vivre pour un « humain » non encore totalement aseptisé, anesthésié !..

Le « ce qui fait vivre » Antonio Lobo Antunes

28mai

A propos d’un des plus grands écrivains contemporains (en activité, à Lisbonne

_ et que nous connaissons personnellement : ils nous a reçus deux heures durant, en son atelier d’écriture de la Rua Gonçalves Crespo, à Lisbonne, il y a cinq ans, le jeudi 19 février 2004 (comme l’a « retenu«  mon agenda) _,

António Lobo Antunes,

quelques nouvelles de son œuvre (en cours) et de sa vie (fragile : dont, aux derniers récents « épisodes« , les « épreuves » et du deuil, et du cancer),

à partir d’une visite à Madrid pour « rencontrer » ses lecteurs (en langue castillane :

un public d’importance

qui vient de lui valoir le « Prix » « Juan Rulfo » de la « Feria Internacional del Libro » de Guadalajara, au Mexique)…

« El arte puede vencer a la muerte« 

ENTREVISTA: ANTÓNIO LOBO ANTUNES Escritor

MIGUEL ÁNGEL VILLENA – Madrid – 28/05/2009

António Lobo Antunes (Lisboa, 1942) se recuperó hace un par de años de un cáncer _ dont acte ! _ y, para alegría de sus lectores, ha publicado después « Mi nombre es Legión » (Mondadori), una novela sobre personajes marginales en una Lisboa periférica _ comme souvent en son œuvre ; lui même est natif du quartier (excentré) de Benfica _ con un policía como hilo conductor. « Sentía vergüenza« , manifestó ayer en Madrid, « cuando me recuperaba de la enfermedad en el hospital porque yo iba a seguir viviendo _ survivre ! _ y otra gente, más joven, iba a morir. Pensé durante mi tratamiento _ médecin, il continue de très régulièrement (voire obsessionnellement) fréquenter, voire pour y passer des heures à écrire, au calme, l’Hôpital Miguel Bombarda… _ que en honor a esa gente hay que dejar testimonio del paso del tiempo y de la vida _ l’expresssion, magnifique, justifiant à elle seule l’article !.. : « laisser témoignage du passage du temps et de la vie«  Un anciano me dijo en el hospital que no estamos preparados para morir, sino para vivir. Es verdad, lo suscribo. Por ello creo que la literatura es la única manera de vencer al tiempo, sólo el arte puede vencer a la muerte » _ soit « témoigner » de ce « passage » (par le temps) comme la « seule » « manière » de « victoire » accessible… António Lobo Antunes est fondamentalement un « lutteur » généreux ; lui aussi…

Con esa actitud de « las cartas boca arriba » que proporciona haber superado un trance grave, Lobo Antunes compareció ayer ante los periodistas y mantendrá hoy un coloquio con sus lectores en Casa de América tras haber obtenido el premio Fil de literatura en lenguas romances _ le prix « Juan Rulfo« , plus précisément… _ que concede la Feria del Libro de la mexicana Guadalajara. Escéptico _ lui qui n’a pas obtenu le « Nobel » de Littérature de Stockholm (qu’obtint en 1998 José Saramago, dont l’épouse est suédoise) _ sobre las distinciones _ « que ni mejoran ni empeoran _ certes ! ce n’est pas là la vraie gloire : celle que reconnaît un peu mieux la postérité : et c’est pour cela qu’Antonio Lobo Antunes ne se résout pas encore à « décrocher » de sa tâche à l’écritoire !.. Immense merci à lui !!!  _ la obra literaria«  _ uno de los autores europeos vivos más importantes _ et ce n’est pas encore assez dire ! _, traducido a muchos idiomas, desmitificó sin piedad a los escritores. « La literatura representa un mundo« , comentó, « plagado _ lui aussi : il n’y échappe pas… _ de competencia y de envidias. Los escritores deberían ser como los tigres que no se devoran entre ellos. Pero no ocurre así _ en notre « humanité » avec des « petitesses » ; pas en permanence à hauteur du « sublime«  Antes de dedicarme _ le mot est important pour ce très grand bourgeois lisboète avec racines aristocratiques : le titre de « vicomte«  appartenait à son grand-père paternel _ a la literatura _ voilà … _, los escritores me parecían gente muy fascinante ; y luego sufrí una cierta desilusión _ certes, mais est-ce très important ? Cf in mon article du 20 avril 2009, « Un modèle de “leçon de musique”, à l’occasion de la mort de Maria Curcio, “pianiste italo-brésilienne”, à Cernache do Bonjardim (Portugal)« , le mot de Maria Curcio, décédée le 30 mars : Vous ne pouvez pas être l’ami de tous les grands artistes, parce que tous les grands artistes ne sont pas de grands humains Además, en algunas épocas todo este ambiente de premios, traducciones y contratos por libros que no has _ pas encore _ escrito hizo _ il en parle au passé ; et au passé révolu… _ que me sintiera como un Julio Iglesias de las letras » _ vive l’humour !..

Hasta tal punto este irónico, descreído y brillante _ certes ! _ Lobo Antunes ha puesto las cartas boca arriba después de su enfermedad que se permitió comentar a los periodistas: « Ustedes pregunten lo que quieran que yo contestaré lo que me parezca« . No para de filosofar sobre la vida y la literatura _ indistinctement liées, certes ; une affaire de « grand style » !.. _ este hijo de familia de abogados y médicos, psiquiatra de formación, que fue oficial en la guerra colonial en Angola _ cf sa trilogie « de départ d’écriture » : « Mémoire d’éléphant« , en 1979 ; « Le Cul de Judas« , en 1979 ; et « Connaissance de l’enfer » en 1980 ; ainsi que ses « Lettres de la guerre » (d’Angola : à son épouse, Maria-José ; parues en 2005)… _  y que sostiene que nunca ha escrito sobre aquella terrible experiencia « por respeto a los muertos« . Y en conversación con este diario Lobo Antunes explica, a propósito de su novela « Mi nombre es Legión« , que « las fronteras entre el bien y el mal siempre aparecen muy difusas« . « En la guerra estás matando porque te entrenan para eso y, un rato después, estás salvando vidas _ surtout en tant que médecin militaire… Es cierto además que en las situaciones límite encontramos la parte más sublime _ voilà ce à hauteur de quoi (!) essaie de se tenir en l’écriture ce formidable écrivain ! _ y la más despreciable _ et abjecte _ de las personas« .

Tras anunciar que escribirá más libros, pese a haber anunciado en alguna ocasión que se cortaba la coleta _ ou comment cesser d’écrire (et « finir en beauté« …) tant qu’il ya en soi des forces de la vie… _, Lobo Antunes sentencia que cada novela es un organismo vivo que el autor debe manejar _ absolument ! Michel Leiris, dans sa grande préface à « L’Âge d’homme« , parle de l’épreuve permanente, à chaque fois (à chaque œuvre !) de la « corne du taureau«  En « Mi nombre es Legión« , aclara, « el policía protagonista se convierte en una especie de escritor que lucha con el material que tiene y que, en este caso, son personajes solos y desarraigados en un ambiente de emigrantes africanos. Son gentes que sólo saben expresarse _ ils ne sont pas écrivains ! _ a través de la violencia porque no pertenecen ya a una África que han perdido ni a una Europa que no las acepta« . En una Lisboa de desarraigados _ comme le plus souvent en son œuvre ; mais dans des quartiers très divers : Lisbonne est très vaste ; et toujours en expansion… _, Lobo Antunes ilustra la reflexión moral entre el bien y el mal con una anécdota escalofriante. « Vivo en un barrio _ du côté de Madre de Deus et de l’Alto de São João ? _ donde acuden travestis y veo, en ocasiones, que llegan clientes en buenos coches con sillitas de bebés en los asientos traseros. Es decir, esos clientes de la prostitución _ un commerce assez actif à l’heure de la prolifération de la pornographie dans les mœurs _ son honrados padres de familia de día y sórdidos demandantes de que los penetren con los tacones por las noches« .

Vitalista _ oui ! _ y amante de los placeres _ certes : c’est un grand jouisseur _, fumador y buen comedor, admirador de las mujeres atractivas _ en effet, et nous l’avons de visu bien « constaté«  (!) quand nous sommes allés lui rendre visite, en son atelier d’écriture, Rua Gonçalves Crespo, à Lisbonne, ce 19 février 2004 _, Lobo Antunes se siente en España como en casa, aunque añora las gaviotas y el mar de Lisboa _ comme cela se comprend ! Lisbonne fait partie des lieux les plus « magiques«  au monde ! « Toda la península Ibérica debería ser una federación« , proclama uno de los escritores portugueses más seguidos en España. Declara que mantiene una vida aislada _ oui : centrée sur la folie festive de l’écriture ! et quel régal, ensuite, pour nous, de le lire !!! _ y frecuenta poco los actos sociales _ comme il a raison ! _, aunque editoriales, universidades y centros culturales lo reclaman en medio mundo _ il ne leur concède (sous forme de « tournées«  de « corvée«  de « promotion«  éditoriale…) que de rares plages de temps, entre deux écritures (festives, elles) de livres, seulement… Pero sus amigos representan un tesoro _ oui ! et la fidélité, ici, compte beaucoup pour lui _ para Lobo Antunes. « Es más fácil confesarse _ le terme est important _ y hablar _ en toute liberté (et sans conséquences trop sérieuses : en « rigolant« …), à côté de la tâche solitaire (et ô combien « terrible« , elle, pour lui !) d’écrire _ con los amigos que con la familia _ même si l’affection d’António Lobo Antunes pour ses parents (un peu étrange, tout de même), pour ses filles ; ainsi que pour ses frères (mais, aîné, il est placé en situation de « rivalité » avec eux) est capitale… En definitiva, la familia son los amigos que tú eliges« .

Lire cet immense écrivain _ un contemporain fondamental ! _ qu’est António Lobo Antunes,

constitue une urgence pour qui veut un peu mieux ressentir et comprendre (en son style) son temps :

plus vaguement « cotoyé » sinon,

sans sa lecture…

Titus Curiosus, le 28 mai 2009

Du devenir des villes, dans la « globalisation », et de leur poésie : Saskia Sassen

21avr

 A propos du devenir des villes _ et de la poésie (des lieux) _,

la rencontre de cet article-interview de Saskia Sassen par Grégoire Allix ce matin sur le site du Monde :

Par Saskia Sassen,

sociologue de la globalisation

et, accessoirement, épouse du philosophe-sociologue-historien Richard Sennett ;

parmi l’impressionnante bibliographie duquel la curiosité m’amène à retenir,

en relation avec l’urgence de notre « problème » urbain :

« Les Tyrannies de l’intimité« , parues aux Éditions du Seuil, en 1979 ;

« La Famille contre la ville : les classes moyennes de Chicago à l’ère industrielle 1872-1890« , aux Éditions Encres en 1981 ;

« Autorité« , dans la collection « L’espace du politique« , aux Éditions Fayard, en 1982 ;

« La Conscience de l’œil : urbanisme et société« , aux Éditions Verdier, en 2000 :

« Le travail sans qualité : les conséquences humaines de la flexibilité« , aux Éditions Albin Michel, en 2000 ;

« La Chair et la Pierre : le corps et la ville dans la civilisation occidentale« , aux Éditions Verdier, en 2002 ;

« Respect : de la dignité de l’homme dans un mode d’inégalité« , aux Éditions Albin Michel en 2003 et Hachette en 2005 ;

« La culture du nouveau capitalisme« , aux Éditions Albin Michel en 2006) :

ces recherches-là, du philosophe Richard Sennet, risquant de ne pas demeurer sans quelque accointance avec la recherche audacieuse (et très performante) de la sociologue et économiste qu’est Saskia Sassen :

née en 1949 à La Haye, aux Pays-Bas, et ayant grandi à Buenos Aires, puis en Italie, celle-ci est venue se former à la philosophie et aux sciences politiques en France, à l’Université de Poitiers ; puis, partir de 1969, elle a complété sa formation universitaire par des études de sociologie et d’économie à l’Université Notre-Dame, dans l’Indiana, aux États-Unis

Voici l’article-interview :

« Redynamiser les villes en les convertissant au développement durable »

LE MONDE | 20.04.09 | 15h34  •  Mis à jour le 20.04.09 | 20h42

En ces temps de crise financière, Saskia Sassen est la figure incontournable des grands sommets sur la ville. La sociologue de la globalisation (qui publie « La Globalisation, une sociologie« , aux Éditions Gallimard), enseignante à la London School of Economics et à l’université Columbia de New York, était l’invitée du forum Global City, à Abu Dhabi, les 7 et 8 avril.

Elle doit participer à la World Investment Conference, à La Baule (Loire-Atlantique), du 3 au 5 juin, sur le thème « Investir dans les villes globales« .

Ces métropoles qui concentrent le pouvoir économique et financier de la planète,

Saskia Sassen les a décrites dès 1990. Bien avant que le réseau qu’elles forment n’accouche _ en effet... _ de la crise du siècle.

La « ville globale », lieu de nouvelles revendications

Dans un article paru en 2003 dans la revue « Raisons politiques« , Saskia Sassen introduisait ainsi son concept de « ville globale«  : « Les villes globales du monde entier forment un terrain propice à la concrétisation (…) d’une multiplicité de processus propres à la globalisation. Ces formes localisées représentent, pour une bonne part, ce dont il s’agit lorsque l’on parle de globalisation. La vaste ville du monde contemporain _ ce que Régine Robin qualifie, quant à elle, de « mégapole » (cf « Mégapolis » ; et mon article du 16 février 2009 : « Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin« …) _ a émergé en tant que site stratégique pour une gamme d’opérations inédites (…). Il s’agit là d’un des lieux de liaison où de nouvelles revendications, de la part des puissants comme des défavorisés, peuvent se matérialiser.« 

Comment la crise financière a-t-elle un impact sur l’urbanisation du monde ?

En fragilisant les économies non urbaines, la crise va accélérer l’exode rural, amenant encore plus de pauvres à gagner les grandes villes pour survivre et aggravant le phénomène des bidonvilles. Cette accentuation de la pauvreté urbaine prend une forme particulière dans les pays riches : aux États-Unis, on voit se multiplier une nouvelle sorte de sans-abri, issus des classes moyennes, qui créent de véritables « villes de tentes« .

Sous l’effet de la crise, les villes riches voient fondre leurs revenus, donc leurs capacités de développement. En 2008, New York a subi une chute de 10 milliards de dollars (7,5 milliards d’euros) de son produit municipal brut, et Los Angeles de 8 milliards de dollars (6 milliards d’euros).

Les « villes globales » sont-elles plus touchées que les autres ?

Les villes globales fonctionnent comme des « Silicon Valley » où s’inventent des instruments financiers _ hautement performants et dynamiques ! _ complexes et risqués. Elles sont l’infrastructure vivante _ c’est tout dire ! _ de la finance mondiale et de l’économie globale. Quand une crise frappe, elles la subissent de plein fouet.

Mais, en réalité, la pénétration de la finance _ incisive, efficace et proliférante _dans presque tous les secteurs de l’économie _ susceptibles de permettre des profits maximisés (ou même pas) _ a rendu de très nombreuses villes vulnérables. Ainsi New York et Los Angeles ont deux économies urbaines très différentes _ seule la première est un centre financier _, mais toutes deux ont été violemment _ ce n’est pas rien _ affectées.

Peut-on dire que les villes, ces dernières années, étaient devenues des produits financiers ?

Oui. La finance s’est mise à utiliser _ la modernité s’est construite comme une instrumentalisation (cf Machiavel (1469-1527), « Le Prince« , comme Bacon (1561-1626), ou Descartes (1596-1650), « Le Discours de la méthode ; pour ne rien dire de Galilée (1564-1642) ; à laquelle se prétèrent bien opportunément les calculs mathématiques… _ la ville elle-même comme un objet d’investissement, privilégiant le court terme et les taux de rentabilité élevés. On construit des immeubles et des équipements non pour répondre à un besoin économique _ et des valeurs d’usage _, mais par pure spéculation _ voilà la donnée cruciale ! C’est particulièrement net à Dubaï. Aux États-Unis, la crise des subprimes est la conséquence directe de la financiarisation de la ville _ même ! La finance a créé des instruments _ mathématiques et comptables _ extraordinairement compliqués pour extraire de la valeur _ du profit _ même des ménages modestes, en multipliant les prêts immobiliers risqués pour les convertir en produits d’investissement ; et vite les revendre _ soit la valeur d’échange ! _ avec un fort profit _ le revoilà : multiplié !.. Un mécanisme destructeur pour la ville _ voilà le hic ! _ : des millions de logements sont désormais abandonnés _ alors même que se multiplient à vitesse grand V les « villes de tentes« 

Pensez-vous que le secteur privé uniformise _ un facteur capital : la liquidation du qualitatif (et du singulier) les villes par des produits urbains standardisés ?

La globalisation rend les villes de plus en plus similaires : partout les mêmes quartiers d’affaires, les mêmes centres commerciaux, les mêmes grands hôtels, les mêmes aéroports _ et autres infrastructures (spatio-temporelles) _, quelles que soient les stars de l’architecture qui les signent _ à méditer aussi… Car l’environnement urbain consacré aux économies dominantes des villes globales est devenu une simple infrastructure, nécessaire et indéterminée _ qualitativement… En revanche, on aurait tort de croire que, parce que les villes se ressemblent, leurs économies sont similaires. La globalisation génère et valorise la spécialisation des économies urbaines, au-delà de la compétition que se livrent les villes _ ce qui nécessite des analyses très affinées.

Dans un monde convalescent _ de quelle maladie, donc ? _, que peuvent attendre les villes du secteur privé ?

Le meilleur moyen de redynamiser _ les valeurs ici sont-elles nécessairement unanimes ? partagées ? C’est à mettre en débat (authentiquement démocratique) ! _ nos villes, c’est de les convertir au développement durable. Cela créerait une énorme quantité de travail, qui nécessiterait des partenariats entre le public et le privé. Les entreprises ont un besoin vital des villes, de leurs infrastructures et de leurs réseaux _ selon quelles finalités ?.. A débattre en priorité ! Se ré-approprier le « politique », abandonné aux démagogies populistes… Cela devrait donner aux municipalités les moyens de négocier un engagement plus fort du secteur privé.

Propos recueillis par Grégoire Allix

Article paru dans l’édition du 21.04.09

Passionnant ! Et à creuser bien plus avant… J’y reviendrai, bien sûr ! Notre avenir, comme celui de l’« habiter« , et de l’humain non dés-humanisé _ enjeux poétiques majeurs : c’est là que se « joue » le sens même des « exister«  humains ! _, se jouant (!!!) dans ce devenir des lieux, et d’abord ce devenir des villes ! et de la construction : architecture et urbanisme en première ligne… Que devient la (baudelairienne et benjaminienne) poésie des villes _ c’est pour cela que « Mégapolis » (ou « les derniers pas du flaneur« , tel est le sous-titre : « à la Bruce Bégout« , pourrait-on dire ! de ce grand livre) m’a beaucoup intéressé, déjà ! _ avec cette uniformisation et cette « dé-qualification » de l’« habiter«  ? au mépris du « génie des lieux » et des idiosyncrasies… Walter Benjamin _ et avec lui et la « civilisation » et l‘ »esprit » ! _ va-t-il encore (et mille fois !) être acculé au suicide ?.. En mille Port-Bou de mille « bouts du monde » ?..

Titus Curiosus, ce 21 avril 2009

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