Posts Tagged ‘phrase

Trois douloureuses pertes de l’art du chant français : Gabriel Bacquier, Mady Mesplé, Janine Reiss, ce printemps dernier

02juil

L’art _ si merveilleusement fin _ du chant français

vient de subir trois pertes,

ce printemps qui vient de s’achever.

Avec les décès de

 Gabriel Bacquier (Béziers, 17 mai 1924 – Lestre, 13 mai 2020), baryton,

Mady Mesplé (Toulouse, 7 mars 1931 – Toulouse, 30 mai 2020), soprano,

et Janine Reiss (1921 – Deauville, 1er juin 2020), maître de chant.

Pour Janine Weiss,

voici la vidéo de cette interview _ superbe _ de la Radio-Télévision Suisse, le 22 juin 1982,

pour le récit de sa rencontre avec Maria Callas.

Ainsi que le livre passionnant qui lui a été consacré, aux Éditions Actes-Sud, en 2013 :

La Passion prédominante de Janine Reiss : la voix humaine.

Pour Gabriel Bacquier 

et pour Mady Mesplé,

si merveilleusement idiosyncrasiques, tous deux, de l’art du chant français,

je renvoie aux deux superbes articles d’hommages,

d’une brillante justesse !,

que leur ont consacré, dans le magazine Diapason de ce mois de juillet,

Ivan A. Alexandre, aux pages 12-13,

et Jean-Philippe Grosperrin, aux pages 14-15.

Et page 16, Benoît Fauchet rend hommage à Janine Reiss.

Et dans le numéro de juin 2020, l’hommage à Gabriel Bacquier de Jean-Charles Hoffelé

est tout aussi juste et splendide

que celui d’Ivan A. Alexandre dans le numéro de juillet de Diapason :

…`

Hoffelé,

avant Ivan A. Alexandre le mois suivant (« Le théâtre, tout est là. Théâtre du jeu, mais aussi théâtre du phrasé, de la couleur, jusque dans la mélodie française, Duparc, Poulenc, vivifiés par l’insolence de son timbre. Jeune homme, (…) il suivait en auditeur libre les cours de Louis Jouvet. D’où part le geste ? A quoi sert-il ? Où se pose le regard quand on ordonne, quand on attend, quand on ment ? Que pèse, au milligramme, ce verbe, cet adjectif, ce demi-soupir ? Qu’est-ce que jouer juste ? Harry Baur baryton« ),

rappelait lui aussi et déjà que Bacquier « était avant tout acteur » ;

que, en 1960, « Gabriel Dussurget remarque sa voix autant que son maintien. A ce baryton qui sait charbonner son timbre, il offre Scarpia, Don Giovanni, l’établissant à Garnier, puis à Aix qui vient de s’inventer, ramenant Bacquier quasi chez lui.

Son verbe à la ville roulait des accents occitans, mais qu’il chante seulement en français, et un français de haute école résonnait. Le timbre plein, savoureux, rond mais ardent, la voix longue, capable d’alléger à l’aigu qui feront triompher son Don Giovanni et son Comte des Nozze, n’encombraient jamais une diction éloquente, fruit d’une certaine école de chant française, qui le faisait successeur des Endrèze, des Vanni-Marcoux, des Blanc, diseur comme eux« …

Des talents rares qui vont bien nous manquer…

Ce jeudi 2 juillet 2020, Titus Curiosus – Francis Lippa

La merveilleuse vista en ses heureuses rencontres d’un très grand chirurgien de la main en sa traversée du siècle : le « Entre tes mains » de Raoul Tubiana

28déc

C’est un regard d’une rare acuité et parfaite délicatesse, tout à la fois, que nous livre avec affection, probité et infiniment d’élégance et noblesse, un très grand médecin (de la main) _ et toujours en activité de consultation en son âge avancé (il est né le 20 août 1915) : pour les musiciens, en la complexité de leurs troubles spécifiques d’interprétation… _, Raoul Tubiana, en son très grand livre de mémoires  : Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle, aux Éditions France-Empire.

Je partirai ici de ce que résume excellemment la quatrième de couverture :

« La vie de Raoul Tubiana, c’est _ d’abord _ l’essor de la chirurgie de la main, à laquelle il a tant contribué. Les désordres du siècle ont transformé une profession en destin, pour le petit garçon né dans les senteurs de la terre algérienne _ à Constantine _, tôt frappé par la disparition d’un frère _ handicapé _ et d’une mère _ victime (sur un long terme) d’un oubli chirurgical _, qui le rendront encore plus apte à comprendre la douleur physique et morale d’autrui.

À l’école des grands patrons

_ le professeur Robert Merle d’Aubigné, au tout premier chef (« Après le débarquement en Provence en août 1944, je suis remonté avec la Ière armée jusqu’à Paris déjà libéré. J’ai alors été convoqué par le colonel Robert Merle d’Aubigné, un célèbre chirurgien orthopédique parisien, qui prit une part active dans la Résistance. Il était chargé de l’intégration des services de santé provenant des Forces Françaises de l’intérieur et de l’extérieur. Grand, mince, très élégant dans son battledress, il m’interrogea sur mes campagnes. Il m’écoutait distraitement en feuilletant ses dossiers, mais lorsque j’ai évoqué mes contacts avec les chirurgiens anglo-saxons _ le major John Marquis Converse, en Tunisie et à Alger (page 97) _ et les progrès de la chirurgie plastique  _ dont « la couverture précoce des plaies par greffes cutanées, ou par de vastes lambeaux de peau » (page 97) _, il devint tout à coup très attentif. Il me questionna longuement sur le service de Converse, puis il m’informa de son intention de créer un Centre de chirurgie réparatrices des armées. 

Trois semaines plus tard, j’étais affecté à ce Centre, à l’Hôpital Léopold-Bellan. A ma grande stupéfaction, j’ai vu arriver quelques jours plus tard, Converse lui-même. Merle d’Aubigné était parvenu à le faire muter de l’armée américaine à Léopold-Bellan, à titre de consultant.

Après deux années d’errance _ de guerre _, je me suis _ ainsi _ retrouvé fixé dans un hôpital militaire parisien avec deux patrons, un orthopédiste et un plasticien, excellents chirurgiens l’un et l’autre. J’ai ainsi pu faire un double apprentissage dans des conditions d’efficacité extraordinaire. (…) J’allais de l’un à l’autre.«  , pages 97-98 ;

« La paix revenue, j’ai tout naturellement suivi Merle d’Aubigné à l’Hôpital Cochin où il avait accédé à la chaire d’Orthopédie. Je suis resté vingt-cinq ans à ses côtés« , page 98) ;

et,

après l’obtention d’une bourse Fulbright _ « afin de poursuivre ma formation en chirurgie de la main aux États-Unis«  _ pour séjour de formation d’un an (« je resterais six mois chez Sterling Bunnel , à San Francisco, et pendant les six autres mois, je visiterais divers centres réputés de chirurgie plastique, de brûlés et de chirurgie de la main« , tel serait le programme du séjour), pages 118-119),

Sterling Bunnel, en sa clinique à San Francisco, en 1952 (« Le plus passionnant, c’était les commentaires donnés à voix basse par Bunnel tout en opérant. Il détaillait les raisons de ses choix techniques, tel type d’anastomose ou de suture, et son souci constant de respecter ou de rétablir une anatomie fonctionnelle. Aucun écrit, aussi détaillé soit-il, ne peut remplacer l’expérience vécue en salle d’opération. Voir et entendre Bunnel opérant fut une perpétuelle leçon _ voilà ! _, qui ne se comparait à rien. Je me suis vite rendu compte  que la chirurgie de la main telle que l’entendait Bunnell, débordait largement les limites anatomiques de cet organe. Elle englobait aussi le poignet, qui, disait-il, forme une unité fonctionnelle avec la main, et aussi les nerfs, vaisseaux, tendons sur tout leur parcours dans le membre supérieur, qui se terminent dans la main et participent à ses fonctions. Il attachait une extrême importance à la conservation et au rétablissement de la sensibilité. « Une main qui ne sent pas est une main aveugle ». Il disait aussi : « La main commence aux pulpes des doigts et se termine au cerveau »… » page 143), en première ligne _,

à  l’école des grands patrons, donc,

se joignit celle de la guerre, où Raoul Tubiana rencontra deux fois le général de Gaulle, en Algérie et en Corse. Quinze ans, nuit et jour, il fut au service des grands brûlés.

À Paris, comme à travers le monde, où consultations et conférences le conduisirent en Amérique et au Mexique notamment, peu sont en mesure de se rappeler qu’au sortir d’une salle d’opération, ce médecin féru d’art et de littérature _ et c’est fondamental pour l’ouverture et qualité de son intelligence même du réel : pas seulement anatomique ou technique _, avait rendez-vous avec des créateurs _ voilà ! _ tels qu’Audiberti, René Char, Alberto et Diego Giacometti, Zao Wou-ki, ou Tamayo. De singuliers patients _ et qui la plupart n’en étaient pas…

Peu furent aussi étroitement liés que lui à Marie Bonaparte _ l’analyste, amie et traductrice de Freud en français _, à Coco Chanel, à Dina Vierny _ la muse de Maillol _, à Louise de Vilmorin et à l’éblouissante découverte _ ce fut très important à mille égards…  _ de Saint Tropez…

_ et cela, jusque dans la maison même de Paul Signac (= le « découvreur«  de Saint-Tropez ! en 1892 : « Depuis que Paul Signac avait mouillé son bateau L’Olympia à Saint-Tropez en 1892, ébloui par la lumière blonde du golfe, il s’y était installé, attirant de nombreux peintres post-impressionnistes, pointillistes ou fauves : Theo Van Rysselberghe, Marquet, Camoin, Matisse », pages 75-76) ; via la rencontre du chef de clinique Charles Cachin, le gendre de Signac, et son épouse Ginette, la fille de Paul Signac : « J’étais souvent invité à La Hune, la grande maison de Signac, située au-dessus de la plage des Graniers, où vivait encore Mme Signac. Les murs tapissés de tableaux du maître et de ses amis _ Luce, Manguin, Camoin, Cross, Matisse _, et dans la chambre de Mme Signac, le lit entouré d’une douzaine de dessins de Seurat, je ne me lassais pas de les admirer. Il m’est arrivé par la suite d’habiter La Hune. Je dormais dans l’atelier de Signac… « , page 31.

Ce célèbre chirurgien a quitté ses gants  _ « à ma retraite des hôpitaux publics, puis au terme de ma carrière chirurgicale« , page 179 _ pour se consacrer _ encore maintenant ! _ aux mains des musiciens

_ « j’ai peu à peu découvert combien les musiciens étaient des patients attachants, très particuliers, émotifs et scrupuleux, à la fois réticents à dévoiler l’étendue de leurs problèmes et viscéralement dépendants de leur art. Je me suis plongé dans le traitement des musiciens avec l’enthousiasme que j’avais éprouvé des décennies plus tôt pour la chirurgie de la main, alors elle aussi une discipline débutante, au développement de laquelle j’ai pu participer », page 179 aussi… Et « J’avais, depuis mon retour des États-Unis, ouvert en 1953 une consultation hebdomadaire de chirurgie de la main à Cochin. Les patients s’y pressaient nombreux, non seulement pour des affections chirurgicales, mais aussi pour quantité d’autres troubles touchant leurs mains. C’est ainsi que ma consultation devint de plus en plus fréquentée par des musiciens. Or, les musiciens sont des malades difficiles, méfiants à l’égard du corps médical. De plus, leur examen prenait beaucoup de temps car leur pathologie était en grande partie ignorée. (…) Les instrumentistes affluaient, peut-être attirés par l’attention que je leur portais, encombrant ma consultation hebdomadaire de la main. Je finis, en 1970, par créer, avec mon rééducateur, Philippe Chamagne, toujours à mes côtés, une nouvelle consultation à Cochin, mensuelle, entièrement consacrée aux musiciens _ celle-ci, et dorénavant. Cette consultation des médecins existe toujours, et se tient maintenant à l’Institut de la Main _ « né en 1972. Je l’ai dirigé jusqu’en 1992« , est-il précisé page 163. Elle a attiré depuis sa création plus de six mille patients, venus de France et de l’étranger. Devant la complexité des problèmes rencontrés, j’ai sollicité l’aide d’autres spécialistes, et la consultation s’est enrichie d’un neurologue, le professeur Pierre Rondot, d’un rhumatologue, le professeur Joël Dehais, excellent instrumentiste _ tant à la viole qu’au hautbois _, d’un chirurgien-pédiatre, le professeur René Malek ; et d’un chirurgien de la main, appelé à me succéder, le professeur Alain Gilbert« , page 180. Et « Les troubles dont les exécutants sont victimes s’avèrent le plus souvent à la fois organiques et émotionnels. Il n’existe pas de « centre de la musique » dans le cerveau. Tout le système nerveux est impliqué par la musique, langage universel des émotions« , page 181. Et, page 182 : « Les musiciens sont avant tout des artistes : c’est-à-dire des êtres particulièrement sensibles et émotifs, pour lesquels la musique constitue l’axe central autour duquel s’articule leur propre existence _ rien moins ! Le musicien professionnel « entre en musique » _ voilà ! _ comme on « entre en religion », les autres activités devenant accessoires« 


N’est-ce pas à ces derniers _ les musiciens, donc _ qu’il emprunte le phrasé _ mais oui ! le plus subtil et précis à la fois qui soit ! davantage même que celui des poètes ! _ de ses souvenirs ? Souvenirs qui sont autant de variations _ passionnantes _ sur le siècle » :

on ne saurait mieux dire que cette quatrième de couverture,

tant la justissime élégance de ce « phrasé » _ en effet : tout en précision et infinie délicatesse (= chirurgicales douces !) _

propose de magnifiquement éclairantes « variations«  _ c‘est exactement cela (= musicales ! telles les Goldberg de Bach, ou les Diabelli de Beethoven, et de tant d’autres ! cf, sur la texture de la musique, le beau livre de Bernard Sève : L’Altération musicale… _ sur le siècle qui vient de passer,

via la sublime vista qui nous est généreusement offerte, en cette plume précise et juste _ en son extrême (incisive et douce à la fois) probité : vertu s’il en est ! _, sur quelques personnalités (très fortes !_ presque effrayantes parfois, par exemple Lacan ou Chanel, en la puissance de la passion exclusive de leur propre singularité à aider à accoucher en leur œuvre… ) de créateurs-artistes rencontrés par ce médecin d’excellence et passionné d’Art le plus éclairé et pointu qui soit _ et parfaitement désintéressé, lui ! en sa curiosité-appétit-amour de la vie _ : mais tout cela va bien évidemment de pair !., qu’est Raoul Tubiana, toujours si parfaitement jeune en son bel âge ! _ Cocteau disait, cite-t-il lui-même page 275 : « La jeunesse vient avec l’âge«  ; de fait, on peut finir par le découvrir…

Des diverses et souvent merveilleuses (!) rencontres d’artistes (ou personnalités) qui ont émaillé le (très riche) chemin de vie de cet humain non-inhumain qu’est Raoul Tubiana (le général De Gaulle, Marie Bonaparte, Françoise Parturier et Luisa Miller, Jean Freustié, Jacques Lacan, le Père Teilhard de Chardin, Louise de Vilmorin, Jean Queneau, Claude Delay _ son épouse _, Mademoiselle Chanel, Albert Marquet, Dina Vierny, Ferdinand Desnos, Rufino Tamayo, Fernando Botero, Cristina Rubalcava, Zao Wou-Ki, Jacques Audiberti, et bien d’autres encore : délicieusement narrées, chacune et toutes),

je retiendrai ici seulement quelques unes de ses phrases à propos de sa rencontre avec les frères Giacometti, Alberto (10-10-1901 – 11-1-1966) et Diego (15-11-1902 – 15-7-1985) _ cf aussi le livre de Claude Delay : Giacometti Alberto et Diego, l’histoire cachée (paru en 2007 aux Éditions Fayard) _ :

« J’ai admiré Alberto et j’ai aimé Diego«  (page 263).

Alberto « remet toujours, de façon répétitive, le même sujet chaque fois que nous nous voyons : la perception du réel. Pour lui, c’est impossible« , avait dit Jacques Audiberti d’Alberto Giacometti, lors de la toute première rencontre d’Alberto et de Raoul (c’est Jacques Aubiberti qui les avait présentés l’un à l’autre), à Saint-Germain-des Prés, en 1948.

« Je me rappelai cette remarque d’Audiberti sur le caractère obsessionnel d’Alberto, plus tard, lorsque je le connus mieux. A chacune de nos rencontres, il abordait toujours le même sujet de conversation. Il m’avait fiché avec une étiquette spécifique de chirurgien. (…) Avec ceux qu’il avait « fichés », son côté intéressé _ voilà _ l’amenait à essayer de tirer profit au maximum de leurs connaissances sur un sujet déterminé.

La plupart des créateurs que j’ai connus étaient, sans se l’avouer, profondément égoïstes, des prédateurs pour tout ce qui pouvait se rapporter à leur œuvre. Ceci était aussi vrai pour Vieira da Silva ou pour Alberto. Les êtres qui vivaient en symbiose avec eux subissaient leur emprise et avaient les qualités inverses de dévouement et de désintéressement : le charmant Arpad Szenes, voltigeant, tel un elfe, autour de l’arachnéenne Vieira. Il en était de même du discret et merveilleux Diego. Cela n’empêchait pas Alberto de vanter à tout propos les dons artistiques de son frère.

(…) Alberto voulait comprendre le fonctionnement du corps, du squelette, des neurones ; et ses questions provoquaient souvent mon embarras ; aussi prenais-je les devants en parlant de ce que je savais.

Ces pilleurs pouvaient être reconnaissants, à leur manière : Alberto en m’offrant une main en bronze« , page 264-265 _ il s’agit de « la main gauche de L’Objet invisible« , page 269.

« Je pense maintenant que ces répétitions _ sur « les même sujets ayant un lien avec la chirurgie« , page 266 _ étaient du même ordre que celles qu’il manifestait dans le choix répétitif de ses modèles, peu nombreux, toujours les mêmes : Diego le frère, sa mère Annetta et Annette sa femme, Caroline sa maîtresse, Yanaihara le professeur de philosophie japonais et très peu d’autres, ce qui devait correspondre à un même besoin d’approfondissement« , pages  266-267.

Et « en y repensant, avec le recul des années, mes relations avec Alberto n’eurent pas la richesse que j’aurais pu espérer ; elles ont _ in fine et rétrospectivement _ un goût amer d’inachevé. Nous en fûmes peut-être responsables l’un et l’autre _ est-il ajouté en un dernier subtil commentaire, page 267. Nos échanges se sont limités à des problèmes médicaux.

Pour quelles raisons n’a-t-il jamais été question entre nous d’art, de son œuvre, des tourments de la création ?«  page 267 : à propos des années 1948 à 1951-52.

Je dois aussi me mettre directement en cause. A mon retour des États-Unis _ à partir de  1953 : ensuite, donc… _, j’étais de mon côté totalement absorbé par la découverte de la chirurgie de la main, et par les responsabilités grandissantes de mes activités hospitalières. Hors de l’hôpital, j’étais toujours pressé et n’avais que peu de temps à accorder à autrui. Il n’était pas question pour moi d’écouter les intarissables monologues  d’Alberto lors de nos rencontres. Les rôles étaient inversés _ par rapport à la période 1948-51 _, c’est moi qui parlais et Alberto qui m’écoutait. Il ne discutait que pour la forme mes explications, en disant « Tu crois, tu crois ? ». Il me posait des questions médicales d’une façon obsessionnelle, mais j’étais aussi obsessionnel que lui, ne pensant qu’à mes opérations ou à des phénomènes physiologiques qui m’intriguaient. Un obsessionnel en face d’un obsessionnel. Dans le cœur de l’homme, n’y aurait-il de place que pour une seule passion ?« , page 268 _ ce que l’existence de Raoul Tubiana (tissée de ses rencontres !) ainsi narrée vient démentir !

« Par la suite, nos rencontres s’espacèrent« , page 270.

« Alberto s’éloignait _ qui allait mourir le 11 janvier 1966 _ tandis que Diego m’était de plus en plus proche.

Je ne me souviens plus si j’ai connu Diego par l’intermédiaire d’Alberto ou plutôt par Arpad et Vieira avec lesquels il voisinait dans le 14e. Ils avaient en commun la même passion pour les chats. Mais ce dont je suis sûr, c’est que je me suis senti d’emblée en parfait accord avec lui _ cela s’appelle l’amitié vraie _, et ce, avant même d’avoir conscience de ses exceptionnelles qualités ou d’avoir pu apprécier l’étendue de ses talents _ l’amitié, comme l’amour, sait deviner et comprendre à fond sur le champ.

(…)

Contrairement à son frère , il parlait peu et n’avait pas ses dons d’expression _ verbale _, mais tout ce qu’il disait était parfaitement sincère et mesuré _ voilà qui est assez rare. Montagnard averti, il avait le calme et la sûreté d’un chef de cordée. Son jugement était lucide mais bienveillant _ les qualités mêmes que le lecteur prête bien vite à l’auteur de ces Mémoires ! _, jamais méprisant, bien qu’il aimât probablement plus les animaux que les humains. J’ai toujours ressenti sa présence bénéfique et admiré son élégance naturelle, physique et morale, sa pudeur, sa droiture. Ce qu’il avait vraiment d’exceptionnel, c’était sa totale modestie, son humilité. Il se considérait comme un artisan, voué à accompagner et à protéger son frère, génial, mais imprévisible, avec cette fragilité que Diego lui connaissait bien« , page 270.

« Les deux frères s’aimaient et se respectaient. Diego acceptait sa situation subalterne _ en cette fraternité (sur la fraternité, remarquer aussi quelques très fines pointes de Raoul sur celle avec son frère Maurice, qui deviendra cancérologue, par exemple page 12…) _ sans laisser paraître de l’amertume. Son œuvre personnelle, elle aussi d’une grande rigueur, restait volontairement effacée, limitée à la création de pièces de mobilier. (…) Diego ne prit son envol _ d’artiste _ qu’après la mort d’Alberto _ survenue en 1966, donc.

Il est resté pendant longtemps totalement méconnu du public. Il n’était pas jaloux d’Alberto, mais plutôt de ses femmes, Annette et  Caroline, qui, disait-il, lui faisaient perdre son temps _ de création _ et l’exploitaient. Totalement désintéressé _ un point tout à fait remarquable _, il avait tout de même mal supporté d’être dépossédé par Annette, la femme légitime d’Alberto, après la mort de ce dernier. Alberto n’avait pas rédigé de testament. « Annette m’a tout pris, disait Diego, même mes plâtres dans l’atelier d’Alberto et la vieille maison de la mère, à Stampa« , page 271.

« Diego vieillissait dans un climat exaltant de créativité _ ce qui est bien l’essentiel ! _, indifférent à tout confort matériel comme l’avait toujours été son frère. Il connaissait enfin le succès et un début de considération officielle. Les commandes affluaient, même de l’État, qui lui avait confié toute la ferronnerie _ admirable ! _ du musée Picasso, mobilier et lustres« , page 273.

« Malheureusement, Diego voyait de plus en plus mal. Il souffrait d’une cataracte et refusait de se faire opérer. J’insistai pour qu’il subisse cette opération devenue courante. Il céda à ma requête. J’organisai son séjour à l’Hôpital Américain. J’assistai à son opération, pratiquée par un collègue ophtalmologue, sous anesthésie locale. Je lui tenais la main. Tout se passa normalement.

Le lendemain, quand on lui ôta le pansement qui lui recouvrait l’œil, il s’écria fou de joie : « Je vois, je vois. »

J’insistai pour qu’on le garde encore une nuit à l’hôpital, car il avait quatre-vingt-trois ans et était seul chez lui. Je lui dis : « Je passerai te prendre demain, en fin de matinée pour te ramener chez toi.«  Vers treize heure, je le vis sortir du bureau du caissier de l’hôpital, habillé, prêt à partir, et se diriger, frêle silhouette vers l’ascenseur. Il me dit :

_ Je monte prendre ma valise.
_ Je vais chercher la voiture au parking, je t’attendrai devant la porte.

Après quinze minutes d’attente, ne le voyant pas revenir, je montai dans sa chambre. La porte était fermée. Je frappai ; comme je n’obtenais aucune réponse, je la fis ouvrir par une infirmière.
Nous trouvâmes Diego étendu, mort, dans la salle de bains« , page 273 _ cf cette remarque anticipante, pages 191-192 : « Pour moi, certains souvenirs ont une telle présence qu’ils semblent appartenir au présent, qu’il s’agisse de la mort de ma mère _ des suites, vingt ans durant, d’une compresse oubliée par le docteur Pozzi (le père de Catherine Pozzi, la maîtresse de Paul Valéry ; et le docteur Pozzi mourra tragiquement : assassiné), lors d’une opération de rétroversion de l’utérus… _, de mes rencontres avec De Gaulle _ à Constantine en 1943 et Calvi en 1944 _, ou de la découverte de Diego, étendu mort dans une salle de bains de l’Hôpital Américain _ sans qu’apparaisse cette première fois, page 191, le nom de Giacometti : seulement « Diego« . J’ai aussi conservé, avec une reconnaissance parfaite, le parfum de ma mère et le contact de sa main me caressant tendrement le visage, lorsque enfant, le soir, au dessert, je posais ma tête sur ses genoux, il y a de cela une éternité« 

Je n’ai jamais autant pleuré qu’à l’enterrement de Diego. En vain, Jean Leymarie _ ici je pense à ce que dit (on ne peut davantage discrètement) de lui Silvia Baron Supervielle en son sublime Journal d’une saison sans mémoire... _ me tirait par la manche devant le crematorium, en répétant « Reprends-toi, reprends-toi ». Mais je n’arrivais pas à réprimer mes sanglots.

La tristesse, le remords, la perte d’un être incomparable. Un Juste » _ voilà ! _, page 274…

Avec cette conclusion du livre, pages 280-281 :

« J’ai traversé un siècle à la fois terrifiant et libérateur. Toute ma vie, ma carrière en témoigne, j’ai cru au progrès, tout au moins dans les domaines techniques et scientifiques, en ayant conscience de ses limites.
Plus j’approche de ma fin, plus je suis hanté par la persistance de la violence et de l’obscurantisme, dont j’avais déjà pris conscience au Grand Lycée d’Alger
_ cf les pages 18 à 20. J’aimerai citer cette phrase d’Audiberti provenant d’une lettre qu’il m’avait adressée. Elle illustre « la singulière disproportion entre les acquisitions si raffinées de l’homme dans le secteur technique et sa totale ignorance en ce qui le concerne » _ lui : l’homme ! en général… Mais je veux rester optimiste. Certes le progrès est bien plus lent à se manifester sur le plan moral _ à la fois personnel et collectif : cf ce que Hegel nomme sittlichkeit _, et nous sommes déjà venus à bout du nazisme et de certains goulags.

Pour conclure ces « souvenirs », je ne saurais garder secret le lien qui m’unit à mes milliers d’opérés anonymes, la confiance rencontrée _ voilà !

Je voudrais aussi déclarer à nouveau mon attachement et ma reconnaissance pour mon métier _ au service de la vie des personnes. La chirurgie a rendu mon existence utile et passionnante, m’a permis de pénétrer au cœur des personnalités les plus diverses _ pas seulement physiologiquement donc.
Et puis… elle m’a _ accessoirement, si l’on veut : pour une opération du cœur à l’automne 2004 ! le récit constituant l’essentiel de l’ultime chapitre du livre, « Danger de mort« , aux pages 275 à 281 _ sauvé la vie« …

Entre tes mains _ un chirurgien traverse le siècle : le témoignage d’un homme délicat et fin, profondément non-inhumain,

dont la lucidité demeure vigilante sur ce que peuvent parfois faire, de leurs mains, les hommes, en leur génie divers,

et épris de tout ce que peut donner _ en formation de la sensibilité ! humaine non-inhumaine ! _ la beauté ;

telle celle de Saint-Tropez, rencontrée grâce à l’amitié de Pierre Kefer, l’été 1933 :

« Ce fut un choc, à la fois esthétique et culturel » _ les deux, donc ! conjointement ! _, page 28.

A quoi renvoie aussi cette reconnaissance témoignée, à propos de l’amour de l’Art, et en l’occurrence celui de la peinture, pages 219-220 :

« Ce goût pour la peinture ne découle pas de la fréquentation des musées où on me traînait enfant. Il m’est apparu plus tardivement, à Saint-Tropez, sous la double influence _ voilà ! _ de la beauté du pays que les peintres interprètent sans cesse, et des amis que j’avais dans les parages, Pierre Kefer et les Cachin.

Charles Cachin et Ginette Signac jouèrent un rôle crucial _ voilà ! _ dans mon initiation _ et toute vie humaine vraie en est une ! Leur maison, La Hune, avait été celle de Paul Signac. Elle était tapissée des œuvres du maître et de ses amis. La contemplation _ active, hyper-active : cf tant L’acte esthétique de Baldine Saint-Girons que Homo spectator de Marie-José Mondzain, mes amies _ des dessins de Seurat encadrant le lit de ma chambre, lorsque j’ai habité à La Hune, après la destruction de ma maison du port, me plongeait dans des émotions _ de ce sentiment d’accomplissement vrai qu’est la profonde joie ! _ jusque là jamais ressenties _ faute d’un tel aiguisement doux et profond de la sensibilité activée dans cet échange et ce partage affûté des aisthesis : face au paysage comme face aux œuvres de l’Art…  _ devant une œuvre d’art. Charles et Ginette discutaient peinture à longueur de journée. Ils invitaient à leur table des peintres proches de Signac et des collectionneurs comme Georges Grammont. Dans un tel climat _ de partage affûté : enthousiasmant ! _, mes premiers choix se portèrent sur les post-impressionnistes« …

L’élan et le partage étaient donnés.

Pour toujours.

Titus Curiosus, ce 28 décembre 2011

 

L’aventure d’écriture d’un curieux généreux passionné de musique, Romain Rolland : le passionnant « Les Mots sous les notes », d’Alain Corbellari, aux Editions Droz

20août

En troisième volet à une enquête sur ce qu’est « écouter la musique »,

soit après la lecture des Éléments d’Esthétique musicale  _ Notions, formes et styles en musique, sous la direction de Christian Accaoui, aux Éditions Actes-Sud/Cité de la musique ; cf mon article du 15 juillet Comprendre les musiques : un merveilleux gradus ad parnassum _ les « Eléments d’Esthétique musicale : notions, formes et styles en musique » aux éditions Actes-Sud / Cité de la musique, sous la direction de Christian Accaoui ;

et après  la lecture de L’Oreille divisée _ L’écoute musicale aux XVIIIe et XIXe siècles, de Martin Kaltenecker, aux Éditions MF ; cf mon article du 2 août comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » ;

voici une présentation de ma lecture de ce passionnant travail d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz, sur l’esthétique en mouvement (passionné !) d’un des esprits les plus curieux et généreux (et amoureux fou de musique) du XXe siècle, Romain Rolland : Les Mots sous les notes _ Musicologie littéraire et poétique musicale dans l’oeuvre de Romain Rolland

Je partirai de la synthèse de la quatrième de couverture de ce livre riche de 383 pages,

pour présenter ce qu’Alain Corbellari nomme, page 14, « une réévaluation du projet de Romain Rolland« , en entrant « véritablement«  _ enfin ! _ « dans le pourquoi » de sa « poétique musicale« , page 17 ;

Alain Corbellari précisant, page 18, que « c’est d’abord le système des jugements de Romain Rolland sur la musique et la façon dont sa pensée esthétique permettait de réévaluer l’ensemble de son œuvre » qu’il a « cherché à reconstituer ici«  _ voilà !

Tout en indiquant, page 21, en aboutissement de son très éclairant Avant-propos, que

« les opinions de Romain Rolland _ enfin prises pour objet de l’analyse de fond qu’elles méritent (et attendaient depuis si longtemps !) _ forment un système cohérent, quoique moins facile à cerner qu’on ne pourrait le croire de prime abord, tant les détails de ses jugements sont riches de nuances, de subtilités et de contradictions _ mais toujours parfaitement probes (et « sincères«  !) _ qui infléchissent la première impression que l’on pourrait avoir de l’axiologie qui les sous-tend » ;

car « Romain Rolland est _ d’abord et fondamentalement _ un victorien (comme son ami Zweig qui restait attaché aux conventions du « monde d’hier », tout en félicitant Freud de les avoir fait voler en éclats) ; il est ainsi toujours resté fidèle _ tel est et demeurera le socle de son appréhension et évaluation, in fine, de la musique, colorant les approches curieuses et généreuses de la nouveauté… _ à son goût des musiques postromantiques à la fois somptueuses et rigoureusement construites,

mais _ d’autre part et aussi, avec une très grande exigence de vérité _, sur ce socle, combien de découvertes ont assoupli _ voilà une des qualités de l’esprit de Romain Rolland ; tel un Montaigne _ les premières appréciations« .

Aussi Alain Corbellari précise-t-il, toujours page 21, se défendre « d’avoir voulu décrire un système clos et rigide. » Car « pour arrêtées qu’elles soient, les opinions de Rolland restent _ en conformité avec la générosité exigeante (éminemment noble) de sa personnalité _ ouvertes et malléables, fidèles à une pensée qui est d’abord acceptation de la vie en toute sa diversité«  _ toujours tel un Montaigne ; Alain Corbellari reliant (on ne peut plus excellemment !) le « frisson vitaliste«  rollandien à Bergson, Renan et Nietzsche, en plus de Wagner et Schopenhauer, page 22.

Et s’il n’est « pas question ici, précise-t-il encore page 22, de récrire la genèse de la pensée de Romain Rolland, ce travail ayant déjà été fait _ et bien fait _ par d’autres » _ David Sices, in Music and the musician in Jean-Christophe, en 1968 ; Bernard Duchatelet, La Genèse de Jean-Christophe de Romain Rolland, en 1978 _, on ne saurait jamais trop insister sur le fait que, « entre la fidélité à ses goûts et l’espérance du futur, entre la foi dans les vieilles valeurs de l’Europe des nations et la quête de celles qui formeront la nouvelle Europe unie, Romain Rolland s’est voulu _ au plus fondamental ! _ un homme qui cherche, un être toujours _ voilà ! inlassablement et avec pleine confiance ! _ en mouvement _ cf encore Montaigne (et le beau Montaigne en mouvement de Jean Starobinski)… _, qui, pour cette raison même, n’en était pas _ c’était un généreux et un enthousiaste ! _ à une contradiction près.« 

Mais « nous n’en tenterons pas moins de respecter une passion et une sincérité _ voilà ! les deux consubstantiellement liées _ qu’il est difficile de mettre en doute _ certes : Romain Rolland est d’une absolue et pure probité ! _ et qui fondent _ oui _ la valeur _ puissante _du témoignage de notre écrivain.

Or, dans la quête de vérité de Romain Rolland,

c’est bien la musique, comme il l’avouait sans détour dans ses Mémoires _ toujours disponibles, dans l’édition de 1956 : à la page 148, en un chapitre de complément intitulé « Musique«  _, qui aura été son fil d’Ariane _ voilà ! _ :

« La musique _ qui relie dans l’épaisseur mélodique et harmonique riche du temps : avec la délicatesse des modulations subtiles de ses jeux _ m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier. Je l’ai aimée, enfant comme une femme, avant de savoir ce qu’était l’amour d’une femme.« 


Voici, assortie de quelques farcissures de commentaires de ma part,

cette éclairante quatrième-de-couverture des Mots sous les notes d’Alain Corbellari :

« La postérité retient _ quand elle s’en souvient encore… _ de Romain Rolland qu’il fut _ très effectivement _ une figure emblématique du pacifisme _ cf, ainsi, son Au-dessus de la mêlée, en 1916 _ et de l’idée européenne. Plus méconnue, sa contribution majeure à la musicologie _ il fonda, rien moins !, la musicologie française au tournant du siècle _ témoigne cependant de sa véritable passion, la musique : « La musique m’a tenu par la main, dès mes premiers pas dans la vie. Elle a été mon premier amour, et elle sera, probablement, le dernier ».

Cette dévotion à la musique dont est empreinte  _ jusque dans le souffle des phrases _ l’ensemble de son œuvre fournit la trame de son plus grand succès populaire, Jean-Christophe, où Romain Rolland retrace, tout le long d’un « roman-fleuve », l’histoire d’un compositeur, dans laquelle on voit poindre la figure admirée de Beethoven. De fait, la musique infléchit l’ensemble de son œuvre _ c’est à montrer cela que s’attelle ici en effet Alain Corbellari. Fondateur de la musicologie française, artisan de la redécouverte de l’opéra baroque _ mais oui ! avec sa thèse pionnière Les Origines du théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’opéra en Europe avant Lully et Scarlatti, en 1896 ; ainsi que de l’ensemble de la musique dite aujourd’hui « baroque« , avec son Musiciens d’autrefois, en 1908 ; et Voyage musical au pays du passé, en 1919 _, ardent défenseur de la musique du début du XXe siècle _ cf son Musiciens d’aujourd’hui, en 1908 aussi… _, Romain Rolland fut sans doute, avec Rousseau _ hélas !!! le fossoyeur de la musique française, adversaire niais de Rameau ! je ne partage pas du tout cette thèse ! un Vladimir Jankélévitch a bien davantage ma faveur : mais Alain Corbellari reproche à ce dernier un sectarisme anti-germanique… _, le plus profondément musicien de tous les écrivains français. Il convenait donc de réévaluer la singularité de son projet esthétique _ voilà l’objet de ce travail ici d’Alain Corbellari _ à l’aune de la conjugaison _ subtile et difficile en leur feuilletage (Martin Kaltenecker dit, lui, « tressage«  !) : mal accepté de la plupart ! toujours aujourd’hui ! _ de ces deux arts auxquels Romain Rolland a voué sa vie entière : la littérature et la musique.

C’est précisément l’ambition de Les Mots sous les notes que de retrouver _ et lui rendre justice  _ le mouvement _ oui ! _, proprement symphonique _ absolument ! _, d’une œuvre et d’une vie _ étroitement tissées, en effet, l’une avec l’autre _ qui restent exemplaires d’un désir de communion fraternelle _ civilisationnel, plus encore que politique _ dont « L’Hymne à la Joie » de Beethoven a en définitive toujours constitué, pour Romain Rolland, la suprême expression« 

De fait,

la conclusion du livre (pages 329 à 332) rend très clairement compte de cette  position rollandienne _ conçue en terme d’« alliance« , davantage que d’« aporie« , page 330 _ entre musique et écriture ;

et aide à expliciter l’expression de « mots sous les notes« ,

ainsi que celles du sous-titre de ce travail d’Alain Corbellari, de « musicologie littéraire » et de « poétique musicale«  (dans l’œuvre _ multiforme : théâtre, romans, essais et articles (dont ceux de musicographie et musicologie : ces deux concepts ainsi que leur articulation subtile sont présentés pages 19-20)… _ de Romain Rolland)…

A cet égard, deux citations _ pages 17 et 330 _ empruntées à une lettre du 9 novembre 1912 à l’écrivain autrichien Paul Amann, sont particulièrement éclairantes.

La première : « Ne vous y trompez pas, je suis un musicien qui s’est armé de l’intellectualisme français« , est commentée ainsi par Alain Corbellari : « De fait, nous touchons là au plus profond, sans doute, des paradoxes qui ont taraudé notre auteur : ce musicologue post-romantique, profondément imprégné de l’idée que la grandeur de la musique résidait dans sa capacité à évoquer l’inexprimable _ du moins dans le discours premier et la prose ordinaire : Bergson, lui aussi mélomane, succombe aussi parfois à ce pessimisme à l’égard du pouvoir du discours ! _, a été, dans le même temps, l’un des hommes les plus « engagés » dans les débats socio-politiques de son époque » ; de même qu’il saura « garder intact jusqu’à la fin (son) élan idéaliste« , page 17.

La seconde : « Seules des circonstances hostiles m’ont empêché de me consacrer à la musique, ainsi que je le voulais« , Alain Corbellari, à la conclusion de son essai, peut la commenter ainsi, page 330 : en déclarant cela, « Rolland exprime certes un regret, mais ce n’est pas l’écriture qu’il rend responsable de cette frustration. Au contraire, écrire lui permet d’oublier _ et compenser, en partie : par les élans de l’écriture même ! _ l’appel de sa vocation première, au point que dans l’entre-deux-guerres, il avouera _ on l’a vu _ ne presque plus avoir le temps de simplement jouer du piano _ tant jouer bien requérait aussi d’exigences ! L’urgence _ dynamique ! _ d’une morale de la vie, de l’action et de la fraternité, qui fait de l’écriture un devoir _ sacré : la dimension éthique (avec sa vocation d’universalité) est fondamentale chez (et en) Romain Rolland _, semble ainsi constamment primer chez notre auteur l’interrogation _ mélancolique : une compulsion qui lui est étrangère ! _ sur l’adéquation des moyens à une fin pourtant décrite en des termes profondément mystiques.

L’écriture est bien, au sens rousseauiste (et derridien) un supplément : elle comble une carence de musique, mais elle possède aussi sa vie propre _ et il y a bien ainsi un « style« , sinon de la phrase même, du moins de l’œuvre (en son entièreté) envisagée d’un peu loin (mais toujours en l’élan), de Romain Rolland ;

cf ici la métaphore de la fresque (« faite pour être vue de loin«  ; et pas « à la loupe« ) empruntée par Romain Rolland à Gluck (« à qui on demandait la raison de certaines pauvretés d’harmonie« ), en une lettre (du 15 juin 1911) à Louise Cruppi, citée par Alain Corbellari pages 10-11 : telles « les peintures de la coupole du Val-de-Grâce » visibles seulement d’en-bas que donne Gluck en exemple, « certaines œuvres _ commente Romain Rolland en une sorte de plaidoyer pro domo en faveur de son propre « style«  d’écriture, de phrase et d’œuvre) ! _ sont faites pour être vues de loin, parce qu’il y a en elles un rythme passionné qui mène tout l’ensemble _ voilà : c’est une dynamique généreuse féconde : quasi dionysiaque… _ et subordonne tous les détails à l’effet général. Ainsi Tolstoï, ainsi Beethoven. (…) Mais jusqu’à présent aucun de mes critiques français _ (si, un seul, mais il n’est pas connu) _ ne s’est aperçu que j’avais un style.« )… _,

(l’écriture, donc, de Romain Rolland) possède aussi sa vie propre,

rêvant de transcender les limitations _ a-musicale qu’elle demeure, en un sens, cette écriture : malgré l’enthousiasme de ses élans, rythme et profusion emportée (au moins idéalement) _ dont elle se plaint d’être affectée.

Cette aporie explique sans doute, du même coup, que la revendication par Romain Rolland d’une poétique musicale

ait, aux yeux de ses lecteurs, très généralement _ même auprès des plus scrupuleux et savants _ passé,

au mieux comme une figure de style _ davantage idéalisée que proprement incarnée en son « style«  et ses phrases, de fait : eu égard à ce qui demeure de pesanteur en le victorianisme (puritain) endémique de Romain Rolland _,

au pire comme la preuve de sa nullité littéraire.

Que, de surcroît, cette poétique ait été fondamentalement infléchie par un désir d’améliorer à tout prix l’humanité

achève de brouiller son appréhension _ voilà où lui et nous en sommes en 2010-11 _,

sauf à imaginer _ et tel est l’apport de ce travail de fond d’Alain Corbellari avec ce livre-ci _

qu’il y a finalement une cohérence _ c’est la thèse du livre _

dans cette double disqualification du discours littéraire _ tel que s’en sert (noblement, et en vertu de sa formation : il est normalien) Romain Rolland ; au-delà du pire sens du mot « littérature«  : au sens de divagation divertissante ou lénifiante mensongère _ :

contestée en amont du sens par la musique,

et en aval par le discours humanitaire,

la littérature _ en son sens le meilleur, cette fois, et telle que la pratique Romain Rolland, en le déroulé de ses phrases _ se révèle peut-être, en fin de compte, le moyen

_ relativement complexe, en sa subtilité ; d’où le devoir (que s’impose Romain Rolland à lui-même) : « Parle droit ! Parle sans fard et sans apprêt ! Parle pour être compris ! Compris non pas d’un groupe de délicats _ et c’est ce que reproche Romain Rolland à bien des arts et des discours _, mais par les milliers, par les plus simples, par les plus humbles. Et ne crains jamais d’être trop compris ! Parle sans ombres et sans voiles, clair et ferme, au besoin lourd« , in l’Introduction (finale, a posteriori) à Jean-Christophe, cité par Alain Corbellari page 13 _

le plus adéquat

d’affirmer la fondamentale identité de ces deux revendications extrêmes,

car c’est au point où se rejoignent

l’ineffable _ cf mon article comprendre les micro-modulations de l’écoute musicale en son histoire : l’acuité magnifique de Martin Kaltenecker en « L’Oreille divisée » sur l’indispensable L’Oreille divisée de Martin Kaltenecker : à propos de l’écoute de la « musique ineffable« , aux pages 223-224 de ce livre majeur ! _ de la communication musicale _ en son idéalité musicalement incarnée dans la suite (mélodique et harmonique) des notes _

et l’idéale _ encore : en son pressant appel ! _ univocité _ désirée rassembleuse _ du mot d’ordre _ de vraie « paix«  construite, de « concorde«  (des cœurs : un pléonasme !), au sens où l’entend Spinoza en sa politique comme en son Ethique _ qui fonde le contrat social

….

que se situe l’écriture

_ passionnée, généreuse et inlassable : « Communiquer sans les mots : cet idéal musical _ de la musique purement instrumentale ; cf Carl Dalhaus : L’idée de la musique absolue _ une esthétique de la musique romantique _, problématique chez un écrivain, se traduit chez notre auteur par une activité d’écriture absolument frénétique« , avait dit Alain Corbellari, page 13 ; et encore, page 14 : « Pour Rolland, le souffle de la phrase, matérialisé par la ponctuation, est plus important que la correction _ c’est dire ! _ de la langue : « J’aimerais mieux quelques fautes de français, qu’un point final mis à la place d’un point et virgule » _ avait-il affirmé en une lettre à Péguy (le 24 octobre 1906). Cette attention à la respiration du texte ne trahit-elle pas, ici encore, le musicien ?« , commentait à excellent escient, Alain Corbellari… _

que se situe l’écriture

de Romain Rolland. »

Et Alain Corbellari de déduire, toujours page 330 :

« Cette alliance _ voilà ! _ de l’indicible musical et de l’expression sublimée de la pensée politique,

n’était-elle pas déjà le pari de ce parangon de toute musique qu’était pour Romain Rolland (et significativement aujourd’hui pour la Communauté européenne…) _ Alain Corbellari est citoyen neuchatellois _ l’Ode à la Joie qui termine en apothéose l’ultime symphonie de Beethoven ?« 

Et, page 331 :

« Un texte de 1922 publié en appendice de l’édition posthume du Voyage intérieur, et intitulé « Le Maître musicien« , nous fait voir _ sinon entendre, mais ne sommes-nous pas là dans l’inaudible musique des sphères ? _ la suprême métaphore musicale qui a guidé le combat humaniste de Romain Rolland :

« Cette symphonie de millions de voix diverses, c’est, pour moi, l’Unité cosmique vers laquelle _ tel un Kant, un Hegel, un Marx, ou un Spinoza _ je tends mon espoir et mon désir. »

Et Alain Corbellari de conclure l’essai, page 332, sur cette autre expression du Voyage intérieur pour qualifier, in fine, l’œuvre de Romain Rolland : « une œuvre qui a su, dans le même mouvement, développer une haute pensée de la musique et illustrer une souveraine musique de la pensée, fondée sur ce que Rolland appelait sa « conception toujours musicale, symphonique _ voilà ! _, de la vie et de l’univers » »…

Sur le fond,

la volonté de mieux (et enfin) prendre (vraiment) en compte l’inspiration musicienne de tout l’œuvre de Romain Rolland,

constitue, ainsi, le fil conducteur de cette enquête méthodique d’Alain Corbellari :

tout particulièrement en sa première partie, intitulée « Trajectoires« , dont les chapitres sont, on ne peut mieux significativement : « Une vie de musique« , « La culture française et la musique : quelques réflexions sur un amour malheureux« , « Un théâtre rousseauiste« , « Les querelles de l’opéra au XVIIIe siècle« , « Une Naissance de la tragédie à la française » et « Le cas Wagner ou d’une décadence l’autre » _ on remarquera la référence nietzschéenne de ces deux derniers chapitres de « Trajectoires« 

Et cela, à commencer par le sérieux du travail de musicologie(-musicographie), pionnier en France, de Romain Rolland :

à partir de son travail de thèse entamé à Rome _ « en moins de quatre mois« , de novembre 1892 à Pâques 1893, « il réunit la documentation d’un travail sur les origines de l’opéra en fouillant les partitions inédites de la bibliothèque Sancta Cecilia, notamment celles de Monteverdi. De retour à Paris, il la complète et rédige ses thèses« , résume Jean-Bertrand Barrère en son très utile Romain Rolland par lui-même, paru dans la collection Microcosme-Écrivains de toujours, aux Éditions du Seuil, en 1955 _ ; en juin 1895, Romain Rolland est reçu docteur ès-Lettres : avec pour thèse principale : Les Origines du Théâtre lyrique moderne _ Histoire de l’Opéra avant Lully et Scarlatti ; et pour thèse complémentaire Cur ars picturæ apud Italos XVI sæculi deciderit, et il devient chargé de cours complémentaire d’Histoire de l’Art à l’École Normale Supérieure, où il débute ses cours en novembre 1895.

« Officialisé, ce cours devient en janvier 1897 le premier cours d’histoire de la musique donné en France dans une grande École« , indique Alain Corbellari, page 30.

« Les première années du nouveau siècle voient se réaliser les étapes définitives de l’institutionnalisation de la musicologie en France : en 1902, une École de musique est fondée à l’École des Hautes Études Sociales, et Rolland en est nommé directeur, tenant le 2 mai un discours d’ouverture intitulé « De la place de la musique dans l’histoire générale », qui deviendra l’introduction de son volume de 1908 sur les Musiciens d’autrefois« , pages 31-32.

« En 1903 _ continue Alain Corbellari page 32 _, lors de la réorganisation de l’École Normale Supérieure qui liquide les maîtres de conférence et les redistribue dans l’Université, Romain Rolland devient le premier professeur de musicologie de la Sorbonne ; son premier cours aura lieu le jeudi 17 novembre de l’année suivante, et le nouveau professeur ne cache pas sa joie d’avoir enfin fait accéder la musicologie à la reconnaissance institutionnelle :

« Si j’ai cru devoir (…) donner à ce cours d’histoire de l’art (…) le caractère d’un cours spécial d’histoire de la musique, je pense qu’il est à peine besoin que je m’en excuse ou que je m’en explique. Il y a une vingtaine d’années, ce n’eût peut-être pas été superflu. Beaucoup n’eussent pas admis en France que la musique pût être considérée comme une matière d’enseignement scientifique et historique ; et bien peu eussent reconnu à Bach et à Beethoven une importance égale dans l’histoire générale à Shakespeare et à Goethe, la musique commençant à peine à s’insinuer timidement dans nos manuels d’histoire générale et d’histoire de l’art ; et elle n’y réussit pas toujours« …

« Le 28 octobre 1910, Romain Rolland subit un grave accident : il est renversé par une automobile. Trois mois de lit : le 23 février 1911, il va passer en Italie sa convalescence » ; et « en juillet 1912 : après deux ans de congé, dont le dernier passé en Italie (…), Romain Rolland donne sa démission de la Sorbonne, pour se consacrer entièrement à son œuvre » (d’écriture) _ résume Jean-Bertrand Barrère.

« L’activité musicologique de Romain Rolland se déploie donc essentiellement _ ainsi que le récapitule Alain Corbellari, pages 38-39 _ avant la Première guerre mondiale _ surtout : c’est l’impulsion décisive et la fondation _ et dans les dernières années de sa vie _ et son retour (de Suisse) en France, de 1938 à 1944. De la première époque, datent la thèse sur les débuts de l’opéra et tout le travail effectué, dans la continuité directe de celle-ci, sur la musique baroque, à savoir la monographie sur Haendel _ La Vie de Haendel, en 1910… _ et les deux recueils d’articles Voyage musical au pays du passé et Musiciens d’autrefois ; s’y ajoutent les travaux sur la musique « moderne », c’est-à-dire celle du XIXe siècle et du début du XXe, dont l’essentiel est recueilli dans le volume Musiciens d’aujourd’hui (…).

A Henry Prunières qui lui demande en 1924 pourquoi il ne s’adonne plus à la musicologie, Romain Rolland répond :

« Non, mon cher ami, je n’écris plus d’articles sur la musique. « Tempi passati. » _ Je me contente de m’y retremper, par bains prolongés, comme j’ai fait en mai-juin derniers (plus de 20 concerts et théâtres en 30 jours !) _ Je dois me consacrer aux tâches principales _ politiques, « humanitaires » dirions-nous aujourd’hui… _ qui exigent toutes mes forces. (…) Impossible de faire, au milieu d’elles, une place _ comme elle le mérite, du moins : avec tout le sérieux requis ! _ à la musique. Je l’aime trop pour écrire sur elle négligemment. _ Je ne suspendrais mon vœu de silence que le jour où je rencontrerais un Beethoven vivant. Alors, je lui sacrifierais tout le reste, _ pour un temps. _ Mais nous n’en sommes pas là !«  (lettre du 9 octobre 1924)… _ page 39.

« Romain Rolland rédigera cependant encore la somme en sept volumes qui lui tenait tant à cœur, sur « l’autre », le vrai, le seul Beethoven, le dieu de toute sa vie, travail qui prend sa source dans la petite monographie _ La Vie de Beethoven _ parue aux Cahiers de la Quinzaine en 1903 et dont l’écriture, après deux volumes publiés en 1928 et 1930, s’épanouira surtout après son retour _ de Villeneuve, au bord du Léman, dans le canton de Vaud, en Suisse _ en France en 1938 _ Romain Rolland s’installe à Vézelay : il y mourra le 30 décembre 1944 _, opus ultimum inachevé auquel Romain Rolland, se retirant de plus en plus des affaires du monde, travaillera jusqu’à sa mort.

Sa réputation de musicologue, de fait, ne faiblit guère dans les dernières années de sa vie ; et s’il a refusé la plupart des sollicitations, les rares témoignages qu’il a consentis à livrer dans l’entre-deux guerres, montrent bien son souci de fondre la recherche musicale au sein d’une quête plus vaste _ voilà : tout se tient (plus que jamais !) dans l’œuvre de Romain Rolland ! _ sur les fins de l’homme et de la société humaine«  _ dont la construction est son objectif de fond ! à l’échelle et de sa vie, et de l’Histoire !, page 40. Romain Rolland combattant pour mettre inlassablement en œuvre les fins posées par les Encyclopédistes des Lumières…

« Pas plus que l’on ne saurait établir une différence entre un travail musicologique et un travail musicographique, voire journalistique, de Romain Rolland,  on ne peut pas sans arbitraire dissocier la science de l’art, et encore moins le but social du but moral, ou de la visée métaphysique, dans ses écrits sur la musique _ avance, avec une très juste largeur de vue, Alain Corbellari, pages 40-41. Les œuvres du passé donnent la main à celles du présent, elles en font comprendre les racines, en éclairent les enjeux et, par leur présence toujours vivante, fécondent l’avenir _ ne jamais perdre de vue que la formation de base (et pour toujours) de Romain Rolland a été celle d’un historien ; en 1889, il a été reçu huitième à l’agrégation d’Histoire ; et ses thèses (menées de 1892 à 1895) : entreprises sous l’impulsion de son maître l’historien Gabriel Monod, elles ont été menées à bien pour complaire à son futur beau-père, le linguiste Michel Bréal (1832-1915) : « le père de Clotilde, le grand linguiste Michel Bréal, introducteur des études indo-européennes en France, exige en effet que son futur gendre, pour obtenir la main de sa fille, termine son travail de thèse« , page 26 ) ; ces thèses, donc, de Romain Rolland sont en effet d’abord des thèses d’Histoire. Les travaux de musicologie (et Histoire de la musique) de Romain Rolland entrent ainsi d’abord dans le cadre de l’Histoire de l’Art, conçue comme une des branches de l’Histoire universelle.

Une bonne génération avant Malraux _ et son idée de « musée imaginaire«  total… _, Romain Rolland prend acte de l’extraordinaire élargissement _ largement historiographique ! _ de notre horizon culturel que promeut la civilisation moderne, faisant de nous les contemporains de l’ensemble des manifestations artistiques de l’histoire _ mais déjà Wilhelm Heirich von Riehl (1823-1897) avait ouvert (en Allemagne) cette voie-là avec ses Études culturelles de trois siècles, en 1859 ; ainsi que Hermann Kretzschmar (1848-1924), avec les trois volumes (d’herméneutique musicale) de son Guide de Concert (1888-1890) ; cf les analyses remarquablement riches et pertinentes de Martin  Kaltenecker dans L’Oreille divisée : ici aux pages 343-346…

De la vulgarisation d’un traité du XVIIIe siècle aux considérations les plus techniques sur la déclamation moderne, en passant par la narration, pour le grand public, de la vie de quelques compositeurs plus ou moins oubliés, tout se tient _ voilà ! _ dans les écrits musicaux de Romain Rolland, constamment soulevés par la foi dans l’universalité _ oui ! _ des manifestations temporelles de la musique et par le désir d’accroître _ tant quantitativement que qualitativement ; et pédagogiquement, à la façon des Encyclopédistes des Lumières : ce sont des enjeux de civilisation ! pour ce fervent républicain qu’est Romain Rolland _ l’amour d’un art qui lui apparaît comme celui, par excellence _ par des genres comme ceux de la symphonie ou de l’oratorio, pour commencer _, de la fraternité humaine, en même temps que celui qui permet d’aller le plus loin dans la connaissance du cœur de l’homme » _ considérations cruciales d’Alain Corbellari, page 41.

La formidable curiosité,

notamment pour les musiques anciennes _ Romain Rolland sait reconnaître l’importance (et tant esthétique qu’historique !..) d’un Lassus ou d’un Provenzale ; et je ne parle même pas de son éloge du génie de Monteverdi : rien qu’à lire les partitions (inédites) à la bibliothèque Sancta Cecilia, à Rome ! en 1893… _,

mais aussi pour celles d’aujourd’hui (et de demain…) de Romain Rolland,

est cependant encadrée, notamment en certaines des évaluations de son goût (même très exigeant), par des conceptions largement héritées, certes _ qui donc y échappe ? _, de son temps et ses perspectives,

en particulier une vision centrée sur le schème d’un progrès de la musique « vers un art total« , inspiré de Wagner, ou du wagnérisme, à son plus fort alors, et particulièrement en France ;

même si, d’autres fois, Romain Rolland, toujours et immédiatement _ et sans jamais y déroger ! il est toujours parfaitement probe ! _ sincère, prend un recul davantage critique à l’encontre de ce schéma (et son schématisme)…

De même,

on peut s’interroger, aujourd’hui, sur les critères de ses appréciations sur Bach (par rapport à Haendel), ou Rameau, par rapport à Rousseau et à un certain rousseauisme _ une certaine sécheresse intellectualiste ? _ ; Rousseau et rousseauisme vis-à-vis desquels Alain Corbellari _ du fait de leur commun helvétisme roman ? _ me semble manifester lui-même un peu trop de complaisance ; même si Romain Rolland finit par préférer l’approche esthétique de Diderot à celle du citoyen de Genève… _ Idem à l’égard d’une certaine méfiance à l’égard de la musique française de la part d’Alain Corbellari : il faudrait en discuter plus précisément avec lui…

Il n’empêche : la curiosité et la capacité d’enthousiasme, constituent des facteurs assurément sympathiques (et largement féconds : à l’aune de sa vie) de l’idiosyncrasie de Romain Rolland, et de ce qu’elle colore en son approche de la musique (et de la civilisation ! _ intimement liées en leurs plus hautes exigences _)…

Et en tant qu’écrivain _ et c’est un point fort intéressant : quant à l’existence ou pas ; et à la valeur, ou pas, de son « style«  ! _,

et « si l’on suit la bipartition que propose Jean Prévost, dans son fameux livre sur Stendhal _ La Création chez Stendhal… _, entre deux types d’écrivains, ceux qui accumulent brouillons et ratures, et ceux qui, comme Stendhal justement, « improvisent »,

c’est évidemment dans la seconde catégorie qu’il faut ranger Romain Rolland. (…)

Le prédisposent à cette tendance improvisatrice

non seulement son impatience naturelle et sa passion de convaincre immédiatement,

mais aussi son goût et sa pratique de la musique.

Edmond Privat avait remarqué cette analogie, lui qui parlait de la « manière inégalable de Romain Rolland, qui écrit ses livres en donnant l’impression qu’il est au piano » _ avec un extraordinaire naturel !., note Alain Corbellari, page 12. Cf ici le livre passionnant de François Noudelmann, Le Toucher des philosophes _ Sartre, Nietzsche, Barthes au piano ; et mon article du 18 janvier 2009 : Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’ »exister »

Et notre auteur _ Alain Corbellari est professeur de littérature aux Universités de Lausanne et de Neuchatel _ d’ajouter, page 12, à propos de l’écriture (et du style !) de Romain Rolland :

« Son écriture, hérissée de tirets et de parenthèses,

encore soulignés par des virgules souvent redondantes,

témoigne éloquemment du feu _ et du souffle : les deux me rappellent ceux de ses deux (géniaux) condisciples de Normale : Paul Claudel (1868-1955), et plus encore, André Suarès (1868-1948) ! quel génie scandaleusement méconnu aujourd’hui ! Commencer par lire Le Voyage du condottiere _ qui a présidé à la composition de ses phrases ;

ses essais sont envahis de notes qui s’étendent parfois sur plusieurs pages,

signes sûrs de son goût du premier jet :

lorsqu’il se relit, il ne corrige pas _ de même que le merveilleux Montaigne ! _, mais complète son texte _ cf aussi les paperoles de Proust (1871-1922)… _ par des considérations _ positives, enrichissantes _ adventices » …

J’apprécie pour ma part la générosité joyeuse

de ce positif qu’a inlassablement été, toute sa vie, Romain Rolland ;

et sur la « joie spacieuse« ,

s’enrichir de la lecture (contagieuse) du très beau livre de Jean-Louis Chrétien : La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation

Un travail passionnant, donc,

que ces très riches Mots sous les notes d’Alain Corbellari, aux Éditions Droz ;

et guère relevés jusqu’ici par la critique (scrogneugneuse, probablement…) des médias.

Le désert _ de l’incuriosité et de l’inenthousiasme ! _ gagne si vite…

Résistons !

Titus Curiosus, le 20 août 2011

Face à l’énigme du devenir (poïétiquement) soi, l’intensément troublant « Dialogue avec les morts » (et la beauté !) de Jean Clair : comprendre son parcours d’amoureux d’oeuvres vraies

27mar

Dialogue avec les morts, de Jean Clair,

qui paraît ce mois de mars aux Éditions Gallimard,

est un livre (de vérité ! _ par sa profonde probité ! _) rare à ce degré d’intensité (!!!)

de trouble… :

tant de son auteur l’écrivant,

que des lecteurs qui le découvrent _ et partagent !

et s’en enchantent !!! _,

au fil de ses chapitres,

dont voici les titres successifs :

l’âge de lait (pages 13 à 50),

l’âge de craie (pages 51 à 91),

les mots (pages 93 à 116),

la ville morte _ c’est Venise ! splendidement analysée : un labyrinthe (sans perspectives…) pour métamorphoses (carnavalesquement et très discrètement, à la fois…) secrètes !.. _ (pages 117 à 135),

Hypnos (pages 137 à 153),

l’âge de fer (pages 155 à 178),

la débâcle (pages  179 à 205),

l’âge de chair (pages 207 à 234),

Eros (pages 235 à 254) ;

et, enfin (pages 255 à 280) _ c’est le chapitre ultime du livre : le cinquième et dernier volume de l’autobiographie de Thomas Bernhard, porte (après L’Origine, La Cave, Le Souffle, Le Froid…) presque le même titre : Un Enfant, lui… _,

une enfance

Il s’agit,

en l’aventure intensément troublante de cette écriture (de rare probité : celle à laquelle nous a accoutumés Jean Clair ! de livre en livre, comme de commissariat d’exposition en commissariat d’exposition…) en dialogue avec des voix désormais tues

_ mais lumineusement audibles à qui ose se rendre (et se tendre…) vers elles, et les recevoir (accueillir, écouter) : humblement « dialoguer«  _ oui, voilà… _, enfin… ; si loin, mais en même temps si près, ces « voix«  ombreuses-là, pour peu que l’on ait appris (et consenti) à devenir, silence fait autour (et muri…), enfin « véritablement«  attentif à leur ténue et essentielle musique

qui, encore, s’adressant à nous, toujours, persiste… _

il s’agit, donc,

d’un face à face rétrospectif,

l’âge venu _ celui des rétrospections : « Je suis né le 20 octobre 1940. Ce jour-là, à Paris, pouvait-on lire dans les journaux, il n’y avait plus une seule patate à vendre _ ni, surtout, à pouvoir acheter et se mettre sous la dent… _ sur les marchés. C’était la débâcle. On m’envoya à la campagne«  : en Mayenne, le pays d’origine de sa mère ; ainsi débute le livre, page 15… _,

avec _ ce face à face, donc, rétrospectif… _

avec la formation de lui-même _ de Jean Clair _,

en ses enfance, adolescence et jeunesse

_ du temps que son prénom n’était pas Jean, et que son nom, reçu de son père, morvandiau, était Régnier : mais on trouve aussi des Régnier, et en Flandres, et à Venise (Ranier, ou Ranieri…) ; cf à la page 264 : « Quel étrange détour par l’écriture me faisait réexhumer des passages et réinscrire des palimpsestes que des arrière-parents, dont je ne savais rien, avaient autrefois tracés, quelque part entre Bruges et la Sérénissime ?«  ; avec ce résultat, majeur !, page 265 : « L’écriture est un refuge et un foyer : ce qu’elle désigne, c’est précisément l’impossibilité d’en appeler au Père. Elle trace les repères d’une topographie imaginaire _ où Venise est alors, dans le cas de Jean Clair, à la façon de New-York pour d’autres transhumants encore, un passage (de ressourcement créatif !) crucial ; et pour toujours ! _, dans l’espoir insensé _ malgré tout ! _ d’y découvrir une toponymie familiale« … : j’y reviendrai ! ce point est capital ! _ :

rétrospection

de la naissance (le 20 octobre 1940) jusqu’à la mort de son père (en 1966 ou 1967),

quand le jeune homme passablement turbulent et « en colère » qu’il avait été (en cette jeunesse

_ « quelque temps même ce purgatoire _ celui de son enfance mayennaise, à la Pagerie : cf les premiers chapitres : « l’âge de lait« , « l’âge de craie«  _ devint un enfer« , page 237 : « je devenais la proie de colères violentes » ;

au point qu’« on m’envoya consulter dans ce qu’on appelait alors un dispensaire public d’Hygiène sociale. J’y fus accueilli par une jeune psychologue qui, un peu désemparée, m’adressa à un « psychanalyste », mot nouveau, étrange, inconnu, qui cachait sans aucun doute des savoirs étonnants« , page 237 toujours. « C’était une femme d’une cinquantaine d’années, l’une des premières en France à avoir imposé en hôpital public cette spécialité et à pouvoir l’exercer » : une rencontre déterminante ! « Elle avait été comme ma seconde mère » (celle qui « avait appris la parole » (page 240), même si « les mots ne me viendraient jamais comme il faut _ « faute d’une aisance de naissance que je ne posséderais jamais«   _, comme si je n’avais _ jamais _ pu _ in fine… _ tout à fait _ voilà ! _ me réconcilier« … : j’y reviendrai aussi : c’est l’épisode-seuil sur le chemin de soi, en critique d’art exigeant !, de Jean Clair !.. _),

quand le jeune homme passablement turbulent et en colère, donc, qu’il avait été

_ et demeure, d’une certaine façon (mais contenue et polissée…) encore ! : « la seule rage qui m’habite encore, c’est celle du malappris que je suis resté, et qui parfois explose en mots orduriers. Comme un réflexe primitif, l’enfance remonte en moi. La colère, je crois, ne me quittera jamais« .., voilà !, page 240 _

perdit

_ lui-même était alors en sa vingt-septième année : « à vingt-six ans, quand il _ le père, donc _ avait disparu _ soit en 1966, ou 67 _, j’avais quitté mes études, et, mal à l’aise, n’avais rien décidé de mon avenir, perdais mon temps et multipliais les échecs.

Beaucoup de mon comportement et de mes décisions ultérieurs serait dicté par l’angoisse de réparer _ voilà ! _ cette impression _ laissée au père _, alors qu’il avait dû, en vérité _ tous les mots comptent ! _ emporter sa tristesse et ses craintes dans sa tombe, irrémédiablement », page 254 : voilà ce à quoi il faut donc impérativement et  comme cela se pourra, « remédier«  ! et ce qu’accomplit, probablement, ce livre !!!

même si on lit, page 279, soit à peine vingt-cinq lignes avant le mot final (« les armoires fermées à clef de son enfance« , page 280..), ceci : « J’imagine en ce moment que mon père frappe à la porte, que je lui ouvre et qu’il me dit : « Pardonne-moi, je suis en retard »… Sans prendre le temps d’être saisi, je me précipiterais vers lui et je l’enlacerais, et ce baiser serait si long, pour dissiper le silence et l’absence de toutes ces années d’enfance où il était là et où je ne lui parlais pas, qu’il y faudra tout le temps _ voilà ! _ qui me sépare de ma propre mort« _

quand le jeune homme

turbulent et en colère

perdit, donc,

son père…

Jean Clair entre maintenant _ le 20 octobre 2010 _ en sa septième décennie de vie :

quel nom donne-t-il à ce nouvel « âge » sien-ci de vie ?..

Peut-être celui _ tant qu’il est encore temps : de l’écrire ! Jean Clair est (toujours, encore…) un homme davantage de l’écrire que du parler… : « parler, c’est toujours un peu commander, au moins imposer le silence autour de soi. C’est un travers. Pourquoi parler en tout cas, quand ce n’est pas pour demander ou pour commander ?« , lit-on page 96… _

du « règlement de la dette« 

envers ceux auxquels

l’homme accompli qu’est devenu Jean Clair

doit le plus…

_ cf le commentaire au cadeau paternel de « la tourterelle grise et rose, attrapée dans les champs de son pays« , le Morvan (ce récit, avec cette expression, se trouve page 252 ; cf aussi La Tourterelle et le chat-huant ; ainsi que mon article du 27 mars 2009 : Rebander les ressorts de l’esprit (= ressourcer l’@-tention) à l’heure d’une avancée de la mélancolie : Jean Clair…) : « C’est la colombe qui, succédant au corbeau, vient annoncer aux passagers de l’Arche que la terre approche, et avec elle le salut. Symbolisant le vol de l’âme, serrée dans la main tendue par-dessus le vide, l’oiseau blanc assure la transmission des générations _ voilà ! _, le geste d’amour qui permettra aux enfants de reconnaître la dette et de la diminuer peut-être« , aux pages 252-253 : des éléments cruciaux, comme on voit…

Car « retrouver l’écho _ voilà ! persistant ! et non repoussé… _ des voix de ceux qui ont disparu

me retient désormais _ voilà ! _ avec une force que j’ignorais autrefois _ tant inconsciemment que consciemment : les deux !

C’est sans doute que,

le temps aidant _ il faut le prendre à la lettre : le temps peut, et très effectivement !, « aider » ! si on y met aussi un peu du sien : à travailler avec lui, en ses forces… _,

le fait de me rapprocher d’eux

et de m’éloigner des vivants

_ en proie à bien des « débâcles« , tant et tant (même si pas tous : beaucoup trop !..) ; cf la terrible vérité des croquis de personnes dans le très beau chapitre « La Débâcle«  ; par exemple, à côté de ceux des S.D.F., celui, pages 195-196, du « monomaniaque du mobile« , avec cette conclusion-ci : « ce dialogue avec les spectres, où un individu dans le désert des hommes ne connait que lui-même, me paraît plus inquiétant que celui du bigot ou du fou quêtant son salut ou apprenant sa damnation d’une voix qui sort de bien plus loin que du petit cercle de ses semblables. Cette clôture _ étroitissime ! _ de l’homme sur l’homme seul et parmi les hommes, c’est ce qu’on appelait jadis, probablement, l’Enfer«  _

me les fait entendre plus distinctement _ oui _, et sur un ton plus grave _ et comme profond : d’« élévation« , en fait et plutôt : « monter, accéder à la lumière, élucider, maîtriser les apparences, ce sont des images qui me paraissent préférables à celles qui supposent de se laisser couler vers on ne sait quel abîme _ profond ! et sans fond… _ de l’être, qui n’est que ténèbres, étouffement et solitude« , précise Jean Clair, page 100… _,

par un phénomène spirituel _ voilà _ guère différent de l’effet Doppler en physique« ,

peut-on lire page 97…

Et Jean Clair de préciser, un peu plus bas, pages 97-98 :

« Ce dialogue _ avec réciprocité : davantage qu’autrefois, moins timide… _ avec les morts,

une fois qu’on ne peut plus les entendre _ in vivo _,

prend une forme singulière quand il devient un dialogue avec ses parents ou ses proches

_ Jean Clair évoquera aussi, même si ce sera fort discrètement et très, très rapidement, et à l’occasion du goût

(voire de la cuisine _ cf page 247, en un passage, du chapitre « Eros« , intitulé « L’Apprentissage du goût«  : « Les femmes que l’on a aimées vous ont ouvert avec douceur le royaume des sensations nouvelles jusqu’à pousser la porte de la cuisine. La mère nourricière se confond avec l’amante attentive, dans l’apprentissage _ voilà ! être homme, c’est apprendre ! _ qu’elles offrent l’une et l’autre, au palais du jeune homme que l’on fut, des saveurs, des douceurs et des amertumes d’un genre plus domestique que celles de l’amour des corps, et néanmoins aussi précieux. « Ici aussi les dieux sont présents », avait dit Héraclite près de son four _ une citation qui m’est aussi très précieuse ! C’est une autre version de la Madone au bol de lait, ou à l’auréole d’osier, avec l’ange qui vient familièrement s’inviter à la table« , page 247, donc… _ ),

en de furtifs superbes portraits à peine crayonnés _ à la Fragonard… _,

Jean Clair évoquera aussi, donc,

les femmes qu’il a aimées,

et ce qu’elles lui _ ainsi « conduit par de jeunes fées« , dit-il, page 246 _ ont

merveilleusement généreusement donné

_ le livre lui-même est dédié, page 9, « A la jeune fille«  ;

de même, qu’a pour titre « La Jeune fille«  une partie (très courte) du chapitre « Eros«  ;

que voici, même, in extenso :

« Plus elle avance dans la vie _ voilà ! _

et plus,

sur le cliché qu’on a pris d’elle un jour, bien avant que je la rencontre,

et où elle apparaît radieuse, les mains tendues vers un inconnu demeuré hors champ,

je la vois rajeunir,

me semble-t-il,

comme si les années qu’elle additionne de ce côté-ci du temps

lui étaient à mesure retirées de la photo ancienne,

au point qu’elle finira par m’apparaître sans doute comme cette adolescente

que je regretterai toujours de n’avoir pas connue« 

On échange _ enfin ! _ avec eux

_ « ses parents ou ses proches« , donc,

je reprends le fil de la citation, après l’incise de « La Jeune fille«  _

on échange avec eux

les mots qu’on aurait aimé leur adresser quand ils étaient vivants

et qu’il n’était pas possible _ = trop difficile, alors ! On n’en avait encore acquis la force d’y parvenir ! _ de leur dire.

Ces mots, on les imagine _ maintenant ; et désormais.

Et comme ils ne provoquent pas de réponse _ nette _,

ils se fondent dans un silence embarrassé« …

_ voilà qui m’évoque le dialogue (bouleversant de probité, lui aussi !) avec son épouse disparue, Marisa Madieri,

de l’immense (triestin

_ et Trieste, sinon Magris lui-même, est présente dans ce livre-ci de Jean Clair : aux pages 257 à 266… ;

ces pages, intitulées « Les Miroirs de Trieste« , ouvrent même l’ultime chapitre du Dialogue avec les morts de Jean Clair , « Une enfance« )

voilà qui m’évoque, donc,

le dialogue (bouleversant de probité, lui aussi !) avec son épouse disparue (en 1997), Marisa Madieri,

de l’immense (triestin) Claudio Magris,

en son si intensément troublant (et étrange, et profondément grave), lui aussi,

et sublime,

Vous comprendrez donc :

...

Dialogue avec les morts et Vous comprendrez donc : deux immenses livres

intensément troublants

qui s’adressent à la plus noble (et formatrice : civilisatrice !) part d’humanité des lecteurs que nous en devenons…

De Marisa Madieri,

séjournant de l’autre côté de l’Achéron depuis 1997,

lire le lumineux Vert d’eau, édité en traduction française à L’Esprit des Péninsules…

Et sur la Trieste de Claudio Magris,

courir au merveilleux Microcosmes !!

Et, un peu plus bas encore, page 98,

face à la difficulté de,

en ce quasi impossible dialogue à rebrousse-temps (irrémédiablement passé !), avec les disparus,

face à la difficulté, donc,

de partager (avec eux, les années ayant passé…) la pratique d’une même langue :

« Mais la plupart du temps, comme dans les rêves,

il n’est pas besoin de parler,

la présence suffit

_ voilà !

précise Jean Clair ; parmi un monde de fuyards s’absentant (frénétiquement ou pas) de tout, à commencer d’eux-mêmes et de l’intimité (charnelle) aux autres ; cf ici le beau livre (important !) de Michaël Foessel, La Privation de l’intime ; et mon article du 11 novembre 2008 : la pulvérisation maintenant de l’intime : une menace envers la réalité de la démocratie

On parle le langage des sourds-muets.

On ne signifie rien,

on ne signale pas,

on signe, simplement« …

_ on fait (enfin ; et pleinement !) simplement acte (plénier)

de reconnaissance : de sujet humain à sujet humain ;

de visage à visage

_ sur la « visée du visage« ,

à partir de l’exemple de la peinture d’Avigdor Arikha (« une peinture qui dit tout, rien que tout, mais tout du tout qui se présente aux yeux« , page 59…),

et débouchant sur une « histoire (…) qu’il faudrait enseigner dans les écoles« , celle qui lie et relie Monet, Bonnard, Balthus et Lucian Freud : « de Monet à Freud, une chaîne s’est formée d’individus qui se reconnaissaient _ voilà _ et qui cherchaient à se parler _ oui ! _ et à transmettre un métier« … : c’est tellement précieux !

Et « de Balthus à Lucian Freud : toute une famille de peintres a rappelé, après la guerre comme avant, qu’un visage était sans prix _ voilà !

Les trois derniers _ soient Bonnard (1867-1947), Balthus (1908-2001) et Lucian Freud (né en 1922) _ ont été les témoins d’une époque où, mû par une idéologie démente, on s’était mis à immatriculer les gens. Ces gens qu’on dénombrait, après les avoir dévisagés, et dont on inscrivait le chiffre sur la peau à l’encre indélébile, craignait-on qu’on n’arrive plus, au Jugement dernier, à les reconnaître et à les distinguer ?

Ce fut l’entreprise la plus meurtrière que l’homme _ individus, un par un, comme l’espèce entière ! _ ait affrontée.

Les vivants ont le nez droit ou recourbé, court ou allongé, mais la mort a le nez camus ; tous les morts ont le nez camus. Pour les distinguer à nouveau, il faut leur refaire un visage. Le peintre y répond _ en peintre ! _ comme il peut : les gens se reconnaissent, non pas à leur numéro d’abattage comme les brebis, mais à leur visage, à leurs traits. Et les nommer, les peindre un par un, les transformer en personne, c’est les tirer _ en leur irréductible singularité ! de sujet ! et pour jamais !!! cf, déjà, les (sublimes) visages du Fayoum… ; là-dessus, lire, de l’excellent Jean Christophe Bailly, le très fin et très puissant L’Apostrophe muette _ de la mort« , page 63 ;

sur la « visée du visage« , donc,

lire (et méditer : longtemps !) l’admirable passage qui court de la page 60 à la page 63 :

par exemple,

« L’homme, en tant que personne, ne se remplace pas. Il n’est pas interchangeable, ni renouvelable, il est unique à chaque fois ; et c’est bien là le mystère auquel le peintre doive s’affronter, et qui suffit à occuper _ certes ! _ toutes ses forces«  ;

et « Dénommer, appeler, rappeler les apparences, c’est sauver l’homme de la mort. Dénommer et non pas dénombrer, désigner et non pas mesurer ou quantifier. Dire et peindre, c’est rappeler les êtres à la vie, c’est le contraire de les précipiter dans le nombre » _ soit le contraire du (stalinien) « à la fin, c’est la mort qui gagne !« 

« Représenter un visage humain et lui donner sa valeur unique, est (…) rare et compliqué puisqu’il est là, devant soi, embarrassant, et qu’on ne peut pas ruser _ voilà ! _ avec sa présence » : c’est elle qu’il faut ainsi, et pour jamais, ressentir et donner…

Et lire aussi l’admirable passage intitulé « Les Guichets« , aux pages 198 à 201 du chapitre « La Débâcle«  :

« On ferme l’un après l’autre les guichets qui étaient à l’homme laïque des temps républicains ce qu’étaient les confessionnaux à l’homme pieux des temps religieux. (…) J’imagine l’homme solitaire, la veuve, la petite vieille, l’étudiant célibataire ; ils vont rester des jours sans pouvoir _ de fait, simplement _ adresser la parole à quiconque.

La disparition lente et sournoise des bistrots où l’on allait prendre un petit blanc au zinc, moins pour se désaltérer que pour acheter le droit, moyennant trois sous, d’échanger quelques propos avec des inconnus, semble le point final de cette métamorphose _ régressive : barbare ! _ urbaine.

(…) Nous nous apprêtons à vivre dans un monde _ psychotique _ de solitaires contraints au silence,

qui, n’auront pas, contrairement aux ordres contemplatifs, le consolant espoir d’une vie dans l’autre monde.

Parallèlement à ce retrait de l’art _ mais oui ! _ de la conversation _ ce fut un art français… _ ,

la multiplication du « self-service »

_ , qu’il s’agisse de se restaurer, de faire un plein d’essence, de réserver un billet de train ou de poster un paquet, il n’est plus possible de s’adresser _ si peu que ce soit _ à quelqu’un ayant face humaine… _

est assurément la trouvaille la plus cynique de l’esprit _ dit : auto-proclamé ! _ moderne,

qui réussit à faire passer _ et le tour est joué ! _ pour une libération

ce qui n’est qu’une servitude _ et comment ! _ supplémentaire.

Plus éprouvante encore que cet effacement _ avec la dé-subjectivation qui l’accompagne ; cf Michel Foucault… _ de la personne,

est l’imposition d’une voix sans visage.

Dois-je me faire livrer un bien, louer une voiture, requérir un service,

je serai « mis en relation » avec un inconnu dont je n’ai jamais vu et dont je ne verrai jamais le visage, et qui, à distance, m’adressera les règles nécessaires et m’adjoindra _ et quasi m’enjoindra : on est au bord de l’injonction !.. _, sans trop de politesse, d’y satisfaire sans trop tarder _ sinon, tant pis pour moi !..

Aucun recours bien sûr _ la marge du recours est un critère déterminant du degré de civilisation… _ s’il se produit, par accident, une confusion ou une erreur.

Si nul ne vous voit,

nul non plus n’est jamais vu

et nul par conséquent _ pas vu, pas pris _

n’est jamais responsable _ ne répond jamais,

en effet.

La relation est devenue immatérielle.

Le visage a disparu.

Vous êtes décidément seul et sans secours.

Maladie mortelle de la société,

la prosopagnosie généralisée _ voilà ! _

d’un monde où les visages pullulent,

mais où nul n’est plus jamais connu, ni reconnu.

(…)

Dans le même temps pourtant,

comme il semble que nous sommes passés insensiblement du visuel à l’abstrait,

pour satisfaire au besoin de la mise en chiffres,

jamais les visages n’auront été aussi continûment photographiés, identifiés, enregistrés et mis en fiche,

de l’aéroport au magasin de mode.

(…)

A peine aurai-je acheté quelques brimborions dans une entreprise de ci ou de ça

que je me verrai envahi d’un courrier promotionnel à mon nom commençant par « Cher client » ou pourquoi pas « Cher ami »,

et que ma boîte électronique débordera de « spams » à mon intention toute « personnelle ».

Anonyme, invisible, inexistant là où je réclame une parole, une aide, un mot,

 je suis enregistré, diffusé, sollicité, sommé et menacé partout où je ne demande rien« ,

lit-on en ces magnifiques lucidissimes « Guichets« , aux pages 198 à 201…

Et voici _ pages 100-101 _

ce qu’apporte

(ou pourrait apporter : à l’écrivant Jean Clair, ici),

et tant bien que mal _ infiniment modestement, en effet ! _,

l’écriture

(en l’occurrence de ce qui peut-être deviendra le livre, soit ce Dialogue avec les morts-ci…) :

« J’écris pour (…) me prouver que j’existe.

Écrire me rassure,

plus qu’une parole ou une rencontre, toujours trop incertaines.

Quand je doute,

de moi, des autres, de la réalité des choses,

je me mets à écrire,

et le maléfice se défait,

le lien _ qui nouait et entravait (tout)… _ se dénoue : je peux vivre à nouveau.

Dans le désarroi du matin,

la langue apporte sa certitude«  _ elle tient !

(…)

Écrire « est le dernier artifice avec lequel se protéger de la tyrannie de la durée que la mécanique puis l’électronique ont numérisée _ à entier rebours de la durée (qualitative !) vivante qu’analysait Bergson _,

dénombrée


_ cf aussi, page 111 : « la dénumération détruit à mesure la réalité sensible que la dénomination avait si patiemment créée. Les nombres détruisent les images _ mentales et spiritualisées , quand les images sont des œuvres !

On croit, par la mesure, comprendre le monde. Vanité des sociologues, de leurs chiffres, de leurs courbes et de leurs statistiques.

Vanité pire encore des psychologues, de leurs graphiques, de leurs pourcentages.

Les chiffres livrent peu _ et c’est un euphémisme ! _ de la réalité singulière des choses _ elles la nient !..

L’étape ultime est la digitalisation,

qui vide peu à peu les rayons des magasins de leurs disques, et les rayons des bibliothèques de leurs livres.

Triomphe d’un monde virtuel où nous appelons des spectres au secours de notre mémoire défaillante.

La philosophie du rationalisme _ en son appendice du pragmatisme utilitariste _ a pour fin, ici comme dans le domaine de l’art et de son marché, d’éliminer le problème des valeurs _ par un coup de baguette magique ! mais ultra-efficace !!! par ses effets dé-civilisationnels sur la foule de plus en plus majoritaire d’esprits bel et bien dé-subjectivisés : l’ignorance et la désinformation coûtent tellement moins cher que l’instruction et le travail de culture… _ pour se limiter au domaine du quantifiable et du mesurable » _ et monnayable… _,

jusqu’à la rendre _ cette « tyrannie de la durée numérisée«  _ insupportable _ et vainement fuie dans la vanité (symétrique !) du vide de l’entertainment aujourd’hui mondialisé : ah les profits expansifs de l’industrie du divertissement (efficacité de l’amplitude de la crétinisation aidant !)… _ comme la goutte d’eau du supplice chinois« …

(…)

« Au contraire de la langue de bois, si bien nommée,

qui flotte à la surface des eaux, qui monte et qui descend mais qui n’avance pas,

les mots que l’on ose et que l’on dépose _ dans le silence pacifié du recueillement _ sur la page

sont des mots singuliers _ voilà ! on y arrive peu à peu… _,

jetés par milliers

_ un trésor infini (« trésor des mots« , dit à plusieurs reprises Jean Clair, par exemple page 112) que celui de la générativité de la parole en le discours qu’offre au parlant la langue reçue, partagée et ré-utilisée, avec du jeu… cf Chomsky… ;

quand il ne s’agit pas de la misérable « langue de bois«  de la plupart des médias (tant la plupart y sont tellement complaisants !), en effet… ; et des « clichés«  que celle-ci répand et multiplie de par le monde… _

comme les laisses du langage sur l’estran du temps,

qui vous pousse et qui vous soutient » _ les deux : à la fois…

« Quand tout a disparu, quand tout est menacé,

il n’y a que les mots que l’on voudrait sauver encore,

l’un après l’autre _ et en leur singularité, en effet ! _,

mesurant _ certes ! _ le dérisoire aspect de l’entreprise,

et cependant convaincu _ qu’on est : aussi ! et plus encore ! _ que

le fil des mots _ voilà : en sa dynamique et son ordre… ; et à rebours des clichés ! _,

si on réussit à le conserver _ il y faut du souffle, et un peu de constance : cela s’apprend, avec le temps, et un peu de vaillance et de courage ! en le travail de subjectivation de soi (et du soi)… _,

suffirait _ et, de fait, il suffit ! _ à tirer du néant _ = ramener et retrouver _

tout ce qui s’y est englouti

_ et en sauver ainsi peut-être, si peu que ce soit, quelque chose,

même si c’est (passablement) encore ridiculement :

en osant espérer que cela ne soit, tout de même, pas trop

ridicule :

« Honneur des hommes, saint langage !« , a proposé le cher Paul Valéry…

J’en viens alors à l’apport plénier, à mes yeux, tout au moins, de ce très grand livre :

comment on apprend _ tel Jean Clair ; ainsi qu’un nouveau Montaigne en ses propres « essais« _ à se former

_ ce que Michel Foucault appelle le processus de subjectivation _,

se donner un peu plus de consistance,

selon une exigence de « forme« , en effet,

de vérité et beauté,

tournant, in fine, plus ou moins à un style un peu singulier,

mais « vraiment« ,

sans pose, posture,

ni, a fortiori, imposture…

En toute vraie modestie…

Déjà, dans la Mayenne de l’enfance de Jean Clair, dans la décennie des années quarante,

« il n’était pas rare, dans cette campagne, qu’on gardât dans la maison une pièce plus belle, plus claire, plus apprêtée que les autres, fournie de quelques meubles et de bibelots gagnés dans les foires et que l’on croyait précieux. Elle était aussi balayée, dépoussiérée, cirée, mais elle demeurait fermée à clef et les rideaux tirés. (…) C’était plutôt une chambre idéale _ voilà ! _, la projection imaginaire, « comme à la ville », d’un lieu où l’on remisait ce qui était jugé « beau » _ voici une première approche de l’« idée«  _, et d’une beauté qui interdisait donc qu’on en fît usage _ ni encore moins commerce, échange.

Même ici, je le découvrais, la vie se déroulait selon deux plans bien distincts : le temps long et éreintant des journées ; et puis un autre temps, à la fin du jour, où l’on imaginait ce que pouvait être une existence autre _ et supérieure _, à laquelle on avait sacrifié _ noblement _ un espace et laissé quelques gages matériels, comme des offrandes à un dieu lare« , page 27…

« Cette permanence d’un monde invisible qui doublait le monde réel était sans doute nécessaire pour supporter la dureté du quotidien. Elle offrait l’attrait d’un au-delà plus sensible et plus simple à imaginer que celui dont parlaient les mystères de la messe dominicale.

Cette chambre vide était en fait un tombeau (…) qui permettait de rêver _ déjà _ à une vie supérieure«  _ voilà ! une vie plus et mieux accomplie ! _, page 28…

En venant de ce monde de « taciturnes » (page 240) « taiseux« , sinon de « rustres » (page 252),

« un doute m’en est resté pourtant.

A l’Université, on me demanda un jour comment quelqu’un comme moi, à peine sorti des champs, avait eu l’envie de consacrer sa vie à un domaine aussi futile et féminin que le goût de la beauté et l’inclination pour les arts.

(…) Il m’en est resté un malaise. Le sentiment ne m’a jamais tout à fait quitté d’avoir _ étant à jamais, en quelque sorte, un « déplacé«  _ trahi, abandonné un front _ celui du plus dur labeur _, gagné _ lâchement _ le confort _ paresseux _ des arrières.

Plus encore quand le soupçon m’a pris, confronté à des œuvres en effet trop souvent inutiles et fort laides, que j’avais lâché la clarté d’un Désert habité par des sages pour gagner paresseusement l’ombre des musées peuplés de gens frivoles et de dandys.

J’ai toujours eu une double identité.

Je demeure un assimilé _ voilà : imparfaitement… _,

parlant un langage emprunté _ voire chapardé _,

traître à ma foi _ avec quelque culpabilité… _

comme un marrane au judaïsme« , pages 45-46 :

à relier à la remarque des pages 242-243 à propos de la psychanalyste qui fut à Jean Clair comme « ma seconde mère » (page 240),

en lui ouvrant le « trésor des mots _ voilà ! _,

un coffre des Mille et Une Nuits,

un Wortschatz possédant la magique propriété de s’agrandir _ oui ! _ à mesure qu’on puisait en lui, et de rendre au centuple _ voilà ! _ l’emprunt qu’on lui faisait » (page 241)

_ « Finalement je me retrouvais _ en cette psychanalyse _ jubilant _ rien moins ! _,

au sortir de l’adolescence comme au sortir de mon mutisme,

prêt à franchir le seuil de ce qui me semblait l’antichambre d’un Paradis« , lit-on aussi, page 238 ; et ce fut bien, en effet, cela qui advint !!! _ :

« Cette femme qui écoutait l’adolescent que j’étais

avec tant de patience et tant d’attention,

venait elle aussi du Peuple élu.

Elle m’avait proposé cette analyse sans rien me demander,

là où l’argent, la « passe », le billet furtivement glissé comme honteux dans la main du praticien deviendraient monnaie courante chez la plupart de ses confrères« …

Fin de l’incise sur ce sentiment de « déplacé »

_ et d’à jamais « en colère« … : « la colère, je crois bien, ne me quittera jamais« , page 240 aussi _

de Jean Clair…

Autre élément éminemment déclencheur de la vocation

au goût de la beauté (et de l’Art)

de Jean Clair,

cette toute première « rencontre » avec la peinture,

à l’école primaire, au final de la décennie _ pauvre ! _ des années 40,

par la grâce d’un instituteur de campagne

de la Mayenne profonde…

A l’école, dans la salle de classe,

première rencontre, donc,

avec « deux peintures dont je me souviens » :

« une nature morte de Braque » et « un paysage de Matisse » :

« Cette Annonciation de la Beauté, comme un ange en Visitation, si inattendue dans la grisaille et la pauvreté d’une classe de l’après-guerre,

cette lumière plus vive qui soudain traversait la salle,

furent une énigme qu’il me faudrait saisir« , page 54…

« Que peut donner la peinture

que le reste du visible ne vous offre pas,

et dont cette expérience enfantine me proposait l’énigme ?« , re-pense ainsi, rétrospectivement, Jean Clair, page 55…

Et puis,

force est aussi de constater que « ce _ tout premier _ don avait, à mes yeux, faibli _ ensuite _ avec le temps« …

« La question ne s’était pas posée aussi longtemps que la peinture avait eu pour mission _ lumineuse ! _ de célébrer _ voilà ! _ la gloire de Dieu et d’en donner l’idée. Elle participait de sa lumière et elle avait par ailleurs la capacité  de nous en faire un peu comprendre les mystères.

Mais, une fois rendue à elle-même, la peinture « libérée » des modernes, (…) coupée du ciel, rendue à l’ici-bas, la peinture finissait par paraître bien pauvre. Plus pauvre encore quand, se détournant de son devoir de représenter le visible pour annoncer l’invisible, elle prétendait à elle seule se représenter, s’auto-représenter, représenter non pas les apparences de telle ou telle chose, mais représenter la façon même dont elle les peindrait s’il lui prenait par hasard la fantaisie de les peindre, cette peinture finissait par cabrioler dans le vide _ voilà ! _ et quêter les applaudissements d’un public _ bien trop _ complaisant.
Ces tours de force forains
_ de bateleurs imposteurs _ m’apparurent finalement dérisoires, répétitifs, lassants et arrogants à la fois« , pages 55-56…

« Le malheur de l’art contemporain _ ensuite ! _, c’est de défendre des théories sur les pouvoirs de l’homme tout en les privant de leur theos, et par conséquent en les rendant impuissantes _ un défaut rédhibitoire ! pour un faire…  _ à illustrer, comme autrefois aux yeux des Anciens la sidération _ voilà ! cf le concept d’« acte esthétique«  selon la merveilleuse Baldine Saint-Girons, in L’Acte esthétique ! un must ! je ne le dirai jamais assez ! _ des formes et des couleurs, ou l’acte de contemplation _ même remarque ! _, ce qui glorifiait Dieu, comme premier et seul Créateur, et la beauté de l’univers qu’il avait créé à leurs yeux, entre six soirs et six matins« , pages 56-57…

Cependant, déjà,

« la petite chambre fermée à clef, à la ferme, qui ne servait à rien,

était un exemple _ un modèle : une première intuition… _

de ce discret appel vers le haut _ voilà _

qui permettait d’échapper à l’ennui répété des jours et de rêver à des vies _ supérieures : plus et mieux accomplies ! _ dont on imaginait mal _ au départ _ les aspects _ précis et détaillés _ et la félicité _ qui serait très effectivement ressentie : une aisthesis

Cela valait l’offrande,

et donnait _ déjà ! _ aux gestes les plus simples et les plus communs

une apparence de nécessité et une obligation de perfection » _ voilà ! voilà ! avec une extrême et permanente (voire perpétuelle) rigueur !, en ce qui se découvrira, plus tard, du travail de l’œuvre de l’artiste « vrai«  ! Jean Clair le découvrira ! Page 58.

Plus généralement,

« C’est du temple _ en effet ; au sens étymologique : un espace élu… _ que le monde se contemple.

Les dieux ne sont pas seulement les protecteurs des frontières, ils sont aussi les gardiens de la forme.

Ils sont là pour protéger du chaos, du monstrueux, et de l’illimité _ tel Apollon terrassant Python sur le territoire de Delphes.

Pareille croyance devient peu à peu incompréhensible en un monde qui se veut sans frontière et sans limite,

comme il est sans norme _ hélas _ dans la construction des formes _ du n’importe comment capricieux _ qu’il propose à notre appréciation.

Celles-ci sont proprement _ en effet ! _ devenues inhumaines si l’on rappelle que l’humus est et la terre nourricière et le mot fondateur _ oui ! _ de notre humanité _ un oubli payé au prix le plus fort !

Ce culte originaire, lié au sacré,

Cicéron l’appelait cultura animi, la culture de l’âme.

Cette belle expression s’est atrophiée sous le raccourci de « culture » _ cf aussi de Jean Clair, L’Hiver de la culture ; ainsi que mon article du 12 mars 2011 : OPA et titrisation réussies sur “l’art contemporain” : le constat d’un homme de goût et parfait connaisseur, Jean Clair, en “L’Hiver de la culture”

Mais cultura animi se retrouve encore chez saint Ambroise…

La suite n’est guère qu’une lente décadence _ certes _ du sens original si riche, profane ou sacré, de « culture ».

Nous n’habitons plus guère _ que dirait Hölderlin ?.. _ le monde _ émondé ! au profit de l’immonde ! _ ;

et les paysans qui le cultivaient

ont à peu près tous disparu _ aujourd’hui : survit une minorité de producteurs de produits agricoles.

La culture de l’âme elle aussi a disparu, du coup.

Dans son Docteur Faustus, Thomas Mann fait dire à Méphisto que « depuis que la culture s’est détachée du culte pour se faire culte elle-même, elle n’est plus qu’un déchet. »

La culture au sens où nous l’entendons aujourd’hui, n’est qu’un culte _ minimaliste _ rendu à l’homme par l’homme seul, une fois que les dieux se sont éloignés. C’est une idolâtrie _ voilà _ de l’homme par lui-même, une anthropolâtrie.

Méphisto, dans le récit de Thomas Mann, en tire la conséquence, avec un sourire ironique : la culture dont vous vous glorifiez est moins qu’un résidu, une ordure, l’émission à jets continus d’un « moi » malodorant ».

(…) La culture laïque, et ses produits, livres, œuvres d’art, musique profane, tout occupée de ne célébrer que l’individu, est allée au désert« , pages 66-67…

« Il n’y a _ a contrario de ces pentes nihilistes _ qu’un dialogue qui vaille _ vraiment : il est sans prix ! _, (…) c’est celui qu’on engage avec les voix des morts.

Ce dialogue ne prétend pas abolir l’espace mais plonge _ avec fécondité : il l’embrasse vraiment… _ dans le temps, discret et silencieux,

et ne réclame de l’interlocuteur qu’un peu de connaissance et de bienveillance.

Chaque fois que j’ouvre un livre _ « vrai« , du moins ; œuvre d’un « vrai«  auteur, qui le signe « vraiment«  !.. _,

se renouvelle un petit miracle _ mais oui ! _ qui me fait entendre, inaudibles à l’enregistreur électronique mais perceptibles à mes propres sens _ voilà : en un « acte esthétique«  _, les voix singulières, jamais confondues _ quand ces voix accèdent à un vrai style, qui soit « vraiment«  (tout naturellement) le leur : pas par artifice de « décalage«  calculé ! _, d’écrivains que je n’ai jamais vus et que je n’ai jamais entendus, parmi tant d’autres perdus dans les siècles.

Ils sont loin,

et pourtant dans les modulations et le rythme de leur style respectif _ et effectivement singulier, sans artifice ! _,

je les distingue _ oui ! _,

je comprends d’emblée _ oui ! _ ce qu’ils veulent dire,

je mesure à chaque ligne le pouvoir indéfiniment renouvelable _ de l’écriture « vraie«  de l’auteur _ et transmis par le simple geste de la main qui sort le livre des rayons _ suivi de l’acte (attentif) de ma lecture… _ qui, sans artifice et sans contrainte, me fait goûter leur présence _ voilà _ et partager leur génie«  _ à l’œuvre, se déployant dans les phrases, irradiant dans les lignes, dans le tracé qui est demeuré, et que je puis toujours contempler… _, pages 70-71…

« La beauté, autrefois, c’était la politesse de la forme« , dit ainsi Jean Clair, page 90, à propos de la statuaire _ dont celles d’Aristide Maillol (1861-1944), Arturo Martini (1889-1947), Raymond Mason (1922-2010) _ quand elle sait se tenir…

Et sur la forme,

cette « belle réflexion de Paul Valéry dans Tel Quel :

« La forme est essentiellement liée à la répétition. L’idole du nouveau est donc contraire au souci de la forme« .

Le drame de la modernité, dans sa composante hystérique, est là résumé.

La forme, en musique, du grégorien à Bach, est répétition ; comme en peinture la forme en écho, des figures des vases grecs à celles de Poussin.

Vouloir innover, ce n’est jamais que casser la forme, faire voler en éclats la plénitude de l’objet sonore ou plastique, qui relève en effet de la répétition, comme d’une loi de la biologie qui répète les formes« , pages 101-102…

Une autre initiation et impulsion à l’Art

(et au goût de la beauté),

fut l’exemple de la psychanalyste des quinze ans

de celui qui n’était pas encore Jean Clair,

à propos de ce qui allait _ « vraiment«  _ devenir son goût de l’Art…

D’abord à propos de la personnalité de cette psychanalyste elle-même :

« Je devais aussi remarquer assez vite que,

parallèlement à la collecte et à la pesée des mots,

il y avait chez elle le goût de la collection et l’amour de l’art _ voilà !

C’était la première fois que je voyais accrochés aux murs d’une maison,

outre la petite gravure de Rembrandt

_ « Au-dessus du divan où j’étais allongé, il y avait, je me souviens _ a-t-il déjà noté, page 239 _, Les Trois Arbres. Je fixais sur eux mon regard. Ils me semblaient d’une infinie solitude. Ce n’était pas les Trois Croix et moins encore la sainte Trinité, c’était les spécimens végétaux d’une triade naturaliste, pleins d’une vie que je devinais riche, emplie d’ombres et d’odeurs, mais qui n’avait pas encore éclaté au milieu de la plaine immense et déserte des polders »  _,

des tableaux de peintres dont je connaissais un peu les noms.

Je me souviens d’un Marquet, d’un Kisling.

Les liens secrets qui unissent l’art et l’or,

je passerais bien plus tard ma vie à en deviner les ressorts,

à en analyser la puissance ou la perversion,

sans doute pour donner quelque raison et quelque apparence de sérieux à une activité, la critique d’art, jugée si étrange _ par d’autres _ quand elle se manifeste chez quelqu’un qui vient d’ailleurs.

Ils avaient pris _ ces liens-là… _ leur forme parfaite

chez ceux sur qui pesait encore l’ancien interdit de la figuration :

la collection de beaux objets,

comme la pratique quotidienne de la lecture

et l’usage des langues

demeuraient essentiels

pour mieux se fondre

et se fonder

là où ils s’établiraient.

Éloigné de mes origines
_ campagnardes _,

j’ai pu me sentir proche _ en effet _ de ceux-là

dont la patrie,

située en nul lieu de l’étendue

mais au cœur même du temps,

se recrée,

non pas dans un terreau appelé « nation »,

mais partout où sont,

mêlés au texte saint,

les livres et les tableaux« , page 243…

Et ceci, encore, sur la psychanalyse même, cette fois,

à la page 244 :


« L’effacement lent de la psychanalyse

et les attaques forcenées dont elle fait aujourd’hui l’objet

ont accompagné ce que, faute de mieux, je ne peux appeler que la débâcle de l’intelligence  _ voilà !


La petite voix sourde,

si vulnérable et si précieuse

de l’analyse,

nul ne peut plus l’entendre aujourd’hui.

Et ce qu’elle dit,

nul ne veut plus l’écouter.

Elle était la dernière sagesse d’un monde

après qu’il a repoussé Dieu,

ou du moins avait-elle été sa dernière discipline.

Thomas Mann l’avait très tôt écrit, je crois, dans sa conférence de 1938.

Bien plus que l’existentialisme de Sartre,

la psychanalyse de Freud avait été un humanisme.

Le dernier sans doute.

Refusée, oubliée, moquée,

elle laisse aux fanatismes du jour,

et d’abord aux fondamentalismes religieux ou idéologiques, nourris de la bêtise du temps,

tout le loisir de reprendre la main

et de faire entendre à nouveau leurs vociférations« , page 244…

Par là,

« la société moderne ne peut fonctionner qu’à l’amnésie« , page 245 :

ce que ne peut certes pas faire un artiste tant soit peu « vrai » ;

tels

un Monet,

un Bonnard,

un Balthus

ou un Lucian Freud (cf pages 62-63) ;

ou, encore, un Avigdor Arikha (cf pages 59 à 61) ;

et un Zoran Music (cf pages 129 à 133), aussi…

Dernier élément que j’aimerais relever :

le rapport (complexe, enchevêtré…) entre création et filiation ;

et la question adjacente du pseudonyme et de la signature…

J’ai déjà relevé, page 265, cette remarque

que

« l’écriture est un refuge et un foyer :

ce qu’elle désigne, c’est précisément

l’impossibilité d’en appeler au Père« …


Jean Clair va creuser plus avant et profond ce point-là…

D’abord, aux pages 268-269 :

« Le désir du retour dans la patrie

n’est pas que la nostalgie du retour à une matrice originelle,

c’est la nostalgie du Vaterland,

autant que celle de la Heimat.

Malade, on est rapatrié,

on n’est pas ramatrié.

On y regagne son feu et son lieu. Hic est locus patriæ.

Pervers, celui qui ne retrouve pas sa voix dans le père,

celui qui se croit,

dans l’excès de ses actes et de ses manifestations,

sans égal et sans pair.« 

Mais : « Rechercher la terre du père, c’est trouver la mort : « Quid patriam quaerit, mortem invenit. »

Était-ce si sûr ? » _ les questions vont bon train…

Jean Clair continue donc de creuser…

Et il en arrive à ceci, vers la conclusion de ce livre,

aux pages 276-277, d’un livre qui en compte 280 :

« Prendre à quinze ans un pseudonyme et rejeter le patronyme _ voilà… _,

ce n’était pas seulement, comme on l’a dit, vouloir attenter à la vie du père.

C’était affirmer l’inutilité de signer une œuvre.

C’était du moins rappeler la vanité de vouloir attacher son nom à ce que l’on fait.

Ce que l’on fait, n’importe qui en ce bas monde, le pourrait faire«  _ pense-t-on alors, à quinze ans…

« Non que les êtres soient interchangeables,

mais que chacun vient en son temps, appelé par la nécessité du moment _ de l’époque, en quelque sorte _,

et non pas mû par la vocation d’un génie _ jugé probablement alors comme une illusion romantique…

Pourquoi donc vouloir « illustrer » son nom _ son patronyme : le nom, aussi, donc, de son père… _ lorsque la création est d’essence anonyme ?

Rien dans ce que faisais _ alors, vers 1955 et après… _, ne justifiait mon patronyme.

Aucune origine _ ni filiation, donc _ n’expliquait mon besoin de tracer des lignes jusqu’à les ratifier _ voilà : par une due signature ! _ d’un nom,

à la façon dont la noblesse justifie ses titres de propriété en exhibant ses armoiries… »

« Qui exactement fait ceci ou cela

dans cette chaîne ininterrompue d’échanges, d’emprunts, de citations, de calques, de moules et de copies _ ouf ! _

dont une œuvre se constitue ?

L’originalité d’une œuvre est sans origine.

L’homme passait _ tout simplement, en un pur et simple relais _ la main.

Et c’était là son pouvoir,

que la femme n’avait pas _ nous étions là dans les années cinquante...

Et c’était ainsi _ et pas autrement ! _,

cette _ pseudo _ nuée ardente de la création :

le nom n’était que la diffusion dans la nuit d’une lumière dont la source serait à jamais inconnue« , page 276…

« Un pseudonyme imposait en revanche ses obligations,

comme si le nom _ que l’on s’attribuait, ex nihilo _ portait avec lui des responsabilités égales à celles qu’on s’engage à assumer envers un enfant qu’on adopterait.

J’avais pu croire le mien _ « Jean Clair« , donc… _ le plus innocent.

Sa sonorité lunaire et transparente, son côté un peu niais,

auraient dû m’assurer l’impunité de l’anonymat.

Mais non : je ne commençai d’écrire que lorsque ce nom prit consistance et force,

prit son vrai sens à vrai dire,

qui est d’avoir le tranchant et la transparence du matériau dont il est fait.

On ne troque les responsabilités héritées de la filiation

que pour mieux assumer les devoirs entraînés par une paternité d’adoption« , page 277… 

Pour conclure, toujours page 277,

et à propos de l’étymologie :

« A défaut d’un lignage, d’un historial, d’une chronique ou d’un récit familial,

je veux,

fils de paysans sans nom et sans renommée,

dans le développement d’une langue aussi commune que celle de la gens d’où je viens,

trouver dans l’origine de ses mots _ de cette langue partagée _,

les traces d’une histoire et d’un

lieu,

les racines mêmes des raisons _ voilà _

pour lesquelles je vis ici et aujourd’hui« …

Et pour en revenir, enfin, au « goût des formes » de Jean Clair

et conclure là-dessus,

encore ce passage-ci, page 253, à propos de son père :

« Cet homme, mon père, d’une grande pudeur et d’une bonté désarmée

_ mais un paysan a-t-il le droit de se montrer tendre ? _,

je l’avais méprisé.

Que les fils tuent les pères

et qu’ils quittent les mères,

oui,

cela se sait, depuis toujours.

Mais au moins, comme on dit, il convient d’y mettre les formes.

Je l’avais fait avec violence _ voilà !

De là peut-être

que,

dans ce qui suivit,

je fus attentif

à reconnaître et à aimer,

sinon à respecter _ on notera la nuance _ les formes.

Bien sûr, ma plus grande peine

est _ et demeurera _ de penser

que mon père est mort avec l’impression

que le fils dont il était si fier,

et pour lequel il avait travaillé bien au-delà de son temps,

était en réalité quelqu’un

qui ne valait rien de bon« …

Voilà,

avec ce beau et grand Dialogue avec les morts,

l’hommage

_ et la réparation ! _

du(s),

par un homme (et auteur) de très grande probité,

à ce père

« d’une bonté désarmée« …


Titus Curiosus, le 27 mars 2011

Les rencontres heureuses et la vitalité généreuse d’une attentive vraie, Danièle Sallenave : l’état (= bilan provisoire) de sa « Vie éclaircie » _ somptueuse lumière d’un livre majeur !

29déc

Je tiens à saluer,

et comme il le mérite _ c’est-à-dire grandement ! _,

le livre absolument magnifique que nous offre,

en la jeunesse robuste et vive, et toujours si _ formidablement _ immensément joyeuse, de ses soixante-dix printemps

_ mais le passage du temps sur son indéfectible jeunesse (de cœur et d’esprit, d’abord !) est totalement imperceptible ! si ce n’est par un toujours surcroît de plénitude !… _,

Danièle Sallenave,

une vraie attentive

autant qu’une attentive (constamment et surabondamment…) vraie !

l’exemple même, si l’on veut, de l' »honnête homme » aujourd’hui,

et de la « belle personne »,

_ et cela indépendamment de la question, trop souvent parasite désormais, du « genre« , du sexe, de la sexuation : elle-même sait fort bien écarter, ici (au chapitre V, « Femmes, hommes« , aux pages 177-205 de ces passionnants  « entretiens » : avec Madeleine Gobeil, et avec elle-même : sur la page d’écran de l’ordinateur, à corriger pour préciser et creuser, approfondir, déployer bien de l’implicite...),

écarter, donc,

un tel parasitage… ; cf cette réflexion-ci, page 195, en réponse à la question (de Madeleine Gobeil) : « Les hommes et les femmes aiment-ils différemment ?« … :

« A mon sens, hommes et femmes aiment ou aimeraient exactement de la même façon, s’ils se souciaient _ d’abord et essentiellement _ d’être des individus, et non de se conformer, même à leur insu, à l’idée qu’ils se font, ou que l’époque se fait _ voilà ! tel est le poids exténuant (la « pesanteur sociologique« , si l’on préfère…) de la pression des clichés ! _, « des hommes » et « des femmes » !« … ;

et il faudrait ainsi que l’on « transgresse l’opposition rigoureuse hétéro/homosexualité.

C’est _ précise-t-elle bien vite, page 203 _ l’idée qu’un être, avant d’être sexué, est d’abord un individu au sens plein du terme

_ en son intégrité et unicité ; ainsi qu’en la conscience même (d’abord opaque, aussi…) de cette intégrité et de cette unicité, en soi : nécessairement singulières ! les deux (l’intégrité comme l’unicité) ! et cela, pour chacun (en son pour soi ! déjà ; ainsi qu’en un « chacun pour soi«  : bien trop souvent exacerbé…) par rapport à lui-même et son (propre : opaque ! non-transparent ! l’accomplissement et la découverte de soi constituant un long et complexe parcours…) soi ! _,

un individu au sens plein du terme, donc,

qu’on aime _ lui _ comme individu _ en son intégrité et unicité singulières ! elles aussi _, par-delà son sexe » même, ajoute très justement Danièle Sallenave, page 203, donc ;

et de commenter encore cela ainsi, dans la foulée, pages 203-204 :

« Pour un ou une « hétéro », ce n’est pas _ cette bisexualité rencontrée alors, non sans une certaine surprise… _ de l’indifférence à la différence sexuelle, qui continue _ elle, et bel et bien _ d’exister et de concentrer sur l’« autre sexe » les fantasmes de désir, de séduction… c’est comme une trouée dans un paysage, par où d’autres paysages se dévoilent _ alors : en perspective s’élargissant… La « bisexualité » _ puisque c’est à cela que l’auteur fait alors allusion, via sa fiction de La Fraga qu’elle commente alors _, c’est alors comme un complément _ voilà _ d’être, une manière de vouloir se saisir et de saisir l’autre _ en l’expérience vécue d’un tel désir amoureux ouvert sans considération dominante (et intimante !) du genre de l’aimé _ dans une liberté que rien n’entrave _ plus, du moins à cet égard de la spécification (carrée !) du genre de l’autre… _, aucune considération de sexe ou du genre. C’est la manifestation d’une liberté conquise«  : contre (et par-dessus) ses propres préjugés, qui avaient fini par s’incruster… _,

celle-là même qui dit,

page 40 de sa Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil (qui paraît cet automne 2010 aux Éditions Gallimard),

avoir, de ses parents _ un couple d’instituteurs de Savennières, sur les rives (et juste au-dessus des « levées« ) de la Loire, non loin d’Angers _, « hérité aussi« 

_ outre leur passion (germinative !) de la curiosité

(« Curiosité«  était « le maître-mot«  de ses parents, rapporte-t-elle, page 39, à propos des élèves qui leur étaient confiés : « Il n’a pas de curiosité ! » leur était, se souvient-elle, « un jugement sans appel« …),

leur passion de l’écoute

(un enseignant doit savoir aussi et avant tout apprendre à écouter au plus près ceux qu’il entreprend d’instruire-enseigner-éduquer ! car est là un rapport décisif ultra-sensible ! ;

et Danièle Sallenave de se remémorer ici cette « très belle chose«  « dans un texte de Jean Starobinski« , page 40, en suivant : « Il ne faut pas que l’immense bruit qui nous entoure _ et prolifère _ diminue nos facultés d’écoute _ attentives : activement réceptrices. C’est à les accroître ou du moins à les maintenir _ à rebours des anesthésies de toutes sortes ! se généralisant… _ que j’espère avoir travaillé« , écrivait Jean Starobinski, l’auteur de Largesse, dans L’Invention de la liberté…) ;

ainsi que celle, chevillée au corps et au cœur, elle aussi

_ car Danièle Sallenave vibre (toujours !) de la passion (éminemment porteuse : enthousiasmante !) de la générosité _

de l’inlassable « instruction« 

dont ceux-ci, ses parents, avaient fait leur métier,

au service du « métier de vivre« , de (« grandes« ) « personnes«  (que ces enfants « devaient«  être en train de devenir…), à aider à se former, des enfants qui leur étaient confiés,

du temps de ce qui était encore une « Instruction publique« , et fut, ensuite, une « Éducation nationale«  : en quoi est-elle donc, celle-là, en train de se métamorphoser, quand ses présents ministres ont été mis à pareille « place«  pour avoir su se faire d’assez efficaces « Directeurs de Ressources humaines«  d’entreprises (ô combien privées !) telles que L’Oréal !..  : « parce que que vous le valez bien« , qu’ils avancent comme appels d’achat de leurs « produits«  (séducteurs…) de « maquillage«  !.. ;

et sur la cosmétique, relire les mots toujours aussi brûlants de vérité de Socrate (dans l’indispensable Gorgias de Platon _ ou « contre la rhétorique«  !..)… _

celle-là même, Danièle Sallenave, qui dit avoir « hérité aussi« , donc, de ses parents,

une profonde mélancolie«  :

celle, du moins

_ cf Aristote, la Poétique, et Rudolf Wittkower : Les Enfants de Saturne.., mais cela à dose homéopathique, il me semble, pour ce qui la concerne singulièrement, elle, Danièle Sallenave, étant donné les inlassables trésors, bien plus manifestes (que ces tendances à l’acédie mélancolique !), eux, de la vitalité ! dans lesquels elle puise toujours et encore… _,

celle _ « mélancolie« , donc _ qui _ par la conscience d’un certain « tragique«  de la vie même, éphémère… _ « ouvre des horizons immenses« , page 40 :

ceux, et à perte de vue, de la profondeur (et de l’intensité maîtrisée : toute de classicisme !) de champ (de perceptions : diverses…) ;

c’est-à-dire le « relief« 

vrai

et parlant en pure vérité

_ d’un timbre de voix, seulement, un peu grave et à peine rugueux, en dépit de sa suavité (et chaleur même) de ton  ; tel un accent, à peine un brin voilé, mais de fond

à peine perceptible : tout simplement… ; mais qui « éclaire«  loin et profond ! voilà ! _

c’est-à-dire le « relief«  vrai et parlant en pure vérité, donc

_ et peut-être baroque ;

de ce Baroque qui sait parler et chanter à Danièle Sallenave ; et qui l’a tellement touché, elle aussi, à Rome et à Prague, notamment (comme il m’a personnellement touché, en ces lieux, et via quelques voix de personnes : ainsi, Elisabetta Rasy, à Rome ; Vaclav Jamek, à Prague…) _

le « relief » _ baroque, si l’on veut ! _ du tragique

consubstantiel de l’existence

« fragile » _ voilà ! et combien précieuses par là ! irremplaçables ! ces profondeur et intensité-là,

devant (et face à) cette fragilité vitale (en son éphémère)… _ de nos vies

effectivement passagères : l’automne et le crépuscule ne manquant pas

_ en général du moins : quand,

accomplissant l’espérance vitale (« et les fruits passeront la promesse des fleurs« ),

il s’avère, magnifiquement, que

« une rose d’automne est plus qu’une autre exquise« _

l’automne et le crépuscule ne manquant pas

_ pour certains, du moins, qui ont su vivre avec succès le « dur désir de durer » un peu (plus que d’autres) et, surtout, assez : pour bien l’« expérimenter« 

(tel un Montaigne en la « vieillesse«  relative, toujours, de ses cinquante ans)… _

d’advenir…

Ce n’est pas non plus sans émotion que j’ai découvert, in fine, page 247, les paroles de conclusion de ce magnifique livre d' »entretiens » (avec Madeleine Gobeil) :

« La seule vie, c’est la vie au présent,

cette vie-là !

Il faut en cultiver sur terre

_ c’est là la leçon, à la lumière de la rigueur d’Épicure, du sublime dernier chapitre des Essais de Montaigne, « De l’expérience« , sous lequel ce bilan (provisoire !) joyeux de Danièle Sallenave me semble venir se placer _


toutes les caractéristiques divines,

dont l’allégresse !

J’aime bien ce mot d’allégresse,

il me paraît correspondre tout à fait au sentiment que donne la musique

_ celle de Felix Mendelssohn, par exemple, héritier, en cela, via son maître Zelter, de l’Empfindsamkeit renversante et nourricièrement énergétique, en ses tourbillons de légèreté grave, profonde, du très grand Carl-Philipp-Emanuel Bach !..

De ce Mendelssohn-ci,

écouter la folle énergie du double concerto pour violon et piano dans l’interprétation sublimée de Gidon Kremer et Martha Argerich (un CD Deutsche Grammophon) ; ou l’Octuor dans l’enregistrement live qu’emmène Christian Tetzlaff pour le « Spannungen Chamber Music Festival«  de Heimbach (un CD Avie)… _,

Ce mot d’allégresse me paraît correspondre tout à fait

au sentiment que donne la musique

plus que n’importe quel art. (…) La musique est l’art divin.

J’ai beaucoup aimé parler de musique _ continue et achève de dire : ce sera là tout simplement la conclusion de cette Vie éclaircie, page 247… _ dans l’émission de Claude Maupomé Comment l’entendez-vous ?.

On écoutait le morceau en entier ; celui-ci terminé, le silence revenu _ celui qui permet à la pensée d’aller un pas plus loin ! _, on se regardait ; « alors ? », disait-elle, de sa belle voix _ un peu grave, elle aussi ; et magnifiquement posée.

Il y avait la pénombre du studio, les techniciens derrière la vitre ; et j’avais souvent la gorge nouée d’émotion avant de pouvoir parler et donner suite _ voilà ! _ au chant… _ inspirateur… :

sur l’« acte esthétique« ,

je renvoie une fois de plus à la scène initiale, à la tombée du soir, et en compagnie de deux amis, à Syracuse, de l’ouverture si subtilement juste du (sublime !) essai de Baldine Saint-Girons, L’Acte esthétique (aux Éditions Klincksieck) ;

cf mon article du 12 octobre 2010, à propos de l’opus suivant de Baldine Saint-Girons, Le Pouvoir esthétique (aux Éditions Manucius) : les enjeux fondamentaux (= de civilisation) de l’indispensable anthropologie esthétique de Baldine Saint-Girons : “le pouvoir esthétique”

L’écoute de la musique

procure un bonheur complet. Le temps n’est plus suspendu,

mais son mouvement _ allant : se chargeant, en la grâce porteuse de son déploiement, de toute une plénitude : comblante ! _

se charge de signification ;

il vous fait _ comme _ participer à la grâce souveraine du calcul,

à l’ordre mathématique

_ tant de la mélodie (horizontale) que de l’harmonie (verticale) ; en une inspiration possiblement leibnizienne ; ou bachienne ;

pour ma (modeste et humble) part, je serais tenté de faire un brin plus confiance à l’aventure un peu plus hasardeuse de ce qu’on pourrait nommer « inspiration« , s’élançant dans l’air, et avançant toujours un peu à l’aveuglette, en se fiant à la chance de ce qui va être rencontré, et respiré : à la façon de Domenico Scarlatti en ses 555 sonates, quasi indéfiniment re-tentées, par exemple... _

Le mouvement du temps vous fait participer à l’ordre mathématique, donc,

et joyeux du monde.« 

Car je me suis alors souvenu

que c’est peut-être lors d’une émission

de Claude Maupomé, « Comment l’entendez-vous ?« , sur France-Musique, quand la radio (de Radio-France) parlait un peu plus souvent vraiment vrai _ au lieu de ne se faire bientôt presque plus que propagande et publicité !_,

que j’ai fait la connaissance, par la voix, la parole, et la conversation vivante _ émue et émouvante, en sa vérité ! _ et vraie

de Danièle Sallenave _ et d’autres, tels, parmi d’autres passionnants, Pascal Quignard, ou le peintre de Montpellier Vincent Bioulès… _

commentant la musique aimée…

Voici, pour finir cette présentation-évocation

de La Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil,

la parlante quatrième de couverture :

« Madeleine Gobeil m’a proposé il y a quelques années de réaliser avec elle une interview par courriel. J’ai longuement développé _ en les travaillant : à la Montaigne, dirais-je… _ mes réponses ; et ce livre en est sorti. L’enfance, la formation (I), les livres (II), le théâtre (III), les amitiés, les amours (IV _ « L’Histoire, les intellectuels, la vie sensible » _ & V _ « Femmes, hommes »), les voyages (VI _ Les voyages, l’Art, le temps), la politique (de ci, de là)… Progressivement, une définition se dégage : écrire, c’est essayer d’ouvrir des brèches, des trouées

_ dans lesquelles une pensée peu à peu, à l’œuvre, et en s’aventurant (c’est le travail exploratoire du génie même de l’imagination…) se déploie : se précise et s’accomplit ; page 75, Danièle Sallenave cite Hegel : « C’est dans le mot que nous pensons«  ; et elle ajoute fort justement, dans l’élan : « Et dans l’articulation des mots, qui constitue des phrases, des énoncés, et pour finir ce qu’on appelle le discours« , selon ce que Chomsky nomme magnifiquement la « générativité«  du discours par la parole… ; le reste, privé de cela, c’est « ce qu’Adorno appelle « la vie mutilée » : coupée en ses élans généreux… Cela chez les privilégiés (« socio-économiques« , ajouterais-je !) comme chez ceux qui ne ne le sont pas. Un « privilégié » qui ne lit rien d’autre que ses dossiers, des ouvrages d’économie, ou sur la résistance des matériaux, et qui ne compte que sur Internet pour sa formation générale, vit aussi pour moi (et pour moi-même aussi !) d’une « vie mutilée »… » ; et Danièle Sallenave de citer encore à la rescousse, page 24, l’excellent Marc Fumaroli, en la préface de ses Exercices de lecture : « Passer par _ voilà ! _ les livres, c’est accéder à une certaine « forme d’intelligence », « que donne de soi-même et des hommes en général la fréquentation assidue _ oui : en mosaïque… _ des œuvres littéraires les plus diverses et d’époques différentes » et qui prépare et éclaire _ c’est cela ! _ celle que donne  _ à l’aveuglette, sinon _ l’expérience » _ individuelle empirique seulement. Comme le commente alors excellemment Danièle Sallenave : « Tout est là : préparer et éclairer l’expérience, qui est forcément _ d’abord : animalement et inculturellement : l’enfance, c’est la « neuveté«  ignorante, d’abord ; surtout privée du désir de plus profondément connaître… _ limitée. Et il ajoute : la lecture « lui donne des ailes _ voilà ! _, elle la prévient contre le rétrécissement _ ou du moins l’étroitesse à jamais _ triste »« , pages 74-75 _,

pour mieux voir, mieux comprendre, mieux sentir. C’est une manière de vivre. D’unifier, d’éclaircir la vie » _ en apprenant à démarquer ainsi le « relief«  même de l’essentiel… Alain dit ainsi : « Apprendre à bien penser, c’est apprendre à s’accorder avec les hommes les plus éminents, par les meilleurs signes »

Ce qui est dit de l’écrire est, en sa parfaite modestie (et justesse !), passionnant !

Magnifique !!!

Les rencontres que la vie,

un peu de chance,

et aussi parfois un brin de courage _ pour savoir saisir, et, plus encore, « cultiver« , en apprenant à soigner et entretenir, avec des trésors de délicatesse, les opportunités du hasard objectif ! _

ont ménagé à Danièle Sallenave,

sont plus passionnantes encore : je n’en dis rien ici ;

je laisse le soin de les découvrir au fil de la lecture

de ces pages infiniment précieuses et riches…

Cette Vie éclaircie _ Réponses à Madeleine Gobeil n’est qu’un « état des lieux » provisoire _ à la Montaigne, ou à la Proust : « tant qu’il y aura de l’encre et du papier » !.. _, mais sachant se concentrer de mieux en mieux, et avec générosité, sur l’essentiel, de la part de Danièle Sallenave,

car celle-ci est très loin de penser, comme celle à laquelle elle a consacré un panorama biographique, Castor de guerre, qu’à soixante ans, « il n’y avait plus rien à vivre, sauf l’attente de la mort« …

Cette Vie éclaircie

se trouve donc, par là, aux antipodes du Tout compte fait de Simone de Beauvoir,

dans lequel cette dernière lâchait mélancoliquement : « J’ai le goût du néant dans les os« …

Œcuméniquement, en quelque sorte

_ eu égard, peut-être, à une partie de dette (d’auteur) de Danièle Sallenave à cette formidable énergique qu’a d’abord su être presque tout le long de sa vie Simone de Beauvoir ; cf aussi le très beau portrait qu’a offert de celle-ci, récemment, ce livre très important (à de multiples égards) qu’est Le Lièvre de Patagonie de Claude Lanzmann _,

Danièle Sallenave ose alors, page 243, un :

« Chacun trouve ses propres chemins,

ceux qui lui conviennent » ;

aussi « faudrait-il arriver à considérer l’« âge »

_ mot que je préfère à celui de « vieillesse » (précise Danièle Sallenave) _

autrement que sous l’angle de la mort annoncée« …

_ lire ici (et relire souvent, sinon toujours !!!) le merveilleux Montaigne sur le temps et le vivre, au final de son dernier essai, « De l’expérience«  (Essais, III, 13) !

L’« âge »

et même le « grand âge » tant que le corps tient le coup _ et le détail importe, certes ! _,

c’est aussi _ en effet ! pleinement ! _ un âge de la vie ;

il devrait donc être vécu en tant que tel _ avec visée, toujours, de plénitude ! _,

et non sous la menace du temps qui rétrécit _ et attriste, par la même : cf les analyses très détaillées du très beau (et si juste ! un très grand livre !) La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation de Jean-Louis Chrétien…

Car la jeunesse ne se résume pas _ certes : à chacun, au plus vite, de l’apprendre et d’en faire son miel ! _ uniquement à la quantité de temps qu’on suppose _ à la louche ! pas à la pipette (qui n’existe pas pour cela, en dépit des efforts de tous les prévisionnistes très, très intéressés… _ avoir devant soi…

Encore moins à l’idée qu’il est _ biologiquement _ infini _ inépuisable : prolongeable à volonté et sur commande…

Ou le rêve de Faust ;

et le piège de Méphisto…

Cf ici le mot (terrible) de Staline à De Gaulle, à Moscou, en 1945 : « A la fin, c’est la mort qui gagne » ;

à comparer au « Si Dieu n’existe pas, tout est permis ! » de l’Ivan Karamazov de Dostoïevski…

Danièle Sallenave poursuit, elle,

à propos des divers âges de la vie,

ceci,

aux pages 243-244 :

« J’ai toujours su que mon temps _ de vie (mortelle)… : et la rareté fait beaucoup, sinon tout (pas vraiment, non plus !), du prix ! _ était compté, même quand je n’avais que dix ans !

Et dans le même mouvement, je pensais que « j’avais tout mon temps » _ à condition de savoir apprendre à (et de pouvoir) aussi « le prendre« 

J’ai très tôt senti _ mais peut-on vraiment « penser«  si peu que ce soit et ressentir autrement que cela, et ainsi ?.. _ quelles infinités _ mais oui ! « Inextinguibles« , dit même Theodor Adorno, en son (merveilleux) essai sur L’essai comme forme, en ses Notes sur la littérature _ chaque âge

et chaque moment _ même _ de l’âge

recelait.


Mais ce n’est pas la littérature qui me l’a fait découvrir : c’est l’ayant découvert que je me suis mise à écrire.
« 


Et de préciser aussitôt : « Car je ne m’« abrite » pas derrière les mots ;

je ne cherche pas dans l’écriture _ à la façon de l’admirable Philippe Forest dans ce chef d’œuvre des chefs d’œuvre dont la plupart de ses lecteurs potentiels ne réussissent pas à supporter d’affronter de bout en bout la lecture : le sublime terrible Toute la nuit !.. _, à calmer l’angoisse _ ici, pour elle _ de devoir disparaître«  _ mais c’est là un B-A BA de l’apprendre à « exister«  de tout un chacun !..

Et d’y répondre, page 244 :

« Quand je suis en train d’écrire un livre,

pendant que je rédige ma réponse à vos questions _ chère correspondante : chère Madeleine Gobeil, en l’occurrence _,

je ne ressens plus le temps _ physique et physiologique _ comme un pur écoulement _ en vertu des lois mécaniques générales (et sans la moindre exception) de l’entropie de la thermodynamique, si l’on veut… _, au sens où on dit qu’un liquide s’écoule, qu’un corps se vide _ irréversiblement et irrémédiablement…

Quelque chose se dissipe _ en effet ; certes _, se consomme _ physiologiquement est transformé, assimilé, avec des déchets rejetés _, se consume _ et se dissout en nuées _ ;

mais rien _ de substantiel _ ne m’a été _ par cette alchimie-là _ ôté ;

au contraire, c’est de l’énergie _ voilà ! _ qui se régénère«  _ et même davantage que cela : « se sublime«  ! _ en se dépensant _ sur cette « sublimation économique« -là, lire Georges Bataille : La Part maudite

Car : « C’est le mouvement de l’écriture qui fait naître _ du moins la capte  et la « sublime«  ! avec un minimum de micro « déchets«  physiologiques ; rien qu’une micro fatigue enthousiasmante ! _ l’énergie _ même _ dont il a besoin _ pour cette gestique : minimale en moyens ; optimale en résultats (= œuvres : au départ et à l’arrivée de simples phrases ; mais quel envol ! parfois, au moins, de « pensée«  ; et quel surcroît, par ces voies-là, d’épanouissement de soi…)…

Alors là , oui, en ce sens

_ et il me semble qu’un Philippe Forest même, lui si hyper-épidermiquement réservé (= écorché vif ! hyper-« grand brûlé«  ! et quel immense écrivain !) quant à d’éventuelles fonctions cathartiques de l’écriture, consentirait lui aussi à pareille formulation… _,

la littérature, l’écriture m’ont aidée.

Elles m’ont donné de la force«  _ celle des écrivains (majeurs, du moins, surtout, mais même aussi les autres, quand ils « avancent«  ainsi…), des penseurs et philosophes, des artistes ; et de tous les « créateurs » en général…

C’est ce processus même de transfiguration qu’analyse si magnifiquement Spinoza dans tout le déploiement de son Éthique,

ce processus qui permet à celui qui parvient à donner réalisation à ses potentialités en apprenant à se connaître (Spinoza le nomme, pour cela, « le sage«  !),

de s’extraire, d’une certaine façon (seulement ! certes !), de la seule temporalité (de sa vie mortelle), à laquelle de toutes les façons il n’échappera pas biologiquement ! ;

de s’en extraire cependant sub modo aeternitatis : en « sentant et expérimentant«  alors,

en ce « passage«  de ses potentialités naturelles (de départ) à « une puissance supérieure« ,

ressenti comme un surcroît d’intensité ;

en « sentant et expérimentant«  alors que,

tout en demeurant un animal temporel (en tant que vivant mortel : la mortalité étant la rançon (biologique) de l’individualisation des membres d’une espèce sexuée ! et cela, naturellement !, sans la moindre exception !),

quelque chose _ de soi ; en soi ; et par soi, aussi… _ accède cependant et aussi alors à une autre dimension de l’être que les seules dimensions du temps et de la temporalité,

c’est-à-dire aussi alors

à de l’éternité

_ l‘éternité : en tant que l’autre même du temps ;

en tant que ce qui excède, au sein même de

(et en plein dedans : bien sûr _ et forcément !),

au sein même de

la temporalité et de la vie (merci à elle !) ;

en tant que ce qui excède (et vient excéder, profusément, mais aussi intensivement !) la temporalité ;

ce qui, d’une certaine façon, lui échappe (en tant qu’autre, simplement, qu’elle ! ; en tant que son autre : le « face«  de son « pile«  ! si l’on veut…) ;

et que le reste de la vie, et, en particulier, ou surtout, l’événement (bref _ un instant ! _ unique et irréversible) de la mort _ pfuitt… : le souffle s’en est allé… _ ,

n’a nul pouvoir d’effacer ;

d’empêcher le fait que « cela« , ce « passage » d’instant-là (avec son intensité a-temporelle !),

a (bel et bien !) été

(ainsi qu’été vécu, ressenti, et même « expérimenté«  !) ;

que cette dimension-là, de l' »exister«  (de l’individu),

a été atteinte et éprouvée, de facto, un moment (de plénitude) ! par lui (non, il n’a pas « rêvé«  !)

La modalité (affective) de ce « sentir et expérimenter » (« que nous sommes éternels« )

étant le ressentir de la (pure et vraie) joie

_ ne pas la confondre avec la sensation (passive, contingente, et trop souvent simplement factice !) du malheureux « plaisir«  (là-dessus lire les beaux et justes arguments de Socrate face à la naïveté trop courte de Calliclès dans le décisif Gorgias (ou « contre la rhétorique« ) de Platon… ;

méditer aussi sur les (très) cruelles impasses (jusqu’au sadisme !) du dilettantisme (le plaisir, oui, mais sans nulle douleur !) à la Dom Juan (cf la très belle analyse qu’en donne l’excellent Étienne Borne (1907-1993) en son Problème du mal_,

le ressentir de la (pure et vraie) joie

comme sublime épanouissement,

pour l’individu qui en est affecté, l’éprouve et le ressent (et l’« expérimente«  même !),

de ses capacités personnelles naturelles de départ…

A l’inverse,

qui n’éprouve jamais pareille vraie (et pure) joie (d’éternité de quelque chose de soi advenant ainsi en lui _ ainsi que par soi…) ; mais demeure scotché dans la seule (et unique) temporalité de sa vie (et en sa dimension exclusive (!) de mortalité, qui plus est…),

celui-là (le « non-sage« ), Spinoza le nomme « l’ignorant » :

ignorant faute de suffisamment prendre (et apprendre (!) à prendre) conscience

et, assez vite, alors, vraiment connaissance ;

et surtout faute _ grâce à cette connaissance vraie, alors, de cette « vocation« -là ! _, de passer

à l’acte de l’effectuation-réalisation _ un peu pleine !.. Spinoza a grandement foi dans l’apport et l’aide de la connaissance !.. Freud aussi, après lui, en un semblable mouvement thérapeutique… _ de ses potentialités naturelles de départ : en germes seulement, d’abord (à l’état en quelque sorte de « vocation« ), pour tout un chacun : telle est la donne (à assumer, au-delà du « dur désir de durer«  lui-même…) de tout vivant sexué, pour commencer ; cf là-dessus, de François Jacob, Le Jeu des possibles;

et qui resteront, ces « potentialités« , à ce stade (infertile !)

de rien que « germes«  (!),

chez celui _ l’« ignorant« , donc ! _ qui ne les aidera pas (mieux !) à passer en toute effectivité

de la potentialité à l’acte,

du stade (inférieur) de « seulement potentiel«  (ou virtuel)

au stade (supérieur _ il s’agit d’un différentiel ! en soi… pas par rapport à d’autres ! Bourdieu, par exemple, étant ici superficiel !.. car seulement « social«  !) _ de « réellement actuel« ,

en une effectuation-actualisation qui serait, elle, réellement (et vraiment !) effective : Hegel parlera ici, lui, de wirklichkeit… _ ;

et, à la toute fin (lumineusement flamboyante : il s’agit, au livre V, de la description du bonheur comme « béatitude«  !) de l’Éthique,

Spinoza met en comparaison la mort de cet « ignorant« -ci

et la mort de ce « sage« -là :

du point de vue _ physico-biologique _ de la vie et de la temporalité,

ces deux morts-là sont équivalentes,

mourir étant pour l’individu (des espèces sexuées) le tout simple subir la dispersion à jamais des parcelles d’atomes (tant de l’âme que du corps) dont il était (circonstanciellement en quelque sorte) la réunion temporelle (vivante et mortelle) : éphémère (et provisoire, au fond : si l’on veut…), par là… L’espèce, elle, se perpétuant (avec une relative ténacité, au moins statistique…) par le renouvellement (sexué) de ses membres, en tant que maillons constitutifs (nécessaires reproducteurs en cela…) de la chaîne des générations se succédant et se remplaçant, en quelque sorte (même s’ils accèdent peut-être, ces « maillons« , à une relative singularité : à voir !)…


Mais il n’en est pas ainsi du point de vue de l’éternité :

à laquelle l’un, l’« ignorant« , le « non-sage«  _ ne parvenant jamais à prendre véritablement consistance ; à réaliser pleinement ses potentialités d’épanouissement ; à accéder, à quelques moments, à la pure et vraie joie active (bien différente du plaisir subi, lui, passivement et par pure contingence !) _ n’aura pas (= jamais !) « accédé«  (n’en ayant, probablement, même pas le moindre petit début d’idée…) ;

tandis que l’autre, le « sage«  _ y accédant à certains moments d’épanouissement effectif de ses potentialités _, a connu (= très effectivement « senti et expérimenté«  : pas seulement passivement subi !), lui, cette modalité du hors-temps (ou « éternité« ) :

au point que l’événement brutal et irréversible de sa mort physique

ne peut tout bonnement plus (= est impuissante à) empêcher, au sein même de son effacement, alors (et irréversiblement), du règne des individus vivants,

le fait _ à jamais, lui ! _, d’avoir goûté,

connu,

et d’avoir (à jamais) accédé _ en personne ! ainsi… _ à

ce réel plus réel et plus plein _ conférant une infinie, inaliénable et irréversible « consistance« … _,

éternel, donc,

offert dans le jeu même de ce qui vit (dans l’éphèmère même du temps donné et imparti à vivre biologiquement)…

Soit une « vocation«  à un certain degré déjà remplie :

cf le cantique de Siméon,

par exemple, en sa version musicale bachienne, le BWV 82 (pour basse) : Ich habe genug (« Je suis comblé« ) ; pour la fête de la purification de Marie, le 2 février…


Sur la joie,

outre cette grandissime leçon de l’Éthique de Baruch Spinoza,

consulter aussi l’admirable travail d’analyse magnifiquement détaillée de Jean-Louis Chrétien, en son lumineux La Joie spacieuse _ essai sur la dilatation ;

ainsi que les sublimissimes remerciements à la vie

de Montaigne :

« J’ai un dictionnaire tout à part à moi : je « passe » le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas « passer », je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rassoir au bon. Cette phrase ordinaire de passe-temps et de passer le temps représente l’usage de ces prudentes _ telle est la douce ironie montanienne… _ gens, qui ne pensent _ = croient ! bien illusoirement ! _ point avoir meilleur compte de leur vie _ reçue : avec ingratitude ainsi… _ que de la couler et échapper, gauchir, et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir _ quel gâchis ! _, comme chose de qualité _ objectivement ! _ ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais _ singulièrement ! _ autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours _ ce que Danièle Sallenave vient de qualifier, elle, de « l’âge«  ! _ où je la tiens ; et nous l’a Nature _ très objectivement ! _ mise en main, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous _ voilà ! _ si elle nous presse et nous échappe inutilement. Je me compose pourtant à la perdre _ cette vie en voie de se terminer, de s’interrompre… _ sans regret, mais comme perdable de sa condition _ générale ! _, non comme moleste et importune. Aussi sied-il proprement bien _ = de droit _ de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre _ comme c’est sensé ! Il y a du ménage _ = de l’art ! _ à la jouir, et je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application _ voilà ! _  que nous y prêtons _ très activement ! Principalement à cette heure _ la vieillesse (ou l’« âge«  !) de Montaigne a débuté pour lui avant ses cinquante ans ! _, que j’aperçois la mienne si brève en temps _ vraisemblablement !.. Ce sont des probabilités presque calculables ! et d’aucuns, aujourd’hui, ne s’en privent pas ! _, je la veux étendre en poids _ en « consistance«  vraie ! _ ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage _ Danièle Sallenave est elle aussi de ce tempérament (et de cette sagesse) -là ! _ compenser la hâtiveté de son écoulement. A mesure que la possession du vivre est _ probablement, en terme de prévision de probabilités _ plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine«  _ voilà ! C’est d’une lucidité dirimante ! _ ;

et une page à peine plus loin,

cet acmé de la « profession de foi«  finale de Michel de Montaigne :

« Pour moi donc, j’aime la vie

et la cultive _ tel est le concept décisif ! _

telle _ c’est la sagesse (= art de bien vivre !) que tout un chacun doit apprendre à savoir (enfin !) reconnaître ! Ce n’est même pas une affaire d’invention !.. _

qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer«  ;

dans l’ultime essai de récapitulation de ce que Michel de Montaigne a appris de la vie : « De l’expérience« , Essais, Livre III, chapitre 13…

Fin de l’incise sur l’apport nourricier de la vraie joie.

Et retour aux dernières pages des méditations de Danièle Sallenave,

pages 244 à 247…

« la littérature,

l’écriture m’ont aidée. Elles m’ont donné de la force. Le temps que je passe à écrire ne me retire pas de lavie,

il m’en donne.

Pas en longueur

_ nous retrouvons ici les intuitions de Montaigne : « à cette heure, que j’aperçois la mienne _ de vie _ si brève en temps, je la veux étendre en poids«  ; et « à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine« _,

mais en intensité ».

Et d’ajouter
,

mais peut-être un peu trop vite, cette fois :

« Et la vie intense,

c’est de l’immortalité «  :

en écrivant « immortalité » au lieu d' »éternité« , quand les distingue si justement un Spinoza !


Suit alors, page 245, une très judicieuse précision

à propos de ce qui a pu opposer d’abord, un peu grossièrement, sans assez de précision, les convictions athées de Danièle Sallenave

à certaines manières de pratiquer certaines fois religieuses ;

je cite :

« J’ai enfin compris, justement avec l’expérience de l’« âge »,

ce qui me paraissait _ depuis longtemps _ le plus regrettable dans la foi, dans l’espérance religieuse _ du moins celles insuffisamment « pensées« 

Ce n’est pas qu’elles consolent,

on a _ tous et chacun : très humainement… _ des heures de détresse, et bien peu de leçons _ en effet ! _ à donner là-dessus.

Ce n’est pas non plus que beaucoup confondent l’existence _ objective _ de Dieu

avec le besoin _ tout subjectif _ qu’ils en ont.

Non, ce que je regrette,

c’est qu’en proposant _ un peu trop fantasmatiquement _ la vie éternelle _ en fait : le fantasme de l’immortalité biologique, bien plutôt ! _,

les religions _ en ces interprétations insuffisamment « pensées«  (ou méditées), du moins, me permettrais-je de préciser… _ nous empêchent de mener jusqu’à son terme, si on le peut,

le grand travail sur soi _ voilà : c’est cela que nous devons apprendre à « cultiver« , pour reprendre un autre mot décisif de Montaigne ! _

qu’imposent tous les âges,

mais aussi le vieillissement _ le vieillir, déjà : permanent ! _,

la vieillesse _ installée, finalement _

et la perspective _ rétrécissante ! _ du néant.« 

Et c’est aussi le travail sur lequel s’est focalisé un Michel Foucault durant les dernières années de sa vie,

tant dans ses Cours au Collège de France (L’Herméneutique du sujet, Le Gouvernement de soi et des autres, Le Courage de la vérité…)

que dans ses derniers livres publiés (Histoire de la sexualité _ Le Souci de soi…)…

Ce « grand travail« 

à « mener » tout personnellement « sur soi » :

« C’est une ascèse,

une ascèse gaie,

qui ne suppose aucune macération, aucune délectation morose ;

mais,

comme disait Montaigne _ celui-ci est donc bien très présent dans la méditation de Danièle Sallenave : cette Vie éclaircie (et éclairée !) étant, en quelque sorte, comme son (tout provisoire encore) De l’Expérience à elle ! _,

l' »absolue perfection, et comme divine, de savoir _ l’ayant peu à peu appris et forgé : tout personnellement, et à son corps défendant (comme tout ce qui importe vraiment !)… _ jouir loyalement

_ voilà le critère montanien majeur ! en toute vérité et dignité ! sans trucage ! _

de son être »… »…

« Ce qu’elle espère atteindre, cette ascèse

_ donc ; qui ne débouche « pas sur une « autre vie après la mort », certes,

mais sur « une vie dans la vie » : une vie apaisée, transformée« , aussi page 246… _,

est sans prix : le prix est dans l’ascèse _ toute personnelle, donc _ elle-même,

un exercice libre et joyeux de l’attention _ voilà ; lire là-dessus tous les derniers livres de l’ami Bernard Stiegler : Prendre soin 1 _ de la jeunesse et des générations ; et le tout récent Ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue _ de la pharmacologie !.. (aux Éditions Flammarion, les deux)… _,

une attention au présent,

à chaque moment, à chaque instant » _ jusque selon, peut-être, les modalités montaniennes indiquées en son « dictionnaire à part soi« 

Et Danièle Sallenave de se remémorer alors Pindare :

« N’aspire pas à la vie éternelle _ ou immortelle ?.. _,

mais épuise le champ du possible«  :

« C’est ce que chantait Pindare dans ses Pythiques, il y a deux millénaires et demi, un peu avant le siècle _ classique _ de Périclès. »

« On le cite souvent. Qui le pratique vraiment ?
Tout est à relire et à méditer chez les sages de l’Antiquité, ses poètes, ses philosophes,

car, ainsi que le dit _ le regretté _ Pierre Hadot :

« La philosophie antique n’est pas un système ; elle est un exercice préparatoire à la sagesse _ très activement désirée _ ; elle est un exercice spirituel » _ voilà !

Nous avons _ un peu trop _ perdu ce sens-là de la philosophie« , page 246…

Le paragraphe final de ces méditations de l' »âge«  _ qui n’est pas du tout celui de la mélancolie ! _ que forme cette belle Vie éclaircie (et éclairée !) de Danièle Sallenave

évoque, je l’ai déjà mentionné un peu plus haut, « le bonheur complet« 

que « procure » à l’auteur « l’écoute de la musique« 

et « la participation

à la grâce souveraine du calcul,

à l’ordre mathématique et joyeux

du monde« ,

et cela, au rythme du « mouvement » même « du temps« 

« chargé » alors _ comme électriquement : qualitativement, et non quantitativement ou mécaniquement... _ « de signification » :

c’est en effet là une « grâce » artiste…

Titus Curiosus, le 22 décembre 2010

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur