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S’orienter dans l’oeuvre (et la déjà bien vaste discographie) de musique religieuse du bon Georg-Philipp Telemann (1681 – 1767)…

05août

Dans la continuité de mon article d’hier 4 août 2024 « « ,

et afin de m’orienter un peu mieux dans l’œuvre de musique très abondant que nous a légué le bon Georg-Philipp Telemann (1681 – 1767) : plus de 3600 œuvres répertoriées au catalogue TWV, sur ses 6000 composées,

ainsi qu’en sa très riche aussi discographie _ ma discothèque personnelle comporte environ 250 CDs Telemann… _,

il m’a bien fallu impérativement mettre un minimum d’ordre dans le fouillis des CDs Telemann de mes rayonnages, thésaurisés au fil des années,

afin de faire un point un peu clair sur le volet à la fois compositionnel et discographique de mes CDs Telemann…

Or il se trouve que ma préférence musicale personnelle, assez conforme en cela au génie idiosyncratique disons hédoniste de Telemann lui-même, me portant prioritairement à sa très festive musique profane, à ses très jouissives musiques disons de table, ou de plein air, voire d’intimité joyeuse _ ses délicieusement parfaits « Quatuors parisiens« , sa délectable et infiniment jouissive « Musique de table« , au tout premier chef… _, davantage qu’à sa musique religieuse _ dont l’intensité intérieure tragique n’atteint pas vraiment celle des « Passions«  de son ami Johann-Sebastian Bach : le tragique n’est probablement pas le fort de Georg-Philipp Telemann… _,

il se trouve que le volet discographique religieux de ma collection de CDs Telemann comporte tout de même plus d’une soixantaine de CDs…

Quelles œuvres _ et quelles interprétations au disque _ de ce volet religieux de Telemann m’ont donc le plus intensément marqué ?

Probablement et surtout la brillante et puissante « Die Donnerode » de 1756 (TWV 6:3) _ ici dans l’interprétation de Hermann Max, en son CD Capriccio 10 556, enregistrée à Wuppertal du 27 avril au 7 mai 1990 ; admirez-la en cette vidéo (d’une durée de 42′ 24) _ ;

ainsi que le « Die Tageszeiten » de 1757 (TWV 20:39) _ dans l’interprétation à nouveau de Hermann Max, dans le CD Capriccio 10 319, enregistrés à Wuppertal du 15 au 26 avril 1989… _ ;

et aussi  particulièrement « Der Tag des Gerichts » de 1762 (TWV 6:8) _ dans l’interprétation ici de Nikolaus Harnoncourt, en le double CD Teldec 9031.77621.2, enregistré à Vienne au mois de mars 1966 ; écoutez ces 2 podcasts 1 (d’une durée de 62′ 54) et 2 (d’une durée de 58′ 40)…

Et je me permets de reprendre simplement ici la très juste présentation-résumé de Wikipédia :


Son œuvre est répertoriée dans le « Telemann-Werke-Verzeichnis » (TWV). Telemann aurait, selon L’Histoire de la musique de Bernard Wodon, édité chez Larousse, composé plus de 6 000 œuvres, mais un peu plus de 3 600 semblent avoir été répertoriées. Il est un des compositeurs les plus productifs _ voilà _ de l’histoire de la musique. Telemann était à l’affût de toutes les nouveautés _ oui ! _, et sa musique est beaucoup plus séduisante que savante – au contraire de J.-S. Bach qui était de ses amis – mais on est obligé d’imaginer qu’il pensait notamment à lui lorsqu’il parlait de ses collègues « qui contrepointent à tire-larigot ».

Pour autant, son art est rarement faible, et souvent plus savant qu’il n’y paraît ; sa « facilité » reflète surtout la souplesse _ voilà _ du génie du musicien, qui lui a permis de pratiquer tous les styles et de s’adapter sans effort aux évolutions de son temps. Car, au fond, Telemann est « un compositeur-caméléon ». Aucun compositeur allemand de cette époque n’a écrit dans un style « à la française » aussi parfait _ que lui. Mais ses concertos sont absolument et complètement italiens : impossible d’imaginer que le même homme ait écrit la suite Les Plaisirs et tel concerto pour trois violons. Mieux encore : français et Régence en 1720, ses œuvres relèvent en 1760 d’un style prémozartien. Polyphoniste à vingt-cinq ans, il abandonne le contrepoint à mesure qu’il vieillit, et que le style galant s’impose en Europe. On découvre alors en lui un don mélodique qu’on ne soupçonnait pas, d’une délicatesse et d’un charme merveilleux _ tout cela est parfaitement juste…

Telemann est le premier compositeur à obtenir la propriété intellectuelle de son œuvre, à une époque où les œuvres sont généralement considérées comme propriété des mécènes ; il tire d’importants profits grâce à ses travaux publiés pour la vente _ mais oui _ : plus de 600 suites pour orchestre, sinfonias, concertos, sonates, duos, trios, quatuors, sérénades, de la musique pour clavecin et orgue ; plus de 40 opéras et de nombreux intermezzi ; au moins 1 700 cantates d’églises, 15 messes, 22 psaumes, plus de 40 passions, 6 oratorios, et des motets à 8 voix ; des cantates profanes, des odes, des canons, des chants, etc.

Ayant accompli parfaitement la fusion _ oui _ des styles italien, français et allemand avec le style galant, Telemann est le principal représentant du préclassicisme en musique, et ses dernières œuvres, alors qu’il était octogénaire, sont tournées vers l’avenir.

 

Il est donc judicieux de s’intéresser aussi, et prendre plaisir, à la musique religieuse de Georg-Philipp Telemann,

celle surtout des années postérieures au décès, en 1750, de son vieil ami Bach : une autre époque de la musique s’est en effet alors ouverte ;

une musique bien différente, en effet, de celle de Johann-Sebastian Bach, et pas assez connue jusqu’ici _  du moins en France, semble-t-il…

Ce lundi 5 août 2024, Titus Curiosus – Francis Lippa

« L’Indignation, une passion morale à double sens » : un appendice à l’anthropologie politique de Michaël Foessel

08août

Mardi dernier 4 août, Michaël Foessel,

maître de conférences à l’Université de Bourgogne,

et conseiller de la direction de la Revue Esprit,

et auteur des très remarquables La Privation de l’intime _ mises en scènes politiques des sentiments, paru en octobre 2008 aux Éditions du Seuil,

et État de vigilance _ Critique de la banalité sécuritaire, paru en avril 2010 aux Éditions Le Bord de l’eau,

et qu’il a présenté dans les salons Albert-Mollat le mardi 18 janvier dernier, dans le cadre de la saison 2010-2011 de la Société de Philosophie de Bordeaux _ dont voici un comte-rendu (avec podcast intégré de la conférence) : Sur un lapsus (« Espérance »/ »Responsabilité ») : le chantier (versus le naufrage) de la démocratie, selon Michaël Foessel _

vient de publier dans la rubrique Rebonds de Libération,

un excellent article,

qu’il me plaît de répercuter ici,

avec de légers _ espérons ! _ commentaires :

L’indignation, une passion morale à double sens

Le titre du best-seller de l’année 2010 (Indignez vous ! de Stéphane Hessel) est paradoxal. On s’est étonné qu’un homme parvenu à un tel âge prodigue des leçons de révolte ; en réalité, le mystère est d’abord grammatical : peut-on conjuguer la colère à l’impératif ? Parler de l’indignation comme d’un devoir, c’est oublier qu’il s’agit d’une passion et que l’on ne commande pas aux sentiments comme aux pensées. Exiger d’une personne qu’elle s’indigne apparaît aussi peu censé que de l’obliger à aimer ce qu’elle avait tenu jusqu’ici pour insignifiant.

Pourtant, d’Athènes à Madrid, c’est sous la bannière de l’«indignation» que les manifestants se sont regroupés. Que les Indignés aient investi des places publiques démontre _ au moins par l’exemple _ qu’il existe entre la politique et certains sentiments un rapport privilégié. L’indignation ne se commande pas, mais une révolution ne se décrète pas non plus, elle advient à la manière d’un événement imprévisible. Les Indignés ont montré que cet événement révolutionnaire, même lorsqu’il ne se déploie pas jusqu’à son terme, a d’abord lieu dans les consciences.

Pour que l’inédit devienne possible, il faut que le monde tel qu’il va apparaisse intolérable. Or, l’indignation est une passion morale : elle saisit sur un mode affectif la différence entre ce qui est _ selon l’ordre du fait _ et ce qui devrait être _ selon l’ordre du droit. C’est là sa supériorité sur la raison dont la tendance _ la pente native _ consiste à tout expliquer _ c’est-à-dire justifier _ : les plans d’austérité par le poids de la dette, les licenciements par les exigences de compétitivité ou les politiques sécuritaires par les risques terroristes. Les peuples s’indignent lorsque ces raisons _ alléguées _ ne suffisent plus à convaincre. Dès lors, ce n’est pas seulement la psychologie des hommes qui change, mais leur perception _ factuelle, hic et nunc _ du monde. Les excès _ = abus _ du pouvoir apparaissent _ enfin _ en plein jour et les appels à se montrer «raisonnables» sont perçus _ alors _ comme des provocations cyniques _ intolérables.

L’indignation est une manière nouvelle de regarder _ et juger _ le réel. Ceux qui éprouvent cette passion ne voient pas toujours _ au-delà de l’appréciation _ ce qu’il faudrait faire _ pratiquement _, ils perçoivent en revanche très clairement ce qui ne peut plus _ de droit _ durer. Rien de surprenant, puisqu’on entre dans le problème de la justice à partir de l’expérience _ ressentie, éprouvée _ de l’injustice. On a raison de faire de l’indignation le point de départ de la résistance : les indignés se retrouvent, sans le vouloir, dans le camp des adversaires de l’ordre établi.

Loin de tout lyrisme révolutionnaire, l’indignation constitue un critère négatif pour l’action publique _ étatique. Comme l’écrit Spinoza : «N’appartiennent pas au droit politique _ = sont illégitimes _ les mesures qui soulèvent l’indignation générale.» Rien ne permet de dire qu’une mesure politique est juste _ = légitime _ parce qu’elle est voulue par la majorité _ légale. En revanche, une loi qui suscite la réprobation de tous _ soit, le peuple ! _ est nécessairement _ le peuple étant (en droit) souverain ! _ injuste _ illégitime ! On peut _ de fait _ gouverner par la crainte ou par l’espérance _ ou encore avec l’apathie des gouvernés _, pas en transformant le peuple en une armée _ soulevée _ d’indignés _ nous en avons un exemple aujourd’hui en Syrie…

L’indignation est une passion pour notre temps. Elle correspond à une époque qui ne croit plus dans les utopies positives _ de modèles d’État-société à construire : cf Ernst Bloch, Le Principe-Espérance ; ou Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société _, mais est encore _ pour longtemps ? _ capable de se montrer sensible aux injustices les plus criantes _ quand celles-ci arrivent à être encore ressenties… Dans des démocraties désenchantées et en crise, il est devenu difficile de communier _ dynamiquement _ autour de valeurs positives. Faute d’«avenir radieux», il nous reste la certitude _ encore révoltante _ que le présent est inacceptable.

Si l’indignation désigne le sentiment d’une dignité _ voilà le terme crucial : cf Kant : les Fondements de la métaphysique des mœurs _ perdue et à reconquérir, elle demeure pourtant une passion triste _ non tournée vers l’accomplissement d’un épanouissement, selon Spinoza. Détournée de son sens _ de rétablissement de la justice contre l’injustice factuelle éprouvée et avérée _, elle mène au lynchage autant qu’à la révolution. Aux deux, parfois. On _ le quotidien (répété) de la majorité des médias à l’appui de certains pouvoirs qui y cherchent une justification _ nous somme de nous indigner devant les faits divers _ dont l’avènement médiatique fut celui de la presse du XIXe siècle _ plutôt que _ voilà l’opération de détournement _ devant les injustices collectives, au risque d’entrer dans une recherche _ de mentalité magique _ du bouc émissaire. «Indignez-vous !», c’est aussi le discours des politiciens sans scrupule qui présentent _ comme le torero au taureau la muleta _ le port de la burqa ou les fraudes aux minima sociaux comme les véritables objets du scandale _ et pas les détournements de fonds à grande échelle (surtout très opportunément légalisés ; et inscrits durablement dans les mœurs). Le citoyen d’aujourd’hui est invité quotidiennement à la révolte, mais à condition que celle-ci demeure particulière _ et pas générale, ni universelle _ pulsionnelle _ seulement _, donc antipolitique _ et sans amplitude d’effets.

La politique commence lorsque les individus sont en mesure de hiérarchiser _ en valeur _ leurs amertumes et de transformer leurs passions tristes en occasions de créer _ dynamiquement et constructivement. Pour que l’indignation devienne une passion politique, il faut donc qu’elle se distingue des petites colères du quotidien qui isolent _ voilà : chacun pour soi ; et pas de Dieu pour personne _ l’individu en le condamnant au ressentiment _ cf l’analyse qu’en fait Nietzsche _ et à la défense de ses intérêts privés. A l’inverse, l’indignation _ un sentiment de l’ordre du droit _ possède un potentiel politique parce que, ainsi que Spinoza la définit, elle désigne l’exaspération éprouvée pour _ c’est-à-dire contre _ celui qui fait du mal à un «être semblable à nous». On ne s’indigne pas du tort qui nous est fait personnellement, mais de celui qui est imposé à nos semblables _ éprouvés comme faisant partie de la catégorie d’« autrui« , en sa dignité (universelle) de « personne«  C’est seulement à ce moment que les autres cessent d’être des concurrents pour devenir des alliés _ stratégiques _ potentiels _ dans la logique utilitariste (proliférante depuis Adam Smith).

Il est donc crucial de distinguer l’indignation spontanée de la colère artificielle. La première éclaire les peuples alors que la seconde rameute les foules _ habilement (lire ici Machiavel) instrumentalisées. Autant le scandale médiatique nous fixe sur le particulier (un crime, un exemple de corruption, le comportement privé d’un homme public), autant l’indignation collective permet de saisir le général _ ou plutôt l’universel _ dans le singulier. Cette passion opère lorsque les dérives de la finance ou encore la dureté des lois sur l’immigration deviennent visibles dans la précarité d’une existence _ malmenée un peu trop visiblement. L’indignation donne corps _ via l’imageance _ aux abstractions : plutôt que de vitupérer contre les agences de notations, elle s’émeut d’un monde qui leur accorde _ au quotidien durablement institué par les habitudes installées : une seconde nature ! _ un tel pouvoir.

Sur la Porta _ Puerta, madrilène ; et non milanaise, ou romaine _ del Sol, les Indignés sont parvenus momentanément à passer de la solitude au commun _ en route vers un « peuple » ?.. Certes, l’indignation fonde une communauté de la souffrance et non une communauté de l’espérance. Mais ce «pâtir ensemble» est le préalable _ voilà _ de toute action politique sérieuse, de tout «agir ensemble» _ pour passer de l’éthique au politique… Les revendications concrètes et l’exigence de justice émergent à partir de la certitude _ cruciale _ d’appartenir au même monde _ condition d’une vraie démocratie ; à rebours des fascismes méprisants qui ont ces derniers temps le vent (mauvais) en poupe… Contre la vision _ ultra- _ libérale de la liberté _ comme licence de suivre ses pulsions : à la Calliclès, dans Gorgias de Platon _, les Indignés font l’expérience de ce que la liberté des uns commence _ voilà : c’est une construction collective pratique (forte et fragile à la fois) : elle a ses avancées et ses reculs ; rien n’est acquis ; la régression de la barbarie menace ! _ là où commence, et non pas là où s’arrête, celle des autres _ à suivre !


Michaêl Foessel

Avec les commentaires (redondants)

de Titus Curiosus en vert

Titus Curiosus, le 8 août 2011

 

 

 

A propos de « La Nuit de Mai » de Clément Rosset : un article d’Aurélien Barrau sur les « modalités philosophiques » rossétiennes

20fév

A propos de l’analyse du désir dans « La Nuit de mai » de Clément Rosset, et en complément à mon article précédent : « Le “désir-monde” du désir face à ses pièges : Clément Rosset à la rescousse des élans de Daniel Mendelsohn et de Régine Robin« ,…

on se reportera avec grand profit à un très bel article du philosophe et physicien Aurélien Barrau : « la philosophie rêvée _ Clément Rosset et la complexité du désir« , sur l’excellent site _ quelle mine ! _ laviedesidees.fr

Des thèses du début de l’article, je n’ai rien , ou très peu, à ajouter :

« Comment convoquer, dans un très bref essai, Proust et Boulez, Balzac et Stravinsky, Dostoïevski et Berio, Michaux et Tchaïkovski, Verlaine et Ravel ? Comment croiser, en quelques pages, Lucrèce, Leibniz, Nietzsche, Marx, Freud, Cioran, Deleuze et Althusser ? Comment imposer, par les non-dits d’un écrire presque nonchalant, des réminiscences insistantes _ devenant bientôt des présences évidentes _ de tous les autres, les compositeurs, les poètes, les philosophes, les plasticiens, les romanciers qui participent d’un ineffable réseau ? Il suffit, sans doute, d’offrir à la réflexion du penseur de la singularité _ Clément Rosset _ un concept pluriel par excellence : le désir.

L’objet du désir est une multiplicité. La « machine désirante » de Deleuze et Guattari dépasse la dialectique de l’Un et du Multiple par régime associatif, couplage, synthèse productive. Elle refuse de subsumer la globalité des désirs produits sous une unité qui les réduirait et les transcenderait. Tout y fonctionne simultanément, mais les objets de la somme sont toujours partiels. C’est le cœur de la thèse que Clément Rosset défend, complète et _ dans une certaine mesure _ infléchit avec « La Nuit de mai « .

Proust comme un paradigme. La petite madeleine n’est pas seulement le souvenir de Combray. Plus exactement, l’enchantement qu’elle suscite, les délices qu’elle engendre, l’extase délicate qui l’accompagne _ ce sont les verbes qui sont importants : par ce qu’ils dynamisent ! _, ont chargé Combray d’une signification particulière : non pas d’un sens caché ou d’une profondeur à découvrir, mais d’une sorte de pouvoir totalisant _ irradiant, et positivement (!), à l’infini. Combray est devenu la totalité des joies et des désirs de Proust _ en fait « Marcel«  _ enfant. Ce qui entoure ou accompagne un objet d’amour n’est ni une « garniture », ni une valeur ajoutée : c’est une condition de possibilité pour que l’affect se déploie _ à l’infini de ses ondes irradiantes. L’émotion _ mouvante et mobilisatrice _ est une pluralité d’émotions _ en cascades, en quelque sorte : comme aux lacs (multipliés ; et sublimes) de Plitvice ; ou de la (merveilleuse aussi) rivière Krka ; les deux en Croatie : des lieux de bains éclaboussant de joie… La cohérence importe moins que la cohésion _ par contiguïté (à commencer par empirique) _ : aussi artificielles soient-elles, les ramifications _ se déployant _ de l’objet désiré sont nécessaires à son émergence en tant que lieu identifié _ à partir de son « ressenti » _ du désir. Proust ne pourrait pas aimer le souvenir de Combray si celui-ci ne convoquait simultanément une myriade _ en effet ! _ de circonstances joyeuses, d’enthousiasmes latents et de jubilations en devenir _ que de transports heureux !.. Si le souvenir n’était que partiellement heureux, il cesserait absolument de l’être. Le dramaturge latin Trabea écrivait « je suis joyeux de toutes les joies » ; autrement dit : aimer, c’est tout aimer _ sans chichiteries, ni « comptages » : cf aussi Brassens : « Tout est bon chez elle ; (il n’)y a rien à jeter«  : encore heureux !!! ; et « sur l’île déserte, il faut tout emporter«  : on ne saurait mieux (le) dire ! La joie, comme le désir, ou l’amour, est surdéterminée _ d’abondance ! _ : une diversité de causes, parfois étrangères les unes aux autres _ de pure « accointance », si je puis me permettre, circonstancielle : un bonheur de « coïncidence » ! en quelque sorte ; et tout l’alentour, aussi, en profite joyeusement ! car la joie est heureusement contagieuse ; en plus… _, doit intervenir pour qu’elle _ la joie _ émerge _ et sourde de quelque part (peu importe laquelle, ou lesquelles) de moi, qui suis en expansion, alors… : il n’y a de joie qu’à y prendre part ; si la joie vient à notre rencontre ; elle n’est, aussi (= n’existe ; ne naît), en nous, qu’à « trouver » (et « rencontrer ») en nous une joie elle-même profonde ; essentielle ; en un improbable (voire miraculeux) accord avec ce qui vient s’offrir à elle (et à soi ; ou à nous) du réel (et d’un autre) : d’une altérité, en tout cas ! C’est cet accord-là qui « se fête » par la fête même de la joie, en quelque sorte !.. Non qu’une joie isolée soit intrinsèquement impensable, mais plutôt que son instabilité _ = sa fragilité, vulnérabilité, faiblesse : non vivable… _ est telle qu’elle mène inexorablement _ de fait ! cela se constate, forcément ! _ à la chute. Chute qui met en jeu l’existence même _ en effet... _ : le déprimé déçu par une joie _ trop _ fugace _ faiblarde ! _ devient souvent suicidaire. Une jouissance unique, isolée, singulière _ sans compagnie à elle-même, cette jouissance tristounette-là _, ne peut plus devenir un objet de désir _ et est snobée… Ce dont la fin _ le terme, la cessation, l’arrêt _ est repérée, les limites identifiées, les ramifications circonscrites _ un concept important ! _, les linéaments soulignés ou l’unicité avérée, n’existe déjà plus _ pour un sujet susceptible de désirer _ en tant que bonheur latent _ faute d’infini de ses « retentissements », de ses ondes (et « harmoniques ») en propagation expansive. Un « désir-maître » _ cf « La Force majeure«  _ peut émerger, objet pensable _ parfois palpable _, mais il n’est _ nécessairement, selon l’analyse magistrale de Clément Rosset _ que le lieu d’une convergence, d’une complicité, d’une connivence » _ le conditionnant absolument (sine qua non !) ; ni plus, ni moins ; ou plutôt : il n’a lieu (= n’actualise sa potentialité) que si co-existe(nt), avec lui, et le « pousse(nt) » avec faveur (!), « une convergence« , « une complicité« , « une connivence » « bénéfiques », qui ajoute(nt) à cette joie ; et la hausse(nt) à un sentiment de bonheur, sub specie æternitatis ; en plus de la réjouissance du présent, sub specie temporalis ! Les deux coexistant et se renforçant dans l’allégresse ! Ce que le triste, pour sa part, en son isolement (de tout), de son côté (et en son « quant-à-soi »), ignore ; et n’a, probablement, même pas le moindre début d’idée ; faute d’en ressentir le plus petit début d’une émotion, ou plutôt d’un sentiment (voire d’une passion) : le malentendu est alors immense. Comment espérer jamais le combler ? Comment essayer d’initier un triste à la joie ? Comment lui faire franchir le premier petit pont (ou passerelle) ?.. la première invisible limite (ou frontière) ?..

Un peu davantage de commentaires, peut-être, pour la suite _ un peu plus abstraite, « métaphysique », sans doute, du bel article d’Aurélien Barrau :

« En marge de la complication _ complexité plutôt _ des objets du désir, Rosset esquisse une pensée de la complexité  _ c’est mieux, en effet ! _ du sujet désirant. Il est structurellement hétéronome _ se livrant à l’attractivité de son objet ! Il est pluriel _ comme l’identité  (« men » et « de« , en grec) que Daniel Mendelsohn, peu à peu, se découvre, en répondant (un peu) mieux à l’attraction de ses désirs, et au fur et à mesure des rencontres des sujets qui vont les susciter, ces désirs-là _, il se scinde, il invente le médiateur _ accélérateur et « combustible« , dit Rosset _ de son propre désir. Comme le suggérait René Girard _ notamment dans « Vérité romanesque et mensonge romantique » _, il se façonne à l’image métaphysique _ = mimétiquement _ du « modèle«  et de son rapport _ de tension jouissive par elle-même, déjà _ à l’objet _ = « jeté vers » ; = « jeté pour » (le sujet)… _ considéré.

Clément Rosset admet que l’image d’un « combustible du désir » inévitablement constitué en rhizome _ selon le schéma deleuzo-guattarien ; cf « Rhizome« , en 1976 ; repris dans « Mille plateaux« , en 1980 _ semble parfois contredite. De Rastignac à Claës, en passant par Grandet et Hulot, les héros balzaciens paraissent, au contraire, polarisés par une idée fixe, unique lieu fantasmé de leurs passions et de leurs actions. Des monomanes désirants _ en effet. L’exclusive de la quête y apparaît comme consubstantielle à l’authenticité du désir. La thèse centrale de l’ouvrage n’est néanmoins pas déconstruite par ces exemples dans la mesure où l’objet du désir, pour unique qu’il soit, n’en devient pour autant jamais isolé _ et c’est bien là le point décisif ! La complexité ramifiée du désir s’est en quelque sorte condensée, cristallisée. Elle n’en demeure pas moins prise dans l’entrelacs dense et enchevêtré _ et mouvant, dynamique _ de la trame des plaisirs visés.

Mais quel désir, précisément, a pu pousser _ en amont même de l’œuvre _ Clément Rosset _ lui-même, en tant qu’auteur se mettant à la table d’écriture _ à écrire ce si bref ouvrage dont le propos est finalement fort simple, presque évident ? _ mais glissant, en la réalité tellement mouvante ( et « in-circonscriptible !) de son objet (le désir) ; et dérangeant pour beaucoup, voire tant ! pour cette raison-là… À quels autres objets, idées, mélodies, poèmes, mythes est-il lié dans le processus symplectique du désir rossetien ? Cet essai est peut-être le moins explicitement philosophique de toute l’œuvre de Rosset : aucun plaidoyer ontologique, aucune réflexion sur la nature du réel, aucune résonance ouvertement épistémique. Pourtant, et c’est sans doute l’intérêt central de l’ouvrage, la position philosophique de l’auteur _ et c’est ce qui intéresse tout particulièrement ici Aurélien Barrau s’y décèle aisément en filigrane. Non pas cachée à la manière d’une énigme dont il faudrait découvrir la clef ; mais, bien au contraire, mise en œuvre comme une « machine errante » qui se dévoile moins par ce qui la constitue _ en amont : oui que par ce qu’elle produit _ en aval : en effet ! Il ne s’agit pas ici _ pour Clément Rosset _ d’argumenter, mais d’actualiser. On ne philosophe plus, on explore le champ des possibles au sein d’une élaboration philosophique _ parfaitement d’accord !

Les filiations lucrétienne, spinoziste et nietzschéenne _ oui ! je les ai bien notées aussi… _ de la position de Clément Rosset se lisent, à la manière d’un palimpseste, tout au long de ce petit ouvrage. Du premier, on trouve une référence explicite au quatrième livre du « De natura rerum » : « Vénus est vulgivaga, c’est une vagabonde », les objets du désir sont variables et s’organisent en multiplicité. Du second, on entrevoit le conatus comme puissance de persévérance du désir (le héros balzacien, archétypal de ce point de vue, fait, précisément, ce qu’il faut pour qu’il ne soit jamais assouvi _ c’est-à-dire « arrêté », immobilisé, annulé : il en « veut » toujours plus… _). Du troisième, on décèle la réhabilitation désinhibante qui innerve le « Crépuscule des Idoles« , œuvre centrale pour Rosset dans la mesure où Nietzsche s’y révèle déjà suffisamment en proie à la folie pour n’avoir plus besoin d’inventer d’inutiles répliques du réel, mais encore assez lucide pour être en mesure de le décrire.

Une philosophie en creux. « La Nuit de mai » est une philosophie du non-dit, du non-requis, du non-pensé _ avec « sprezzatura« … Clément Rosset n’a pas besoin d’y récuser l’existence d’un double du réel qui, depuis Socrate, constituerait la grande illusion métaphysique. Il n’a pas besoin d’y réfuter la distinction de ce qui est et de ce qui existe. Il n’a pas besoin d’y rappeler qu’aucun sens caché n’a valeur par-delà l’expérience vécue. Il n’a pas besoin d’y faire l’apologie d’une immanence paradoxalement puisée à l’aune de Parménide. Il n’a pas besoin d’y développer une ontologie _ cf « Le réel : Traité de l’idiotie«  _ de la singularité. Il lui suffit d’outrepasser les concepts jalonnant la tradition par une pratique philosophique littéralement insensée. L’affirmation du primat de la différence se lit dans un rapport insolite au réel : tout est singulier et étonnant par le seul fait d’exister. Poursuivant son rejet de toute variante de méta-question philosophique du « pourquoi » _ ce qu’on pourrait, en l’occurrence, appeler le « principe de raison » de Descartes, Leibniz ou Hegel _ Rosset ne s’intéresse pas à le genèse du désir _ en effet ; de même que François Noudelmann s’en agace, frontalement, carrément, lui, dans « Pour en finir avec la généalogie » (en 2004), et dans « Hors de moi » (en 2006) Il en analyse la modalité _ voici le principal apport de l’analyse ici du travail de Clément Rosset par Aurélien Barrau !

Il y a, chez Clément Rosset, différentes manières d’accéder à la réalité, d’y accéder dans toute l’étendue de son insignifiance (c’est-à-dire d’en percevoir simultanément la détermination et l’indétermination, les « deux visages de Janus » _ in Clément Rosset : « Le réel : Traité de l’idiotie« , Paris, Éditions de Minuit, 1997, p. 26 _ : le hasard et le nécessaire). L’ivrogne et l’amoureux éconduit, par exemple, sont sur cette voie d’existence sans essence. Ils ne veulent _ ni ne peuvent _ inventer un double fantasmatique : il sont en prise avec l’actualité vécue d’un réel remis à neuf. Or, étonnamment, Rosset prétend que « La Nuit de mai«  est la retranscription, plus ou moins exacte, d’un rêve. Sans doute _ à son insu ? _ propose-t-il ici une nouvelle voie d’accès au monde brut, non dupliqué, en devenir : le songe. Qui, mieux qu’un rêveur, pourrait faire une pure expérience de la surface, du contour, de l’apparence ?


Tout, loin s’en faut, ne va pas de soi dans la proposition de Clément Rosset. L’identité supposée des discours sur le désir, l’amour et la joie, en particulier, n’est pas sans poser de difficulté. Les arguments évoqués : « l’amour est la forme la plus intense du désir » et la référence à la phrase de La Fontaine introduisant les « Animaux malades de la peste » « Plus d’amour, partant, plus de joie« , sont pour le moins laconiques _ devrions-nous nous en plaindre ? Non.. Qu’il existe un rapport de causalité _ un fort souci du physicien _ entre le sentiment amoureux et l’émergence de certains bonheurs _ ou « joies » ?.. _ corrélatifs ne suffit certainement pas à établir _ par raison démonstrative ? _ l’identité générale des schèmes structurant ces deux ordres psychiques. La proposition demeure _ à dessein ? _ à étayer et son champ de validité à établir _ mais Clément Rosset est, en cette « Nuit de mai« , ainsi que dans la plupart de ses écrits, « dans » d’autres modalités de « parole »…

Lévi-Strauss voyait _ dans « L’Homme nu«  _ dans le « Boléro » de Ravel _ l’un des compositeurs les plus présents dans l’œuvre de Rosset _ l’exemple, fort paradoxal, d’une « fugue à plat », en tension vers l’inouïe modulation finale en Mi Majeur. C’est peut-être ainsi que pourrait se lire cet étrange opuscule : un contrepoint déplié, étiré entre la complexité de l’objet désiré et celle du sujet désirant, tendu vers une drolatique réhabilitation de l’égoïsme _ du moins dans le cas, délimité (!), de son « in-nocence » : absence de nuisance envers autrui _ en tant que capacité à ne pas nuire ! _ avec, page 39, cette « grande qualité d’être le seul à garantir à autrui qu’on le laissera tranquille en toute occasion. Vous ne serez jamais dérangé par quelqu’un qui ne s’intéresse pas à vous » ; même si Clément Rosset concède aussi, tout de même, bien qu’elliptiquement, page 40, que « ses abus peuvent être fâcheux (on l’a vu chez Balzac)« 

« La Nuit de mai«  ressemble à Clément Rosset : peu rhétorique, simple comme l’évidence, protéiforme comme le désir, étonnante comme le réel. Elle est aussi très singulière au sein de l’œuvre. Comme il se doit.« 


Ainsi, voilà aussi la seconde partie de l’article d’Aurélien Barrau.

Pour mettre un peu plus en perpective et en relief mon vagabondage sur le « désir » comme « désir-monde » chez Clément Rosset,

afin d’un mieux lire, ainsi, et L’Étreinte fugitive” de Daniel Mendelsohn, et “Mégapolis _ les derniers pas du flâneur de Régine Robin…


Titus Curiosus, ce 20 février

 

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