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Assumer sa francité et sa judéité, depuis son installation outre-Atlantique, à New-York, désormais : le beau devenir freudien de François Noudelmann « prenant de l’âge » sur la question des « feuilletages » de l’identité..

26mai

Ce vendredi 26 mai,

je poursuis l’élan des commentaires de ma lecture du si prenant « Les enfants de Cadillac » de François Noudelmann, à la suite de mes 5 articles précédents :

_ du dimanche 21 mai : « « 

_ lundi 22 mai : « « 

_ mardi 23 mai :  « « 

_ mercredi 24 mai : « « 

_ et du jeudi 25 mai : «  « 

En effet, toute la fin du récit, de la page 193 à la fin, page 234, est une méditation très fine sur ce que finissent par constituer, pour François Noudelmann, au présent de son récit, c’est-à-dire en 2020, ce qu’il nomme, en les repensant, sa « francité » _ « comme un millefeuilles« , dit-il, page 194… _ et sa « judéité » _ « elle aussi, pour beaucoup, un feuilleté d’appartenances qui se déclarent sans être verbalisées, ou par des langages indirects«  _, ainsi que leur _ assez complexe, enchevêtrée… _ hiérarchie pour lui…

Alors qu’il réside désormais outre-Atlantique, à New-York, probablement depuis 2019 qu’il a décidé de complètement « s’y installer« , plutôt que faire d’incessants allers-retours depuis ce qui était son domicile parisien _ François Noudelmann, qui a appris très vite le nomadisme, a beaucoup déménagé, en sa vie : « En résidant souvent « ailleurs », j’ai poursuivi le relativisme de mon enfance lorsque, passant d’une maison à une autre et d’une ville à une autre, je changeais de culture, apprenant qu’ici on dîne à telle heure, que là on parle doucement, ou que là-bas on ne mélange pas telle ou telle couleur. Avoir eu des parents qui se sont mariés chacun trois fois, sans compter leurs relations officieuses, explique peut-être mon instabilité sentimentale _ ah ! Je glisse, je fuis, j’étouffe lorsque je demeure trop longtemps. Je connais la joie de partir rien dans les poches, de ne pas être lesté, de ne maintenir les relations et les lieux que par choix et non par habitude. (…) De fait je suis étonné par la difficulté, et souvent l’impossibilité de certains à changer de vie, d’époux ou d’épouse, de métier, de pays, attachés qu’ils sont à leurs amis d’enfance, à leur maison de famille ou à leur carrière. (…) Ma disponibilité à partir, ou peut-être cette névrose _ _, n’est sans doute pas étrangère à la vie de ceux _ Chaïm, Albert _ qui ont porté mon nom. Elle confirme probablementent la légende de l’errance juive, avec sa réalité et son imaginaire (…) Le déplacement à travers des mondes, l’acceptation pluraliste de leurs différences, la transformation de soi au gré des voyages me semblent des modalités de l’existence juive, partagées au-delà de toute communauté par nombre d’exilés. Être dedans et dehors, convertir le sentiment de « ne pas en être » en désir d’être temporairement quelqu’un d’autre, se sentir japonais, catalan ou martiniquais, se rendre perméable à l’inconnuu, vivre hors de soi _ cf son « Hors de moi« , paru en 2006 aux Editions Léo Scheer _, être dérouté par des affinités imprévisibles, ainsi vont les errants, juifs ou non« , confie-t-il magnifiquement pages 215-216… _ ; et que, de plus, il vient de faire le voyage de Cadillac afin d’être présent à la cérémonie d’inauguration, à laquelle il a été invité en tant que petit-fils de Chaïm Noudelmann, interné à Cadillac depuis la fin décembre 1929, comme « fou«  incurable, et décédé (mort de faim, sous le régime de Vichy) le 21 mars 1941, et inhumé là dans le carré des fous, qui venait d’être rénové :

« Parti _ de France, de Paris _ pour une durée indéterminée, peut-être définitive, j’avais abandonné jusqu’à la responsabilité d’honorer, ou plus simplement de nettoyer, la tombe commune de ma grand-mère _ « dans le carré juif du cimetière de Bagneux« , a-t-on lu page 53 _, et voilà que je suis invité dans le cimetière français qui avait retrouvé trace de mon grand-père Chaïm. (…) Ce fut donc pour assister à la rénovation d’un cimetière abandonné que je revins _ »le 19 septembre 2020″, précisément, apprend-on page 224 _ sur les traces funéraires de mon fou grand-paternel« , page 223 ; et, ruminant ce jour-là « à la terrasse d’un des cafés de Cadillac qui entourent la mairie » (page 228), le petit-fils de Chaïm se dit alors (page 229) :

« Le sacrifice de Chaïm m’oblige à l’égard de la France _ pour laquelle celui-ci, Chaïm, encore officiellement étranger, de nationalité « russe« , en 1914, s’engagea, et devint, gazé au gaz moutarde sur le front, irréversiblement un « fou de guerre«  … _ et il ranime étrangement ma fidélité _ un mot assez important… _ : résidant _ désormais _ hors du territoire national _ à New-York _, je connais _ en cette année 2020 qui le mène à l’écriture de ce magnifique « Les enfants de Cadillac« …  _ l’amour de loin _ celui d’un autre girondin : le blayais sublime troubadour Jaufré Rudel _ et le plaisir de l’aller-retour d’un amant à double vie » ; mais, François Noudelmann se voit alors devoir admettre le fait que « même si l’histoire de Chaïm n’est pas la mienne, elle se perpétue à travers le nom _ « Noudelmann » _ des pères _ Chaïm, Albert, François… _, que cette transmission soit assumée _ et elle va l’être ici même, par l’écriture de ce livre, par lui, François _, rejetée ou suspendue. Elle a _ ainsi _ ouvert une séquence _ d’Histoire à la fois personnelle et familiale, et plus générale encore… _ qui se prolonge jusqu’à moi et déroule bientôt cent années _ en effet, « Chaïm obtient la nationalité française, par décret du 16 juin 1927« , avons-nous appris à la page 25  _ d’identité française« , convient François Noudelmann, page 229 ;

et il poursuit, page 229 : « Le sens de l’héritage m’apparut alors plus clair« , et justifie ainsi la méditation et retour aux sources de l’entièreté de cet immense et profond grand livre _ que je ne peux décidément pas me résoudre à accepter comme constituant rien qu’un « roman« …

« Inessentiel d’abord , et interchangeable, ce nom juif _ de Noudelmann _ ne joua aucun rôle dans mes choix d’enfant« , commence-t-il par établir, par un effort de récapitulation mémorielle, page 196, de l’articulation en son identité « feuilletée » de ce qu’il nomme sa « francité » et sa « judéité« .

Et, de fait, ce n’est qu’en 2008 que « le cluster antisémite » fut vraiment entendu, pour la première fois, par lui, « dans les agglomérats verbaux que le credo _ politique _ m’avait appris à proférer » en des manifestations auxquelles il participait, se joignait, déclare-t-il page 204.

(…) « Ce ne fut qu’à la fin 2008 que se produisit, pour moi, écrit-il page 207, le choc révélateur, un petit séisme intime _ rien moins ! _ qui instaura _ pour le devenir de fond de sa personne _ un avant et un après _ voilà ! Cet hiver-là, j’habitais dans le XIIIe arrondissement de Paris et souvent d’imposantes manifestations passaient par le boulevard Arago _ c’est au 4 Boulevard Arago que résidait en effet alors François Noudelmann : je l’ai retrouvé noté sur mon agenda d’adresses… (…) Il m’arrivait d’y prendre part, surtout en ces temps de ministère de l’Identité nationale qui rappelait de fâcheux souvenirs, page 207. (…) Par dizaines de milliers, chaque semaine,  des manifestants venaient dénoncer l’intervention disproportionnée de Tsahal et, ce jour-là, je pensais défiler avec les militants de La Paix maintenant, qui soutenaient le principe de « deux peuples, deux États« ..

(…)  _ cependant _, une pulsion de mort se répandait _ à l’imparfait, pas au passé simple ! _ parmi les crieurs de slogans et, sans arriver à en croire nos oreilles, nous entendîmes _ l’ami et lui qui défilaient ensemble, un peu à l’écart, cependant, des groupes du cortège _ distinctement : « Mort aux Juifs ! » Non pas une voix isolée, mais un hurlement collectif et dense. Il n’était pas possible de l’ignorer« , marque-t-il très clairement, page 208.

« Je pensais alors aux Noudelmann et aux Friedmann _ ses frères et sœurs, oncles, tantes et cousins Friedmann : quand elle épousa Chaïm Noudelmann, en avril 1916, deux mois avant la naissance d’Albert Noudelmann, le 24 juin suivant, Marie Schlimper était veuve de Hersch Friedmannn, dont elle avait eu 4 enfants : Jacques, né le 7 novembre 1902, Rachel, née le 25 août 1904, Raymonde, née le 3 avril 1907, et Bernard, j’ignore à quelle date il était né ; de même que j’ignore la date du décès de Hersch Friedmann... _ qui avaient dû porter l’étoile jaune à Paris, où ces mêmes appels au meurtre recouvraient les murs et les vitrines. Je revoyais ma tante _ une belle-sœur de sa mère, côté Friedmann, le plus probablement… _ et mes cousins me montrant le signe de l’infamie _ qu’ils avaient conservé… (…) Leur anxiété ou leur terreur me devinrent soudain plus proches et tangibles », page 209

Page 229, François Noudelmann poursuit sa réflexion sur ce que, lors de sa réflexion à Cadillac, le 19 septembre 2020, au sortir de la cérémonie au cimetière, il vient de nommer « le sens de l’héritage » à la fois juif et français :

« Du moins il me sembla osciller entre deux écueils opposés : d’une part l’orgueil de l’individu qui ne veut pas hériter, qui croit ne tenir que de lui-même _ à la Sartre, en quelque sorte… _ et s’honore d’être libre d’autant plus qu’il ignore les raisons qui le gouvernent. D’autre part, la romance psycho-généalogique de celui qui se pense un « descendant » _ à la Barrès, dirais-je par exemple… _ et qui s’identifie à bon compte aux traumatismes de ses ancêtres. Je suis paradoxalexalement tombé dans le premier piège, héritant du refus d’une famille _ les Noudelmann, Chaïm et Albert _ qui se voulait sans histoire et dans laquelle chacun _ à chaque génération _, pouvait remettre les compteurs à zéro. Programmé pour être _ à mon tour, moi aussi _ sans programme, je vivais comme Chaïm et Albert qui rejetérent leur filiation et leurs coutumes, même celle de la religion à laquelle ils ne croyaient plus et qui aurait pu leur procurer le sentiment d’une solidarité. Plus je prends de l’âge, plus je perçois combien cet affranchissement est présomptueux, et pour le dire ave les mots de la philosophie, je deviens de plus en plus freudien _ voilà ! _, doutant de ce que je crois avoir choisi par moi-même, tout en résistant au second piège de l’héritage »

À suivre…

Ce vendredi 26 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

16fév

Après un très riche « Berlin chantiers _ un essai sur les passés fragiles«  (aux Éditions Stock, en mars 2001)
_ dans lequel à la manière de Walter Benjamin, elle nous propose, comme elle l’écrit, des flâneries qui recomposent une ville en pleine mutation à travers une réflexion sur la mémoire et l’oubli :
« Je suis, avant tout, un flâneur sociologique. Je propose ici des balades, aussi bien dans l’histoire que dans l’espace urbain, dans le discours social que dans la littérature. Flâneries mi-théoriques, mi-descriptives, déambulations dans mes lectures et mes lieux, dans Berlin… » _ ;

et « La mémoire saturée«  (toujours aux Éditions Stock, en mars 2003), une saturation trop proche de l’oubli dans ce que pareille mémoire _ pas assez intime, personnelle ; mais « officielle » _ risque d’avoir de figé,

Régine Robin poursuit son exploration benjaminienne
et du devenir des (très très) grandes villes du monde ;
et du devenir de la « flânerie » du promeneur

_ pas du touriste, ou de l’homme d’affaire (« ni Venise, ni Dubaï, ni Shanghai« , conclut-elle son livre, page 377 : « et pourquoi pas Montréal ?« , où elle a choisi de résider…) _,
avec « Mégapolis _ les derniers pas du flâneur« , toujours dans la belle collection que dirige Nicole Lapierre, « un ordre des idées« , aux Éditions Stock, donc, ce mois de janvier 2009.

La « quatrième de couverture » me semble assez parlante
pour que je la reproduise ici,
avant de me livrer à ma propre-lecture-commentaire ; puisque je suis aussi un amoureux passionné de certaines villes…

Voici :
« J’habite une mégapole depuis ma naissance _ Paris, où Régine Robin est née en 1939 _ et depuis ma naissance la ville m’habite _ poétiquement _ ; depuis ma naissance, la ville me dévore _ un peu monstrueusement : forcément, une ville, ça « marque » ! _ et je dévore _ avec un joyeux appétit (presque d’ogre, toutes proportions gardées, forcément) _ la ville. Pour moi, elle n’est pas un objet _ à portée de mains, et d’instrumentalisation _, mais une pratique _ plurielle : des pieds (qui arpentent), des yeux, de tous les sens convoqués et passionnément activés _, un mode d’être, un rythme, une respiration _ du corps _, une peau _ en émoi _, une poétique«  _ pour sûr ! A la Hölderlin : « c’est en poète que l’homme habite cette terre«  (et ces villes : humaines-inhumaines…). Ou « la ville comme autobiographie«  (page 28).

Régine Robin, poursuit la « quatrième de couverture », nous fait ici partager son amour _ et c’est un euphémisme _ des grandes villes, ces cités monstres, mutantes, aux contours indécis.
Infatigable
_ la vie est éphémère _ et passionnée, elle les parcourt _ de ses pas _, s’y attarde _ c’est nécessaire pour les connaître un peu (au-delà des clichés-écrans qui nous les dérobent : « volent » !) _, s’y égare parfois _ et c’est un charme précieux…

Dans ses déambulations, tout la fascine, l’authentique et le toc _ en voie de multiplication, mondialisation commerciale (et numérisation) « poussant »… _, les néons ou la lumière d’un couchant _ à Los Angeles, par exemple _, le monumental comme l’atmosphère d’un coin de rue, la mélancolie d’un quartier déglingué, et les rubans enchevêtrés des échangeurs routiers _ à Tokyo, par exemple, où ce « feuilletage » semble le plus dense…

Nouvelle flâneuse de la postmodernité
_ du XXIème siècle _, elle nous entraîne _ déjà quelque peu « migrante » elle-même… _ ainsi de Tokyo à New-York en passant par Londres, Los Angeles et Buenos Aires, dans des périples improbables _ heureusement ! que de découvertes ainsi ! _ et des circuits insolites _ au gré des « programmes de découverte et exploration (ludiques) de la ville » qu’elle-même se donne : un peu à la Georges Perec…

A Londres, la surprise est au bout _ vers la campagne _ de chaque ligne de métro ;
à Los Angeles, Harry Bosch, l’inspecteur de police des romans de Michaël Connelly est un guide imprévu ;
à Buenos Aires, la réalité rejoint la fiction des films de gangsters lors d’une tentative d’enlèvement à main armée
_ à laquelle la voici, à son corps défendant, malencontreusement mêlée : les balles sifflent ! _ ;
à Tokyo, le virtuel se confond
_ impérieusement ! _ avec le réel, dessinant un paysage fantastique.

Car ces balades urbaines sont aussi des voyages
_ mentaux (et poétiques) _ entre imaginaire _ collectif, aussi bien qu’intime et éminemment personnel (ainsi les péripéties de l’enquête, à Buenos Aires, sur les traces d’un « secret de famille« , concernant Haim Eiserstein , grand-oncle paternel, devenu Jaime Tiempo, pages 308 à 317… _, littérature et cinéma _ très présents, en effet : et qui peuvent être d’excellents médiateurs de compréhension sensible, face aux clichés-écrans qui, de par le monde, colonisent les imaginaires…

« Je suis un travelling permanent », affirme celle qui arpente inlassablement les mégapoles de notre temps« 

Et maintenant,
ma propre lecture de
« Mégapolis« …

« Je ne suis que dans et par les villes, mais elle me fuient, je les aime parce qu’elles m’échappent constamment« , dit Régine Robin page 11, en son chapitre d’introduction, « L’Amour des villes«  : on ne parvient jamais à en faire tout à fait le tour, à les étreindre complètement _ sans compter qu’elles ne cessent, et combien rapidement, de changer aussi (un peu, à la marge)… « Ni archéologie, ni hiéroglyphes, la vie comme une déambulation urbaine«  ; au milieu de tous ceux qui, eux aussi, se déplacent d’un lieu à un autre (de _ ou au dehors de _ cette ville) ; et portent quelque chose de l’air de cette ville ; en un échange de « bons procédés » (du moins quand la ville est positivement inspirante, en vertu du (bon) « génie du lieu »..


« Une image pour chaque ville comme un immense collage. Budapest, c’est une longue marche dans les feuilles mortes sur l’île Marguerite ; Prague un bruit de tramway brinquebalant dans une banlieue triste _ oui ! _, Vienne, une odeur de café dans une ruelle, Berlin, le silence autour de la synagogue reconstruite de l’Oranienburger Strasse. Il y a aussi le clapotis de l’eau au détour d’un pont, à Venise, près de l’Académie, la couleur du ciel au crépuscule à Buenos Aires, et les matins de givre, à la Bruno Bakery dans le Village, à New-York » _ liste à laquelle j’ajouterai, personnellement, la splendeur des platanes en montant vers Haghia Sophia, à Istamboul ; et les pavés des venelles autour de Campo dei Fiori, à Rome… Ou quelque balcon _ splendide dans sa simplicité _ sur le Tage, à Lisbonne…

« Mais comment entre-t-on dans une ville, comment débarque-t-on dans une ville inconnue ? _ question que je me suis maintes fois posée, et avec quel plaisir, quand j’ai eu à faire découvrir Rome, et Prague, et Lisbonne... C’est la question qui obsède Olivier Rolin _ dans son spendide « Sept villes«  (aux Éditions Rivages, en février 1988) _ à la rencontre de sept villes qu’il a aimées :

« Mais par où commencer ? Par le centre, comme tout le monde ? La jalousie de la passion souffre de cette promiscuité. Par la périphérie ? C’est tout de même frustrant. Et d’ailleurs, quel principe d’investigation adopter ? Progresser en spirale ? Carré par carré ? On se convainc vite que cette méthode est impratiquable. Reste alors l’empire du hasard : prendre une ligne de métro et descendre à toutes les stations, ou à une station sur deux, ou à toutes celles qui commencent par l’initiale du prénom de la femme aimée, etc. »

La solution qu’il choisit est de s’en remettre aux hasards des parcours littéraires : chercher à Prague tous les lieux, les domiciles de Kafka ; à Dublin, ceux de James Joyce ; à Lisbonne, ceux de Pessoa. Pourquoi pas ? _ pour ma part, j’avais choisi de faire découvrir Lisbonne à travers le « Traité des Passions de l’âme » d’Antonio Lobo Antunes ; et Rome, à travers « Entre nous » d’Elisabetta Rasy _ ainsi que Naples, à travers « Je veux tout voir« , de Diego De Silva ; mais ce dernier projet-là, lui, ne s’est pas réalisé… J’avais aussi, dans mes cartons, la Trieste (et environs) de « Microcosmes » de Claudio Magris ; et l’Istamboul d’Orhan Pahmuk (par son « Istanbul _ souvenirs d’une ville« )…

On peut aussi entrer dans une ville en tombant amoureux de son plan, de sa forme, du tracé de ses rues et de leur nom« , page 14.

« Entrer dans la ville encore par quelques facettes insolites. Un jour, une de mes amies, tout juste arrivée à Istanbul et ne sachant pas comment « l’entamer », était allée voir un ami _ la seule adresse qu’elle avait manifestement _ qui tenait une petite librairie francophone dans un quartier reculé. Il lui montra une étagère sur laquelle il avait regroupé des romans policiers de langue française dont l’intrigue se passait à Istanbul. C’est comme ça qu’elle a vu la ville, en suivant les personnages, leurs itinéraires, dans un Istanbul qui n’avait rien de touristique _ ouf ! _, m’a-t-elle expliqué en souriant, sachant que j’allais apprécier le propos » _ mettre ses pas dans les pas (poétiques) d’autres (qui ne soient pas des commerciaux), page 15…

« Désir d’arpenter _ oui ! _, d’explorer _ oui, encore ! _, de flâner _ prendre tout son temps, c’est capital ! (et malheur aux pressés ! ils vont passer à côté du « principal » : à réveiller, telle une « belle-au-bois-dormant », dans les détails !!!) _, de parcourir _ de long et en large _, de monter et descendre _ dans tous les sens _ des avenues, des rues

en bus, en tramway, en trolley,

désir de traverser _ vraiment la ville _ en métro, en taxi,

de filmer, de photographier _ pour ceux qui le souhaitent : pas moi ! je préfère le pari fou et flottant de la mémoire… _,

de voir des films dans les grands cinémas ou des cinémas de quartier _ quand on demeure un temps certain dans une grande ville _,

de rester au fond des bistrots  _ ou aux terrasses de café, s’il y en a… _,

de rencontrer _ surtout ! _ des gens,

de vivre _ soi-même aussi, par capillarité _ de cette pulsation, de ce rythme _ un point fondamental : cette respiration-souffle de la ville ! _ de la mégalopole,

d’expérimenter, de « performer » _ absolument : Régine Robin retrouve ici les concepts cruciaux d' »acte esthétique » et de « Homo spectator » de mes amies Baldine Saint-Girons, en son « Acte esthétique » ; et Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator » : deux ouvrages irremplaçables pour mieux ressentir les enjeux civilisationnels (si décisifs pour notre avenir collectif d' »humains non in-humains« ) de la perception et de l’être-au-monde aujourd’hui !.. _ page 18.

Survient alors

_ en la première partie du livre, intitulée « Vers une poétique des mégapoles«  _

une inquiétude, suggérée à Régine Robin par une réflexion de (l’ami) Bruce Bégout, à propos de son « expérience de Las Vegas«  (in « Dans la gueule du Léviathan. Mon expérience de Las Vegas« , in « Fantasmopolis. La ville contemporaine et ses imaginaires« , aux Presses universitaires de Rennes, en 2005, page 31 :

« Que voit-on exactement _ mais la justesse (et vérité) du regard est-elle exactement affaire d' »exactitude » ?.. _ quand on traverse une ville, qu’on y séjourne, que ce soit pour une halte brève ou pour un long moment ? A cette question _ de l’acuité de la perception _ Bruce Bégout, qui s’est installé à Las Vegas dans un motel miteux à la lisière de la ville, jouant à fond le jeu de cette moderne Babylone, répond :

« Mais qu’ai-je vu ? Beaucoup et pas grand chose ; ou plutôt un « beaucoup » qui est un « pas grand chose » _ mais tout regard est nécessairement partiel, d’après un (leibnizien : monadique) point de vue ! Beaucoup d’enseignes, d’attractions, de machines à sous, de tables de jeu, de joueurs survoltés ou exténués, de serveurs aigris, moroses, ou tout simplement munis du sourire stéréotypé tout juste sorti du congélateur. Beaucoup de signes et d’images, de symboles et de spectacles. Beaucoup de bruits, de lumières et de secoussses. Beaucoup d’argent et de frime. Beaucoup trop de beaucoup » _ d’où le sentiment de la nécessité probable d’avoir (et pas mal !) à décanter et filtrer de ce « trop » là…


Ces propos me hantent _ confie alors, page 19, Régine Robin. Et si moi aussi dans mes périples urbains à travers le monde, j’allais voir « beaucoup trop de beaucoup » _ aveuglants et assourdissants : brouillant la perception ! _, sans savoir qu’en faire, sans rien assimiler » _ décanter et filtrer, donc.

Voici alors une réflexion cruciale, page 19 :

La poétique des mégapoles que je cherche à traquer _ voilà l’objectif méthodologique de ce livre tout simplement existentiel… _

n’est en rien une saturation _ cf le titre de l’ouvrage précédent de Régine Robin : « La Saturation de la mémoire« , en 2003 _ du regard.« 

Elle réagit alors à la provocation de sa propre question-inquiétude :

« J’aime les néons, les décors kitsch, le carton-pâte

et cette collision _ oui, elle aime les collisions ! _ entre le passé et le présent,

l’authentique et le pastiche,

le postmoderne et l’ancien » _ jusqu’à un peu trop (vertigineusement) s’en étourdir ? s’en soûler ?..

Mais : « Le trop-plein ne m’empêche pas de voir,

de penser,

de comparer _ soient les « actes æsthétiques » de l' »Homo spectator » actif ! et pas (trop) passif, ni dupé (aveuglé) ! _ ;

et je m’épanouis _ oui ! le ton est intensément jubilatoire ! _ dans ces excès et rencontres de contraires _ qui engagent à prendre la distance minimale critique d’un recul ; pour une focalisation lucide, même en bougé (cf le flou si justement éloquent, en son « dansé », de mon ami Bernard Plossu…

Et, en effet, « je m’intéresse aux villes monstres, qu’on ne sait plus comment nommer« , met bien les points sur les i Régine Robin, page 21 de ce chapitre introductif, « L’amour des villes« …

… »

Régine Robin revendique sa pleine liberté de « flâneur sociologique« , ainsi qu’elle l’écrivait elle-même dans « Berlin chantiers« , ou d’« écrivain indisciplinaire« , comme cela a été récemment écrit à son endroit, in « Une Œuvre indisciplinaire : mémoire, texte et identité chez Régine Robin« , ouvrage collectif paru aux Presses de l’université Laval _ coucou, l’ami Denis Grenier ! _ , à Québec, en 2007 : la précision est intéressante _ et je la fais (parfaitement) mienne aussi ; si je puis me permettre ce parasitisme parfaitement inopportun !

« Je me promène _ oui ! et Nicole Lapierre, la directrice de la collection « un ordre d’idées« , pratique elle aussi (cf son superbe « Pensons ailleurs« , paru en 2004) cet art de « se promener » aussi par l’écriture ! un art montanien !!! l’expression est d’ailleurs « tirée » des « Essais » de Montaigne : « Nous pensons toujours ailleurs » (in « De la diversion« , Livre III, chapitre 4) _ entre les disciplines, les formes, les esthétiques, les textes et les images,

au courant certes de ce que les spécialistes écrivent sur le sujet,

mais sans être dans l’obligation _ universitaire ? _ de les suivre, d’adopter leur terminologie ou leur point de vue. Si ce livre s’appuie sur un certain nombre de lectures et de références,

il tente de les laisser à l’arrière-plan _ n’étant jamais que des outils _, de ne pas s’encombrer _ le regard, en voyage, doit être le plus alerte (fin et léger) et vif possible ! _ de leur cortège.« 

Quant au choix des mégapoles (à aller regarder),

Paris a été écartée « par trop grande proximité« , alors que Régine Robin veut « être une anonyme dans les villes, une ombre, une passante« . Elle veut « se laisser surprendre et ne pas avoir de souvenirs à chaque carrefour, à chaque station de métro, à chaque arrêt de l’autobus« , page 23.

Pourquoi avoir écarté « Le Caire, Lagos, Johannesburg« , « Istanbul« , « Bombay« , « Séoul« , « Jakarta« , et « surtout Mexico«  ; « São Paulo« , « Pékin, Shangai«  ? Parce que « il ne s’agit pas pour moi d’une étude exhaustive,

mais de rencontres existentielles, subjectives _ et donc assumées avec ce fort coefficient-ci ! existentiel-subjectif, donc ; gage de voie vers la vérité ! _, avec une mégapole,

d’une rêverie _ en partie, un peu _ ;

d’une expérience, d’une performance _ vécues un peu longtemps sur le terrain…

Et elle précise : « J’ai choisi des villes que je connaissais déjà, où j’étais déjà allée, parfois plus de quatre ou cinq fois pour de courts ou de longs séjours (comme à Buenos Aires, Los Angeles ou Londres), où j’avais vécu (New-York), où je pouvais comparer les impressions d’une première fois avec celles d’une deuxième (Tokyo).

J’ai choisi des villes dont je connaissais la littérature et le cinéma _ le filtre de regards d’artistes est rien moins qu’anodin ! et enrichit et l’exploration de la découvreuse-arpenteuse, hic et nunc, sur le terrain ; et le plaisir du lecteur !!! _,

où j’avais des amis _ c’est important : avoir à qui parler : manifester et échanger des impressions en s’adressant à quelqu’un qui vous répond vraiment _, quelques points d’appui,

où je pouvais être accompagnée, attendue, accueillie _ sans avoir à subir, trop frontalement et de plein fouet, la violence d’une solitude prolongée dans la jungle de la ville… Car « traverser les mégapoles, maintenir contre vents et marées la spécificité du flâneur, nécessite _ bien sûr ! _ quelques _ élémentaires _ précautions. Les mégapoles, même celles du « premier monde » génèrent _ en effet _ la peur. Le fait que je sois une femme entre deux âges, pas forcément une touriste mais une étrangère à coup sûr, une flâneuse insolite, n’est pas indifférent aux difficultés que je rencontre. Cela m’expose, me fragilise. Je dois à tous moments en tenir compte. Ces villes recèlent d’immenses zones de pauvreté, de même que des zones de crime ; et elles exigent un code _ à maîtriser _ pour s’aventurer hors des sentiers battus. A New-York, dans le métro, en 1974, j’ai failli me faire assassiner. A Los Angeles, un jour, dans l’autobus 20, le long de Wilshire Boulevard, un « fou » est monté et, sous la menace d’un revolver, a dévalisé tout le monde, à commencer par le chauffeur. Buenos Aires est une mégapole intermédiaire dans laquelle j’aime me promener ; pourtant, en 2005, en plein quartier chic de la Recoleta _ le quartier de mon cousin Adolfo Bioy Casares et de son épouse, Silvina Ocampo _, j’ai été témoin d’une tentative d’enlèvement à main armée, digne d’une scène de film de gangsters », page 24.

En ressort, page 26, « une poétique des mégapoles, une poétique de ces temps où l’aura nous a définitivement _ c’est la thèse de Régine Robin, américaine de Montréal _ quittés ; et où la reproductibilité technique, dans sa modalité _ benjaminienne _ de simulation, a fait s’évanouir l’original à tout jamais _ cela, cependant, doit se discuter : Régine Robin, un peu trop sociologue et pas assez philosophe, cédant un peu trop vite (à mon goût du moins !) à la pression (médiatitico-capitalistique, si j’ose dire) du « c’est ainsi ; et pas autrement » ; « il n’y a pas d’alternative » : peut-être que la toute récente crise financière (de cet automne 2008) va remettre (enfin !) à une plus juste place ces clichés dans le sens d’on sait (bien) quel vent !..

« Comme déambulatrice, comme flâneuse contre vents et marées,

touriste à mes heures mais touriste décalée _ presque tout le temps _,

sociologue

ou artiste,

photographe à d’autres moments,

je prends la mégapole comme elle se donne _ oui ! elle s’y confronte… _ : grandiose et terrifiante, métamorphosée,  excitante et méconnaissable quand on l’a connue il y a vingt ans, trente ans auparavant, souvent médiocre, banale, toujours complexe et fascinante.

J’ai aussi mes moments de nostalgie _ beaucoup à Buenos Aires, particulièrement, cette cité de « charme » _, mes coins-perdus-aujourd’hui-disparus,

mais je découvre que l’esthétique de la déglingue est une donnée fondamentale de notre temps qui n’est pas sans charme _ le charme, oui : un facteur décidément majeur (puissant !) tant des villes évoquées que de l’écriture qui les évoque ici, en ce « Mégapolis« 


Je sais que nous vivons dans un monde de réseaux, d’interconnexions, de déambulations plus semblables à des bandes passantes ou à des jeux vidéo qu’aux piétons et flâneurs des temps baudelairiens ; que l’ère digitale, les GPS, les écrans de contrôle, les téléphones portables, que tout cela est notre horizon,

mais je m’abandonne volontiers aux surprises du transit, des transferts, des flux, de la circulation _ sur l’ère de la vitesse, lire Paul Virilio…

Je cherche ce qui peut faire image des mégapoles aujourd’hui,

les montages et collages hétérogènes,

les perceptions subjectives

qu’il faut développer

pour créer de nouveaux langages, de nouvelles images,

sans succomber _ voilà le danger _ à ce que véhiculent, en permanence _ en un blitz-krieg terriblement efficace, à terme… _ les stéréotypes du marketing.


Je cherche, en un mot, les nouvelles « manifestations discrètes de la surface »,

à rendre compte de la transformation postmoderne des perceptions de l’expérience, des nouvelles formes de la ville sensible,

à traquer les fantasmagories et illusions d’aujourd’hui, induites par le fétichisme de la marchandise _ oui ! des « produits » comme des « services » _ dont l’envahissement est encore plus fort _ certes _ aujourd’hui que dans les années vingt.

Ce qu’il nous faut aujourd’hui,

c’est une transformation complète du regard _ selon d’autres rythmes _, une nouvelle façon d’appréhender les mégapoles,

ces villes qui, dit-on, n’en sont plus«  _ page 27.

A cet égard, le concept de « ville générique » que forge Rem Koolhaas est riche de significations, à bien le lire (pages 58 et 59) : elles « se caractérisent par la disparition progressive de leur identité. La ville générique, c’est ce qui reste quand on _ cherchez qui ! _ a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine, dans son ensemble architectural historique« . Et si « il y a bien, presque partout _ encore… _ des centres historiques

dont certains ont été préservés,

d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique

et qui sont voués au prestige, au tourisme _ une industrie substantielle, toutefois, dont on ne peut pas se passer de tenir compte, par conséquent (dans la logique gouvernante, du moins) _, au patrimoine _ hérité, tant bien que mal, du passé _ ils sont en voie de muséification ;

et la vie quotidienne s’en est presque retirée _ comme à Venise, la ville dont est maire le philosophe Massimo Cacciari.

Le reste, la vraie ville _ vivante et productive _, c’est la ville de plus en plus libérée _ l’expression n’est que trop significative ! _ du centre historique _ et de son poids (terrible) d’obsolescence (ou ringardise) face au postmodernisme !


La ville générique est souvent _ esthétiquement (et/ou humainement) ; mais qui, statistiquement, s’en soucie encore, en notre postmodernité performante ?.. _ médiocre, informe et interchangeable _ capacités (technologiques et autres) de délocalisations aidant… On la retrouve partout dans ses diverses fonctions _ qui (seules !) la légitiment _ avec ses centres d’achat _ ou plutôt de vente !!! _, ses logements _ il le faut bien ; pour certains, du moins… _, ses stations-service _ tant qu’il y aura des voitures, et de l’essence, et du pétrole, du moins, aussi ! _, ses parkings, ses cafés _ pour stationner un peu quelque part _, ses métros _ pour se déplacer ailleurs _, ses bidonvilles _ pour les « laissés-pour-compte » _, ses terrains-vagues et ses voies de circulation rapide qui souvent la parcourent et la traversent _ certains aimeraient bien qu’il n’y ait même rien que des flux…

En elle _ la ville générique selon Rem Koolhaas, donc _, très fréquemment, la distinction entre centre et périphérie s’estompe ; les centres prennent parfois _ carrément ! _ l’aspect de banlieues ; et les périphéries ou quartiers excentrés se dotant de simili-centres _ ces éléments de distinction-indistinction-là mobilisent toute l’attention de Régine Robin, en son exploration du Grand Londres, par exemple…

Elle peut _ mais c’est accidentel et fort contingent… _ ne pas manquer de charme, mais elle partage avec les autres un air de famille _ sans doute rassurant, si tant est que la métaphore de la « famille » convienne : mais il ne s’agit que d’un vague « air » ; et les familles sont re-composées !..

Elle est éphémère, modeste _ pas impressionnante : petite-bourgeoise, sans rien de proche qui lui soit trop étranger ! _, n’ayant pas été conçue pour durer _ tout passe, tout casse, et plus encore, tout lasse ! _ longtemps, contrairement aux anciens ensembles architecturaux du centre.

Elle est immense et complexe, diffuse, éparpillée, sans densité _ pas trop de proximité : laquelle confinerait par trop à de la promiscuité…


Ville de réseau _ et par là de passages _, et non plus uniquement de territoire,

elle apparaît souvent comme n’étant plus une « ville » (!), encore moins une ville « authentique » _ que d’incongruités, désormais, en notre postmodernité, page 59…

Mais aux page 81-82-83, en conclusion du deuxième chapitre, « la ville sensible« , de cette première partie du livre, « Vers une poétique des mégapoles »,

Régine Robin répond à l’inquiétude que peut susciter cette « ville générique«  (selon Rem Koolhaas) : « Faut-il craindre alors la généralisation de cette « mémoire générique » qui remplace la mémoire organique des lieux ? C’est encore Koolhaas qui suggère que

plus l’histoire disparaît de nos mémoires et de nos villes,

plus elle est célébrée dans des endroits spécialement construits pour _ hypocritement ? _ la mettre en avant, dans des quartiers hyperstylisés et hyperthéâtralisés,

de vrais décors qui génèrent une ville « déjà vue »,

la ville et son passé comme on « doit » _ désormais, et tout un chacun _ se les représenter.

Cette mémoire générique, cette mémoire recyclée

est notre imaginaire _ collectif, de propagande _ d’aujourd’hui, un imaginaire de synthèse _ c’est le cas de le dire…

C’est comme si l’on devait choisir

entre la pétrification (la muséification des centres)

et la production permanente de l’amnésie _ en sus des anesthésies galopantes ! déjà… _ par la reproduction du même _ et certes pas la découverte de (ou l’attention à) l’autre ! _ sur d’immenses espaces banalisés.« 

Cependant, poursuit Régine Robin, « il est peut-être possible de vivre la mégapole autrement _ pour quel pourcentage de population, toutefois ? Voici alors sa position : « Je ne crois pas _ c’est un acte de foi _ aux mémoires figées. Toute mémoire _ certes _ est déjà médiée _ mais par quoi ? et par qui ? et dans quels objectifs ? _, déjà sémiotisée ;

et l’image d’une ville, même quand elle se donne dans la « disneyfication », dans la caricature _ infantilisante : style « papa-maman » ad vitam æternam, comme cela s’entend désormais presque partout : « allo- maman-bobo !« ... _,

peut à tout moment être déstabilisée. Elle est toujours vacillante ; le regard la déconstruit.

Les villes génériques, ces polypalimpsestes, ces kaléidoscopes rendus à la banalité, ne changent rien à ce tremblé _ riche de potentialités ; poïétique _ de l’image.

Eviter avant tout l’écueil de la réification _ oui ! mais par quels moyens, par quels dispositifs de prévention ? Et de qui pareil « évitement » est-il donc l’affaire ? du sujet ? du passant, du flâneur ? du citadin ou du visiteur ? ou bien des architectes et urbanistes, et autres aménageurs, à tous égards, de la ville ?.. D’où surgit ce qui vient « résister » à la réification ?


Et Régine Robin d’évoquer alors « quelque menthe sauvage« , « même sur les façades les plus léchées« , « qui fera émerger tout à coup de l’inquiétante étrangeté«  _ mais pour qui ? _ ; « de l’ombre« , « quelques traces dont on a _ provisoirement ? _ perdu le sens, mais qui insistent«  _ vers qui ? _ ;

« quelques espaces vides, muets, qui fragilisent et déstabilisent le sens déjà là » _ mais pour qui ?

Quant à elle, Régine Robin _ mais qui n’est pas n’importe qui ; avec son histoire (et une culture) issue(s) de Pologne (et d’Europe ; dont Paris et la France) :

« J’arpente des villes qui ne se superposent pas tout à fait à leur plan, à leur forme, à leur rythme, à leur dynamique sociale,

des villes qui résistent toujours aux significations qu’on _ certains ? qui ont un peu plus de pouvoir (que d’autres) ? _ leur donne.« 


« Ainsi, les mégapoles, de transformations en métamorphoses, deviennent semblables au navire Argo dont toutes les pièces ont été changées, mais qu’on reconnaît malgré tout comme étant le navire Argo. Il ne me déplaît pas d’évoquer la mégapole comme un grand navire dont tous les quartiers ont été modifiés ; et qui part à la dérive…«  : comment interpréter et évaluer pareille « dérive » ?..

Le troisième volet de cette partie de présentation d’une « poétique des mégapoles« , s’intitule, assez historiquement : « du flâneur au nomade«  :

« Le flâneur avait été _ page 84 _ une figure fondamentale du grand projet de Walter Benjamin resté fragmentaire » ; cf « Paris, capitale du XIXème siècle« 

Régine Robin cite alors « Identifications d’une ville » de Dominique Baqué : « Plus de flâneur, mais la figure anonyme de celui qui traverse la ville.« 

« Certains, comme Stefan Morawski, pensent que la flânerie est encore possible lorsqu’on ne succombe pas à Disneyland, quand on se questionne et remet en question les fausses utopies, les univers paradisiaques de la consommation de masse _ tiens donc ! _, quand on résiste au simulacre. (…) Mais suffit-il de « résister » pour que le flâneur _ déjà mort !!! _ ressuscite ? Il semble que les ruses du simulacre soient incommensurables _ redoute Régine Robin : qui vit à Montréal ; et pas à Paris : le lieu d’où l’on écrit importe au diagnostic ; surtout en matière de « course à la postmodernité », dont nous sommes en permanence « abreuvés »…

La mégapole imposerait un autre tempo _ voilà ! Plus de _ baudelairiennes _ passantes, de regards brefs échangés _ quelle peine ! _ avec une inconnue, plus de saisie éphémère de l’instant _ et donc d’accès (spinozien : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels«  _ dans « l’Ethique« ) à l’éternité ! _ ; seulement des anonymes _ sans regard, ni visage !!! _ traversant des lieux indifférenciés ; plus d’errants qui hantent _ un peu longtemps _ les rues ; d’ailleurs plus de rues, mais des esplanades, des espaces, des centres commerciaux, des surfaces » _ sans directions, page 87.

« L’examen du motel, du mode de vie qu’il implique, permet à Bruce Bégout _ dans « Lieu commun _ le motel américain » _ d’opposer le nomade moderne _ américain, d’abord _ au flâneur des villes européennes du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Le nomade lié à la civilisation automobile est un être « ambulant, errant sur les routes désertiques… sans destination ni passé ». (…) Rien ne s’oppose autant à ce nomade circulant que le flâneur qui arpente _ voilà le mot important _ les villes européennes compactes et denses, qui, même s’il joue _ oui ! _ de l’étrangeté, de la distance, de l’air blasé, comme le disait Simmel _ un autre grand ! _, se trouve toujours dans un environnement familier dont il voudrait se défaire _ si peu que ce soit… La rue est son lieu d’élection. Il est chez lui, quoi qu’il en dise. Ce qu’il cherche dans la ville où il a ses repères, c’est précisément à leur échapper _ un peu, les faire « jouer », leur donner quelque peu du « tremblé » _, à se sentir autre, à s’altérer _ s’augmenter d’une part d’autre, où il soit davantage (et un peu mieux) lui-même ; et avec d’autres que lui… Il est en quête _ et pas le nomade : lui ne recherche rien ! ni lui-même, ni quelque autre personne ; de « personne », d’ailleurs, si je puis dire, il n’y a plus… pfuitt… ; le désert tout efface… _ de l’incongru, de ce qui est en marge, de ce qui vient rompre _ un peu _ la _ trop grande ; et pesante _ familiarité des lieux. Le flâneur se laisse dériver, flotter, parce qu’en fait il a la _ relative, fluctuante, délicieusement tremblotante _ maîtrise du processus _ oui ! Il ne peut _ ni ne veut _ s’abstraire de son environnement _ ils se nourrissent mutuellement _, de son esthétique du choc _ minimal _, de son goût de l’inattendu _ heureusement surprenant. Il poursuit, dit Bégout, ce que le véritable errant fuit. (…) C’est lui qui est en état d’hypnose, jamais le flâneur. Loin du savoir raffiné de ce dernier, c’est un analphabète urbain _ au secours, les GPS !!! Ce n’est pas auprès de lui qu’on trouvera une psychogéographie de la ville, ou quelque dérive que ce soit. (…) Bégout fait de ce nomade l’archétype de l’Américain perpétuellement en mouvement, non pas l’héritier entreprenant de la Frontière d’autrefois, mais l’homme qui n’étant nulle part chez lui, n’est que pure mobilité, toujours en partance, on the road ; et toujours dans un ennui _ abyssal ! _ qui n’a plus rien de mélancolique ou de romantique _ celui du rien (= nihiliste), pages 101 et 102.

Avec cette ultime notation, empruntée à « L’éblouissement du bord des routes« , concernant le travail de (l’ami) Bruce Bégout :

« Le beau texte de Bruce Bégout, après plus de cent pages de critique acerbe, se termine par cette confidence _ que semble partager Régine Robin _ : « Celui qui pense que j’agis de manière ironique et que je m’octroie les plaisirs faciles de la satire se méprend. Il n’a rien compris à ma démarche. Cette sous-humanité morcelée et esseulée, c’est moi. »

Commence alors la seconde partie du livre, avec les passionnants chapitres « Désir d’Amérique » _ « Le blues de New-York » et « Los Angeles la mal aimée » _ ; « Tokyo, la ville flottante » ; « Buenos Aires _ la ville de l’outre Europe » ; et « L’Europe aux nouveaux parapets : Londres« . Tous très différents, et idiosyncrasiques. Je n’en dirai rien ici, en laissant toute la surprise _ et la richesse de la découverte personnelle _ au lecteur du livre.

Cependant,

l’écriture de ce livre est antérieure à deux événements venant d’affecter un peu brutalement _ deux césures de l’automne 2008 _ notre identification du « réel », et, en conséquence, le « réalisme » :

la crise du capitalisme ultra-libéral _ et les récessions en cascade qui commencent à s’ensuivre… _ ;

et le remplacement de George W. Bush par Barack Obama, à la tête de la puissance (politique) américaine…

Comment va se comporter le « business »

en particulier en sa composante urbanistique ?

Still, as usual ?..

Quel va être le devenir des mégapoles ?

Nous allons bien voir ce qui ne va manquer d’advenir maintenant,

et de ces villes-monstres,

et de ces humains pas tout à fait encore in-humains

_ pour reprendre le concept de « non-inhumain » de Bernard Stiegler (dans « “Prendre soin _ De la jeunesse et des générations« ) _,

qui les peuplent, les traversent ; et parfois même _ ô incongruité ! _ les arpentent…

Dans tous les cas,

un livre passionnant que ce « Mégapolis » de Régine Robin : un très grand livre !!

où l’on découvrira beaucoup de cette regardeuse passionnée…

Titus Curiosus, ce 16 février 2009…

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