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A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard

02juil

Plus que jamais, j’estime fondamentale la poiesis,

au cœur de l’aptitude à créer

humaine.

Et c’est un des fils conducteurs de la trois-centaine d’articles de ce blog-ci,

ouvert le 3 juillet 2008 ;

on l’aura peut-être déjà repéré…

Cf la place de la poiesis en mon article d’ouverture (et programmatique), ce 3 juillet-là, il y a deux ans (c’est un anniversaire !) : le Carnet d’un curieux

Sur ce sujet décisif, donc, de la poiesis humaine _ mais c’est un pléonasme : il n’en est pas d’autre qu’« humaine«  !.. _,

deux rapides remarques-conseils :

d’une part,

écouter le podcast (d’une heure) de la présentation par Jean-Paul Michel, le 15 juin, à la librairie Mollat, de son recueil de poèmes Je ne voudrais rien qui mente dans un livre,

en dialogue _ animé ! vif ! à propos de l’« actualité«  radicalement « intempestive« , toujours : à dimension d’éternité ! et rien moins ! ; c’est là une haute (et solennelle) ambition… _ avec Francis Lippa, dont les questions tournaient autour de la poétique

et de la poïétique

_ cf ici mon article sur la passionnante et si riche conférence de Martin Rueff et Michel Deguy, le 18 mai 2010, à la librairie Mollat : De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable “How to read” les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue

Michel Deguy est le rédacteur en chef de la revue Po&sie ;

et Martin Rueff l’un des deux rédacteurs en chef adjoints (l’autre étant le tout aussi magnifique Claude Mouchard) de cette merveilleuse revue, qui fait tant pour la diffusion et la réception de la poésie (et pas seulement de langue française !) pour le lectorat francophone… ;

le fin-mot quant à son audace étant peut-être la distinction socratique (à moins qu’elle ne soit le fait de Platon lui-même), dans l’Ion,

entre les deux voies d’accès, tentées et possibles, à la vérité :

la voie longue (dialectique) de l’argumentation-démonstration du logos, qu’emprunte la philosophie ou la science (cf l’escalier difficultueusement escarpé pour réussir à s’extirper hors de la caverne et parvenir à accéder à la pleine lumière, enfin, des Idées, dans la république…) ;

et la voie brève de l’inspiration (= un raccourci hasardeux inspiré !), qu’empruntent, en la vitesse passionnelle supersonique de leur urgence, chacun, et le mystique, et l’amoureux, et le poète, via le court-circuit radical (= une fulguration, lui : un coup-de-foudre !) de la poiesis

Socrate n’allant pas, lui, sans redouter ici que

« les poètes (ne) mentent trop« 

et qu’« ils (ne) troublent toutes leurs eaux pour qu’elles en paraissent profondes«  : la formule est, cette fois, de Nietzsche, au très finement parlant chapitre « Des poètes« , au livre II d’Ainsi parlait Zarathoustra ;

Nietzsche faisant préciser encore, tout au final de ce même chapitre « Des poètes« , à son Zarathoustra (lequel dit de lui-même, en ce poème en prose d’Ainsi parlait Zarathoustra, et prévient : « Mais Zarathoustra aussi est un poète« …) :

« L’esprit du poète veut des spectateurs _ voilà ! _ : peu lui importe que ce soient même des buffles !«  _ ouh ! là !

Et il poursuit pour achever, ce sont les derniers mots de ce chapitre : « Mais je me suis fatigué de cet esprit-là : et ce que je vois venir _ Zarathoustra est voyant ! _ c’est qu’il se fatiguera de lui-même.

Déjà j’ai vu les poètes transformés _ en une métamorphose advenant par cet inouï mouvement de sursaut, sublime, que Nietzsche baptise du nom de « surhumain«  _ et le regard dirigé _ cette fois, magnifiquement : telle est la grandeur ; et le sas indispensable ! _ contre eux-mêmes.

J’ai vu venir des pénitents de l’esprit _ voilà : « rien qui mente« , enfin ! _ : ils sont nés d’eux » _ ce serait là l’étape ultime ; le surplomb dernier de la lucidité poïétique

Un seul (petit) regret quant à cette performance du 15 juin – 18 heures, au 91 rue Porte-Dijeaux :

que la durée et l’élan (assez emporté… ; fougueux…) de l’entretien _ flamboyant ! _

n’aient pas laissé l’occasion d’écouter, aussi, le poète lire, de sa voix,

et à son rythme,

au moins un des poèmes de son recueil…

Car pouvoir écouter le poète se lire, de sa voix,

est sans prix !

et,

d’autre part _ ce sera ma seconde « remarque-conseil«  ici… _,

lire l’exploration de la poïesis selon Bachelard par la musicologue Marie-Pierre Lassus, en son récent ouvrage, paru aux Presses universitaires du Septentrion (dans la collection esthétique et sciences des arts que dirige Anne Boissière),

Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres

J’en retiendrai ici, déjà, ces deux citations de Gaston Bachelard lui-même,

données en exergue du livre, page 13 :

_ « Écrire, c’est entendre« , extraite du Droit de Rêver (à la page 184 de l’édition aux PUF, en 1970, est-il indiqué en note)

_ « Le poète doit créer son lecteur« , extraite de Lautréamont (à la page 79)…

Bachelard

_ qui, « ni poète, ni linguiste ni philosophe ni même « scientifique »… », « ne se reconnaissait qu’une seule compétence : la lecture«  !.. je prends soin de vite le noter !!! _

a dit aussi de lui-même, en son La Terre et les rêveries de la volonté _ essai sur l’imagination des forces (à la page 6), indique Marie-Pierre Lassus à la page 17 de son essai :

« Nous ne sommes qu’un lecteur, qu’un liseur« …

Car lire « ne consistait pas seulement à déchiffrer un code utile à la compréhension du sens des mots. Lire était pour lui une activité nécessitant un effort et un apprentissage.

Ainsi chaque mot constituait à lui seul un petit univers _ leibnizien ; et en expansion continue : pour qui sait assez le percevoir, du moins, c’est-à-dire le ressentir, par l’attention active qu’il lui prête ! me permettrai-je d’ajouter à mon tour… _, un monde en soi, de nature sonore et gestuelle » _ voilà : ce qui ouvre et à la musique et à la danse, ces arts du rythme !

Marie-Pierre Lassus cite alors  _ et le reprend encore à la page 159 _ ce mot décisif (!) de Bachelard (à la page 75 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement) :

« Tous les mots cachent un verbe.

La phrase est une action,

mieux, une allure…

L’imagination est très précisément le musée _ mis à disposition, offert, exposant ses œuvres choisies (et « aimables« , sinon assez aimées) à la visite tant soit peu attentive de notre « curiosité«  de « visiteurs«  à tous ; et pas seulement de manière privée, comme le firent les galeries princières, d’abord… _ des allures _ cf, ici l’admirable Le Sens de la visite de l’admirable Michel Deguy…

Revivons donc les allures que nous suggèrent les poètes« …

Tout cela est criant de

justesse !

De même que Marie-Pierre Lassus accompagne (en une note de bas de page) le terme bachelardien d' »apprentissage » (du lire)

de cette remarquable citation de Goethe, extraite de ses Entretiens avec Eckermann, à la date du 25 janvier 1830 :

« Les gens ne savent pas ce que cela coûte de temps et d’effort d’apprendre à lire.

Il m’a fallu quatre-vingts ans pour cela ;

et je ne suis même pas capable de dire si j’ai réussi« …

Oui ! oui ! oui ! oui ! Il faut toujours le proclamer…
Contre la bêtise : qui est la suffisance
_ de la fatuité satisfaite (= pleine à rabord) d’elle-même :

cf là-dessus l’admirable Bréviaire de la bêtise d’Alain Roger,

qu’a cité, le 15 juin lors de leur entretien rue Porte-Dijeaux, Francis Lippa après que Jean-Paul Michel a fait part de la lecture enthousiaste de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre dont lui a témoigné par courrier ce philosophe, Alain Roger, riche de tant de sagacité !

Un livre fort utile à chacun

(cf Montaigne : « Personne n’est exempt de dire essais des fadaises« , en ouverture du livre III de ses indispensables Essais ! poursuivant : « le malheur est de les dire curieusement« , c’est-à-dire avec lourdeur (de soin) et fatuité (de componction) en l’expression (du mouvement de recherche, ou « essai« …) ! d’où l’importance cruciale du ton : celui, vif et alerte, de l’humour !)

que ce « bréviaire« -ci ! (d’Alain Roger), je me permets de le marquer au passage… Cf aussi Flaubert : « la bêtise, c’est de conclure« 

Et Marie-Pierre Lassus de citer alors _ je reprends ici mon fil, après cette incise sur la bêtise… _ cette « confidence personnelle » (improvisée, au micro) de Gaston Bachelard,

lors d’une émission radiophonique, « La Poésie et les éléments« , fin 1952 :

« Jadis, j’ai beaucoup lu,

mais j’ai fort mal lu. J’ai lu pour connaître,  j’ai lu pour accumuler _ quantitativement : la vraie lecture étant qualitative, elle ; et ne se « résume«  pas (à la va-vite !) à rien que du contenu ! « capitalisé«  ! _ des idées et des faits _ ce que font la plupart ! journalistiquement, en quelque sorte : en faisant l’impasse sur le style !..

Et puis un jour, j’ai reconnu _ voilà la prise de conscience ! _ que les images littéraires

_ soit la métaphoricité, via l’usage de la langue : de la part, et de l’initiative, du locuteur ; cf ici les analyses décisives de Chomsky (par exemple in Le Langage et la pensée) ; et selon un style (celui de « l’homme même« , cela se perçoit pour peu qu’on _ lecteur, auditeur, spectateur actifs… _ y prête si peu que ce soit, avec un brin de « délicatesse« , « attention«  ; cela se forme peu à peu… ; à moins qu’il ne s’agisse là (encore !), en ces « images littéraires« , rien que de « clichés«  empruntés, courant les rues : passe-partout, eux…) ; fin de l’incise sur la métaphoricité !

Et puis un jour, j’ai reconnu que les images littéraires 

avaient leur vie propre _ voilà ! et c’est à elle, à cette « vie propre«  des « images«  (littéraires, donc), qu’il nous revient d’apprendre à nous (ondulatoirement et vibratoirement !) « brancher«  _ ;

que les images s’assemblaient _ c’est trop peu dire de leur jeu si vivant ! qui n’est pas un simple mécano ; ni un simple kaléïdoscope… _ dans une vie autonome _ voilà ! « vie » ;

et « autonome«  vis-à-vis, en grande partie, du moins, du locuteur lui-même, et d’une bonne part de sa conscience, le plus souvent ; s’il ne s’en avise pas assez ; mais jamais, non plus, « complètement«  : tout cela « se découvrant« , toujours « partiellement« , et toujours peu à peu, par à-coups, par saccades, par « intuitions de l’instant« , selon l’expression bachelardienne (cf L’Intuition de l’instant _ Étude sur la Siloë de Gaston Roupnel : cet ouvrage de Gaston Bachelard est paru aux Éditions Stock en 1932…), plutôt que par méthode hyper-organisée : à l’occasion (ou kairos), toujours, donc ; improgrammable algorytmiquement, par conséquent !..

Et dès cette époque, j’ai compris que les grands livres méritaient une double lecture.

Qu’il fallait les lire tour à tour _ ou plutôt d’un double regard ! en relief !!! _

avec un esprit clair

et une imagination sensible _ non strictement utilitaire, mais enfin décentrée de soi…

Seule une double lecture _ voilà ! _ nous donne la complétude _ infiniment en chantier… : cf l’intuition justissime de Goethe en ses quatre-vingts ans… _ des valeurs esthétiques« …

Soit procéder à ce que Marie-Pierre Lassus _ elle est musicologue ! _ nomme très justement, page 19, une « lecture harmonique » ;

qui « est indissociable d’une écriture musicale _ en amont : de la part de l’auteur, ici compositeur de son chant : il l’essaie ; il l’invente… _ ayant, pour cette raison, un effet créateur _ en aval _ sur le lecteur, qui se sent _ contagieusement : le poète étant moins un « inspiré » qu’un « inspirant« , a pu dire, ou quelque chose d’approchant, un Paul Eluard ! un mobilisant « é-mouvant«  ; « affectif« , dit ailleurs Marie-Pierre Lassus… _ harmonisé _ sic ! mais oui !!! _ par les sons et les rythmes perçus.

Les mots _ et le rythme des phrases, en leur phrasé ! modulant, vibratoire : avec ce que Marie-Pierre Lassus, après Gaston Bachelard, nomme « des silences et des timbres«  : composantes essentielles, ô combien !, de la musicalité ! _ suscitent en lui des mouvements corporels _ c’est décisif !!! _

le conduisant toujours à tendre l’oreille,

de plus en plus finement _ telle l’Ariane du Dionysos de Nietzsche _,

pour écouter _ aussi _ les échos de ses propres voix intérieures«  _ se mettant alors à résonner ensemble en harmoniques ;

encore faut-il les laisser se mettre peu à peu à parler, se déployer, prendre, avec de l’élan, leur allant (chanté) : leur « allure«  (dansée), dit Bachelard…


Avec pour résultat, page 23,

que l’« on se sent plus vif, plus actif ;

et on a la même impression _ combien juste ! _ d’entrer _ voilà ! _ dans un monde _ tout vibrant de résonances multiples (ondulatoires) : un « monde«  polyphonique ; par (et dans) lequel il nous faut, à notre tour, nous laisser porter et emporter… _ de mouvements et de forces« … _ dansants : et c’est bien là le principal…

A la chinoise :

et Marie-Pierre Lassus développera cette intuition, pages 25-26 :

Gaston Bachelard avait pu lire Marcel Granet…

_ et nous nous pouvons lire l’ami François Jullien…

Le livre de Marie-Pierre Lassus renvoie abondamment, et à très juste titre, à Nietzsche, à Bergson, à Wittgenstein, aussi.

Et cette fois encore, je renverrai mon lecteur

à ces livres-maîtres _ splendides ! _

de deux amis :

en l’occurrence, de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique ;

et, de Bernard Sève, L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe ;

m’étonnant un peu au passage que l’essayiste (musicologue) Marie-Pierre Lassus semble, un peu étrangement, les ignorer :

elle ne cite ni l’un ni l’autre en sa bibliographie, aux pages 259 à 268.

Il est vrai que, page 24, elle attribue malencontreusement le qualificatif de « nihiliste« 

à « la pensée de ce philosophe » : Nietzsche ! Non ! C’est tout le contraire ! C’est de cela qu’il faut s’extirper !!!

Dommage…


Et la conclusion du livre (« Retentissement« , aux pages 253 à 257) ne me semble pas tenir tout à fait, au bilan de l’enquête, les promesses des belles et justes intuitions de départ (« Coup d’archet« , aux pages 13 à 28

_ l’expression (devenue bachelardienne aussi : in Droit de Rêver, page 155) « Coup d’archet«  est empruntée à Rimbaud ;

et citée un peu plus longuement, toujours en exergue à un nouveau chapitre, page 107 de ce Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus, qui s’y attarde à son tour… : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée ; je la regarde, je l’écoute, je lance un coup d’archet«  ;

l’expression est prélevée à ce qui succède immédiatement à la presque trop fameuse expression, in la lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 (dite « lettre du voyant« ) « Je est un autre«  ; et vient pour qualifier l’intuition de l’évidence poétique même du poète, assistant presque malgré lui, même si pas tout à fait !, à son éclosion (sonore, musicale, « symphonique«  ici !) :

« Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute _ de la faute du Je… Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet _ vertical _ : la symphonie fait son remuement _ voilà ! _ dans les profondeurs _ harmoniques _, ou vient d’un bond _ fulgurant, lui : mélodique… _ sur la scène«  _ de ce qui vient là se prononcer on ne peut plus physiquement, en éclatante matière verbale (« le cuivre s’éveillant clairon«  !), et ainsi s’exposer (« scéniquement« …), en son surgissement… De fait, l’intuition de Rimbaud est magnifique de vérité !

Je note aussi, en exergue au chapitre II « Qu’est-ce que la musique ?« , page 47, cette expression magnifique encore de Bachelard, à la page 152 de L’Air et les songes _ essai sur l’imagination du mouvement :

« … ce qui commande tout,

c’est la dialectique de ce qui coule et de ce qui jaillit » _ voilà !..

La conclusion de l’essai aurait gagné à être « creusée » davantage… 

Titus Curiosus, ce 2 juillet 2010

Post-scriptum, ce 5 juillet :

Alors que je reprends _ à des fins de creusement... _ ma première lecture _ j’en suis très exactement à la page 147 quand voici que survient le courriel… _ du Gaston Bachelard musicien _ Une Philosophie des silences et des timbres de Marie-Pierre Lassus,

avec beaucoup de plaisir

dans la précision de ses « analyse-lectures » du musical dans l' »écriture-pensée » _ qualifiée par elle de rien moins que « sa poésie » !.. _ de Gaston Bachelard

à propos des « énergie-pouvoirs » du poétique (dans les divers arts),

voici que

Jean-Paul Michel a bien voulu agréer à ma sollicitation

de choisir un de ses « poèmes méditerranéens » (« grecs, italiens, ou corses« , lui avais-je proposé…),

afin de pallier (en partie !) le défaut de l’entretien du 15 juin : ne pas avoir donné à entendre sa voix incarner un des poèmes de Je ne voudrais rien qui mente dans un livre

Son choix, maintenant, s’est porté sur :

POÈME DÉDIÉ À LA VILLE DE SIENNE (1982)

 

[…]

….

 

«  Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve… »

 

 

Je vois les Garçons d’Italie dans leur élégance naïve

sur le Campo de Sienne glaner

du regard des regards — féminins  — étrangers —

& je ferme les yeux sous la roue

du soleil sans progrès

 

Oiseaux girant noirs-corneilles

cent mètres au-dessus de Louves d’art haut-hissées

— loin derrière eux le pigeon domestique

ou la colombe traditionnelle

 

La Tortue l’Oie le Dauphin l’Aigle

— vers de Dante gravés deux par deux — rêvant

de ta discipline O sensuelle A

mante de Christ bénie de Sodoma Sainte

Catherine de Sienne Patronne d’Italie &

Docteur de l’Église

 

Jouissant pas rasé dans la douceur étrusque

de la qualité de l’air du matin

— pendant qu’à l’Hôtel Le Tre Donzelle

Laure tète la Louve

qui est mon amour

noir et blanc —

ce dix-sept avril mil neuf cent quatre-vingt

deux

une voix dans ma voix prononce

& ma main trace :

« La terre ombrageuse des Princes

maintenant nous est dévolue. »

 

[…]


Merci !


Et il se trouve,

en plus,

que j’aime tout particulièrement la ville du bisannuel Palio,

la conque _ sublimement pentue, vers la fontaine Gaia… _ de son Campo (sa Piazza Communale : « le plus beau salon du monde« , s’en extasie Damien Wigny, en son merveilleux Sienne et le sud de la Toscane, aux Éditions Duculot, en 1992 : une bible !),

et jusqu’aux Crete lunaires _ « un des plus beaux paysages du monde« , dit encore Damien Wigny, à la page 197 de cette bible qu’est son « guide » : si spécial, en ses 1007 pages… _

qui sertissent la ville ceinte encore de ses remparts,

encore à-peu-près préservée, elle, des banlieues en expansion tentaculaire qui étouffent sa rivale triomphante, Florence ;

tout comme la grâce incomparable _ cf l’élégance rêveuse d’un Simone Martini… _ de la délicatesse si hautement civilisée des artistes siennois…

De Troie en flammes à la nouvelle Rome : l’admirable « How to read » les poèmes de Michel Deguy de Martin Rueff _ ou surmonter l’abominable détresse du désamour de la langue

18mai

A la spendide Galleria Borghese de Rome,

entre autres chefs d’œuvre de marbre de Pietro Bernini _ tels les plus stupéfiants les uns que les autres David à la fronde, le rapt de Proserpine, Apollon et Daphné ; mais aussi quelques bustes étourdissants de vie du malicieux et jubilant commanditaire et maître du lieu : l’éclatant Scipion Borghese !.. dont l’œil gourmand étincelle ainsi comme jamais et pour toujours ! _,

s’admire un très émouvant Enée sauvant son père Anchise de Troie en flammes, avec son fils Ascagne  _ dit parfois aussi Iule : par Virgile _ les accompagnant :

ainsi vois-je

_ Anchise, Enée, Ascagne : ce « groupe«  cheminant dans un marbre qui à jamais remue, tremble, vit… _

l’admirable pédagogie _ énéidale, par là et ainsi… _ de Martin Rueff, en 440 pages magnifiquement lumineuses, denses, claires, nourries, en cet extraordinaire

(de précision et générosité infiniment patiente : « formidable !« , ne peut manquer de s’exclamer Michel Deguy lui-même à plusieurs reprises :

qu’on écoute le podcast !.. le ton en est merveilleusement signifiant !..)

en ce tout simplement, en effet, extraordinaire

_ un « monument » ! ne pouvons-nous que dire, tous, l’un après l’autre, chacun à notre tour… _

« How to read the poetry of Michel Deguy« 

qu’est son Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel _ « une étude » ! je rétablis l’ultime sous-titre que l’éditeur a abrégé !!! _, aux Éditions Hermann ;

ainsi vois-je

et ainsi me permets-je, aussi,

d’interpréter leur extraordinaire dialogue de 95 minutes mercredi 12 mai dernier, dans les salons Albert-Mollat, au troisième étage de ce bel immeuble de la rue Vital-Carles à Bordeaux, d’où s’aperçoivent, des hautes fenêtres donnant sur la rue, en contrebas, les toits de Bordeaux,

en leur conférence,

à l’initiative éminemment amicale _ son ton ému le disait tout le long… _ de Jean-Pierre Moussaron,

professeur de littérature émérite à l’université de Bordeaux-III-Michel-de-Montaigne.


Martin Rueff se fait,

tel un Ezra Pound en son ABC de la lecture (« How to read » poetry… : paru en 1934…),

le pédagogue _ admirable ! _ de « la poétique profonde«  _ l’expression est tout sauf anodine ! _ de Michel Deguy,

afin d’aider si peu que ce soit le lecteur

_ nous : tout un chacun d’une « société » cultivant si peu que ce soit une authentique « curiosité » tant soit peu lettrée… : mais comment vivre (vraiment !) et « habiter«  ce « monde« , si ce n’est si peu que ce soit, encore, « en poètes« , tant il est vrai que « ce qui demeure« , ce sont « les poètes«  (d’abord ; appuyés de quelques philosophes) qui (vraiment !) « le fondent«  !.. cf la lecture aigüe du poète de Tübingen (et même un peu Bordeaux, à l’Hôtel Meyer, un moment, face à notre Théâtre de Victor Louis…), Hölderlin, par Martin Heidegger  _

Martin Rueff se fait le pédagogue de « la poétique profonde » de Michel Deguy,

afin d’aider si peu que ce soit le lecteur

à lire vraiment _ voilà ! _ la poésie cheminante

depuis 1959 _ depuis Meurtrières (aux Éditions Pierre-Jean Oswald : ce « tout premier recueil« , difficilement accessible, nous est re-donné intégralement dans le grand cahier Michel Deguy de Jean-Pierre Moussaron, aux Éditions Le Bleu du ciel, en octobre 2007, aux pages 302 à 329…) _

d’un poète pour qui le sens advient en un amour _ éperdu ! auquel on se « donne«  _ de la langue

magnifiquement fécond : en poèmes, d’abord, et principalement :

dans la chair du flux des mots en phrases s’énonçant

en paroles…

Martin Rueff est à la fois très précis et lumineusement clair !

Il transmue le penser qui sourd toujours,

jusque dans les onomatopées (bzzz…) qui viennent ponctuer _ irremplaçablement ! _ la venue orageuse (et rocailleuse) du sens,

en quelque chose d’abord _ mais comment faire autrement ? _ de « brut » _ et qui en fait tout son prix ! _

il transmue le penser

qui sourd toujours en quelque chose d’abord de « brut« ,

des entrailles à vif

d’un penser en chantier _ quasi permanent : connaît-il quelques « chutes de tensions » ? ne serait-ce que pour dormir ! mais même alors, le penser ne cesse de s’agiter, vibrillonner et travailler sourdement ; cf l’admirable Freud ! ou les marbres à jamais vivants du Bernin à la romaine Galleria Borghese…  _

il transmue ce remugle _ poétique _ du penser _ qui va lui-même prendre la forme plus heureuse et épanouie, elle, du (et des) poème(s) : mis ensuite en recueils… _ de Michel Deguy

en un lumineux « How to read » les poèmes eux-mêmes :

ce que Martin Rueff nomme, en son titre intermédiaire (à la page 284 de Différence et identité : Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel), « l’espace temps lyrique« 

_ ou « pourquoi la poésie est (pour Michel Deguy à l’œuvre ! au chantier !) plus accueillante que la phénoménologie« , dit aussi Martin Rueff ;

et encore : « la poésie, empirisme perçant, capte le tempo du monde«  ;

parce que « le rythme est le secret de la métrique française (en l’occurrence !) qui est quantitative et accentuelle«  _ ;

car « dès le début« ,

dit Martin, en sa conférence,

il s’agit pour Michel Deguy de « mettre en poèmes le penser » ;

de faire de la « pensée originale (de la part de Michel Deguy philosophant : « pas assez située, mise en évidence«  jusqu’à présent, estime aussi Martin Rueff…) du rapport différence/identité« 

rien moins qu' »une matière à poèmes » !..

Avec pour Martin Rueff ce double objectif en ce livre-ci sur Deguy

de « montrer la pertinence du couple différence/identité« 

« et pour fédérer la pensée de Michel Deguy«  _ en son œuvre entier : philosophique comme poétique ! _

« et situer Deguy dans le paysage intellectuel » de l’époque !

Avec cette circonstance et conjoncture propre à notre temps

_ Martin Rueff l’exprime par la formulation d’Alfonso Berardinelli en 1975 : « le public de la poésie aujourd’hui, c’est : les poètes !«  seulement… : cf Il pubblico della poesia _ trent’anni doppo (avec Franco Cordelli, aux Éditions Castelvecchi en 2004)… _

qu' »on _ nous, le public _ a du mal à situer les poètes contemporains ; à comprendre ce qu’ils font ; et pourquoi ils le font« .

« Il manque à la poésie moderne _  et à celle de Michel Deguy, en cette occurrence précise-ci… _ le point de jonction _ d’affection et jouissance : d’un goût ! _ entre la société cultivée et les poètes : c’est le travail de la critique«  :

à la différence de ce dont ont pu bénéficier les œuvres picturales (même géniales : certes) d’un Mark Rothko ou des néo-expressionnistes _ « aussi géniaux fussent-ils« , dit Martin _ avec un « discours critique qui les a situés« ,

grâce au travail de « critique » (c’est à dire de médiation, explication, sensibilisation : passage !) d’un Clement Greenberg ou d’un Arthur Danto ;

ou l’œuvre musicale d’un Arnold Schoenberg,

grâce au travail de « critique » (et médiation, explication, sensibilisation : passage) d’un Charles Rosen…

Et, de plus, en France, la situation _ de l’accès (en commençant par la curiosité) du public à la poésie ; avec son appendice (décisif ! mais tout se tient !) de l’initiation (au goût de la littérature ; et de la poésie, en son sein : à côté de la déferlante du récit et du roman) par l’enseignement, aussi ! _ est pire qu’en Italie, car « le rapport communication poétique / communication générale ne s’est pas formulé de la même manière : avec et après Mallarmé ; comme avec et après Leopardi » !

Certes…

Mallarmé n’a pas facilité la tâche, en dépit du « charme » du chant de Paul Valéry, après lui ;

qui revient davantage vers ce que Leopardi qualifie de « chant transparent » , c’est-à-dire une politesse d' »accessibilité » des récepteurs…

A cela s’ajoute,

et massivement _ à coups de massue indolore ! anesthésiée autant qu’anesthésiante ! telle une « camisole chimique«  !.. _, le cadre historique _ pressant et tenaillant… _ du déploiement du capitalisme,

et tout particulièrement en son appendice _ idéologique : la déferlante de la propagande publicitaire (et autres) ; assortie et renforcée, de la crétinisation à échelle mondiale désormais de l’entertainment : cela étant un commentaire mien _ :

ce que Walter Benjamin a nommé, déjà (dans les années trente), « capitalisme culturel« 

et qui a pris un nouveau tour, encore plus massif et encore plus efficace aujourd’hui !

et que reprend et déploie puissamment et magnifiquement Michel Deguy sous le terme (et concept) du « culturel » _ ou comment « faire« , en bruyante fanfare de tambours et trompettes et cymbales, « prendre des vessies pour des lanternes«  ! _  :

« culturel » = « le plan inventé par Deguy, dit Martin Rueff ;

le lieu où  _ et l’étau contre lequel _ la pensée de Deguy se déploie » et résiste éperdument…


Aussi l’entreprise de Martin Rueff en ce livre-ci consiste-t-elle, en son analyse, à « décliner » « vers le poème » :

« l’herméneutique du poème » se construit et se déploie, très méthodiquement,

avec une admirable concentration et densité d’attention, en sa précision éclairante, sous la plume si sensiblement intelligente de Martin Rueff,

afin, tout simplement, de « permettre de lire les poèmes d’aujourd’hui » ;

soit aider parfaitement modestement

à « lire Deguy plus facilement« 

_ une démarche que j’approuve de toutes mes mains, pour,

et à mon niveau d’éducateur ayant une foi concrète (et soucieuse d’effectivité) en sa mission civilisatrice,

pour avoir commis un « Lire « Liquidation » d’Imre Kertész _ ce qui dure d’Auschwitz »

(demeuré inédit : je l’ai donné à lire à seulement trois amis jusqu’ici : Bernard Plossu, Michèle Cohen _ la directrice de la galerie La NonMaison à Aix-en-Provence _, et Emmanuel Caron, historien, qui voulait s’initier à l’œuvre de Kertész…),

sur un semblable affect de « facilitation«  du partage d’un des chefs d’œuvre (sublimissime !) de littérature (d’accès un peu exigeant : comme l’accès à Faulkner, ou à Joyce, ou même à Proust, etc.) de notre époque (le livre est paru en Hongrie et en Allemagne en 2004, et en 2005 en traduction française, aux Éditions Actes-Sud) ;

de même que j’ai initié mes élèves à la lecture de l’immense (= génial !) Antonio Lobo Antunes : en les menant photographier à Lisbonne le « regard«  de l’écrivain sur sa ville en son écriture (= style) même (si riche et complexe ; et significative de justesse) : j’avais choisi Traité des passions de l’âme ;

et j’avais réalisé le même défi (lire, proposer un équivalent photographique, et chacun selon son style : à faire émerger !) pour le regard sur Rome d’Elisabetta Rasy (devenue une amie) en son admirable Entre nous :

soient des expériences (proposer en images photographiques _ à saisir sur place : ailleurs que chez soi ; mais à rebours complet du « touristiquement«  consommateur !.. _ un équivalent (iconique : à créer !) du style, donc, de l’auteur, en son écriture !) à chaque fois extraordinaires !!

Mais qui, à part nous qui les avons vécues (artistiquement ! oui !), et les photos-œuvres (et pas clichés !) qui en résultent en témoignent,

qui, en l’institution Éducation nationale, s’en est vraiment soucié ! et civilisationnellement réjoui ?

Mais il n’est pas nécessaire d’« espérer pour entreprendre« , Dieu merci !… Fin de l’incise « pédagogique« 

Bref, il s’agit pour Martin Rueff d' »aller

_ et aider à aller d’autres : les lecteurs !

en les dés-inhibant ! en les encourageant très effectivement par l’éclairage de la sensibilité et intelligence, ensemble !

aider à aller les hommes un peu plus « humains«  (que certains autres qui iront, tel un Balduch von Schirar (1907 -1974) le proclamant en 1939, jusqu’à « sortir leur revolver » et pratiquer des auto-da-fé pour détruire hommes et œuvres de civilisation ; et détruire aussi l’éducation exigeante…) à s’élever en leur « humanité«  _

bref, il s’agit pour Martin Rueff d' »aller

vers le centre de l’activité d’un artiste : son œuvre » !

« Je vais vers là« , dit-il on ne peut plus modestement : en pédagogue de l’humain et de la poésie, l’un par l’autre…

Même s’il faut, pour reprendre un mot de Walter Benjamin, « pour atteindre un tout petit peu de concret« ,

l’effort, le coup de rein, ainsi qu’un tant soit peu de patience, de « traverser des déserts d’abstraction«  _ rendus cependant bien moins arides par le talent pour la douceur d’explication du pédagogue…

« Deguy est un des rénovateurs, sinon LE rénovateur, de la poétique en France » ;

rassemblant en « un point de jonction » rare _ avant lui, il n’y a eu que Paul Valéry : un auteur qu’on ne lit pas assez ! mais est-ce là un hasard ? malgré une extrême sensualité (!!!) jointe à une intelligence acérée ! _

la tradition de la poétique formelle _ celle d’un Genette _

et la tradition de la poétique spéculative _ celle d’un Heidegger ou/et d’un Philippe Lacoue-Labarthe : Martin Rueff de citer alors sa « Poétique de l’Histoire« , « un livre très important«  :

« le seul poéticien à réussir à tenir les deux après Valéry : Deguy ; c’est tout !« ,

s’exclame alors vivement Martin ;

cf l’admirable et décisif « La Raison poétique«  (paru en novembre 2000 aux Éditions Galilée)…

Car pour Michel Deguy, intervenant alors,

il s’agit de « questionner la poétique comme opération même de la pensée« .

Nous sommes là au cœur du cœur de son dispositif même d’œuvrer : de sa « tâche« …

A propos de la question de la « difficulté de lire » la poésie aujourd’hui,

Michel Deguy évoque alors le reproche de Primo Levi à Paul Celan sur son style : « c’est trop difficile !« …

Martin Rueff reprend au bond et développe alors l’analyse de ce point éminemment crucial,

précisant que « la question de la difficulté, est la question de la situation de la difficulté » :

elle est conjoncturelle et contextuelle, forcément ;

et implique les conditions de « réception » _ actives ! ou passives ! curieuses ! ou incurieuses ! ici le commentaire est mien… _ des œuvres : en l’occurrence les poèmes.

Au regret exprimé par l’ingénieur chimiste qu’est demeuré Primo Levi :

« les lecteurs de Celan ne vont pas ressentir l’horreur de l’expérience qui a motivés ces poèmes si difficiles, au phrasé poétique si oblique, si indirect !« ,

Celan a répliqué et « s’est expliqué » on ne peut plus adéquatement :

s' »il recommence à écrire après la guerre _ et le « désastre«  ! _, il fait d’abord des poèmes, de jolis poèmes, avec des guirlandes dorées » ; mais « il les détruit tous.

« Je ne pouvais pas « refaire » les poèmes d’avant » ;

car « face à une telle expérience _ que celle du « désastre«  subi ! _, il fallait « essayer d’enregistrer dans le poème le désastre !

C’est difficile :

à la mesure de l’expérience« , donc.

A la question _ bien connue de Theodor Adorno _ « peut-on encore écrire de la poésie après Auschwitz ?« ,

il fallait donc se demander plutôt :

« quels poèmes écrire ? et avec quelle langue ?« …

« Une autre façon de le dire« , dit encore ici Martin Rueff,

est celle de Samuel Beckett en un entretien important, en 1961 :

« la tâche de l’écrivain contemporain, c’est de donner une forme au gâchis« (« To find a form that accommodates the mess, that is the task of the artist now« ) :

« ni enjoliver le gâchis » (ce qui serait le faire mentir !) ;

« ni céder au gâchis : sinon, on n’est plus un artiste !« …

L’enjeu _ pour Celan, pour Beckett, pour Deguy, pour qui veut être « vrai » ! _ est donc de « donner un poème à l’époque _ qui est l’époque du gâchis« …

Michel Deguy de commenter alors :

« Ce que ne comprend pas Primo Levi,

c’est qu’un poème est un événement de langue en même temps. »

Et, en élargissant :

« Si vous n’aimez pas ce qui peut arriver à la langue, à la vôtre _ quand vous vous soumettez à elle pour créer votre propre discours _,

alors vous aurez toujours des difficultés » avec la poésie ; et préfèrerez le récit du roman…

Avec cette puissante et grave conséquence-ci :

« l’époque est grave : la poésie est en train de sortir de la langue.« 


Or « pour avoir un rapport _ de proximité vraie _ avec la poésie,

il faut AIMER.

Aimer, comme on aime quelque fleur, quelque paysage, quelque personne _ et c’est aussi au singulier ; alors que la langue, offerte, est la langue reçue et partagée.

Il faut avoir une jouissance de sa langue en tant que maternelle ; et le faire entendre« … 

Michel Deguy, alors _ mi avec effroi, mi avec gourmandise… _, en donne pour contre-exemple la déclaration d’un rappeur (s’entretenant avec rien moins que Dominique de Villepin), le 15 avril dernier :

« maintenant _ up to date _ il faut être capable _ ou le défi commun actuel : sinon, c’est la ringardise !.. _ de passer au-delà des mots _ bzzz… Parce que finalement les mots n’ont de sens qu’illustrés« .

Voilà ! « Quitter les mots« , c’est rien moins que « quitter l’élément _ même, l’humus, le terreau _ de la poésie » _ en faveur de la mudité ! et de sa (miséreuse et misérable) vacuité inarticulée : mais pouvant faire comme consensus, par son indistinction illusoirement rassembleuse, à bon compte…

« Revient _ ainsi _ la question de l’image. »

Et « qu’est-ce qu’on entend par image aujourd’hui ? »

« Je vous montre : c’est ça l’affaire !« 

« On quitte alors la logicité ; la pensée qui parle ; le logos« …


En conséquence de quoi,

et quant à l' »incompréhension » de Primo Levi envers l’écriture poétique ultra-brûlante de Paul Celan :

« il n’entend pas _ par surdité _ l’événement _ advenant _ de langue« .

« L’amour de la langue !« 

« Si on n’aime pas cette affaire-là« , soupire alors Michel Deguy…

Si je puis me permettre,

ici ne se ressent que trop la vrillure de la blessure du jour qui disjoint et éloigne, en un bientôt terrible fossé, le rendu de l’expérience (si tordue, mais irréfragable !) d’un Imre Kertész _ par exemple en son sublime Liquidation _ des témoignages _ plus droits, eux, et plus communicationnels (quasi grand public, désormais) _ de Primo Levi…

Quant au capitalisme, et son brouillage du rapport de l’identité à la différence,

il « traffique » le même : « en passant au centre du même une « mauvaise » différence.« 

Martin Rueff prend alors l’exemple des rapports à l’urbanisme

_ cf ici Franco La Cecla : Contre l’architecture (aux Éditions Arléa) ; je viens d’en achever la lecture et j’y consacrerai un très prochain article _

des villes aujourd’hui _ citant l’exemple (désormais classique) de Bordeaux : le centre y est « refait à l’identique«  : tel qu’il n’a jamais été, bien sûr, par le passé ; seulement rien qu’une « image«  (ou « concept« , disent en leur jargon tout d’efficacité les communiquants, pas à une falsification près) d’un passé fantasmé et à fabriquer : afin de faire illusion auprès des gogos (les touristes-clients pressés)… Ainsi « le culturel » est-il « une falsification du rapport identité/différence ».


Michel Deguy : « Il faut généraliser l’affaire sans aucune restriction !« 

Et de citer, en ses Choses de la poésie et affaire culturelle que publia Hachette en 1987, le Rapport Querrien pour Jack Lang (en 1982 : « Pour une nouvelle politique du Patrimoine« ) :


« Tout ce qui est, sans exception est patrimonialisable ;

et reçoit une valeur ajoutée _ = bankable !.. _ en tant que phénotype expressif d’un génotype, qui est le génie du groupe humain en question« …

Bien des États ont maintenant pour ressource _ touristique ! _ unique _ de « devises« _ le « devenir Show-Room«  _ l’expression est magnifique de justesse : vitrine d’exposition-mise en spectacle pour salle de ventes… _ de leur propre pays _ ainsi la Slovaquie ou la Tunisie, par exemple, parmi cent autres… Le pays _ lui même _ se transforme _ en toute effectivité _ en _ rien que _ exposition de lui-même.« 

Et ce sont là des « opérations gigantesques partout » :

altérant _ systématiquement _ ce qui est

en ce qu’il n’a jamais été…

C’est une opération de « vampirisation » _ voilà ! _ dans laquelle un « mort-vivant » _ ectoplasmique _ s’exhibe « à l’identique« , mais « tout autre« , forcément, « puisque mort » désormais !.. _ d’où le très vif succès maintenant de cette mode du fantastique des vampires, commente Michel Deguy…

Ce phénomène affecte aussi les usages de la langue , à travers la multiplication _ en expansion inflationnelle « extraordinaire » !.. _ des homonymies. Michel Deguy dit : « c’est le voile d’ignorance à la faveur duquel s’étend le culturel« …

« Le culturel, c’est le moment où les sujets essaient de ressembler _ = s’auto-cloner _ à l’image qu’on a d’eux. Tout est réductible a une image de marque _ ou la gloire du brand Tout le monde court après une image de marque (dont il n’est pas _ lui-même : non sujet ! _ responsable). C’est la course au simulacre ; une machine de malheur« …

« On ne sait plus ce qu’on désire : on sait _ mécaniquement, par réflexe conditionné vite rodé _ ce qu’on nous dit _ par élémentaires signaux _ de désirer _ mimétiquement : Michel Deguy cite ici René Girard _ ;

ce après quoi il faudrait qu’on courre. »

Alors, « le poème dans tout ça ?« ,

revient Martin Rueff…


« Le poème fait exactement l’inverse du culturel » :

« il fait toujours passer une différence » _ entre le même et un (autre) même posé (joué) comme (= tel que) lui ressemblant, certes, mais affirmé et su, en même temps, en ce geste unique, comme distinct en la tension toute ludique de leur « semblance« , seulement (et pas une « identité«  ontologique ; ou ontologisée ! substantialisée…) _ ;

là où « le culturel » revient sempiternellement à un faux même, à travers de fausses identifications illusionnées _ on ne fait qu’y « reconnaître« 


Car « si on met un « comme » dans le poème,

le « comme » opère la différence au cœur du même.

Tout l’inverse du « culturel »«  _ = les clichés des identités substantivées et substantialisées ; voire hypostasiées, même !..

Même si « le vampire est hyper-puissant« , « le poème résiste » !

« Le poème est une des sorties possibles du culturel _ le poème est ainsi ludiquement prototypique de la résistance !

Les poèmes opèrent _ en vérité ; et engagée ! _ contre le culturel.

L’image poétique différencie

là où l’image culturelle identifie ! »

Merci les conférenciers Martin Rueff et Michel Deguy !

Qui ne désespérez pas des trésors de ressources ouvertes de la langue !

et de l’amour d’elle ! en elle ! avec elle !

Titus Curiosus, ce 18 mai 2010

la traversée du siècle d’un honnête homme (et beau garçon) en quelques fécondes rencontres d’artistes-créateurs en des capitales cosmopolites : le parcours de Peter Adam de Berlin à La Garde-Freinet, via Paris, Rome, New-York et Londres

02mai

Non sans quelques points communs _ nous allons le découvrir… _ avec cet immense livre qu’est « Le Lièvre de Patagonie » de Claude Lanzmann :

une autre traversée _ un peu chahutée _ du siècle en quelques judicieuses rencontres (et un chef d’œuvre cinématographique !),

voici que Peter Adam _ ou Klaus-Peter Adam, un garçon juif allemand, au départ, natif de Berlin en 1929, puis devenu citoyen britannique vers 1965, peu après le décès de sa mère, la battante et admirable Louise, le 6 mai 1965 :

cf page 214 : « j’optai à cette époque pour la nationalité anglaise.

Depuis longtemps j’essayais de me débarrasser du garçon allemand _ qu’il était de naissance : la famille (juive) de son père venait de « Chodzesin, une petite ville de Prusse orientale. Mon arrière grand-père, Jacob Adam, y était né en 1789. Depuis le XVIIIème siècle, sa famille vivait du commerce du drap de laine. Cette activité les avait menés jusqu’en Pologne et en Lituanie« , page 14 ; « du côté de ma mère, les Leppin et les Gurke _ Gurke signifiant « concombre » _, étaient d’un tout autre genre : pauvres, chrétiens, et de souche paysanne« , page 20 _

afin de n’avoir de racines que dans l’imaginaire.« 

Et il poursuit : « Il se produisit mille choses dans ma vie et je possédais une énergie et une curiosité infinies. Je laissais l’univers tourbillonner autour de moi, espérant ne pas m’y noyer

_ le titre original de ce « Mémoires à contre-vent« , traduit par l’auteur lui-même en français en 2009, était, en anglais, en 1995 (pour les Éditions Andre Deutsch, à Londres) : Not drowning, but waving _ an autobiography

Je m’acceptais tel que j’étais, je n’étais gêné ni par mes défauts, ni par mes qualités. J’essayais, comme toujours _ en effet ! _ d’être honnête avec moi-même« 

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

_ mais cet amoureux de longue date de la France

avant même d’y venir séjourner, pour la première fois, en 1950

(cf au chapitre « Alma mater, 1949-1950« , les pages 139 à 146 :

« En 1950, je partis pour la première fois à Paris. Mon ami Klaus Geitel étudiait là-bas et je décidai de lui rendre visite. A Paris, Klaus m’attendait gare du Nord avec deux amis. J’étais tellement excité que j’entendis à peine leurs noms. Le premier, Hans Werner Henze, était un compositeur allemand ; le second, Jean-Pierre Ponelle, un scénographe français«  : mais oui !..) ;

puis, une seconde fois, en 1951, au chapitre suivant, « Mes premiers pas d’intellectuel _ Paris 1950-1953«  :

« A l’automne 1951 _ ayant obtenu « une bourse d’un an du gouvernement français, ainsi qu’une inscription à la Sorbonne« , page 147 _, je débarquais à Paris pour la seconde fois«  :

« J’arrivais au bon moment. Le passé était enfin soldé ou presque. La France de la Quatrième République commençait à se moderniser.  (…) Les gens avaient l’air riche ; ils possédaient un goût inné pour la qualité et le style _ voilà _, doublé d’un sens aigu de la compétition« , page 147 ; « Alors qu’à Berlin, nous avions essayé de construire un nouveau monde, les Français jouaient au ping-pong avec leur héritage culturel, retournant les idées dans tous les sens, juste pour le plaisir. Je me sentis immédiatement chez moi, le lycée de Berlin m’ayant bien préparé à ce perpétuel désir de théoriser et de synthétiser les idées. Les bâtiments de la Sorbonne reflétaient ce même esprit libre et chaotique. Les vieux couloirs sombres fourmillaient d’étudiants bruyants et fougueux. Les murs étaient recouverts de slogans très politiques, culturels ou sexuels, combinant parfois les trois en même temps comme dans celui-ci : « Fais-toi sucer en Russie, Simone ! » », page 148

il avait fait ses études secondaires au lycée français de Berlin, dès 1940, page 58)

mais cet amoureux de longue date de la France,

donc,

y vit désormais, depuis août 1989, à demeure, cela fait vingt-et-un ans

(depuis sa retraite de reporter et réalisateur de la BBC, en août 1989 : car c’est là, à la BBC, que se déroula, en effet, sa « principale«  carrière, du 4 avril 1968, à la cérémonie de départ de sa retraite, en août 1989) :

en son « cabanon«  du Mazet, à La Garde-Freinet, dans les Maures, et non loin de Saint-Tropez

_ Facundo Bo et Peter Adam découvrirent, en effet, cette thébaïde « un matin de 1970«  :

« un petit vallon où des moutons broutaient près des oliviers.

C’était l’endroit dont nous _ Facundo & Peter _ rêvions _ 12 000 mètres carrés isolés du monde et un petit cabanon. Nous l’achetâmes aussitôt.

La Garde-Freinet allait devenir notre port d’attache pour les quarante années à venir« , page 275 _

mais cet amoureux de longue date de la France y vit désormais à demeure,

avec son compagnon Facundo Bo : compagnon depuis leur coup de foudre lors d’un « dîner snob« , en 1968, à Paris ;

cf page 236 : « Durant la réalisation de ce documentaire _ pour la BBC : La maison Christian Dior, en 1968, donc _,

j’eus l’occasion, un soir, d’être invité à un de ces dîners snobs dont les Français raffolent. J’étais assis en face d’un jeune acteur argentin au physique extraordinaire, au type légèrement indien. Comme d’habitude, je parlais beaucoup, faisant de mon mieux pour impressionner. J’avais appris l’art de l’autodéfense et ajouté du cynisme à mon scepticisme naturel. Intrigué par les yeux inquisiteurs de ce garçon, je parlais des souffrances au Biafra _ dont Peter revenait d’y réaliser un reportage particulièrement périlleux (et tragique !) : il en fait le récit aux pages 227 à 232 _, mais également du grand bal de l’Opéra de Paris _ le Bal des petits lits blancs _ auquel j’avais assisté la veille. Je révélais ainsi l’un de mes nombreux paradoxes dont je n’étais pas très fier.

Facundo _ c’était le prénom de ce garçon très beau et gêné _ ne prononça pas un seul mot de la soirée. A la fin, au moment de partir, je lui glissai mon adresse à Londres.

Trois semaines plus tard, je reçus une lettre : « Cher Peter, détruisez cette lettre, je n’ai jamais écrit une telle lettre à personne, mais pendant ces trois dernières semaines, je n’ai pas arrêté de penser à vous et je voulais simplement vous le dire. Je vous prie de m’excuser ». La lettre était signée Facundo Bo.

Trois heures plus tard, je m’envolai pour Paris« 

« Je crois au coup de foudre _ poursuit-il aussitôt, toujours page 236, en commentaire rétrospectif. Pendant les quarante-deux ans à venir _ de 1968, leur rencontre, jusqu’en 2010, où paraissent ces « Mémoires » en traduction française _, Facundo serait la source de beaucoup de mes joies et de mes chagrins _ la maladie de Parkinson de Facundo déclarée « à l’âge de quarante ans« , « l’empêchant petit à petit _ lui acteur brillant de la troupe de théâtre TSE, d’Alfredo Arias _ de monter sur scène« , découvre-t-on, à un coin de page, page 412 ;

cf aussi, le jour de son départ de Londres pour gagner la France, page 440 : « Je ne savais pas alors combien ma nouvelle vie à Paris _ et au Mazet, à La Garde-Freinet _ allait m’apporter de joie d’amour solide et de douleur aussi, liée à la fragilité croissante _ parkinsonienne ! _ de Facundo. Mais jamais je n’ai regretté ma décision«  _ de venir vivre définitivement en France : avec Facundo Personne ne m’a jamais été aussi proche ; et je pense _ écrit-il maintenant en 2009-2010 _ que personne ne le sera jamais. Facundo devint le centre absolu de ma vie«  _ voilà !..  _

voici que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ publié en 1995 à Londres sous le titre de Not drowning but waving _ an autobiography _ de sa traversée _ Berlin, Paris, Rome, New-York, Londres, La Garde-Freinet _ du siècle,

tout à la fois en beau garçon _ ce peut être un atout ; du moins pour commencer, en se faisant « remarquer«  ; car à la longue n’être que le « petit ami de« … s’avère un peu court pour poursuivre et s’établir au moins un peu…

et en honnête homme

et artiste _ filmeur du monde et de la création artistique : ce sera là sa « vocation«  _ probe _ absolument ! et sans compromission aucune :

certains de ses très proches et meilleurs amis se suicideront face à la « détérioration«  (Peter Adam emploie le mot « dégradation« , page 410, en son chapitre « Inventaire« …) de ce monde :

le magnifique « grand reporter«  James Mossman (celui-là même qui l’avait fait engager à la BBC : c’était le 4 avril 1968), le 5 avril 1971 ;

le peintre Keith Vaughan, le 4 novembre 1977… ;

mais encore, page 427 :

« Au travail, le suicide mon collègue Julian Jebb s’ajouta à la longue liste de mes collègues disparus, dont l’esprit toujours en éveil _ pourtant ! _, n’avait pas été capable d’arrêter la course à l’autodestruction _ voilà _ : les grands reporters James Mossman, Robert Vas et Ken Sheppard. Le garçon qui s’occupait de la maison de Tony Richardson à La Garde-Freinet, tua d’abord sa petite amie avant de se donner la mort. La boisson et la solitude durant les longs mois d’hiver au Nid du Duc _ le hameau de la colonie Richardson, l’auteur du film Tom Jones, à La Garde-Freinet _ l’avaient poussé à cet acte terrible, disait-on. La fille de Lawrence Durell, Sappho, se pendit« … Bref, « la mort continuait à jalonner ma route« , remarque Peter, page 427…

« Dans les années quatre-vingt, mon histoire d’amour avec la Grande-Bretagne touchait _ ainsi _ à sa fin. Mme Thatcher n’avait pas encore engagé _ profondément, pas encore _ sa politique absurde et désastreuse _ humainement : Peter Adam ne mâche pas ses mots ! _, mais un nouveau climat social se faisait _ déjà _ sentir, sapant _ durement _ les qualités de ce pays que j’avais tant apprécié. L’Angleterre, comme beaucoup de pays d’ailleurs, entraînée par son désir insatiable et impétueux de richesses, prônait _ maintenant _ l’arrivisme, la ruse, l’avidité comme qualités essentielles. Les inégalités flagrantes, la cruauté des riches, la complaisance des gens au pouvoir et la corruption _ lire ici Paul Krugman… _ devenaient monnaie courante. Je regardais les yuppies, interchangeables avec leurs chemises à rayures, leurs bretelles rouges, leurs manteaux à épaules marquées, leurs BMW, leur arrogance, leurs femmes à sac à mains à chaînes dorées _ on ne disait pas encore le bling-bling… J’observais la nouvelle génération, son appétit féroce, sa frénésie de consommation, son égoïsme impitoyable _ voilà _, et la comparais à ma propre génération qui avait l’espoir chevillé au corps que la vérité et la beauté _ voilà _ finiraient par l’emporter sur les mensonges et la laideur du monde _ quelle belle actualité ! toujours…

Bien sûr cette dégradation _ voilà _ ne se produisit pas en un jour. Ce n’était que le début d’un profond et triste changement qui, hélas, se propageait _ bientôt _ partout«  _ de par notre monde commun, pages 409-410…  _,

voici _ je reprends l’élan de ma phrase _  que Peter Adam offre au lectorat français et francophone une somptueuse traduction en français, cette année 2010, du récit autobiographique _ paru en anglais en 1995, lui _ de la traversée de son siècle :

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme et artiste probe

soucieux de la justesse…

en beau garçon, d’abord _ et le livre est généreusement (et judicieusement) agrémenté de photos de nombreuses personnes rencontrées et narrées _ :

via ses rencontres sexuelles (avant l’amour vrai de Facundo Bo, en 1968, donc : Peter aura alors trente-huit ans _ mais tout cela fort discrètement, et sans le moindre exhibitionnisme, ni a fortiori sensationnalisme ! très loin de là ! Peter Adam a beaucoup de délicatesse et pudeur…) et amicales, plus encore (dont certaines féminines : Hester Chapman et Prunella Clough, à Londres),

celles-ci _ « rencontres« , donc _ vont lui ouvrir bien des portes, bien des « clans«  (ou « réseaux » d’amis :

par exemple, pages 201-202, en débarquant de New-York à Londres,

ce passage-ci, clé ! :

« Parmi les quelques adresses que j’avais _ à Londres, donc, en 1958 _, aucune ne fut plus précieuse et appréciée que celle d’un ami d’Edward Albee _ merci à lui de cette « adresse«  ! de ce « contact«  décisif… _, Patrick Woodcock.

Patrick était le médecin du Gotha artistique londonien _ rien moins ! _ : de Noël Coward à Marlene Dietrich, de Peggy Ashcroft à David Hockney, de Peter Brook à Christopher Isherwood. (…)

Comme à Paris, Rome et New-York _ c’est un point décisif du parcours (et la vie !) de Peter ! _, j’ai eu la chance _ encore faut-il apprendre et à la saisir et plus encore à la cultiver ! et ne pas trop, non plus, la gâcher… _, d’être adopté _ apprécié par, aimé de _ par un clan _ voilà _

pour lequel j’étais _ du moins tout d’abord, au départ :

cela se dissipant cependant assez vite (cf la conclusion plus négative, en 1955, de l’épisode romain et sa « clique« , page 184 : je vais le préciser par le détail un peu plus loin)… _

un objet de curiosité : « Allemand, Juif, non émigré et sorti de l’Allemagne indemne. « How intersting« , disait-on » _ pour commencer, donc ; ici, c’était en 1958, Peter a vingt-neuf ans 

il est aussi très « beau garçon«  (cf les photos généreusement données du livre) ; et éminemment sympathique, plus encore : il a du charisme…

« Patrick était absolument convaincu qu’il était le mieux placé pour tout organiser _ sic _ et décida de me prendre sous son aile _ cela peut effectivement aider… Il m’ouvrit les portes _ voilà ! _ de la vie culturelle _ artistique _ londonienne qui comptait un nombre impressionnant de talents. Tous ses amis « baignaient » _ en effet _ dans l’art, faisaient de la critique de livres ou allaient s’applaudir les uns les autres sur la scène ou à l’écran.« 

Aussi

« la plupart de mes _ nouveaux _ amis _ vrais _ venaient _ -ils _ de son « écurie ».


Avec nombre d’entre eux j’entretenais
_ très bientôt, vite, aussitôt, déjà : c’est un talent ! _ une amitié _ et c’est là l’élément majeur (et de fond !) pour Peter ! _

qui allait s’approfondir _ voilà ! _ au fil des ans : une preuve de leur endurance _ à me supporter, souffrir, et accepter (et aimer)… _ et d’une certaine fidélité _ toujours de la modestie, avec les euphémisations : c’est là une vertu ; Peter n’a pas que des défauts… _ de ma part.

Pour quelqu’un qui vit seul _ pas « en couple« , donc : Peter assume son « célibat« … _,

les amis sont essentiels _ voilà.

Ils m’aidèrent à surmonter _ et durablement, pas à court terme : la dimension temporelle est capitale en ces affaires (existentielles) affectives ! _ mon sentiment _ endémique _ de déracinement _ qui comporte, aussi, il est vrai, l’avantage (non recherché !) du « décalement« , si crucial (pour la vie !), du regard… _,

car je portais en moi _ pour jamais _ des séquelles _ indélébiles, donc _ de mon enfance solitaire _ depuis, au moins, à l’âge de onze ans, le lycée (français, à Berlin, et puis à Züllichau, en Silésie) pour un enfant Juif (bien que ne portant pas l’étoile jaune, Louise, sa mère, étant « aryenne« …) en Allemagne nazie… _ et la nostalgie de mon adolescence _ à la Libération joyeuse, en même temps que pauvre, à partir de 1946… :

un passage assurément important de ce livre, pages 201-202, donc, comme on constate !..)

en beau garçon, d’abord,

via ses rencontres sexuelles et _ surtout, plus encore ! _ amicales

_ je reprends et poursuis maintenant ma phrase _,

celles-ci lui ouvrant bien des portes, bien des « clans » (ou « réseaux » d’amis) :

d’artistes, de créateurs, surtout ! _ c’est là l’élément majeur ! _, dans les diverses capitales que Klaus-Peter (bientôt Peter), va traverser :

Paris,

Rome : Peter devient le compagnon pour un temps, en 1955, d’Enrico Medioli, ami et collaborateur bientôt de Luchino Visconti ;

je m’y attarde un peu, maintenant (j’aime Rome !) :

« Je me rendais souvent à Rome. J’y découvrais un passé splendide. Alors que Paris représentait pour moi l’élégance et le raffinement _ voilà _ international, Rome incarnait _ oui : charnellement _ une grande civilisation ; même le chaos et la pauvreté des rues _ certes _ étaient parés _ oui _ d’une dignité intemporelle _ comme c’est juste ! Tout avait _ le baroque (même borrominien !) est ici mesuré ! sans morbidité : à la Bernin, plutôt… _ des proportions parfaites : les façades ocres baignées par la lumière de l’après-midi _ cf ici les descriptions si justes de mon amie Elisabetta Rasy en son magnifique « Entre nous » ; cf mon article sur son récit autobiographique suivant (« L’Obscure ennemie« ), toujours à Rome : « Les mots pour dire la vérité de l’intimité dévastée lors du cancer mortel de sa mère : la délicatesse (et élégance sobre) parfaite de “L’Obscure ennemie” d’Elisabetta Rasy« _, les toits avec leurs jardins suspendus, les terrasses des gens riches : tout semblait exprimer la sensualité, la douceur de vivre et le bien-être«  _ on ne saurait mieux dire !, page 181 ;

« Pendant l’un de mes nombreux voyages à Rome, j’avais rencontré Enrico Medioli. Enrico était un ami de Luchino Visconti et allait devenir bientôt l’un de ses plus proches collaborateurs. Avec Suso Cecchi d’Amico, il fut le scénariste de Rocco et ses frères, Sandra, Les Damnés, L’Innocent et Violence et passion.

Enrico incarnait pour moi la perfection : il était blond, aristocrate dans son comportement comme dans son style, grand, élégant, mondain, cultivé et possédait un humour caustique. Il était issu d’une grande famille de Parme et avait souffert de la tuberculose, ce qui ne fit qu’accroître à mes yeux son aura romantique. Il conduisait des voitures de sport et vivait dans un appartement avec terrasse qui surplombait les toits de la cité éternelle.

Il connaissait toutes les personnes qui valaient la peine _ voilà _ d’être connues à Rome.

Autour d’Enrico gravitait la jeunesse dorée. La plupart travaillaient dans le cinéma«  _ soit un medium en pointe :

voilà deux éléments importants dans la « formation«  du jeune Klaus-Peter (qui a alors à peine vingt-cinq ans), on va s’en rendre peu à peu mieux compte… ;

avant d’être plaqué (un peu abruptement !) par Enrico à Cortina d’Ampezzo :

« Enrico avait une énergie contagieuse. Nous allions jusqu’à la plage de Fregene si souvent filmée par Fellini _ dans Huit-et-demi, ou Juliette des esprits, par exemple _, pour déjeuner dans des restaurants que seuls les Romains connaissaient, ou nous dînions dans les établissements huppés de la via Appia. Enrico, qui qualifiait ces endroits de piccole trattorie, molto semplice, était salué par la moitié des clients. Nous prenions l’apéritif chez Bricktop’s et la granita di limone chez Rosati’s _ Piazza del Popolo….

Au fil des mois, l’usure _ cependant _ se fit sentir dans notre couple _ un mot qui sera rarement employé par l’auteur, en ces 443 pages, notons-le au passage. La clique romaine perdait _ pour Klaus-Peter _ son charme _ surtout vaporeux _, comme moi je perdais le mien à leurs yeux _ au pluriel… Je roulai dix-huit heures en voiture de Naples à Cortina d’Ampezzo, où Enrico possédait un chalet, pour apprendre qu’il pouvait juste m’accorder un dîner.

Je compris le message« , page 184…

Avec ce commentaire-ci : « Je revis Enrico quelques années plus tard à Londres où il montait _ comme Luchino Visconti ; ou comme Franco Zeffirelli : les metteurs en scène italiens s’enchantent à mettre leur talent à la disposition de l’opéra _ sa version de La Somnambula à Covent Garden. »

« Comme on perd facilement _ pas seulement de vue ! _ les gens dans la vie ! Pendant un moment, on les voit tout le temps, trois fois par semaine, on les appelle au milieu de la nuit, et puis tout à coup, ils disparaissent. Heureusement j’ai gardé beaucoup de mes relations _ voilà le terme approprié. Plus tard, j’ai eu la chance de revoir certains d’entre eux comme Luchino Visconti, Alberto Moravia, Maria Callas, Giuseppe Pattroni Griffi et Mauro Bolognini, Lila Di Nobili, Franco Zeffirelli et Giorgio Strehler. Cette fois-ci _ nouvelle _ c’était à titre professionnel _ pour des reportages filmés par Peter pour la BBC : entre 1968 et 1989 _ et quelques uns sont même devenus _ à des degrés divers : mais un palier important étant tout de même franchi ! _ des amis.« 

« Comme toujours, je désirais davantage _ relationnellement ; Klaus-Peter se remémore ici sa situation (notamment) affective en 1955 _

et voulais faire de nouvelles découvertes.

Il était temps de passer à autre chose« , pages 184-185 : un passage très important, mine de rien, que ce séjour italo-romain de Klaus-Peter, en 1955… 

mais surtout New-York :

cf le chapitre « America here I come _ 1956-1957« , pages 187 à 211 : venant aux États-Unis surtout pour y améliorer son anglais, Peter y fait la connaissance d’Edward Albee _ « un jeune auteur dramatique« _ et Richard Barr _ »un producteur de théâtre renommé« _, page 193. « Edward et Richard me firent rencontrer _ un terme important ! _ John et Tamara Ennery » _ lui avait été le mari de Tallulah Bankhead ; elle, née Tamara Gergeyeva, avait été l’épouse de Georges Balanchine, au temps des ballets russes de Serge Diaghilev : page 195.

Et enfin Londres, donc :

où Klaus-Peter _ devenu désormais définitivement Peter _ va s’installer, en 1958,

et, non sans difficultés et péripéties, trouver

et un travail qui soit et durable _ enfin : au bout de dix ans cependant ; Peter a commencé par faire ses gammes cinématographiques avec des films publicitaires _ et satisfaisant pour lui _ ce sera à la BBC, en 1968 ;

et pour vingt-deux ans, de 1968 à 1989, à l’âge de sa retraite professionnelle… _,

et _ plus encore ! _ sa vocation de créateur et artiste _ le principal pour lui ! mais il n’en a probablement pas encore vraiment conscience alors… _ :

cf le merveilleux compliment que lui fera Luchino Visconti, en remerciement du documentaire de Peter sur le tournage de Mort à Venise, en 1970 :

« Seul un artiste peut en voir _ = voir vraiment ! : cf le concept d’« acte esthétique » de Baldine Saint-Girons… _ un autre, merci. Amitié, Luchino« , en dédicace à « un très beau livre : Vecchie Immagine di Venezia, vieilles photographies de Venise«  ;

« Il y avait aussi une photo dédicacée : « Pour ta Mort à Venise sur ma Mort à Venise. »

De toute ma carrière _ d’homme d’images filmées _ aucun compliment ne m’a fait un tel plaisir« , page 267 _ :

je veux dire sa « vocation » _ émergeant peu à peu : suite à diverses rencontres, non programmées : par conjonctions de hasard _ de réalisateur de films et reportages culturels, ou plutôt : artistiques (et sur _ à propos… _ d’autres créateurs-artistes, en fait) à la BBC…

voici _ donc : je reprends une fois encore l’élan de ma phrase _

que Peter Adam offre au lectorat français et francophone

une somptueuse traversée de son siècle _ pas facile pour un garçon juif berlinois ! né en 1929 ! _,

tout à la fois en beau garçon

et en honnête homme

et artiste probe absolument et sans compromission soucieux de la justesse…

J’y viens maintenant…

Ce très grand livre qu’est Mémoires à contre-vent, est construit en trois grandes parties,

autour de la « formation » d’un homme

(et un artiste : Klaus-Peter Adam, devenu par son passage aux États-Unis, en 1956-1957, puis sa vie en Angleterre, de 1958 à 1989 ; et sa naturalisation anglaise, en 1965 : cf page 214, « un sujet de Sa Majesté » ! ; devenu « Peter Adam« , maintenant)

représentatif surtout d’une génération (d’Européens),

ainsi que l’auteur présente cet « essai » d’autobiographie d’abord tout à la fin, pages 438 à 440, de son dernier chapitre, « Le temps des moissons _ 1987-1989« , pour l’édition anglaise, parue en 1995 :

« J’avais l’impression d’avoir vécu plusieurs vies, adopté plusieurs cultures, rêvé et parlé dans plusieurs langues. En même temps j’étais de nulle part, un étranger partout. C’était ce qui me convenait le mieux.

Mon pays natal était un pays imaginaire, fabriqué à partir de souvenirs et d’amis.

Je songeais alors à écrire un livre sur mon enfance et à raconter l’histoire de ce garçon allemand au sang juif qui avait survécu au nazisme.
(…)

Je ne voulais certainement pas me construire une postérité

_ « d’encre et de papier«  : à côté de celle, familiale, de ses neveux, les fils de sa bien aimée sœur jumelle, Renate ;

ou du neveu de Facundo : Marcial di Fonzo Bo, un comédien de grande qualité (auquel, ainsi qu’à Facundo, est dédiée, remarquons-le aussi, cette version française de son autobiographie, Mémoires à contre-vent, page 7).

Je voulais transmettre

non pas mon histoire personnelle,

mais celle de toute une génération _ voilà ! _ marquée par l’Histoire en pleine mutation.

Il y avait eu beaucoup de récits _ écrits et publiés _ sur les bourreaux et les victimes, mais très peu sur la vie quotidienne de gens ordinaires, pris dans le tourbillon de l’Histoire.

Je souhaitais parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal »
_ selon l’expression de Hannah Arendt :

de fait les chapitres « allemands«  (1 à 3 : pages 13 à 88), à Berlin, puis au lycée français mis « à l’abri à la campagne« , en 1943, « à Züllichau, une petite ville de Silésie«  (page 86) ;

et les chapitres « autrichiens« , après que Klaus-Peter, expulsé pour judéité du lycée, début 1944, a rejoint les siens, qui s’étaient réfugiés déjà bien loin de Berlin, « à Tressdorf, dans une vallée perdue de la Carinthie«  (page 86, aussi ;

le premier chapitre « autrichien«  (le chapitre 4 : pages 89 à 104) est joliment intitulé « Intermède pastoral _ 1944-1945« … ;

et le suivant (pages 105 à 116 : « Après-guerre et nouveau départ _ 1945-1946« ) raconte ce qui suit la fin de la guerre et le retour, difficile à Berlin ; jusqu’à ce que le narrateur nomme, au bas de la page 116, « le début de l’après guerre« ) ;

sont des chapitres magnifiques de ces « Mémoires à contre-vent«  sur les conditions de survie des gens ordinaires sous le nazisme… _ ;

Je souhaitais _ donc, je reprends la phrase de Peter Adam… _ parler des horreurs de la normalité, de cette « banalité du mal » 

et montrer que, malgré tout, le bonheur pouvait survivre _ par résilience, ainsi que Boris Cyrulnik nomme ce processus… _ dans l’épreuve.

Peut-être y avait-il tout de même quelque chose dans cette vie et cette carrière en dents de scie _ voilà : je vais m’y pencher un peu… _ qui méritait d’être préservé » _ et transmis : pages 438-439…

D’autant que

« écrire mes mémoires se révéla _ à l’auteur que va devenir (et se découvrir : par là même !) aussi Peter Adam, à partir de 1990, par ce livre improbable et « ouvert«  de « retour«  sur sa vie… _ passionnant. Cela devenait mon jardin secret, des moments d’évasion _ créatrice ! _ dans un monde de contraintes. (…)

Ma curiosité _ d’analyse, maintenant, comme en actes : par les émissions à concevoir et à réaliser pour la télévision ! entre 1968 et 1989 _ m’avait amené plus loin dans la vie que je ne le pensais _ tout d’abord ; au départ…

La plupart des rencontres ont lieu par hasard. Ce que le désir, les intrigues et la détermination en font _ ensuite : tout un travail et une œuvre ! _ me paraissait plus intéressant que la rencontre elle-même _ advenue, survenue. Il y avait bien évidemment eu des expériences décisives, mais souvent je n’en avais pris conscience qu’après coup. Tout était lié _ ce fut sans doute la découverte la plus surprenante que je fis en écrivant« , page 439 ;

en ce même esprit, Peter a rapporté, page 411, ce mot, « une fois« , de son ami Bruce Chatwin (cf le récit de leur amitié de onze ans, de 1978 au décès de Bruce, le 18 janvier 1989 : aux pages 379 à 384 ; « Ce n’était pas facile d’être ami avec Bruce. Il menait plusieurs vies à la fois et ne permettait pas qu’elles se mélangent ou s’entrecroisent. En société, il était très réservé sur sa vie privée et ne laissait jamais transparaître ses sentiments« , page 380)


Bruce citant Le Portrait de Dorian Gray d’
Oscar Wilde : « Il s’efforçait de rassembler _ lui ; et non sans difficultés dues à tant et tant de hasards d’abord, et à son corps défendant, surtout, subis _ les fils écarlates de sa vie et d’en tisser un dessin«  : unifié, donc, où « tout« , finissant comme par « émerger«  du désordre ou chaos même, vécu par surprise en premier,
vient apparaître en quelque sorte enfin « lié«  et « en place« , « en ordre« , ou presque…

Telle, aussi, une image en un tapis…

Pages 410-411, Peter Adam a aussi écrit, à propos de sa « découverte » de l’écriture :

« Je n’avais jamais écrit de livre _ écrire des scénarios ou des articles _ utilitaires _ n’était pas la même chose _, mais je découvris  rapidement quel plaisir c’était. Rien dans ma vie professionnelle ne m’avait autant stimulé que la relation intime entre l’auteur et sa page, quand tout à coup des mots et des phrases émergent de nulle part«  : c’est la plus stricte vérité !.. Quelle jouissance ainsi rencontrée !

Et un peu différemment, encore,

en l' »épilogue » de 2o09-2010 _ rajouté pour cette « traduction« -« adaptation » française d’un livre qui avait été rédigé presque vingt ans plus tôt : entre 1990 et 1995 ; au moment de sa retraite (de son travail de « documentariste » à la BBC, en 1989) _ :


« En racontant ma vie une fois de plus en une autre langue _ en français, après l’anglais, cette fois _, je me suis découvert une perception du monde qui altérait _ et enrichissait _ la vision _ première _ que j’en avais vingt ans plus tôt _ en 1990. Certains événements n’avaient plus l’importance que je leur accordais en 1995 _ ou en 1989 ou 90… Des amitiés et des rencontres que je croyais emblématiques s’étaient fondues _ depuis lors _ dans l’ombre du temps.

Ainsi raccourci  _ ah! bon ! _ et réédité, Mémoires à contre-vent est un livre nouveau et très différent _ pour Peter le premier _ de Not Drowning, bur Waving.

Notre société et l’ordre du monde _ et nos regards (selon d’autres focalisations : neuves, plus perspicaces : c’est le gain du mûrir…) qui s’ensuivent… _ se sont profondément modifiés durant les vingt dernières années. Des systèmes totalitaires se sont écroulés, mais les droits de l’homme sont _ plus encore _ une vue _ seulement _ de l’esprit. Nous sommes encore bien loin du paradis terrestre où nous pourrions vivre en parfaite liberté, sans conventions hypocrites et libres de tout conformisme _ comme Peter l’a (ou l’avait) longtemps espéré…

Dieu nous est revenu _ de sa mort ! _ à travers deux conceptions qui sont une menace pour notre liberté : le fanatisme dérivé de l’islam et le zèle religieux d’une Amérique conservatrice _ jolie nuance… Dans certaines parties du monde, les bâtiments détruisent _ oui _ le paysage. Ailleurs, la terre _ livrée aux guerres de l’eau _ meurt de soif ; et les famines dues à la sécheresse chassent des populations entières _ émigrant _ de leur pays. Ils mettent leur vie en danger _ de se noyer _ pour traverser les mers à la recherche d’une existence meilleure dans un monde qui les rejette. Utopie mortifère _ combien !

Nous sommes tourmentés de toutes parts : la bêtise du pouvoir, l’imposture des politiques, les démocraties branlantes, la tyrannie des statistiques _ oui, oui, oui, oui ! _, l’omnipotence de la science _ et de ses expertises stipendiées _, l’absence _ veule _ de spiritualité, la fascination _ si niaise ! _ pour les people, cette triste pathologie de la vie moderne fondée sur la culture _ infantilisée _ du _ miséreux _ narcissisme.

Le superficiel règne en maître _ voilà ! Dans un monde obsédé par l’argent, il reste fort peu de place pour la métaphysique _ ou la poésie et le poétique… L’ennui général, très bien repéré par Hannah Arendt et Simone de Beauvoir, est devenu la condition humaine _ quasi générale sur la planète. Voilà pourquoi les gens ont désormais besoin d’être constamment _ et en pure perte _ divertis _ par l’entertainment (régnant à la télévision : même à la BBC ?..).

Il est devenu indispensable d’être joignable partout, à tout moment ; et cela se traduit par des heures de communication stériles _ c’est aimable _ via Internet ou les textos _ quelle sordide dérision !


La langue se banalise, le vocabulaire s’appauvrit ; nous sommes bombardés d’informations
_ et clichés _ ; mais le véritable échange d’idées _ condition de la vraie démocratie, pourtant _ est devenu bien rare. Les rapports épistolaires qui permettaient d’exprimer _ en la « formant«  vraiment _ la profondeur d’une pensée ou d’un sentiment _ plutôt que l’impact brut d’émotions _, ce magnifique plaisir _ certes _ de l’écriture, tombe en désuétude.


Trop de choses se ruent vers l’abîme
_ du nihilisme _ ; et je ne m’en console pas« , page 442…

A contrario, toutefois,

les « artistes » que Peter Adam a « eu le privilège de filmer » (et bien d’autres encore, aussi) « sont la preuve _ vive, vivante ! _ que l’humanité est encore et sera toujours capable de résister _ voilà ! _ à la conspiration _ grégaire _ de la médiocrité«  _ et de ses « statistiques«  ! pages 442-443.

Car « l’art nous donne accès _ en finesse et délicatesse _ à la richesse du monde dans ses dimensions _ qualitatives _ les plus complexes _ et diaprées : jusqu’au sublime…

La vie sans art n’est qu’une source _ minimalement _ tarie.

Seul le travail de l’esprit _ voilà _ peut nous offrir une existence plus vaste _ et libre en l’amplitude de ses mouvements _ que notre bref intermède biologique« , page 443 : bravissimo, M. Peter Adam !!!

La première partie du livre _ soient les chapitre 1 à 6, de la page 13 à la page 134 _ restitue le « terreau » de la génération de ceux qui ont été enfants sous le nazisme _ même si c’est non sans résistance critique dans le cas de la famille Adam, et de la mère, Louise, devenue veuve en 1935.

La seconde partie _ soient les chapitres 7 à 12, de la page 135 à la page 219 _ présente la période d’errances _ avec assez peu de boussoles _ cosmopolites (Paris, Rome, New-York, Londres) et les difficultés _ d’orientation _ de Klaus-Peter, puis Peter, avant de réussir à trouver le « dispositif » professionnel qui lui permettra de devenir véritablement lui-même ; et d’accomplir (en œuvres ! de partages) une « vocation« …

La troisième partie _ soient les chapitres 13 à 33 + l’« épilogue«  ajouté à la version française de la page 221 à la page 443 _ décrit l’éclosion (assez rapide : le chapitre 13 : « Témoin : Berlin, Biafra« , en 1968 et 69) et la maturation-maturité _ sereine _ de l’artiste-témoin :

et de son temps,

et des démarches de création des artistes ses contemporains (et souvent amis, vraiment !),

que sut devenir Peter Adam ;

avant de passer, in fine, à l’écriture _ puis la réécriture ! maintenant… _ du « témoignage » de son propre œuvrer…

Car très vite, dès 1969, « on avait demandé à James Mossman de reprendre la rédaction d’un magazine culturel hebdomadaire, Review, l’émission d’art la plus réputée de la BBC. (…) C’était l’occasion de rendre l’art accessible au plus grand nombre. Serait-il _ Jim _ capable de briser cette notion élitiste du bon goût qui dominait encore les reportages culturels de la BBC sans tomber dans le piège de la vulgarisation ou des généralisations _ tout Art est initiation à la singularité ! _ simplistes ?

Jim finit par accepter ce poste de rédacteur en chef, à condition que je l’accompagne dans cette aventure. Ce ne fut pas un choix facile, car j’aimais beaucoup les actualités. Je postulai donc pour ce nouveau travail, et fus embauché comme rédacteur en chef de cette émission artistique hebdomadaire.

Je venais de tourner une nouvelle page ; et un autre chapitre de ma vie commençait. J’avais quarante ans« , page 241.

Vont suivre vingt ans (1969-1989) de réalisations de films pour faire connaître _ en donnant à ressentir _ (par la BBC) le sens des créations artistiques modernes et contemporaines _ avec témoignages (= interviews ouvertes…) des créateurs, si possible, et documents audio et visuels à l’appui.

Ainsi _ parmi les projets entrepris et parfois avortés en chemin, ou effectivement réalisés et passés à l’antenne _ :

des émissions sur André Malraux (pages 243 à 245), Rudolf Noureev (245 à 248)

_ avec aussi, un reportage sur « Cuba : Art et révolution _ onze ans après » (249 à 257) _,

« Visconti au travail » pour Mort à Venise (259 à 267), Vladimir Nabokov (269 à 270), Andy Warhol (270 à 273), Doris Lessing (279 à 280), l’hommage, suite à sa mort par suicide, à James Mossman _ « J’intitulai l’émission To be a witness (« Être un témoin« )… _ (280 à 282), Borges (283 à 287)

_ avec, alors, la double décision, page 287, « de rester au département des Arts ; et de me consacrer à des films plus longs«  : c’est-à-dire moins courts ! afin de mieux rendre compte de ce qu’est la créativité singulière d’un artiste…

Hans Werner Henze (289 à 292), Man Ray (292 à 295), « Rêves royaux : Visconti et Louis II de Bavière« , à propos du tournage de Ludwig, le crépuscule des dieux (295 à 298)

_ avec, alors, une série de six émissions, « Eux et nous« , « sur l’art et la culture au sein des six pays fondateurs de la Communauté européenne » (pages 301 à 311) ; ainsi qu’une émission hebdomadaire consacrée au théâtre dans toute l’Europe (313 à 319) _,

« L’Esprit du lieu: la Grèce de Lawrence Durrell » (321 à  325)

_ la publication, en 1987, d’un livre de Peter Adam, « Eileen Gray, a biography » (paru aussi en traduction française, aux Éditions Adam Biro), consacré à son amie « la grande designer Eileen Gray«  qui vécut de 1878 à 1976 (327 à 333) _,

le « nouveau cinéma allemand » de Volker Schlöndorff, Wim Wenders, Werner Herzog, Hans Jürgen Syberberg et Rainer Werner Fassbinder (335 à 340), Jeanne Moreau (340 à 345), « Alexandrie revisitée : l’Égypte de Durrell » (347 à 351), Lillian Hellman et Lotte Lenya (353 à 367), « Diaghilev : une vision personnelle » (369 à 375), Edward Albee, « Un auteur dramatique face au théâtre » (385 à 388), David Hockney (388 à 394), une série consacrée aux « Maîtres de la photographie« , dont André Kertész, Alfred Eisenstaedt, Bill Brandt et Jacques-Henri Lartigue (395 à 407), « Richard Strauss « ressuscité » » (415 à 423) ; une dernière série (de 100 heures) consacrée à « L’Architecture au carrefour« , avec une trentaine d’architecte interviewés, dont I. M. Pei, Richard Rogers, Richard Meier, Norman Foster, Jean Nouvel et Arata Isozaki (page 425), « Gershwin « ressuscité » » (page 133), Buñuel (pages 433 à 434) ; et, pour finir, deux émissions d’une heure consacrées à « l’Art du troisième Reich » (435 à 438)…

Ces Mémoires à contre-vent (aux Éditions de La Différence) : un travail magnifique d’humaniste libre et exigeant !

« Passeur » de la poiesis des artistes ses contemporains les plus authentiques

par l’image filmique de la plus grande qualité ! dans le plus scrupuleux souci de l’intelligence du sens !

Bravo !

Titus Curiosus, ce 2 mai 2010

 

« Sans la vérité, la vie serait sale » : un propos (de « chat ») de Aharon Appelfeld

28mai

Qui a entendu une fois la parole de vive voix d’Aharon Appelfeld, comme ce fut le cas dans les salons Albert Mollat, ainsi qu’au Centre Yavné _ c’était le 19 mars 2008 _,

n’oubliera sa puissance de vérité

de sa vie…

Aussi, dois-je m’empresser de diffuser plus largement encore que sur le site du Monde ;

et en le commentant (un peu) de mes impressions très « reconnaissantes« 

les mots (de lumière ! ) qu’Aharon Appelfeld sait trouver pour éclairer (si bien) les interrogations de quelques uns qui ont la chance _ désormais (hors des cachettes des forêts d’Ukraine, où il est, très difficilement, parvenu à survivre, entre 1940 et 1945)  _ de le rencontrer…

Dans un chat « Sans la vérité, notre vie est sale«  au Monde.fr

LEMONDE.FR | 20.05.09 | 10h57  •  Mis à jour le 27.05.09 | 17h05 ,

Aharon Appelfeld se penche sur « le pouvoir de la mémoire qui donne un sens à notre vie« , dit-il. Il revient aussi sur « la place du mal » et « la falsification des faits«  _ qui est « le propre des politiques, pas de gens honnêtes« , poursuit-il.

Donateli : Comment en êtes-vous venu à penser puis écrire que la lâcheté de l’homme était indispensable à la construction de la société ?

Aharon Appelfeld : J’estime que la lâcheté n’est pas centrale dans mes écrits. Je parle plutôt de la « faiblesse«  _ un distinguo crucial ! Car l’homme est un être faible. C’est plus par rapport aux « faiblesses » de l’homme que je parle. Nous sommes faits de chair et d’os, et c’est cela qui nous rend faibles. Mais en même temps, il faut avoir un certain respect par rapport à cette faiblesse _ et « vulnérabilité« , « fragilité«  _, inhérente à l’homme _ et à son « humanité« , toujours à conquérir, défendre, reconstituer : jamais simplement et pour jamais acquise, possédée… Mais cela n’a rien à voir avec la lâcheté _ en effet !..

Denis_de_Montgolfier (Lyon) : Quel est votre rapport au bégaiement, puisque vos livres y font allusion ?

Aharon Appelfeld :  Lorsque j’étais enfant, pendant la guerre, je me suis retrouvé à travailler pour un groupe qui avait des activités criminelles. Il s’agissait d’Ukrainiens, qui ne savaient pas que j’étais juif _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld…. J’ai été parmi eux _ davantage qu’« avec eux«  _ pendant un an et demi, et pour me protéger _ voilà : le silence, voire le mutisme, comme « protection«  vitale !.. _, je parlais le moins possible, je ne parlais pas. Lorsque la guerre a pris fin dans cette région-là, en 1944, car la zone a été reprise par l’armée russe, parce que je n’avais pas parlé pendant un an et demi, ou quasiment pas, lorsque je me suis remis à parler, je bégayais. Le bégaiement, pour moi, c’est quelque chose qui est venu plus tard _ que dans la première enfance, comme chez la plupart _ dans ma vie, mais je le vois en même temps comme une qualité, une vertu. Car le bégaiement, pour moi, fait ressortir davantage _ l’expression est importante ; et davantage qu’une parole non bégayée, donc... _ les sentiments, les sensations, et mêmes les idées.

Il permet de faire émerger toutes ces choses _ qui demeureraient immergées, donc, sinon… _, car c’est une sorte de friction _ éminemment féconde _ entre pensée et sentiment _ champ magnifique à explorer par l’écrivain véritable. Pour les personnes qui parlent vite, elles sont recouvertes _ au point de s’y noyer, pour filer la métaphore… _ de paroles, alors qu’avec le bégaiment, il y a un effort pour permettre _ le surgissement de _ la parole _ à son plus vrai… Cela peut paraître étrange, mais pour moi, il est positif dans le sens où cela fait partie de la création _ ainsi que l’analyserait un Noam Chomsky : la création de la « générativité » du discours… _, cet effort pour faire sortir _ du magma du non-dit _ la parole _ en un mouvement de « aufhebung« , dirait Hegel…

cerrumios : Qu’est-ce qui est le plus dangereux : l’oubli du passé, le manque d’intérêt des nouvelles générations à l’histoire, le déni de faits réels, les maladies dégénératives dues au vieillissement… ?

Aharon Appelfeld : Tout est dangereux. Les maladies de la vieillesse ne me paraissent pas très importantes. Dans un sens, l’oubli du passé est une maladie _ pour le dynamisme fécond de la personne ; pour qu’elle devienne vraiment « sujet » d’elle-même (et pas enkystée et plombée en « objet » _ pour d’autres qu’elle). Car notre âme _ oui ! _ et la construction _ oui ! _ de ce que nous sommes _ et avons à devenir _ sont une composition _ en partie de notre responsabilité personnelle _ du passé, du présent et du futur. En ce qui concerne le manque d’intérêt chez les jeunes pour l’histoire, je n’en suis pas persuadé. J’ai été moi-même professeur d’université et j’avais beaucoup d’étudiants qui voulaient apprendre, savoir ce qui était arrivé aux générations de leurs pères et grands-pères.

Cela fait partie de la normalité chez l’homme de s’intéresser au passé. En ce qui concerne le déni des faits _ un phénomène crucial ! _, pour moi, c’est un agissement _ d’abord _ des politiques. Ce sont des personnes qui cherchent _ par intérêt partisan (= « idéologique« ) personnel, ou de leur clan ! _ à nous cacher les faits, à falsifier les faits _ d’où le devoir (le plus) sacré (qui soit) de les « établir«  et « avérer«  _, à détourner l’attention _ soient des tactiques crapuleuses décisives ; cf « Le Prince » de Machiavel… Un homme honnête _ droit ! _ ne fait pas ça, ne va pas nier les faits. C’est comme en politique, pour moi.

Romano : Le Prix Nobel de littérature Ohran Pamuk est l’objet _ ce fut en octobre 2005 ; depuis, elles ont été abandonnées : le 22 janvier 2006 _ de poursuites judiciaires dans son pays, la Turquie, pour avoir « revisité » dans son dernier roman _ le dernier roman d’Ohran Pamuk, « Masumiyet Müzesi« , est paru à Istamboul en 2008 ; en fait, ce fut pour une interview donnée à un journal suisse début 2005 _ la mémoire à trous de la Turquie (génocide des Arméniens et question kurde). Peut-on mourir pour sauver la mémoire ?

Aharon Appelfeld : La vérité et le passé ne font qu’un pour moi _ expression à creuser… Nier ce qui s’est passé, c’est nier la vérité. Les efforts de cet écrivain turc pour retrouver _ par le travail de la pensée, tant celui de la connaissance de l’historien, que celui de l’œuvre vraie du véritable écrivain : lire à ce propos tout l’œuvre (magnifique !) d’Imre Kertész, et pas seulement ses réflexions les plus « théoriques«  (pour des « discours«  publics ou des « articles«  brefs) sur les rapports entre mémoire, fiction et Histoire : cf « L’Holocauste comme culture« , sur lequel je dois (et vais) écrire sur ce blog même un article !  _ le passé et la vérité sont importants _ et c’est un euphémisme _, car sans la vérité notre vie est sale _ la formule, magnifique de vérité, donne très fortement (et avec grandeur ! plus encore !) à penser…

David Miodownick : Ne craignez-vous pas d’encourager malgré vous une « concurrence des mémoires » ?

Aharon Appelfeld : Je n’écris pas sur le passé _ avec la moindre mélancolie ou nostalgie que ce soit… Je parle d’individus _ particuliers, voire singuliers _ à un certain moment. Je ne parle pas par abstractions, mais d’individus ; et de leur temps _ c’est capital (face aux discours généralisateurs idéologiques dont nous sommes plus que copieusement abreuvés par les médias, tous azimuts)… J’écris sur les juifs, j’écris sur les non-juifs. D’ailleurs, j’ai plus écrit _ si l’on veut se mettre à « compter«  _  sur les non-juifs que sur les juifs. J’essaie _ et c’est l’effort poétique de la littérature vraie qu’une telle « vision«  !.. _ de voir le monde à travers les individus, à travers leurs désirs, leur besoin _ ou plutôt « désir« , ou « quête » ; et assez désespérée, souvent… ; une « demande«  !.. _  d’amour, à travers leur solitude, à travers leur recherche de réponses à des questions métaphysiques _ oui ! là où se joue le sens des vies « humaines » (« non-inhumaines« , ainsi que le formule si justement mon ami Bernard Stiegler _ qui vient de publier « Pour en finir avec la mécroissance«  Je n’écris donc pas sur le passé _ qui serait mort ; et pèserait, fossilisé, de tout son « poids mort«  Chaque individu a droit à son passé _ singulier (et non pas « idéologique« , ou plutôt « idéologisé«  en une « mémoire » d’emprunt ; « fourguée« …) ; et activé par l’effort tout en souplesse (et hoquets) de sa « mémoire«  toute personnelle ! pour s’appuyer sur le sol fécond (et toujours « vivant« ) de son « expérience » ainsi « travaillée«  : lire ici l’extraordinaire chapitre « De l’expérience« , en conclusion magnifique et testamentaire des « Essais«  du merveilleux et irremplaçable Montaigne Et moi, je suis pour le pluralisme dans tous les sens du terme. Je ne suis pas _ ni obsessionnellement, non plus ! _ collé _ « scotché«  _ à une histoire _ particulière, et partisane, contre d’autres « histoires«  : tout aussi particulières et partisanes ; soient « idéologiques » seulement : hélas !..

Lefevre : Que pensez-vous du livre « Les Bienveillantes« , de Jonathan Litell ?

Aharon Appelfeld : Ce qui m’a étonné, c’est à quel point un homme _ écrivant _ pouvait s’identifier avec le mal _ quelle singulière (= malsaine) perspective d’enquête, en effet ! Et la question que je me pose, c’est quel est le but de cela. Quel est le but de son livre. Est-ce d’apprendre à s’identifier avec le mal ? Est-ce que c’est essayer de comprendre le mal depuis l’intérieur de nous-mêmes ? Je me demande quel est le but de ce livre. Moi, mon impression, c’est que le résultat est une démonisation de soi _ ce qui est dangereux et morbide… L’expression « démonisation de soi » est à retenir !

Comme vous le savez _ cf l’admirable « Histoire d’une vie« , récit autobiographique d’Aharon Appelfeld… _, j’étais dans un camp, brièvement _ en Transnistrie, à l’est de sa Bukhovine natale _, avant de m’échapper _ c’était en 1941, il avait neuf ans. Mais j’ai eu le temps de voir toute la perversion des meurtres des juifs. Il ne s’agissait pas seulement de tuer les juifs, il s’agissait également de les humilier avant de les massacrer. Par exemple, de les obliger à jouer de la musique classique avant de les assassiner. Donc il ne s’agissait pas seulement de tuer, mais d’une perversion des meurtres.

Et dans les quarante livres que j’ai pu écrire, je ne parle jamais des assassins. Ils n’existent pas dans mon âme. Ils existent dans le sens socio-historique _ de ce qu’ils ont commis : forcément ! _, mais ils n’ont pas de place dans mon âme. Il n’y a pas que l’intelligentsia juive qui a critiqué le livre. Tout le monde devrait critiquer ce livre _ je le pense aussi. M. Littell, l’écrivain, est un homme très intelligent, de grand talent. Et cela rend son livre d’autant plus dangereux _ par cette attention « démonologique »  perverse ; pour analyser « cela« , lire plutôt les analyses fouillées (à bien démêler la complexité) des historiens Christopher Browning : « Des Hommes ordinaires _ le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne«  et Harald Welzer : « Les Exécuteurs _ des hommes normaux aux meutriers de masse« 

Aaron : Quel avenir pour la mémoire dans la mondialisation, ce rouleau compresseur qui uniformise la pensée et avale le temps et la mémoire au nom de l’utilitarisme ?

Aharon Appelfeld : Il m’est difficile de parler de l’avenir, car je n’aime pas parler en termes généraux. Pour moi _ c’est-à-dire « tout personnellement« , existentiellement… _, c’est le passé qui compte _ par le poids (existentiel et personnel) de ses effets _, car cela donne du sens à la vie _ quand il est humainement « affronté«  et « compris«  : voilà l’enjeu ! au lieu d’être esquivé, escamoté, ou trafiqué et falsifié !!! Même un passé horrible, c’est quelque chose qui donne de l’ampleur _ quel beau mot ! de quel souffle !!! _ à notre vie _ personnelle, donc, quand ce « passé horrible«  est « surmonté«  : là-dessus, lire, outre Aharon Appelfeld, Imre Kertész : par exemple, en contr’exemple d’« Être sans destin » et du « Refus » (ou du sublime « Le Chercheur de traces« ), le non moins sublime « Liquidation » : un des chefs d’œuvre sur le siècle qui vient de s’achever (le livre est paru à Budapest en 2003) Si nous souhaitons une vie riche _ qualitativement _, avec du sens _ voilà !!! _, qui ne soit pas superficielle _ ni bling-bling… _, il faut nous rattacher _ oui ! par la « plasticité«  du souffle et l’« ampleur » de l' »inspiration« « respiration«  de notre « vivre«  _ à notre mémoire _ activée ! Pas tous nos souvenirs _ en nous défaisant des « clichés«  « réactifs«  plombants du ressentiment ; il y a aussi une joyeuse « vertu d’oubli« , nous apprend Nietzsche… _, mais tout ce qui a du sens _ = le plus « essentiel » !.. La vie _ subie _ peut être un enfer. Je l’ai connu, cet enfer _ en Bukhovine, en Transnistrie et en Ukraine, entre 1941 et 1944… Mais la vie est aussi une chose très précieuse, qui porte _ potentiellement _ beaucoup de sens _ à constituer « plastiquement«  par nous, en partie « essentielle«  ; et selon une exigence transcendante de vérité ! _, et il faut faire en sorte _ c’est un apprentissage personnel ; et l’« écrire« , et l’Art, y a, certes, sa part… _ que notre vie soit remplie _ dynamiquement _ de sens _ au lieu, statiquement, d’absurde et de vide : que répandent les divers nihilismes…

cerrumios : Comment peut-on être sûr qu’une personne détient la vérité si elle est contredite par un groupe ?

Aharon Appelfeld : Mais nous sommes tout le temps contredits par d’autres _ et pas seulement « négativement« , non plus, qui plus est ; la démocratie authentique, c’est le débat éclairé !.. Le mal est une contradiction constante _ qui veut nuire et détruire : c’est sa définition ! Les individus sont souvent tentés _ de mentir, de trahir, de porter tort, de nuire (= blesser, mutiler et tuer ; anéantir) _, leur moralité subit des tentations qui viennent de groupes ou d’autres individus _ un peu _ charismatiques _ sur les estrades politiques, avec micros et haut-parleurs ; et sous le feu (avec projecteurs) des caméras, tout particulièrement. Mais nous devons apprendre _ c’est une école _ à résister, à défendre notre réalité _ singulière propre : elle est « à construire«  ; n’étant jamais simplement « donnée« , ni « héritée«  _, qui a un sens pour nous.

Oulala : Quelle est votre position sur le débat entre histoire et mémoire ? La littérature ne peut-elle pas servir de « casque bleu » entre les deux ?

Aharon Appelfeld : La bonne _ et seule « vraie«  _ littérature devrait rester modeste _ à échelle de la personne ; et sans généraliser : non « idéologique« , forcément ! Et devrait comprendre que son pouvoir est limité _ pauvre, humble : la lecture est un acte silencieux et de solitude. La littérature, par nature _ non instrumentalisante qu’elle est, fondamentalement _, ne peut pas changer les hommes, ne peut pas changer la société _ en effet : ses effets ne sont pas « mécaniques » ; ni instrumentalisables… Mais elle est comme la bonne musique : cela fait germer _ oui : avec générosité illimitée ; joyeusement : la joie est spacieuse… _ en nous quelque chose d’essentiel _ oui ! _, cela purifie _ de miasmes délétères _ notre vie, cela donne un parfum _ ouvrant !.. _ à notre vie et nous donne de la lumière _ on ne saurait mieux le dire… Donc la littérature, on ne connaît pas exactement son effet _ non « mécanique«  _, mais elle porte le germe _ dynamique et dynamisant _ de quelque chose qui préserve _ et peut miraculeusement perpétuer _ notre humanité _ toujours menacée d’« inhumanité« 

Voilà pour ces morceaux de « conversation » (« chat » !) offerts

sous le titre « Sans la vérité, notre vie est sale »

sur le site du Monde : ils sont assurément infiniment précieux !..

Entre tous nos contemporains,

Aharon Appelfeld est un « humain » « non-inhumain » « essentiel« 

Titus Curiosus, le 28 mai 2009

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