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Un remarquable texte de Martine de Gaudemar, « Philosophie et opéra », en date du 26 août 2013, dans le prolongement de ses analyses, en 2011, sur « La voix des personnages »…

19mai

Pour prolonger quelques remarques de Stéphanie Péraud-Puigségur en son « Gestes, figures et écritures de maitres ignorants : Platon, Montaigne, Rancière«  _ cf sa conférence du mardi 16 mai dernier pour notre Société de Philosophie de Bordeaux _,

voici un remarquable article de Martine de Gaudemar _ cf mes articles des 25 septembre 2011 « « , et 4 février 2018 « «  _ intitulé « Philosophie et opéra« , paru dans la revue « Implications philosophiques » du 26 août 2013,

dans le prolongement de son très riche et passionnant « La Voix des personnages » paru aux Éditions du Cerf le 13 mai 2011.

Sur ce livre important, écouter aussi ce podcast de 74 ‘, du 11 décembre 2012, dans les salons Albert Mollat, pour notre Société de Philosophie de Bordeaux…

Philosophie et opéra

Martine de Gaudemar Professeur des Universités (Philosophie) Membre honoraire de l’Institut Universitaire de France

Orphée de Monteverdi, souvent considéré comme le premier opéra, a de quoi nous instruire sur la particularité d’un art qui passe entre des mondes, et les chemins qu’il prend invinciblement vers le tragique et la plainte [1]. Orphée qui va chercher Eurydice dans le monde des enfers et tente de la ramener à la vie terrestre, cette histoire s’alimente d’un rêve millénaire où il est question du sort des disparus et de ceux qui leur survivent. Pour parler du rapport entre la philosophie et le théâtre lyrique qu’est l’opéra, il ne faut donc pas en rester à une contextualisation historique des œuvres[2] : elle pourrait nous faire croire à la mort de l’opéra, qui ne serait plus un « art vivant » [3]. Certains regardent en effet l’opéra comme un genre clos, ou même mort depuis le milieu du XIXe siècle. Il faut plutôt interroger la séduction universelle _ voilà _ de ces œuvres, longtemps après la disparition de leur contexte historique. Cette dimension de survivance est peut-être essentielle à l’opéra, qui transmet des formes de vie en les réactualisant, et interroge les bords de l’existence terrestre : la mort est donc toujours présente à l’opéra. L’opéra présente des moments forts où le chanteur semble se parler à soi-même tout en faisant entendre une plainte dans un au-delà du spectateur : les cieux sont-ils vides, ou nous entend-on ? L’opéra serait alors un art réflexif. Nous considérerons l’opéra, théâtre lyrique, comme un art dont la particularité est de s’appuyer sur une vocalité _ voilà _ qui montre la réflexion et exprime la solitude fondamentale de l’existence humaine. Or la vocalité, inscrite dans des dispositions indissolublement physiques et sociales, conduit à interroger les modes d’échange caractéristiques d’une culture. Le codage symbolique de la vocalité qu’effectue l’opéra donne à l’expressivité naturelle des corps une forme hautement culturelle et socio-historique, sans jamais perdre l’ancrage sémiotique et proto-symbolique que lui confère la voix. Cet ancrage dans la vocalité pourrait éclairer la durable fascination exercée par l’opéra, lors même qu’il a perdu ses liens avec un contexte socio-historique donné.

Au-delà de l’évidente séduction du théâtre lyrique, il faut donc interroger la véritable passion ou fascination que peut exercer une voix d’opéra, en tant qu’elle semble nous parvenir du ciel ou des enfers, d’outre tombe ou du monde des dieux[4]. Ce pourquoi le philosophe américain Stanley Cavell interprète l’opéra comme un dispositif de passage entre des mondes. Le recours à des éléments théoriques psychanalytiques, comme le font remarquer Slavoj Zizek et à sa suite Mladen Dolar[5], est très éclairant. J’invite pourtant à aller au-delà de cette approche psychanalytique, classique depuis les travaux de Michel Poizat _ oui _, en la prolongeant par les méditations de Stanley Cavell sur la voix des chanteuses d’opéra : cette voix soutient un cogito original, qu’il nomme leur claim, leur revendication et leur affirmation _ voilà _, et que nous entendons dans certains arias célèbres, pour l’écoute desquels certains d’entre nous passent des nuits entières à attendre une place pour une représentation ou se déplacent d’un pays à l’autre pour entendre une diva chanter cet « aria ».[6] Les méditations de Cavell ont de quoi nourrir une réflexion proprement philosophique sur le phénomène de l’opéra, phénomène à la fois particulier, puisqu’il est historiquement et socialement daté, et universel parce qu’il touche ou est susceptible de toucher tout un chacun. Mais pour cela, il faudra s’accorder sur le caractère fondamental et transversal d’une activité expressive fondée dans la corporéité de tout vivant, et qui prend dans l’espèce humaine une forme particulière, celle d’un langage articulé.

En quoi la philosophie est elle concernée par l’opéra ? Nous interrogerons d’abord la voix comme condition de l’opéra, avant de souligner sa dimension réfléchissante. Enfin, nous mettrons en vedette un office généralement sous-estimé de l’opéra : comme dispositif de transcendance, scindant corps et esprit, il transmet des messages des ancêtres _ disparus _ et  montre, en les réactualisant, leurs formes de vie. L’opéra, au cœur de pratiques communes, fait partie de ces objets symboliques dans lesquels s’incarnent les formes de vie d’une culture, à travers lesquels une culture se réinvente tout en maintenant des règles et des valeurs ancestrales.

I – La vocalité, condition de l’opéra

La philosophie est d’abord concernée, à l’opéra, par une vocalité qui semble préluder au langage. L’opéra met en vedette la dimension d’une voix qui communique des émotions en-deçà et au-delà des messages qu’elle articule, dans une dimension proto-symbolique ou sémiotique. Voix qui peut s’entendre comme plainte et virtuel appel au secours, lorsque les personnages semblent se parler à eux-mêmes tout en s’adressant aux dieux ou à un au-delà. Cette dimension expressive pourrait préluder au langage, si « les passions arrachèrent les premières voix » et si les premières langues furent « chantantes », comme l’écrivait Rousseau. La voix se constitue elle-même à partir d’une dynamique d’expression inséparable de la corporéité des êtres vivants, dans les dialogues et les interactions propres à une culture donnée.

Plusieurs types de travaux contemporains mettent l’accent sur cette dimension sémiotique et expressve que va privilégier et mettre en vedette l’opéra :

a) Pour certains linguistes, le langage significatif ne pourrait s’installer que sur cette base sémiotique et expressive. La voix est en effet un geste corporel expressif qu’on peut considérer comme une condition d’émergence du langage comme forme symbolique au sens que lui a donné Cassirer (voir Visetti, Lassegue, Rosenthal, http://formes-symboliques.org/article.php3?id_article=280).

b) D’autres linguistes, comme Anne Lacheret et Dominique LeGallois, montrent que la syntaxe du langage n’est pas seulement logique : il y a une syntaxe affective, une prosodie porteuse de schémas émotionnels, dont témoigne la voix. Ils montrent que les modes expressifs et émotionnels du langage sont déterminants pour la production des formes langagières.[7] On a eu tort selon eux de privilégier une approche uniquement formelle et logico-syntaxique du langage alors qu’on peut s’interesser à la « prosodie sémantique », notion relativement récente (datant des années 90) proche de celle de « syntaxe affective » de Bally. Lacheret et LeGallois reviennent aux travaux pionniers de Fonagy sur la « vive voix », perfectionnent son schéma sur le double codage de la communication, et le rapprochent de la notion de « syntaxe affective ». Cela les conduit à redonner une place centrale au sujet expressif, dans une grammaire inscrite elle-même dans un processus plus global où corps et voix se conjuguent au service de l’expressivité. La voix est donc porteuse d’une activité sémiotique proto-symbolique.

c) Des travaux de psychologues et musicologues vont également dans le sens d’une communication expressive préverbale qui est la matrice du langage.

On trouve une trace de la dynamique d’expression d’un corps vivant en étudiant la scène des premiers échanges vocaux des nourrissons. Michel Imberty[8] et Maya Gratier[9] ont étudié le fonctionnement préverbal de bébés entre six semaines et trois mois, qui témoigne d’interactions sémiotiques humaines précoces. De nombreux travaux montrent que des vocalisations de bébés (à partir de six semaines) qui ne sont ni des pleurs ni des appels liés à des besoins vitaux ni des bruits végétatifs liés à des états physiologiques, ont précisément une structure et un contour mélodiques qui sont le vecteur de leur communication avec la personne qui en prend soin, le plus souvent la mère dans nos cultures occidentales. Des formes sonores se communiquent dans l’échange de sons alternés, et conduisent à mettre en évidence des schèmes dynamiques expressifs, proches de ceux qui sont présents dans les œuvres musicales (Michel Imberty).

L’échange vocal peut dès lors être considéré comme une « sémiôsis préverbale », voire comme une première « narration » sans paroles, une histoire « non (encore) racontée » pour reprendre une expression de Paul Ricoeur dans Temps et Récit [10] : une histoire qui en appelle à un futur récit, une histoire en quelque sorte « virtuelle ».

La voix chantonnée qui circule entre mère et nourrisson configure donc un premier espace de communication qu’on pourrait appeler un espace « transitionnel » au sens  de Winnicott, puisqu’il n’est à personne en particulier mais bien entre eux, n’étant ni dehors ni dedans, ce qui permet sans doute à l’enfant de constituer un espace qui deviendra « extérieur » et de différencier moi et non-moi. Cet espace virtuel est déjà symbolique si l’on prend « symbole » au sens d’un objet quelconque qui serait la trace d’une alliance, ou manifesterait un partage[11]. Sauf que dans ce cas, le partage et l’échange sont à venir, attendus par ceux qui appellent l’enfant au langage. Cet espace, celui de l’ « entre nous », préfigure le caractère public du langage, et la dimension collective de la culture.

Or cet espace transitionnel est la condition de l’opéra, qui en est une forme codifiée et socialisée

Mais cet « entre nous », qui dispose l’échange vocal à apparaître sur une scène qui puisse le matérialiser, est inséparable des corps émetteurs de sons, capables de vocalité. On se demandera si l’opéra ne rejoue donc pas incessamment une scène d’accès au langage public, puisqu’il nous fait entendre, en-deçà du texte, les rythmes, le souffle, les timbres _ voilà _ d’une voix expressive, pré-symbolique, précédant tout message parlé <dont elle serait la condition ou la matrice>.

Le dispositif mère-nourrisson n’est d’ailleurs lui-même pas séparé de la socialité, puisqu’il y a d’autres modes d’élevage des enfants, où ce dialogue singulier mère-enfant est moins sollicité ou privilégié que dans l’éducation européenne depuis quelques siècles. Ce colloque singulier est donc lui-même un dispositif culturel. Le dispositif de l’opéra est également un dispositif particulier socio-culturel et socio-historique très sophistiqué, apparemment artificiel (qui aurait l’idée de chanter au lieu de parler ?). Mais ce dispositif hautement symbolique manifeste très clairement les dimensions passionnelles et sémiotiques qui soutiennent tous nos dialogues quand ils ne sont pas de pure description ou d’information, mais sont de réelles interactions où agir et pâtir sont mobilisés parce que des corps s’entr’expriment. En ce sens, l’opéra exhibe la dimension passionnelle des actes de parole _ voilà. Dimension passionnelle dont la condition ontologique est un corps expressif.

La dimension expressive de la voix est en effet inséparable d’un corps vivant, d’un organisme expressif, ce qui éclaire la dimension souvent troublante de la voix que le genre de l’opéra va porter à un degré d’intensité extrême.

La voix part d’un souffle qui fait vivre et vibrer le corps organique, et va vers d’autres corps grâce à un espace aérien qui transporte ses vibrations. A ce titre, la voix est de ce monde, ce monde terrestre avec ses lois naturelles : le souffle doit se sonoriser à travers un larynx et des massifs osseux qui font le masque ou la persona, par où le son résonne. Il lui faut aussi s’appuyer sur le diaphragme et les viscères, ce qui relie la voix aux poussées vitales, instinctuelles, voire sexuelles, du vivant. Présente dans la parole, la voix fait paraître cet élément énergétique et viscéral qui fait, en termes freudiens, sa pulsionnalité. L’élément pulsionnel ou libidinal vient ainsi doubler le message sémantique de nos propositions ordinaires, mais aussi des dialogues de la partition d’opéra. Or l’opéra, à travers la codification extrême de ses formes, fait entendre plus facilement que dans la vie ordinaire  cette dimension pulsionnelle non dite, sous-jacente aux paroles et à la mise en scène. On écoute un chanteur dont on ne comprend souvent ni la langue ni le message significatif qui habituellement masque sa dimension expressive. C’est également le cas chaque fois que les notes de la partition sont trop aigües pour que le chanteur puisse suffisamment articuler son texte : le spectateur n’entend plus que les voyelles, la signification se perd, mais pas l’expression. La voix communique donc quelque chose comme un « contenu formel » [12] adhérent à son être de rythme, de timbre, d’intonation, un contenu sans référence déterminée. En ce sens, la voix n’est pas comme un signe, un tenant-lieu d’autre chose ; elle n’est pas non plus une simple doublure affective de la parole ; elle est comme une pensée à part entière, parfois inconnue de soi, une pensée du corps expressif, capable de se prolonger en jugements sur le monde et en catégorisations, pensée qui peut venir contredire ou démentir le message officiel porté par le texte. La voix porte par exemple une pensée qui commençait à dire « non » dans des mouvements corporels de recracher ou de repousser, dans le rejet ou le vomissement, dont le chant est comme la forme transfigurée. L’oralité est bien la base primitive du jugement, et la vocalité en est la forme pertinente, que l’opéra pousse à un degré extrême.

Cette vocalité devient ainsi la matière seconde pour différentes formes esthétiques : le chant lyrique, mais aussi l’art oratoire ou l’art de la déclamation théâtrale. L’opéra trouve dans la vocalité une origine commune avec d’autres arts, ce qui lui donne avec eux un air de famille. Ce qui spécifie le travail de la voix à l’opéra est double. Développée et comme hypertrophiée de manière aussi monstrueuse que le ferait quelque bodybuilding, de façon à pouvoir être entendue malgré le jeu d’instruments d’orchestre de plus en plus nombreux, de Monteverdi à Verdi et Wagner (de façon à « passer par-dessus l’orchestre »), la voix à l’opéra est paradoxale : elle est marquée singulièrement par le timbre et le tempérament de l’interprète, et elle est pourtant suffisamment dépersonnalisée pour devenir la voix d’une famille de personnages dont la parenté est culturelle autant que psychologique. Pensons à Callas chantant Desdémone, Norma, Médée ou Tosca.

L’opéra conjugue donc deux dispositions très différentes, qu’il unit harmonieusement : une disposition pulsionnelle et expressive qui fait entendre l’appel fondamental de la voix humaine, de manière souvent déchirante et troublante, et un dispositif culturel fait d’intrigues et de scénarios ancestraux où des personnages mythiques luttent pour le pouvoir politique, la possession amoureuse, la vie et la mort.

–                On peut être tenté à juste titre de recourir aux instruments de pensée de la théorie psychanalytique pour éclairer la puissance séductrice de l’opéra.

Le mythe oedipien mis en avant par Freud, en premier lieu, dans sa composante indissolublement familiale et politique, la lutte amoureuse étant inséparable de la lutte pour le pouvoir. Or les intrigues de l’opéra jouent très fréquemment sur le double registre du drame politique et familial. Mais aussi la théorie lacanienne des objets « a », dont la voix est un des exemples les plus déroutants[13]. La voix est en effet un objet insaisissable, fuyant et affolant, propre à figurer l’inconscient dans son évanescence et son pouvoir inconnu. Lacan donne plusieurs listes des objets « a », objets inséparables d’un corps tels que le sein, le pénis, les excréments. Ces objets, en rapport avec des orifices du corps (là où le corps entre en contact avec une extériorité), sont des vecteurs de la communication dedans-dehors, ils sont porteurs d’un échange ou d’une interaction avec des personnages primitifs comme Mère et Père. Les psychanalystes, M. Poizat[14], J-M. Vives[15] et S. Zizek soulignent que les objets « a », et en particulier la voix, sont conducteurs d’une jouissance qui ne peut être maîtrisée, et qui apparaît donc comme excès La théorie des objets « a » prolonge donc la théorie freudienne des pulsions. Ricoeur souligne que la pulsion, chez Freud, est prise dans une dynamique de représentation qui rapproche la théorie de la pulsion de la théorie spinoziste du conatus ou de la théorie leibnizienne de la monade expressive [16]. Dans toutes ces théories, on cherche à unir _ voilà _ un élément énergétique et un élément représentatif. Les objets « a » et en particulier la voix, servent la dynamique corporelle expressive qui conduit au langage. La pulsion venant à se représenter dans l’élément vocal prend forme à travers les systèmes symboliques propres à une culture donnée. La voix, apparemment immatérielle car faite de souffle, sort du corps et unit auditeurs et émetteurs. Elle s’effectue à partir des deux extrêmes du silence et du cri inarticulé. Quand elle est entendue à l’opéra, elle frôle souvent ces deux extrêmes, s’approche du cri et côtoie le silence _ oui. L’amateur d’opéra la recueille comme un miracle, réchappée de ces deux écueils, tout en restant vulnérable et capable de se casser. Une expiration mal sonorisée montre à tout un chacun ce que c’est qu’expirer, et c’est sans doute pourquoi la mort est si présente à l’opéra, l’intrigue venant représenter visiblement ce qui se joue matériellement ou sensiblement dans la voix entendue et sa proximité à l’extinction ou la cassure. Ce pourquoi Orphée, premier opéra (1607), est aussi un opéra emblématique, où il est question d’arracher une voix à la mort en se servant des pouvoirs de la mélodie : la plainte d’Orphée est devenue célèbre à travers le lamento de Gluck Que faro senza Eurydice ? http://www.youtube.com/watch?v=taa2bB_iH4s.

II L’opéra, un genre réflexif ?

La méditation de Stanley Cavell sur l’opéra nous entraîne plus loin que ne le fait la psychanalyse tout en travaillant et prolongeant des intuitions voisines, comme si elle donnait ou dévoilait le soubassement métaphysique d’une théorie psychanalytique qui n’en veut rien savoir. S. Cavell souligne que le dispositif de l’opéra, sorte de dispositif de transcendance, produit un divorce entre voix et corps, la voix étant en quelque sorte « désincarnée » (disembodied) dans le corps du chanteur, et par là entre deux mondes, le monde terrestre et le monde de l’au-delà auquel nous aspirons et auquel s’adressent les personnages qui se lamentent. L’opéra travaille, sur le mode tragique, la condition corporelle et mortelle de notre existence :

« le chant, et, je suppose, l’air d’opéra, exprime le sentiment d’être pressé ou écartelé entre deux mondes, l’un où l’on est vu, le monde à peu près familier des philosophes, et l’autre depuis lequel on vous entend, auxquel on délivre ou abandonne son esprit, <..>, et qui s’évanouit quand cesse le souffle du chant.[17]  <..> « Mais il n’y a pas de langage de cet autre monde, il nécessite une compréhension sans signification »[18]

Orfeo de Monteverdi le montre bien : il n’y a pas moyen de ramener Eurydice à la vie, dans notre monde terrestre. Une figure fantomale d’Eurydice suit Orphée qui a enjambé les deux mondes, mais elle est évanouissante comme un songe, et disparaît dès qu’on veut la saisir. Cavell souligne le silence terrible _ oui _ d’Eurydice qui ne donne aucun signe d’existence à Orphée. Lui fait-elle ainsi « ressentir son absence, qu’il ne peut supporter », comme le suggère Cavell ?[19] La leçon de l’opéra pourrait être plus terrible encore : les morts ne reviennent pas, nous avons à vivre avec et malgré leur absence _ voilà. L’opéra en ce sens ne cesse de nous rappeler notre condition finie et mortelle.

Cavell voit dans l’opéra un dispositif qui montre notre destinée de solitude métaphysique et de « séparation » (separateness), dans laquelle s’enracine la réflexivité : Orphée expose au grand jour

 «le monde de la séparation d’avec soi-même, dans lequel la division de soi dans la parole est exprimée comme la séparation d’avec quelqu’un qui représente pour soi la continuation du monde <..>. Le caractère atroce ou absolu de cette séparation semble emprunter à la fois à la séparation propre à l’enfance (le niveau du narcissisme primitif, où le cri, que Wagner voit comme l’origine du chant- est encore audible) et à une séparation des possibles représentée par la perte de celui qui est revenu du domaine de la lumière, en qui des espoirs d’intelligibilité ont été placés, et s’effondrent. »[20]

A la séparation propre à l’enfance qui doit se séparer du continent maternel et rejoindre le monde symbolique de la parole et des significations partagées qu’on retrouve dans les intrigues de l’opéra, viennent faire écho les voix déchirantes de Desdémone, Violetta, Tosca ou Mimi, qui se plaignent de l’abandon, de l’injustice ou de la mort qui vient. L’opéra transfigure ces situations douloureuses induites par la mort et l’impuissance, les transformant, l’espace d’un chant, en moments _ un peu développés _ de bonheur et de jouissance. Transfiguration qui atteste des pouvoirs de la musique. Comme le magicien _ Prospero _ de la Tempête nous fait oublier notre condition pendant l’espace de la représentation. Cavell souligne d’ailleurs la filiation entre drame Shakespearien et opéra classique.

Plus étrange encore, la voix d’opéra extériorise une dimension réflexive souvent associée à l’intériorité, donnant à l’opéra la fonction de montrer la pensée en acte. Cavell note

« le nombre de fois qu’un personnage wagnerien – à travers le Ring, par exemple- est décrit dans les indications scéniques de Wagner comme « absorbé dans une sombre méditation » ou « comme s’il se réveillait d’une profonde rêverie » (ce que je considère indiquer des pensées rêveuses sous la traduction). Wotan décrit cela à Brunhild de manière plus fataliste : « Ce qui gît dans mon sein sans être rapporté/Cela doit pour toujours demeurer un non-dit ;/C’est à moi que je parle, quand je te le conte. » (La Walkyrie, acte II, scène 2. Cette traduction à l’ancienne mode s’écarte assez joliment de la langue commune dans son effort pour préserver le fait que Wotan parle à sa fille en une inaudible réflexion extérieure »).

On peut appeler cette dimension « chant narcissique », ou encore « structure auto-réflexive » du chant d’opéra, ce qui permet de faire du chant lyrique « une figure de la pensée ». Cavell va jusqu’à comparer cette direction du narcissime lyrique avec la preuve cartésienne de l’existence qu’on trouve dans le Cogito : « un retour vers le soi qui se préserve lui-même tout en admettant la disparition du reste de la création ». Non sans provocation, Cavell propose Carmen chantant la seguedilla [21] comme figure correspondant à cette dimension réflexive et narcissique du chant lyrique :

« L’annonce la plus précise dans l’opéra – celle qui vaut comme défi le plus approprié – du fait de la pensée comme narcissisme, de son exposition, séduisante ou comme séduction, est la « séguédille » de Carmen, chantée et dansée sous les yeux brûlants de la possessivité et des conditions de Don José. José : « Je t’avais pourtant dit de ne pas me parler » ; Carmen : « Je ne te parle pas…, je chante pour moi-même, Et je pense…qu’il n’est pas interdit de penser ».

Cavell suggère que la seguedille de Bizet fait partie de la reconnaissance par l’opéra de ses propres pouvoirs et des pouvoirs du chant ; elle n’est pas un simple artefact localisé du personnage de cette femme (Carmen) dans cette structure [22].

Certes Carmen est aussi, comme personnage, une affirmation de la vie terrestre, laquelle ne vaut d’être vécue que dans la dimension de la liberté d’un désir qui défie les lois, au risque de la mort. Dans la Habanera, Carmen parle de son cœur « libre comme l’air ». A l’acte II, scène 4, elle se moque de Don José qui veut revenir à sa caserne : il n’est pas question d’arrêter de chanter et de danser. La vie continue « là-bas, là-bas dans la montagne », avec « le ciel ouvert, la vie errante, la liberté » [23]. Son chant exprime par là son cogito, son affirmation d’existence dans cette forme de vie, et le jugement qu’elle porte sur le monde. L’exposant comme pensante, son chant « l’expose au pouvoir de ceux qui ne veulent pas qu’elle pense, c’est-à-dire qui ne veulent pas de preuve autonome de son existence. » [24]. Cavell rapproche cette dangereuse affirmation de soi du désir masculin de savoir (et ne pas savoir) ce que les femmes savent, du désir de capter ce savoir et de s’en emparer pour aboutir à une certitude de soi. « Carmen est l’interprète de ce savoir ». Elle déclare à la face du monde qu’elle pense, qu’elle existe ainsi, dans cette liberté, dans une solitude métaphysique inséparable d’un narcissisme séducteur. Elle incarne l’exigence de reconnaissance qui caractérise la voix _ oui. Au risque qu’on la fasse taire à jamais.

En même temps que la dimension narcissique et autoréflexive du chant d’opéra, Cavell met l’accent sur le développement de l’agency intellectuelle qui s’appuie sur l’oralité dans son aspect primitif. Il fonde sa confiance en ces possibilités de développement de l’oralité vers la pensée et le jugement sur le célèbre texte de Freud, La Négation. S’il est vrai que les plus anciennes motions pulsionnelles sont les motions orales, la polarité du jugement (bon/mauvais) correspond aux deux grands groupes de pulsions, celles qui relient _ Eros _ et celles qui délient _ Thanatos. L’affirmation ou l’admission est le substitut de l’implication, et la négation ou le rejet est le successeur de l’expulsion. « La base orale, primitive, du jugement équivaut à un jugement sur le monde, à son affirmation ou à sa négation dans chaque énoncé ou exclamation ».

Alors, conclut S. Cavell, « nous paraissons avoir un indice des raisons pour lesquelles l’opéra s’accorde aux moments de séparation, comme si c’était le traumatisme fondateur de l’expérience humaine » .[25](p. 208). La séparation n’est pas seulement une caractéristique du tragique de notre condition déchirée entre corps et esprit, entre moi et l’autre, ou entre ici-bas imparfait et frustrant, et quelque monde supérieur auquel nous aspirerions et que le chant susciterait l’espace d’un instant. Elle est aussi la condition de la pensée, d’une évaluation qui est inséparable de l’affirmation. Cavell propose donc que nous concevions la voix dans l’opéra comme Kant le faisait du jugement esthétique, qui prétend à l’universalité à partir d’un plaisir sans concept : la voix d’opéra doit être entendue « comme un jugement sur le monde fondé sur (ou suscité par) une souffrance sans concept » [26] :

« On ne peut exiger de vous que vous preniez les événements aussi fort et aussi loin que le font Desdemone, Aïda, la Léonore de Verdi, Carmen, Brunhild, la Maréchale et Mélisande. Mais vous pouvez être irrésistiblement conduit à écouter et à comprendre, au-delà de toute explication ».

Si l’opéra est une machine qui exhibe l’oralité primitive de nos jugements sur le monde, il reste qu’elle met en scène cette oralité à travers des personnages et des intrigues _ oui _ qui dessinent les rapports humains fondamentaux tels qu’envisagés dans notre culture. Du sémiotique au sémantique, en passant par le jugement primitif sur le monde, l’opéra joue sur tous les tableaux de l’expression.

III Opéra et transmission des formes de vie

On a montré que l’art lyrique qui s’exprime dans l’opéra relève à la fois de l’universel et du particulier : en même temps qu’il est un art sophistiqué et relevant d’une culture très particulière, il met en forme des dispositions universelles à l’expression et au langage, que la philosophie ne cesse de travailler. Le nouveau Cogito porté par le chant d’opéra fait de l’opéra un genre qui continue la philosophie… avec d’autres moyens. Qu’importe alors si le genre opératique est considéré par certains comme clos, parce qu’il ne travaillerait plus que sur son propre « répertoire ». Il faut précisément s’interroger sur ce lien fort à un héritage  (l’opéra comme art de l’interprétation de l’héritage ?), au lieu de faire de l’opéra un « monument funéraire », « a wonderful mortuary » comme semble le faire Carolyn Abbate dans A history of opera [27]. Et si l’opéra, de nos jours, avait précisément cette fonction de rappeler quelque chose des manières de vivre de nos ancêtres, leurs idéaux, leurs normes, interrogeant ainsi les difficultés à transmettre un héritage, mais aussi la difficulté à hériter de nos ancêtres ? S’il jouait le rôle d’un rituel commun, dans une société qui revendique l’incroyance et dénie ce caractère d’organisateur collectif des émotions ?

L’opéra semble jouer dans notre culture le rôle d’agent de transmission des mythes et de leurs émotions associées _ voilà _, celles de la passion amoureuse et politique, celle des ardeurs, folies et drames familiaux. Le spectacle d’opéra actualise publiquement ces virtualités passionnelles transmises par les récits collectifs, faisant office de catharsis tragique en un temps de disparition de la tragédie antique. En ce sens, la méditation Cavellienne de l’opéra vient prolonger les explications psychanalytiques. En effet, on peut penser que le mythe oedipien mis au grand jour par Freud est un  des mythes fondateurs de notre culture, en ce qu’il réunit la lutte pour le pouvoir, l’appropriation d’une femme capable d’enfanter et le meurtre symbolique des figures parentales. L’opéra ne cesse de transmettre ou de travailler les légendes et les mythes légués par nos ancêtres, les faisant passer et repasser par la conversation sociale. Phèdre, Médée, Electre, Hamlet, Don Giovanni, Carmen, Macbeth, Brunhilde, les personnages mythiques viennent sur une scène d’opéra rejouer leur destin funeste et interroger les stuctures qui président à ces destins, mais aussi les complicités ou les lâchetés qui ont facilité les catastrophes.

Les personnages reviennent d’âge en âge, réactualisés _ oui _, leurs voix « désincarnées » dans les corps de nouveaux chanteurs [28]. Les personnages sont des repères _ oui _ dans la transmission des valeurs et des normes, ils permettent d’identifier les rapports au monde et à autrui qui font les formes de vie, ils balisent notre espace en demandant à chacun la reconnaissance de cette forme de vie. Desdémone ou Tosca, Médée, La Comtesse ou la Mareschale, témoignent par exemple d’une souffrance liée indissolublement à l’existence humaine et à la condition faite aux femmes dans notre culture. Leurs voix font entendre la réponse qu’elles ont choisi de donner ou n’ont pu que donner à cette condition : Carmen n’est pas Mimi ni Desdémone, trop douces et résignées, mais elle est parente de Médée et se bat jusqu’à la fin, continuant à faire entendre sa voix. Comme la souffrance d’autrui m’impose de la reconnaître, la voix ne peut pas ne pas être entendue : la surdité même de Jason à la voix déchirante de la Médée de Cherubini (http://www.youtube.com/watch?v=E5YsWZTlg8c) témoigne qu’une voix s’est élevée. C’est pourquoi Cavell dit que l’opéra témoigne de la capacité humaine à élever la voix _ et la donner à entendre, en chant _ dans le drame de l’existence. Le lamento lui-même est la forme musicale qui convient le mieux à cette expression. Lasciatemi morire, chante Arianna chez Monteverdi.

 

Réflexions à poursuivre…

Ce vendredi 19 mai 2023, Titus Curiosus – Francis Lippa

La probité tranquille de François Azouvi, en son enquête sur la mémoire des Français sur Auschwitz : un entretien avec Francis Lippa

30nov

Le mardi 20 décembre, le salon Mollat du « 91 rue Porte-Dijeaux » a reçu le philosophe François Azouvi présentant, en un entretien avec le philosophe Francis Lippa, son tout récent livre d’enquête historique : Le Mythe du Grand Silence _ Auschwitz, les Français, la mémoire

Le podcast de cet entretien (de 70′) donne à ressentir l’efficacité sereine de la magnifique probité toute de sobriété et de précision tant dans l’étendue de la documentation réunie _ cinq années durant, apprenons-nous : elle est stupéfiante ! _ que dans la délicatesse infiniment nuancée des analyses de François Azouvi, en son enquête historique pour déterminer ce que furent les variations, de 1944-45 à aujourd’hui de la mémoire des Français _ aujourd’hui : c’est-à-dire plus précisément et surtout les déclarations solennelles du Président de la République Jacques Chirac, « avec le discours du 16 juillet 1995 et la déclaration de repentance des évêques de France du 30 septembre 1997« , page 383. « Non que leur nouveauté soit radicale : ils répètent, l’un, le discours du même Chirac du 18 juillet 1896 au Vél’d’Hiv’, l’autre la déclaration de repentance du père Dupuy du 21 septembre 1986. Mais la solennité des deux événements, leur caractère public, leur confèrent une importance immense et font la véritable conclusion du processus de reconnaissance que j’ai essayé de retracer« , précise encore François Azouvi, page 383. Et nous savons bien tous, depuis Benedetto Croce ou Lucien Febvre, que « toute Histoire est contemporaine » de l’historien qui la réalise en son travail (au présent !) d’historien… Et que c’est cette situation-là qui précisément et justement permet, pas après pas, œuvre après œuvre, les progrès, par petits sauts, de la connaissance historienne, en sa propre historicité : riche et heureuse… Là-dessus, on lira aussi les travaux de réflexion sur sa discipline _ dont les indispensables Le Fil et les traces et Mythes, emblêmes, traces, traduits par l’ami Martin Rueff _, de Carlo Ginzburg… 

Ce travail, à la croisée de la démarche historienne _ surtout, et la plus méthodique et méticuleuse, comme il se doit, évidemment ! _ et de la réflexion philosophique _ aussi, dans la filiation des travaux de Paul Ricœur sur la mémoire et l’Histoire… _ de François Azouvi, porte sur l’historicité des représentations collectives, en l’occurrence ici celles des Français.

Et il me semble que c’est en cela que la focalisation de François Azouvi se démarque un peu de celles des grands historiens que sont, par exemple, Annette Wiewiorka et Georges Bensoussan, autorités en la matière. Et c’est la sous-partie intitulée « Traumatisme, refoulement, retour du refoulé« , aux pages 372 à 378 du chapitre « Le Mythe du Grand Silence« , pages 365 à 378, qui précise minutieusement et sans désir de polémiquer, sereinement et sobrement, le détail circonstancié et minutieux des désaccords avec les uns et les autres, avec ce qu’apporte à ce dossier de la mémoire des Français, ce travail patient, rigoureux et au résultat magnifique, de François Azouvi…

François Azouvi inscrit ainsi ce travail sien-ci dans le droit fil de son précédent Descartes et la France _ histoire d’une passion nationale ; ainsi que La Gloire de Bergson _ essai sur le magistère philosophique. Travail qui s’inscrit dans une réflexion continuée sur ce qu’est la tradition _ universaliste et singulière : ensemble _ de la France et ce que signifie être français _ une question présente aussi dans l’entretien avec Antoine Compagnon (à propos de son récent La Classe de rétho...) que Jean Birnbaum présente page 12 du supplément littéraire du Monde de ce vendredi 30 novembre 2012, et qui tombe (avec un étrange et merveilleux à-propos !) sous mes yeux :

« Tout naturellement, la question m’est venue : ce récit d’apprentissage n’est-il pas justement un roman national, c’est-à-dire une fiction dont le héros principal s’appelle « l’angoisse d’être français » ? Et cela vous pose-t-il « problème », à vous aussi ?« , s’interroge (et interroge Antoine Compagnon) Jean Birnbaum.

«  »Oui, bien sûr, tout mon livre est consacré au problème que cela pose », a répondu Compagnon. »

Qui développe sa réponse : « Ce texte soulève la question : vivre dans ce pays, qu’est-ce que cela signifie ? Et s’identifier à lui, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? (…) La France, c’est d’abord la langue, l’identification à une certaine langue. En écrivant ce livre, j’avais envie de retrouver les mots qui étaient les nôtres à cette époque _ 1965-66 _, et qui allaient avec un certain mode de vie que je connais très mal, celui de la province, celui de la ruralité aussi, qui n’est jamais très loin dans les familles françaises. Vous savez, chaque année, je vais me balader au Salon de l’Agriculture, porte de Versailles. Puis je retourne au même endroit, quinze jours plus tard, pour le Salon du livre. A mes yeux, ce sont deux aspects complémentaires de l’identité française.« 

Et relevant la référence qu’Antoine Compagnon fait à « l’historien Ernest Renan (1823-1892), auteur du fameux Qu’est-ce qu’une nation ?, et dont une citation trône en exergue de La Classe de rétho, nous retombons sur le « problème » de l’identité française comme fable collective et comme récit imaginaire. Et donc sur cet ensemble complexe de récits et de contre-récits, de valeurs et de contre-valeurs, qui s’impose à chacun d’entre nous, à la manière d’une libre fiction, d’une véritable discipline littéraire », conclut son article Jean Birnbaum…  Fin de l’incise sur la question de l’identité française.


Je forme donc le vœu que ce très beau, très probe, sobre autant que précis et très délicat _ et non polémique : il faut bien le souligner… _ travail de François Azouvi rencontre la lecture attentive de la communauté des historiens français, à propos de la mémoire et de l’oubli, et des diverses formes de silence, des Français, en leur diversité, de ce que fut ce qui a été qualifié de « génocide« , de « holocauste« , puis de « Shoah« , et auquel on donne le nom métonymique de « Auschwitz » : afin de faire avancer sereinement l’établissement de cette histoire de la mémoire des Français face à l’entreprise d’extermination très effective des Juifs d’Europe et de France par les Nazis…


Là dessus, les patients _ un peu curieux _ pourront se reporter à mes articles _ de ce blog _ sur les ouvrages
de Timothy Snyder Terres de sang _ L’Europe entre Hitler et Staline :

chiffrage et inhumanité (et meurtre politique de masse) : l’indispensable et toujours urgent « Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline » de Timothy Snyder ;

d’Ivan Jablonka Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus _ une enquête :

Entre mélancolie (de l’Histoire) et jubilation de l’admiration envers l’amour de la liberté et la vie, le sublime (et très probe) travail d’enquête d’Ivan Jablonka sur l’ »Histoire des grands parents que je n’ai pas eus ;

et de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot nazi :

Le travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi »


À suivre…

Titus Curiosus, ce 30 novembre 2012

 

Le chantier de liberté par l’écoute du sensible, de Martine de Gaudemar en son justissime « La Voix des personnages »

25sept

Sur le conseil de l’amie Fabienne Brugère, je viens de lire _ avec enthousiasme ! _, les 451 pages de l’excellent (dynamisant !) La Voix des personnages de Martine de Gaudemar, parue en mai dernier aux Éditions du Cerf, dans la collection dirigée par Jocelyn Benoist

_ lequel viendra ouvrir la saison 2011-2012 de notre Société de Philosophie de Bordeaux (ce sera le mardi 11 octobre, à 18h00, dans les salons Albert-Mollat, rue Vital-Carles), sur le sujet « Voir, vu, visible«  ;

de Jocelyn Benoist, les derniers travaux parus, aux Éditions du Cerf, sont, outre le tout dernier Éléments de philosophie réaliste, Concepts _ Introduction à l’analyse, et Sens et sensibilité _ L’Intentionalité en contexte

… 

Le travail de Martine de Gaudemar s’inscrit dans une perspective _ éminemment positive et libératrice ! _ de réalisation-accomplissement-épanouissement du sujet, auxquels l’a préparée sa familiarité avec la philosophie leibnizienne (cf son Leibniz, de la puissance au sujet, en 1994) _ pour ma part, je suis plutôt un familier des processus de la joie (et de la béatitude) selon Spinoza… ; cf aussi, de Jean-Louis Chrétien, les très beaux essais, en 2007 : La Joie spacieuse, essai sur la dilatationEt dans un horizon qui a quelque chose aussi de l’existentialisme, mais sans la moralisation (au fond calviniste : avec l’ombre de la faute et de la culpabilité…) sartrienne, de 1945…

Comme Martine de Gaudemar le formule page 385,

en ouverture de son (grand) chapitre de conclusion (pages 385 à 451), intitulé, page 383, « En guise de conclusion : Perspectives éthiques _ Destinées et variation, L’Ouverture des possibles«  :

« Il est temps de conclure

_ la première partie, intitulée « Ontologie du personnage _ Personnage et virtualité« , comportait, outre un (très court, la page 19) « Préalable métaphysique« , sur le concept de « virtualité« , deux chapitres : « Individus, personnes et personnages«  (pages 21 à 77) et « Le personnage au pluriel«  (pages 79 à 144) ; et la deuxième partie, intitulée « Dynamique des personnages _ Personnages et puissance d’agir« , comportait à nouveau deux chapitres : « Le Claim ou la demande de reconnaissance des personnages : ils revendiquent leurs « formes de vie » » (pages 203 à 297) et « La Fonction organisatrice du personnage à la lumière de la psychanalyse » (pages 299 à 382) ; fin de l’incise sur le plan de ce livre _

Il est temps de conclure. Ou bien : Il est trop tôt pour conclure. C’est-à-dire que les pages qui suivent ne sont en aucun cas un « dernier mot » _ « seule la mort transforme la vie en destin« , dira ainsi (et sartriennement) Malraux. Seulement l’ouverture d’un chantier _ voilà !!! _, celui de l’usage _ éthique et existentiel _ des personnages dans notre existence. Pouvons-nous les faire varier, de façon à ouvrir _ et pas seulement fantasmatiquement _ des possibles inédits ? »

Et Martine de Gaudemar de préciser, page 386 :

« Pour terminer sur l’ouverture à des possibles demandée par la perspective d’un devenir-sujet _ et c’est bien là l’essentiel (et la force !) du propos de Martine de Gaudemar _, j’ai choisi de privilégier un usage dynamisant, celui qui regarde les personnages comme des opérateurs de contingence, susceptibles de faire varier _ à rebours des (sinistres) sociologismes déterministes _ les destins _ des personnes que nous sommes ; quand nous ne sommes pas trop aliénés par les divers formatages socio-économiques, en particulier. Les trajectoires individuelles portées par les personnages exhibent en effet _ à notre capacité de représentation, voire d’imageance ! _ des possibilités de faire varier le dénouement du récit. Il stimulent notre imagination _ notre imageance, dis-je, donc, pour ma part _, en proposant plusieurs manières de vivre _ ex-ister _, plusieurs versions _ plausibles, parfois jamais encore osées esquisser et concrètement même essayer par une personne jusqu’ici, du moins à ce qui se dit, se montre et se sait…  _ du personnage, conçu comme une famille ou une série d’individus approchants«  _ je pense ici à l’enchantement du jeu des variations du Baroque, notamment (et d’abord) musical ; et ce qui en est ressorti ; cf ici Bernard Sève : L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe, en 2002 : je m’étais entretenu avec lui sur ce livre le 20 mai 2003 dans les salons Albert-Mollat…

Et il se trouve que « la puissance d’agir tire son énergie de la puissance d’être affecté, seule à pouvoir lui enseigner ce qui est désirable« , toujours page 386.

Alors, « une fois assuré de la possibilité de pratiquer une rupture même infinitésimale et insensible dans la continuité d’une existence individuelle,

on peut interroger les conditions (des) infléchissements de la courbe, et le rôle des personnages dans la conjuration de la fatalité« , page 391.

Et

« 1) les personnages réintroduisent la dimension affective congédiée par la philosophie.

2) Les récits fonctionnent comme des raisonnements qui montrent les conséquences d’une action : ils permettent à la délibération d’envisager les conséquences d’un choix.

3) Les personnages montrent des natures ou des concepts individuels : leur variation décline l’essence. Ils enveloppent une variation des personnages qui fait varier la définition de l’essence des individus selon des mondes possibles, indiquant ainsi la contingence de leurs destins« , page 391

Et pages 415-416, à propos de ce qu’apportent les analyses de Stanley Cavell _ par exemple en son très riche Philosophie des salles obscures _  à propos des personnages au cinéma :

« l’appel à un sentiment de fatalité, pour ordinaire qu’il soit, repose sur la répétition courante qui est notre lot commun. Mais la répétition n’exige jamais d’être poursuivie : elle se poursuit si on ne l’interrompt pas. Ce n’est que pour s’exonérer d’une responsabilité envers son existence qu’on évoque la répétition comme fatale« . Et Martine de Gaudemar de signaler ici que « Badiou souligne après Sartre cette responsabilité envers l’existence, d’autant plus pesante qu’elle est dénuée de sens, si le sens n’est jamais fondé que sur une transcendance. Personne ne nous oblige, ni ne nous demande de choisir notre style d’existence. Il s’agit d’une œuvre en quelque sorte gratuite, que nul Dieu ne peut rémunérer.« 

Outre Stanley Cavell (pages 107 à 416 : « La Catastrophe sceptique selon Cavell : perte des repères et chute des idéaux« ),

Martine de Gaudemar esquisse quelques très fructueuses pistes de cheminement avec les pensers de Lacan (pages 424 à 427 : « La Tragédie de l’Inconscient« ), de Badiou (pages 427 à 430 : « L’Acte éthique« ), de Zizek (pages 430 à 434 : « Dans tous les univers possibles nous sommes voués à l’échec« ), de Ricœur (pages 435 à 438 : « Un Cogito authentique est possible« ) ; et à nouveau de Cavell (pages 438 à 445 : « Ce que nous disent les femmes inconnues« )…

Sur l’étrangeté (cruciale !) de la voix,

bien des remarques passionnantes,

telle celle-ci, page 254, au sein d’un passage intitulé « Du Cri à la voix » (pages 251 à 262) :

« Dans l’Orfeo de Monteverdi, Orphée va chercher Eurydice aux enfers, l’arrache à la mort, mais ne peut supporter qu’elle ne lui adresse aucun signe de son existence, qu’elle ne s’adresse pas à lui. Il ne peut la voir, puisqu’il n’a pas le droit de se retourner. S’il la voyait, il obtiendrait une image visible, mais pas ce qu’il cherche : un sujet s’adressant à lui. Or, elle ne lui adresse aucun son qui puisse témoigner de sa présence désirante à ses côtés. Il n’a obtenu qu’une statue sans vie, et non une partenaire. On pourrait gloser sans fin sur le silence d’Eurydice (…). Eurydice ressuscitée n’était donc qu’un rêve ; et c’est sur ce désenchantement que naît la poésie musicale. La musique serait donc moins impuissante devant la mort, que l’héritière de ce réveil. La musique cherche à apprivoiser et à encadrer le silence, conjurant l’angoisse du réel.

Jean-Michel Vives propose _ en sa communication « La Voix : une approche psychanalytique«  au colloque « La Voix _ autour de Stanley Cavell« , à Paris, en novembre 2007 _ de voir dans la musique un don de voix, comme le tableau est un don de regard. La musique vient pacifier l’excès qu’est la voix comme objet fantasmatique, excès interne au champ symbolique.

Excès toujours perçu, voire stigmatisé, comme féminin : la voix séductrice, objet attractif et mortifère comme la voix des sirènes« .

Et Martine de Gaudemar précise, pages 255-256 : « De la tragédie grecque à l’opéra, en passant par le drame shakespearien, les femmes sont toujours porteuses d’une voix située sur toute la gamme de l’expressivité, et non cantonnée à la proposition articulée du Logos. Le silence meurtrier d’Eurydice, ou de la Médée de Pasolini, les cris terribles de la Médée d’Euripide, murée dans sa maison et encore invisible du spectateur, les imprécations de la mère de Coriolan, les plaintes d’Hécube et de toutes les mères en deuil, mais aussi l’harmonieux chant du saule de la touchante Desdémone chez Verdi, qui accepte d’avance comme son destin un châtiment immérité : la voix des personnages féminins de notre culture occidentale décline un rapport à un réel horrifiant plus ou moins voilé de beauté. (…) Comme le rêve parvenu aux limites de la représentation s’évanouit avant la rencontre du Réel, l’opéra et le spectacle reprennent leurs droits après le moment du cri, lequel n’a fait que laisser entrevoir l’invisible pour l’imagination horrifiée, et ne la donne pas à voir. (…)

Pour autant, le cri en appelle à la musique qui vient remplir le Néant : « A la fin de l’opéra _ affirme Michel Poizat, en son L’Opéra ou le cri de l’ange _ essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra, que cite ici Martine de Gaudemar… _, la voix culminante d’Isolde appelle le supplément orchestral ». (…)

La musique évite l’écoute d’un cri muet, impossible comme toute rencontre du réel. (…)

Mais il faut souligner que toute voix se libère de son étranglement lorsqu’un cri est proféré : l‘angoisse due à la proximité du réel se dissipe donc dans l’émission vocale. Le cri muet ne peut passer au public. C’est pourquoi la voix du cri est voix en puissance seulement : elle précède le claim que des personnages de femmes portent au public, demandant ainsi la reconnaissance pour leur forme de vie.« 

Martine de Gaudemar en conclut, page 257 :

« La voix est donc bien un concept feuilleté : on la retrouve à toutes les étapes du passage de l’être en puissance à l’être en acte. Ce concept convient au passage de l’insensible au sensible, comme au passage des pulsions à l’acte.« 

Et de préciser encore, page 260 : « La communion extatique _ à l’opéra _ est due en grande partie à la réussite d’un chant qui libère la voix de son étranglement et son étouffement ordinaires, qui pratique donc une libération en acte qui n’est ni signifiée ni représentée. Le chant suscite bien un grand Autre positif que le public représente, ressuscitant une transcendance réelle. Dieu existe alors tant que dure le souffle du chant. La solitude métaphysique est momentanément oubliée, mise de côté, annulée. Notre commune condition d’exil est comme surmontée. L’opéra, comme la comédie romanesque, remporte une victoire momentanée sur les forces de destruction qui prévaudront quoi qu’on fasse.

Sans doute est-il étrange que cette opération chantante doive son succès à une corporéité qu’elle semble surmonter ou ignorer. La voix paraît se produire sans son soutien corporel, ou en allant au-delà de ses limites et contraintes. Elle semble parfois venir d’ailleurs _ cf ici les remarques de Martin Kaltenecker sur le « chant lointain » en sa si remarquable Oreille divisée _ les écoutes musicales aux XVIIIe et XIXe siècles (et mon article du 2 août 2011 : comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée »…) _, d’un au-delà qui lui permet de se libérer de son support. Les chanteurs sont comme clivés entre leur corps visible, qui appartient à ce monde, et leur voix, don des dieux, qui paraît venir de l’au-delà et ne pas leur appartenir. (…)

Le propre des personnages féminins est dans ce paradoxe : nous conduire au plus près d’une transcendance, tout en nous rappelant quelque peu la corporéité déniée. La jouissance mystique réputée féminine, qui s’étale sur le visage ou le corps, en est une des marques les plus manifestes. Le féminin peut y être glorifié, mais risque socialement le rejet et le dégoût. Qu’elle chante donc, mais voilée !« , page 260…

De même, Martine de Gaudemar consacre de superbes passages au medium du cinéma…

Voici, pour finir cet article,

et avec mes farcissures (en vert),

la présentation de l’essai que propose la quatrième de couverture de La Voix des personnages :

« Médée est plus qu’une mère infanticide, Don Juan plus qu’un grand seigneur méchant homme, Cléopâtre plus qu’une reine séductrice. Ces personnages donnent _ à la différence d’un simple type, ou idéal-type, général… _ une voix particulière à des dispositions _ le terme est important, en l’efficace de sa dynamique… _ universelles (rebelles, séductrices, sacrificielles, etc.). En incarnant _ mais toujours en une particularité (et même singularité !) et selon un contexte (et même une intrigue !), qui marquent de leur empreinte ce qui va se nouer et se jouer en ce « personnage«  _ un monde _ voilà : en son épaisseur (et grain de velours) qualitative riche _ possible ou désirable _ pour qui a à s’y confronter, au détour de quelque récit ou quelque œuvre rencontrée… _, ils nous posent la question : Quel monde voulons-nous ? _ en notre vie même, avec ce qu’elle comporte d’ouverture ; et de marge de jeu : à jouer (et pas rien qu’à subir, endurer !). Ils nous insufflent _ voilà ! un tant soit peu de _ leur énergie, leur désir _ puissant, voire enthousiasmant  _ de vivre. À nous, comme l’ont fait naguère Mozart ou Shakespeare, d’entendre _ c’est-à-dire percevoir, mais aussi peut-être si peu que ce soit répondre, à notre tour, à _ leur exigence de reconnaissance _ de fait comme de droit _, de mesurer le poids de tradition qu’ils transmettent, mais aussi _ et surtout _ les possibilités d’existence qu’ils ouvrent _ voilà : en forme d’épanouissement _ en montrant diverses « formes de vie » _ pensables et surtout réalisables... Les personnages vivent dans une aire transitionnelle _ selon le très pertinent concept winnicottien ; cf par exemple Les Objets transitionnels _, entre l’intime _ des personnes singulières _ et le collectif _ de ce qui sera partagé ; cf pour cet enjeu le livre de Michaël Foessel La Privation de l’intime (et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie…). « Individualités typiques », ce sont des virtualités agissantes qui prennent corps _ en un processus que j’aime à qualifier d’« imageance«  : cf mes travaux sur le Homo spectator de Marie-José Mondzain ; ou pour le colloque « Un musicien moderne né romantique : Lucien Durosoir ‘1878-1955) » à Venise le 19 février 2011, au Palazzetto Bru-Zane… _ dans les songes, les œuvres d’art, les textes littéraires (tragédie grecque, drame shakespearien, opéra), au cinéma aujourd’hui, et tissent _ œuvre à œuvre, en une imageance ainsi très concrètement partagée _ notre imaginaire partagé. Comme les « femmes inconnues » du mélodrame hollywoodien étudié par Stanley Cavell _ cf par exemple son Philosophie des salles obscures _, ils nous offrent un nouveau « cogito » _ pour le sujet humain libre _ qui réhabilite _ pleinement et enfin ! avec les plus hautes exigences de vérité et justesse ! _ la vie sensible et affective.« 

Un livre passionnant, en la finesse de l’analyse des perceptions,

via la médiation des œuvres d’Art,

et tout particulièrement celles d’opéra et celles de cinéma,

et ouvreur d’épanouissement lumineux et radieux de nos propres possibles !,

que ce splendide travail de Martine de Gaudemar,

avec ce très riche et justissime ! La Voix des personnages aux Éditions du Cerf…

Titus Curiosus, ce 25 septembre 2011

 

Jeudi 25 mars à 18 h, dans les salons Albert Mollat, Emmanuelle Picard présente « La Fabrique scolaire de l’Histoire » (aux Edition Agone)

23mar

Après-demain jeudi 25 mars, dans les salons Albert-Mollat, 11 rue Vital-Carles à Bordeaux,

l’historienne Emmanuelle Picard viendra présenter l’important travail qu’elle a co-dirigé, aux Éditions Agone, avec Laurence De Cock, La Fabrique scolaire de l’Histoire _ ouvrage sous-titré « Illusions et désillusions du roman national« 

La fabrique scolaire de l’Histoire
Conférence suivie d’un débat autour de l’ouvrage du même nom, sous la direction de Laurence De Cock et d’Emmanuelle Picard (Marseille, Éditions Agone, 2009)
dans les Salons Albert-Mollat de la Librairie Mollat, 11 rue Vital-Carles, Bordeaux,
jeudi 25 mars 2010 à 18h.


A l’heure de la mise en place de la Réforme des lycées (qui poursuit celle entreprise au collège), et notamment autour de la détermination des programmes en Histoire,

plusieurs acteurs du système scolaire, historiens, chercheurs, enseignants, reprennent dans ce livre stimulant qu’est
La Fabrique scolaire de l’Histoire _ aux Éditions Agone, sous la direction de Laurence De Cock et Emmanuelle Picard _ le dossier des modalités de l’élaboration de l’enseignement de l’Histoire à l’école de la République.

L’enseignement de l’Histoire, comme construction et transmission d’un « récit historique » produisant un socle culturel partagé, a pour finalité importante la prise de conscience du « vivre ensemble ». Une difficulté présente est de répondre à la fois à ce postulat de départ, et aux grandes évolutions sociales dont les lois mémorielles récentes témoignent… D’autant que l’enseignement de l’Histoire doit faire avec les changements d’orientation politique et l’apparition de nouvelles sensibilités qui placent différents groupes en position d’attente vis-à-vis de « mémoires » particulières : ce qui pose la question de l’articulation entre Histoire (telle qu’elle « se construit » dans la recherche permanente des historiens), enseignement de l’Histoire et « mémoires » s’élaborant, elles aussi, au sein de la société…

De ces questions « sensibles » s’entrecroisant,  et de la prise en compte de l’ensemble des acteurs de la « fabrique » scolaire de l’Histoire _ concept décidément crucial _ les auteurs de ce livre s’emparent et le proposent à la connaissance et au débat public sans faux semblants, avec sérieux et pertinence.

Emmanuelle Picard, co-directrice avec Laurence De Cock de ce La Fabrique scolaire de l’Histoire _ Illusions et désillusions du roman national _ publié aux Éditions Agone, présentera ce travail collectif,
en une conférence animée par Francis Lippa
_ philosophe _, modérateur, avec Alexandre Lafon, professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard Palissy d’Agen, et Éric Bonhomme, président de l’Association des Professeurs d’Histoire-Géographie d’Aquitaine ;
suivie d’un débat.

En introduction à cette conférence et à ce débat _ avec pas mal de professeurs d’Histoire _,

Alexandre Lafon _ professeur d’Histoire-Géographie au Lycée Bernard-Palissy d’Agen, ainsi que doctorant en Histoire _ propose cette lecture-ci de ce recueil passionnant qu’est La Fabrique scolaire de l’Histoire :

Décidément, l’Histoire, et singulièrement l’Histoire comme discipline scolaire ne laisse pas de nourrir débats et controverses tant elle reste au carrefour d’attentes collectives fortes et complexes.

En ces temps de « Réforme » des programmes du lycée et devant les débats suscités par les différentes lois mémorielles et les velléités d’instrumentalisation actuelle de l’Histoire dans son usage public, ce petit livre dense apporte une saine et pertinente réflexion sur les enjeux de l’enseignement de l’Histoire dans le système scolaire français. Il ne se contente pas de proposer de penser superficiellement sa « fabrique » scolaire, à la fois au prisme des valeurs qu’elle est sensée porter dès l’origine et encore aujourd’hui, valeurs à la fois scientifiques, morales et civiques ; mais également en se tournant vers les acteurs concernés, décideurs de ses grandes orientations, groupes de pressions, manuels scolaires ou enseignants. Cette approche résolument socio-historique conduit le lecteur à prendre en compte l’ensemble des facteurs qui déterminent cet objet singulier.

Articulé autour de quatre parties centrées tour à tour sur les cadres réglementaires de la fabrique scolaire de l’Histoire, la place des acteurs historiques dans l’Histoire enseignée, les questions sensibles telles l’enseignement des génocides ou du fait colonial, et enfin sur la question de la mise en récit du « roman national » à l’école, l’ouvrage est lui-même construit, comme le souligne Laurence De Cock, sur le modèle d’un « aller retour entre plusieurs échelles d’analyse », de la synthèse des problématiques citées à l’étude de cas éclairant pertinemment chacune d’elle.

La première partie insiste sur la fabrique institutionnelle de l’Histoire scolaire à travers l’élaboration des programmes et le traitement du « temps » historique à l’école. L’Histoire en tant que discipline scolaire a pris dès l’origine dans la France républicaine une place essentielle : tout à la fois discipline pensée comme dispensatrice de connaissances permettant aux élèves de comprendre mieux le monde dans lequel ils vivent et doivent s’intégrer, elle fut aussi pensée comme une « fabrique » de la citoyenneté républicaine. Ce postulat originel permet de mieux comprendre les débats et questions qui agitent l’enseignement de l’Histoire aujourd’hui encore. L’article de Patricia Legris revient justement sur l’évolution de la rédaction des programmes scolaires depuis la Libération, notant sur les questions de fond le rapport de force quasi continu entre historiens, politiques et monde enseignant, avec pour point d’orgue la définition de l’Histoire comme « connaissance du passé » qui pose le problème de la conception du temps historique. La linéarité du temps de l’histoire scolaire permet-elle de rendre compte de l’enchevêtrement des temps qui devrait caractériser la démarche historienne ? Problème loin d’être anodin tant il met en lumière le sens même que l’on veut donner à la discipline enseignée et à ses effets pédagogiques, à court comme à long terme.

L’Histoire à l’école est conçue comme l’apprentissage d’une triple conscience : historique, critique et civique, contre les lieux communs de l’immédiateté et la surface des événements. La question du temps et de son apprentissage, complexe, enchevêtré,  se pose alors avec acuité. L’organisation des programmes et l’histoire scolaire dans notre république, certes, souvent téléologique et instrumentalisée, comme le rappelle Évelyne Héry, devrait offrir à partir de la lecture du passé, des clés du « vivre en semble » aujourd’hui et pour l’avenir. Mais confrontée à des attentes politiques, sociales lisibles dans la conception très conventionnelle et conservatrice, au final, des programmes, comment la « fabrique » de l’Histoire peut-elle s’affranchir de la continuité et de son instrumentalisation, afin de penser le passé dans toutes ses composantes (temps longs, temps court, passerelles) ? Vaste question qui demeure en suspens.

Dans une seconde partie, les auteurs s’intéressent logiquement à la traduction pratique des données institutionnelles à travers l’élaboration des manuels scolaires, domaine effectivement largement délaissé par la réflexion critique, alors même que les manuels, présents dans tous les cartables des élèves, constituent la traduction concrète la plus immédiate des programmes et le support logiquement essentiel de l’élaboration des séquences pédagogiques, du primaire au lycée. A cela près que, comme le rappellent les contributeurs à plusieurs reprises, « le manuel n’est pas le cours ». D’un côté, des logiques commerciales et pratiques pèsent sur son élaboration, alors même que les enseignants n’en font pas forcément un usage systématique. Depuis une vingtaine d’années, les manuels se sont construits autour de documents « incontournables », souvent reproduits d’une collection à l’autre, alors même qu’en parallèle le succès d’une histoire culturelle souvent réductrice et du retour dans son sillage de l’Histoire politique centrée sur l’individu et l’opinion publique appauvrissent la complexité des points de vue sur le passé. L’étude de Marie-Alban de Suremain met ainsi en lumière les évolutions du traitement du fait colonial, portant de plus en plus, en lien avec ce renouvellement historiographique, sur les représentations. Mais cette propension, sans doute au départ positive, à insister sur les représentations, s’ancre encore, en priorité, sur un point de vue européocentré, notamment à travers le choix des documents proposés. Il s’agirait alors pour l’auteur de « sortir d’une histoire des représentations fonctionnant pour elle-même » (p. 83), en travaillant davantage sur le statut des documents utilisés. Il reste à mettre à distance les « images », confrontées plus lucidement à la présentation des réalités, en particulier de celle des colonisés ; et à mieux rendre, également, la complexité de ces réalités, comme par exemple l’engagement de certains Africains dans l’armée coloniale par « tradition ». En quelque sorte, sortir des stéréotypes en analysant généalogie et circulation des représentations (p.92).

Le cas du traitement de la « Grande Guerre » dans les manuels apparaît de ce point de vue symptomatique, comme le montre avec justesse André Loez. Comme pour le fait colonial, les programmes et manuels reprennent de grands concepts clés en main, donc un peu trop séduisants, issus d’une historiographie culturelle dominante et pourtant contestée par bien des historiens, simplifiant à outrance les réalités : « consentement », « culture de guerre », « brutalisation » se retrouvent ainsi comme l’alpha et l’oméga de la « Grande Guerre » totalisante, les deux derniers termes ou expressions évoqués souffrant de définitions pourtant changeantes, témoignant d’un flottement entretenu au départ dans la sphère scientifique elle-même. Cette simplification scientifique à partir d’une histoire culturelle partant des représentations des élites et du discours officiels, qui laisse de côté la complexité des motivations, de la réception de ces discours dominants, aboutit donc à une simplification de l’événement, diffusée dans les manuels : simplification pratique qui évacue les « acteurs », d’autant que le temps imparti pour enseigner la « Grande Guerre » est court, le facteur temps étant particulièrement crucial, à l’heure de la tendance forte à la « réduction » des horaires d’enseignement pour les enseignés. La fabrique scolaire de l’Histoire, on le voit, laisse alors comme un goût de désenchantement, bien qu’elle puisse être armée pourtant pour produire tout à la fois un apprentissage de connaissances et d’esprit critique.

Il apparaît donc bien que l’école se trouve au carrefour de plusieurs enjeux contradictoires : les ressources produites par les historiens, le débat public sur lequel les communautés mémorielles pèsent avec plus de force aujourd’hui et le souci de l’institution de construire un « récit » historique, linéaire, sensible et politiquement partagé. Mais la connaissance de l’Histoire, son intelligence, est-elle de l’ordre du récit à assimiler ?

Dans ce contexte, et alors que l’émergence de la figure de la « victime » dans l’espace civique, traduite à l’école par le succès d’une formule comme le « devoir de mémoire », semble renforcer l’émotion comme vecteur d’apprentissage, la question des « enseignements sensibles » prennent de plus en plus d’acuité sur le terrain de la classe. La question de la fragmentation des identités et du communautarisme est en jeu, et pose problème : une Histoire enseignée devant construire un « bien commun » compris comme tel et effectivement partagé. L’Histoire coloniale, si elle a connu une évolution certaine dans la manière dont elle est enseignée (place du point de vue des colonisés, référence à la torture pratiquée pendant la guerre d’Algérie, par exemple), laisse de côté des éléments pourtant essentiels à sa compréhension en terme de pratiques et de conséquences sur les sociétés, tout en s’appuyant sur des considérations plus morales qu’historiques. Françoise Lantheaume montre ainsi, en le contextualisant, le processus complexe qui sous-tend l’enseignement du fait colonial : intervention des associations d’historiens ou de militants œuvrant pour une politique de reconnaissance (mémoires négatives, discrimination des minorités), des gouvernants (loi de 2005), virulence du débat public ; et finalement intervention de l’enseignant qui tente simplement de « tenir » sa classe en lissant les sujets sensibles, tout en profitant d’un tel cours pour continuer à faire passer le message républicain essentiel de tolérance.  L’enseignement des génocides, et particulièrement du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale qui en constitue l’élément central, appelle lui aussi à s’intéresser à la genèse de son intégration dans les programmes scolaires, sa spécificité (en particulier cette « indicibilité ») qui en fait un objet d’émotion, comme si l’impératif mémoriel prenait le pas sur le devoir d’histoire. Benoît Falaize évoque les difficultés des enseignants à concilier autour de cet objet d’analyse justement l’impératif cognitif d’Histoire, alors que l’émotion suscitée surexpose l’événement et les victimes, attisant une « concurrence des mémoires » qui en relativiserait la portée. Sur cette question, on a du mal à comprendre le rapprochement entre le génocide arménien et la « brutalisation » des rapports humains dans les sociétés européennes proposé par les nouveaux programmes de collège, alors même que cette dernière affirmation est largement contestée. Ainsi donc, généralisation et pathos pèsent sur l’enseignement des sujets « sensibles », car conditionnés par des impératifs politiques et/ou émotionnels, transformant le cours et l’enseignant plus en commémoration qu’en apprentissage de l’Histoire.

Dans une dernière partie sous forme de conclusion, les auteurs reviennent sur la question du lien entre la fabrique scolaire de l’Histoire et le « roman national », lien organique revitalisé par les nouveaux programmes de collège qui remettent le récit au centre des apprentissages. Pourtant, le récit d’Histoire scolaire semble encore à inventer tellement il reste spécifique et marqué par ses postulats originels. Le cas des séquences dévolues à la Révolution française en classe montre « la remarquable persistance d’un modèle disciplinaire » fondé sur un récit à portée civique. La fabrique scolaire de l’Histoire navigue ainsi, de fait, entre vérité, subjectivité, analyse critique, devoir civique, mais toujours centrée principalement sur l’Histoire nationale, malgré quelques tentatives parfois intéressantes (le manuel franco-allemand d’Histoire), au résultat final bien maigre… Laurence De Cock et Emmanuelle Picard soulignent qu’il serait souhaitable de plonger, à l’école, dans une global history permettant aux élèves de penser tout à la fois le monde et l’Histoire en tant que science.

Au final, l’ensemble des articles, au contenu et au questionnement riches et stimulants, conforte le lecteur dans l’idée que l’Histoire, et l’Histoire comme discipline enseignée, apparaît comme nécessaire, comme apprentissage de savoir et comme apprentissage du regard critique des élèves, gage d’une citoyenneté bien comprise. Suzanne Citron, revenant dans la préface sur son parcours scolaire « singulier », ne fait pas autre chose, en enjoignant historiens et enseignants, comme s’y emploient tous les auteurs de La Fabrique scolaire de l’Histoire, à adopter eux aussi un regard critique sur leurs pratiques et le cœur de leur discipline.


Alexandre Lafon, Professeur d’Histoire-Géographie, au Lycée Bernard Palissy d’Agen

En post-scriptum un peu _ voire pas mal… _ décalé par rapport à cette belle recension par Alexandre Lafon de
La Fabrique scolaire de l’Histoire,

j’ajouterai ce courriel à Emmanuelle Picard,

lors de la correspondance qui a suivi notre rencontre à Marseille le vendredi 22 janvier :

De :   Titus Curiosus

Objet : Un texte assez opportun d’Eric Sartori dans Le Monde + Lanzmann sur le roman de Haenel…
Date : 30 janvier 2010 15:11:21 HNEC
À :   Emmanuelle Picard

Un texte à placer dans le débat

que cet article d’Éric Sartori ouvre dans Le Monde parmi les lecteurs…

L’apprentissage (de la complexité) et la réflexion (épistémologique sur la construction _ ou « fabrique«  _ des savoirs)
demandent du temps ; et une « école » réelle (avec assez de temps et d’argent !)…

Il faut aussi apprendre (= aussi enseigner à) à comparer les démarches des historiens _ soit une initiation effective à l’épistémologie.
Et cela vaut pour toute (!) démarche scientifique…

Cf aussi l’article de Claude Lanzmann sur le roman de Haenel, « Jan Karski » (dans Marianne, le 23 janvier) : « Jan Karski de Yannick Haenel : un faux roman« …

ainsi qu’un article d’Éric Sartori, le 28 janvier dans Le Monde : « Histoire, terminales scientifiques et identité nationale« …


Je recopie ce dernier en post-scriptum

J’ai lu le « Jan Karski » de Haenel,
mais n’ai pas encore écrit d’article sur lui…

Les arguments (sur le « roman » de Haenel) de Claude Lanzmann, après ceux d’Annette Wieviorka,
sont à verser au dossier…

Le problème _ voici où je veux en venir ! _ est celui de l’articulation entre l’imagination historienne et l’imagination poétique… Une chose d’importance !
En plus de l’articulation mémoire / Histoire !..


Je ne connais pas la position là-dessus (i.e. sur le « Jan Karski » de Haenel) de Georges Bensoussan _ avec qui je suis en relation de temps en temps.
En janvier 2008, j’étais allé accueillir le Père Desbois (à l’aéroport) venant à un colloque à Bordeaux… Etc…
C’est encore une autre histoire… Le dîner le soir avec lui, et Georges Bensoussan, m’a formidablement marqué…
C’est là que j’ai fait connaissance avec eux !

Mais je peux dire, pour en revenir au « roman » de Haenel, que j’avais été irrité par le modérateur de la conférence de Yannick Haenel (chez Mollat, le 20 octobre 2009), faisant du Karski historique une sorte de héros picaresque !
J’étais même intervenu !
Haenel m’avait paru, lui, bien plus « intelligent« …
Cependant, les « pensées » qu’il prête à Karski auprès de Roosevelt, ainsi qu’après 1945, aussi, font en effet problème !!!
Attention aux amalgames !

En cela la polémique qui se lève
n’est peut-être pas inutile !!!

De même que ne seront pas inutiles les éléments filmés de l’interview de Karski (non retenus dans le film « Shoah« ) que va présenter maintenant Claude Lanzmann _ en un nouveau film : Le Rapport Karski : diffusé sur Arte le mercredi 17 mars dernier ; je rajoute cette précision à mon courriel…

Et le « témoignage » de Karski _ Mon témoignage devant le monde _ Histoire d’un État clandestin _ sur sa résistance
va lui aussi enfin reparaître en sa traduction française ! _ c’est fait : il est reparu aux Éditions Robert Laffont ce mois de
mars, lui aussi…


Cet été (2009), j’ai écrit 7 articles sur Le Lièvre de Patagonie (qui m’a passionné à de multiples égards)
_ au passage, l’auteur du conte placé en exergue (La liebre dorada), Silvina Ocampo,
est l’épouse de mon cousin Adolfo Bioy Casares (ma mère est une Bioy, d’Oloron)…


Voici ces articles sur Le Lièvre de Patagonie :

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ présentation I

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ quelques “rencontres” de vérité II


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ la nécessaire maturation de son génie d’auteur III


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ dans l’imminence de la fulguration selon la “loi” et le
“mandat” de l’oeuvre IV


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ l’amplitude du souffle et le goût, toujours, du “bondir” V


La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ le film “nord-coréen” à venir : “Brève rencontre à Pyongyang”
(VI)

La joie sauvage de l’incarnation : l’”être vrais ensemble” de Claude
Lanzmann _ dans l”écartèlement entre la défiguration et la permanence”,
“là-haut jeter le harpon” ! (VII)



Et maintenant,
la déclaration d’Éric Sartori :

LEMONDE.FR | 28.01.10 | 22h42

Histoire, terminales scientifiques et identité nationale par Éric Sartori

Un débat chasse l’autre, c’est la méthode Sarkozy. Alors, avant que passe, avec l’approbation de certaines associations de parents d’élèves, une réforme tendant à priver près de la moitié des élèves de la filière générale d’un enseignement d’Histoire en terminale, tentons un dernier baroud. L’historien des sciences que je suis ne peut évidemment se résigner à cet appauvrissement de notre enseignement : veut-on que les scientifiques dont nous avons tant besoin soient ces spécialistes idiots que dénonçait déjà Comte ?

HISTOIRE ET IDENTITÉ NATIONALE

Commençons par cette remarque d’un connaisseur : « Un peuple qui n’enseigne pas son Histoire est un peuple qui perd son identité « , François Mitterrand, 1982. Le débat sur l’identité nationale est l’occasion de relire le texte de Renan de 1882, Qu’est-ce qu’une nation ? Pour Renan déjà, la nation se construit contre le communautarisme : « Prenez une ville comme Salonique ou Smyrne, vous y trouverez cinq ou six communautés dont chacune a ses souvenirs et qui n’ont entre elles presque rien en commun. Or l’essence d’une nation est que tous les individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oublié bien des choses. Aucun citoyen français ne sait s’il est burgonde, alain, taïfal, wisigoth« . La nation est construite par l’Histoire : « La nation moderne est donc un résultat historique amené par une série de faits convergeant dans le même sens… » Et la nation vit par l’Histoire et par la volonté de continuer l’Histoire : « Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel… L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs, l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis… Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore. »

En France donc, l’identité nationale s’enracine dans la culture historique, comme le note Antoine Prost dans son ouvrage remarquable Douze leçons sur l’Histoire. Les républicains ont compté sur l’histoire pour développer le patriotisme et l’adhésion aux institutions _ c’était tout le projet magnifique de Lavisse. Ce fait _ l’importance de l’Histoire _ n’est peut-être pas aussi universel que le pensait Renan _ il semble par exemple que l’Angleterre se pense, se représente à elle-même davantage par l’économie politique. Mais en France, l’importance de l’Histoire est indiscutable ; c’est sans doute le seul pays où l’enseignement de l’Histoire est, au sens littéral, une affaire d’Etat, qui peut être évoquée en conseil des ministres… et provoquer de véritables passions.

Il faut donc sans doute que nos gouvernants actuels connaissent bien mal leur pays ou qu’ils s’en sentent bien détachés pour avoir pensé que la suppression des cours d’Histoire dans les terminales scientifiques, principalement pour des raisons d’économie maquillées en volonté de renforcer les filières littéraires, passerait sans provoquer de réactions.

L’HISTOIRE CONTRE LES MANIPULATIONS DE LA MÉMOIRE

Il faut aussi bien méconnaître l’Histoire pour confondre Histoire et mémoire et mettre celle-ci au service de médiocres manipulations politiques, comme le fait l’actuel président qui voudrait bien nous plonger dans une dictature quasi orwellienne de l’émotion. Dans un texte célèbre, Pierre Nora a bien démontré l’opposition profonde entre mémoire et Histoire : « La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’Histoire, parce qu’opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique… La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude… il y a autant de mémoire que de groupes, elle est par nature multiple et démultipliée. L’Histoire, au contraire, appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel » (Les Lieux de mémoire). Lucien Febvre est même allé plus loin, retrouvant la fameuse nécessité d’oublier dont parlait Renan : « Un instinct nous dit qu’oublier est une nécessité pour les groupes, pour les sociétés qui veulent vivre. L’Histoire répond à ce besoin. Elle est un moyen d’organiser le passé pour l’empêcher de trop peser sur les épaules des hommes » (Vers une autre histoire). A trop et mal manipuler les « devoirs de mémoire« , on renforcera les communautarismes au détriment de la nation. Au contraire, l’Histoire doit permettre de préparer l’avenir. « On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire, mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas à éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas. Il vaut mieux que l’humanité se conduise en fonction de raisons que de sentiments« , note Antoine Prost (Douze leçons sur l’Histoire).


Il y a vraiment une méchante ironie à lancer un débat sur l’identité nationale et à supprimer en même temps l’Histoire en terminale pour les séries scientifiques, en cette année de terminale qui doit clore le socle commun de l’enseignement et permettre une réflexion plus approfondie sur le mode moderne grâce au savoir historique – que l’on pense au superbe programme exposé, rêvé par Braudel dans sa Grammaire des civilisations.

On a parfois reproché aux socialistes de vouloir par idéologie détruire les formations élitistes. Ils n’ont rien fait de tel, et les plus courageux ou les plus lucides ont défendu l’élitisme républicain. Il est paradoxal de voir aujourd’hui la droite, du moins celle qui est au pouvoir, s’acharner à dévaloriser la section S, ce qui, évidemment, ne fera aucun bien à la section L, qu’on n’aide d’ailleurs pas en raillant l’étude de La Princesse de Clèves. Faut-il chercher ici d’autres raisons que le faible intérêt porté à l’enseignement dans la famille présidentielle ? Qu’en pensent des électeurs de droite plus traditionnels ?

Il faut donc se battre, au nom de l’identité nationale, de l’intégration, mais surtout au nom de l’intelligence et même de l’efficacité économique pour que l’enseignement continue à former des têtes bien faites et harmonieusement remplies ; donc pour l’enseignement de l’Histoire en terminale scientifique et son rétablissement dans l’enseignement technique. Et aussi pour un enseignement scientifique dans les classes littéraires, un enseignement qui permette d’acquérir une bonne connaissance des principes, méthodes et résultats fondamentaux des sciences et qui pourrait être basé sur l’Histoire des sciences et des techniques.

Éric Sartori est l’auteur d’Histoire des femmes scientifiques, Plon 2006.

Bref,

un dossier

_ pour lequel je recommande aussi « La mémoire, l’Histoire et l’oubli« , de Paul Ricœur, auteur majeur sur les problématiques du « récit » ; ainsi que le « Régimes d’historicité _ présentisme et expériences du temps » de François Hartog : deux ouvrages majeurs sur la question ! _

et un questionnement

passionnants : jeudi prochain, 25 mars, à 18 heures, dans les salons Albert-Mollat, 11 rue Vital-Carles à Bordeaux,

autour d’Emmanuelle Picard _ historienne de l’enseignement de l’Histoire _ et de La Fabrique scolaire de l’Histoire (aux Éditions Agone)…


Titus Curiosus, ce 23 mars 2010

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