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Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : le final de l’alpha et omega des choses dans Venise, du « Venise à double tour » de Jean-Paul Kauffmann (V)

25juin

Pour le final de mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

et en conclusion de mes articles précédents :

et ,

il me reste à commenter le détail _ bref _ des cinq pages (323 à 327), très enlevées, de l’Épilogue.

Au terme de la visite des Terese _ le « test«  (le mot se trouve à la page 319) de l’ouverture de cette église absolument fermée à quiconque depuis « au moins deux ans« , dixit le sacristain de l’église voisine de San Nicolò dei Mendicoli, et détenteur de la clé (page 319 aussi) ; le « test« , donc, ayant été réussi ! _, « J’ai finalement prolongé mon séjour » _ de recherches d’autres églises à tenter de se faire ouvrir, à Venise. Ou bien saisir au vol l’opportunité (Kairos aidant) de quelque ouverture exceptionnelle, pour certaines…

Ainsi débutent (page 323) les cinq pages _ rapides ! _ de l’Épilogue l’essentiel  de ce que, au fur et à mesure de ses découvertes (et plus encore prises de conscience !) successives, s’est assigné le « chasseur«  ; l’essentiel, donc, ayant été presque accompli, mais pas complètement, nous allons le découvrir ; les termes « chasse« , « chasseur« , et « affût« , « bredouille« , « attraper« , reviennent aux pages 18, 62, 256 et 301 (et chapitres 1, 8, 37 et 43) du récit… _ :

« Mon objectif _ pas l’objectif initial et un peu rudimentaire (de retrouver et revoir « la peinture qui miroitait » en 1968 ou 69 : probablement un simple MacGuffin…), mais celui, bien plus complexe et fécond, qui, depuis la découverte (foudroyante) de l’espace intérieur de San Lorenzo, l’a puissamment remplacé : tenter de pénétrer le secret (complexe) des espaces intimes si éloquents de ces églises fermées (et livrées à l’abandon et la désolation, ou à quelque réaffectation) de Venise  _ n’a jamais été de nature arithmétique _ tel que battre un record d’ouvertures d’églises fermées. Il manquera toujours quelque chose _ de l’ordre, qui seul vraiment importe, du qualitatif (et même du métaphysique  ou du spirituel, voire du sacré…). Mais quoi ? _ cela demeure à éclaircir. Et le « chasseur«  passionnément s’y emploie, en ces stations ultimes de sa quête vénitienne.

Trois de ces églises _ les Penitenti, la Misericordia et le Soccorso,

parmi les 19 que le « chasseur » est parvenu « par recoupements _ d’appuis de relations diverses  _, par chance, par obstination aussi«  à se faire, in fine, ouvrir : soient, en reprenant l’énumération de la page 323, les Penitenti, les Zitelle, l’Ospedaletto, San Marziale, Santa Maria Mater Domini, Santa Caterina, San Giovanni Evangelisti, Sant’Agnese, San Girolamo, Santa Giustina, les Cappuccine, les Eremite, Santa Maria della Misericordia, Santa Margherita, les Catecumeni, San GalloMaddalena, San Gioacchino et le Soccorso : présentés probablement ici dans l’ordre chronologique de leur ouverture à son regard… _

m’ont permis de soulever _ un peu _ le voile qui recouvrait _ encore, après les visites, décisives déjà, de San Lorenzo, puis de Santa Maria del Pianto, et enfin des Terese : trois paliers majeurs des avancées de son approche sensitivo-méditative… _ l’objet _ commencé d’apparaître à San Lorenzo et se précisant peu à peu à chaque nouvelle étape importante _ de ma quête ;

une quatrième, restée _ obstinément _ fermée Santa Croce, sur l’île de la Giudecca _, m’a _ pourtant _ révélé _ en dépit d’avoir échoué à y mettre les pieds et regarder soi-même _ une évidence » _ et nous découvrirons (succinctement) laquelle, page 326.

C’est que juste avant que débute l’incisive réflexion-méditation de synthèse de cet Épilogue, l’essentiel de la découverte _ celle de « l’alpha et l’omega«  des choses (cette expression apparue à la page 166, au chapitre 24 (« Je suis l’alpha et l’omega«  : « Tirée de l’Apocalypse, l’inscription accompagnant la mosaïque byzantine du Christ bénissant sur la voûte de l’abside de l’église de son enfance, à Corps-Nuds (Île-et-Vilaine) _ me plongeait dans des abymes de perplexité« ), nous allons en effet la retrouver constituant, à la page 327, rien moins que le mot ultime de ce livre !), via les progrès de la lente et syncopée (par paliers, donc) élucidation du mystère de l’étrangeté (à « déchiffrer« ) de ce qui continue d’habiter presque toujours, et peut-être pour quelques moments encore, les espaces intimes de certaines au moins (sinon toutes, hélas ! puisque, pour d’autres, l’état de ruine est devenu sans remède !) de ces églises abandonnées (et inaccessibles au public) de Venise _ a quasi été accompli par le « chasseur« .

Il n’est plus nécessaire d’y consacrer des chapitres entiers ; un rapide _ mais enlevé : allegro vivace, à la Rossini ! _ coup d’œil rétrospectif suffira. Car un regard de détail trop apesanti sur ces églises exceptionnellement ouvertes, serait fastidieux et probablement répétitif _ l’auteur nous en fait donc grâce ; le livre se terminera là. Plus que jamais, en cette conclusion, c’est « l’alacrité » vénitienne (le mot est prononcé à la page 17) qui doit servir de règle : il s’agit, que diantre, du final ! _ alacrité vivaldienne aussi, mais Jean-Paul Kauffmann ne se réfère guère à Vivaldi…

Et il se trouve que c’est la modalité du paradoxe _ renversant le positif en négatif, et le négatif en positif ! _ qui caractérise chacun des quatre cas ici examinés. 

Les trois premiers cas, positifs, abordés ici _ les trois églises, Penitenti, Misericordia et Soccorso, exceptionnellement ouvertes, ont enfin pu être en détails regardées et même examinées, de même que les seize autres visitées après les Terese _ permettent de « soulever _ un peu, mais pas complètement _ le voile sur l’objet _ peu à peu précisé _ de (la) quête » (du « chasseur« ) ; mais de la frustration persiste encore _ on va le voir _ en chacun de ces cas ;

alors que le quatrième et dernier cas, négatif lui pourtant _ le « chasseur » échouant à pénétrer dans l’église interdite (car dangereuse, lui est-il opposé par un responsable administratif, mais qui l’a écouté…), Santa Croce ; il n’aura droit qu’à deux photos (de l’intérieur) qui lui parviendront (très vite) par courrier ! _, sera celui qui aura paradoxalement « révélé une évidence« , qui permettra au « chasseur« , enfin apaisé, d’en rester là de sa quête obstinément poursuivie à Venise de forçages d’églises fermées :

« la vanité de ma quête m’apparut _ alors _ dans son évidence et sa dérision _ oui. J’ai compris alors que je n’avais plus besoin _ voilà ! _ d’aller voir _ partout où c’était quasiment impossible _ de mes propres yeux » (page 326)…

Le séjour à Venise (de plusieurs mois de recherche inquiète _ le détail de son calendrier est pour l’essentiel flouté : en 2017-2018, probablement _) peut donc alors cesser.

Et on peut supposer que le prochain séjour vénitien du « chasseur » apaisé, comportera _ ou plutôt a comporté, depuis lors… _ d’autres enjeux, moins stressés, plus sereins, peut-être plus directement hédonistes, même si demeurera, pour sûr, bien de la curiosité envers d’autres trésors de la cité que ces sanctuaires à l’abandon si gravement menacés de disparaître, pour certains _ puisque c’étaient ces trésors sacrés-là que lui privilégiait… Les focalisations-attractions pouvant un peu varier d’un amoureux de Venise à l’autre…

Le secret du mystère ayant été désormais, pour l’essentiel du moins, non seulement compris, mais vérifié, exemple après exemple, en chacune des 26 églises fermées de Venise auxquelles le « chasseur » a réussi à pénétrer

_ sur les 17 « absolument fermées«  de la liste (établie en octobre 2018) donnée en appendice aux pages 331 à 333, le « chasseur«  aura réussi à en voir de ses yeux 6 (Eremite, Terese, San Lorenzo, Sant’Anna, Penitenti et Santa Maria del Pianto) ; tandis qu’il aura échoué à pénétrer en 5 autres (Santa Croce, Spirito Santo, San Beneto, San Fantin, Santa Maria Maggiore) ; restent les cas non précisés dans le récit (peut-être l’intéressaient-elles moins) de 6 autres de cette liste de « fermées ou non accessibles«  : les Convertite, Sant’Aponal, San Bartolomeo, San Teodoro, San Tomà, Santa Fosca… Mais il ne s’agissait pas d’être exhaustif en une catalogage des conquêtes…

Pour ce qui concerne le premier cas traité en cet Épilogue, celui des Penitenti _ dans le sestier de Cannareggio, juste après le Pont-aux-trois-arches, et en face de la taverne Da’ Marisa _, abordé ici aux pages 324-325,

le « chasseur » a pu y accéder deux fois, à « quelques mois » de distance _ et ces deux fois grâce à Agata Brusegan, « responsable des archives à l’IRE« , l’institution dont dépend, avec l’hospice voisin d’accueil de personnes âgées, ce sanctuaire des Penitenti _la première fois par « un jour de tempête (…), une pluie violente s’abattait sur Venise » ; et la seconde fois, par un temps splendide, « à l’occasion d’une opération portes ouvertes de l’IRE : les Penitenti avaient été déverrouillées exceptionnellement« .

Mais ces deus fois-là, l’impression produite sur notre « chasseur » passionné, a bizarrement varié du tout au tout :

la première fois, « Alma avait réussi à convaincre Agata B. (…), pourtant accaparée par mille tâches, d’ouvrir _ exceptionnellement pour eux _ le sanctuaire. Non sans difficultés, nous étions entrés _ Alma et Jean-Paul (avec peut-être Agata elle-même, et peut-être Joëlle) _ par la sacristie encombrée de chaises roulantes et de lits médicalisés, hors d’usage«  _ « juste à côté, il y a un établissement pour personnes âgées qui communique avec l’église« , avait-on pu lire page 112 ; mais « le périmètre du sanctuaire (était) tout aussi inaccessible de l’intérieur » qu’il l’était de l’extérieur, de la Fondamenta di Cannaregio, sur le bord du Canal juste avant de rejoindre la lagune _ ; « au début, on n’y voyait rien. Comme d’habitude. Et, soudain, l’illumination  _ sans plus de précision sur sa nature, ni ses causes. Ce jour-là, elle m’a terrassé _ rien moins ! Que de fois _ en d’autres églises fermées, abandonnées _, à travers les décombres, cette lumière _ terrassante ! _ s’était trouvée _ d’abord _ cachée. Il fallait la chercher _ la découvrir… _ , elle était sur le point de s’éteindre _ sans retour…
Rien de tel _ de caché, à rechercher _ aux Penitenti. Une nef unique, élégante. Les ornements, l’autel, le buffet d’orgue, les peintures, le tout intact, frais _ voilà ! _, excepté les murs en brique attaqués par le salpêtre. La grâce, le mouvement du baroque _ dansant, fusant vers le ciel _ dans sa forme la plus accomplie _ rien donc de désespérant ici. Enthousiaste, j’avais demandé à Agata _ celle-ci était donc bien présente ce jour-là ! _ : « Mais pourquoi n’ouvrez-vous pas une telle merveille ? » Elle avait simplement répondu : « C’est compliqué. Mais nous y songeons. » ».

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« Ce n’étaient pas des mots en l’air. Quelques mois plus tard, à l’occasion d’une opération portes ouvertes de l’IRE _ l’Istituto di Ricovero e Educazione _, les Penitenti avaient été déverrouillées exceptionnellement. Un dimanche, il faisait très beau. Sans qu’il y ait foule, de nombreux curieux se succédaient dans le sanctuaire, éblouis.

La porte de l’église était grande ouverte. Le soleil y entrait à profusion _ voilà. Les deux anges d’or encadrant l’autel étincelaient _ tout brille donc. Empressée, Agata faisait les honneurs de son église. Tout était à sa place, net, exemplaire. Le sanctuaire renaissait. Néanmoins, ce n’était pas une _ véritable _ réapparition _ de « l’illumination » de la première fois. Tout y était dévoilé _ au public des curieux _, mais un élément, une pièce _ cruellement _ manquait.

Alma, qui m’avait accompagné la première fois, se trouvait parmi les visiteurs. Comme moi, elle était très déçue. Ce n’était plus la même église _ tiens donc ! Le contexte du regard du sujet a toujours, il est vrai, des conséquences sur le spectacle perçu de l’objet par le sujet. Cette affluence d’un jour l’avait-elle banalisée _ probablement : ce qui est vécu comme exceptionnel joue sur le ressenti de singularité _ et rendue méconnaissable ? « Rappelez-vous, je vous disais que ces églises ont droit au secret. Ne l’avons-nous pas violé ? »«  _ est-ce à dire que ces lieux de recueillement envers la divinité ont besoin d’une qualité très spéciale (voire exceptionnelle) de silence, de paix profonde des cœurs, voire de gravité ? À méditer… La foule a bien des effets nocifs sur la contemplation aussi ; et cela se vérifie même dans un musée bondé… ; alors en un sanctuaire sacré !


Le second cas abordé ici est celui de la Misericordia, située en un des lieux les plus étranges _ et même à connotations tragiques (cf les remarques du chapitre 7, pages 52 à 60) _ de Venise, dans un autre coin du sestier de Cannaregio _ un minuscule campo au confluent du rio della Sensa et du Canal de la Misericordia.

Une grande partie (de la page 56 à la page 60) du chapitre 7, était en effet déjà consacrée aux impressions bizarres produites sur le « chasseur » par le campo dell’Abazia _ avec son puits central en pierre d’Istrie _ et les deux monuments qui l’encadrent sur deux côtés : la Scuola Vecchia di Santa Maria della Misericordia, et l’église elle-même, Santa Maria della Misericordia déconsacrée après 1969, où y avait eu lieu une dernière célébration de la messe _ :

« Je ne connais pas à Venise d’endroit à l’aspect aussi inquiétant _ à ce point ! _ que ce campo, aussi peu rassurant que la façade _ même _ du sanctuaire dont l’extraordinaire blancheur mortuaire apporte à la place une fulguration très étrange, comme si la lumière venait de l’intérieur de l’église (…) Cette place est le seul endroit de la cité où j’ai l’impression que la terre va _ carrément _ s’ouvrir. Un engloutissement pareil à celui de Don Giovanni précipité aux Enfers par l’invité de pierre » _ page 59.

Quant à l’église elle-même, Santa Maria della Misericordia, « on dirait un monument funéraire. J’ai toujours imaginé ainsi le mausolée où a été enterré le Commandeur dans Don Giovanni _ n’oublions pas que le génial Da Ponte (qui finira sa vie à New-York !), était vénitien, et ami de Casanova... Malgré leur apparence léthargique, les statues baroques _ de la façade de l’église sur le campo _ ont quelque chose de théâtral et de menaçant. Elles nous ont à l’œil comme pour nous en interdire l’accès. Il ne faut pas se fier aux deux putti au-dessus de l’entrée, ils n’ont rien de chérubin. L’un est assis sur un crâne. Non sans hypocrisie, ils font semblant d’avoir la tête ailleurs et préparent en fait l’arrivée du fantôme de pierre, il va surgir de l’intérieur de l’église pour entraîner Don Giovanni aux Enfers.« 

Abbazia della Misericordia Venezia.jpg

« La Misericordia _ donc, et je reviens au passage qui la concerne à la page 325 de l’Épilogue _, avait été ouverte pendant quelques semaines à l’occasion de la Biennale _ faisant fonction de lieu temporaire d’exposition (d’art contemporain). L’intérieur avait alors pu constater le « chasseur » _ était aussi ténébreux que le laissait deviner l’extérieur d’une blancheur funèbre. J’avais retrouvé à l’intérieur du sanctuaire la tombe du fameux prieur, Girolamo Savina, empoisonné _ le 9 juin 1611 _ après avoir bu le vin consacré. Il régnait à la Misericordia une atmosphère maléfique qui mettait mal à l’aise. L’intérieur correspondait pourtant à ces églises-salons appréciées au XVIIIe siècle par les Vénitiens. Quelque chose l’altérait. Un élément faisait défaut là aussi _ par rapport aux cas positifs, eux, quant au mystère pleinement ressenti de leur espace intérieur, de San Lorenzo, Santa Maria del Pianto et les Terese. Ce qui était offert au regard était _ ici _ en même temps retiré. Les niches où se trouvaient jadis les saints et les apôtres, abritaient _ maintenant l’incongruité d’ _ une Victoire de Samothrace _ mais oui ! _ couverte de peinture _ qui plus est ! _ et des Vénus de Milo _ au pluriel ! _ aux couleurs criardes » _ quel affront de barbarie !

Le troisième exemple positif, mais in fine déceptif lui aussi, et pour une troisième raison, est celui de l’église du Soccorso _ située sur la Fondamenta del Soccorso dans le sestier de Dorsoduro _, qu’occupe dorénavant l’atelier chic d’un architecte d’intérieur de renommée _ internationale : Umberto Branchini.

« La visite de l’église du Soccorso en compagnie du Cerf blanc, devenu un ami _ Alessandro Gaggiato _ avait achevé de me perturber. Le sanctuaire avait été transformé _voilà encore un autre de ces usages en cours de ces églises désaffectées _  en un atelier de décorateur d’intérieur. Rien à redire. La restauration de l’église avait été effectuée de main de maître _ cette fois. Au lieu de faire disparaître toute trace de son ancienne affectation, l’architecte _ Umberto Branchini, donc _  avait souligné et rafraîchi le moindre détail du sanctuaire dans des tons pastel et rose lilas. Notre hôte avait été bluffé par les informations que lui donnait le Cerf blanc sur cette salle où il travaillait. Sans malignité, mon compagnon avait renversé les rôles et faisait les honneurs du lieu à l’occupant : « Là, vous aviez une Immaculée Conception de Jacopo Amigoni. Ici, une peinture de Carlo Caliari. Elle se trouve à présent au musée du Verre à Murano. »

Au début, l’homme avait accueilli avec contentement cette série d’informations qu’il ignorait, puis son visage s’était rembruni, il découvrait qu’il ne contrôlait plus cet environnement qui lui était familier.

Le plus intrigant était l’autel. On avait veillé à n’y déposer aucun objet. Dans cette pièce encombrée de coupons de tissus rangés sur des tables à tréteaux, quelqu’un avait mis en évidence la place vide.« 

…`

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Paradoxalement, encore, c’est le cas négatif de Santa Croce _ cette église fermée de l’île de la Giudecca _ qui va se retourner en l’ultime exemple positif, pour mieux fonder l’intelligence du secret du mystère des espaces intérieurs _ porteurs d’élévation _ des églises fermées, abandonnées ou désaffectées, de Venise :


« À Santa Croce, j’ai enfin compris :

cette histoire _ de recherche obstinée, d’abord de « la peinture qui miroitait« , en 1968 ou 69 ; puis du secret à pénétrer des espaces intérieurs pouvant s’illuminer des églises fermées (abandonnées ou affectées à d’autres usages que sacrés) vénitiennes _ tournait à vide _ sans aboutir positivement. Je ne trouverai jamais ce que je cherchais _ qui n’est pas, en effet, de l’ordre, ni de l’objectité, ni de celui, non plus, de l’objectivité ; même si le processus interrogé passe par de très matériels dispositifs (d’orientation : des regards et des pensées) ; et même si ceux-ci, ces dispositifs, impliquent aussi un minimum d’adhésion des sujets à quelque croyance, de l’ordre de quelque transcendance, assez probablement, d’une présence non physiquement présente, mais, absente, convoquée, invoquée. Santa Croce est cette église de type toscan située à la Giudecca que cet ami _ ami cher, parisien et ex-soixante-huitard, amateur de gastronomie, et qui n’était jusqu’alors pas venu à Venise (page 133) : je ne l’ai pas identifié _, muni d’un pieu, avait voulu forcer _ le récit de cet épisode se trouve à la page 143 du chapitre 20. Elle a longtemps servi de réserve à une section des archives d’État. J’avais pu approcher le responsable. Il m’avait annoncé d’emblée qu’il avait peu de temps à me consacrer. J’étais parvenu à tenir près d’une demi-heure dans son bureau. Mi-amusé, mi-intrigué par ma démarche, il me posait des questions sur les églises que j’avais réussi à ouvrir. « Mais je ne peux pas vous faire entrer à Santa Croce. Trop dangereux. » Je lui avais alors proposé : « Si je ne peux y pénétrer, essayez de me dire à quoi elle ressemble. » Il avait répondu : « À rien. Elle est vide. » Je l’avais finalement convaincu de prendre lui-même des photos et de me les envoyer.

Trois jours plus tard, je recevais deux vues absolument saisissantes _ voilà _ de l’intérieur du sanctuaire. Un édifice nu, vidé de son mobilier religieux. Tout y était _ cependant _ révélé : le plafond, le maître-autel, les chapelles adjacentes. Il ne restait plus rien, mais la présence _ elle _ était là. Elle ne disparaîtrait jamais _ tant que durerait l’essentiel du dispositif lui-même, du moins. Je la voyais _ cette présence demeurée bien sensible _ comme une victoire de la vie _ qui survit _ sur la mort _ qui affecte inexorablement les vivants sexués et les choses matérielles.

La vanité de ma quête m’apparut dans son évidence et sa dérision _ aussi. j’ai compris alors que je n’avais plus besoin d’aller voir de mes propres yeux« .

La page ultime du récit nous livre aussi in extremis la solution de la question primaire :

« La peinture ne se trouvait nullement dans le demi-jour, comme je l’avais cru. Non pas un tableau, mais une série de fresques décorant la salle de bal (d’un) palais _ désormais fermé au public, lui aussi ; mais ouvert à l’occasion de quelque réception ou  fête. On était bien loin de ce que je pensais être un sanctuaire. Mais était-ce vraiment cette toile que j’avais cherchée ?

Et si Venise _ elle-même et toute entière _ n’était qu’un écho ? Une reverbération du souvenir, si fréquente dans cette ville » _ de reflets et miroirs.


« Après mon séjour _ vénitien _, pour en avoir le cœur net, je suis allé dans mon église d’Île-et-Vilaine _ de Corps-Nuds. Je viens lui rendre visite régulièrement.

Le sanctuaire comporte une seule peinture, la représentation du Dieu-Roi. Elle miroite _ tiens, tiens… _ au-dessus du maître-autel : Je suis l’alpha et l’omega » _ proclame-t-elle en gloire.

Ce mardi 25 juin, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches dans Venise, avec progrès, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (IV)

24juin

En poursuivant mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

et mes articles précédents :

j’en viens aux étapes finales

de la découverte et surtout investigation, en ce périple vénitien des églises closes, de « l’alpha et omega » des choses, par le « chasseur » de ce mystère d’abord vaguement mais fortement ressenti, qui a fini par remplacer, en sa recherche vénitienne, ce Mac Guffin qu’a été _ au final de la recherche, il faut en faire le constat et en convenir  la quête de la localisation dans Venise de « la peinture qui miroitait » l’été 1968 ou 69 _ qui a donc fait fonction de simple appât à plus fondamental qu’elle ; et il nous faudra, nous aussi, ses lecteurs, y réfléchir … _ :

l’étape _ importante : un climax, je l’ai dit _ des Terese (au sestier de Dorsoduro), à l’ultime chapitre, le chapitre 45, aux pages 316 à 322 ;

ainsi que,

à l’appendice de l’Épilogue, 

les cas prestement brossés _ l’alacrité vénitienne est contagieuse _, en quelque lignes rapides a posteriori,

des Penitenti (au sestier de Cannaregio), aux pages 324-325 ;

de la Misericordia (au même sestier), à la page 325 ;

du Soccorso (au sestier de Dorsoduro), aux pages 325-326 ;

et, pour finir, celui, paradoxal _ négatif, mais le plus positif ! _, de Santa Croce (dans l’île de la Giudecca), à la page 326.


« Le grand jour. Ce moment, comme je l’ai attendu ! Pour moi, l’ile la plus importante de l’archipel des églises fermées _ il s’agit du sanctuaire fermé des Terese. J’en ai tant rêvé

_ depuis, en effet, avoir découvert tant d’œuvres provenant de ces Terese au musée diocésain (cf pages 242 : « Beaucoup d’œuvres proviennent des Terese (fermés)«  ; et 244 : « J’ai constaté que l’église la mieux représentée au musée est celle des Terese. Lors de ma rencontre avec le Grand Vicaire, elle faisait partie des deux édifices, avec Sant’Andrea, que je souhaitais visiter ») ;

ainsi, sur un tout autre plan, bien sûr, qu’une exposition de Roger de Montebello, au musée Correr, avec sa somptueuse « série sur la porte des Terese«  (cf page 245 : « Est-ce cette intuition de l’intemporel qui l’a attiré _ lui, Roger de Montebello, ce peintre français d’aujourd’hui (il est né en 1964) qui a décidé (en 1992) de vivre à demeure à Venise _ aux Terese ? De toutes les églises fermées que je connais, cet ancien sanctuaire carmélite est certainement le plus étranger. Étranger à aujourd’hui, au quartier. Il n’est articlulé à rien. Indécelable _ aussi en son absolue discrétion (et élégance de sa porte !). Absolument seul. Sans pour autant apparaître abandonné. Au contraire, son aspect lisse, minéral, semble le rendre indestructible« , lit-on page 246 ;

et aussi, page 247 : « Le livre _ Le Chiese di Venezia, aux Edizioni Alfieri (l’indication est donnée à la page 43) _ de Franzoi-Di Stefano _ Umberto Franzoi et Dina Di Stefano _ paru en 1976 publie deux photos _ très précieuses ! _ des Terese. L’extérieur apparaît en piètre état et montre à nu l’appareillage de brique rouge, mais c’est l’intérieur qui est le plus impressionnant _ voilà. On devine une décoration encore fastueuse _ rien moins ! _ même si elle commence à se faner _ plusieurs plafonds sont dégarnis » _ en 1976, donc : il y a quarante ans passés… ;

et surtout depuis que Jean-Paul Kauffmann a appris que « le Cerf blanc« , devenu un ami, Alessandro Gaggiato, « s’est fait ouvrir les Terese«  (…) ; après qu’« il (en) a obtenu la permission grâce au curé de l’église voisine, San Nicolò dei Mendicoli, « un homme excellent » » _ qui en détient la clé (page 253) ; et, plus encore, du fait qu’Alessandro lui a dit qu’il « pense que c’est possible » d’obtenir à nouveau cette opportunité d’« entrer«  aux Terese ! (page 254) ;

telles sont les raisons bien concrètes qui ont suscité la force d’un tel engouement envers ce sanctuaire fermé-ci des Terese en notre auteur… _

que je redoute _ devenu méfiant en cette décidément très imprévisible Venise _ qu’une complication de dernière minute ne vienne tout faire échouer  » : ainsi s’ouvre l’ultime chapitre, page 316.

Qui se poursuit ainsi :

« Devant l’église San Nicolo dei Mendicoli, le Cerf blanc _ l’ami Alessandro Gaggiato _ m’attend, figure _ lui-même _ fabuleuse _ celui qui connaît le mieux la totalité (!) des églises de Venise, bien qu’il ne soit ni un universitaire, ni un homme du sérail religieux, ni un rouage du réseau administratif _ et insaisissable _ce n’est pas un mondain : seulement un homme réservé et passionné depuis sa lointaine jeunesse de sa recherche (cf pages 207-208 : « Sa vie professionnelle, il l’a passée à la maison Osvaldo Böhm, un établissement autrefois célèbre à Venise sis Salizzada San Moise, spécialisé dans les gravures, estampes originales, photos anciennes (…) Dans cette boutique légendaire, il a été initié à la recherche et au classement de documents anciens. Ainsi est-il devenu un grand brasseur d’archives _ voilà. La plupart des églises fermées que je cherche désespérément à forcer, il les a connues _ lui _ ouvertes.  _ J’ai commencé en 1965. Je ne connaissais rien. J’ai appris seul en les explorant systématiquement _ voilà. J’entrais en action à 6 heures du matin. À l’époque, on ouvrait aux aurores. Je photographiais toujours selon le même ordre, extérieur, intérieur, monuments, sculptures et peintures. Un recensement systématique _ oui. Je dessinais aussi le plan de l’église en indiquant l’emplacement exact des œuvres. A 9 heures, je rejoignais mon travail chez Böhm. J’ai inventorié ainsi tous les sanctuaires vénitiens, y compris ceux qu’on a détruits _ telle, par exemple, l’église du campo della Celestia (cf les pages 250-251). Avec de la patience _ de toute une vie, depuis 1965 _, de l’organisation forcément _,  de la chance aussi, j’ai pu entrer à peu près partout. Le tout est de savoir attendre _ et résider soi-même à Venise aide bien sûr à cela. L’expérience m’a appris qu’une opportunité _ Kairos aidant _ finit par toujours se présenter« ). À le voir toujours aussi impassible et absorbé _ un trait déjà assez vénitien, me semble-t-il : une sobre et placide douceur… _, il me fait penser à un messager de l’autre monde. N’est-ce pas le séjour des ombres et de l’oubli que je vais découvrir, l’église des Terese, fermée depuis une éternité ? Sans doute la représentation la plus achevée à Venise de l’église exclue, dépossédée _ on peut même parler à son sujet de forclusion ».

« Le Cerf blanc est un cœur noble. Il ne cesse de m’en administrer la preuve par une générosité qui peut apparaître distante _ par sa sobriété, sa retenue _ mais qui n’en est pas moins efficace _ ne m’a-t-il pas fait partager _ oui ! _ son territoire ! _, par sa façon taiseuse aussi d’être disponible.

Il ne parle jamais pour ne rien dire. S’il évoque ce Pierre Gruet _ Marseille, 1917 – Thoiry, 2001 _, c’est qu’il a une idée derrière la tête. C’était un industriel marseillais, explique-t-il, admirateur de Casanova, animateur de la revue Casanova Gleanings. Il y a une trentaine d’années _ en 1975, et jusqu’en 1981 _, ce Pierre Gruet avait créé à la Giudecca, dans son Palais Vendramin, un véritable salon réunissant une petite société de casanovistes  à laquelle il avait mis à disposition une riche bibliothèque consacrée à son héros. Il avait proposé au Patriarcat de restaurer à ses frais l’église fermée de Santa Maria degli Angeli à Murano, en très mauvais état.

Les lecteurs de l’Histoire de ma vie connaissent l’épisode où Casanova et le futur cardinal de Bernis, alors ambassadeur _ de Louis XV _ à Venise, se partagent les faveurs d’une religieuse de ce couvent. Casanova la désigne par les seules initiales M. M.. Pour cette restauration, Gruet posait une seule condition : que le nom de Casanova soit mentionné.

_ Naturellement, fait mon compagnon d’un ton pince-sans-rire, le Patriarcat a refusé la proposition de Gruet.

Son « naturellement » résonne une fois de plus comme un reproche discret à l’égard de cette curie vénitienne qui le snobe. Néanmoins, je ne l’ai jamais entendu se plaindre à son endroit« , page 317.

« Avec les Terese, je sais que j’ai affaire à forte partie. Le Dr Cherido m’a confié qu’il y a travaillé naguère. À l’écouter _ c’est un avis d’expert ! _, c’est un cas clinique désespéré, comme le laissait entendre _ déjà _ le rapport de l’Unesco des années 70. (…)

Cette visite est aussi le test suprême _ voilà pourquoi le récit de cette visite constitue un tel climax du livre. D’autres églises me sont fermées dans lesquelles je ne pourrai jamais pénétrer. Avec le temps _ et les déceptions subies tant auprès du Patriarcat que de la SurIntendance des Beaux-Arts de Venise _, j’ai dû réduire mes ambitions. Les Terese, c’est autre chose. L’édifice _ lui-même _ symbolise pour moi la fermeture absolue. C’est donc l’épreuve décisive _ voilà ! Ma religion _ si j’ose dire _ est faite : si je rentre dans le bâtiment, je prolongerai mon séjour. Sinon…

Apparaît alors le sacristain _ de San Nicolò dei Mendicoli, l’église voisine _, la mine rejouie. La jovialité se dégage de toute sa personne. Il est si cordial que je lui pardonne aussitôt son retard. Il ne tient pas à la main un trousseau de clés, mais une seule clé que j’aurais crue plus imposante. Il ne l’agite pas _ lui _ devant nous. (…)

La clé _ après deux tentatives vaines _ enfin tourne et la porte s’ouvre. A cet instant je pense à la peinture de Roger de Montebello : « Et s’il n’y avait rien derrière la porte ? Et si le passage était simplement _ seulement _ dans la vibration même de la porte ?« 

La porte ne vibre pas. Elle grince tout simplement, comme il sied _ très naturellement _ à des pentures de fer qui n’ont pas fonctionné depuis _ au moins _ deux années. Je franchis le seuil, le passage de la frontière.

Aussitôt, je perçois tout. La prison _ que le bâtiment aussi fut _, l’odeur de confinement. Mon regard embrasse l’intérieur comportant une nef unique de forme rectangulaire. Santa Maria del Pianto faisait d’emblée l’effet d’une discordance. Rien de tel ici, encore que le spectacle tende au même constat : la chute, l’anéantissement avec tous les attributs d’avant. Un choc. J’ai beau m’attendre à un tableau de ruines, je suis confronté à une pure rencontre avec la fin _ voilà. Mais une fin qui se présente comme une sorte de discrédit. Aux Terese, la beauté a tout simplement été injuriée. Elle n’a pas totalement disparu. Car on la voit, son empreinte est encore visible. Mais elle est enfouie _ matériellement _ sous les décombres _ qui dominent…

(…) Un incroyable entassement de corniches, de marbres, de frises, d’entablements, de colonnes tronquées _ un vrai trésor ! _ posés à même le sol _ voilà _ recouvert d’un méchant plastique semé de crottes de pigeons. On dirait un bâtiment qu’on vient de dégager grossièrement après un bombardement. La même vision de désolation. L’œil ne voit que cet ensemble confus qui donne l’impression d’avoir été rangé rapidement après la catastrophe. Et cette odeur remontante de salpêtre qui humecte l’atmosphère ! L’humidité, on ne la voit pas, on la touche, on fait plus que la renifler, elle travaille à l’intérieur des murs, elle est en suspension dans cet air où ont résonné les chants angéliques et le tonnerre de l’orgue, on la sent s’insinuer partout comme un écoulement malsain. Les sanctuaires vénitiens sont plus exposés que d’autres édifices : c’est par les tombeaux que l’eau remonte lors de l’acqua alta.

Bien après le choc, le regard finit par appréhender l’emmurement : le maître-autel et les six autels latéraux _ voilà _ incrustés de gemmes resplendissant dans la lumière qui provient des hautes fenêtres.

Je crois avoir approché la plupart des autels de Venise qui rivalisent de beauté, comme à la Salute ou à San Lorenzo, où le maître-autel à double face compte parmi les choses les plus magnifiques que j’ai jamais vues. Mais les autels _ au pluriel : sept _ des Terese les dépassent tous _ c’est dire leur degré de somptuosité ! _ par leur marquetterie de pierre rouge de Vérone, leurs incrustations d’émaux et de marbres.

Comme à Santa Maria del Pianto, une impression presque gênante _ cf l’Unheimliche freudien _ de déjà-vu. Impossible toutefois que je sois entré jadis _ en 1968 ou 69 par exemple _ en ce lieu. La mémoire n’est pas fiable, j’ai peut-être vécu un moment qui, en réalité, n’est jamais advenu _ seulement fantasmé. Derrière le tabernacle du maître-autel le retable a disparu. J’interroge mon compagnon _ de visite : le Cerf blanc, Alessandro Gaggiato. Il a beau avoir déjà vu ce champ de ruines, je le sens _ terriblement _ blessé par cette vision.

_ Il y avait là un tableau de Nicolò Renieri, Sainte-Thérèse et le sénateur Giovanni Moro. En 1965 _ c’est donc cette année-là qu’Alessandro Gaggiuto a découvert le sanctuaire des Terese _ il était encore ici. J’ignore ce qu’il est devenu. Nicolò Renieri ou Nicolas Regnier _ peut-être un lointain parent de Jean Clair, qui parle dans son Dialogue avec les morts, à la page 275, de ce lointain cousinage vénitien avec les Régnier-Ranieri ; cf mon article du 16 juillet 2011 : _, né à Maubeuge à la fin du XVIe siècle Maubeuge, c. 1588 – Venise, 1667 _, est un peintre caravagesque _ une œuvre de lui (de sa période romaine, vers 1620) se trouve au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux : Renaud et Armide. Il a vécu un moment à Rome _ de 1615 à 1625 _ et terminera sa carrière à Venise. Renieri est une figure énigmatique. Peintre mais aussi marchand d’art et collectionneur, ayant servi de rabatteur pour Mazarin, il mourut très riche. Ses quatre filles, réputées pour leur beauté, étaient toutes peintres.

Mon acolyte _ Alessandro _ désigne le plafond octogonal à nu où se déployait une autre toile de Renieri représentant Sainte Thérèse en gloire. Elle se trouvait encore dans l’église en 1976 _ année du livre de Franzoi-Di Stefano, avec ses deux photos des Terese. Malgré ses nombreuses recherches, il ne sait pas où elle est.

Serait-ce la pièce manquante ? L’église, ne l’oublions pas, était dédiée à Sainte-Thérèse d’Avila. A l’évidence, le sanctuaire était splendide. Tout y témoignait de l’extase et certainement de la jouissance _ de quoi attiser la curiosité de Lacan lors de ses excursions gourmandes à Venise. Thérèse était enlevée par l’Aimé, son ravisseur. D’après Lacan _ il n’était donc pas très loin _, les mystiques comme Thérèse témoignent de ce qu’ils jouissent, tout en n’en sachant rien _ innocemment, donc. Tout a disparu, tout s’est envolé. De l’ivresse, de la félicité _ thérésiennes _ ne reste plus que cette odeur de croupi et de bas-fond. Et le silence. Le silence vénitien _ non vide _ cher à Luigi Nono, qui n’est ni soustraction ni pure opposition au son. Je l’entends. Il crisse. Il vibre _ et vit, musicalement ; je pense à la sublime Musica callada de Federico Monpou… _ dans cette humidité.

Renieri  a peint d’autres tableaux pour les Terese, une Annonciation et un Archange Gabriel qui figureraient dans les réserves du musée de l’Accademia. D’après mon compagnon, une œuvre de Renieri et une autre de Jacopo Guarana sont entreposées au musée diocésain, l’établissement que dirige le Grand Vicaire.

Cette liste donne un aperçu de ce que fut la magnificence _ voilà _ des Terese. Deux statues représentant les prophètes Élie et Élisée, attribuées à Andrea Cominelli, encadrent encore le maître-autel. Pourquoi n’ont-elles pas été enlevées ? Mystère. Leur présence au milieu de ce désordre a quelque chose d’incongru. A moins que ce ne soit l’ultime message d’espoir laissé involontairement par un catholicisme qui a toujours voulu jouer _ tout particulièrement à Venise la sensuelle (et la ville des ridotti et casini…) _ la promesse contre la chute _ l’espoir de la jouissance (du Paradis) plutôt que la crainte du châtiment (de l’Enfer).

La promesse, c’est-à-dire l’accomplissement, je me demande bien où elle git _ désormais _ dans ces ruines. Me revient alors en mémoire le mot interdit que j’avais imaginé _ cf page 234 _, exécration » _ qui signifie dé-sacralisation.

S’impose alors relire un passage important aux pages 233-234 (chapitre 33) :

« On m’objectera une fois de plus : que possède de plus _ par rapport à une église ouverte _ une église fermée ? En quoi son inaccessibilité la désignerait-elle comme supérieure à un bâtiment religieux ouvert ? (…) Différente, à coup sûr, la fermeture change tout _ du tout au tout, même. Elle confère au sanctuaire une intériorité secrète _ voilà _ qui n’est pas _ en sa singularité d’exception _ comparable aux autres. Une qualité de silence _ voilà ! _ qui grandit l’espace _ simplement matériel, lui, du lieu. L’intégrité, qu’elle a gardé _ voilà : elle ne l’a pas perdue ! _, en même temps que la permanence _ aussi _ d’un manque _ perceptible ; et fondamental en la puissance de sa capacité dynamique _ : ainsi se distingue-t-elle. Je l’ai perçue à San Lorenzo (…) : une présence en creux qu’accompagnait, je m’en rends compte maintenant, un trouble qui peut se confondre avec un sentiment d’angoisse. (…) Par-dessus tout appréhension de déranger l’ordonnance d’un monde en lui-même, souterrain, absolument inconnu, comme si dans la pénombre se dissimulait sous ces voûtes et derrière ces colonnes la présence d’un hôte insaisissable _ voilà. Et toujours cette injonction _ sacrale _ qui ressemble presque à une menace : Noli me tangere. Ne me touche pas ! Ne m’effleure même pas.

(…) Peut-être Hugo Pratt

_ « Dans son goût pour l’ésotérisme, son penchant pour les mystères qui doivent le rester, Hugo Pratt _ 1925 – 1998 _ l’avait rappelé dans notre parcours de la ville, il y a une trentaine d’années _ peut-être en 1988. Il disait à peu près : ces espaces fermés sont les pages d’un grand livre à déchiffrer _ voilà _, mais tout ne doit pas être pénétré ; ces lieux ont droit à une part de secret qu’il faut respecter « , page 234 aussi ; auquel j’ajoute ce mot de Lacan, donné à la page 239 : « Le gai savoir consiste à « jouir du déchiffrage » »…  _,

peut-être Hugo Pratt voulait-il indiquer que face à ces temples silencieux, épargnés par la multitude _ des touristes _, il fallait renoncer à avoir le dernier mot ? Le mot invisible qui fait défaut, la clé d’accès qui permet d’encoder : se détourner de cette part intime. Ce mot impossible, je n’aurai pas la prétention de l’avoir trouvé. J’en ai imaginé un. Sans doute en existe-t-il d’autres, de plus appropriés. Qui sait ? Rêvons un peu. Si ma quête finissait par se révéler fructueuse, il n’est pas impossible de le capturer, ce mot manquant. En attendant, le voici.

Ce nom est exécration » _ qui signifie action (sacrilège) d’ôter la sacralité.

Fin ici du dernier chapitre, le chapitre 45, à la page 322.

Me reste encore l’Épilogue _ et ses quatre exemples finaux _ à relire et commenter.


Ce lundi 24 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches dans Venise, comparaisons aidant, de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour » (III)

23juin

En poursuivant mes relectures du Venise à double tour de Jean-Paul Kauffmann,

en continuant mes articles précédents :

j’en viens aux distinctions affinées auxquelles procède, step to step, le regardeur infiniment patient et passionné de Venise en sa perception des espaces intérieurs des diverses églises fermées qu’il réussit _ maintenant _ à se faire ouvrir _ après son regard jeté à la sauvette, trois minutes durant, sur San Lorenzo, aux chapitres 21, 22, 23 et 24, aux pages 144 à 168 ; suivra, plus tard, un regard beaucoup plus long et détaillé sur les combles du bâtiment, en compagnie de l’ingénieur chargé de la restauration de San Lorenzo, le Dr Cherido, au chapitre 44, aux pages 306 à 311 _ :

soit San Lazzaro dei Mendicanti, au chapitre 32, aux pages 226 à 228 ;

les Santi Cosma e Damiano, au chapitre 38, aux pages 263 à 265 ;

Santa Maria del Pianto, au chapitre 41, aux pages 285 à 292 ;

et les Terese, au chapitre 45, aux pages 320 à 322.


L’église San Lazzaro dei Mendicanti fait partie intégrante de l’hôpital civil de Venise, et Jean-Paul Kauffmann reçoit l’autorisation expresse impromptue de venir la découvrir, au moment d’un concert de Noël auquel il assiste dans l’Auditorium, tout proche _ à la sortie même de ce concert, et après la traversée d’immenses couloirs du bâtiment de l’Ospedale _ :

« C’est alors que je découvre dans un immense vestibule la seconde façade _ en plus de celle, extérieure, donnant sur la Fondamenta et le rio dei Mendicanti _ des Mendicanti garnie de quatre colonnes corinthiennes surmontées par deux anges. (…) D’emblée, je reçois en pleine figure _ il n’y a pas d’autre mot _ comme un projectile, une forme lancée d’un autel latéral. La force balistique émane _ oui _ d’un tableau. Elle ne provient pas _ pour une fois _ des couleurs, comme dans le Saint Jérome ermite de Véronèse, un tableau que Jean-Paul Kauffmann a vu en train d’être restauré, en son atelier du sestier Santa Croce, près du Ponte dei Scalzi, par Claudia Vittori (cf à la page 216 du chapitre 31) _, mais de l’architecture des volumes. La catapulte _ émettrice de ce projectile qui vient de le frapper _ est l’un des chefs d’œuvre du Tintoret, Sainte-Ursule et les 11 000 vierges. On ne voit qu’elles. (…)

Il règne dans le sanctuaire un froid noir qui convient bien à son atmosphère ténébreuse. Tout, c’est vrai, y est sombre, mais comme dans un coffret où l’on range les bijoux : les miroitements _ revoici notre mot ! _ varient en fonction de la manière dont se déplace le regard. L’arc monumental à la gloire de Lazzaro Mocenigo, vêtu de l’uniforme de capitaine de la marine, brasille _ voilà ! _ dans la nuit, de même qu’un tableau du Guerchin représentant sainte Hélène. (…) Nous sommes là (…) piétinant la dalle usée du sanctuaire pour nous réchauffer, moi ne sachant où donner de la tête _ voilà : une impression fréquemment ressentie dans les églises vénitiennes, comme jamais ailleurs, même à Rome… _, égaré _ oui ! _ par tous ces chefs d’œuvre, conscient que le temps _ pour vraiment les détailler du regard _ dans ce sanctuaire m’est compté. (…) Il ne faut pas abuser de la situation. (…)

Il est tard. Il fait froid. Et, comment dire ? Certes je suis touché par le spectacle de toutes ces merveilles, mais surtout désorienté. La vérité, la voici. Elle est difficile à avouer : les Mendicanti ressemblent _ trop _ à toutes ces églises de Venise que j’ai explorées. Aussi belle, aussi luxueuse, aussi profuse _ voilà ! _ en œuvres d’art, avec cette touche d’élégance et de raffinement _ oui _, cet effet théâtral libéré de toute emphase _ oui, oui _ qui n’appartient qu’à cette ville _ en effet. Elle remplit parfaitement son rôle d’église. Il n’y manque _ hélas, et là est bien le paradoxe _ rien.

Le manque, tout est là _ Jean-Paul Kauffman en prend de mieux en mieux conscience. Elle ne me prive pas _ comme elle le devrait pour toucher vraiment ! _ de quelque chose. Ce quelque chose, c’est l’imprévisible, l’absence _ voilà, qui met en marche, et élève surtout,  la pensée _, l’odeur de croupi, ce climat étrange de dépose et d’abandon _ profondément émouvant _ entrevu _ précédemment _ à San Lorenzo.

(…) Aucune impression de désolation _ ici. Rien ne saurait atteindre dans la nuit la splendide sérénité _ trop parfaite, voilà ; trop auto-suffisante _ de ces galeries décorées de colonnes, de trophées, d’entablements datant de la Renaissance. (…)

J’attache peut-être une importante excessive aux sensations olfactives. Pour moi elles ne trompent pas. On sent bien que l’air entre facilement aux Mendicanti _ toutes proches, en effet des Fondamente Nuove et de la lagune, où souffle généreusement la bora. Trop facilement _ sans assez de filtres ingénieux, comme à San Lorenzo. L’édifice dégage cette odeur saline, pointue, vivante de jours ouvrables _ et donc pas assez fermés _, ainsi que ce parfum votif de cire chaude particulier aux sanctuaires où l’on peut accéder » _ accomplir des dévotions : cette église reçoit donc des fidèles ; elle n’est pas assez désertée… _, pages 226-227-228.

Le cas, au chapitre 38 et pages 263 à 265, ensuite, de l’effraction _ furtive et à nouveau brève _ aux Santi Cosma e Damiano est, lui, un peu particulier :

« Avant de regagner l’appartement _ sur la Fondamenta del Ponte Picolo, à La Palanca, sur l’île de la Giudecca _, nous effectuons _ Joëlle et Jean-Paul _ notre promenade vespérale. Il est 19 heures. Nous traversons le campo Santi Cosma e Damiano. Les herbes folles ont tellement envahi l’esplanade que celle-ci ressemble à présent _ en quel mois sommes-nous donc ici ? _ à une prairie.

À ma grande stupéfaction, une porte à proximité de l’église que j’ai toujours vue fermée est _ ce dimanche soir-ci _ entrebâillée. Nous nous engageons dans une ruelle conduisant à un ensemble d’habitations longeant le mur du sanctuaire et, nouvelle surprise, sur ce même mur une porte donnant accès à l’église est _ elle aussi _ ouverte. Le battant frappe au vent _ la Giudecca est, elle aussi, ventée. Allons-nous entrer ? Quelqu’un, en ce dimanche soir, s’est introduit dans l’édifice. Il n’a pas verrouillé derrière lui. Qu’est-il venu faire à cette heure ?

Nous pénétrons à l’intérieur du sanctuaire faiblement éclairé par une lumière provenant de ce que je crois être le narthex. En considérant de plus près la lueur, je remarque qu’elle émane d’un bureau. Une partie a été aménagée en espace de travail sur plusieurs niveaux avec cloison transparente et équipement contemporain _ voilà _, tandis que l’autre partie, correspondant au maître-autel et au chœur, est vide. Des pierres tombales, des pavements sont scellés à un mur de brique. Tout le mobilier d’église a disparu. Seules la coupole et les lunettes de l’abside et des chapelles sont décorées de fresques magnifiques quoique passablement défraîchies.

(…) L’endroit sent la craie humide et cette odeur de clou de girofle caractéristique du bois de mélèze vieilli. La lampe de bureau est soumise à des baisses de tension. Par moments, elle illumine intensément et réveille des visages de femmes. Je parviendrai par la suite à identifier un de ces personnages comme étant la Sibylle de Cumes _ c’est elle qui sert de guide à Énée pendant sa descente aux Enfers. La chapelle de droite a été transformée en salle de réunion avec chaises coque plastique empilables.

Je me dis en moi-même que nous ne devons pas nous attarder en ce lieu. Ce n’est plus une église _ voilà _, même si elle garde des traces de son passé religieux. Le silence rompu par les brèves déflagrations de la bourrasque _ au dehors _ est pesant. Et la lumière qui n’éclaire qu’une partie de l’ancien sanctuaire a je ne sais quoi d’inquiétant. Elle indique une présence que l’on pressent, mais impossible à identifier. Quelqu’un fourrage du côté des bureaux. Puis le bruit s’arrête. J’ai l’impresion qu’on nous observe.

Alors que nous nous dirigeons vers la sortie, une voix grave nous interpelle :

_ Cosa ci fai qui ?

Je me retourne. Le jeune homme qui nous apostrophe porte la bauta, tenue composée d’une cape et d’un tricorne noir aux bords galonnés avec une collerette blanche. Il tient à la main un masque blanc _ nous sommes peut-être en période de carnaval, au mois de février… Il s’avance à pas comptés vers nous. Ses souliers résonnent sur les dalles. Je me dis que je déraille : un homme en habit du XVIIIe marche vers moi et veut me barrer le passage.

J’explique en français que nous sommes des touristes. L’église était ouverte. Nous sommes entrés. Il écoute avec une moue ironique et aperçoit mon carnet de notes. Cela ne cadre pas avec les explications que je donne. Qui  suis-je donc ? semble-t-il se demander avec une mimique de plus en plus méfiante. Je lui montre les fresques. Il plaque alors le masque au long nez sur son visage pour regarder comme s’il chaussait des lunettes, puis l’enlève, l’air de dire : « Et alors ? » Nous nous observons un long moment. Ses petits yeux noirs aux paupières tombantes sont interrogatifs. Il ne sait pas trop quel parti adopter. Retentit soudain une sonnerie de téléphone diffusant un morceau de musique tonitruant _ l’ouverture de Guillaume Tell de Rossini. L’homme sort un iPhone d’une poche gousset.

J’imagine qu’avant de se rendre à une fête costumée, il est passé en coup de vent à son bureau, laissant la porte ouverte. Il interrompt la conversation au téléphone et plaque l’appareil sur sa poitrine :

_ Espace privé… Vous comprenez ?

Oui, bien sûr, nous avons compris. Amadoué, il montre les bureaux :

_ Incubatore aziendale !

Je serais curieux de savoir ce que le Grand Vicaire pense d’une telle métamorphose. Satisfait, probablement. L’innovation, la modernité, un lieu de passage et de rendez-vous pour les jeunes créateurs d’entreprises ! La start-up installée au rez-de-chaussée se nomme Seren DPT. La sérendipité : l’art de trouver ce que l’on ne cherchait pas

_ cf mon article du 3 mars 2014 :

… 

En sortant du sanctuaire, un sentiment de tristesse m’accable. Sans doute Santi Cosma e Damiano a-t-elle été réduite à un usage profane qui n’est pas « inconvenant », selon le terme employé par le droit canon. Cependant ce statut de relégation me chagrine. On l’a fait passer à un niveau vraiment inférieur. L’Église a beau proclamer qu’un sanctuaire n’est jamais désacralisé, qu’il garde un caractère intouchable impossible à effacer, cet édifice donne le sentiment d’avoir été maltraité _ voilà _, à la façon d’une beauté qu’on n’aurait pas transformée en souillon, mais en personne neutre, insignifiante. Les fresques _ de Girolamo Pellegrini _ qui furent somptueuses, se délavent et vont finir par disparaître. « Un espace mort entre des murs », Sartre recourt à cette formule pour caractériser la perte de sacré _ voilà _ de l’église vénitienne.

Dans la nuit, alors que nous regagnons l’appartement, je reste sous l’emprise de la vision : les formes qui dansaient encore sous la lumière papillotante ; les anges, la Vierge sous le dôme essayant d’animer un ciel de plus en plus décoloré. Un dépôt mort _ voilà, en pareille réaffectation profane. La représentation d’une Venise à laquelle je préfère ne pas être confronté.

Depuis leur bureau, les jeunes entrepreneurs de start-up ont ces peintures dans leur champ visuel. Les regardent-ils ? Connaissent-ils leur signification ? _ et que leur disent-elles ? (…) Le jeune masque de tout à l’heure avait apporté une réelle élégance à son travestissement _ c’est un indice positif. Nous le surprenons sur le quai, montant dans un bateau-taxi.

Il nous fait un signe gracieux de sa main gantée » _ ce n’est pas un barbare…

Tel est donc un des devenirs possibles des églises fermées _ et désaffectées _ de Venise : une forme d’absence, là, est sensible.

L’exemple suivant est celui d’une église que Jean-Paul Kauffmann, cette fois, est parvenu à se faire ouvrir : Santa Maria del Pianto, au chapitre 41, et aux pages 285 à 292 _ et c’est la toute première fois sur sa demande expresse.

Une étape donc importante pour lui _ ainsi qu’en témoignent ces lignes d’ouverture du chapitre 41, aux pages 282-283 _ :

« Après le dîner, alors que je déguste mon cigare comme à l’accoutumée face aux Gesuati _ situées sur la rive opposée du Canal de la Giudecca _, un texto me parvient : la visite de Santa Maria del Pianto est prévue _ et organisée ! _ demain à 15 heures. (…)

Je suis réveillé au milieu de la nuit par le bruit familier : le choc élastique du vaporetto N _ le vaporetto notturno, de seize fois par nuit, entre 23h 47 et 5h 14 _ qui frappe le ponton _ de la Palanca _, le couinementnt du caoutchouc froissant l’embarcadère. (…) Cette fois, je me rendors difficilement, excité à l’idée de pénétrer dans ma première église fermée _ c’est-à-dire la première ouverte, enfin, à sa demande expresse.

Je me dis que Sant’Anna, San Lorenzo, San Lazzaro, Santi Cosma e Damiano ne comptent pas _ vraiment. Rencontres accidentelles inabouties _ faute du temps et de la paix nécessaires à une substantielle vraie contemplation. Elles n’ont témoigné jusqu’à présent que de la médiocrité de ma quête. Je suis entré par hasard. Sans cette faille _ ces quatre fois-là _ dans le dispositif, je serais revenu complètement bredouille. Les ai-je vraiment connues ? _ ces églises à peine entr’aperçues et sans préparation. Je les ai vues à la sauvette : « Fais vite et dégage !«  m’ont-elles signifié. En fait, elles m’ont ignoré _ ces réservées demoiselles. Cette fois, l’une d’elle va _ vraiment _ m’accueillir _ me recevoir. Me reconnaître _ dans les règles. Témoigner _ en haut-lieu et pour l’éternitéen ma faveur. Attester _ enfin _ de la légitimité _ sérieuse, et pas capricieuse _ de ma recherche« , se raconte-t-il alors à lui-même, page 283.

Et quand, la porte enfin poussée, « l’intérieur du sanctuaire apparaît », « ce n’est pas un surgissement _ brut et brutal _, plutôt une perception qui prend corps peu à peu. Car il faut que l’œil puisse prendre connaissance et s’habituer _ voilà, avec précision sinon minutie _ à une pareille _ singulière, extraordinaire _ apparition.

J’ai rarement vu un spectacle aussi discordant. Une vision aussi incohérente, exprimant l’élégance décavée, le faste et le dénuement _ tout à la fois et en même temps. D’un côté, on pourrait dire que l’église ressemble à une ravissante salle de théâtre : plan octogonal parfait, sept autels comme autant de loges. Rien de plus accompli. Une conception à la fois très simple et très pensée. Le type même de l’architecture intime, raffinée, évoquant le salon de musique ou le boudoir cher à Philippe Sollers. La société vénitienne devait priser un tel cercle. Si l’on n’y débattait pas, du moins devait-on se sentir bien dans un tel décor, en harmonie et confidence avec la divinité » _ la première pierre de l’édifice a été posée en 1647, « Venise vient de vaincre les Turcs en Crète. Santa Maria del Pianto consacre l’une de ses ultimes victoires. Ensuite la Vierge pourra pleurer toutes les larmes de son corps pour les siècles à venir. (…) Étrange tout de même que pour marquer un succès on ait choisi de dédier cette église à la souffrance et aux pleurs » (page 288).

Mais s’impose aussi au regard « l’état _ terrible _ d’abandon du lieu. La discordance _ avec l’élégance et le faste _ est là. Que ce sanctuaire soit en ruine, ça n’a rien d’étonnant. On ne s’attend pas à autre chose. Le scandale _ nous y voici ! _ est qu’il touche à la grâce. Un tel endroit est une faveur, un pur joyau octroyé _ à l’humanité, voilà. Non seulement les hommes ont refusé cette grâce, mais ils l’ont abîmée. Ils l’ont laissée se dégrader jusqu’à ce que l’édifice soit mis _ désormais _ hors de service. (…)

Les autels dépouillés de leur retable n’offrent plus qu’un _ misérable _ panneau de contreplaqué. Notre accompagnatrice précise que La Déposition de Luca Giordano qui décorait le maître-autel se trouverait à présent à l’Accademia. Aux dernières nouvelles, elle serait entreposée dans les réserves du musée, et n’est donc pas visible.

(…) Au centre du sanctuaire, à l’intérieur d’une clôture mobile de chantier, sont entassées des planches disloquées et pourries, et des restes de palettes. Le sol est couvert de gravats. L’édifice dégage une odeur flétrie de vieux plâtre et de moisi. La porte sous la chaire a été murée à l’aide de briques. Les infiltrations d’eau ont altéré la voûte où l’on observe des décollements et des écaillages. Une canisse en bambou, qui mérite bien son nom de brise-vue, a été posée sur le plafond pour dissimuler les dégradations _ voilà. Seul le balcon d’orgue, dont la voûte est consolidée par un cintre en bois, conserve un certain apparat. La trace d’une grâce disparue. Le buffet, orné de deux colonnes dorées, pavoise même avec ses jolis rideaux cousus en godets. On dirait une scène de théâtre en miniature.

_ Alors, tu es content ? interroge Joëlle.

_ Oui, content et désolé. Je me doutais que ce serait en mauvais état, mais pas à ce point ! On voudrait sauver cette église qu’on ne le pourrait pas. La fin paraît inéluctable. Sainte-Marie-des-Larmes, elle mérite bien son nom.

(…) Alma, occupée à examiner un par un les débris du naufrage, n’a rien dit jusqu’à présent. Elle est interloquée, elle aussi, et prononce le mot de désertion. C’est le terme qui convient. Nous sommes face à un abandon, mais aussi un reniement, une trahison, comme si Santa Maria del Pianto était passée à l’ennemi _ et qu’on lui en voulait _ alors qu’elle est une victime. L’ennemi, c’est l’indifférence, la neutralité, la croyance qu’on ne saurait sauver tout le monde. La bonne conscience, appliquée comme dans un plan social _ avec dégâts collatéraux inévitables… _ : certaines églises doivent rester sur la carreau pour que les autres vivent. (…) Le vrai responsable, c’est l’homme qui laisse faire et regarde ailleurs, refusant de porter secours.

Noli me tangere, cette fois c’est tout le contraire. Tange me, touche-moi. Je n’ai plus conscience de mon corps. Mets la main sur moi, rencontre-moi _ voilà _, fais-moi exister, je dépéris. Telle est _ cette prosopopée _ la prière de l’église construite sous le règne d’une Venise encore glorieuse _ au mitan du seicento (1647). Un appel au secours émanant d’un être encore vivant. Il est dévêtu, épuisé. Il n’en a plus pour très longtemps.

(…) Un flot de lumière venu du dehors par la porte _ un éclat de soleil perçant les nuages _ réveille subitement l’édifice. Le dallage resplendit malgré la poussière. Nous passons de l’ombre à la lumière. D’un coup, l’air embrasé a chassé l’odeur de vieux placard humide. Le spectacle nous laisse cois. Le théâtre est en train de s’animer. Les joints, les nœuds, les veines du panneau de contreplaqué derrière le maître autel se mettent _ même eux _ à briller. On va frapper les trois coups.

Ce sera un seul coup. La porte claque _ le lieu, sur la Fondamenta exposée à la bora, est très venté _ et se referme. Tout s’éteint. L’homme aux clés l’ouvre, mais le soleil a disparu.

Ce bref moment de grâce nous ne cesserons ensuite _ en repartant _ d’en parler sur les Fondamente Nove. À l’image de ces enterrements, lorsqu’on revient du cimetière et que les langues se délient. Au lieu de parler du défunt et du vide laissé derrière lui, on se plaît à évoquer les moments les plus beaux et les plus émouvants des hommages, l’instant où celui qui n’est plus semblait être encore parmi nous. Pendant quelques secondes le passé s’est rallumé comme une boule de feu qui traverse l’espace _ et c’est bien là un des pouvoirs magiques de Venise que cette « translation du temps » (page 67) qui nous transfigure nous-mêmes soudainement ; elle est due au fait si évident que « Venise acquiesce à la totalité du temps » (page 81). La traînée lumineuse nous a foudroyés. Mais de manière trop fugitive _ comment la ralentir et tenter de la retenir ? Par le détail déployé a posteriori de l’écriture ?…

(…) Elle _ Santa Maria del Pianto _ a encore quelque chose de vivant. Un trésor qu’on ouvre uniquement pour vous, c’est toujours excitant _ en effet : un royal privilège. Tu as raison d’être satisfait _ dit Joëlle. Mais pour elle _ l’église, en ce si lamentable état _  que va-t-il se passer maintenant ? Notre visite ne change rien. Elle est condamnée.

Condamnée, elle l’est, mais elle n’a rien livré non plus _ et c’est peut-être encore pire _ de son mystère. Elle nous a été ouverte mais elle est restée fermée.

Cette certitude ne m’est pas apparue sur le moment _ trop fugace du regard. Curieusement, c’est lorsque nous sommes passés, après la visite, devant la porte toute proche des Gesuiti que la révélation s’est faite. La porte de l’église était ouverte, banalement ouverte, offerte à la vue, si facilement accessible, celle-là. J’ai pensé aussitôt : Santa Maria del Pianto nous a possédés, affectant de cacher ce qu’il y aurait à voir mais dissimulant ce qui ne peut être vu.

L’évidence s’est imposée à moi : elle n’a dévoilé qu’une partie d’elle-même, son apparence ruinée. Le reste, elle l’a fermé comme on le dit d’un visage impénétrable. Toute scène de théâtre recèle un endroit invisible appelé les dessous du théâtre, un espace secret constitué de plusieurs niveaux permettant d’escamoter décors et comédiens. Nous n’avons vu que la scène, nous n’avons pu voir l’arrière-monde caché sous le plancher _ voilà. Je m’aperçois maintenant _ trop tard _ que beaucoup d’éléments étaient masqués. La canisse de bambou sur la voûte, les grilles de parloir en petits carreaux losanges sur l’un des murs (je n’ai pas eu l’idée de regarder ce qu’il y avait derrière _ regarder vraiment demande à la fois beaucoup de temps, et d’idée… _), le contreplaqué occultant tous les autels. En réalité, l’église n’est qu’une partie d’un ensemble beaucoup plus vaste, autrefois un monastère, qui a disparu.

(…) Que s’est-il passé ce jour de 1829 où fut décrochée du maître-autel la toile de Giordano pour être apportée au musée de l’Accademia ? Ce jour-là, Santa Maria del Pianto a été atteinte _ terriblement _ dans son intégrité _ sacrale.

Une fois de plus, je me trouve aux prises avec la présence invisible déjà _ furtivement _ entrevue à San Lorenzo, une vérité qui va se dévoiler _ à terme _, mais à quelles conditions ?

« Si tu me cherches de tout ton cœur, tu finiras par me trouver », affirme le prophète Jérémie » _ voilà ce qui peut déjà se pressentir, spécifiquement en quelques unes de ces églises fermées de Venise ; mais la révélation complète de cette « présence«  comporte aussi ses propres exigences, complexes ; à faire apparaître à la conscience, puis pénétrer et comprendre par une méditation ; cela n’a rien d’immédiat. Tout un travail lent et patient doit s’opérer. Tel que d’abord un long séjour de fond à Venise ; puis l’écriture sérieuse d’un vrai livre, tel que celui-ci, Venise à double tour

À suivre…

Ce dimanche 23 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Le mystère de l’espace toujours vivant des sanctuaires désertés : les approches de l’alpha et omega des choses, par Jean-Paul Kauffmann en son « Venise à double tour »

18juin

Après avoir précisé le désir originel et le fil conducteur  de la traque vénitienne de Jean-Paul Kauffmann en son Venise à double tour,

en mon article du 13 juin dernier Enfin de justes mots en français sur Venise : Jean-Paul Kauffmann, en son sensuel « Venise à double tour »,

et au-delà de la recherche _ première : mais ne serait-ce pas là qu’un Mac Guffin ? _ de repérage-identification de la source ponctuelle _ en quelque église (de localisation oubliée de lui) à parvenir à faire ouvrir ! dans Venise _ d’une ancienne émotion de jeunesse _ lors de son bref premier passage à Venise au cours de l’été 1968, le jeune homme avait 24 ans _,

il me faut en venir à ce qui se fait jour peu à peu, étape après étape et par paliers, au fil des progrès un peu chaotiques _ avec pas mal d’impasses et déceptions, d’abord _ de cette quête

_ un point bien utile étant cependant très opportunément fait sur ces péripéties à rebondissements, au début du chapitre 24, aux pages 212-213 :

« Voici un point _ bienvenu _ de situation avant les fêtes de Noël _ c’est au « début de l’automne« , en septembre, que l’auteur et son épouse Joëlle ont pris posssession de leur appartement de location, sur l’île de la Giudecca (page 42) : trois mois se sont donc écoulés. Combien d’églises se sont-elles ouvertes? Une seule, San Lorenzo, et encore par hasard _ et trois minutes seulement. Une fausse église fermée, Santa Maria della Visitazione. Une, entredéverrouillée et inaccessible, Sant’Anna _ l’auteur a seulement pu y jeter un coup d’œil (de désolation !) par l’entrebaillement de la porte, restée cadenassée. En attente : San Benetto, San Fantin et Spirito Santo. Ces trois là dépendent du bon vouloir du Vicaire _ du Patriarcat de Venise ; que l’auteur nomme « le Cerf noir«  Il tarde à donner son feu vert _ et ne le donnera finalement pas. Incertitude _ pour le moment _ quant à l’IRE _ l’Istituto di Ricovero e Educazione _, l’organisation qui détient les clés des Penitenti, ainsi que de l’Ospidaletto et des Zitelle. Vagues espérances _ qui se réaliseront _ pour l’hôpital civil de Venise qui a la haute main sur Santa Maria del Pianto et Mendicanti. Inutile de s’étendre sur les cas d’autres sanctuaires cadenassés devant lesquels je passe régulièrement… Ceux-là sont des causes désespérées. Ils me mortifient. Je dois les oublier. Je les cite néanmoins pour mémoire et par masochisme. Les Terese, Sant’Andrea della Zirada, Sant’Aponal, Misericordia, Sant’Agnese, Catecumeni, Eremite, Santa Giustina, etc. _ pas mal d’entre elles se prêteront à une visite… Une mention particulière doit être faite pour la Giudecca _ lieu de la résidence à Venise du chercheur et son épouse Joëlle _ avec Santa Croce et Santi Cosma e Damiano, ces deux édifices qui ponctuent ma promenade du début de soirée. Ils me font rêver. Curieusement, leur fréquentation assidue ne crée chez moi aucun sentiment de frustration _ le panorama sur le Canal de la Giudecca et lez Zattere est revigorante.

Cependant ce serait trop commode de noircir exagérément la situation. Le terrain est moins clos qu’il n’y paraît. Grâce à Alma _ la guide rusée et d’une très grande compétence ; et c’est d’ailleurs à elle, Christine Adam, que le livre est justement dédié _, il s’est même élargi _ au-delà du Patriarcat (et son Grand Vicaire, Gianmatteo Caputo). Le centre de gravité limité au Patriarcat s’est _ heureusement _ déplacé. Des espaces _ d’autres pouvoirs, détenteurs de clés d’églises fermées _ s’ouvrent. Des circonstances plus favorables se présentent à travers les rencontres que je cherche _ désormais _ à multiplier. Stratégie d’écart ou, si l’on veut, de contournement _ voilà. Il est des détours qui rapprochent du but et permettent de l’atteindre plus rapidement. En tout cas, je veux m’en persuader. Dans ce qui ressemble à un combat _ ou une chasse _, j’ai au moins compris qu’il ne fallait pas concentrer son attaque sur une aile. L’apprivoisement du Cerf blanc _ soit Alessandro Gaggiato, chercheur solitaire, et non universitaire, qui connaît mieux que personne la totalité des églises de Venise, même celles qui ont été démolies (par exemple sur le campo de la Celestia) : l’auteur ignore encore à ce stade, presque tout de lui, à commencer par son adresse à Venise (et qu’il deviendra un ami très précieux). C’est un architecte (peut-être Antonio Foscari) rencontré par hasard lors de la fête d’ouverture du Fondaco dei Tedeschi transformé en « temple du shopping de sept mille mètres carrés«  (page 115), qui a inscrit mystérieusement le nom de celui-ci sur le carnet de notes de l’auteur (page 119) _ s’inscrit dans cette approche. Il n’entre aucun calcul dans ma conduite. A présent, je n’ai pas d’autre choix, agir par des moyens indirects« 

quant aux raisons plus essentielles de fond, spirituelles et métaphysiques, disons, qui se découvrent bientôtet cela indépendamment de la quête obstinée de la « peinture qui miroitait« , même si  celle-ci continue de fonctionner en apparence, pour la conscience première du chercheur patient et obstiné qu’est l’auteur, comme son but recherché, mais qui, de fait, vient s’avérer de moins en moins constituer, plus au fond, le principal _ voilà, c’est dit _ de son entreprise passionnée de prospection vénitienne.

Car le principal qui vient progressivement se faire jour en cette fin des mois automnaux vénitiens de recherche d’églises à déverrouiller pour les explorer du regard, se découvre au fur et à mesure de la montée de la prise de conscience, en l’auteur _ probablement, car c’est l’amorce décisive de ce processus de prise de conscience, à partir de son entrée dans l’église (fermée au public, pour travaux) San Lorenzodans laquelle il a réussi, par hasard, à pénétrer, même si c’est très brièvement, une première fois (« Combien de temps a duré mon incursion ? Pas plus de trois minutes. J’ai oublié mon carnet à la Giudecca, mais tout ce que j’ai vu s’est imprimé dans ma mémoire« , page 149) ; mais déjà le regard jeté un peu auparavant, depuis l’entrebâillement de la porte de Sant’Anna (pages 125 à 128, au chapitre 18) avait commencé de jouer un rôle, bien que négatif en ce cas-là, en cette prise de conscience progressive _, de son goût, qui se déclare et va se développer, de prendre la mesure, par rapport à lui-même, de ce qui continue d’animer, ou pas, les espaces intérieurs de ces églises fermées :

selon que le dépeçage effectué a échoué ou pas à détruire totalement ce qui faisait vraiment de ce bâtiment une église ; « une grange, un entrepôt, certainement pas une église« , conclut, en forme de constat « désolé« , page 128, le chapitre consacré au regard jeté par l’auteur à ce qu’avait été, jusqu’en 1810, l’église Sant’Anna.

« Sant’Anna _ maintenant _ est un crève-cœur. Elle donne la mesure de la « grande pitié _ présente _ des églises vénitiennes » » _ du moins de certaines d’entre celles qui sont fermées _, page 126 ;

« Quelle vision ! Non pas la vue d’une église vide, mais le spectacle de la désolation _ même. Un silence de mort _ ce qui ne sera  pas du tout le cas de l’espace (pleinement musical, lui, et ultra-vivant) de San Lorenzo. La cessation effrayante de tout bruit _ alors que Venise frémit en permanence d’une foule de divers bruits : ceux de l’eau, ceux du vent, ceux du concert des cloches, etc. (…) La représentation d’un démembrement, ou plutôt d’un arrachement en règle. On appelle cela un dépeçage _ voilà. Une volonté délibérée de démonter et de faire disparaître toute forme qui fait saillie. Il ne reste rien, aucune structure, aucun ornement, rien qu’une immense fosse maçonnée sans ombre, à sec _ vide. Un mausolée inoccupé dégageant une odeur acide et vaguement ammoniaquée. Une forme d’escamotage (…), et le tour de passe-passe rend ici une note tragique, car, même à distance, il est facile de constater que toute substance _ voilà ! _ s’est envolée _ de là. Le principe spirituel, l’âme ont disparu » _ voilà le principal de la chose _, page 127 ;

« La rapine est ancienne ; d’où la perception d’un lieu dévalisé qui a pris cet aspect _ totalement _ desséché _ maintenant. Ce qui est un grand paradoxe en une cité aussi liée à l’eau que Venise… (…) C’était donc cela, ma quête des églises fermées _ fait ici, et à ce premier moment-là de perception d’un tel état d’une église fermée, le regardeur curieux obstiné qu’est Jean-Paul Kauffmann. Entrevoir un édifice brisé, hors d’état, si affreusement mutilé qu’il était impossible d’imaginer _ de quelque façon que ce soit _ son état _ vivant _ d’avant _ ainsi totalement effacé, réduit à néant, ici, à Sant’Anna ; ce qui ne sera pas le cas d’autres églises fermées auxquelles aura accès par la suite le « chasseur« . Une grange, un entrepôt, certainement pas une église« …


L’intuition se dessinant mieux et se développant en présence tout particulièrement de l’espace intérieur immense _ et cette fois positif ! et musical, aussi et même surtout… _ de l’église _ fermée elle aussi, pourtant ; mais pas du tout en même état !.. _ de San Lorenzo :

_ « C’est un édifice gigantesque qui s’élève à plus de vingt-quatre mètres de hauteur« , page 147 ;

et c’est « l’église légendaire du quartier Castello (…)Sanctuaire mythique où fut donné le 25 septembre 1984 la première de Prometeo _ Tragedia dell’ascolto en est le sous-titrede Luigi Nono, une œuvre qui passe pour être l’un des grands événements musicaux du XXe siècle _ en effet. Claudio Abbado dirigeait l’orchestre, l’architecte Renzo Piano avait conçu la scène, Emilio Vedova les décors et l’éclairage. (…) Prometeo s’avère être une entreprise hors du commun. Elle est rarement jouée et ne semble souffrir que le direct car l’espace où elle est exécutée est capital _ et c’est bien sûr à souligner. San Lorenzo, haut lieu de la musique vénitienne, bénéficie d’une acoustique exceptionnelle« , page 145 _ ;

aux chapitres 21 (pages 144 à 153), 22 (pages 154 à 156), 23 (pages 157 à 162) et surtout 24 (pages 163 à 169) :

« En fait, qu’ai-je aperçu ? _ s’interroge l’auteur, pages 150-151, à propos de sa brève incursion (d’à peine trois minutes) à San Lorenzo. D’abord une extraordinaire scénographie _ quasi opératique. Comment ne pas être frappé par la lumière livide de grands fonds marins, le décor, l’incroyable acoustique et surtout la beauté fanée de l’architecture baroque avec cette couleur cendrée projetée sur les murs et les statues à la manière des vedustiti (peintres de ruines), un entassement de marbres, de motifs décoratifs brisés (acanthe, festons, palmettes) ? Une forme de démesure aussi qui fait écho en moi _ de l’ordre d’un miroitement : le fait est important. Depuis ma détention _ libanaise durant trois ans (mai 1985 – mai 1988) _ je ne cesse de me débattre contre l’espace _ une remarque fondamentale. (…)

Tout monument en ruine porte _ nécessairement, par l’essence même de ce qu’est une ruine ! _ le deuil d’une histoire _ vécue. Et celle de San Lorenzo, qui faisait partie d’un des plus luxueux monastères de Venise, est particulièrement riche. Toutefois, aucun doute : San Lorenzo n’est pas _ aujourd’hui _ menacée d’effondrement _ une résilience est possible ; et peut-être prochaine, imminente... Qu’y a-t-il donc d’inexplicable dans ce dérèglement _ ressenti _ ? Une forme à la fois de tarissement et d’attente, un arrêt, un épuisement objectif ? San Lorenzo est dépouillée de presque tous ses attributs _ ecclésiaux. Que lui reste-t-il à part un mobilier religieux, scellé, devenu impossible à démonter ?

L’église fantôme a _ cependant et sans conteste _ quelque chose _ de toujours vivant _ à offrir. Eglise fantôme, voilà en fait ce qui la définit. Non pas une église morte. Elle n’a pas tout à fait cessé de vivre _ le fantôme, présent, est là qui rode, cela se ressent. En tout cas, si à un moment, elle a pu passer de vie à trépas, l’édifice est sur le point d’opérerprésentement _ un pivotement dans le temps _ une résilience ? une résurrection ? _ comme l’annoncent la porte entrouverte _ ce jour _ et l’équipe d’experts _ ingénieurs en visite de chantier. Encore vivace aussi, le souvenir de Prometeo _ en 1984 _ que rappelle le rayonnement acoustique _ spectaculaire _ des voûtes. Oui, c’est bien cela, revenue _ revenante, au présent _ de la mort. Comme un fantôme. Mais le temps _ cependant _ presse _ il ne faut plus tarder à rétablir sa situation. Maintenant il importe que l’écoulement inexorable _ du temps qui altère _ soit vite comblé _ renversé. (…) Malgré sa vacance, l’église baroque reste majestueusement belle. Demeure encore la trace d’un enivrement ou d’une extase _ rien moins ! et c’est capital ! Peut-être même la clé dernière du mystère ! _, surtout le maître-autel, à double face, le vrai survivant de San Lorenzo« .

Avec cette première conclusion _ juste au sortir _ de la visite, au chapitre 21, pages 152-153 :

« Je n’arrive pas à descendre les escaliers _ de San Lorenzo. Ma première église… _ enfin ! Cette fois _ à la différence de l’expérience précédente de Sant’Anna (et de l’accablement de sa « désolation«  sans remède) _, un pas important a été accompli _ par et pour le « chasseur ». Enfin je prends conscience _ voilà ! _ que ma démarche _ de recherche _ n’est pas vaine _ même si elle est en train de changer en partie au moins, et peut-être même complètement, de sens… Non seulement m’introduire dans ces édifices verrouillés en vaut la peine, mais j’accède _ voilà ! _ à une autre réalité ! _ à explorer très précisément ! même si cette découverte nouvelle n’est pas celle espérée au départ, de la « peinture qui miroitait«  de 1968… Rien à voir avec la pétrification du passé. Un moment _ pleinement _ actuel, une action _ voilà, et pas une réception passive _ en train de se faire, un peu comme un message qu’on décachette en faisant sauter brutalement le sceau. Que vais-je y lire ? Je ne le sais pas encore. Cette église qui vient de s’entrouvrir _ à peine trois minutes _ a fait naître un trouble _ vraiment fécond. Peut-être une présence _ à explorer _ dans ce silence, mais un silence habité«  _ voilà : à la différence du silence désespérément vide (vidé, dépecé) de Sant’Anna, touchée à mort, assassinée pour de bon, elle…

La réflexion sur cette expérience rapide _ et d’autant plus intense _ vécue ici à San Lorenzo, se précise encore, et c’est bien intéressant, au chapitre 24 (pages 163 à 169) :

« San Lorenzo. Je suis certain _ en y réfléchissant bien _ d’une chose : toutes les églises se ressemblent _ en leur dispositif principiel et leur fonction de fond. Ce point est à approfondir _ oui _ auprès du Cerf blanc qui a étudié _ minutieusement _ dans le détail _ le plus pointu _ les églises vénitiennes _ toutes ! _, mais il reste _ lui, jusqu’ici _ introuvable _ mais pas pour longtemps : le très positif, lui qui n’est ni un religieux, ni un universitaire, ni un fonctionnaire de quelque institution que ce soit, mais un simple curieux solitaire et très méthodique, Alessandro Gaggiato, apparaîtra bientôt, page 206 ; la très ingénieuse Alma (Christine Adam) a en effet réussi à le « débusquer«  dans Venise (« Il habiterait dans le sestiere de San Marco, près de l’église San Salvator. J’espère qu’il ne fera pas de manières comme le Grand Vicaire » du Patriarcat),  page 194. Beaux ou laids, anciens ou modernes, les sanctuaires _ et pas seulement les sanctuaires chrétiens ou catholiques : tous… _ ont tous _ par l’essence même de leur mise en situation (électrique !) du rapport du profane au sacré _ un air de famille. (…) Une expérience religieuse qui s’extériorise _ se donne à partager (à des fidèles) _ dans le même dispositif _ oui, architectural d’abord ; et tant interne qu’externe _, le même programme de signes et d’images symboles _ picturaux, sculpturaux, musicaux, narratifs, etc. Si ces édifices n’ont pas tous _ de fait _ la même odeur, ils possèdent la même texture _ voilà _ de silence _ propice au nécessaire recueillement (absolu) de l’adresse-prière du fidèle à du Transcendant, via l’efficace, très puissant, d’une immanence dynamique bien sensible. Cette épaisseur, plus ou moins compacte, plus ou moins déliée _ de silence habité, ultra-vivant (et non vide) de ce lieu, clos ou pas _, nous avertit non seulement d’une présence _ immanente-transcendante, donc, dynamique… _ invisible, mais aussi que quelque chose _ aussi _ va advenir _ et répondre vraiment à un espoir. Depuis toujours, cette permanence et cette attente me rendent familiers ces édifices _ -dispositifs subtils et efficaces d’une vraie foi. Dès que j’arrive dans une ville ou un village inconnus, je prends soin de les visiter _ aussi humbles soient-ils… Vieille habitude, je vais voir l’église pour y vérifier _ sensiblement, voire sensuellement _ la substance _ voilà _ de ce silence _ de recueillement procuré par le dispositif incarné. Il me faut toujours le mesurer à _ l’aune de _ l’église de mon enfance _ faisant fonction de miroir de base : de référence _, là où tout a commencé : mes premiers émois esthétiques, la musique et le chant, l’odeur de l’encens, les histoires de l’Ancien Testament, le merveilleux chrétien, la pompe post-tridentine, surtout l’appréhension _ bien sensible _ d’un mystère _ proche, à portée de sensibilité _, l’imminence d’une révélation que j’attendais _ désirais. Que j’allais _ vivement _ connaître. Désir, espoir, présage qui allaient conduire _ bientôt _ à un dévoilement _ attendu, espéré. Expérience dont les mots peuvent s’appliquer tout aussi bien _ en effet _ à la littérature. Ne vise-t-elle pas _ elle _ à mettre en lumière _ par le long ruban de ses phrases déployées, elle _ une vérité cachée _ à appréhender-découvrir au fil des phrases, des lignes et des pages _, un contenu latent et libérateur ? » _ à faire advenir et partager : dans l’écriture même, comme dans la lecture _, pages 163-164…

Et pages 167-168 :

« Quand je suis sorti de mon bled _ le village de Corps-Nuds, en Île-et-Vilaine, où les parents de l’auteur étaient boulangers-pâtissiers _ pour affonter le monde, ce monde m’a paru _ forcément, au départ toute vie baigne dans l’ignorance du réel _ un mystère. Un mystère qui pouvait être en partie démêlé, mais ne suffirait jamais à répondre à toutes les questons posées _ celles-ci pouvant s’étendre à l’infini de possibles du pensable. J’ai tendance même à penser qu’il s’épaissit _ bien sûr : le questionnement sur le réel étant inépuisable pour la curiosité ; de même qu’est inépuisable, et d’abord, le réel même à connaître pour le curieux. Dès ma première visite à Venise _ en 1968 ou 69 _, je me suis douté que ses églises _ et tout spécifiquement elles : par leur magnificence toute spéciale de signes : plus profusément, splendidement et sensuellement qu’ailleurs, ici à Venise _ me prendraient à partie _ défieraient. D’emblée, j’ai su _ aussi _ qu’elles me renverraient à cet instant _ de prière tout humble _ de mon enfance. Il était donc inévitable de les affronter _ vraiment et patiemment et complètement _ un jour _ à nous deux, églises de Venise ! Les églises de Venise _ tout spécialement, en effet _, non les églises de Rome, Florence, Palerme ou Paris. L’église vénitienne _ du fait de son effarante richesse au temps de sa splendeur, et surtout conservée-préservée (grosso modo) telle quelle en son bâti, en cette ville unique… _ les récapitule toutes. C’est là _ en ces églises de Venise, donc _ que réside l’essence même du catholicisme dans son plus beau principe _ sensible, sensuel (tridentin) _ de représentation _ architecturale, picturale, sculpturale, musicale, artistique donc, en la diversité exultante de ses formes et couleurs _, le plus humain aussi _ à Rome, c’est différent : c’est le catholicisme dans sa manifestation _ papale _ la plus grandiose, l’humain y est parfois écrasé _ ce qui n’est jamais le cas à Venise, toujours à l’étage de l’humaine (casanovienne ?) sensualité. L’approche du divin dans sa part la plus sensuelle _ nous y voici ! _, la plus jubilante _ Jubilate, Deo ! _, dans ce pouvoir de symbolisation infini _ du catholicisme, notamment tridentin et post-tridentin _ qui fascinait tant Lacan. Ces églises fermées _ et cela, davantage encore que les églises ouvertes _ en sont la quintessence _ du moins pour le visiteur en sa frustration exacerbée, face à la porte close, verrouillée, cadenassée, de ne pouvoir y pénétrer, les découvrir, les connaître vraiment et s’en délecter, selon le principe exprimé dans le Polyeucte de Corneille : « Et le désir s’accroît quand l’effet se recule »

Elles portent _ ainsi _ très haut _ ces églises vénitiennes fermées _ ce qu’il y a de plus indispensable, de plus réussi, de plus occulte et sans doute de plus spirituel dans la transmission _ même _ du temps _ le temps de cette vie mortelle qui passe ; et de ce qui parvient, nonobstant cela, à durer, survivre, se transmettre, à l’aune de ce qui est l’éternité du hors-temps, tout en naissant, forcément, en un temps donné, et ayant à mourir ; un temps circonscrit, donc, et ayant à se dégrader et laisser la place à d’autres… Et Venise offre avec générosité à quiconque s’y trouve (demeure, séjourne, passe), quelque chose de ce hors-temps de l’éternité (et sensible !) face au temps historique ; c’est même là sa spécificité (« S’il y a une ville qui n’est pas dans la nostalgie, c’est bien Venise. Mon envoûtement vient peut-être de là. Elle fait totalement corps _ voilà _ avec son passé. Aucun regret de l’autrefois. Aucune aspiration au retour. Pas besoin d’un déplacement. La translation du temps, on y est« , lit-on page 67 ; et là est bien le secret de son si puissant charme). Quelque chose qui se cache _ un peu, mais pas trop ; qui se pressent, se devine _tout en se manifestant _ et se ressentant bien sensiblement. La présence d’une absence _ voilà : physiquement et sensuellement ressentie. Tel est le message de ces sanctuaires scellés par les hommes qui invoquent _ pour justifier le fait de les fermer à la visite _ les outrages du temps _ pour en proscrire in concreto l’accès dégradant. Il importe _ donc : tel est le devoir quasi héroïque que se fixe ici Jean-Paul Kauffmann _ de les desceller _ ces sanctuaires cadenassés _, comme on on détache ce qui est fixé _ attaché, prisonnier, emmuré _ dans la pierre« …

Puis, encore, de nouveau et plus tard, à San Lorenzo, au chapitre 44 (pages 306 à 315) :


« Vision vertigineuse de Venise. Sur une plate-forme suspendue dans le vide qui ne cesse de tanguer, la cité marcienne exulte. Elle se déploie sous mes pieds à perte de vue, pareille à une plaine couleur brun orangé d’où émergent, dans leur force de vie _ dressée _, une forêt de campaniles et de cheminées à cloche. Rares sont les canaux qui se révèlent à cette hauteur, seules quelques lignes vertes sont visibles.

Je me trouve sur le toit _ voilà _ de l’église San Lorenzo _ la revoilà donc _ et m’apprête à pénétrer sous les combles avec le Dr Mario Massimo Cherido _ LE restaurateur de Venise ! Avec l’aide d’Alma toujours elle : la décidément très précieuse guide vénitienne _, j’ai enfin retrouvé l’homme qui conduisait la visite lorsque, il y a quelques moisdéjà ! c’était alors en automne : combien de mois se sont-ils écoulés ? _, je me suis introduit en catimini dans le sanctuaire. Les travaux venaient alors à peine de commencer. Je n’étais resté qu’un très court instant trois minutes à peine _ suffisamment néanmoins pour entrevoir _ déjà _ la beauté et la majesté _ oui _ de cet édifice dont la construction fut achevée en 1602. Un certain nombre de palais et d’églises portent _ désormais _ l’empreinte du Dr Cherido, encore qu’il réprouve ce mot. Selon lui, un restaurateur digne de ce mot doit s’effacer le plus possible devant l’œuvre et ne pas laisser de traces.

Rien de plus admirable que la charpente d’une église. (…) En haut, sous l’ossature de pièces de bois, on voit bien que la pulsation

_ « de soufflerie continue et régulière qui s’insinue entre poutres et solives » : Venise est bien ventée ; et ses calli labyrinthiques ont aussi pour fonction de protéger les palazzi des morçures implacables des vents…

 _ n’a jamais cessé. Le rythme cardiaque produit par la douce ventilation _ via les dispositifs ingénieux de construction des bâtiments : la douceur n’est pas donnée ; elle est une conquête (d’ingénierie) du génie humain _, qui anime piliers, chevrons et étais, est régulier. L’agent de survie de San Lorenzo est bien cette respiration aisée _ voilà _ qui circule sous les toits. Elle n’a jamais cessé de fonctionner.

À pas comptés, nous parcourons les travées cernées par la futaie de bois aseptisée. Le vent murmure à travers des soupiraux grillagés _ telles sont les pièces essentielles ultra-intelligentes de cette respiration du bâtiment. Nous avançons avec précaution alors que le plancher est ferme. (…) Nous nous sommes insinués dans la vraie intimité de l’église, dans son être le plus profond. (…) Ce cœur en altitude, siège de son for intérieur, n’a _ lui _ jamais subi d’atteinte. L’espace du dedans _ pour reprendre le mot de Henri Michaux _, impénétrable à l’observation externe, nous sommes en train de le fouler. (…) Le plus étonnant est la propreté de ces combles. (…) C’est un état naturel dû peut-être _ mais oui _ à cet air brassé qui souffle suavement _ le trait est à nouveau ici souligné _ en permanence. Pas d’odeur de poussière ni de dépôt. Cette netteté a quelque chose d’inquiétant. J’ai le sentiment non pas d’être enfermé mais de pénétrer par effraction dans un espace silencieux _ secret et préservé _ dont je ne dois pas m’occuper« , pages 306-307-308

Au Dr Cherido, « je parle des jambes de force qui soutiennent le toit :

_ On dirait un clavier, vous ne trouvez pas ?

_ Ça n’a rien d’étonnant, on en revient toujours à Prometeo, œuvre de rupture. Que l’un des plus grands événements musicaux du XXe siècle ait eu lieu à San Lorenzo n’a rien de surprenant. Il flotte dans cette construction une atmosphère d’élévation, de grandeur, mais aussi de sédition _ les deux : une forme de résistance. (…)

La vue en surplomb change tout. Un univers de treuils, de poulies, d’échafaudages, l’espace est démesuré. Toujours ce contraste violent d’eau-forte entre les masses solides et les trouées de lumière à la Piranèse. Et les bruits ! Ils n’ont pas la même consistance, la même réverbération qu’ailleurs. Luigi Nono avait constaté l’étrangeté de cette acoustique : « Occuper l’espace et le silence de San Lorenzo, se laisser occuper par eux. » Se laisser occuper par le silence ! Tout est là. Le silence qui s’impose ici n’est pas _ du tout _ absence de bruits. Il n’est pas vide mais, au contraire, plein, condensé, déchirant. Nono affirmait que le vrai silence intervient toujours dans ce qu’il y a de plus bruyant.

La phase de consolidation et de mise en sûreté de l’édifice est sur le point de se terminer« , pages 309-310.

Ce mercredi 19 juin 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

Ce qu’apporte « la métaphysique de l’écriture » de Henri Thomas à la conception générale de l’écriture de René de Ceccatty

25avr

Ce que révèle la page 244 de Mes Années japonaises de René de Ceccatty

sur ce que l’écriture de celui-ci peut devoir à l’admiration

que, auteur lui-même, il porte à Henri Thomas,

via ce que René de Ceccatty appelle « la métaphysique de son écriture« ,

m’a conduit à découvrir

ce texte-ci, de René de Ceccatty,

prononcé au Petit-Palais le 9 mai 2012, pour un hommage public à Henri Thomas ;

et paru un an plus tard, dans le numéro 9 de la revue Secousse, au mois de mai 2013,

intitulé Bouclier de diamant.

Le voici

_ avec, en vert, surajoutées, quelques réflexions de commentaire de ma part _ :

Bouclier de diamant

(Petit Palais, hommage à Henri Thomas 9 mai, 13h-14h30)

Je voudrais témoigner rapidement de mon admiration pour Henri Thomas _ voilà. J’ai découvert son œuvre assez tôt dans ma vie de lecteur et d’écrivain, en lisant La Relique, dès l’été 1969 _ René de Ceccatty avait dix-sept ans _, où j’essayais d’écrire un roman très mystique _ et c’est, bien sûr, à relever _, mêlant la mythologie chrétienne et la sexualité. Je venais de découvrir Pasolini, et je cherchais dans la littérature des échos de mes obsessions _ d’adolescent d’alors. Je jouais alors au théâtre, à Avignon, dans ma première pièce, j’avais dix-sept ans. Et la lecture de La Relique d’Henri Thomas m’a troublé. C’était un des tout premiers romans « contemporains » que je lisais, avec les livres de Nicole Védrès. Ma culture était bien entendu plus classique. Et, Dieu sait pourquoi _ petite inquiétude à résoudre… _, je commençais à être sensible à la grande singularité _ voilà _ d’Henri Thomas, que je n’aurais peut-être pas été alors _ si tôt _ en mesure de définir. Et que je pourrais à présent résumer en parlant d’effet de réel _ voilà _ dans une narration à la fois _ concomitamment _ intérieure et objective _ qui caractérise la conception d’écriture de René de Ceccatty, tout particulièrement en ses ouvrages d’ autobiographie. Ce que m’a confirmé la lecture des _ assez nombreux _ livres de lui que j’ai découverts par la suite. Et c’était au fond ce que je cherchais moi-même _ tout simplement ! Comment passer naturellement d’une narration mettant en scènes quelques personnages, à la fois dans l’action, dans l’affect et dans le dialogue, à une plongée intérieure _ voilà _, et comment donner à cette narration des éléments, non pas de réalisme _ la distinction étant cruciale ! _, mais de réalité ? Or cette réalité, surtout dans le cas de Thomas, qui est un écrivain de la mémoire, de la mémoire non seulement événementielle ou affective, mais de la mémoire littéraire, est agrémentée d’éléments qui sans être tout à fait surnaturels _ de l’ordre du fantastique, sinon de la mystique _, sont des éléments troublants _ étrangers, en tout cas, au strict réalisme en littérature. Les hasards, les coïncidences _ voilà : les rapprochements a priori incongrus _, auxquels l’écrivain est attentif et qu’il s’emploie à mettre en scène dans ses récits, sont, en quelque sorte, indissociablement liés à son rapport à la littérature _ et c’est un trait dont se sent lui-même très proche René de Ceccatty, dans sa perception même du réel. L’expérience même du réel passe tout spécialement par là pour un écrivain à la très riche culture, comme c’est son cas.

Par la suite, j’essayai de comprendre comment fonctionnaient les livres de Henri Thomas _ leur mécanique de récit, en quelque sorte _ et quelles étaient leur fonction à la fois dans sa propre vie _ rien moins ! _, extraordinairement tourmentée et hantée par la folie _ rien moins deux fois ! _, et dans leur réception pour le lecteur _ d’abord assez surpris, lui, eu égard aux canons du réalisme dominant en littérature _, qui entrait dans un monde à la fois clos et ouvert. Clos parce que les références de Thomas n’étaient pas toujours très évidentes. Ses rapports avec le collège de Pataphysique, avec Adamov, avec Artaud, avec Pierre Herbart, avec Ernst Jünger n’étaient pas explicites _ de sa part dans le texte proposé à la lecture. Il y multipliait des allusions cryptées _ sans solution rapide _ à sa vie personnelle _ comme je m’en suis personnellement rendu compte, avec forte surprise (!) dans le cas de l’œuvre de René de Ceccatty : par exemple quelques fulgurantes références à un épisode douloureux vécu dans la Corée de 1977, dans Enfance, dernier chapitre ; ce devait être important, mais guère de moyens au lecteur de raccrocher ces bribes d’allusions qui surgissaient là, à quoi que ce soit d’un peu précis dans le passé repéré jusqu’alors à travers les livres lus précédemment de l’auteur !… _, sans faire le moindre effort pour qu’un lecteur les déchiffre _ tiens, tiens : c’est un abrupt c’est à prendre ainsi ou à laisser… Le récit était rarement linéaire _ troué de telles très brèves ouvertures d’énigmes pour le lecteur de la meilleure volonté… _, tant il circulait dans un temps intérieur _ de l’auteur _ où passé et présent paraissaient contemporains _ voilà, pour lui, l’auteur-narrateur de son texte. Et pourtant il pratiquait la ligne claire _ sans pièges, ni maniérismes _, un peu à la manière de Modiano plus tard.

Le déroulement de l’action, et même de l’action intérieure, se faisait avec une sorte d’évidence narrative, grâce, précisément, aux effets de réel _ voilà _ qui parsemaient le texte. Étant très profondément poète, et c’est la clé _ oui ! _, Henri Thomas n’observait et ne décrivait le monde que dans la mesure où il avait la conviction d’en recevoir des signes _ c’est autre chose en mieux que de simples indices. Le monde était, autour de lui, profondément chaotique _ eu égard à ses simples projets existentiels _, mais, de ce chaos, lui parvenait une série d’indices _ voilà, mais d’un ordre non prosaïque _ d’un ordre à décoder _ sans clé un peu évidente ! Les clés devant être recherchées : avec les moyens du bord d’un écrivain… Et les différents livres _ de genres très divers _ qu’il publiait, sous formes de traductions, de poèmes, de carnets, d’essais critiques, de romans, de souvenirs, témoignaient de son lent travail _ mais comme en une poursuite continue et infinie _ de déchiffrement du monde _ à perpétuellement opérer par lui-même ; le lecteur, lui, devant, tant bien que mal, et avec ses propres moyens, suivre le fil de cette écriture trouée de telles énigmes étrangères à l’intrigue principale du récit, sans les références, pour lui, qui étaient celles de l’auteur écrivant. D’où un certain questionnement face à de telles surprises, évidentes pourtant pour l’auteur en son récit mêlant monde objectif cà peu près commun pour le principal (prosaïque) et réalité subjective davantage singulière (poétique)…

Peu porté à l’invention romanesque _ artificielle, et donc ridicule à ses yeux _, il utilisait certains épisodes restés mystérieux de sa vie _ tiens donc ! _ pour procéder à une enquête _ en quelque sorte aussi réaliste que métaphysique _, parfois à partir d’un élément infime _ dont tout un monde va être tiré… Et, contrairement à tant d’écrivains pratiquant l’autobiographie avouée ou travestie, il ne semblait _ pour autant _ jamais narcissique ou nombriliste, parce qu’il se plaçait, non pas tout à fait à l’extérieur de lui-même, mais dans une situation malgré tout d’enquêteur _ de quelque chose de profond et de non anecdotique. De ce fait, il a plus ou moins rejoint, malgré lui, le mouvement du Nouveau Roman, et c’est sans doute ce qui explique que dans les années soixante il ait eu des prix littéraires _ c’est amusant, la notoriété parisienne du petit monde éditorial.

Il partageait certains traits avec Michel Butor ou avec Nathalie Sarraute, mais ces traits ne relevaient pas du tout d’une esthétique pensée _ voire recherchée, et ensuite théoriquement assurée _ de la narration (contrairement à Butor et à Sarraute, ou à Claude Simon et Robbe-Grillet, qui eux, chacun à sa manière, étaient tous conscients d’opérer une véritable révolution romanesque, même si chacun suivait en effet une voie très distincte qui rendait le « rassemblement théorique » assez saugrenu). Si Henri Thomas avait, à mes yeux, des points communs avec Sarraute et Butor, c’était parce qu’ils avaient tous les trois un rapport très poétique _ voilà _ au monde. Tous les trois prenaient soin de décrire le surgissement _ voilà _ en soi du sentiment poétique _ rien moins. Avec des moyens différents.

Sarraute, on le sait, décortiquait le langage parlé pour remonter à des strates de sensations plus ou moins informes et vagues _ qualifiées par elles de « tropismes » _, et pour dénoncer les stéréotypes _ langagiers principalement _ qui faisaient écran à l’authenticité intérieure _ voilà _ et finissaient par se substituer _ voilà _ à la réalité même, en déployant un jeu social et linguistique qui enrobait _ parasitairement _ le noyau de la vie intérieure. Un mot, un objet, une anecdote étaient alors le point de départ d’une infinie variation, tantôt superficielle, tantôt approfondie, tantôt violente et sarcastique, tantôt apaisée, faisant finalement apparaître, au-delà des tropismes, une réalité mystérieuse, sans certitude qu’elle existe indépendamment des mots. C’était une quête infinie qui ne cessait de mettre en cause le statut de la littérature, de L’ère du soupçon à Ouvrez, en passant par le chef-d’œuvre que sont Les Fruits d’or. Mais Sarraute rejoignait Henri Thomas dans son art d’isoler une scène, un lieu, un mot, une lumière _ voilà _ qui soudain prennent une force considérable dans le texte.

Butor a une démarche plus explicitement poétique, plus ludiquement poétique aussi _ moins strictement narrative. Moins angoissé que Sarraute et Henri Thomas, il décrit le monde, celui des écrivains et celui où il voyage, avec une insatiable curiosité _ ludique et joyeuse, en effet.

Avec Henri Thomas, on est en présence d’un tempérament _ voilà _ tout autre, parce qu’il n’a pas de volonté exhaustive _ non, c’est seulement quand l’occasion se présente ; et qu’il vient s’y heurter un peu _ de description du monde ni de transcription des approximations du langage, mais qu’il se sert des mots et de la mémoire pour pointer un mystère intérieur _ voilà : qui vient à ce moment le frapper ; et dont il vient s’employer à essayer d’en démêler les éléments. L’environnement, les dialogues, le décor, ce qu’on peut appeler « la scène romanesque » ont pour fonction de laisser se dessiner une rencontre _ advenant _ entre un sujet qui perçoit _ oui _ des signes _ voilà _ et une grande machinerie _ mondaine, ontique ; un peu à la Kafka, dirais-je, mais sans systématisme… _ à signes, désordonnés ou ordonnés, que l’écrivain n’entend jamais réduire ou encadrer _ ils se trouvent simplement là, perçus par lui, sur son chemin : leur énigme provoque une certaine inquiétude sienne ; suscitant un minimum de tentative d’élucidation…

Je me suis souvent demandé pourquoi la lecture des livres de Henri Thomas produisait un tel _ si prenant et tenace _ effet envoûtant. Je pense que c’est l’absence de pose romanesque _ voilà : de mon côté, j’abhorre l’artificialité pompeuse du romanesque _, et même l’absence de pose d’écrivain _ très bien ! _, même chez un intellectuel aussi cultivé et aussi conscient que lui _ mais profondément modeste : c’est plutôt rare. C’est que Henri Thomas, contrairement à tant d’autres écrivains, ne prend la plume ni quand il est certain d’être en mesure de produire une réflexion nouvelle et structurée, et de faire entendre un langage nouveau qui lui assure une posture _ sociale et économico-commerciale _ de poète ou d’écrivain profondément original (je ne mets aucune connotation péjorative dans ces expressions, car d’autres écrivains que j’admire peuvent écrire à partir de ces certitudes, comme Jean Genet, par exemple, dont toute l’œuvre est appuyée sur la posture du grand poète de l’invective et de l’exclusion, du poète du procès face à ses juges), ni quand il est blessé et cherche à panser sa plaie. Il écrit quand il a besoin _ tout simplement _ d’éclairer un mystère de sa vie _ qui le vient le travailler… _ et en effet procède, comme je l’ai dit, en enquêteur _ scrupuleux, pour sa petite sérieuse affaire à lui. Cette situation d’enquêteur est nécessairement accueillante pour le lecteur _ forcément _ qui va suivre l’enquête _ du récit _ avec l’écrivain.

Mais on n’est évidemment pas dans un roman policier _ certes _ qui a besoin de l’appui du « réalisme », ennemi de la littérature _ oui, par son excès d’évidence d’objectivité factuelle. Le réalisme, étant mimétique _ et non ouvert et inventif en sa quête _, est toujours faible en littérature _ voilà _, parce qu’il est surpassé par le cinéma qui le fait apparaître comme fragile et laborieux. L’enquête de Henri Thomas est intérieure _ voilà. C’est ce qui le rapproche de Henry James, de Joseph Conrad et d’Edgar Allan Poe. C’est ce qui, curieusement, rend Henri Thomas, anglo-saxon. La réalité n’est pas une donnée, mais un problème _ tiens donc ! Cela ne signifie pas que la réalité n’existe pas, bien entendu _ en effet. Il ne s’agit pas d’un scepticisme généralisé ou d’un subjectivisme exacerbé _ ou d’une métaphysique mystique paradoxale à la Berkeley. Mais elle exige, pour apparaître, un véritable travail littéraire _ d’imageance poétique développée.

C’est probablement la raison profonde de mon attrait pour Henri Thomas, dès mon adolescence. Et curieusement de sa compatibilité avec un auteur dont peu de personnes le rapprocheraient naturellement, Pasolini. Il y a bien des approches possibles de Pasolini. Et ce n’est pas ici le lieu de les inventorier. Mais parmi ces approches se trouve la question de la réalité _ voilà. Pasolini s’est longuement et toujours interrogé sur la question de la réalité en littérature et au cinéma. Comme tous les grands poètes, il a analysé son propre rapport linguistique à ses perceptions du monde environnant, du monde visible et du monde intérieur, du monde des autres et de son propre monde. Comment faire surgir _ voilà _ en soi, dans sa plénitude _ vraiment _, le monde réel _ voilà _, et comment ne pas se contenter de le doubler _ seulement, pauvrement… _ d’un monde écrit et d’un monde filmé. _ étiques et plats. Je pense que tout jeune homme ou toute jeune fille qui commence à comprendre que son rapport au monde passera par les mots écrits se pose cette question fondamentale _ du vrai rendu sur la page, du réel… Je ne dois pas me contenter de dupliquer le réel par des mots. C’est bien sûr une question plus poétique que romanesque _ parfaitement. Et c’est une question à laquelle est extraordinairement difficile _ probablement _ d’apporter une réponse théorique.

Chacun de nous a eu en lisant un _ grand _ livre, qu’il s’agisse de roman ou de poésie, la certitude _ formidable, frissonnante… _ d’être en présence _ enfin !du réel même _ voilà. Qu’il s’agisse, dans mon cas, de journaux de cour du Japon, comme Le Journal de Tôsa, de poésie, comme celles de Supervielle, d’Apollinaire, de Max Jacob, de Pasolini précisément ou de Jacques Izoard, de romans ou récits, comme ceux de Jean Rhys, de Benjamin Constant, de Balzac, de Violette Leduc, d’Hélène Cixous, de Dominique Rolin, de Marie-Claire Blais et donc d’Henri Thomas. La liste est longue et disparate _ et elle excède les genres. Et la convergence est liée _ bien sûr _ à une personnalité, en l’occurrence la mienne. Toute analyse des goûts d’un lecteur aboutit à un parfait autoportrait comme l’avait montré les si belles Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué _ à jouer ce jeu-là, quels noms citerai-je moi-même ? La virevoltante Correspondance (tous les trois jours) de Madame de Sévigné à sa fille ; François Villon, Jean de Sponde, Agrippa d’Aubigné, John Donne, Andrew Marvell, Paul Valéry, Jorge Guillen, en poésie ; Montaigne, bien sûr, Spinoza et Nietzsche, en philosophie ; et le si merveilleux Marivaux, pour le théâtre, en plus de Shakespeare et de Tchekhov ; Jean Giono, William Faulkner, Gabriel Garcia Marquez, Danilo Kiš (Sablier), Andrzej Kusniewicz (L’État d’apesanteur), Antonio Lobo Antunes, Imre Kertész (et son sublime Liquidation), pour les romans ; et Hélène Cixous, moi aussi ; sans oublier les Notes de chevet de Sei Shônagon…

Dans La Relique, qui raconte les tourments d’un curé découvrant le vol d’une relique dans son église, c’est la question de la possession abusive et de la profanation qui se pose, à partir d’un objet que l’on estime _ a priori _ doté d’un élément nécessairement surnaturel. Un acte apparemment prosaïque et réaliste devient très mystérieux parce qu’il est profanatoire _ d’un sacré. A travers la relique, c’est toute la question du sacré _ voilà _ (question pasolinienne) du réel qui est mise en cause. « L’abbé Dumas n’est certain que d’une chose, qu’il ne saurait d’ailleurs justifier par raisons, mais personne ne le lui demande : la relique _ nécessairement plus que précieuse ! _ n’est pas jetée à quelque dépotoir, elle est _ forcément _ entre les mains de quelqu’un, elle est vénérée, ou exécrée, elle n’est pas abandonnée » (p.17) Or après une première partie où d’une part l’abbé se contente de rêvasser au larcin et d’autre part l’enquête stagne, voilà qu’un rebondissement donne au récit un tour romanesque, mais aussi qualifié de la crainte « d’être obligé de parler comme un très mauvais roman» (c’est la crainte qu’exprime le nouveau commissaire, Didier, qui a des éléments nouveaux, p. 61). Le récit poétique encourt le risque de devenir un « très mauvais roman », dit Henri Thomas lui-même à travers son personnage. Pourquoi « très mauvais roman » ? Parce qu’on est en train de sortir de la tête de l’abbé Dumas qui jusqu’ici, au fond, s’interrogeait sur le caractère sacré du réel et sur sa mise en cause ou sa révélation (les deux, contradictoires, sont rendues possibles par le vol) à la suite de l’événement que constitue la disparition d’une relique. Donc le deuxième enquêteur découvre que la relique n’a pas été volée par un être humain, mais chipée par des rats _ ah ! _ qui l’ont mise dans leur trou pour la dévorer. Hypothèse ensuite révisée. Toute une enquête se met en place et peu à peu le livre devient une véritable réflexion _ voilà _ sur la révélation, la raison, à partir de la vie de l’abbé, de son lien avec une prostituée, de son lien avec le narrateur. On est _ donc ici _ dans un récit métaphysique. Mais çà et là sont _ aussi _ donnés des signes, venus de l’enfance, venus du corps, venus du monde passé et présent. Une station-service, un café deviennent soudain des décors aussi violents et forts que la grotte de Lourdes.

Où est le sacré, où est le profane, où est le réel ? Est-on dans un récit intime, dans une fable théologique, dans une réflexion sur le statut du réel ? A la fin, le narrateur résume son rapport au monde et aux mots, une fois qu’il a retrouvé et jeté _ voilà _ la relique. « Moi, j’ai jeté quelque chose dans le monde et je regarde. Le monde n’est pas grand comme on l’imagine dans la vie ordinaire, où l’on croit que tout va à l’infini, faute d’aucun centre dans l’homme. Le monde a juste les dimensions d’un corps humain… Voilà la surprise : je n’en sors pas _ de ce corps mien _, et personne ne peut en sortir, mais ils ne le savent pas ; ils ne voient pas ce qui est _ au dehors de (et via) ce corps _, et comme il n’y a rien d’autre, ils sont toujours inquiets, et appellent cela agir : construire, détruire, enquêter, maintenir l’ordre. Ils ont beau faire et défaire, ils restent ce qu’ils sont sans le savoir : des corps d’hommes et de femmes… Oui, bien sûr, en un sens, ils ne se perdent pas de vue les uns les autres, et ils n’ont pas d’autre moyen de se connaître sinon par le corps ; mais cela tourne tour de suite mal, le principe leur échappe. » (p. 143-144) Ce texte pourrait presque être écrit par Beckett, et c’est l’aboutissement du roman. Et sa conclusion : « La seule relique, c’est le corps vivant. » Il y aurait beaucoup à écrire sur Henri Thomas et le corps. Comme sur tout écrivain et le corps, bien entendu.

Il y a un autre livre, parmi tous ceux que j’ai aimés de Thomas, qui me paraît avoir un statut particulier, c’est Le Porte à faux, qu’il a publié chez Minuit en 1948. Roman beaucoup plus introspectif, moins métaphorique que les autres. Il y évoque son mariage, sa rupture après une trahison de la part de sa femme Lucie avec un ami qu’il pensait homosexuel, sa solitude en Angleterre, sa fréquentation de prostituées, sa soudaine passion pour Renée, une femme plus aimante et plus distante à la fois, plus insaisissable encore. Et l’ensemble est admirablement poétique. La narration merveilleusement libre semble tenir du journal intime, du carnet de notes. « Le plaisir ne rapproche pas les êtres ; c’est une chose depuis longtemps constatée et déplorée. On dit qu’il ne rapproche pas les êtres, mais on n’ajoute pas où il les mène, de sorte qu’il reste en l’air comme une chose absurde. » (p. 13) Ou encore sur celle qu’il va aimer passionnément : « Où est Renée à présent ? Quel geste fait-elle en ce moment ? Il y a une réponse exacte, que je possède pas. L’inquiétude occupe ce vide. » (p.62)

C’est un livre extrêmement sombre, sur la solitude, sur l’angoisse, sur le néant, sur l’absence de rapports _ c’est lacanien _ entre les êtres qui prétendent s’aimer et cherchent dans les difficultés de leurs rapports une confirmation _ sensible _ de leur désespoir. Mais c’est surtout un livre sur ce que Thomas appelle le « divorce avec la réalité » ou le « désaccord avec la réalité », sur fond de souvenir d’enfance. Il donne du reste la genèse de son sentiment poétique: « L’Ennemi devait nécessairement m’apparaître d’abord dans le domaine sexuel, celui où l’homme fait en premier l’épreuve de son désaccord avec la réalité _ résistant à ses approches _ : c’est là que la menace de dissolution est la plus grande, la résistance et l’effort les plus obstinés. L’énigme surprend l’esprit endormi, désarmé, et elle l’éveille _ il s’inquète de ce qui décidément n’est pas lui. A partir de ce choc, mon esprit a commencé sa défense, cherché des forces, saisi la poésie _ voilà _ comme le vrai bouclier de diamant. » (p. 108) _ la ressource défensive puissante pour ne pas être détruit et survivre. Et plus loin, dans une tentative de réminiscence de paysage d’enfance : « Qu’est-ce que c’est que ce divorce d’avec la réalité ? C’est lui que je trouve en premier ; c’est peut-être à lui que je dois d’abord faire crédit. Il s’est aggravé avec le temps, avec le jugement. » (p.115) _ cf ce que raconte-décrit Freud de l’expérience-jeu par son petit-fils Ernst, à l’âge de un an et demi, du Fort/Da dans Au-delà du pricipe du plaisir

Et curieusement, Henri Thomas retrouve presque la formulation de Pasolini : « Ce paysage était un langage : grâce à lui, dans la sécurité, je m’élançais vers les autres ; je me sentais être comme la promesse d’une personne moins seule, qui donnerait et recevrait. » (ibid.) Dans Théorème, Pasolini décrivait la soudaine prise de conscience du père de cette famille visitée par un ange révélateur. Il se réveille et va dans son jardin : « C’est la première fois qu’il s’aperçoit de _ la réalité effective pleine de _ ces arbres, touchés par une lumière qui échappe aux traditions de son expérience. Ils semblent en effet animés, comme des êtres conscients : conscients, et, du moins dans cette paix, dans ce silence, fraternels _ voilà qui me rappelle un superbe passage de l’Entre nous de notre amie à tous deux Elisabetta Rasy, quand elle évoque, page 16, les deux cyprès du jardin de leur maison de la Via degli Alpi, à Rome, s’inclinant en forme de salut affectueux à sa mère ; cf mon article du 22 février 2010 : … Passifs par rapport à la lumière qui les touche comme un miracle naturel, le laurier, l’olivier, le petit chêne et plus loin les bouleaux, semblent se contenter d’un regard, pour répondre à cette attention _ voilà ! _ par un amour infini et infiniment préexistant : et ils le disent, ils le disent littéralement, à travers _ voilà _ leur simple présence _ devenue ici pour la première fois rayonnante pour le personage du père _, dorée et vivifiée par la lumière, qui s’exprime non dans des mots, mais seulement par elle-même. Présence _ voilà : réelle _ qui n’a pas de sens, et qui est tout de même une révélation » (p.56) _ pour le personnage.


René de Ceccatty


Ce jeudi 25 avril 2019, Titus Curiosus – Francis Lippa

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