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Un vrai grand livre est un palimpseste : Retour à Lemberg, « un livre sur l’identité et le silence » et « les lacunes laissées en nous par les secrets des autres »…

02avr

Pour Annie,

pour Lara,

and, of course,

for « Dear Philippe« ,

sur le merveilleux visage duquel

rayonne le merveilleux sourire

de son merveilleux grand-père Leon Buchholz,

tel qu’il est bien visible, ce merveilleux sourire,

sur la photo de sa famille (Lemberg, ca. 1913)

_ très heureusement conservée, à travers toules les vicissitudes ! Leon avait neuf ans, et était le seul à sourire ! _,

à la page 47 du merveilleux Retour à Lemberg

Quel immense livre,

_ ce merveilleux Retour à Lemberg, de Philippe Sands _,

vient faire, au final,

la prodigieuse enquête _ de six années (de 2010 à 2016), et comportant chacune un retour (physique) de son auteur, Philippe Sands à Lviv-Lemberg-Lwow _

entrelacée,

entre les complexes _ et patientes : de très long souffle ! _ minutieuses reconstitutions des parcours de vie des juristes :

Hersch Lauterpacht (Zolkiew, 16-8-1897 – Londres, 8-5-1960),

Raphaël Lemkin (Ozerisko, 24-6-1900 – New-York, 28-8-1959)

et Hans Frank (Karlsruhe, 23-5 1900 – Nuremberg, 16-10-1946) _ éminent juriste, en effet, lui aussi, et auteur-inspirateur des lois du Reich nazi, en plus d’avoir été l’avocat personnel de Hitler _,

d’un côté

_ et il faudrait presque ajouter à ces parcours de juristes (se frottant tous les trois à la question de savoir s’il existe ou pas des limites, et lesquelles, à l’absoluité de la souveraineté des États),

la reconstitution, aussi (mais à venir, celle-ci !), du parcours de vie d’Otto von Wächter (Vienne, 8-7-1901 – Rome, 10-9-1949), qui lui n’était pas juriste, mais seulement avocat (il avait été le condisciple de Lauterpacht à la Faculté de Droit de Vienne à partir de 1919, une fois que, contraint de quitter Lwow parce que, à ce moment, assez bref, les étudiants juifs y avaient été proscrits de l’université, Lauterpacht s’était replié à Vienne, où il fut alors le disciple du très grand Hans Kelsen ; d’abord, von Wächter fut le meneur, à Vienne en juillet 1934, des nazis autrichiens qui assassinèrent le 25 juillet 1934 le chancelier Dolfuss ; ensuite, il fut atrocement efficace à Lemberg, à son poste de Gouverneur de Galicie, auquel il avait été nommé par Hitler lui-même le 22  janvier 1942, en son entreprise d’extermination (qui se voulait totale, pardon du pléonasme !) des Juifs de Galicie ; et cela jusqu’à sa propre fuite de Lemberg, à l’arrivée de l’Armée rouge, le 27 juillet 1944 ; l’enquête de reconstitution de ce brillant parcours meurtrier d’Otto von Wächter se poursuivant pour Philippe Sands, notons-le bien, puisque l’enquête sur ce personnage constitue la matrice du travail présent de son prochain livre…);

et ce côté-là est le côté le plus accessible, déjà un peu balisé qu’il est par les curiosités des universitaires, historiens et historiens du droit, du monde entier

_ mais Philippe Sands fouille plus loin et beaucoup plus profond, dans le devenir singulier, riche et moiré, des identités complexes, et, in fine, mal connues jusqu’ici , de ces trois  personnages, Lauterpacht, Lemkin et Frank, sur lesquels vient se pencher l’enquête merveilleusement fine et perspicace de son formidable livre _ ;

et, d’autre part, d’un autre côté,

la plus malaisée reconstitution,

face à la relative minceur _ et les lacunes ! _ des archives familales conservées, face aux difficultés à recueillir des témoignages des derniers vivants susceptibles d’apporter  quelque connaissance tant soit peu fiable et avérée sur un passé familial qui s’est considérablement éloigné ; et plus encore face à ce qu’avait été, sa vie durant, le mutisme intransigeant, quoique souriant (« C’est compliqué, c’est le passé, pas important« , page 39 _ et en français dans le texte ; Leon Buchholz a vécu quelques cinquante-huit ans à Paris : de janvier 1939 à sa mort, à l’âge de quatre-vingt-treize ans, en 1997 ; il était devenu français ; et vénérait la France ! _), de Leon Buchholz lui-même,

la plus malaisée reconstitution, donc,

du parcours de vie de Leon Buchholz (Lemberg, 10-5-1904 – Paris, 1997), le grand-père maternel de Philippe Sands

d’autant plus qu’un tel mutisme n’était pas seulement sien, mais celui, partagé, de la plupart des membres de sa famille ; à commencer, et surtout, par le silence (et « le détachement« , écrit Philippe Sands, page 38), compliqué d’une étrange complète absence de rire, de l’épouse de Leon, Rita ;

Rita, née Regina Landes (Vienne, 1910 – Paris, 1986), la grand-mère maternelle de Philippe ;

Rita, « sortie de nulle part« , constate, page 61, Philippe Sands, au moment de leur soudain mariage, à Vienne, le 23 mai 1937 (Leon venait d’avoir trente-trois ans ; et Regina-Rita Landes, née en 1910, en avait vingt-sept ; soudain, car nul témoignage (ni ancien, ni présent), ni document écrit, n’apporte le moindre éclairage sur les prémisses de cette union ; pas une seule photo antérieure avec Rita : leur première photo ensemble est la photo officielle de leur mariage, et sur laquelle, remarque Philippe Sands, page 61, « ni l’un ni l’autre ne sourit en ce jour heureux« …) ;

Rita, Regina Landes, donc, était « viennoise et autrichienne«  (page 61),

tandis que Leon, lui, né autrichien à Lemberg en 1904, était devenu ipso facto polonais par le simple fait du Traité international avec la Pologne, signé le 28 juin 1919 (un « document connu sous le nom de « Petit traité de Versailles »« , page 111 ; un Traité qui avait pour but de garantir et assurer la protection (menacée) des minorités résidant sur le territoire de la Pologne ressuscitée ; l’ancienne Pologne avait été en effet dépecée une troisième fois, le 3 janvier 1795, par l’Empire de Russie, le Royaume de Prusse et l’Empire d’Autriche, qui s’étaient partagés la totalité de ses territoires ; la Galicie, avec sa capitale Lemberg, ayant été donnée à l’Autriche) ;

et cela, en tant que natif, le 10 mai 1904, de cette ville qui, de Lemberg, autrichienne, venait de devenir Lwow, polonaise ; et alors même que, ayant fui Lemberg, prise par l’armée russe l’été 1914, Leon résidait depuis lors à Vienne, auprès de sa sœur aînée Gusta, qui y avait épousé l’année précédente, en 1913 donc, le viennois Max Gruber ;

mais la famille de ces Landes, apprendra-t-on incidemment plus loin dans le livre, avait, elle aussi, des racines à Lemberg en Galicie…

La mère de Rita, Rosa Landes, étant veuve, ce fut elle, ainsi que ses trois fils, Wilhelm (l’aîné, « dentiste de son état« , et père d’un petit Emil, né en 1933), Bernhardt (père d’une petite Susanne, née en 1932) et Julius Landes, les frères de Rita-Regina, qui, au début de l’année 1937, donc, « accordèrent la main de Rita à Leon«  (page 62) ; et « c‘était la nouvelle famille viennoise de Leon«  (page 62)…

Comment Leon et Rita avaient-ils bien pu se rencontrer, à Vienne, se plaire, puis s’épouser ce 23 mai 1937 ?.. L’enquête de leur petit-fils Philippe, narrée dans le livre, fait chou blanc sur ce point ; et eux-mêmes n’en ont jamais rien dit non plus à aucun de leurs proches parents ou amis, du moins parmi ceux qui ont survécu et auraient pu en témoigner auprès de Philippe, ou de sa mère Ruth… Le mystère continue donc de régner ici.

Leon Buchholz, donc, le propre grand-père, adoré !!!, de l’auteur :

« un homme généreux et passionné,

dont le tempérament fougueux _ voilà ! _ pouvait se manifester de manière brusque et inattendue« ,

ainsi commence la présentation-portrait de son cher grand-père Leon, qu’entreprend, à la page 39, son petit-fils Philippe ;

qui poursuit _ lui qui, né le 17 octobre 1960, aura eu trente-sept ans au moment du décès de son grand-père en 1997 ; et chaque année le londonien Philippe Sands, de double nationalité française et britannique, venait passer quelques jours chez (ou avec) ses grands-parents français Buchholz, à Paris : il a donc eu le temps, sur la durée, de bien le côtoyer et le connaître, et l’apprécier, l’aimer… _ :

« J’ai beaucoup de souvenirs heureux,

et pourtant l’appartement de Leon et Rita _ situé vers le milieu de la rue de Maubeuge, non loin de la gare du Nord, à Paris _ ne m’est jamais apparu comme un lieu joyeux _ voilà, et cela en très net contraste avec le tempérament « généreux et passionné«  du grand-père Leon ; soit une conjonction d’éléments de base de l’énigme du couple (de presque cinquante ans de durée : 1937 – 1986) de ses grands-parents, à élucider, pour leur petit-fils. 

Jeune garçon _ dans les années soixante _j’en sentais _ de cet appartement _ déjà la lourdeur,

une tension _ voilà… _ faite d’appréhension _ de quoi donc ? _

et imprégnée du silence qui remplissait l’air _ mais les lieux parlent.

Je ne venais _ de Londres à Paris _ qu’une fois par an _ aux vacances _,

et pourtant je me souviens _ tout spécialement _ de l’absence _ endémiquement pesante _ de rires » _ en ce lieu de vie des grands-parents Buchholz…

et cela, donc, d’un autre côté,

un côté forcément plus restreint et peu ouvert aux débats _ et c’est un euphémisme ! _et d’abord à l’intérieur même du cercle des proches _ que ce silence devait avoir, semble-t-il, pour intention de protéger ! _,

le côté, donc, de l’histoire intime un mot qui va se révéler crucial ! _ de la propre famille _ Buchholz – Flaschner – Landes – Gruber, etc. _ de l’auteur, Philippe Sands ;

et cela à travers aussi, et peut-être surtout, le parcours de vie (ainsi que les souvenirs _ tamisés et plus ou moins transmissibles en fonction des époques et de l’avancée en âge de chacun _ à propos de ses parents, Leon et Rita) de sa propre mère Ruth, née _ le 17 juillet 1938, à Vienne _ Ruth Buchholz ;

Ruth, au départ éminemment chahuté de Vienne _ le 22 juillet 1939 _, à l’âge d’un bébé de tout juste un an _ un an et 5 jours _, et voyageant en train de Vienne à Paris sans personne de sa famille pour l’accompagner, son père se trouvant déjà à Paris, et sa mère étant restée à Vienne : comment fut-ce possible ? C’est à peine croyable !.. Et pourquoi était-ce son père, et non pas sa mère, qui allait prendre en charge, et tout seul, isolé, à Paris, un enfant si petit ? Il y a assurément là de quoi s’interroger !

Ce que résume bien le témoignage (pages 66 et 67), récent, je suppose, du cousin _ né à Vienne en 1933 _ Emil Landes _ chirurgien-dentiste de son état, comme l’était son père Wilhelm (le frère aîné de Rita), ainsi que l’ami d’enfance (l’expression se trouve à la page 499) à Londres, d’Emil, Allan Sands : le mari de Ruth et père de Philippe… _ :

«  »Comment Rita a-t-elle pu vivre à Vienne _ seule : sans son mari Leon, parti à Paris dès janvier 1939 (comment et pourquoi ?) _  jusqu’à la fin de 1941 ? » _ s’interroge Philippe. Son cousin _ en fait le cousin germain de Ruth _ Emil, qui _ lui _ avait quitté Vienne _ pour Londres avec ses parents _ en 1938 l’année de ses cinq ans _, ne se l’expliquait pas _ lui non plus, quand Philippe est venu, assez récemment, je suppose, au début de son enquête, peut-être en 2010, le consulter là-dessus. « C’est un mystère, et cela a toujours été _ mais depuis quand ? _ un mystère« , m’a-t-il dit doucement. Savait-il que Leon et Rita n’avaient pas quitté Vienne ensemble ? « Non. Ils ne sont pas partis ensemble ? » me demanda-t-il. Savait-il que Rita était restée à Vienne jusqu’à la fin de 1941 ? « Non » _ rien n’avait donc filtré de cela dans cette famille Landes non plus…

Et aussi :

« Je n’ai absolument aucune idée de la manière dont ton grand-père _ Leon _ s’est arrangé _ remarque bien intéressante : Leon était un homme aussi remarquablement discret qu’intelligent et courageux, au milieu d’effroyables menaces _ pour quitter Vienne« , me dit Emil, le cousin de Ruth.

« Et j’ignore comment il a pu permettre à sa fille _ un bébé (juif, qui plus est !) de tout juste un an _ de quitter Vienne _ quant à cet exploit-là, l’enquête nous en apprendra davantage un peu plus loin : Leon était admirablement ingénieux ! et audacieux !

Et Leon participa aussi, mais sans en faire état non plus, à la Résistance en France ; cela, il a fallu que son petit-fils le déduise de ses patientes et rhizomiques recherches, et de quelques témoignages qu’il est parvenu, avec un peu de chance aussi, à obtenir ; notamment à partir du décryptage d’une photographie d’un cortège lors d’une cérémonie en un cimetière : il s’agissait du cimetière d’Ivry-sur-Seine ; et c’était le 1er novembre 1944 ; Leon y figure juste derrière le général de Gaulle !.. (pages 86 à 88) _,

ou comment ta grand-mère _ Rita, la tante d’Emil, et juive elle aussi… _ a pu s’échapper » _, Philippe découvrira plus tard que ce fut le 9 novembre 1941 : « le lendemain, les « frontières du Reich allemand furent fermées aux réfugiés », toute émigration cessa et toutes les voies de départ furent bloquées. Rita partit à la dernière minute » : le caractère énigmatique de ce départ (au bon moment !) du Reich allemand de Rita, ne faisait donc que se renforcer… (ce sera à la page 74) ;

tout cela, cependant, ce n’est pas frontalement que nous l’apprendrons ; nous devrons en rester à des suppositions à partir de quelques indices, principalement une série de photos, datant (mais il aura fallu aussi l’établir !) de l’année 1941, et conservées chez elle par Rita, d’hommes vêtus de Lederhosen (culottes de cuir) et de Weissstrüpfe (hautes chaussettes blanches) : « signe, je le sais maintenant, de sympathie pour les nazis. Dans un tel contexte, ces chaussettes prenaient une allure sinistre« , commente Philippe Sands, page 256 ; et d’hommes se tenant en la compagnie de Rita dans un jardin d’un beau quartier du centre de Vienne (voir la photo, page 256), au décisif chapitre V, L’Homme au nœud papillon, pages 245 à 258. Ce beau jardin viennois, Philippe Sands, l’ayant localisé, le visitera : il jouxte le splendide immeuble du 4 Brahmsplatz, où résidait cet homme au nœud papillon dont on peut voir la photo à la page 241. Ces photos ont été découvertes par Ruth, sa fille, « parmi les papiers de Rita, après sa mort en 1986 » ; et Ruth « les avait ensuite rangées avec celles de Leon _ décédé, lui, en 1997 _ dans un endroit où elles étaient restées durant une décennie« , avant que Philippe ne les découvre à son tour, en 2010, et cherche à les comprendre, en sa méthodique et minutieuse enquête, où le moindre détail devient un magnifique (et indispensable) indice (page 247). Fin de l’incise.

Confiée par sa mère, Rita, à une étrangère, une anglaise, dont on commence par ne connaître que le nom, Miss Tilney

_ un nom inscrit à la-va-vite sur le quai de la gare de l’Est, sur un petit bout de papier jaune (la photo de ce document se trouve page 159), griffonné probablement dans la perspective, pour Leon, d’un contact ultérieur _,

la petite Ruth, née donc à Vienne le 19 juillet 1938, arrive à Paris, à la gare de l’Est, le 23 juillet 1939, à l’âge de tout juste un an, mais sans sa mère Rita, demeurée, elle, à Vienne ; Rita, quant à elle, ne retrouvera son mari Leon et sa fille Ruth, à Paris, qu' »au début de l’année 1942 » (page 75), en pleine Occupation ; et alors qu’elle avait quitté le Reich _ ici demeure un trou spatio-temporel de deux mois, plutôt étrange … _ le 9 novembre 1941 : « le lendemain _ 10 novembre 1941, et par décision d’Adolf Eichmann _, les « frontières du Reich allemand furent fermées aux réfugiés », toute émigration cessa et toutes les voies de départ furent bloquées. Rita partit _ ainsi _ à la dernière minute _ tiens donc ! Sa fuite fut, soit très chanceuse, soit préparée par une personne informée _ j’ajoute donc ici ce commentaire très parlant de Philippe Sands à la citation commencée de donner un peu plus haut ! Je ne sais pas écrit Philippe Sands, page 74 _ quand Rita arriva à Paris ni comment elle y parvint. Sur le Fremdenpass conservé par Rita en ses papiers _, il n’y avait ni tampon ni explication. D’autres documents confirment cependant qu’elle a bien retrouvé son mari à Paris au début de l’année 1942″ (pages 74-75)

_ soit quasiment deux mois après son entrée, probablement par la Sarre, en France :

« Le 14 août _ 1941, à Vienne _, on délivra à Rita un Fremdenpass, valable pour un an, lui permettant de voyager, de quitter le Reich et d’y revenir. Bien qu’elle fût enregistrée comme Juive, le tampon J rouge n’y figurait pas. Deux mois plus tard, le 10 octobre, la police de Vienne l’autorisa à quitter le pays, et elle partit pour Hargarten-Falck, dans la Sarre, à la frontière entre l’Allemagne et la France _ voilà.

Le voyage devait avoir lieu _ elle le savait ! _ avant le 9 novembre. La photo du passeport montre une Rita terriblement triste, les lèvres serrées, les yeux pleins de pressentiment. J’ai trouvé une copie de cette photo dans les papiers de Leon ; Rita l’avait envoyée de Vienne à Paris. Au dos, elle avait inscrit : « pour ma chère enfant, pour mon enfant en or » (…) Avec, un peu plus bas, ce commentaire : « Pour quitter Vienne, Rita a dû bénéficier de l’aide d’une personne ayant des relations«  (pages 73-74). Fin de l’incise.

Et Rita, Ruth et Leon étaient juifs tous les trois…

Leur survie à Paris sous l’Occupation nazie fut, elle aussi, forcément problématique ; comme l’avait été l’existence de Rita, juive, à Vienne, dans le Reich, au cours des trois _ très _ longues années précédentes : 1939-40-41 _ de séparation du couple qu’elle formait avec Leon

L’énigme à décrypter se précise peu à peu _ step by step.

Qui est donc cette Miss Tilney

qui s’est chargée de convoyer par le train de Vienne à Paris, la petite Ruth, ce bébé d’un an à peine, à son père Leon ?

Cette énigme-ci sera résolue.

Mais d’autres au moins aussi étranges, et à multiples rebondissements, viennent vite s’y adjoindre et jalonner le somptueux récit palpitant de cette enquête tant historico-juridique qu’intimement familiale _ ces deux pans de la même quête entremêlés, croisés, alternés _en ce merveilleux Retour à Lemberg

_ cf mes trois précédents articles d’approche, des 23, 29 et 31 mars derniers :

«

»

»  _ ;

je n’en suis qu’à ma troisième lecture de ce livre passionnant et si riche,

et je découvre à chaque fois de nouveaux micro-détails

avec de nouvelles macro-connexions à opérer

en fonction de nouveaux éléments de contexte que je découvre, au fils du récit, et dont je prends de mieux en mieux conscience, par ces connexions mêmes, et dont je me souviens de mieux en mieux, aussi ; mais c’est cela, lire vraiment un texte, c’est-à-dire découvrir, parcourir et déchiffrer les couches successives de matériaux d’un palimpseste ; matériaux directement issus des vies des personnes dont sont observés à la loupe, comme ici, les parcours, et se découvrant, dès que l’on creuse un peu ; cela pouvant même se réaliser au corps défendant de l’auteur, et à son insu :

ainsi, par exemple, pourquoi le prénom du frère cadet (Marc) de Philippe, n’est-il jamais prononcé dans le livre, les deux fois que celui-ci est pourtant évoqué ? Cf à ce propos, la précision que Philippe Sands lui-même donne dans un article sien The Diary: Philippe Sands du Financial Times du 3 juin 2016 :

At an event in London earlier this week, it was a relief to reach the part where I could make a few remarks.
I took the opportunity to express, very publicly, feelings of fraternal love towards my brother, who has put up with years of queries about obscure family memories for things I’ve written.
 
Later, over dinner at nearby Fischer’s — where the Wiener schnitzel wins out over all competition — he thanks me for my nice words,
then asks whether there was a particular reason he got no mention in the acknowledgments for my latest book.
I want to set him straight, but am unable to do so after leafing through the relevant pages.
Aghast, I immediately email my publishers with a corrective insert, extolling the virtues of my brilliant brother Marc, the finest.
Knopf in New York replies, asking if he is my only brother. “This information affects whether to use restrictive or non-restrictive commas,” they explain. I take an instant decision not to consult our father.
Et pourquoi Marc Sands n’est-il pas, non plus, cité dans la liste pourtant apparemment exhaustive des Remerciements de l’auteur à tous ceux qui lui ont apporté une aide, si menue ait-elle été (parfois même un seul mot !), donnée aux pages 499 à 505 de Retour à Lemberg ?… Fin de l’incise _ ;

chaque relecture apporte donc son lot de nouvelles connexions à essayer, comme autant de pistes s’offrant à explorer…

Après le bref Prologue : Une Invitation (pages 23 à 33 = 11 pages),

ainsi que le tout premier et très important _ fondamental et probablement principal ! _ chapitre I, Leon (pages 37 à 91 = 54 pages),

les chapitres impairs suivants, tous brefs,

_ et que l’on aurait pu superficiellement penser ne constituer que des chapitres de transition, pittoresques et anecdotiques, afin de pimenter le récit principal, qui est celui de la grande Histoire _,

sont consacrés à des personnages apparemment secondaires et fugaces _ ils ne réapparaîtront pas _, de témoins ou comparses _ probablement annexes… _ de l’intrigue familiale _ celle réputée a priori par nous secondaire _,

soient les chapitres III : Miss Tilney de Norwich, pages 161 à 182 = 12 pages) ; V : L’Homme au nœud papillon (pages 245 à 258 = 14 pages) ; VII : L’Enfant qui est seul (pages 321 à 328 = 7 pages) ; et IX : La Fille qui avait choisi de ne pas se souvenir (pages 375 à 384 = 10 pages),

chapitres qui constituent comme autant d’étapes de la démarche d’enquête familiale du petit-fils de Leon et Rita, quant au parcours de vie, notamment pendant la guerre et sous l’Occupation, de ses grands-parents…

_ je pense ici à la très belle enquête d’Ivan Jablonka à propos du parcours de vie (et de mort ) de ses grands-parents paternels, en Pologne, puis à Paris (sous l’Occupation), en son passionnant Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus _ une enquête ; cf aussi, sur ce beau livre, mon article du 9 avril 2012 : »

Et je pense aussi à l’enquête superbe, encore, et de par le monde entier, de Daniel Mendelsohn, Les Disparus (le livre est paru en 2006 aux États-Unis, et en 2007 pour son édition française) ; cf mes deux articles des 8 et 9 juillet 2009 : «  et » ; rédigés suite à ma lecture du livre suivant de Daniel Mendelsohn paru en français, en 2009 (mais l’original était paru aux Etats-Unis en 1999), L’Étreinte fugitive

Et aussi, forcément, à ce chef d’œuvre absolu que sont les travaux éblouissants de Saul Friedländer : L’Allemagne nazie et les Juifs, volume 1 : Les Années de persécution 1933-1939, paru en 1997, et volume 2 : Les Années d’extermination 1939-1945, paru en 2008 ;

précédé de son très beau Quand vient le souvenir, paru en 1978 ; et suivie de son merveilleux Où mène le souvenir _ ma vie, paru en 2016 ;

sur cette somme, cf mes deux articles en suivant des 16 et 29 septembre 2016 : «  et »

Et sur l’histoire de la Galicie,

consulter aussi l’admirable travail de Timothy Snyder Terres de sang _ l’Europe entre Hitler et Staline ; et mon article du 26 juillet 2012 : «

Cf aussi, à propos de ma rencontre avec le Père Desbois, le 31 janvier 2008, à Bordeaux, pour le colloque Les Enfants de la guerre, ainsi que ma lecture de son terrible Porteur de mémoires _ sur les traces de la Shoah par ballesces articles du 12 novembre 2008 et du 9 juillet 2009 : « … ; et »

Auparavant, j’avais lu, terrifié, eu égard au silence radical de mon père, né à Stanislawow le 11 mars 1914, l’impressionnant roman de Wlodzimierz Odojewki (Poznan, 14 juin 1930 – Piaseczno, 20 juillet 2016) Et la neige recouvrit leur trace, paru aux Éditions du Seuil, en 1973…

Un des premiers souvenirs de mon père, raconte ma mère (qui vient d’avoir cent ans le 11 février 1918 : quelles dates !), c’est celui de l’entrée des cosaques, sabre au clair, dans la cour de la maison de ses parents, à Stanislawow, en Galicie, au pied des Carpates ; sa mère Fryderyka (native de Lemberg, et fille de Sara Sprecher, de la famille Sprecher, de Lemberg…), ayant pu sauver à temps le petit Benedykt, traumatisé à vie… Au cours d’un épisode de ces guerres austro-russes d’alors ; j’en ignore la date…

Fin de cette longue incise bibliographique (et personnelle, aussi) ; et retour à Retour à Lemberg.

Nous serions donc, de prime abord, tentés de recevoir ces brefs chapitres impairs comme faisant fonction de virgule, de pause, entre les principaux et gros chapitres _ les chapitres pairs _, parties prenantes, eux, d’un récit _ de portée universelle, lui _ de la grande Histoire, celui de la vie et de l’œuvre (mêlées), de ces deux grands juristes du droit international que sont Lauterpacht et Lemkin, ainsi que de la vie et de l’œuvre (de mort) du nazi important _ juriste de formation, lui aussi, et principal concepteur du statut juridique des lois du régime nazi ! et ce point est fondamental du point de vue du Droit… _, qu’est Hans Frank, un des principaux accusés (et condamnés) du procès de Nuremberg

soient les chapitres II, Lauterpacht (pages 95 à 158 = 64 pages) ; IV, Lemkin (pages 185 à 242 = 57 pages) ; VI, Frank (pages 261 à 327 = 66 pages) ; VIII, Nuremberg (pages 331 à 371 = 41 pages) ; et X : Jugement (pages 387 à 440 = 54 pages) ;

et juste avant le bref et tranchant Épilogue : Vers les bois (pages 441 à 453 = 13 pages).

Ces chapitres impairs, presque anodins _ historiquement _ par rapport aux chapitres pairs de la grande Histoire, comportent de menus, mais décisifs éléments _ ou détails _ d’énigmes, se présentant, à chaque étape de l’enquête, comme un défi à résoudre, et se révélant bientôt, l’un après l’autre, comme autant de pièces-ressources successives de la résolution du puzzle familial dont pas mal d’éléments étaient, bien sûr, cachés, soigneusement tenus secrets par les uns et les autres, et pour divers motifs _ des Buchholz,

amenant,

sinon toujours la pleine résolution frontale des étrangetés et énigmes (aux éléments se clarifiant pas à pas) _ l’auteur, en très fin avocat qu’il est, répugne à asséner de massives résolutions au lecteur, préférant laisser celui-ci mariner un moment dans ces bizarreries et difficultés à s’orienter au sein de ce qui se révèle peu à peu, en effet, un puzzle ; puis se faire lui même, à partir du dossier d’éléments d’abord épars, puis assemblés peu à peu et réunis par l’auteur, ses propres conclusions de lecteur, d’autant mieux assertées ainsi, et alors, en ce processus de découverte progressive par lui-même ! _,

du moins, de quoi se faire une idée un peu approchée _ mais sans trop lourdement y insister, de la part de l’auteur : un très filial respect demeure aussi très présent, quand la compréhension finit par se faire jour ! _ de ce que cachaient des secrets longtemps tus _ car trop douloureux à porter à une lumière trop vive _ et donc tenus floutés, laissés plutôt à esquisser, à un peu de distance et en arrière-plan ;

et dont quelques très menus signes-détails seulement affleurent, laissés, avec infiniment de pudeur et de délicatesse, à peine perceptibles, et dans les blancs du discours (ou dans des gestes ou expressions du regard surpris au vol) plutôt que dans des paroles explicites et nettes ;

comme en témoignent, si l’on y prête bien attention, les mots de commentaire contenus, mais fermes cependant et pleinement assumés, de la nièce de Leon, Herta Gruber-Peleg, à Tel-Aviv (« ni surprise, ni choquée« , commente la scène Philippe Sands, page 383) ;

et plus encore, bien sûr, le « sourire entendu » (page 384) sur le visage de Ruth, la mère de l’auteur, se souvenant de sa propre rencontre en Californie _ dans les années 70, m’a précisé de vive voix Philippe Sands _, avec Max, l’ami de jeunesse viennois de son père…

_ Ruth s’est mariée jeune, elle avait 18 ans, en 1956, à un londonien, Allan Sands, le meilleur ami de son cousin Emil Landes, immigré à Londres, à l’âge de cinq ans, en 1938 ; Allan et Emil, amis d’enfance, ont tous deux été étudiants en dentisterie, puis chirurgiens-dentistes… Et à l’instant où j’écris cela, je m’aperçois que le nom de Sands est comme pré-inscrit dans celui de Landes.

Pas mal d’humour, riche d’amour et de générosité, dans cette discrétion subtile et délicate, est assurément bien là, présent, chez les Buchholz, et à travers les générations qui se succèdent : Leon, Ruth, Philippe et maintenant les enfants de Philippe Sands et Natalia Schiffrin.

Rien n’est ici trahi, 

du moins pour ce qui concerne les actes de Leondont certains héroïques : je veux parler ici d’actes de Résistance, durant les années d’Occupation, à Paris, même si rien n’en sera vraiment précisé, ni a fortiori étalé par lui-même _ et pas davantage dans le récit que s’efforce d’en recomposer très filialement ici, son petit-fils Philippe…

Il s’agit de l’infatigable travail de Leon à l’UGIF, l’Union Générale des Israelites de France

_ dont le récit est rapporté aux pages 82-83, avec aussi cet épisode : « Brunner nommé à Paris le 9 février 1943, afin d’intensifier le processus de déportation des Juifs de Frances’étant personnellement rendu dans les bureaux du 19 rue de Téhéran _ de l’UGIF _ pour superviser les arrestations, Leon lui avait échappé en se cachant derrière une porte » ; récit transmis à Philippe par sa chère tante Annie, qui le tenait de son mari, Jean-Pierre, le frère cadet (1947 – 1990) de Ruth _ ;

ainsi que de ses liens avec les Résistants du groupe Manouchian, membres des MOI, les Francs-Tireurs et Partisans de la Main-d’Œuvre Immigrée

_ rapportés aux pages 87-88 : « Un membre de l’affiche _ l’affiche rouge d’Aragon, rendue célèbre par la chanson de Léo Ferré _ m’était familier _ rapporte Philippe Sands, page 88 _, Maurice Fingercwajg, un Juif polonais de vingt ans. Je connaissais ce nom : Lucette, une amie de ma mère avec qui elle allait à l’école tous les matins après la fin de l’Occupation, avait épousé Lucien Fingercwajg, le cousin du jeune homme exécuté. Le mari de Lucette m’a appris plus tard que Leon avait eu des contacts avec le groupe _ voilà _, mais il n’en savait pas davantage. « C’est pour ça qu’il est parmi les premiers dans le cortège du cimetière d’Ivry », m’a dit Lucien » _ dans ce cortège, Leon se trouve juste derrière le général de Gaulle, sur une photo (page 87) prise le 1er novembre 1944 à Ivry : « De Gaulle avait visité le Carré des Fusillés, le mémorial des combattants résistants exécutés par les Allemands pendant l’Occupation » (page 86) ; une photo que Leon avait conservée en ses papiers, et « la première que j’ai vue dans le salon de ma mère avant le voyage pour Lviv« , l’été 2010, indique Philippe Sands, à la recherche passionnée, désormais, de toute ce qu’avait eu à surmonter, en sa vie, ce grand-père adoré, depuis son départ de Lemberg…


Rien n’est trahi.

Tout au contraire ; une parfaite piété filiale _ Leon n’appelait-il pas Philippe « mon fils  » ? (page 39)vient, et toujours discrètement, s’accomplir.

Et par ce lumineux livre-tombeau

à son grand-père,

le petit-fils fait pleinement droit à ce que fut la vérité profonde de la vie de Leon

Halleluiah !

Le second exergue, à la page 10, du livre,

en l’occurrence, et en tout premier lieu, une extraordinaire citation des psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Torok, extraite de L’Écorce et le noyau _ à la page 427 de l’édition dans la collection Champs des Éditions Flammarion _ :

« Ce ne sont pas les trépassés qui viennent hanter _ voilà ! _,

mais les lacunes _ fantômales _ laissées en nous _ sans que nous, qui les subissons, y puissions, du moins tout d’abord, grand chose ! _ par les secrets des autres« 

_ sur ces lacunes mêmes, cf mes articles des 16 et 17 juillet 2008, à propos de Jeudi saint, de Jean-Marie Borzeix : «  et » _ ;

ainsi que,

et un peu plus loin, à la page 12 de la Préface à l’édition française du livre _ et seulement elle ! Et le titre français de ce récit d’enquête, Retour à Lemberg, me semble, aussi, bien plus parlant que le titre originel East West Street _ On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity », en déplaçant l’accent à la fois sur le lieu parfaitement identifiable de la ville de Lemberg-Lviv (un carrefour de tensions toujours très vives pour notre Europe, et face à la Russie), et sur la très concrète démarche d’enquête (avec d’inlassables « retours » physiques de l’auteur qui y poursuit très concrètement ses recherches autour d’Otto von Wächter), plutôt que sur la question plus théorique (même si elle est, bien sûr, très importante !), de la genèse des concepts du Droit international ; et même si les enjeux d’application de ces derniers, surtout, sont, plus que jamais en 2018, considérables ! pour une plus effective démocratie, on n’y insistera jamais assez… _,

la double expression suivante :

« Retour à Lemberg est un livre sur l’identité et le silence _ résume ainsi splendidement ce qui en fait le principal et l’essentiel, Philippe Sands !

Et nous découvrirons, peu à peu, qu’il s’agira aussi, fondamentalement (même si ce n’est pas théorisé par l’auteur), de la formation et du devenir des identités personnelles, toujours potentiellement ouvertes et dynamiques, perçues et appréhendées, ici, à travers celles des principaux protagonistes (surtout Leon, Lemkin et même Frank ; un peu moins Lauterpacht ; mais même aussi l’identité plastique de la personne de l’enquêteur-narrateur lui-même, par rapport, notamment, à l’identité ressentie plutôt que consciemment connue, de son grand-père, Leon… ; et sa merveilleuse capacité de sourire et de presque tout surmonter…) ; même si parfois, voire souvent, il arrive à certaines, ou même à la plupart, de ces identités en mouvement de ces personnes-personnages de Retour à Lemberg, de se fermer, puis demeurer, fixement, refermées (névrotiquement), faute, alors, d’assez de capacité dynamique et dynamisante de plasticité et de ré-ouverture, ou résilience, en elles, ces identités personnelles… Savoir rebondir… Et ces enjeux-là de plasticité et dynamisme de nos identités, nous concernent, bien entendu, chacun et tous, sans exception ! ; et cela aussi en fonction, forcément, des contextes (sociaux et culturels : complexes et mouvants, eux aussi ; et cela sein de l’Histoire générale, qui nous porte et emporte ; parfois nous soulève, et parfois nous pèse, ou nous engloutit et détruit), à commencer par les comportements et réactions des autres, et des autres en groupe (un phénomène auquel Raphaël Lemkin est particulièrement sensible ; lire ou relire ici, aussi, le Masse et puissance d’Elias Canetti, un autre contemporain (1905-1994) important de cette Europe centrale…) ; de ces autres auxquels notre moi a l’occasion, d’abord, et occasion positive, de plus personnellement s’identifier et former, subjectiver (cf par exemple le processus dintrojection de Mélanie Klein), mais aussi, d’autres fois, de parvenir à se déprendre, se libérer, s’extirper d’une emprise nocive, névrotique, ou perverse… Etc. _ ;

mais c’est aussi une sorte

_ à la John Le Carré (par exemple dans le sublime Comme un collégien) ; et il se trouve, en plus, que John Le Carré est un voisin et ami, à Londres, de Philippe Sands... _

de roman policier

c’est-à-dire une patiente et très déterminée enquête, à passionnants rebondissements, obstinément menée par l’auteur (qui nous la détaille _ et l’attention au moindre des détails est en effet capitale ! _, en presque la moindre de ses démarches, et nous y fait participer ainsi, magnifiquement !) au cours de six années de déplacements de par le monde (et à Lemberg et Zolkiew, en Galicie, désormais ukrainienne, tout particulièrement),

à rechercher et décrypter de très nombreux documents d’archives qu’il fallait d’abord repérer et dénicher (sans rien laisser passer d’important…), rassembler et réunir, comparer et connecter entre eux, pour parvenir, ainsi mis en rapport, à les faire vraiment parler ! Et parler implique toujours un contexte (hors-champ : à impérativement éclairer), ainsi qu’une adresse (à des personnes déterminées, spécifiquement motivantes…) ; et la pratique plurivoque de son métier d’avocat a bien aidé Philippe Sands en ces diverses tâches d’enquêteur-décrypteur, puis auteur-compositeur de son récit !

Et s’efforcer, plus encore urgemment, de recueillir, à contresens du temps filant à toute allure des horloges biologiques des vies

_ « But at my back I always hear

            Time’s wingèd chariot hurrying near« ,
s’exclamait To his coy mistress le poète Andrew Marvell… _ ;
et s’efforcer de recueillir tant qu’il est temps, et en sachant aussi à l’occasion les provoquer, d’irremplaçables témoignages (parfois d’un seul mot !), quand est en train de s’achever, pour ce qui concerne les exactions de la Shoah principalement, ce qu’Annette Wiewiorka a nommé l’« ère du témoin«  (cf son livre de ce titre) ; mais, cela, pas seulement à l’égard de meurtres de masse ; cela peut concerner aussi les menues existences les plus privées, certaines expériences les plus intimes, en la singularité la plus discrète ou secrète, des rapports les plus personnels des individus, à d’autres, avec d’autres, avec certains autres, qui leur sont chers, ou qui veulent leur peau !.. Les affaires de l’intimité peuvent elles aussi se dérouler sur des fonds de violence, aussi bien dans le déchaînement de leur effectivité objective que dans le vécu le plus inquiétant ou affolant de leurs ressentis _

mais c’est aussi une sorte de roman policier

à double entrée :

la découverte des secrets de ma propre famille _ autour des liens affectifs noués, et plutôt en secret, à Vienne, par son grand-père Léon, d’une part, et sa grand-mère Rita, d’autre part (chacun de son côté) ; et ce seront bien là les clés de l’énigme familiale du couple (un peu atypique, au final, mais peut-être pas tant que cela…) des grands-parents Buchholz… _d’une part,

et, d’autre part, l’enquête de l’origine _ ou plutôt de la genèse… _ personnelle _ de la part, cette fois, des deux inventeurs de ces concepts décisifs du droit international contemporain, à partir de 1945 : Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin _ de deux crimes internationaux _ ou plutôt de leur dénomination et surtout détermination juridique officielle ; mais il fallait, bien sûr, et extrêmement précisément, les déterminer ! _ qui m’occupent _ lui, Philippe Sands _ dans ma vie professionnelle _ d’avocat spécialisé plaidant en ces matières dans des procès on ne peut plus effectifs _ au quotidien,

le génocide _ le néologisme a été créé de toutes pièces par Raphaël Lemkin, qui le propose pour la première fois en son livre Axis Rule in Occupied Europe, achevé de rédiger le 15 novembre 1943 (page 231), et publié un an plus tard, en novembre 1944 (page 235) _

et le crime contre l’humanité«  _ avec Hersch Lauterpacht (dont le livre An International Bill of the Rights of Man parut, lui, en juin 1945), René Cassin, qui fut le principal concepteur (dès ses années de la France libre, à Londres, auprès du général de Gaulle), puis rédacteur principal de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ; René Cassin, donc _ dont je suis un ami de la famille, et d’abord de son neveu Gilbert Cassin _, en partage la paternité de conception et dénomination ; mais Hersch Lauterpacht était, lui un juif de Galicie, devenu, aussi, à Cambridge, un très pragmatique britannique ; alors que René Cassin préfère lui, en bon français qu’il est, et à Londres, auprès du général de Gaulle, raisonner et agir en termes de principes universels… Mais leur profond souci et le plus effectif possible du Droit, est bien le même…

Philippe Sands précisant alors :

« Au lecteur de décider

si l’enchevêtrement _ dans la (très heureuse !) rigoureuse alternance des chapitres impairs concernant les Buchholz, et pairs concernant les grands juristes, Lauterpacht et Lemkin, puis Frank et le déroulé du procès de Nuremberg (un grand merci, ici à Victoria Wilson, son « éditrice parfaite : attentive, aimante et sceptique, elle n’a cessé de me vanter les mérites de l’écriture lente, je lui en suis très reconnaissant« , page 505)  _ de ces deux histoires toutes deux passant par cette même cité de Lemberg-Lwow (aujourd’hui Lviv), et à des moments qui les concernent, directement ou indirectement, chacun et tous, et sous la pression tragique des mêmes causes ! _n’est dû _ ou pas _ qu’au hasard

_ ou bien, plutôt, et aussi !, à quelque(s) conjonction(s) de facteurs personnels (d’identité et subjectivation) communs prégnants, liés certes au lieu et au moment, et aux milieux, menaces et actions armées d’autres (= les autres, en groupes surtout ; et c’est là-dessus qu’insiste Lemkin pour l’incrimination de génocide, que, lui, identifie à partir du modèle de l’exemple arménien de 1915 (pages 194-196…) ; mais aussi, peut-être, à d’autres facteurs plus personnels et intimes, voire singuliers (et facteurs puissants de notre identité ! ou identification…), pouvant être, aussi, lourds de violences, et déjà de menaces, qui y interviennent, là encore, plus ou moins directement ou indirectement, de la part surtout, il est vrai, de groupes… C’est que « nul homme n’est une île«  ! selon l’expression de John Donne. Et c’est fondamentalement au sein même des échanges avec les autres (à commencer par celui de la parole, en l’apprentissage de la langue, puis de toute la culture… ;  ainsi que des regards), mais aussi de tous les autres signes, y compris corporels et les moins conscients, avec nos proches, d’abord (puis d’autres ; qu’il faut apprendre à apprivoiser ; et avec lesquels s’accorder plus ou moins…), que nous, humains, nous formons et forgeons peu à peu, et continûment, notre identité de personne-sujet (qui est ainsi ouverte, et non pas fermée)… Et sur cette articulation-là, Philippe Sands, avec une très grande humanité et merveilleuse délicatesse, creuse loin et profond, et profondément juste, en son balancement très mesuré entre le poids de ces divers facteurs d’identification...

Et, de plus, et encore, nous sommes ici sur le terrain de droits (et pas de simples faits bruts) : de droits (à revendiquer et soutenir) à faire naître et apparaître d’abord, délimiter et faire reconnaître, d’abord théoriquement et en droit positif, puis à faire entendre, respecter et protéger très effectivement, sur le terrain, cette fois, quand d’autres les bafouent et les violent ! Et osent théoriser sur ces abus, tel le Calliclès du Gorgias de Platon, ou tel Carl Schmitt : un cran philosophique au-dessus du médiocre Hans Frank… Cf aussi le riche Masse et puissance, d’Elias Canetti…

Et au passage, nous pouvons comprendre le conseil de Léon à son cher petit-fils Philippe (page 38 : « Leon m’encouragea à faire du droit« ), c’est-à-dire consacrer sa vie professionnelle la plus effective au Droit, et la défense vigoureuse et argumentée, la plus concrète, des droits… Cf aussi, plus tard, et à la page 437 : « Leon était ravi de mon choix de carrière« … Mais, ici, et cette fois avec son œuvre d’auteur, et auteur de ce si éloquent Retour à Lemberg, Philippe Sands donne encore beaucoup plus d’ampleur à la mission reçue de son cher grand-père. Et c’est très émouvant.

Le sens des faits _ avec la lucidité et la clairvoyance qui le conditionnent, ce crucial et fondamental « sens des faits«  _

et les détails (le diable, nous le savons, sait s’y cacher ! mais c’est aussi là qu’il se fait démasquer !) _ de ce voyage qui va d’Est en Ouest et retour

_ (East West Street _ On the Origins of « Genocide » and « Crimes Against Humanity » est le titre originel anglais de ce Retour à Lemberg… : East West Street étant la traduction anglaise du nom polonais de la rue principale de Zolkiew, berceau de la branche maternelle, les Flaschner, de la famille de Leon Buchholz (mais la maison des Lauterpacht, les parents de Hersch, se trouvait dans cette même rue de Zolkiew !) ; une rue qui s’est appelée, à diverses périodes de domination germanophone : autrichienne, puis allemande-nazie, LembergerStrasse…  _

est en partie au moins _ une affaire personnelle » et cela, déjà, pour chacun des protagonistes de ce récit : les juristes-concepteurs, qui sont aussi de très pragmatiques acteurs des nouvelles conceptions du Droit international, à la création duquel ils ont décisivement contribué alors ; les traqueurs-prédateurs nazis ; et les traqués et victimes (quelques uns parvenant à en échapper, mais la plupart des autres, pas), juifs surtout…

Et c’est un immense mérite de ce livre qu’est Retour à Lemberg, que de réussir à nous faire approcher, encore une fois avec une extrême délicatesse, ces facteurs personnels et intimes, d’identité, profondément « humains« , jusque dans les amours un peu compliquées et chahutées, de certains, et même de la plupart, des protagonistes pris ici comme objets d’analyse fouillée en cette enquête extrêmement minutieuse, même un Hans Frank ; tous impliqués, à divers degrés, et ne serait-ce que dans leur famille, dans les violences et soubresauts annexes de l’Histoire collective ; sous les regards réels (ou potentiels) d’autres, des autres, ainsi que de groupes se conglomérant (cf, par exemple, ici, le Masse et puissance, d’Elias Canetti) ; afin de mieux comprendre la part de ces facteurs humains et inhumains, tant dans les comportements effectifs que dans les jugements sur eux…

Bien sûr,

au départ de l’enquête menée par Philippe Sands ici,

il y a cette invitation universitaire _ au printemps 2010 : l’Ukraine indépendante (et surtout sa partie le plus occidentale, la Galicie et sa ville principale, Lviv) s’ouvrait alors un peu à l’Europe de l’Ouest… _ faite à l’avocat de droit international spécialisé en affaires de génocides et de droits de l’homme qu’il est

_ et qui découvrira la ville de Lviv à la toute fin du mois d’octobre 2010, et y prononcera sa conférence dans la salle même où se trouvèrent, étudiants, Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin durant le cursus de leurs études de droit (de 1915 à 1919, page 104, pour Lauterpacht ; et de 1921 à 1926, page 192, pour Lemkin) ; de même que se trouva, aussi, dans cette même salle, Hans Frank, pour un fameux discours prononcé là le samedi 1er août 1942 (pages 293 à 295, avec deux photos) : « c’était l’anniversaire de l’incorporation de Lemberg dans le Gouvernement général _ que dirigeait Hans Frank _, comme capitale du Distrikt Galizien, germanisé depuis peu _ à partir de l’été 1941, et le déroulé de l’opération Barbarossa. (…) Le principal objectif de Frank était de restaurer _ à son profit de Gouverneur Général de (toute) la Pologne occupée _ un régime civil sous la houlette ferme _ et c’est un euphémisme ! _ du gouverneur _ de Galicie, à Lemberg _ Otto von Wächter… » _ son subordonné ; page 291 _

par la Faculté de Droit de l’Université de Lviv, et à propos des conceptions nouvelles, depuis 1945-46 _ et le procès de Nuremberg _ de ce droit.

Mais, ce qu’ignorent encore, ce printemps 2010 de leur invitation, les instances invitantes de Lviv,

c’est que, d’une part, les deux inventeurs de ces concepts, Hersch Lauterpacht (1897 – 1960) et Raphaël Lemkin (1900 – 1959), sont tous deux étroitement liés à leur ville de Lviv

_ Lauterpacht est né à la très proche Zolkiew (LembergerStrasse) le 16 août 1897, et gagna Lemberg, avec ses parents, en 1910, afin d’y faire ses études (dont le début de celles de droit, à l’université, de 1915 à 1919 ; en 1919, pour causes de mesures antisémites polonaises à l’université, il dut partir pour Vienne afin d’y poursuivre et terminer ces études de Droit : auprès du grand Hans Kelsen) ; mais ses parents continuaient, eux, de résider à Lwow (où ils y furent raflés, en août 1942, pages 144-145) ; quant à Lemkin, lui est venu à Lwow, en octobre 1921, afin d’y faire, lui aussi, ses études de droit : la prohibition des éudiants juifs de 1919 avait alors cessé, du fait de l’application du Traité des droits des minorités ; et dont il sortit diplômé le 20 mai 1926 _,

mais, mieux encore,

les invitants ignoraient aussi, et d’autre part, que leur invité, l’avocat londonien Philippe Sands (né à Londres en 1960, y vivant, y exerçant son métier d’avocat et d’enseignant à l’université, ainsi qu’y résidant toujours),

avait lui aussi de très étroits liens avec la ville de Lviv _ des liens familiaux et culturels (juridiques !), même si ces liens étaient encore assez vagues pour lui-même, à ce moment d’octobre-novembre 2010 : son grand-père Leon, en effet, ne lui avait pas dit un mot, pas plus du détail de ses dix années de petite enfance passées à Lemberg (de sa naissance, le 10 mai 1904, à son départ de la ville, au mois de septembre 1914, fuyant les armées russes) que du détail des vingt-quatre années suivantes de sa jeunesse passées à Vienne (de son arrivée chez sa sœur Gusta Buchholz-Gruber, en septembre 1914, à son départ (tout seul !) pour Paris et la France, au mois de janvier 1939).

puisque son grand-père maternel, Leon Buchholz (1904 – 1997), lui aussi, était né à Lemberg (le 10 mai 1904), y avait vécu (jusqu’en septembre 1914, et sa fuite vers Vienne), et y était revenu, à Lwow _ la Lemberg autrichienne étant alors devenue polonaise _, à l’été 1923 : c’était, à ce moment, afin, d’une part, de disposer _ du fait du Traité des minorités imposé par les Alliés, le 28 juin 1919, à la Pologne renaissante _ d’un passeport polonais _ qui lui était désormais nécessaire, en tant que né en Galicie ; et qui, d’une certaine façon, bien plus tard le sauvera des Nazis (quand il sera considéré, sur la foi de tels papiers, non pas comme juif autrichien, mais simplement apatride : sans mention, à l’encre rouge sur ces dits papiers, de sa judéité !)… _, et, d’autre part, de rendre visite à ses cousins Flaschner _ du côté de sa mère, Malke, née Flaschner _, à Zolkiew

_ et c’est cet été 1923-là, que Leon aurait pu croiser à Lwow, et Raphaël Lemkin qui effectivement y étudiait ; et même, peut-être, Hersch Lauterpacht, qui certes y avait cessé d’étudier l’été 1919 (où, pour contourner les mesures anti-juives prises alors à l’université de Lwow par les toutes nouvelles autorités polonaises, il avait dû gagner Vienne pour pouvoir y achever sa formation de juriste, auprès du grand Hans Kelsen) ; qui s’était marié (à Vienne, le 20 mars 1923) ; et qui, le 5 avril suivant, avait rejoint l’Angleterre pour occuper bientôt, en octobre, un poste de professeur de droit qui lui avait été offert, à Londres ; mais Hersch Lauterpacht aurait pu venir à Lwow depuis Londres, rendre visite à ses parents, qui continuaient, eux, et continuèrent de résider à Lwow ; ainsi que son frère David, et sa sœur Sabina, et leurs époux respectifs : Ninsia, pour David, et Marcele Gelbard, pour Sabina ; et leurs filles : Erica, pour David Lauterpacht, et Inka, pour Sabina Gelbard,… En 1945, de toute cette famille Lauterpacht résidant à Lwow-Lemberg-Lviv, n’aura survécu que la seule Inka Gelbard (nièce de Hersch) ; tous les autres avaient été assassinés…

Leon, lui, ne reviendra plus jamais à Lwow.

Après Vienne, c’est la France et Paris qu’il gagnera, en janvier 1939 ; et pour toujours :

devenu français, Leon adorait la France ;

et au fils qui lui naîtra le 3 janvier 1947, il choisira pour prénom Jean-Pierre

_ et au passage je note que le fils aîné de Philippe Sands a été prénommé, en 1995, Leo JP…


L’art de la recherche _ en quelque domaine que ce soit _comme celui de la réalisation d’une œuvre à accomplir, nécessite de prendre l’initiative de concevoir _ Sape audere !, telle est la devise des Lumières, comme le proclame bien haut Emanuel Kant, en son indispensable Qu’est-ce que les Lumières?, en 1784 _ et de faire, en procédant à de fécondes connexions :

rien n’est ici simplement subi passivement, ou reçu de l’extérieur ; pas davantage qu’isolément, non plus.

Et dans les rapports du sujet cherchant, et créant, à son réel environnant,

il ne s’agit jamais, en rien, de simples coïncidences purement circonstancielles et extérieures, étrangères aux personnes _ et à la personnalité même, singulière _ du chercheurs et créateur.

Surtout quand viennent interférer, comme ici, des jeux meurtriers et à très grande échelle, de chats et souris entre traqueurs et traqués, bourreaux et victimes :

ainsi,

et à côté de bien d’autres _ presque tous, à vrai dire ! _ de leurs parents,

la mère de Leon, Malka Buchholz, née Flaschner, est assassinée à son arrivée sur la rampe de Treblinka, au bout de la Route vers le paradis, au mois de septembre 1942 (page 360) ;

quand la mère de Rita, Rosa Landes, venait, moins d’une semaine auparavant, le 16 septembre 1942, de mourir d’épuisement à Theresienstadt (page 76)…

Malka, Rosa : deux des arrière-grand-mères de Philippe Sands ;

Treblinka, Theresienstadt : deux des grands sites d’assassinat des Nazis…

..

Ce en quoi, pour ce qui concerne au moins les bourreaux,

le moment (20 novembre 1945 – 1er octobre 1946) du procès de Nuremberg

allait se révéler décisif, face à la phénoménale mauvaise foi persistante et endurante de la plupart de ces prédateurs attrapés, capturés, et désormais maintenus, à leur tour, dans une nasse, à Nuremberg ;

tel Hans Frank

_ quant à son subordonné direct, Otto von Wächter, éminent résident de Lemberg en tant que Gouverneur de la Galicie nommé par Hitler lui-même (le 22 janvier 1942), et terriblement efficace en l’extermination de ses Juifs, il réussit à fuir l’avancée de l’Armée rouge quand celle-ci, lors du reflux de la Wehrmacht hors de l’Union soviétique, vint s’emparer de Lemberg, le 27 juillet 1944 ; Wächter parvint, lui, à échapper, du moins provisoirement, au châtiment : il put se réfugier à Rome, où il bénéficia de hautes protections ecclésiastiques… jusqu’à sa mort, à Rome, le 10 septembre 1949, semble-t-il.

Outre son passionnant film The Nazi legacy : what our fathers didréalisé avec l’étroite collaboration _ et participation à ce documentaire _ de deux fils de bourreaux nazis, Niklas Frank et Horst von Wächter (tous deux nés en 1939),

le présent travail en cours de Philippe Sands, et grâce à la vaste documentation _ familiale _ que lui a généreusement fournie Horst von Wächter, concerne, justement, le parcours de vie entier (décès compris, à Rome), d’Otto von Wächter, éminent et singulier citoyen de Lemberg…

L’œuvre d’écrivain-chercheur de Philippe Sands se poursuit donc, à côté de son travail d’avocat en droit international spécialisé dans les crimes de génocide et d’atteintes aux droits de l’homme : passionnante, en sa quête de vérité, comme en sa très profonde _ et empreinte de la plus grande délicatesse _ humanité.

Mais je voudrais m’attacher au plus émouvant _ et touchant _ de tout,

même, peut-être, par rapport aux combles de l’horreur que furent les massacres d’extermination _ Shoah par balles, chambres à gaz, etc. _ :

le portrait si délicat par Philippe Sands de son bien aimé grand-père Leon Buchholz,

via, ici,

_ et entre autres assez rares témoignages désormais disponibles, à partir de novembre 2010 (début de cette enquête), quant au passé viennois de Leon, entre 1914 et 1939, puisque c’est sur ce passé viennois-là que vient se focaliser, à ce stade de sa recherche, la curiosité de son petit-fils, afin de mieux comprendre ce qu’a pu être en vérité le couple assez étrange qu’ont formé ses grands-parents Leon et Rita, disons entre leur mariage « célébré le 23 mai 1937 au Leopoldstempel, une belle synagogue de style mauresque, la plus grande de Vienne » (page 61)et la naissance de leur second enfant, Jean-Pierre, à Paris, le 3 janvier 1947 _

via, ici, donc,

le témoignage « viennois« ,

obtenu par Philippe Sands « dans une maison de retraite avec une belle vue sur la Méditerranée, non loin de Tel Aviv » (page 376), en 2012 _ à au moins soixante-quatorze ans de distance (entre 1938, son départ de Vienne, et 2012, ce jour de leur rencontre à Tel-Aviv) _, de la cousine Herta, âgée de 92 ans,

une des nièces de ce grand-père Leon _ puisque Herta Peleg, née Gruber, est la seconde des filles (après sa sœur Thérèse-Daisy, née en 1914, et avant sa sœur Edith, née en 1923) de Gusta Buchholz (la sœur aînée de Leon) et son mari Max Gruber ; et témoin potentiel privilégié, du fait que c’est chez Gusta et Max Gruber (qui venaient de se marier en janvier 1913), que vinrent se réfugier, l’été 1914 à Vienne, Leon et sa mère Malka, quand Lemberg fut prise et en partie dévastée par l’armée impériale russe.

Herta Peleg :  « la fille qui avait choisi de ne pas se souvenir« ,

ainsi qu’elle-même l’affirme à Philippe Sands, le fils de sa cousine Ruth, à la page 380 :

« Je veux que tu saches que ce n’est pas vrai _ comme certains le disaient, tel son propre fils Doron, Doron Peleg, que Philippe avait réussi à contacter depuis Londres _ que j’ai tout oublié,

voilà ce qu’elle dit, les yeux rivés aux miens _ précise alors Philippe.

C’est juste que j’ai décidé il y a très longtemps que c’était une époque dont je ne souhaitais pas me souvenir.

Je n’ai pas oublié. J’ai choisi de ne pas me souvenir« …

Ce témoignage-clé (aux pages 380 à 384) qui constitue un apport crucial décisif pour l’intelligence de la personnalité de son grand-père Leon, telle qu’elle avait pu se révéler et s’épanouir en sa jeunesse, à Vienne,

a été obtenu par Philippe Sands à Tel Aviv en 2012,

soit soixante-quatorze ans après le départ de Vienne (en septembre 1938, page 375) d’Herta, qui n’a plus jamais revu son oncle Leon, qui lui-même quitta Vienne peu de temps après, en janvier 1939.

Dans l’état d’esprit qui était celui de Philippe Sands au moment de ce voyage à Tel-Aviv,

Herta Gruber-Peleg,

était, pour lui, la dernière nièce vivante de Leon _ ce qui n’était pas tout à fait le cas ; car Philippe découvrira un peu plus tard, en 2016 (cf page 531, dans la Postface), l’existence, et à Tel-Aviv aussi, d’une autre nièce de Leon, et qui, dira-t-il, pleura en lisant certaines pages de Retour à Lemberg (paru en anglais en 2016, en effet) ; mais il n’en précisera pas l’identité, indiquant seulement que Doron Peleg était son neveu ; il s’agit donc, ou bien de Thérèse-Daisy, l’aînée des trois soeurs Gruber, née en 1914, ou, plus vraisemblablement, d’Edith, la benjamine, née en 1923… _,

et semblait constituer le tout dernier témoin à pouvoir lui parler de Leon au moment de sa jeunesse _ et de son mariage avec Rita, en 1937 _ à Vienne :

« D’après moi _ venait d’écrire l’auteur page 376 _, Herta était la seule personne vivante qui pouvait avoir _ et donc transmettre _ des souvenirs de Vienne, de Malke et de Leon.

Elle ne voulait pas parler _ avait prévenu son fils Doron, Doron Peleg _,

mais on pouvait peut-être rafraîchir sa mémoire _ un bon avocat devait en être capable ; surtout avec l’aide de quelques photos anciennes que Philippe apporterait et lui mettrait sous les yeux…

Elle se souvenait peut-être du mariage de Leon et de Rita au printemps de 1937, ou de la naissance de ma mère _ Ruth _ un an plus tard, ou des circonstances de son propre départ de Vienne. Elle pourrait peut-être aussi m’éclairer sur la vie de Leon à Vienne _ un élément important ; c’était là ce que se disait Philippe Sands, chez lui, à Londres, devant la perspective d’une telle rencontre à Tel-Aviv… Elle accepta de me recevoir. Qu’elle consente à parler du passé était une autre affaire » (page 376).

Mais l’avocat subtil et empathique qu’est le chaleureux et remarquablement fin Philippe Sands, va superbement y réussir.

Et cet échange, durant deux pleines journées d’échanges intenses, avec Herta, dans son appartement de la maison de retraite où désormais elle vivait, face à la Méditerranée, constitue le sommet _ en toute délicatesse et pudeur _, et la clé finale, du questionnement de Philippe à propos de son grand-père Leon _ et de sa grand-mère Rita. A moins que d’ultimes témoignages, ou de nouveaux documents, sollicités et décryptés, livrent de nouvelles découvertes. La recherche a aussi quelque chose de passionnément infini.

Ces pages-ci (de 380 à 384)

de la rencontre de deux jours, donc, de Philippe Sands avec Herta, à Tel-Aviv, et ce qu’il va en apprendre,

et qui comprennent aussi, in fine, en un paragraphe de sept lignes, page 384, la mention du « sourire entendu«  de Ruth, la mère de Philippe,

quand celle-ci, un peu plus tard, lui raconte sa rencontre avec Max, en Californie, dans les années 70..,

vont venir donner au petit-fils de Leon, le plus beau et juste portrait de son merveilleux grand-père.

Et, à ce stade presque final de ma lecture, je voudrais ici rappeler les mots de son petit-fils qui, page 39, ouvraient le portait de son grand-père Leon :

« un homme généreux et passionné,

dont le tempérament fougueux pouvait _ à l’occasion _ se manifester de manière brusque et inattendue » ;

soit un homme passionné, foncièrement ouvert, mais sachant aussi parfaitement se contenir et demeurer discret, de même que très audacieux, et même héroïque, quand il le fallait…

Après les dix ans, de 1904 à 1914, de sa prime enfance à Lemberg,

Leon avait en effet vécu à Vienne vingt-quatre années, qui avaient été celles de sa jeunesse joyeuse : de l’automne 1914, à son départ pour Paris en janvier 1939.

Et il en vivra encore cinquante-huit de plus, à Paris, jusqu’à son décès en 1997 _ et son veuvage, depuis 1986.

Nous découvrons d’abord ceci, à l’important chapitre 133, et à la page 381 :

« Ce fut le nom de Leon qui suscita le souvenir le plus vif _ de la vieille cousine Herta.

Son oncle Leon, elle l’avait _ en effet _ « adoré »,

comme un frère aîné, de seize ans seulement son aîné.

Il était toujours dans les parages _ chez elle et ses parents, à Vienne _,

une présence constante.

« Il était si gentil, je l’aimais. »

Elle s’interrompit,

surprise par ce qu’elle _ elle campée d’habitude sur un plutôt ferme quant-à soi… _ venait de dire.

Puis elle le redit,

au cas où _ qui l’aurait chagriné _  je n’aurais pas entendu.

« Je l’aimais vraiment ».

Ils avaient grandi ensemble, expliqua Herta,

ils vivaient dans le même appartement après le départ de Malke pour Lemberg en 1919 _ quand la situation s’était apaisée là-bas, à Lwow, désormais.

Il était là quand elle était née en 1920, il avait seize ans, c’était un lycéen viennois.

La mère de Herta, Gusta, le gardait en l’absence de Malke.

Leon était une présence constante _ et marquante _ dans sa vie. » (page 382). 

Puis, ceci, un peu plus bas, toujours page 382 :

« Lorsque nous feuilletions les albums de photos _ ceux d’Herta comme ceux que Philippe avait apportés _,

son visage s’adoucissait _ voilà _ chaque fois qu’elle voyait une photo de Leon

_ la douceur de Leon suscitait, et maintenant encore, de la douceur…

 Elle reconnut le visage d’un autre jeune homme qui apparaissait sur plusieurs photos

_ qu’avait apportées Philippe ; et qui dataient toutes d’à partir de 1924, l’année des vingt ans de Leon, en l’épanouissement de sa période « viennoise« , en quelque sorte.

Regarder surtout les photos des pages 59 et 383.

Son nom lui échappait.

C’est Max Kupferman, lui dis-je, le meilleur ami de Leon.

« Oui, , bien sûr », dit Herta.

« Je me souviens de lui, c’était l’ami de mon oncle, ils étaient toujours ensemble.

Quand il venait à la maison, il venait toujours avec son ami Max. »

Cette remarque m’incita à l’interroger sur les amies de Leon.


Herta secoua la tête vigoureusement,

puis sourit, d’un sourire chaleureux

_ sourire, douceur, chaleur, sont décidément des marqueurs cruciaux dans le recueil très attentif des témoignages à propos de son grand-père Leon auxquels procède Philippe Sands.

Ses yeux aussi sourirent _ et ils parlent clair.

« Tout le monde passait son temps à demander à Leon _ et c’est là la pression du groupe _ « quand vas-tu te marier ? »  Il répondait toujours qu’il voulait ne jamais se marier » _ a précisé alors Herta : « toujours, jamais« .

Je l’interrogeai _ donc _ sur d’éventuelles _ parfois _ petites amies.

Elle ne se souvenait d’aucune amie.

« Il était toujours avec son ami Max ».

C’est tout ce qu’elle a dit,

répétant ces mots

_ « Il était toujours avec son ami Max« 

Doron _ le fils d’Herta _ demanda _ alors, avec beaucoup de modération dans le conditionnel de la formulation _ si elle pensait que Leon aurait pu être gay _ un mot, bien sûr, assez récent.

« On ne savait pas ce que c’était alors » _ dans les années 20 et 30 ; surtout une petite fille née en 1920… _,

répondit Herta, d’un ton égal _ et bien sûr les intonations de la voix, de même que les regards, comptent beaucoup dans l’expression des témoignages…

Elle ne fut ni surprise, ni choquée. Elle ne confirma, ni n’infirma« .

Fin ici du chapitre 133.


 

Puis, ceci, encore, au chapitre suivant, 134 (pages 383-384) :

« De retour à Londres,

je me suis replongé dans les papiers de Leon, rassemblant _ avec méthode _ toutes les photos que je pouvais trouver. (…)

 Je mis de côté toutes celles où il y avait Max,

les rangeant par ordre chronologique du mieux que je pouvais. (…)

Entre 1924 _ l’année des 20 ans de Leon _ et 1936, sur une période de douze ans _ et en 1936, Leon avait eu 32 ans, le 10 mai… _,

Leon avait collectionné plusieurs douzaines de photos _  pas mal, par conséquent ! _ de son ami Max.

Pas une année apparemment ne s’était écoulée sans qu’une photo ne soit prise, ou plusieurs.

Les deux hommes en randonnée. Jouant au foot. Á une cérémonie. Á une fête sur la plage, accompagnés de filles, bras dessus, bras dessous. Ensemble près d’une voiture dans la campagne.

Ces _ plusieurs douzaines de _ photos prises sur une période de douze années,

entre vingt _ 1924 _ et trente-trois ans _ 1937 _ (quelques mois avant son mariage avec Rita _ qui eut lieu le 23 mai 1937, pour ce qui concerne les données biographiques de Leon… _),

témoignent d’une _ très réelle _ relation de proximité _ entre Leon et Max.

Qu’elle fût intime ou non _ voilà l’adjectif qui revient ici _,

n’apparaît _ cependant _ pas clairement _ au vu des seules photos (toutes dénuées d’impudeur) étalées sur la table.

Les revoyant à nouveau _ et plus attentivement _ aujourd’hui,

avec _ désormais, en plus _ les remarques de Herta en tête

_ procéder aux connexions judicieuses (prenant en compte aussi le hors-champ !) est, forcéement, décisif ; tout élément doit être, toujours, et le plus correctement possible, bien sûr, contextualisé ! c’est-à-dire connecté à d’autres… C’est la justesse de cette connexion qui ouvre l’intelligence (ou pas) de la signification… Par l’auteur, au premier chef, évidemment ! Mais par nous, les lecteurs, aussi (lire est lui aussi un acte d’intelligence ; et donc un engagement de soi, personnel et singulier) ; ce qui nécessite, de notre part, en emboitant le pas, en quelque sorte, à la démarche même d’écriture inventive de l’auteur écrivant, quelques relectures, à chaque fois un peu plus attentives aux détails qui avaient pu jusque là nous échapper ; et sur lesquels l’auteur avait peut-être, justement, choisi de ne pas trop lourdement insister ! faisant confiance à notre propre finesse de lecteur attentif (ou pas) aux moindres nuances et intonations (voire aux silences) de ses phrases… Hic Rhodus, hic saltus _,

je me dis que c’était là une intimité d’un genre particulier _ peut-être, mais lequel ? A nous d’y méditer…

Leon avait dit qu’il ne voulait jamais se marier _ et il n’existait certes pas alors de mariage entre personnes de même sexe ; ni de pacs.

Et encore moins de procréation médicalement assistée.

Les solutions fines à la configuration personnelle de telles relations étaient possiblement alors moins formatées que ce qui se déploie à très grande échelle aujourd’hui dans nos sociétés moutonnières, alors même que les individus se figurent être absolument singuliers et uniques : par un aveuglement (de totale cécité !) habilement construit par de très peu visibles, voire invisibles, dispositifs algorithmiques sociaux…


Max avait réussi à quitter Vienne _ quelles raisons précises l’y avaient donc incité ? _ ;

comment, quand, je ne le savais pas _ et c’est bien dommage : ni Herta Gruber-Peleg, née en 1920, et nièce de Leon ; ni Emil Landes, né en 1933, et neveu de Rita, ne l’ayant jamais su, ne pouvaient donc pas le savoir ; et même Emil Landes, bien trop jeune en 1937-38, ne pouvait évidemment pas avoir connu ni se souvenir de ce Max Kupferman… Et qui d’autre, maintenant, pouvait apporter un nouveau témoignage fiable sur tout cela ?..

Il était parti _ mais à quelle date ? dès 1937 (soit le moment où cessent les photos jusqu’alors si fréquentes de l’ami Max, au moins dans la collection qu’en conserva Leon) ? plus tard ? mais quand ? Et qu’est ce qui avait donc pu motiver son départ, à lui, de Vienne, et d’Autriche ?.. L’Anschluss (Max aussi était juif) ne se produisit que l’année suivante : au mois de mars 1938… Et pour quelles raisons Max était-il parti tout seul ?.. Qu’est- ce qui avait pu retenir si fort l’ami Leon à Vienne ? Sa profonde affection pour sa mère Malka ? Le désir de se marier et d’avoir des enfants ? Qui pourrait le dire ? _

il était parti

pour l’Amérique, New-York, puis la Californie _ Philippe Sands n’indique pas précisément ce qui lui permet de l’affirmer : une correspondance entre Max et Leon ? un témoignage particulier, tel celui de Ruth, issu de leur rencontre californienne ?.. Cela n’est pas explicité.

Il était _ cependant _ resté en contact avec Leon _ par échange de lettres ? et en permanence ? Il semblerait que oui, mais là encore Philippe Sands laisse discrètement ces éléments dans le flou. Il en reste au stade de l’allusion. Durant l’Occupation, Leon se trouvant à Paris sous la botte allemande, il avait dû leur être assez difficile de communiquer par le courrier, très surveillé ; chacun (Leon à Paris, Max en Amérique) devait disposer d’une adresse sûre et fiable de l’autre afin de réussir à le joindre, sauf à utiliser les services de la poste restante, mais dans une ville forcément préalablement connue de soi (peut-être Max a-t-il résidé toutes ces années-là, sans en bouger, à New-York…). La pratique de la poste restante était fréquente en France sous l’Occupation et le régime de Vichy. Par exemple, Hannah Arendt et ses amies allemandes du XIVéme arrondissement de Paris (dont Herta Cohn Bendit), l’utilisaient, une fois parvenues en zone libre et ayant à s’y déplacer (Lourdes, Toulouse, Montauban, Marseille), en 1940-41… _ ;

et plusieurs années plus tard, lorsque ma mère était _ ce « était à«  semble impliquer un minimum de résidence dans la durée _

à Los Angeles _ Ruth était devenue adulte, et depuis longtemps ! Ruth a épousé Allan Sands, l’ami d’enfance de son cousin Emil Landes (né en 1933, lui), en 1956 (elle avait 18 ans) ; j’essaie de me repérer… Mais Philippe Sands ne donne pas davantage de précision sur ce séjour de Ruth Sands à Los Angeles _,

elle l’avait rencontré _ Ruth, et à sa suite Philippe, sont donc tout à fait en mesure de dater correctement cette rencontre californienne de Ruth et de Max (dans les années 70, m’a dit de vive voix Philippe).

Leon avait-il indiqué à sa fille l’adresse de Max en Californie ? Ou avait-il communiqué à Max les coordonnées de Ruth lors de son passage ou séjour à Los Angeles ?.. C’est plus que probable… Mais cette précision ne nous est pas donnée ; Philippe Sands nous dit que Leon et Max gardèrent contact (mais à distance, sans se voir), l’un habitant Paris, et l’autre en Amérique : par-dessus l’Atlantique qui les séparait désormais ; et surtout il nous laisse penser que Leon a favorisé cette rencontre californienne entre son ami de toujours, Max, et sa fille, Ruth. Qu’avait donc dit Leon à sa fille (trentenaire alors) ?.. Et celle-ci en a-t-elle, depuis, confié le détail à Philippe ? C’est très vraisemblable. Mais le récit tel qu’il est publié, préfère, avec délicatesse, s’abstenir d’entrer dans ce détail du devenir de l’amitié viennoise de Leon et de Max..

Il s’était marié tardivement _ qu’est-ce à dire ? quand, plus précisément ? _,

m’avait dit ma mère _ née, elle, en 1938 ; et Max Kupferman ayant, pouvons-nous supposer, approximativement l’âge de Leon, né lui en 1904 ; cela pour tenter d’évaluer ce que pouvait être l’âge de Max (certainement plus de soixante ans) au moment de cette rencontre californienne (au cours des années 70) _,

et il n’avait pas d’enfants _ et avoir des enfants (ou pas) peut être très important pour certaines personnes.

Comment était-il ?

Chaleureux _ nous y re-voilà ! _,

aimable _ tiens, tiens ! _,

drôle _ et c’est parfaitement perceptible sur pas mal des photos de Max conservées par Leon : Max adorait plaisanter et rire ! _,

selon elle

_ et toutes ces micro-appréciations d’intonations que nous fournit ici Philippe Sands, nous apprennent, elles aussi, beaucoup.

Au passage, et à propos de l’importance de ces intonations de la voix, je veux souligner ici le vif et très émouvant plaisir qu’éprouve Philippe Sands (et c’est parfaitement perceptible sur la vidéo), à tenir, en concert, le rôle de récitant ; de récitant d’extraits de son Retour à Lemberg, accompagnés de merveilleuses illustrations musicales (Erbarme dich, de la Passion selon Saint-Matthieu de Jean-Sébastien Bach, chanté par Laurent Naouri, etc…), dans le spectacle  qu’il donne quatre fois par an de par le monde, en compagnie magnifique de proches amis : musiciens, chanteurs, comédiens… Mais la profession d’avocat en apprend déjà beaucoup sur les intonations efficaces…

Pour ma part, je me souviens d’avoir proposé à mes élèves de Terminale, l’année de ma toute première année d’enseignement de Philosophie (c’était en 1972, au lycée René Cassin, à Bayonne), en sujet de dissertation, ce fragment d’Héraclite (dit l’Obscur) : « Ces gens qui ne savent ni écouter, ni parler« … J’y suis particulièrement sensible ; et d’abord au « savoir écouter« 

Et j’ai été aussi récitant lors de concerts de La Simphonie du Marais et Hugo Reyne ; la toute première fois, ce fut pour un concert Lully, dans le grand salon de l’Hôtel-de-Ville de Lyon, le 20 novembre 1993… Plus tard, j’ai aussi appris sur le tas à parler à la radio (France-Culture, France-Musique, à Paris, à Versailles) ; puis à devenir modérateur pour des entretiens, chez Mollat, à la Cité du Vin, au Théâtre du Port-de-la-Lune, à Bordeaux. Cf mon listing d’entretiens disponibles par podcasts et vidéos. Etc.

Je suis donc très sensible à l’importance des intonations de la voix… Fin de l’incise.

Comment était-il ?

Chaleureuxaimable, drôle, selon elle.

« Et flamboyant » _ voilà !

Philippe et sa mère ont maintenant tout loisir d’entrer bien plus avant, dans leurs échanges, dans le détail de ce qu’ils ont appris de Leon, qui se trouve être aussi, par ailleurs, allais-je écrire, pour elle, le père, et pour lui, le grand-père dont ils ont connu d’autres facettes de l’identité, complexe, riche et dynamique ; de même que pour l’identité de quiconque, si l’on veut bien creuser un peu…

Et toutes ces remarques sur ce qui émanait de la personnalité de Max telle que Ruth a pu l’éprouver lors de cette tardive rencontre californienne, sont magnifiquement corroborées par la photo en gros plan du visage de Max (et celui de Leon), prise en 1929, à Vienne, dans une étroite cabine de photomaton : plus de quarante ans avant que Ruth ne découvre le visage et ne perçoive la personnalité de Max, le viennois, en Californie…

Elle avait souri _ encore et toujours ce fondamental sourire : d’intelligence et d’affection, les deux _,

d’un sourire entendu

_ Ruth savait donc. Mais n’avait rien dit, jusque là.

Philippe n’avait pas non plus demandé grand chose à sa mère, avant ce voyage à Lviv, en octobre 2010 ; et avant l’apparition de cette affectueuse curiosité ainsi déclenchée, à Lviv, envers la personnalité pas assez encore connue de lui jusque là, de ce grand-père Leon, qu’il aimait tant. Oui, ce fut bien ce voyage très émouvant d’octobre 2010 à Lviv qui fut le catalyseur de cette curiosité et de toute cette démarche d’enquête, et qui mena à cette meilleure connaissance par Philippe de son grand-père, via tout ce dossier ; et cela à côté de son enquête sur les parcours de vie et les œuvres des juristes Hersch Lauterpacht, Raphaël Lemkin et Hans Frank, et à propos de l’articulation conflictuelle entre les droits nationaux et le droit international…

Mais maintenant, Ruth a tout loisir de bien en parler à Philippe, et avec ce joli sourire d’intelligence complice entre eux deux…

Je retournai _ poursuit Philippe Sands _, à la seule lettre de Max que j’avais trouvée _ que sont devenues les suivantes ? puisque le contact entre Leon et Max s’est poursuivi jusqu’aux années 70 au moins… _ dans les papiers de Leon.

Écrite _ aux États-Unis _ en mai 1945, le 9, le jour où les Allemands avaient capitulé face à l’Union soviétique.

C’était _ visiblement _ une réponse à une lettre de Leon

_ quel pouvait être son contenu ? Leon avait-il pu déjà avoir connaissance, en avril 1945, et à Paris, de l’étendue des meurtres de Juifs en Europe centrale et orientale ? et, plus particulièrement du sort des proches de son ami Max Kupferman ?.. _,

expédiée depuis Paris _ qui avait été libéré le 25 août 1944 _ un mois plus tôt _ début avril 1945, donc : détails en effet significatifs…

Max décrivait la perte de membres de sa famille _ perte dont il venait de recevoir, d’Europe centrale, probablement, confirmation ; car il demeure assez peu probable qu’en avril 1945, Leon ait pu déjà disposer depuis Paris, de beaucoup d’informations sur les massacres d’Europe centrale ; et cela en dépit des relations nouées avec le réseau des gens de l’UGIF… Mais qui sait ? Leon était ingénieux et audacieux… _,

l’instinct de vie _ qui était le sien _,

l’optimisme retrouvé _ ce que Boris Cyrulnik a baptisé la « résilience« 

Ses mots _ de Max _ dénotaient un espoir _ mais lequel ? _ palpable _ si les signes sont bien là, sous nos yeux, c’est à nous qu’il revient d’apprendre à les interpréter ; et en fonction, bien sûr, des contextes, mouvants…

Ce que Philippe Sands s’est efforcé, bien sûr, de faire, au fur et à mesure des avancées (à rebondissements) de ses investigations…

Comme Leon _ pense alors par devers soi et comme à voix haute Philippe _,

il buvait la vie _ telle est la dominante du tempérament joyeux et optimiste (« flamboyant«  !) commun aux deux amis, Max et Leon ! _,

même si la coupe _ étant donné la situation, de part et d’autre de l’océan _ n’était qu’à moitié pleine

_ et ce qui tranche, aussi, avec l’absence endémique de rire de l’épouse de Leon, Rita…

Même si Rita et Leon donnèrent à Ruth un petit frère, Jean-Pierre, né à Paris le 3 janvier 1947.

Des choix drastiques furent donc faits, et à plusieurs reprises, et par chacun des impliqués ;

et où chacun d’entre eux se trouvait alors : à Vienne, à Paris, à New-York, en Californie ; ainsi qu’en fonction des divers lieux où il pouvait se déplacer, ou fuir, échapper à la nasse…

La dernière ligne _ de cette ultime lettre de Max conservée par Leon dans ses papiers : que devinrent les autres ? _ accrocha mon regard,

comme lorsque je l’avais lue pour la première fois,

mais c’était alors pour une raison différente,

sans connaître le contexte _ forcément crucial ! _,

avant d’avoir entendu le témoignage _ sur le vif, et irremplaçable _ d’Herta.

Max se référait-il à des souvenirs viennois _ précis _ lorsqu’il avait écrit ces mots,

lorsqu’il avait envoyé des « baisers affectueux » à Leon,

avant de terminer sa lettre par une question ?

« Dois-je répondre à tes baisers, avait écrit Max _ avec une bonne pincée d’humour noir _, 

ou sont-ils seulement pour ta femme ? » 

          

Sur cette question des droits les plus intimes _ je reprends cet adjectif in fine très important _ de la personne,

face aux pressions (et parfois _ voire souvent _ aux violences _ par exemple, en l’occurrence, homophobes _) des autres _ et le plus souvent en groupes (très vite fanatisés, qui plus est…) _,

deux autres situations _ et souffrances, chagrins _ peut-être proches, sinon exactement similaires,

ayant affecté l’intimité de deux des autres principaux protagonistes de l’enquête :

Raphaël Lemkin,

et Hans Frank,

doivent être aussi abordées quant à ce volet de l’intimité personnelle, et peut-être même singulière ;

et ses droits…

D’abord, et surtout _ par la détresse qui la nimbe d’un bout à l’autre, semble-t-il… _la situation personnelle de Raphaël Lemkin,

comme s’y intéresse, avec pudeur ainsi que prudence, Philippe Sands _ et d’après son enquête sur lui, éminemment scrupuleuse et la plus complète possible : un travail de bénédictin ; presqua analogue à celui que fit Lemkin à propos de Hans Frank ! _au chapitre 136 (de la partie X Jugement), et surtout à la page 390 ;

Lemkin, qualifié, page 390, de « célibataire endurci« , ne s’était, en effet, pas marié ;

de même qu’est souligné, page 442, le fait qu’il « mourut sans enfants« .

Il n’avait eu ni « le temps, ni les moyens de mener une vie maritale« , avait-il confié _ en 1959, soit l’année même de sa mort _ à Nancy Ackerly,

une jeune étudiante _ « de Louisville, Kentucky » _ avec laquelle, au printemps 1959, à New-York, il avait sympathisé et lié amitié _ après s’être amusé un jour qu’il se promenait dans un parc, et l’avait rencontrée par hasard, alors qu’elle « pique-niquait avec un ami indien sur la pelouse du Riverside Park, non loin de Columbia University« , à New-York, à lui claironner, par fanfaronnade, qu’il était capable, lui qui n’était plus un tout jeune homme (il allait avoir cinquante-neuf ans), de dire « je vous aime«  en vingt langues différentes ! (page 185).

Et, bientôt « devenus proches« ,  l’été qui suivitet qui allait être celui-là même de sa mort, d’une crise cardiaque, le 28 août 1959 _,

Raphaël Lemkin et Nancy Ackerly ont travaillé « ensemble sur le manuscrit _ des Mémoires de Lemkin que Lemkin intitula Totally Unofficial » (page 185) ; ce qui fait de cette jeune femme, qui fut sa confidente de prédilection en 1959, un témoin très privilégié de son parcours de vie.

Raphaël Lemkin était un homme à la personnalité singulière, un individu assez isolé socialement _ un « outsider«  ! ai-je entendu à diverses reprises le qualifier Philippe Sands… _ :

un homme « solitaire, déterminé, compliqué, émotif et volubile,

quelqu’un qui n’était pas véritablement charmant, mais qui « essayait _ et sans vrai succès _ de charmer les gens » »,

d’après l’éditorialiste Robert Silvers (page 196), qui l’avait bien connu, et en a parlé en ces termes à Philippe Sands ;

et cela, malgré une indiscutable sociabilité :

« Sociable _ il se liait plus facilement que Lauterpacht _, il vivait en homme du monde » (page 389) ;

mais c’est seul, tristement seul, qu’une fois rentré chez lui, il se retrouvait

et s’éprouvait, douloureusement :

sans personne auprès de qui vraiment s’épancher, se confier ;

contre qui se serrer, se blottir,

à qui s’abandonner ;

et étreindre…

 

Sa mère Bella l’en avait pourtant prévenu, averti, mis en garde, notamment la dernière fois qu’il était passé revoir ses parents, chez eux, à Wolkowysk, en Pologne, à la fin octobre 1939 :

« Bella insista, rappela à son fils que le mariage était un moyen de se protéger,

qu’un homme « solitaire et sans amour » aurait besoin d’une femme, une fois « privé » du soutien de sa mère.

Lemkin ne l’encouragea pas à poursuivre«  _ un tel discours.

Raphaël « répondit aux efforts de Bella avec affection, prit dans ses mains la tête de sa mère, caressa ses cheveux, baissa ses yeux, mais ne fit aucune promesse.

« Tu as raison », c’est tout ce qu’il put lui offrir, espérant que sa vie de nomade lui sourirait davantage à l’avenir« , page 210.

Le texte de ces Mémoires de Lemkin ne trouvant pas d’éditeur à ce moment (1959-1960)

probablement du fait du décès de Lemkin, le 28 août 1959 ; et plus encore de l’absence d’un vrai réseau d’amis fidèles, ou de disciples, auprès de lui, et ayant souci du soin de son œuvre ainsi que de sa mémoire au regard de la postérité.

Raphaël Lemkin n’avait pas non plus d’héritier dont il serait demeuré proche :

le fils de son frère Elias, son neveu Saul Lemkin, né en 1927 (la famille d’Elias avait réussi à survivre aux Nazis comme aux Soviétiques, et à rejoindre l’Amérique après la guerre), vivait lui-même, « à quatre-vingt ans passés« , assez isolé à Montréal, dans des conditions plus que modestes, quand Philippe Sands le rencontra pour recueillir son témoignage sur son oncle Raphaël ; mais les liens familiaux entre Raphaël Lemkin et son neveu Saul, étaient très distendus (pages 210-211).

Et la jeune étudiante qu’était Nancy Ackerly, en 1959, ne disposait, quant à elle, d’aucune autorité, ne serait-ce qu’universitaire, pour assumer et assurer ce rôle de conseil auprès d’un éditeur _,

le texte, donc, de Totally Unofficial

« finit _ un peu perdu, et en tout cas non édité (et donc demeuré invisible)… _ (…)

dans les entrailles de la New-York Public Library« 

_ de laquelle Bibliothèque, ce n’est que bien « des années plus tard » que « un jeune universitaire américain mentionna le manuscrit, et m’en fit _ ensuite _  parvenir une photocopie« , raconte Philippe Sands (page 186) ; ayant pris connaissance de l’existence de ce document, très précieux pour sa propre recherche concernant Lemkin (sa vie personnelle solitaire, sa vie professionnelle un peu compliquée et conflictuelle, ainsi que son rapport passionnel à son œuvre de juriste), Philippe Sands obtint donc de s’en procurer une photocopie, qui, bien sûr, le passionna et dont il tira énormément d’éléments pour son travail de reconstitution du parcours de vie et de la genèse à méandres de l’œuvre de juriste de Raphaël Lemkin. Et un tel travail de précision de reconstitution dans les moindres détails, tant d’une vie que d’une œuvre, est, bien sûr, la seule méthode qui vaille.

Plus loin,

aux pages 209-210,

continuant de se pencher sur les méandres peu heureux _ et c’est un euphémisme _ de la vie de Lemkin, Philippe Sands note bien que « l’une des caractéristiques frappantes de la biographie de Lemkin est en effet l’absence de référence _ qu’elle ait été exprimée, cette « absence de référence à toute relation intime« , par lui-même, ou bien reconnue et établie par d’autres _ à toute relation intime _ sic : cela va donc assez loin. Lemkin ferait-il donc partie de ceux qu’on qualifierait aujourd’hui d’« asexuels«  ? Probablement que non.

De tous les documents que j’ai dépouillés _ poursuit Philippe Sands _aucun ne mentionne _ en effet _ une femme, bien que certaines aient apparemment manifesté _ publiquement _ un intérêt pour lui.« 

Et c’est ce qui transparaît aussi, plus loin, page 390, de ce document privé exceptionnel et particulièrement expressif qu’est la petite œuvre poétique _ totalement inédite _ de Raphaël Lemkin, « trente poèmes qu’il avait écrits et qu’il avait voulu partager avec _ sa jeune amie et collaboratrice de 1959 _ Nancy » Ackerly ; et que celle-ci, bien des années après la disparition de Lemkin, adressa, par la poste, à Philippe Sands :

« La plupart _ de ces poèmes, résume Philippe Sands _ portait sur les événements _ de diverses sortes, probablement _ qui avaient façonnés sa vie et était (sic) heureusement _ pour sa faible qualité poétique ? pour ce qu’elle révélait (un peu trop ?) de la vie de son auteur ?.. _ restée dans l’ombre,

 mais certains poèmes parlaient d’affaires de cœur _ nous y voilà.


Visiblement, aucun n’était destiné à une femme en particulier _ qu’il aurait aimée ou courtisée un peu durablement _,

mais deux d’entre eux s’adressaient apparemment _ au vu de la syntaxe _ à des hommes.

Pris dans « l’effroi de l’amour »

_ est-ce là le titre du poème ? ou bien une expression significative du poème dont est cité l’extrait qui suit ? _,

il écrivait :

M’aimera-t-il davantage

Si je ferme la porte à clef

Lorsqu’il frappera cette nuit ?

Un autre, sans titre, s’ouvrait sur ces vers _ mais la suite (plus impudique ?) ne nous est pas ici donnée _ :

Monsieur, ne vous débattez pas

Laissez-moi baiser

Votre poitrine avec amour.

Philippe Sands concluant, page 391, ce passage à propos des confessions poétiques _ inédites _ de Raphaël Lemkin _ qui comporte probablement d’autres richesses biographiquespar ces mots :

« On ne sait à quoi _ à quel hors-champ bien réel (inconnu jusqu’ici) de son existence _ ces vers faisaient référence.

Il semble cependant que Lemkin avait vécu une vie _ entière _ de solitaire,

et qu’il avait peu de personnes avec qui partager sa frustration

…sur l’évolution du procès » _ de Nuremberg,

eu égard aux difficultés qu’il avait en effet éprouvées à obtenir la place officielle de premier plan, et au procès de Nuremberg même, qu’il désirait en ce décisif procès, au service de la reconnaissance universelle de son concept de « génocide« 

Et dans l’Épilogue de Retour à Lemberg, à la page 442,

nous retrouvons cette notation de Philippe Sands : « Lemkin mourut sans enfants ».

D’autre part,

Philippe Sands remarque, page 231, dans la Préface que Lemkin rédigea pour son livre capital Axis rule in Occupied Europeque de tous les groupes de personnes dont Raphaël Lemkin s’attachait à vouloir défendre _ sur le terrain du droit international _ les droits  _ en particulier les « Juifs, Polonais, Slovènes (?), et Russes » ; semble exister ici une maladresse de traduction… _,

« d’un groupe au moins, il ne faisait aucune mention :

les homosexuels« .

Qui étaient pourtant passibles, le fait est bien connu, d’abord du port de l’étoile rose, et qui furent très effectivement persécutés en tant que groupe identifiable _ ainsi marqué et fiché _ et stigmatisé…

Que déduire de pareille omission en ces écrits de Lemkin ?

Probablement une gêne toute personnelle de la part de Lemkin en sa vie d’homme sexué ;

et dont, à ce point d’être incapable de pouvoir l’aborder en son texte de droit _ pouvait-il y en avoir de vraies raisons théoriques ? _il souffrait et avait honte…

Raphaël Lemkin serait peut-être ainsi un gay

_ mais le mot n’est pas cette fois prononcé pour lui, faute de discours de quiconque sur lui sur ce chapitre : pas de Niklas, comme pour Hans Frank ; pas de Doron, comme pour Leon Buchholz ;

dans le cas de Raphaël Lemkin, son neveu, Saul Lemkin, qui vivait (pauvrement) à Montréal, ne sait rien de la vie personnelle et intime de son oncle, et ne porte pas le moindre jugement sur elle… _

qui n’aurait pas vraiment assumé ses penchants… ;

ou leur éventuelle publicité…

Et cela, que ce soit du temps de sa vie en Pologne _ quand ses parents, Bella et Joseph, n’avaient pas encore été exécutés par les Nazis ; ce fut à Treblinka (page 422) _, ou ensuite aux États-Unis…

Mais les pratiques homosexuelles, à cette époque _ avant 1960 _, et notamment à New-York,

constituaient-elles, ou pas, un comportement de groupe ?..

S’agissait-il là _ comme le néologisme qu’est le vocable de « gay«  _, ou pas,

d’un phénomène sociologique, et d’époque ?..

Etait-ce l’assignation de sa propre singularité à un groupe, qui lui répugnait ?

Ou plutôt, la constitution en quelque sorte officielle et au sein de la théorie juridique d’un tel groupe d’Homosexuels ?..

Le point serait intéressant à creuser…

Ce qui concerne, maintenant, le cas de Hans Frank

sur cette part relativement tue de sa propre intimité,

et cela malgré (ou à cause de) ses liaisons bien connues, voire ses affichages avec diverses maîtresses,

se trouve au chapitre 109 (de la partie VI, Hans Frank), et à la page 315 ;

et il est abordé par Philippe Sands à partir des analyses _ d’une sévérité impitoyable ! _ du dernier fils (né en 1939) de Hans Frank,

Niklas Frank,

en partie à partir de confessions, dans le Journal de l’épouse de Hans _ et mère de Niklas _, Brigitte Frank,

à propos de l’intimité _ en effet plutôt bizarre _ de leur couple :

« Niklas avait compris que

sa mère _ d’un côté _ exerçait une forte emprise _ psychique _ sur Frank,

malgré son attitude cruelle _ à lui, d’un autre côté _ envers elle

_ en une relation de couple sado-masochiste, et doublement perverse en quelque sorte.

« Sa cruauté _ envers Brigitte son épouse, « de cinq ans son aînée«  _ devait servir à cacher son homosexualité », me dit Niklas.

Comment le savait-il ?

Grâce aux lettres de son père

et au Journal de sa mère.

« Chaque fois, de nouveau _ c’était donc endémique… _,

il semble que mon Hans lutte désespérément _ et en vain ! _, encore et encore »confiait Brigitte à son Journal, « pour se libérer de son attitude juvénile _ qu’est-ce-à-dire ? qui datait de sa jeunesse ? qui concernait son attirance envers des jeunes gens ?.. _ pour les hommes »en référence au temps qu’il avait passé en Italie _ la référence demeure obscure, faute de disposer d’informations sur la jeunesse ou/et les voyages de Frank en Italie…

C’était pourtant le même Frank _ mais y a-t-il vraiment là incohérence ? _ qui avait favorablement accueilli le paragraphe 175a du code pénal du Reich étendant la prohibition de l’homosexualité_ adopté le 28 juin 1935 (in la note 103 de la page 481 ; avec cette précision : « Frank avait prévenu que « l’épidémie de l’homosexualité » menaçait le Reich« …) ; mais seulement si celle-ci tournait à l’exclusivité…

Et les Nazis (race de seigneurs !) n’avaient pas la moindre complaisance pour ce qui ressortait de l’universel, ou même du général.

Un tel comportement, avait déclaré Frank, est « l’expression d’une disposition contraire à la norme de la communauté nationale » _ une norme, c’est-à-dire un simple habitus majoritaire : de fait, et non de droit ; mais que peut donc signifier le droit pour un Nazi ? sinon le simple fait brut de la force, et de son pur arbitraire… ; cf ici les analyses de Carl Schmitt ; ou, déjà, en amont, le discours que prète à son personnage de Calliclès, dans Gorgias, Platon… _ qui doit être puni sans merci « si l’on ne veut pas que la race périsse » _ seulement par pragmatisme bien compris.

« Je crois qu’il était gay », dit Niklas » (page 315), en conclusion de ce raisonnement.

Et voici donc l’autre occurrence de ce mot « gay » (page 313, donc),

avec la question de Doron Peleg, à Tel-Aviv, à propos de Leon Buchholz (page 383)

dans Retour à Lemberg.

Ce qui nous ramène

à réfléchir à ce qui constitue, et en lui donnant forme,

dans le temps d’une vie humaine, tant au sein de la personnalité de l’individu, que dans l’évolution de ses rapports aux autres,

et dans l’affiliation _ tant recherchée par soi qu’assignée par d’autres (ou les autres) _ à divers groupes, sociaux, raciaux, ou autres,

l’identité :

l’identité, toujours complexe et dynamique, est toujours potentiellement ouverte,

et comporte toujours au moins une part de plasticité…

Et nous retrouvons ici la distinction et les approches concurrentes que faisaient dans leurs démarches de conceptualisation théorique du droit (et des droits)

Hersch Lauterpacht et Raphaël Lemkin ;

et que continue d’interroger, aussi, Philippe Sands…

Dont voici le podcast (de 56′ 38″) de la présentation de son livre,

mercredi 28 mars, à la Station Ausone,

tel qu’il vient d’être d’être mis en ligne par le site de la librairie Mollat…

Ainsi que la vidéo.

Ce lundi 2 avril 2018, Titus Curiosus – Francis Lippa

L’admirable leçon d’anatomie d’humanité de Nuri Bilge Ceylan : le sublime « Il était une fois en Anatolie »

18mar

C’est avec une considérable admiration _ et une constante jubilation pour son approche et son rendu si délicats et fouillés dans la précision à l’image de l’énigme des âmes et corps humains ! dans les variations infinitésimales de leur silence et visage : les lumières, et pas seulement nocturnes, y sont stupéfiantes de vérité en ce qu’elles dégagent délicatement de l’ombre, magiques… _ que je viens de regarder-suivre-contempler à trois reprises successives le DVD qui vient de paraître ce mois de mars 2012 de Il était une fois en Anatolie, un film sublime parfaitement calmement déployé en deux heures et demi magiquement souplement autant qu’intensément rythmées, sans jamais la moindre pointe d’hystérie _ un très fin humour discret y jouant en permanence aussi (à la Voltaire, à la Sciacca) très finement son rôle _ : un _ nouveau _ chef d’œuvre d’humanité (chaleureusement brûlante !) du cinéaste turc, auteur déjà de l’époustouflant Uzak, Nuri Bilge Ceylan…

Au-delà d’une enquête criminelle _ la recherche un peu difficultueuse la nuit, sublimement percée seulement des phares de trois voitures, d’un cadavre (qui aurait été enterré, loin de tout…) parmi les steppes un peu répétitives d’Anatolie : autour de fontaines avec un arbre « en boule«  ! alors que le principal suspect se souvient mal, tant il était « alcoolisé » alors… _ menée par un commissaire de police _ finissant par s’énerver quelque peu _ et son équipe, sous la (haute) direction d’un procureur mesuré, lui _ mais sur lequel se découvrira que pèse un secret enfoui sous un (terrible) déni à soi-même : celui de la prise de conscience et assomption, enfin, de la vraie cause de la mort de son épouse juste après avoir accouché de leur bébé, une fille, et en avoir, bien au préalable, annoncé, enceinte, cinq mois plus tôt, la date… _,

c’est le point de vue du médecin chargé de procéder (bientôt, dès que le corps enterré que l’on recherche aura été retrouvé !) à l’examen de l’autopsie du cadavre de la victime qui, peu à peu, se dégage et vient surplomber magistralement (et relativiser) tous les autres points de vue, même si demeureront encore pas mal de pans d’énigme _ en particulier sur le crime initial lui-même : ses modalités, sinon ses raisons, autour de la paternité d’un enfant et de la relation entre celui et celle qui l’ont engendré ! tout cela restant tu (en paroles), et se limitant, pour eux (comme pour nous, face à l’écran, qui y assistons), à l’échange de regards terribles sans fond… _, au final de ce que nous donne à assister et contempler _ deux heures et demi de regards concentrés sur l’écran _ cet immense film !..

Le comédien interprétant le Docteur Cemal, cet assez jeune médecin _ trentenaire _, Muhammet Usuner, est particulièrement remarquable _ et c’est un euphémisme _ dans l’intensité parfaitement sobre _ jusque de face et en gros-plan et au ralenti de la pensée qui réfléchit et s’interroge, d’une inquiétude calme… _ de son jeu : celui de qui sait le mieux regarder et déduire _ mieux qu’en « sceptique« , comme le qualifie un peu improprement le procureur, dont le métier est, pour lui aussi, d’« enquêter«  à la recherche (sereine) de la vérité et la justice… cf ici mon précédent article sur le livre de Florent Brayard Auschwitz, enquête sur un complot naziLe travail au scalpel de Florent Brayard sur les modalités du mensonge nazi à propos du meurtre systématique des Juifs de l’Ouest : le passionnant « Auschwitz, enquête sur un complot nazi » _ ; mais aussi celui de qui sait le mieux faire preuve de vraie humanité à l’égard de toutes les victimes _ à commencer par celles qui vont vivre…

Le final, avec vue sur une cour de récréation d’école et des enfants jouant, en contrepoint de l’autopsie en train de réglementairement s’accomplir _ en contrepoint supplémentaire, on pourra lire l’expressionniste, lui, sublime (oui !) poème de Gottfried Benn, Morgue _, est admirable…

Et lui aussi, le médecin, a son passif d’amour malheureux : en demeurent quelques photos de l’épouse dont il a divorcé _ sans avoir eu (ni voulu) d’enfant, dira-t-il au procureur : sa vision est la plus prospective… _ qu’il compulse _ un bref moment _ de retour dans le silence de son bureau à l’hôpital…

Il est vrai que le principal scénariste _ avec Nuri Bilge Ceylan lui-même ainsi que son épouse Ebru Ceylan _, Ercan Kesal, est lui-même _ peut-on apprendre en fouillant dans le riche dossier disponible des articles à propos de ce film sobre si intense et magistralement riche _ médecin de formation ; et qu’une des sources de cette intrigue, à moins que ce ne soit un de ses motifs centraux (!), se trouve être, ainsi qu’on peut le lire parmi le générique de fin qui défile, l’œuvre de Tchékhov, celui-ci-même médecin de formation, lui aussi.

D’où la double admirable  « leçon« , tchékhovienne si l’on veut, et d’anatomie _ et pas seulement les vingt minutes de la magistrale (et sobre) séquence d’autopsie du corps, à la fin, à l’hôpital de la ville _ et d’humanité !

D’autant que, au cœur de tout cela, est la difficulté, au plus intime du plus intime, pour un homme _ et tout homme _, d’aimer comme il le faudrait une femme _ toute femme.

C’est admirable : je n’en sors pas…

Et sur ce dernier aspect, la caméra de Nuri Bilge Ceylan suit,

à la turque

_ en un nouvel aller-retour, comme dans le déjà si puissant Uzak, en 2002, entre le destin européen d’Istanbul et les origines ottomanes (un peu plus sauvages ? au moins pour la doxa…) de l’Anatolie : d’où la parole anticipatrice d’un des policiers au médecin venu d’Istanbul, lors des péripéties de la traque, de fontaine en fontaine, avec arbre « en boule« , du cadavre enterré : plus tard, de retour chez vous, vous vous direz : « Il était une fois en Anatolie«  _,

la caméra de Nuri Bilge Ceylan suit, à la turque, donc,

et en cette région d’Anatolie,

la voie admirablement tracée _ tout aussi sobrement et tout aussi loin de la moindre propension au moindre bavardage intempestif et une quelconque hystérie _ de Michelangelo Antonioni _ l’aristocratique Ferrare des Este portant aussi une empreinte calviniste ! celle de la duchesse Renée de France (1510-1575), présente à Ferrare de 1528 à 1560 ; celle-ci y reçut Calvin en 1536… _,

de L’Avventura, L’Eclisse et La Notte

à Idenficazione di una donna et Al di là delle nuvole : toutes œuvres sublimissimes, elles aussi…

Merci l’artiste !

vrai et profond

qu’est Nuri Bilge Ceylan…

En conséquence de quoi : ne pas laisser passer, mais se laisser aller à se délecter de

cette sublime

intense et si délicate à la fois

leçon _ vierge du moindre didactisme (et lourdeur) : tout y est d’une infinie délicatesse de touche, légère, vraie, profonde (et sans la moindre ombre de quelque componction que ce soit…) : à la Antonioni, donc, si l’on veut : ici sont préférés (et ne sont retenus que) les visages et les regards, sans nul discours de paroles plombant… _ d’humanité et d’anatomie

qui nous vient de la partie asiatique (anatolienne et steppique) de la Turquie

qui pourrait un peu trop se lasser, elle, la Turquie, de continuer à frapper sans signe d’accueil un peu plus  bienveillant à la porte de notre bien malheureuse _ et combien moins délicate ! ces derniers temps-ci… _ Europe

via ce magistral

et sublime d’humanité

film qu’est Il était une fois en Anatolie

en sa fondamentale noblesse…

Titus Curiosus, ce 18 mars 2012

De la « non-inhumanité » d’un cinéaste d’exception : James Gray (dans « The Yards »)

06juin

A la double occasion d’un (nouveau : le troisième, en l’occurrence : le premier, ce fut « en salle », à la sortie en France du film ; et le second, lors de sa parution en DVD) visionnage de « The Yards » (le film est sorti en 1999), lors d’un passage mercredi soir) à la télévision,

et de la sortie, cette fin mai, du DVD de « Two Lovers« , le dernier film de James Gray _ cf mon article (admiratif !) du 21 novembre 2008 : « “Two Lovers” _ ou de l’”humanité” vraie du “care” dans le regard cinématographique de James Gray » _,

je suis demeuré, cette fois encore, béat d’admiration face à la très profonde « non-inhumanité« 

_ selon l’indispensable concept stieglérien (passim ; dont, par exemple, le très important « Prendre soin _ 1 de la jeunesse et des génération« ) _

de cet auteur cinéaste, James Gray ;

face à la beauté (et vérité) de cet immense film, « The Yards« , donc ;

ainsi qu’à ce que James Gray obtient de ses acteurs-interprètes :

en commençant par le visage de Mark Wahlberg, par les yeux (et le regard : les deux !) ultra-sensibles duquel, via le personnage (de Leo Handler) qu’il incarne, se déroule, pour les spectateurs fascinés du film que nous sommes, à en suivre, scène après scène, le défilement sur l’écran, l’intrigue de ce polar new-yorkais (dans le quartier de Queens, cette fois (pour « Little Odessa« , c’était dans le quartier juif russe du Bronx) ;

et en continuant par les yeux (et le regard : désolé) chargés de noir de Charlize Theron (transformée pour l’occasion en la brune Érica Stoltz) ;

mais encore à travers l’incarnation « habitée » de tous les autres acteurs :

d’abord, pivot (pour beaucoup, mais quasi à son corps défendant…) du Fatum, l’ange sombre (Willie Guttierez) que figure le d’autant plus dangereusement lisse Joaquin Phoenix (qui revient, avec Marc Wahlberg, dans « La Nuit nous appartient » ; puis sans lui, dans « Two Lovers » : en DVD cette semaine) ;

relayés du côté de ceux qui ont « sombré » par les impeccables figures que donnent à leurs personnages (de « parrain« , Frank Olchin, et de son épouse, Kitty Olchin : soient la mère d’Érica ; et son beau-père) les (toujours !) impeccables James Caan et Faye Dunaway (le premier, fragile dans les incertitudes de ses plus noires décisions; la seconde, le regard protégé par d’immensément larges verres de lunettes translucides ou teintées) ;

et du côté de ceux qui ont tant bien que mal « tenu« , mais terriblement « amochés« ,

la bouleversante, dans sa sobriété, Ellen Burnstyn, dans le personnage de Val Handler, la mère veuve et en bien mauvaise santé (au cœur près de céder…) de Léo…

C’est à un film de « regards » immergés en pleine action (violente), que nous sommes invités à assister,

en ce « réel » de concurrence exacerbée des compagnies d’entretien du métro new-yorkais,

du fait surtout de la place qu’y prennent des plans relativement rapprochés…

A part ces moments de « regards » éperdus, « pris«  (au plus près de leurs silences par la caméra formidablement attentive de James Gray, dans sa sobriété), à la toile dans laquelle se « prennent« , sans pouvoir s’en « dépêtrer« , les mouvements inchoatifs et malheureux de ses trop malhabiles protagonistes),

je noterai deux remarquables scènes-« ballet«  (si j’ose les qualifier ainsi) de « bagarres«  (mais sans le moindre formalisme, ni maniérisme de la part de la caméra ; ni a fortiori hyper-baroquisme…), mettant « aux prises« , en deux extraordinaires et imprévues accélérations des gestes, les personnages qu’incarnent,

d’une part (les deux fois) Joaquin Phoenix,

et d’autre part, dans la plus longue et en extérieur _ dans la rue _, Mark Wahlberg ;

et, dans la plus brève et en intérieur (avec escalier et étages), Charlize Theron :

le corps de cette dernière (Érica) en restera définitivement « figé« 

en une improbable figure de « poupée » désarticulée et arrêtée en une posture anguleuse, immobilisée et cassée (mi à la Hans Bellmer, mi à la Egon Schiele, peut-être…) ;

tandis que les deux autres, félins (Willie et Leo), continueront, dans la rue, à courir _ même si moins vite..

On pourra lire ici un très beau commentaire de ce film, par Alexandre Tylski

(ainsi qu’un autre, « à contresens« , lui, de ma perception : pour mieux se rendre compte de la pertinence… ; par Serge Kagansky) :

Mais d’abord, cette remarquable interview-ci de James Gray, par Olivier Nicklaus,

sur lesinrocks.com le 9 mai 2000 :

« The Yards de James Gray » :

On attendait avec impatience le deuxième film de James Gray, qui avait fait forte impression il y a cinq ans avec « Little Odessa« . « The Yards« , avec toujours New York en arrière-plan, revisite le « thème » de l’individu face à l’injustice et à la perversité.

Pourquoi une aussi longue absence ?

James Gray : ­ C’est très simple. J’ai du mal à monter les films auxquels je tiens, qui représentent un risque pour les producteurs. L’industrie du cinéma est très dure. En outre, je ne suis pas le genre de personne à avoir des tas d’idées et qui, si un projet patine, peut s’atteler à un autre. Depuis « Little Odessa« , je n’avais que « The Yards » en tête. Ce film me tenait trop à cœur pour que je l’abandonne comme ça. Je suis un réel obsédé ; et je ne suis pas prêt à faire de compromis ! Du coup _ cette « vertu » se paie ; et à un prix fort ! _, j’ai mis trois ans à le monter.

Trois ans pour convaincre les studios ?

C’est plus compliqué que ça. « Little Odessa » a obtenu un succès critique suffisant pour que les studios s’intéressent à moi. Le problème, c’est qu’ils vous veulent pour réaliser un scénario à eux. J’en ai lu quelques-uns : ils me tombaient des mains ! C’est absurde quand on y pense. Ils vous remarquent pour votre singularité _ voilà ! _, mais si vous leur proposez un projet personnel, ils _ les « instrumentaliseurs » du marketing… _ n’en veulent pas ! Là est la vraie explication des cinq ans entre « Little Odessa » et « The Yards« . Je trouvais qu’il y avait suffisamment de réalisateurs remarqués pour leur premier film, mais dont le deuxième était une merde estampillée « studio« . Alors même si j’en ai bavé pendant toutes ces années laborieuses, aujourd’hui, je ne le regrette pas. Au final, j’ai tourné le film que j’avais écrit.

« The Yards » est un projet cher ?

Mes difficultés n’ont jamais été tellement liées à l’argent, mais plutôt au casting. Les acteurs, surtout les stars, viennent vous voir en vous disant « J’ai adoré « Little Odessa« , je veux absolument être dans votre prochain film. » Et quand vous parlez réellement d’un projet avec eux, vous vous rendez compte qu’ils ne cherchent qu’une vitrine _ toujours l‘ »instrumentalisation«  et le marketing ; au rebours de la singularité de l’œuvrer « vrai«  (= authentique) !.. Moi, j’essaie de faire des films, pas des vitrines pour Untel ou Unetelle. Sur mes films, j’ai même l’ambition de réunir une équipe et que chacun ait le sentiment d’apporter sa pierre à un projet commun _ ce qu’est l’œuvrer de cinéma…

A l’arrivée, vous avez pourtant une distribution particulièrement excitante _ et encore mieux que ça ! _ : Marc Wahlberg, Joaquin Phoenix, Charlize Theron, James Caan, Ellen Burstyn, Faye Dunaway…

C’est vrai, ce sont des acteurs merveilleux _ oui !!! _, et contrairement à l’image que l’on pourrait avoir d’eux, aucun de ces six-là n’a justement _ ouf ! _ ce complexe de la vitrine. Wahlberg et Theron _ les deux regards-pivots du film… _ ont fait eux-mêmes la démarche de m’appeler pour participer au projet. Et Caan ou Dunaway savaient qu’ils n’auraient que des rôles secondaires, mais ils se sont mis d’emblée au service du film _ voilà la démarche d’un « véritable » artiste !

Quel est le point de départ du projet ?

C’est très autobiographique _ ce point est, lui aussi, important. J’ai voulu faire un film sur un groupe de personnes qui essaient _ dans la difficulté du « réel«  _ de se construire en tant que famille _ voilà… Mon père a travaillé dans le business du métro à New-York. J’ai donc beaucoup observé _ oui : avec attention et curiosité authentique… _ ce monde quand j’étais jeune, en particulier la corruption _ oui ! _ qui y règne. C’est ma version de « Sur les quais » de Kazan, en remplaçant les quais par les rames de métro. D’ailleurs, le titre du film, « The Yards« , évoque les voies de garage du métro new-yorkais.

Il y a déjà un cliché au sujet de votre cinéma : cette fameuse « noirceur« .

(Rires)… Oui, c’est vrai. Mais le monde est comme ça, je n’invente rien. « The Yards » est un drame social _ réaliste et tragique, tout à la fois _ inspiré de ma propre expérience, des gens que j’ai croisés, avec une pincée de Visconti en plus.

Visconti ou Kazan ? Ils n’ont pas vraiment le même regard sur le monde.

Oui, c’est vrai. Alors je choisis Visconti. Le Visconti de « Rocco et ses frères« . Au fond, la morale de Kazan est trop binaire, ne rend pas assez compte _ un verbe important _ des complexités du monde. Visconti n’est d’ailleurs pas ma seule influence européenne. Il faudrait aussi citer les autres Italiens : Rossellini, De Sica ; et puis les Français de la « Nouvelle Vague« .

Et les Américains ? Vous avez tourné à New York, une ville qu’ont déjà quadrillée des grands metteurs en scène comme Martin Scorsese ou Woody Allen. Comment avoir _ mais Gray ne le recherche pas : il l’a… _ un regard singulier sur cette ville ?

J’ai un ego monumental sur bien des sujets, mais, bizarrement, pas sur celui-là.

Je ne filme pas le Queens, je ne filme pas du tout à la même échelle que Scorsese. Lui, ce serait le grand angle, et moi, le plan rapproché _ voilà ! Si vous tenez à faire un film sur un sujet qui vous tient à cœur, votre singularité suivra _ tout simplement ; quand d’autres ne l’« empêchent«  pas : c’est aussi le « sujet«  même du film…

Voici, ensuite, la critique « The Yards de James Gray » avec laquelle je me sens en désaccord, par Serge Kagansky, le 30 novembre 1999, dans le numéro 253 des Inrockuptibles :

« The Yards » de James Gray séduit par sa tonalité crépusculaire et ses dialogues chuchotés.

Si « The Yards » déçoit un tantinet _ voilà… _, c’est surtout relativement à l’attente _ toujours relative, en fonction de notre « perspective » et de nos références particulières, forcément : après, il s’agit de « se hisser«  à la hauteur de l’œuvre ; si œuvre il y a (bien…) ; et pas seulement « produit« … : c’est cela que doit être l’objectif du « spectateur«  lambda, comme celui du « critique«  ayant pignon sur rue, lui… _ placée sur le nom _ devenant « marque« , « logo«  _ de James Gray, attente à la fois temporelle (cinq ans qu’on attendait ce deuxième film) et qualitative (« Little Odessa » avait laissé une empreinte durable). « The Yards » est d’ailleurs une sorte de remake de « Little Odessa« , et en même temps son contraire. Il en reprend les thèmes et les motifs : le retour du fils prodigue, le quartier et la famille, l’importance des mères vertueuses _ pas toutes _ et les figures de pères _ surtout ceux de « substitution«  (Frank Olchin), par rapport à ceux qui ont disparu (Stoltz, le père d’Érica; Handler, le père de Leo)… _ corrupteurs, la proximité de la tragédie antique et la construction sobrement opératique. Mais là où « Little Odessa » était diurne, blanc et neigeux, « The Yards » sera nocturne, noir et ocre.

Au passif du film, on notera qu’il ne renouvelle _ ah ! voilà donc le péché originel, pour la clique des « hyper-modernistes«  _ absolument pas le « genre » du film noir, que ce soit sur le plan thématique, narratif ou formel. Plastiquement, « The Yards » peut être identifié comme néoclassique _ autre pseudo tare… _, avec sa facture propre et lisse _ c’est donc un défaut : et les regards, sont-ils lisses ?.. _, et la présence trop forte du « production designer« , la plaie récurrente de la NQA (nouvelle qualité américaine). Malgré tout, « The Yards » est loin d’être un objet insignifiant _ ouf ! pas tout à fait rien qu’un « produit« _ à balayer d’un revers de regard.

A la colonne crédit _ c’est une comptabilité que cet article… _, on mettra d’abord le casting _ éblouissant, en effet ! En sus d’un Wahlberg idoine _ oui ! _ et d’un Joaquin Phoenix très Elvis 1956, on remarque la présence de chères vieilles branches (James Caan, Faye Dunaway, Ellen Burstyn) qui habitent puissamment _ en effet ! _ le film et indiquent d’où vient le désir de cinéma _ oui… _ de Gray : du cinéma américain des seventies : ­ il y a pire comme référent. Mais c’est dans les détails que le film creuse sa différence _ ou sa singularité ? non recherchée, elle… _, par exemple le son : bruits étouffés de la ville, dialogues le plus souvent murmurés, plages de silence _ c’est parfaitement ressenti et observé… « The Yards » est un film en sourdine _ oui ! _ que l’on écoute au moins autant qu’on le regarde _ en effet ! Et quand on le regarde, on garde en tête la dominante crépusculaire, mordorée de la photo, ou encore la progression déflationniste de l’histoire sur un tempo de marche funèbre. Le film échappe ainsi à l’académisme qui le menace constamment _ menace en consonance avec toutes celles de ce « réel«  dont il traite ; et auquel il ose se confronter, non sans blessures…


« The Yards » n’est certes pas terrassant d’originalité _ il le faudrait ? éperdument ??? « inrockuptiblement«  ?.. _ et si James Gray n’est pas Scorsese ou Ferrara _ ah ! bon ! serait-ce un « défaut » ? _, il rejoue certaines gammes connues _ quel dommage, entend-on penser tout fort l’auteur _ du cinéma américain avec suffisamment d’élégance _ certes : admirable ! _ et de doigté _ artisanale, technicienne ? _ pour qu’on tende _ tout de même un peu… _ l’oreille.

Serge Kagansky

Et voici, maintenant, l’analyse (non chichiteuse) que je préfère :

celle d’Alexandre Tylski dans le magazine « Cadrages » :

« L’Entrepot du mouvement« …

L’entrepôt du mouvement

Le film s’amorce dans une obscurité toute tombale. La toile est noire. Puis, par petites touches, quelques points blancs de lumière traversent fugitivement l’écran de part en part, comme le passage dans l’espace à la vitesse de la lumière dans un film de « science-fiction« . Mais rapidement, nous voilà bien ancrés sur terre _ certes ; et aussi dessous ! _, dans la vie concrète contemporaine, au sortir d’un tunnel de métro, dont les rails, et les murs peints de vieux graffitis, suintent d’une détresse gelée, inerte, sans âme _ oui ! Pourtant la force du mouvement est bien présente, le travelling arrière, décidé, semble vouloir s’arracher avec vigueur de l’emprise des ténèbres _ tout à fait ! Le regard du spectateur est mis en situation de devoir affronter, découverte après découverte, et de pleine « face« , sans se dérober, ce que l’écran va lui proposer-imposer (du « réel« ). « THE YARDS » est un film pictural très sombre parcouru de contre-jours, de visages _ avec leurs gestes de regards jetés _ coupés en deux par l’ombre, de pannes de lumière, de bougies, de lampes de chevet. Inspiré par _ Georges _ De La Tour, Hopper, Caravage, James Gray, comme pour son premier film « LITTLE ODESSA » [1994], a d’ailleurs peint des dizaines d’aquarelles à l’attention de son chef opérateur Harris Savides. «C’est le moyen le plus simple d’exprimer mes souhaits. Concernant les couleurs notamment. Pas de bleu, pas de noir profond, mais des ocres, des bruns Terre de Sienne…», avoue le jeune cinéaste.

D’un point de vue scripturaire, « THE YARDS » bénéficie comme « LITTLE ODESSA« , d’un générique sans majuscules. Référence directe au poète américain e. e. cummings qui revendiquait par là un refus de l’héritage et de la bureaucratie. Rébellion contre une certaine forme de traditionalisme social. Le titrage du film est laissé de plus volontairement en marge de l’image ; les personnages, eux aussi, marginaux _ oui _, toujours échoués au bord du précipice _ certains vont y chuter, lourdement _, sur une autre planète, esseulés et minuscules  _ c’est cela _ par rapport au reste du monde _ d’où l’inquiétude infiniment éperdue de leurs regards mouvants. Magnifique humilité _ oui _ de l’acteur Mark Wahlberg ; et magnifiques hésitations _ oui _ de l’actrice Charlize Theron. Deux visages _ oui  : d’abord eux _ effrayés, perdus et bouleversants _ absolument ! Film de recherche autour de la solitude _ oui _ sociale et familiale avec un style toujours aussi subtil et affirmé _ exactement ! Gray l’a répété dans maints entretiens : «Il n’était pas question pour moi de tourner autre chose qu’un drame social. Mes parents ont toujours pensé en terme de classe. J’ai toujours senti chez mon père une profonde déception de ne pas avoir su s’élever par la richesse. Dans le contexte social de l’Amérique, on peut toujours avoir le sentiment  _ frustant et liquéfiant _ d’être passé à deux doigts de la vie dont on rêvait.»

Au niveau musical, on retrouve par ailleurs subtilement tous ces sentiments-là présents dans « THE YARDS ». Ainsi, la partition originale de Howard Shore (décidément grand compositeur du cinéma indépendant) imprègne au film,  par de longues notes sobres et sombres, un rythme _ très important _ souvent en décalage tragique avec la violence des mots et des regards. De même, les voix des acteurs souvent à mi-voix, à peine articulées et audibles creusent la fosse entre les évènements tragiques et leurs faibles voix de vieillards _ oui, oui, oui… L’utilisation musicale à la fin du film d’un bout de «Saturne» tiré des « Planètes » de Holst referme en cela le tombeau _ oui. Morceau préféré de Holst lui-même, il a pour particularité de présenter la vieillesse sous différents aspects : le froid, la solitude, la terreur et enfin la paix (les thèmes mêmes du film) _ comme c’est parfaitement jugé ! La fin calme de ce morceau est utilisé d’ailleurs à la fin de « THE YARDS  » lorsque trois générations se serrent dans les bras. Le film de Gray, 31 ans, peut dès lors se voir comme un film sur la maturité, la mue, la vieillesse, la responsabilité _ de l’honnête face à l’utile, quand ils se contredisent tragiquement ! Cf l’essai d’ouverture du Livre III des « Essais«  de Montaigne… Les jeunes veulent devenir grands et devenir responsables.. Mais peut-on être responsable dans cette société carcérale et réductrice ? _ telle est en effet ici la question de fond…

Dans un entretien donné à « Libération« , Gray explique: « Ce qui m’intéresse, c’est de travailler et d’interroger le système de l’intérieur en essayant d’être un agitateur. La beauté plastique et musicale du film est en soi un moyen de commenter _ et contester, par là _ le système. On passe de la séduction à la subversion. C’était la théorie de Visconti ; et je n’ai pas hésité à la lui voler ! Et puis j’ai toujours aimé les opéras véristes, ce mouvement esthétique très localisé au XIXe, avec des œuvres de Puccini ou Mascagni, qui a consisté à élever d’un point de vue stylistique les couches les plus basses de la société, à les traiter avec le respect et l’émotion dus aux rois ou aux reines. » « THE YARDS » raconte les déraillements successifs du jeune Léo (Mark Whalberg) qui sort de prison pour tenter de rester dans le droit chemin. Ce film est l’histoire de rails, de voies. Leo demande du travail au beau-père de sa cousine, Frank (James Caan) patron de l’Electric Rail Corporation ; et c’est avec Willie, homme de main du patron que Leo va travailler. Ils s’acharnent dans la nuit à détériorer les machines des concurrents _ voilà le départ du « déraillement » de Leo… _, mais, coup dur, Leo est accusé à tort du meurtre d’un gardien. Les choses dérapent et lui échappent, tout devient alors confusion et fantomatique. L’argent, monstre concret, a réduit à l’état de cendres les esprits et les cœurs _ jusqu’à l’ordre (et la complicité active) de meurtre : ainsi en va-t-il de Kitty Olchin, aussi ; pas seulement de Frank Olchin ; ou de Willie Gutierrez.

Le scénario du film qui entremêle famille et mafia, fait irrémédiablement penser à du Francis Coppola. James Caan qui jouait le fils du « parrain » dans « THE GODFATHER » [1971] tient ici, cette fois, le rôle du « parrain« , avec les mêmes mimiques de visage, les mêmes gestes et les mêmes façons de mouvoir son corps que Marlon Brando. Gênant a priori, mais Caan reste un acteur touchant par sa _ fondamentale _ vulnérabilité. Or, c’est une des différences avec les « films de gangsters » passés et actuels. On voit dans « THE YARDS » un souper donné par le parrain, mais Gray nous peint un patriarche ni écouté ni même respecté. Même la nourriture n’a plus rien de traditionnel dans cette famille (vulgaire « repas asiatique » acheté à la sauvette). Contrairement à un Coppola, Gray ne fait pas l’éloge du père, ni de la famille, ni de la tradition. Nulle admiration, nul modèle social. Tout reste stocké dans une immobilité retenue et stérile _ morbidement. Dans « THE YARDS » (en français : « les entrepôts »), la liberté et le mouvement sont entreposés _ en puissance _, jamais exercés _ en acte. James Gray conclut: « A mes yeux, il est impossible de voir comme positive cette fin où un type n’a pas seulement trahi les siens, mais tout ce en quoi il croyait jusqu’à alors ; avec cette musique très sombre en bande-son, et ce dernier plan où il est assis, au bord des larmes, dans la rame du métro, exactement à la même place que celle qu’il occupait au début. L’idée, c’est qu’il n’est allé nulle part» _ il a fait seulement un mortel sur-place ; ou un mortel tourné-en-rond (et a perdu sa cousine Érica)…

Alexandre Tylski

Tâchez de regarder « The Yards« , au moins en DVD ;

et « La Nuit nous appartient » ainsi que « Two Lovers » (désormais disponibles tous deux, aussi, en DVD),

à défaut de « Little Odessa«  : plus difficilement trouvable en DVD en ce moment…

Titus Curiosus, ce 6 juin 2009

Aimer les villes-monstres (New-York, Los Angeles, Tokyo, Buenos Aires, Londres); ou vers la fin de la flânerie, selon Régine Robin

16fév

Après un très riche « Berlin chantiers _ un essai sur les passés fragiles«  (aux Éditions Stock, en mars 2001)
_ dans lequel à la manière de Walter Benjamin, elle nous propose, comme elle l’écrit, des flâneries qui recomposent une ville en pleine mutation à travers une réflexion sur la mémoire et l’oubli :
« Je suis, avant tout, un flâneur sociologique. Je propose ici des balades, aussi bien dans l’histoire que dans l’espace urbain, dans le discours social que dans la littérature. Flâneries mi-théoriques, mi-descriptives, déambulations dans mes lectures et mes lieux, dans Berlin… » _ ;

et « La mémoire saturée«  (toujours aux Éditions Stock, en mars 2003), une saturation trop proche de l’oubli dans ce que pareille mémoire _ pas assez intime, personnelle ; mais « officielle » _ risque d’avoir de figé,

Régine Robin poursuit son exploration benjaminienne
et du devenir des (très très) grandes villes du monde ;
et du devenir de la « flânerie » du promeneur

_ pas du touriste, ou de l’homme d’affaire (« ni Venise, ni Dubaï, ni Shanghai« , conclut-elle son livre, page 377 : « et pourquoi pas Montréal ?« , où elle a choisi de résider…) _,
avec « Mégapolis _ les derniers pas du flâneur« , toujours dans la belle collection que dirige Nicole Lapierre, « un ordre des idées« , aux Éditions Stock, donc, ce mois de janvier 2009.

La « quatrième de couverture » me semble assez parlante
pour que je la reproduise ici,
avant de me livrer à ma propre-lecture-commentaire ; puisque je suis aussi un amoureux passionné de certaines villes…

Voici :
« J’habite une mégapole depuis ma naissance _ Paris, où Régine Robin est née en 1939 _ et depuis ma naissance la ville m’habite _ poétiquement _ ; depuis ma naissance, la ville me dévore _ un peu monstrueusement : forcément, une ville, ça « marque » ! _ et je dévore _ avec un joyeux appétit (presque d’ogre, toutes proportions gardées, forcément) _ la ville. Pour moi, elle n’est pas un objet _ à portée de mains, et d’instrumentalisation _, mais une pratique _ plurielle : des pieds (qui arpentent), des yeux, de tous les sens convoqués et passionnément activés _, un mode d’être, un rythme, une respiration _ du corps _, une peau _ en émoi _, une poétique«  _ pour sûr ! A la Hölderlin : « c’est en poète que l’homme habite cette terre«  (et ces villes : humaines-inhumaines…). Ou « la ville comme autobiographie«  (page 28).

Régine Robin, poursuit la « quatrième de couverture », nous fait ici partager son amour _ et c’est un euphémisme _ des grandes villes, ces cités monstres, mutantes, aux contours indécis.
Infatigable
_ la vie est éphémère _ et passionnée, elle les parcourt _ de ses pas _, s’y attarde _ c’est nécessaire pour les connaître un peu (au-delà des clichés-écrans qui nous les dérobent : « volent » !) _, s’y égare parfois _ et c’est un charme précieux…

Dans ses déambulations, tout la fascine, l’authentique et le toc _ en voie de multiplication, mondialisation commerciale (et numérisation) « poussant »… _, les néons ou la lumière d’un couchant _ à Los Angeles, par exemple _, le monumental comme l’atmosphère d’un coin de rue, la mélancolie d’un quartier déglingué, et les rubans enchevêtrés des échangeurs routiers _ à Tokyo, par exemple, où ce « feuilletage » semble le plus dense…

Nouvelle flâneuse de la postmodernité
_ du XXIème siècle _, elle nous entraîne _ déjà quelque peu « migrante » elle-même… _ ainsi de Tokyo à New-York en passant par Londres, Los Angeles et Buenos Aires, dans des périples improbables _ heureusement ! que de découvertes ainsi ! _ et des circuits insolites _ au gré des « programmes de découverte et exploration (ludiques) de la ville » qu’elle-même se donne : un peu à la Georges Perec…

A Londres, la surprise est au bout _ vers la campagne _ de chaque ligne de métro ;
à Los Angeles, Harry Bosch, l’inspecteur de police des romans de Michaël Connelly est un guide imprévu ;
à Buenos Aires, la réalité rejoint la fiction des films de gangsters lors d’une tentative d’enlèvement à main armée
_ à laquelle la voici, à son corps défendant, malencontreusement mêlée : les balles sifflent ! _ ;
à Tokyo, le virtuel se confond
_ impérieusement ! _ avec le réel, dessinant un paysage fantastique.

Car ces balades urbaines sont aussi des voyages
_ mentaux (et poétiques) _ entre imaginaire _ collectif, aussi bien qu’intime et éminemment personnel (ainsi les péripéties de l’enquête, à Buenos Aires, sur les traces d’un « secret de famille« , concernant Haim Eiserstein , grand-oncle paternel, devenu Jaime Tiempo, pages 308 à 317… _, littérature et cinéma _ très présents, en effet : et qui peuvent être d’excellents médiateurs de compréhension sensible, face aux clichés-écrans qui, de par le monde, colonisent les imaginaires…

« Je suis un travelling permanent », affirme celle qui arpente inlassablement les mégapoles de notre temps« 

Et maintenant,
ma propre lecture de
« Mégapolis« …

« Je ne suis que dans et par les villes, mais elle me fuient, je les aime parce qu’elles m’échappent constamment« , dit Régine Robin page 11, en son chapitre d’introduction, « L’Amour des villes«  : on ne parvient jamais à en faire tout à fait le tour, à les étreindre complètement _ sans compter qu’elles ne cessent, et combien rapidement, de changer aussi (un peu, à la marge)… « Ni archéologie, ni hiéroglyphes, la vie comme une déambulation urbaine«  ; au milieu de tous ceux qui, eux aussi, se déplacent d’un lieu à un autre (de _ ou au dehors de _ cette ville) ; et portent quelque chose de l’air de cette ville ; en un échange de « bons procédés » (du moins quand la ville est positivement inspirante, en vertu du (bon) « génie du lieu »..


« Une image pour chaque ville comme un immense collage. Budapest, c’est une longue marche dans les feuilles mortes sur l’île Marguerite ; Prague un bruit de tramway brinquebalant dans une banlieue triste _ oui ! _, Vienne, une odeur de café dans une ruelle, Berlin, le silence autour de la synagogue reconstruite de l’Oranienburger Strasse. Il y a aussi le clapotis de l’eau au détour d’un pont, à Venise, près de l’Académie, la couleur du ciel au crépuscule à Buenos Aires, et les matins de givre, à la Bruno Bakery dans le Village, à New-York » _ liste à laquelle j’ajouterai, personnellement, la splendeur des platanes en montant vers Haghia Sophia, à Istamboul ; et les pavés des venelles autour de Campo dei Fiori, à Rome… Ou quelque balcon _ splendide dans sa simplicité _ sur le Tage, à Lisbonne…

« Mais comment entre-t-on dans une ville, comment débarque-t-on dans une ville inconnue ? _ question que je me suis maintes fois posée, et avec quel plaisir, quand j’ai eu à faire découvrir Rome, et Prague, et Lisbonne... C’est la question qui obsède Olivier Rolin _ dans son spendide « Sept villes«  (aux Éditions Rivages, en février 1988) _ à la rencontre de sept villes qu’il a aimées :

« Mais par où commencer ? Par le centre, comme tout le monde ? La jalousie de la passion souffre de cette promiscuité. Par la périphérie ? C’est tout de même frustrant. Et d’ailleurs, quel principe d’investigation adopter ? Progresser en spirale ? Carré par carré ? On se convainc vite que cette méthode est impratiquable. Reste alors l’empire du hasard : prendre une ligne de métro et descendre à toutes les stations, ou à une station sur deux, ou à toutes celles qui commencent par l’initiale du prénom de la femme aimée, etc. »

La solution qu’il choisit est de s’en remettre aux hasards des parcours littéraires : chercher à Prague tous les lieux, les domiciles de Kafka ; à Dublin, ceux de James Joyce ; à Lisbonne, ceux de Pessoa. Pourquoi pas ? _ pour ma part, j’avais choisi de faire découvrir Lisbonne à travers le « Traité des Passions de l’âme » d’Antonio Lobo Antunes ; et Rome, à travers « Entre nous » d’Elisabetta Rasy _ ainsi que Naples, à travers « Je veux tout voir« , de Diego De Silva ; mais ce dernier projet-là, lui, ne s’est pas réalisé… J’avais aussi, dans mes cartons, la Trieste (et environs) de « Microcosmes » de Claudio Magris ; et l’Istamboul d’Orhan Pahmuk (par son « Istanbul _ souvenirs d’une ville« )…

On peut aussi entrer dans une ville en tombant amoureux de son plan, de sa forme, du tracé de ses rues et de leur nom« , page 14.

« Entrer dans la ville encore par quelques facettes insolites. Un jour, une de mes amies, tout juste arrivée à Istanbul et ne sachant pas comment « l’entamer », était allée voir un ami _ la seule adresse qu’elle avait manifestement _ qui tenait une petite librairie francophone dans un quartier reculé. Il lui montra une étagère sur laquelle il avait regroupé des romans policiers de langue française dont l’intrigue se passait à Istanbul. C’est comme ça qu’elle a vu la ville, en suivant les personnages, leurs itinéraires, dans un Istanbul qui n’avait rien de touristique _ ouf ! _, m’a-t-elle expliqué en souriant, sachant que j’allais apprécier le propos » _ mettre ses pas dans les pas (poétiques) d’autres (qui ne soient pas des commerciaux), page 15…

« Désir d’arpenter _ oui ! _, d’explorer _ oui, encore ! _, de flâner _ prendre tout son temps, c’est capital ! (et malheur aux pressés ! ils vont passer à côté du « principal » : à réveiller, telle une « belle-au-bois-dormant », dans les détails !!!) _, de parcourir _ de long et en large _, de monter et descendre _ dans tous les sens _ des avenues, des rues

en bus, en tramway, en trolley,

désir de traverser _ vraiment la ville _ en métro, en taxi,

de filmer, de photographier _ pour ceux qui le souhaitent : pas moi ! je préfère le pari fou et flottant de la mémoire… _,

de voir des films dans les grands cinémas ou des cinémas de quartier _ quand on demeure un temps certain dans une grande ville _,

de rester au fond des bistrots  _ ou aux terrasses de café, s’il y en a… _,

de rencontrer _ surtout ! _ des gens,

de vivre _ soi-même aussi, par capillarité _ de cette pulsation, de ce rythme _ un point fondamental : cette respiration-souffle de la ville ! _ de la mégalopole,

d’expérimenter, de « performer » _ absolument : Régine Robin retrouve ici les concepts cruciaux d' »acte esthétique » et de « Homo spectator » de mes amies Baldine Saint-Girons, en son « Acte esthétique » ; et Marie-José Mondzain, en son « Homo spectator » : deux ouvrages irremplaçables pour mieux ressentir les enjeux civilisationnels (si décisifs pour notre avenir collectif d' »humains non in-humains« ) de la perception et de l’être-au-monde aujourd’hui !.. _ page 18.

Survient alors

_ en la première partie du livre, intitulée « Vers une poétique des mégapoles«  _

une inquiétude, suggérée à Régine Robin par une réflexion de (l’ami) Bruce Bégout, à propos de son « expérience de Las Vegas«  (in « Dans la gueule du Léviathan. Mon expérience de Las Vegas« , in « Fantasmopolis. La ville contemporaine et ses imaginaires« , aux Presses universitaires de Rennes, en 2005, page 31 :

« Que voit-on exactement _ mais la justesse (et vérité) du regard est-elle exactement affaire d' »exactitude » ?.. _ quand on traverse une ville, qu’on y séjourne, que ce soit pour une halte brève ou pour un long moment ? A cette question _ de l’acuité de la perception _ Bruce Bégout, qui s’est installé à Las Vegas dans un motel miteux à la lisière de la ville, jouant à fond le jeu de cette moderne Babylone, répond :

« Mais qu’ai-je vu ? Beaucoup et pas grand chose ; ou plutôt un « beaucoup » qui est un « pas grand chose » _ mais tout regard est nécessairement partiel, d’après un (leibnizien : monadique) point de vue ! Beaucoup d’enseignes, d’attractions, de machines à sous, de tables de jeu, de joueurs survoltés ou exténués, de serveurs aigris, moroses, ou tout simplement munis du sourire stéréotypé tout juste sorti du congélateur. Beaucoup de signes et d’images, de symboles et de spectacles. Beaucoup de bruits, de lumières et de secoussses. Beaucoup d’argent et de frime. Beaucoup trop de beaucoup » _ d’où le sentiment de la nécessité probable d’avoir (et pas mal !) à décanter et filtrer de ce « trop » là…


Ces propos me hantent _ confie alors, page 19, Régine Robin. Et si moi aussi dans mes périples urbains à travers le monde, j’allais voir « beaucoup trop de beaucoup » _ aveuglants et assourdissants : brouillant la perception ! _, sans savoir qu’en faire, sans rien assimiler » _ décanter et filtrer, donc.

Voici alors une réflexion cruciale, page 19 :

La poétique des mégapoles que je cherche à traquer _ voilà l’objectif méthodologique de ce livre tout simplement existentiel… _

n’est en rien une saturation _ cf le titre de l’ouvrage précédent de Régine Robin : « La Saturation de la mémoire« , en 2003 _ du regard.« 

Elle réagit alors à la provocation de sa propre question-inquiétude :

« J’aime les néons, les décors kitsch, le carton-pâte

et cette collision _ oui, elle aime les collisions ! _ entre le passé et le présent,

l’authentique et le pastiche,

le postmoderne et l’ancien » _ jusqu’à un peu trop (vertigineusement) s’en étourdir ? s’en soûler ?..

Mais : « Le trop-plein ne m’empêche pas de voir,

de penser,

de comparer _ soient les « actes æsthétiques » de l' »Homo spectator » actif ! et pas (trop) passif, ni dupé (aveuglé) ! _ ;

et je m’épanouis _ oui ! le ton est intensément jubilatoire ! _ dans ces excès et rencontres de contraires _ qui engagent à prendre la distance minimale critique d’un recul ; pour une focalisation lucide, même en bougé (cf le flou si justement éloquent, en son « dansé », de mon ami Bernard Plossu…

Et, en effet, « je m’intéresse aux villes monstres, qu’on ne sait plus comment nommer« , met bien les points sur les i Régine Robin, page 21 de ce chapitre introductif, « L’amour des villes« …

… »

Régine Robin revendique sa pleine liberté de « flâneur sociologique« , ainsi qu’elle l’écrivait elle-même dans « Berlin chantiers« , ou d’« écrivain indisciplinaire« , comme cela a été récemment écrit à son endroit, in « Une Œuvre indisciplinaire : mémoire, texte et identité chez Régine Robin« , ouvrage collectif paru aux Presses de l’université Laval _ coucou, l’ami Denis Grenier ! _ , à Québec, en 2007 : la précision est intéressante _ et je la fais (parfaitement) mienne aussi ; si je puis me permettre ce parasitisme parfaitement inopportun !

« Je me promène _ oui ! et Nicole Lapierre, la directrice de la collection « un ordre d’idées« , pratique elle aussi (cf son superbe « Pensons ailleurs« , paru en 2004) cet art de « se promener » aussi par l’écriture ! un art montanien !!! l’expression est d’ailleurs « tirée » des « Essais » de Montaigne : « Nous pensons toujours ailleurs » (in « De la diversion« , Livre III, chapitre 4) _ entre les disciplines, les formes, les esthétiques, les textes et les images,

au courant certes de ce que les spécialistes écrivent sur le sujet,

mais sans être dans l’obligation _ universitaire ? _ de les suivre, d’adopter leur terminologie ou leur point de vue. Si ce livre s’appuie sur un certain nombre de lectures et de références,

il tente de les laisser à l’arrière-plan _ n’étant jamais que des outils _, de ne pas s’encombrer _ le regard, en voyage, doit être le plus alerte (fin et léger) et vif possible ! _ de leur cortège.« 

Quant au choix des mégapoles (à aller regarder),

Paris a été écartée « par trop grande proximité« , alors que Régine Robin veut « être une anonyme dans les villes, une ombre, une passante« . Elle veut « se laisser surprendre et ne pas avoir de souvenirs à chaque carrefour, à chaque station de métro, à chaque arrêt de l’autobus« , page 23.

Pourquoi avoir écarté « Le Caire, Lagos, Johannesburg« , « Istanbul« , « Bombay« , « Séoul« , « Jakarta« , et « surtout Mexico«  ; « São Paulo« , « Pékin, Shangai«  ? Parce que « il ne s’agit pas pour moi d’une étude exhaustive,

mais de rencontres existentielles, subjectives _ et donc assumées avec ce fort coefficient-ci ! existentiel-subjectif, donc ; gage de voie vers la vérité ! _, avec une mégapole,

d’une rêverie _ en partie, un peu _ ;

d’une expérience, d’une performance _ vécues un peu longtemps sur le terrain…

Et elle précise : « J’ai choisi des villes que je connaissais déjà, où j’étais déjà allée, parfois plus de quatre ou cinq fois pour de courts ou de longs séjours (comme à Buenos Aires, Los Angeles ou Londres), où j’avais vécu (New-York), où je pouvais comparer les impressions d’une première fois avec celles d’une deuxième (Tokyo).

J’ai choisi des villes dont je connaissais la littérature et le cinéma _ le filtre de regards d’artistes est rien moins qu’anodin ! et enrichit et l’exploration de la découvreuse-arpenteuse, hic et nunc, sur le terrain ; et le plaisir du lecteur !!! _,

où j’avais des amis _ c’est important : avoir à qui parler : manifester et échanger des impressions en s’adressant à quelqu’un qui vous répond vraiment _, quelques points d’appui,

où je pouvais être accompagnée, attendue, accueillie _ sans avoir à subir, trop frontalement et de plein fouet, la violence d’une solitude prolongée dans la jungle de la ville… Car « traverser les mégapoles, maintenir contre vents et marées la spécificité du flâneur, nécessite _ bien sûr ! _ quelques _ élémentaires _ précautions. Les mégapoles, même celles du « premier monde » génèrent _ en effet _ la peur. Le fait que je sois une femme entre deux âges, pas forcément une touriste mais une étrangère à coup sûr, une flâneuse insolite, n’est pas indifférent aux difficultés que je rencontre. Cela m’expose, me fragilise. Je dois à tous moments en tenir compte. Ces villes recèlent d’immenses zones de pauvreté, de même que des zones de crime ; et elles exigent un code _ à maîtriser _ pour s’aventurer hors des sentiers battus. A New-York, dans le métro, en 1974, j’ai failli me faire assassiner. A Los Angeles, un jour, dans l’autobus 20, le long de Wilshire Boulevard, un « fou » est monté et, sous la menace d’un revolver, a dévalisé tout le monde, à commencer par le chauffeur. Buenos Aires est une mégapole intermédiaire dans laquelle j’aime me promener ; pourtant, en 2005, en plein quartier chic de la Recoleta _ le quartier de mon cousin Adolfo Bioy Casares et de son épouse, Silvina Ocampo _, j’ai été témoin d’une tentative d’enlèvement à main armée, digne d’une scène de film de gangsters », page 24.

En ressort, page 26, « une poétique des mégapoles, une poétique de ces temps où l’aura nous a définitivement _ c’est la thèse de Régine Robin, américaine de Montréal _ quittés ; et où la reproductibilité technique, dans sa modalité _ benjaminienne _ de simulation, a fait s’évanouir l’original à tout jamais _ cela, cependant, doit se discuter : Régine Robin, un peu trop sociologue et pas assez philosophe, cédant un peu trop vite (à mon goût du moins !) à la pression (médiatitico-capitalistique, si j’ose dire) du « c’est ainsi ; et pas autrement » ; « il n’y a pas d’alternative » : peut-être que la toute récente crise financière (de cet automne 2008) va remettre (enfin !) à une plus juste place ces clichés dans le sens d’on sait (bien) quel vent !..

« Comme déambulatrice, comme flâneuse contre vents et marées,

touriste à mes heures mais touriste décalée _ presque tout le temps _,

sociologue

ou artiste,

photographe à d’autres moments,

je prends la mégapole comme elle se donne _ oui ! elle s’y confronte… _ : grandiose et terrifiante, métamorphosée,  excitante et méconnaissable quand on l’a connue il y a vingt ans, trente ans auparavant, souvent médiocre, banale, toujours complexe et fascinante.

J’ai aussi mes moments de nostalgie _ beaucoup à Buenos Aires, particulièrement, cette cité de « charme » _, mes coins-perdus-aujourd’hui-disparus,

mais je découvre que l’esthétique de la déglingue est une donnée fondamentale de notre temps qui n’est pas sans charme _ le charme, oui : un facteur décidément majeur (puissant !) tant des villes évoquées que de l’écriture qui les évoque ici, en ce « Mégapolis« 


Je sais que nous vivons dans un monde de réseaux, d’interconnexions, de déambulations plus semblables à des bandes passantes ou à des jeux vidéo qu’aux piétons et flâneurs des temps baudelairiens ; que l’ère digitale, les GPS, les écrans de contrôle, les téléphones portables, que tout cela est notre horizon,

mais je m’abandonne volontiers aux surprises du transit, des transferts, des flux, de la circulation _ sur l’ère de la vitesse, lire Paul Virilio…

Je cherche ce qui peut faire image des mégapoles aujourd’hui,

les montages et collages hétérogènes,

les perceptions subjectives

qu’il faut développer

pour créer de nouveaux langages, de nouvelles images,

sans succomber _ voilà le danger _ à ce que véhiculent, en permanence _ en un blitz-krieg terriblement efficace, à terme… _ les stéréotypes du marketing.


Je cherche, en un mot, les nouvelles « manifestations discrètes de la surface »,

à rendre compte de la transformation postmoderne des perceptions de l’expérience, des nouvelles formes de la ville sensible,

à traquer les fantasmagories et illusions d’aujourd’hui, induites par le fétichisme de la marchandise _ oui ! des « produits » comme des « services » _ dont l’envahissement est encore plus fort _ certes _ aujourd’hui que dans les années vingt.

Ce qu’il nous faut aujourd’hui,

c’est une transformation complète du regard _ selon d’autres rythmes _, une nouvelle façon d’appréhender les mégapoles,

ces villes qui, dit-on, n’en sont plus«  _ page 27.

A cet égard, le concept de « ville générique » que forge Rem Koolhaas est riche de significations, à bien le lire (pages 58 et 59) : elles « se caractérisent par la disparition progressive de leur identité. La ville générique, c’est ce qui reste quand on _ cherchez qui ! _ a éliminé la prévalence de l’histoire, de la culture spécifique matérialisée dans le patrimoine, dans son ensemble architectural historique« . Et si « il y a bien, presque partout _ encore… _ des centres historiques

dont certains ont été préservés,

d’autres réhabilités, plus ou moins restaurés, parfois reconstruits à l’identique

et qui sont voués au prestige, au tourisme _ une industrie substantielle, toutefois, dont on ne peut pas se passer de tenir compte, par conséquent (dans la logique gouvernante, du moins) _, au patrimoine _ hérité, tant bien que mal, du passé _ ils sont en voie de muséification ;

et la vie quotidienne s’en est presque retirée _ comme à Venise, la ville dont est maire le philosophe Massimo Cacciari.

Le reste, la vraie ville _ vivante et productive _, c’est la ville de plus en plus libérée _ l’expression n’est que trop significative ! _ du centre historique _ et de son poids (terrible) d’obsolescence (ou ringardise) face au postmodernisme !


La ville générique est souvent _ esthétiquement (et/ou humainement) ; mais qui, statistiquement, s’en soucie encore, en notre postmodernité performante ?.. _ médiocre, informe et interchangeable _ capacités (technologiques et autres) de délocalisations aidant… On la retrouve partout dans ses diverses fonctions _ qui (seules !) la légitiment _ avec ses centres d’achat _ ou plutôt de vente !!! _, ses logements _ il le faut bien ; pour certains, du moins… _, ses stations-service _ tant qu’il y aura des voitures, et de l’essence, et du pétrole, du moins, aussi ! _, ses parkings, ses cafés _ pour stationner un peu quelque part _, ses métros _ pour se déplacer ailleurs _, ses bidonvilles _ pour les « laissés-pour-compte » _, ses terrains-vagues et ses voies de circulation rapide qui souvent la parcourent et la traversent _ certains aimeraient bien qu’il n’y ait même rien que des flux…

En elle _ la ville générique selon Rem Koolhaas, donc _, très fréquemment, la distinction entre centre et périphérie s’estompe ; les centres prennent parfois _ carrément ! _ l’aspect de banlieues ; et les périphéries ou quartiers excentrés se dotant de simili-centres _ ces éléments de distinction-indistinction-là mobilisent toute l’attention de Régine Robin, en son exploration du Grand Londres, par exemple…

Elle peut _ mais c’est accidentel et fort contingent… _ ne pas manquer de charme, mais elle partage avec les autres un air de famille _ sans doute rassurant, si tant est que la métaphore de la « famille » convienne : mais il ne s’agit que d’un vague « air » ; et les familles sont re-composées !..

Elle est éphémère, modeste _ pas impressionnante : petite-bourgeoise, sans rien de proche qui lui soit trop étranger ! _, n’ayant pas été conçue pour durer _ tout passe, tout casse, et plus encore, tout lasse ! _ longtemps, contrairement aux anciens ensembles architecturaux du centre.

Elle est immense et complexe, diffuse, éparpillée, sans densité _ pas trop de proximité : laquelle confinerait par trop à de la promiscuité…


Ville de réseau _ et par là de passages _, et non plus uniquement de territoire,

elle apparaît souvent comme n’étant plus une « ville » (!), encore moins une ville « authentique » _ que d’incongruités, désormais, en notre postmodernité, page 59…

Mais aux page 81-82-83, en conclusion du deuxième chapitre, « la ville sensible« , de cette première partie du livre, « Vers une poétique des mégapoles »,

Régine Robin répond à l’inquiétude que peut susciter cette « ville générique«  (selon Rem Koolhaas) : « Faut-il craindre alors la généralisation de cette « mémoire générique » qui remplace la mémoire organique des lieux ? C’est encore Koolhaas qui suggère que

plus l’histoire disparaît de nos mémoires et de nos villes,

plus elle est célébrée dans des endroits spécialement construits pour _ hypocritement ? _ la mettre en avant, dans des quartiers hyperstylisés et hyperthéâtralisés,

de vrais décors qui génèrent une ville « déjà vue »,

la ville et son passé comme on « doit » _ désormais, et tout un chacun _ se les représenter.

Cette mémoire générique, cette mémoire recyclée

est notre imaginaire _ collectif, de propagande _ d’aujourd’hui, un imaginaire de synthèse _ c’est le cas de le dire…

C’est comme si l’on devait choisir

entre la pétrification (la muséification des centres)

et la production permanente de l’amnésie _ en sus des anesthésies galopantes ! déjà… _ par la reproduction du même _ et certes pas la découverte de (ou l’attention à) l’autre ! _ sur d’immenses espaces banalisés.« 

Cependant, poursuit Régine Robin, « il est peut-être possible de vivre la mégapole autrement _ pour quel pourcentage de population, toutefois ? Voici alors sa position : « Je ne crois pas _ c’est un acte de foi _ aux mémoires figées. Toute mémoire _ certes _ est déjà médiée _ mais par quoi ? et par qui ? et dans quels objectifs ? _, déjà sémiotisée ;

et l’image d’une ville, même quand elle se donne dans la « disneyfication », dans la caricature _ infantilisante : style « papa-maman » ad vitam æternam, comme cela s’entend désormais presque partout : « allo- maman-bobo !« ... _,

peut à tout moment être déstabilisée. Elle est toujours vacillante ; le regard la déconstruit.

Les villes génériques, ces polypalimpsestes, ces kaléidoscopes rendus à la banalité, ne changent rien à ce tremblé _ riche de potentialités ; poïétique _ de l’image.

Eviter avant tout l’écueil de la réification _ oui ! mais par quels moyens, par quels dispositifs de prévention ? Et de qui pareil « évitement » est-il donc l’affaire ? du sujet ? du passant, du flâneur ? du citadin ou du visiteur ? ou bien des architectes et urbanistes, et autres aménageurs, à tous égards, de la ville ?.. D’où surgit ce qui vient « résister » à la réification ?


Et Régine Robin d’évoquer alors « quelque menthe sauvage« , « même sur les façades les plus léchées« , « qui fera émerger tout à coup de l’inquiétante étrangeté«  _ mais pour qui ? _ ; « de l’ombre« , « quelques traces dont on a _ provisoirement ? _ perdu le sens, mais qui insistent«  _ vers qui ? _ ;

« quelques espaces vides, muets, qui fragilisent et déstabilisent le sens déjà là » _ mais pour qui ?

Quant à elle, Régine Robin _ mais qui n’est pas n’importe qui ; avec son histoire (et une culture) issue(s) de Pologne (et d’Europe ; dont Paris et la France) :

« J’arpente des villes qui ne se superposent pas tout à fait à leur plan, à leur forme, à leur rythme, à leur dynamique sociale,

des villes qui résistent toujours aux significations qu’on _ certains ? qui ont un peu plus de pouvoir (que d’autres) ? _ leur donne.« 


« Ainsi, les mégapoles, de transformations en métamorphoses, deviennent semblables au navire Argo dont toutes les pièces ont été changées, mais qu’on reconnaît malgré tout comme étant le navire Argo. Il ne me déplaît pas d’évoquer la mégapole comme un grand navire dont tous les quartiers ont été modifiés ; et qui part à la dérive…«  : comment interpréter et évaluer pareille « dérive » ?..

Le troisième volet de cette partie de présentation d’une « poétique des mégapoles« , s’intitule, assez historiquement : « du flâneur au nomade«  :

« Le flâneur avait été _ page 84 _ une figure fondamentale du grand projet de Walter Benjamin resté fragmentaire » ; cf « Paris, capitale du XIXème siècle« 

Régine Robin cite alors « Identifications d’une ville » de Dominique Baqué : « Plus de flâneur, mais la figure anonyme de celui qui traverse la ville.« 

« Certains, comme Stefan Morawski, pensent que la flânerie est encore possible lorsqu’on ne succombe pas à Disneyland, quand on se questionne et remet en question les fausses utopies, les univers paradisiaques de la consommation de masse _ tiens donc ! _, quand on résiste au simulacre. (…) Mais suffit-il de « résister » pour que le flâneur _ déjà mort !!! _ ressuscite ? Il semble que les ruses du simulacre soient incommensurables _ redoute Régine Robin : qui vit à Montréal ; et pas à Paris : le lieu d’où l’on écrit importe au diagnostic ; surtout en matière de « course à la postmodernité », dont nous sommes en permanence « abreuvés »…

La mégapole imposerait un autre tempo _ voilà ! Plus de _ baudelairiennes _ passantes, de regards brefs échangés _ quelle peine ! _ avec une inconnue, plus de saisie éphémère de l’instant _ et donc d’accès (spinozien : « nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels«  _ dans « l’Ethique« ) à l’éternité ! _ ; seulement des anonymes _ sans regard, ni visage !!! _ traversant des lieux indifférenciés ; plus d’errants qui hantent _ un peu longtemps _ les rues ; d’ailleurs plus de rues, mais des esplanades, des espaces, des centres commerciaux, des surfaces » _ sans directions, page 87.

« L’examen du motel, du mode de vie qu’il implique, permet à Bruce Bégout _ dans « Lieu commun _ le motel américain » _ d’opposer le nomade moderne _ américain, d’abord _ au flâneur des villes européennes du XIXème siècle et du début du XXème siècle. Le nomade lié à la civilisation automobile est un être « ambulant, errant sur les routes désertiques… sans destination ni passé ». (…) Rien ne s’oppose autant à ce nomade circulant que le flâneur qui arpente _ voilà le mot important _ les villes européennes compactes et denses, qui, même s’il joue _ oui ! _ de l’étrangeté, de la distance, de l’air blasé, comme le disait Simmel _ un autre grand ! _, se trouve toujours dans un environnement familier dont il voudrait se défaire _ si peu que ce soit… La rue est son lieu d’élection. Il est chez lui, quoi qu’il en dise. Ce qu’il cherche dans la ville où il a ses repères, c’est précisément à leur échapper _ un peu, les faire « jouer », leur donner quelque peu du « tremblé » _, à se sentir autre, à s’altérer _ s’augmenter d’une part d’autre, où il soit davantage (et un peu mieux) lui-même ; et avec d’autres que lui… Il est en quête _ et pas le nomade : lui ne recherche rien ! ni lui-même, ni quelque autre personne ; de « personne », d’ailleurs, si je puis dire, il n’y a plus… pfuitt… ; le désert tout efface… _ de l’incongru, de ce qui est en marge, de ce qui vient rompre _ un peu _ la _ trop grande ; et pesante _ familiarité des lieux. Le flâneur se laisse dériver, flotter, parce qu’en fait il a la _ relative, fluctuante, délicieusement tremblotante _ maîtrise du processus _ oui ! Il ne peut _ ni ne veut _ s’abstraire de son environnement _ ils se nourrissent mutuellement _, de son esthétique du choc _ minimal _, de son goût de l’inattendu _ heureusement surprenant. Il poursuit, dit Bégout, ce que le véritable errant fuit. (…) C’est lui qui est en état d’hypnose, jamais le flâneur. Loin du savoir raffiné de ce dernier, c’est un analphabète urbain _ au secours, les GPS !!! Ce n’est pas auprès de lui qu’on trouvera une psychogéographie de la ville, ou quelque dérive que ce soit. (…) Bégout fait de ce nomade l’archétype de l’Américain perpétuellement en mouvement, non pas l’héritier entreprenant de la Frontière d’autrefois, mais l’homme qui n’étant nulle part chez lui, n’est que pure mobilité, toujours en partance, on the road ; et toujours dans un ennui _ abyssal ! _ qui n’a plus rien de mélancolique ou de romantique _ celui du rien (= nihiliste), pages 101 et 102.

Avec cette ultime notation, empruntée à « L’éblouissement du bord des routes« , concernant le travail de (l’ami) Bruce Bégout :

« Le beau texte de Bruce Bégout, après plus de cent pages de critique acerbe, se termine par cette confidence _ que semble partager Régine Robin _ : « Celui qui pense que j’agis de manière ironique et que je m’octroie les plaisirs faciles de la satire se méprend. Il n’a rien compris à ma démarche. Cette sous-humanité morcelée et esseulée, c’est moi. »

Commence alors la seconde partie du livre, avec les passionnants chapitres « Désir d’Amérique » _ « Le blues de New-York » et « Los Angeles la mal aimée » _ ; « Tokyo, la ville flottante » ; « Buenos Aires _ la ville de l’outre Europe » ; et « L’Europe aux nouveaux parapets : Londres« . Tous très différents, et idiosyncrasiques. Je n’en dirai rien ici, en laissant toute la surprise _ et la richesse de la découverte personnelle _ au lecteur du livre.

Cependant,

l’écriture de ce livre est antérieure à deux événements venant d’affecter un peu brutalement _ deux césures de l’automne 2008 _ notre identification du « réel », et, en conséquence, le « réalisme » :

la crise du capitalisme ultra-libéral _ et les récessions en cascade qui commencent à s’ensuivre… _ ;

et le remplacement de George W. Bush par Barack Obama, à la tête de la puissance (politique) américaine…

Comment va se comporter le « business »

en particulier en sa composante urbanistique ?

Still, as usual ?..

Quel va être le devenir des mégapoles ?

Nous allons bien voir ce qui ne va manquer d’advenir maintenant,

et de ces villes-monstres,

et de ces humains pas tout à fait encore in-humains

_ pour reprendre le concept de « non-inhumain » de Bernard Stiegler (dans « “Prendre soin _ De la jeunesse et des générations« ) _,

qui les peuplent, les traversent ; et parfois même _ ô incongruité ! _ les arpentent…

Dans tous les cas,

un livre passionnant que ce « Mégapolis » de Régine Robin : un très grand livre !!

où l’on découvrira beaucoup de cette regardeuse passionnée…

Titus Curiosus, ce 16 février 2009…

« Message in a bottle » depuis les fosses d’Ukraine (de « la Shoah par balles ») du photographe Guillaume Ribot

12nov

A propos d’un courriel cette nuit du photographe Guillaume Ribot ;

d’un article _ à son propos _ d’Alexandra Laignel-Lavastine : « Guillaume Ribot, les yeux sur la Shoah » dans l’édition du Monde du 11 novembre 2008 ;


ainsi que du travail de Guillaume Ribot dans

« Porteur de mémoires _ sur les traces de la Shoah par balles » du Père Patrick Desbois (aux Éditions Michel Lafon, paru en octobre 2007),

« Chaque printemps, les arbres fleurissent à Auschwitz » (édité par la ville de Grenoble, en 2005),

et « Camps en France, histoire d’une déportation » (un livre de 288 pages, paru au mois d’avril dernier, et édité par la Fondation pour la mémoire de la déportation : les camps de Gurs, Rivesaltes, celui du Groupement de travailleurs étrangers de Saint-Privat (133e GTE), Fort Barraux, Vénissieux, Drancy,

à travers le parcours d’un Juif allemand, expulsé d’Allemagne en 1940, Gerhard Kuhn, qui « a traversé 5 années d’internement et de déportation, dont deux sur notre territoire« )

Le 12 nov. 08 à 00:29, RIBOT Guillaume a écrit :

Bonjour à tous,

« Le Monde » vient de publier un portrait sur moi en pleine page.
Si vous voulez en savoir + : http://www.lemonde.fr/culture/article/2008/11/11/guillaume-ribot-les-yeux-sur-la-shoah_1117261_3246.html#ens_id=1117342
A bientôt
Guillaume


Comme la presse ne vit pas que du web :
vous pouvez aussi acheter la version papier
ou la version PDF : http://www.lemonde.fr/web/monde_pdf/0,33-0,1-0,0.html

Cher Guillaume,

Merci de votre message _ de n’avoir pas oublié quelqu’un qui il y a un an, à peine (ou déjà), a trouvé quelque part votre adresse mail, vous a adressé un message, auquel vous avez répondu…


J’avais découvert et le livre du Père Desbois _ « Porteur de mémoires » _, et les deux cahiers de vos photos insérés dans ce livre (à la page 96 ; et à la page 224) ;

et j’avais écrit sur votre photo du regard de Marfa Lichnitski et de son mari, Ivan…

Il est exactement 3h 23 ce mercredi 12 novembre ;
je découvre votre message, et j’y réponds immédiatement :

car cet article du Monde, d’Alexandra Laignel-Lavastine (mis en ligne le 11 novembre à 15h 52) me tire les larmes des yeux
par le poids des quelques brèves paroles de vous qui y sont citées :


je les énumère :

_ « mille et un renoncements » ;

_ « L’humain, sa fragilité et sa négation suscitent en moi un inépuisable questionnement«  ;

_ « Pas plus loin » (dans cette phrase magnifique d’Alexandra Laignel Lavastine : « Si les photos du voyage sont toujours dans un carton, cette plongée intérieure de 9 014 km l’aura amené au plus près de ce qu’il est. « Pas plus loin« , précise-t-il, en commandant une troisième bière à la terrasse du café de Sataniv, une bourgade autrefois juive, perdue au fin fond de la Galicie« … ;

_ « punkitude baudelairienne« , dit-il en riant ;

_ « réinscrire la mémoire des camps dans l’histoire des hommes » ;

_ « Guillaume, qui ne fait rien à moitié, a passé des jours et des nuits à l’imprimerie pour vérifier chaque cahier… » : celle-ci, de parole, n’est pas de votre bouche ; mais est un « témoignage » de votre « confrère Jean-Sébastien Faure » ;

_ « Comment se contenter simplement d’aller voir ? Et que répondre à ceux qui vous demandent : « Alors, Auschwitz, c’était bien ? » Un vrai trouble s’est installé en moi » ;

_ « Ce livre _ il s’agit de « L’Imprescriptible« , de Vladimir Jankélévitch (Seuil, 1996) _ a orienté ma carrière de photographe et ma vie d’homme. Je sais, depuis, que les morts dépendent entièrement de notre fidélité » ;

_ « si nous cessions d’y penser _ c’est le titre de son exposition de 2003 au Musée de la Résistance et de la déportation de l’Isère, commente, au passage, Alexandra Laignel-Lavastine _ nous achèverions de les exterminer » _ en faisant sienne une autre formule de Jankélévitch, achève son commentaire la journaliste ;

_ « Pour moi, tout a changé. Je ne pensais pas rencontrer des témoins oculaires » : ces mots-là sont cités à travers le témoigne du Père Patrick Desbois, faisant part de leur « rencontre » et de la première confrontation de Guillaume à l’exhumation des vestiges de « la Shoah par balles » :  voici la citation in extenso de Patrick Desbois, que je me permets de saluer au passage : « Guillaume était assis seul à l’écart, et il m’a dit : « Pour moi, tout a changé. Je ne pensais pas rencontrer des témoins oculaires. » Il s’est tenu silencieux sur ce banc, très longtemps, avant d’accepter de devenir le photographe de nos expéditions » ;

_ « à la limite » : dans l’expression d’Alexandra Laignel-Lavastine : « il assume pleinement cette façon de se tenir au plus risqué, presque « à la limite » de la pratique photographique » ;

_ « C’est là que j’aime chercher » (en parlant de ce « presque « à la limite » de la pratique photographique ») ;

_ « Plus les voyages avancent, plus je serre mon cadrage » _ à relier à un regard sur ses photos, forcément ;

_ « Travailler avec lui, estime le chanteur-compositeur _ Bruno Garcia _, c’est travailler avec quelqu’un d’une rare exigence envers son art _ toujours dans le sens, jamais dans l’effet. »

Toutes ces paroles,

de « l’inépuisable questionnement » sur « la fragilité«  _ permanente ! _ et « la négation«  _ qui eut lieu, et se répète, ici ou là, maintenant aussi ! _ de « l’humain« ,

au ne pas « se contenter simplement d’aller voir«  _ disons « à Auschwitz », pour faire court… _,

mais « réinscrire la mémoire des camps

_ et du reste des « exterminations«  (ou « la Shoah par balles ») _

dans la mémoire des hommes » : par la photographie, pour Guillaume Ribot ;

et cela par « devoir de fidélité » envers ces « morts » qui « dépendent entièrement de notre fidélité« ,

afin de ne pas _ par notre indifférence _ « achever« 

_ le mot est terrible et dit bien tout l’enjeu de civilisation, qui nous incombe ! au quotidien (de chacun de nos actes effectifs) !.. _

de les « exterminer » ;

toutes ces paroles de Guillaume Ribot, en cet article très fort du Monde, donc,

comportent un formidable (et assez rare, au quotidien des jours, pardon du pléonasme : peu fréquent) poids d’humanité

face à l' »humain » tellement en danger parmi nous, hommes ;

membres, paraît-il, de ce que Robert Antelme, de retour « des camps », nomma _ ou interpella comme _ « l’espèce humaine » !..

Merci…

Je vais diffuser ce message et cet article
sur le blog « En cherchant bien » (ou « Carnets d’un curieux » : c’est sous ce nom qu’il apparaît dans la case des blogs Mollat) que je tiens, depuis le 4 juillet 2008, sur le site http://blogamis.mollat.com/encherchantbien/

Bien à vous,
et je vous prie de faire part de mon meilleur souvenir à Patrick Desbois :

la demi-heure que nous avons passée dans ma voiture, de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac à son hôtel de la rue du Temple, pour l’amener au colloque « Les Enfants de la guerre » le 31 janvier 2008,

puisque j’étais allé attendre le Père Desbois à l’aéroport, il venait de Madrid, à la demande de mon ami Nathan Holchaker, à l’origine de ce colloque ;

cette demi-heure, à échanger nos paroles, je ne l’oublierai jamais ;

non plus que notre conversation, ensuite, du repas du soir, place du Parlement, avec Georges Bensoussan _ dont le regard et le poids d’humanité sont aussi quelque chose…

A suivre,

Titus Curiosus


Post-scriptum : voici le texte que j’avais alors écrit _ puis adressé à Guillaume Ribot et à Patrick Desbois, en novembre 2007 :

_ le « sans regard » de la pire des mauvaises rencontres : la destruction génocidaire (nazie)
_ lecture de « Porteur de mémoires
«  du Père Patrick Desbois

Voici mon texte :

sans regard : les bourreaux de « la Shoah par balles »

Existe aussi le cas de ceux qui carrément ne veulent, et pour rien au monde, « rien voir » : de ce qu’ils font, des horreurs qu’ils commettent et auxquelles ils se livrent. Ils s’en lavent les mains et se mettent des tabliers _ ou comme Humpel, nous allons le voir _, pour ne pas être si peu que ce soit éclaboussée et « salis » ! Alors pour ce qu’il en est de commencer à « regarder » !.. S’attarder, s’arrêter à l’attention d’un regard !.. Cela mène trop vite à des égards ! Je pense ici au cas-limite et contagieux, une fois le premier geste accompli, des massacres, et des assassins, génocidaires ; et, plus précisément, aux meurtriers (« par balles ») _ à la chaîne et à la va-vite, par camions entiers, au lieu de « fournées » (de « fours crématoires ») _ de Juifs, par les vastes plaines à blé, ou dans les collines pré-carpatiques boisées, de l’actuelle Ukraine, entre 1941 et 1944 _ un « feu vert » ayant été donné en « haut lieu » _, faisant creuser dans l’urgence, le plus souvent au milieu même de villages qu’ils vidaient de leurs habitants ; faisant creuser, donc, de simples larges fosses collectives aux groupes qu’ils allaient assassiner, par rangs de cinq, dix ou vingt-cinq, à raison d’une balle dans la nuque ou dans le dos pour chaque corps qui allait tomber, après s’être déshabillé ; ainsi qu’avoir été délesté parfois jusque des dents en or ; les « meilleurs » vêtements se trouvaient recyclés, après passages entre les mains d’équipes (improvisées la veille au soir ou le matin même _ le travail, même fulgurant, avait ses « méthodes ») de couturières recrutées (de force) parmi les pauvres paysannes (non juives)… D’où le concept _ neuf (au-delà des « aktionen ») _ de « la Shoah par balles« … A propos de « se laver les mains », ce témoignage-ci d’un gardien de troupeau au lieu-dit la « Forêt sur les Juifs » _ elle a poussé depuis 1944 _ à Khvativ (district de Lvov) à propos de l’exécuteur qui « a demandé de lui apporter de l’eau pour qu’il puisse se laver les mains à la fin de l’exécution des Juifs » : « après se les être rincées, il a jeté la bassine derrière son dos, comme pour signifier : « Je m’en lave les mains »« 

« un continent d’extermination« 

On comprend le silence (ajouté au vide des archives _ vivier où savent puiser en priorité les historiens) des témoins (= enfants alors pour la plupart) encore survivants ces années-ci, que sont allés, tout récemment interroger _ je veux dire « solliciter avec égards » leur précieux « témoignage » (leur demandant que « celui-ci » leur soit « confié », et qu’eux le « recueillent ») _, sur place encore (= soixante-cinq ans après), un Daniel Mendelsohn, dans la bouleversante enquête sur la disparition de la famille de son grand oncle Schmiel (= Sam, en Amérique) de Galicie _ le père, Schmiel Jäger, la mère, Ester, et les quatre filles, Lorka, Frydka, Ruchele et Bronia _ à Bolekhov (province de Stanislavov, Galicie _ en Pologne alors), dans « The Lost : A Search for Six of Six Million« , publié par Harper & Collins en septembre 2006 (« Les Disparus » en traduction française chez Flammarion, en septembre 2007) ; ou, plus systématiquement (assez vite et désormais), le Père Patrick Desbois, par les grands espaces de l’Ukraine actuelle _ dont l’indépendance (vis-à-vis de l’ex-URSS) fut proclamée le 24 août 1991 : son livre « Porteur de mémoires _ sur les traces de la Shoah par balles » (aux Editions Michel Lafon, en octobre 2007) met en œuvre l’outil d’analyse qu’est le concept de « Shoah par balles« . « Sous mes yeux _ écrit le Père Desbois, page 217 _, la géographie de l’Ukraine, village après village, d’est en ouest, apparaît comme un continent d’extermination.« 

« la fosse a bougé pendant trois jours« 

C’était afin de ne pas « gaspiller de balles«  que bébés et enfants en bas âge, gisaient, ensevelis vivants, dans les fosses d’exécution, juste blessés par la balle ayant tué la mère, ou, pas même, carrément indemnes, mêlés à tous les corps abattus, puis recouverts de la couche suivante de cadavres, puis de sable, ou de chaux : les fosses _ de douze ou quinze mètres de long _ « respiraient » (page 92) ; « la fosse a bougé pendant trois jours«  (page 124), se souvient et dit, combien de fois, de lui-même, chacun (ou du moins beaucoup) des témoins (enfin « rencontrés » par l’équipe du Père Desbois), dans la solitude de son récit (= de « témoin ») de faits _ de faits bruts, et par leur « témoignage » maintenant authentiquement « avérés » _ ; de faits, donc, s’étant passés en 1941-1942-1943-1944. « Comment accepter que les témoins répètent que les fosses « respiraient » pendant trois jours ? Comment comprendre quand les paysans me parlent des fosses comme de quelque chose de vivant ?« , se dit encore réticent à en croire ses oreilles, au tout début de son enquête (page 92) le Père Patrick Desbois. Comme si l’effroi extrême _ celui de la frontière de l' »humain » brutalement (mais massivement aussi, « sous ordres ») « repassée en arrière » par les bourreaux (tirant à balles _ celles de carabines Mauser à chargeur de cinq !) : c’est là _ qu’un homme froidement en abatte, ainsi, un à un, tant d’autres (= aussi « humains » que lui) _ « le » critère de la « barbarie », ainsi que le dégage Michel Henry (1922 – 2002) en sa magistrale étude (« La barbarie« , chez Grasset, en 1987) _ ; comme si l’effroi d’avoir eu à regarder _ « à regarder vraiment », et pas seulement « avoir vu », comme « en passant » _ ce passé-là, n’avait, pour les « spectateurs-survivants » de cela, quelques soixante-cinq ans après, jamais fini de (et  par) « passer »… On finit par « comprendre » pourquoi « la fosse a mis trois jours à mourir » : « certains n’étaient que blessés, ou bien jetés vivants dans les fosses. Des pousseurs précipitaient ceux qui ne tombaient pas. Ils mouraient étouffés par les deux ou trois mètres de sable que l’on jetait sur eux«  _ comprend alors peu à peu celui qui « vraiment » « écoute » (page 93).

« le regard de ceux qui ont vu les Juifs se faire assassiner« 

Entre les témoignages qu’est allé recueillir le Père Desbois par tous les territoires de l’actuelle Ukraine _ les Ukrainiens se libérant assurément lentement de la crainte du KGB, depuis « l’indépendance » et l’instauration d’une « démocratie » en Ukraine _, je relève le « témoignage » du regard _ déjà _ de Marfa Lichnitski, le 30 décembre 2006, à Novozlatopol, district de Zaporojié, en Ukraine : « à l’instant où nos regards se croisent _ dit même Patrick Desbois présentant sobrement (comme chaque fois) leur rencontre _, nous nous comprenons. Mon grand-père _ Claudius Desbois (de profession marchand-volailler de la Bresse), prisonnier de guerre évadé et repris, passé par, et revenu du camp 325 de Rawa-Ruska : « une seule fois il avait lâché ces quelques mots : « Pour nous, dans le camp, c’était difficile ; il n’y avait rien à manger, on n’avait pas d’eau, on mangeait de l’herbe, des pissenlits. Mais pour les autres, c’était pire ! » Il ne pouvait pas en dire plus« , commente le petit-fils. « Mais qui étaient « les autres » ?  » _ ; mon grand-père, sans le savoir _ faute de pouvoir pouvoir dire, même à son petit-fils _, m’a appris le regard de ceux qui ont vu les Juifs se faire assassiner«  (page 190).

le regard de Marfa Lichnitski sur la photo de Guillaume Ribot

Et ce regard, en effet simplement extra-ordinaire, de Marfa Lichnitski _ elle est née en 1931 _ nous est aussi rendu, à notre tour, accessible, dans le livre magnifique de Patrick Desbois, par la photo (du photographe Guillaume Ribot, de l’équipe des collaborateurs accompagnant le Père Desbois en ses périples des villages ukrainiens, afin de « rencontrer » les derniers témoins encore en vie de ce que le Père Desbois a qualifié le premier de l’expression « la Shoah par balles« , et recevoir et recueillir (enregistrer, selon un « protocole » petit à petit, à l’expérience, et avec le plus grand « soin », « mis au point ») leurs « témoignages » (oraux) _ que nul jusqu’ici n’avait seulement « pensé » rechercher (= s’en enquérir, aller les demander, se mettre en situation de, simplement, les « écouter », « sur place ») ; et cela, en l’absence de la moindre archive écrite _ nazie, soviétique, autre (internationale ?) _ sur « cela » : « cela », une tache aveugle (et muette, et d’abord sourde) de l’Histoire, comme de l’historiographie, en quelque sorte.

l’incroyable regard sur l’image

Trois « points » _ de « focalisation » (ou le « punctum » barthien, dans « La Chambre claire » _ collection « Cahiers du cinéma », 1980, Gallimard-Le Seuil) _ de cette paisible (terrible en son silence) photo d’un intérieur paysan ukrainien à Novozlatopol, focalisent le regard : d’abord, le visage au faciès ridé (en haut à droite de l’image), baissé et détourné vers le mur, d’Ivan Lichnitski, le mari de Marfa, debout, bras ballants, et silencieux alors, sur la droite, donc, de l’image ; puis, au centre et un peu sur la gauche de l’image, surmontant un lourd et large corps revêtu d’un immense tablier bleu, le visage, un peu lunaire, plus petit, et de face, de Marfa, assise un peu en arrière-plan, bien calée, et pour cause, sur une banquette que couvre un tapis rouge et vert, contre le mur de la pièce, à gauche et en contrebas de la fenêtre lumineuse _ à son côté, tout à gauche, presque au bord de l’image, un tout petit chien posé sur la banquette _ c’est à peine si on le remarque au premier coup d’œil _, lève un regard affectueux en même temps qu’inquiet, humide, vers sa maîtresse ; et enfin, au premier plan, en bas et bien au centre de l’image, la silhouette impavide, dressée sur son séant, assis et de dos, du chat noir, tranquille, sur un premier tapis de couleurs rayé : la famille, animaux compris, est au complet. C’est Marfa qui parle ; tous, son mari, ainsi que le chat et le chien qui la regardent, l’écoutent _ Patrick Desbois, Svetlana Biryulova, la traductrice, ainsi que le photographe, Guillaume Ribot (et peut-être d’autres membres de l’équipe _ ils étaient onze en tout à Novozlatopol ce jour-là _ l’indication se trouve page 190), auxquels Marfa s’adresse, ne sont pas physiquement présents sur l’image. Le visage, pâle, chaviré, aux yeux grand écarquillés (et un peu rougis) de Marfa, légèrement de biais, nous apparaît tout à la fois profondément « retourné », pensif et interrogateur _ tant Marfa paraît ne « revenir » toujours pas de ce qu’il lui a été donné de « contempler » : la photo ici prise « reçoit » le visage dans le déploiement même du « travail » _ dans tous les sens de ce terme _ du souvenir, et de l’acte tout simple de « rendre compte » (=  parler à qui vous écoute), qui en émane directement _ à moins qu’il ne s’agisse pour Marfa à cet instant d’écouter à son tour la question, ou la réponse, du Père Desbois en train d’être traduite : on voit Marfa tendre un peu l’oreille, pendant que sa bouche, prête à continuer de parler, demeure entr’ouverte : vouloir faire le tour de l’intensité d’un tel regard serait vanité ou folie _ sauf peut-être à être un Lucian Freud. Marfa, au corps massif de soixante-quinze ans de travaux des champs _ comment est sa respiration à l’instant du cliché ? _, se tient assise lourdement sur la banquette sur laquelle reposent ses mains fatiguées ; ses pieds comme provisoirement basés ou campés sur le sol, installés dans de vastes pantoufles fourrées _ le Père Desbois nous précise (et c’est toute une éthique que la « précision ») que pour se déplacer elle doit utiliser un tabouret ; tandis que son mari écoute, les bras toujours ballants, et avec bien de la lassitude sur les traits labourés profond du visage _ écrasé peut-être par ce dont la voix de sa femme est en train de « témoigner » _, les yeux baissés à la fois de côté, vers le mur, et vers le sol (où au moins trois seaux et cuvettes sont posés sur la kyrielle bariolée de tapis) ; chez eux, dans leur pièce principale, à Novozlatopol.

le travail de « reportage » d’une équipe de collectage

L’image de ce regard de femme à ce point _ = degré (mais c’est aussi le « punctum« ) _ de désolation nous est donné parmi un plus que précieux cahier de photos en couleurs inséré entre les pages 96 et 97 du livre « Porteur de mémoires« . Et le témoignage enregistré, terrible lui aussi dans sa sobriété factuelle, de Marfa et Ivan Lichnitski, au cours de deux séances d’entretiens successifs ce jour-là, est rapporté tel quel de la page 194 à la page 214. Soit le résultat d’une séance, parmi toutes les autres, de « reportage » _ c’est le mot : re-porter, r-apporter, re-layer des « témoignages », en « témoignage », à son tour (= « témoigner » de « témoignages ») _, parmi les « porteurs » (de plus en plus âgés _ la vie passe) « de mémoire » : c’est là l’expression si juste du titre donné par le Père Patrick Desbois à ce grand livre, modeste « présentation » d’un grand travail (urgent, d’ampleur, et essentiel) de collectage, ré-collectage et/ou re-cueillement, ou encore re-cueil (de « témoignages ») _ quel mot choisir ? _ en cours… Une affaire importante. Face au « passage à l’as » des crimes et à l’oubli.

photographier l’acte même de la mémoire _ « là-bas, soixante ans plus tôt » _ dans « le regard _ fugace mais formidablement présent _ de ces yeux qui ont vu« 

De son photographe, Guillaume Ribot, Patrick Desbois fait cette présentation-ci (pages 70-71) : « A chaque rencontre avec un témoin de la Shoah par balles, il y a un moment, parfois bref, où le témoin n’est plus avec nous. Il est là-bas, soixante ans plus tôt, caché dans un buisson ou perché dans un chêne, non loin de la fosse, où les Juifs attendent la mort, là où on les assassine. Ce moment-là, Guillaume grâce à son regard et à la maîtrise de son art _ facteur « humain » et facteur « professionnel » indissolublement unis, si j’ose dire _ sait le saisir, sans voyeurisme, avec respect. Il parvient à exprimer _ soit relayer par cette simple image _ l’émotion _ perceptible et perçue alors par lui _ des témoins en les photographiant _ pour nous la donner à percevoir à notre tour, cette émotion fugace, qui, par la puissance de ce medium de la photo, vient atteindre et percer la couche d’indifférence de quiconque à qui l’image tombe sous le regard ; et qui accepte de la re-garder, contempler. Avec lui _ Guillaume Ribot, photographe_, je peux saisir _ pour toujours (et pour l’humanité tout entière) en « revenant » au regard du « témoin » (telle Marfa) saisi, puis conservé (= archivé), et devenu pour toujours accessible à qui regarde la photo _ le regard des témoins, ces yeux qui ont vu » _ et « voient », alors, ces instants-là, encore, ou/et toujours = (ne cessant plus jamais, même, de pouvoir les re-voir, « en pensée », en « mémoire active » et purement « réceptive » à la fois), à cet instant-ci (de la photo prise). Soit, pour le photographe, saisir en ce regard (présent, du témoin) ce qui, lui aussi (de ce qui est alors _ « objet » de la mémoire _ mentalement regardé, du passé lui-même, du souvenir _ d’horreur _ alors, en cet instant même, dés-enfoui du passé si péniblement maintenu à distance, tant forcément il a puissance d’obséder) ; je reprends le fil de la phrase : soit, saisir, en ce regard, ce qui, lui aussi, en un éclair, passe, telle une ombre (ou un ravage), sur le visage ; mais qui accède aussi, par la vertu de la photo, à l’expression gravée, sur la pellicule, de l’éternité à laquelle ce regard même s’était, en, et par, cet instant (rarissime), « hissé » _ plus encore que « glissé », comme par quelque interstice entre les parois de l’espace ;  ainsi qu’entre les travées des rails implacables des instants du temps qui ne cesse(nt) de s’égrener.

le glissement-hissement, dans et par le temps (et au présent), dans l’éternité ; du « témoin » ukrainien (comme du narrateur de « La Recherche« )
_ ou le « passage » ombreux et lumineux à la fois de la mémoire du témoin, et ce qu’il « ombre » du regard


De même que _ et aussi exactement « comme » _ le narrateur de « A la recherche du temps perdu » (le narrateur que Proust fait s’exprimer à la première personne du singulier : « Longtemps je me suis couché de bonne heure« …) « retrouve », « véritablement », les sensations _ moins graves et moins horribles, certes : non tragiques, sinon, tout de même, la fugacité (et mortalité _ incontournable _ qui va avec) de la vie ; ainsi que la peine, bien effectivement éprouvée, elle, de la perte de ceux que nous aim(i)ons et qui viennent de disparaître, ou ont disparu (telle « la grand-mère », dans le cas du narrateur du roman de Proust _ ou sa propre mère, pour l’auteur, soit Marcel Proust lui-même) ; de même que _ je reprends le fil de ma phrase _ le narrateur de « La Recherche « retrouve » « véritablement », donc, les sensations (éprouvées autrefois) de la saveur de la madeleine trempée dans le thé, l’alignement des clochers de Martinville (aux détours des sinuosités de la route), ou le dénivelé des pavés inégaux de Saint-Marc de Venise, à travers la sensation bien présente _ dans le présent de la narration de « La Recherche » _ des irrégularités du pavage de la cour d’entrée de l’hôtel de Guermantes _ et puis le bruit du choc de la cuiller contre une soucoupe (évoquant un bruit de marteau sur les roues d’une locomotive), et le toucher de la raideur empesée de la serviette disposée sur la table dressée (évoquant une sensation similaire au Grand-Hôtel de Balbec) _ bruit et toucher si forts alors _, à cette extraordinaire « matinée de la princesse de Guermantes« , qui « fait » l’éblouissant final du « Temps retrouvé » _ jusqu’à la fulgurance proprement renversante, pour qui s’y expose en le lisant, du « bal de têtes » : un sommet de la puissance du verbe poétique de la littérature. A comparer avec celle de quelques voyages outre-tombe : les voyages d’Ulysse, d’Énée, d’Orphée, de Dante avec Virgile, etc… La démarche d’écriture de Proust peut nous aider à pénétrer le sens de la démarche (= les « focalisations » _ des « enquêteurs » _ sur ce qu’il faut aider à « laisser venir », soit des « focalisations » du « regard » de la mémoire _ des « témoins ») de chacun des membres de l’équipe du Père Desbois, dans la mesure où l’effort de chacun d’eux est de re-cueillir ce passage _ en, avec et selon tout son tempo _, ce passage ombreux et lumineux tout à la fois de la mémoire (elle-même « re-cueillant », ou plutôt « ac-cueillant », ce qui « vient » et « se donne » à elle, ici, du passé, par le medium du souvenir, qui se met à « revivre », de son « tremblé », ou « scintillé », si singulier et troublant qu’il affecte de son ombre le regard tourné alors vers « le dedans »), à travers toutes les épaisseurs, pourtant, mais devenues soudain légères et transparentes, déposées par les temps et les sables accumulés d’une vie, jusqu’à l’advenue-parousie du « temps retrouvé« , sans majuscule ici : il s’agit de chaque instant qui lui-même re-vient, lui-même re-surgit, et res-suscite, de lui-même _ fut-ce, comme en l’occurence de la « Shoah par balles« , « un temps » vécu _ avec tout ce qu’il a aussi « imprégné », et ici saccagé et souillé _ ; fut-ce, donc, un « temps » vécu d’horreur insoutenable, à ce degré d’insensé, telle que la seconde du bruit du percuteur (de la carabine Mauser), la balle qui pénètre la nuque et déchiquette la matière grumeleuse cervicale (celle des arcanes luxueux du souvenir et des circuits fulgurants de la parole), avant que le corps tombe dans la fosse où il sera enfoui, gisant, sous d’autres couches de corps, de sable, et/ou de chaux.

ou selon le commentaire proustien du phénomène : « l’homme affranchi de l’ordre du temps à l’état pur« 

Dans l’expérience savoureuse, « de plaisir » elle, du narrateur-artiste de Proust, cela donne (pages 178 – 179 de l’édition Folio du « Temps retrouvé« ) : « Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. Tant de fois, au cours de ma vie, la réalité m’avait déçu parce qu’au moment où je la percevais, mon imagination _ d’artiste, poète, écrivain (qu’est, ou que voudrait être, le narrateur de « La Recherche » : dont cette œuvre est le récit même de l' »aventure » _, qui était mon seul organe _ d’artiste _ pour jouir de la beauté, ne pouvait s’appliquer à elle _ la réalité _, en vertu de la loi inévitable qui veut qu’on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l’effet de cette dure loi s’était trouvé neutralisé, suspendu, par un expédient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter _ scintiller _ une sensation _ bruit de la fourchette et du marteau, même titre de livre, etc… _ à la fois dans le passé, ce qui permettait à mon imagination _ est-ce cependant le mot juste ici ? _ de la goûter, et dans le présent où l’ébranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact du linge, etc… avait ajouté aux rêves de l’imagination _ ou plutôt à ce que vient donner le souvenir de la mémoire en acte ? _ ce dont ils sont habituellement dépourvus, l’idée d’existence _ et grâce à ce subterfuge _ idem _ avait permis à mon être d’obtenir d’isoler, d’immobiliser _ la durée d’un éclair _ ce qu’il n’appréhende jamais : un peu de temps à l’état pur. (…) Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l’homme affranchi de l’ordre du temps. » Le narrateur commente alors ainsi cet « évènement »-« avènement », nous donnant pas mal à penser pour éclairer l’ombre du passé passant alors sur le visage et le regard saisis au présent de l’acte de la mémoire : « Et celui-là, on comprend qu’il soit confiant dans sa joie, même si le simple goût d’une madeleine ne semble pas contenir logiquement les raisons de cette joie, on comprend que le mot de « mort » n’ait pas de sens pour lui ; situé hors du temps, que pourrait-il craindre de l’avenir ? » Et (page 182) : « De sorte que ce que l’être par trois et quatre fois ressuscité en moi venait de goûter, c’était peut-être bien des fragments d’existence soustraits au temps, mais cette contemplation, quoique d’éternité, était fugitive. Et pourtant je sentais que le plaisir qu’elle m’avait, à de rare intervalles, donné dans ma vie, était le seul qui fût fécond et véritable » _ ce dernier commentaire étant d' »artiste »… Il ne s’applique évidemment pas au regard de Marfa, au travail terrible de la mémoire qui advient ici alors en elle, et par l’absolu de son désolement…

et la capacité de recueillir ce phénomène-là par les « receveurs de témoignages » du Père Desbois (comme par l’auteur _ Proust _ de « La Recherche« )

Soit, pour quiconque s’y livre _ tels les « témoins » témoignant _, une véritable « expérience » (ainsi qu' »épreuve ») d' »instants d’éternité », en ce qui est « alors » _ en ces instants du présent, qui continue, lui, de couler (et heureusement), en son tic-tac mécanique ordinaire, ou plus encore le grain charnu qualitatif de sa « durée » _ vécu et ressenti, à rebours de  _ en même temps qu’en « cohabitation » avec _ la mécanique naturelle du temps physique, qui continue d’occuper, donc, et en permanence, notre quotidien. Une expérience poétique (ou/et mystique) aussi, à coup sûr. Certes. A cela aussi, il faut, pour ces « re-cueilleurs de témoignages-là que sont les membres de l’équipe du Père Desbois, aussi quelques aptitudes « poïétiques »… Re-cueillir le « passage de l’ombre » (en le regard) de tels « instants d’éternité » sur les visages (burinés de leur quotidien le plus prosaïque, sans trop vouloir préjuger) de ceux qui (= les témoins de l’horreur) en sont, si extraordinairement fugacement, affectés, et cela _ le « re-cueillir », pour le « re-cueilleur du témoignage » _, avec la plus grande délicatesse, requiert en effet infiniment de tact (= d’art _ pas seulement photographique) de la part du photographe, pour s’en tenir au cas précis de la photo de Marfa obtenue (= ac-cueillie) par Guillaume Ribot : pendant que Marfa « parlait » à Patrick Desbois via la traduction de Svetlana la traductrice. Cela rejoint une remarque faite ailleurs, un peu plus haut en cet essai, sur l’aptitude des peintres à figurer en peinture _ pour eux, les peintres, en leur œuvre propre, et leur (humble) coup de pinceau en de la matière colorée _ les mystères mystagogiques de la foi _ tel celui l’Annonciation, c’est-à-dire le passage, la visite de, et la rencontre de (et avec) l’Ange, pour la Vierge Marie. Le « protocole » _ qu’on se souvienne de la querelle d' »étiquette » des ambassadeurs de France auprès de la Sublime Porte, en « l’affaire du sofa » en 1678 et suivantes _ ; le « protocole » ici de « re-cueil des témoignages » mis au point par le Père Desbois, assisté, bien sûr, de chacun de ses collaborateurs « professionnels » _ chacun en sa « branche » de compétence « technique », ou « scientifique », ou « pratique » _, et se formant à tout cela (de si neuf et rare !) forcément sur le tas _ qu’est-ce qui aurait donc pu les préparer à « re-cueillir » et même d’abord à « saisir », et déjà simplement « rencontrer », de tels « instants », de cette qualité singulière et anomique là ? _ ; le « protocole » des entretiens, donc _ j’y arrive _, aidant, bien sûr, à préparer et encadrer cela _ im-préparable et in-encadrable, lui !

l’opération de « re-connaissance » des « disparus » retrouvés

Voilà ce que j’ai ressenti dans le regard foudroyé et le visage renversé (par le souvenir : auquel viennent d’accéder, et « à vif », et sa mémoire, et son récit, ensemble) de Marfa Lichnitski, calée sur sa banquette, chez elle, à Novozlatopol ce 30 décembre 2006. Chapeau à toute l’équipe de ne pas avoir « brisé » ni « effrité » cela, d’être allé jusqu’à ce que « se prenne » dans et par le « témoignage » cette « qualité d’humanité »-là « dite » (par la mémoire parlante du « témoin ») et « écoutée et reçue » (par les « re-cueilleurs du témoignage ») dans les villages presque perdus (et « retrouvés », car « rencontrés ») des quatre coins de l’Ukraine actuelle _ pour avoir été en 1941-42-43-44, « un continent d’extermination« . C’est la pierre angulaire (« professionnelle » aussi, et par « l’équipe ») de l’hommage rendu aux massacrés _ qui cessent « alors », si peu que ce soit, et à ces instants-là _ de « réception » des « témoignages », d’être seulement des « disparus » (« The Lost« , selon le terme de Daniel Mendelsohn, au départ de sa recherche : à partir de quelques paroles et souvenirs de parents (à commencer par son grand-père maternel, Abraham Jäger), déjà disparus eux aussi (morts) _ mais eux, on sait comment ; on peut se rendre sur leurs tombes (à New-York, ou à Miami) _, de quelques lettres, ou de quelques photos qui jaunissent) ; qui cessent, donc, d’être des « disparus », « perdus »et « séparés » (de nous), « évanouis », dont on est « sans nouvelles » depuis, dont on a perdu toutes traces, « engloutis » dans la nuit-néant océanique d’un définitif opaque oubli ; comme ils l’étaient _ « disparus » _ tant qu’on n’était pas, ainsi, (re-)partis « à la rencontre de » leurs traces, fussent celles _ des os, des douilles _ de leur exécution dans quelque fosse _ fut-elle au cœur de leur propre village (celui dans lequel ils vaquaient à leurs occupations, menaient leur vie), ou à l’orée du bois _ là-bas en Ukraine. « On » vient, pour eux et pour nous, de les « retrouver ».

résurrection de la connaissance

C’est comme si, par le « signal » tout neuf de leur « localisation », les cadavres absurdement sacrifiés de toutes ces vies absurdement volées, ressurgissaient tout vifs des fosses où on les avait contraint à venir (à pied, par camions, ou par trains) « disparaître » _ dès avant la résurrection de quelque Apocalypse. Telle celle que donne à admirer le pinceau de Luca Signorelli à la Cappella San Brizio du Duomo d’Orvieto ; ou celui de Michelangelo Buonarotti, à la Cappella Sistina du Palazzo Vaticano. Ou, en poésie, en français par exemple, le tableau si puissant qu’en donne la plume d’Agrippa d’Aubigné en ses « Tragiques« . Par exemple, au livre VII (vers 661-684) :

« Mais quoi ! c’est trop chanté, il faut tourner les yeux
Éblouis de rayons dans le chemin des cieux.
C’est fait, Dieu vient régner, de toute prophétie
Se voit la période à ce point accomplie.
La terre ouvre son sein, du ventre des tombeaux
Naissent des enterrés les visages nouveaux :
Du pré, du bois, du champ, presque de toutes places
Sortent les corps nouveaux et les nouvelles faces.
Ici les fondements des châteaux rehaussés
Par les ressuscitants promptement sont percés ;
Ici un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
Là l’eau trouble bouillonne, et puis s’éparpillant
Sent en soi des cheveux et un chef s’éveillant.
Comme un nageur venant du profond de son plonge,
Tous sortent de la mort comme l’on sort d’un songe.
Les corps par les tyrans autrefois déchirés
Se sont en un moment en leurs corps asserrés,
Bien qu’un bras ait vogué par la mer écumeuse
De l’Afrique brûlée en Tylé froiduleuse.
Les cendres des brûlés volent de toutes parts ;
Les brins plus tôt unis qu’ils ne furent épars
Viennent à leur poteau, en cette heureuse place
Riants au ciel riant d’une agréable audace.
 »

Soit la force quasi thaumaturgique de l’Art : du moins pour nous lecteurs du poème aujourd’hui ; pas pour Agrippa d’Aubigné. Mais ne nous leurrons pas : il ne s’agit certes pas de cette rédemption-ci _ par la force d' »image » (et de « vision » offerte à délectation esthétique) de l’Art _ dans le sobre et élémentaire « travail de (re-)connaissance » de l’équipe du Père Desbois enquêtant. Mais d’abolir un peu du (colossal) silence « historique » de ces « disparitions » : exécutions en nombre, et d’une foule gigantesque d’individus _ les exécuteurs adressant les chiffres de leurs additions à leurs supérieurs à Berlin sous la forme codée, via bulletins météorologiques, de niveaux de pluviométrie ! _ ; d’une foule gigantesque, donc, de personnes anéanties, elles, une à une, par une balle unique. Diminuer un peu du vide (abyssal) de ces « disparitions », par la « lumière » (définitive) de ces « instants » de « mémoire effective », et « vrai témoignage », de la part de « témoins » « rétablis » au plein de leur « authenticité » de « personne », avant qu’eux-mêmes, par leur mort naturelle personnelle _ « la bouche emplie de terre« , soient définitivement rendus (= retournés) au silence. Effriter la moindre partie que ce soit du « secret » et du « brouillard » (complices) du crime advenu, par la moindre connaissance, déterminée dans le détail de la précision de ce qui s’est effectivement passé. Même si, du côté des bourreaux et des gestes de crime (= ouvrir la fosse + tirer la balle dans la nuque), résiste _ imprescriptiblement (cf Vladimir Jankélévitch) _ l’acte de Mal de l' »extermination ».
...
l’exploit du policier Humpel, à Senkivishvka, en 1941


A propos de bourreaux-exécuteurs, dans « Porteur de mémoires« , on trouve aussi ceci : au village de Senkivishvka (dans le district de Volhynie), en 1941, le policier Humpel, « avant de commencer, le matin, revêtait une blouse blanche, comme une blouse de médecin, puis descendait » _ dans la fosse. « Luba pense qu’il voulait protéger son uniforme. Régulièrement, il arrêtait les tirs, remontait, faisait une pause, buvait un petit verre d’alcool, puis redescendait« . Comment procédait-il ? « Il assassinait chaque Juif, l’un après l’autre, d’une balle dans la nuque« , venait de préciser Luba. Puis « une autre famille juive, dénudée, descendait et s’allongeait » _ dans cette même fosse. « Le massacre a duré une journée entière. Humpel a tué tous les Juifs du village, seul. » La sœur de Luba, Vira, « habite dans un autre village. Elle confirme le témoignage de Luba. Elles étaient ensemble, il y a soixante-et-un an, à côté de la fosse commune. Vira ajoute que Humpel, celui qui a assassiné les Juifs, a été tué par les résistants bandéristes, dans une forêt, pas loin. Après avoir interviewé ces deux femmes, je remonte dans notre camionnette. Je viens d’enregistrer le quatre cent soixantième témoin qui a vu l’assassinat par fusillade des Juifs en Ukraine » : c’est ainsi que le Père Desbois introduit le lecteur dans le vif de son sujet, presque au début de son premier chapitre _ intitulé « Ukraine, printemps 2007 _ 31 mars 2007, 10 heures du matin » (pages 11-12).

le désert de « témoins » qu’était l’Ukraine pour les bourreaux nazis

La litanie de la sélection des témoignages recueillis en Ukraine par le Père Desbois et son équipe est accablante (et sera le plus possible exhaustive, aussi, bien sûr _ et là, c’est une course contre la montre). Il ne s’agissait donc pour les bourreaux-exécuteurs (nazis et affidés) que de « corps » à le plus vite « abattre », « éliminer » et « liquider », telle une viande avariée infectieuse _ et répandant bien vite une atroce odeur pestilentielle. Témoins parmi lesquels, sous les regards desquels (ainsi que petite « main d’œuvre » auxiliaire, « réquisitionnée » sur place, très ponctuellement, en fonction des besoins, pour divers « petits travaux » adjacents _ « il me faudra des années pour comprendre l’ampleur des réquisitions« , précise page 104 le Père Desbois) ; sous les regards desquels, donc, se produisaient les massacres, directement dans les fosses creusées à cette fin ; les paysans ukrainiens n’ayant guère d’importance non plus _ si j’ose dire : mais il y avait des priorités dans le « nettoyage » (ainsi que dans les « ordres » venant de Berlin !) _, pour les assassins, au point de « compter » quasi « pour rien » ! comme peut seulement « compter » une main d’œuvre esclave, en ces opérations de « liquidation »  génocidaire _ ; les paysans ukrainiens, donc, ne seront pas même « éliminés » : les balles n’étaient que pour les Juifs _ « Une balle, un Juif. Un Juif, une douille« , ainsi que l’a rapporté le chef de la Einsatzgruppe D, le SS-Gruppenführer Otto Ohlendorf lors de ses conversations avec un psychologue pendant le procès contre les membres des Einsatzgruppen à Nuremberg, précise en note de bas de page Patrick Desbois, page 77.

la dignité d’une « écoute »

Qui chercherait, alors _ et aurait pu chercher jamais _ à entendre (= à écouter « vraiment ») d’aussi pauvres « sous-hommes », eux aussi _ même s’ils ne sont pas tout à fait aussi « bas » que les Juifs dans l’échelle de la « sous-humanité » _, « fondus » en quelque sorte, que de tels « sous-hommes » étaient, dans le « décor » de ce « nulle part » (= ce « désert » !) de l’Ukraine, pour les nazis de la pseudo « race aryenne », loin, si loin, eux, de leurs foyers _  leur « heimat » : soit encore une affaire de « focalisation »… Incapables, de devenir jamais, ces va-nus-pieds, de véritables « témoins » _ et crédibles ! Qui leur accorderait pareille dignité que celle de « témoins » ? Et, déjà, qui pourrait s’enquérir de quelconques « témoignages » _ « dignes d’écoute » _ de la part d’aussi misérables miséreux ? C’est qu’il existe bien de la marge entre « entendre, voir, parler », et « regarder, écouter, témoigner » !

la part de l’effroi dans le génocide

Cette remarque aussi de Patrick Desbois sur la « facilitation » du génocide à proportion de l’effroi _ des victimes comme de ceux qui y assistent (page 89) : « Cette tentation de ne pas penser est connue des génocideurs et de leurs complices ; elle est intégrée dans leurs plans. C’est peut-être pour cela que les génocides sont perpétrés sans souci de discrétion. Les assassins de masse savent que les témoins _ et même les victimes survivantes (tels Primo Levi, ou Imre Kertesz, à leur « retour », à Turin, et Budapest, comme ils en ont fait le récit, le premier dans « Si c’est un homme » (« Se questo è un uomo« , rédigé pour l’essentiel l’année 1946, et reçu dans l’indifférence à sa parution en 1947) ; et le second dans « Etre sans destin » (« Sorstalansag« , publié en 1975, ne rencontrant à sa réception que « Le Refus » _ « A Kudarc« , titre, ainsi que contenu, du roman suivant de Kertesz qui fait le récit de ce « rejet », éloquent, lui aussi, de ce dont « témoignait » « Etre sans destin« , à Auschwitz, à Buchenwald et à Zeitz ; et publié, lui, en traduction française par Actes-Sud en 2002 ; « Etre sans destin » étant paru aux Éditions Actes-Sud en janvier 1998) _ ; les assassins de masse savent que les témoins _ donc _ seront peut-être écoutés _ même pas, « entendus » seulement ; et encore ! _ mais rarement crus.«  « L’autre arme _ ajoute Patrick Desbois _ est l’indifférence« _ la force d’inertie. Cela rejoint l’incrédulité… Mais même « accepter ce savoir sur la Shoah à l’Est est _ ou était, pour ceux qui se lançaient en cette « équipée » _ un chemin difficile. Certains n’ont pas continué, ne pouvant pas supporter cette connaissance qui s’imposait brutalement à nous«  _ note le Père Desbois page 91. « Pour ne pas savoir, on se fabrique des a priori qui escamotent la réalité. Il me faut _ confie-t-il _ pour entrer dans une véritable connaissance, le temps de faire disparaître les clichés, et de laisser le réel s’imposer, peu à peu«  _ apprivoiser l’approche de la sauvagerie, brute et brutale, de ce « réel » faisant irruption, et, de son côté à soi, oser et savoir franchir le bouclier des résistances habituelles : soit toute une épistémologie, à la Gaston Bachelard (cf par exemple : « La formation de l’esprit scientifique _ Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective » (chez Vrin, en 1934)… Ou un apprentissage de la rigueur et de l’honnêteté dans (toutes) les démarches du juger.

l’effroi : un régime de panique et de dé-focalisation

Quant à l’effroi, en son essence, c’est un régime de panique : un chavirage (total), assorti d’une éradication (totale également), de tous les repères tant soit peu installés ; une dés-installation ultra-rapide, violemment bousculée, et sauvage, oui, de toutes les familiarités (et familles, au régime de tranquillité plomb-plomb d’habitudes et de confiance(s) : « pacifiques », pacifiées _ la paix se tisse, patiemment) ; avec impossibilité de pratiquer assez promptement (= utilement et efficacement) de nouvelles « focalisations ». La panique terrorisante désempare totalement, toute patience d’attention étant détruite, privée du temps minimum de « focalisation » nécessaire pour se fixer de nouveaux « foyers de repérage », pour remplacer les « focalisations » ordinaires, tombées, caduques, d’un coup _ par cette agression sauvage _, et désormais « hors-service » ; à remiser d’urgence au grenier. A commencer par les plus simples questions : « où aller » ? où « courir » ? où « se cacher » ? où « se mettre à l’abri » pour survivre ? si _ et quand _ l’on n’a rien « prévu », ni si peu que ce soit « anticipé » ? C’est la panique ! Même pas _ ou si rarement (quelques gestes désespérés) _ le « sauve-qui-peut » ? L’innocent se précipite en courant dans la gueule du lion et du loup.

la stratégie de la terreur dans le programme des massacres génocidaires

Dans le cas des génocides et des génocidaires, la technique (soigneusement organisée et forcément programmée, elle, jusque dans sa sournoiserie endormeuse) de l’agression et de la terreur qui l’accompagne _ « terreur » à peine « mise en scène » : son cursus, violent _ et vite « professionnellement » rodé _, étant de lui-même, en lui-même, par lui-même, une fois « déclenché », assez « spectaculaire », au sens de « fascinant » _ et même « médusant » _, ici) ne laisse, avec son « temps d’avance » foudroyant (et ses armes qui tuent, bien sûr, et à tire-larigot !), pas le moindre « temps de pause » aux agressés et victimes (en familles) à assassiner, ni davantage, non plus, aux divers « témoins », tétanisés _ ceux sur place (les autres, je veux dire qui soient, si peu que ce soit, « mis au courant », « informés », sinon « alertés » _ mais sont-ce des « témoins » ? _ ; les autres « témoins », témoins « éventuels » seulement, donc, sont plus loin, ou très loin, par exemple les « acteurs », et/ou actants, de la dite « scène internationale » ! _ et vite à la merci de la distance et du « brouillard » dense de l’incrédulité, s’ils n' »interviennent » pas) _ ; la technique de l’agression et de la terreur ne laisse pas le moindre temps de pause, donc, afin de procéder si peu que ce soit aux mesures de « re-focalisation » qui seules permettraient de s’aviser, et « à temps » _ un « à temps » diantrement utile, ici ! _, de ce qui survient et surprend et affole (tragiquement, mais sans la distance, ici, sur cette « scène-de-crime », existant entre la salle et la scène, au théâtre ; ou la salle et l’écran, au cinéma : avec « mise à mort », ici, donc _ en une fosse qui n’est pas la fosse d’orchestre) ; et surtout sans le temps de mettre en place _ sinon à de très rares exceptions près _ des stratégies vraiment efficaces de réaction : échappée, fuite, mise à l’abri, protection et sauvegarde. Où vivre (et rester) caché à l’instant même ? Où continuer à vivre en ce nouveau quotidien ultra-bousculé, violent, meurtrier ? La technique à grande échelle de l’effroi et de la terreur _ technique de guerre et de destruction (massive, et ne s’embarrassant guère, non plus, de trier entre « population civile » et « soldats ennemis en armes ») _ est aux antipodes des arts de l’é-gard et du re-spect _ avec ce qu’ils comportent de distance et de temps (de ré-flexion) _, qui sont des arts de la civilité ; et de la civilisation qui s’en-suit _ de cet é-gard et de ce re-spect, à distance polie et « affectueuse », veux-je dire. Tempérée dans son attention et sa mobilité ; qui tient alors quelque chose de la danse. Ni paniquée, ni tétanisée, ni inerte. Sur ce qu’impliquent (= demandent) le visage et le regard, relire la méditation fondamentale (le « Ne me tue pas ! » du regard) d’Emmanuel Lévinas (1906 – 1995) : « Ethique et infini » ; « Entre nous _ Essais sur le penser-à-l’autre« .

les processus de civilisation de la civilité : une dynamique (plurielle) à mettre en place, activer et entretenir

La civilisation _ et déjà sa dynamique même, avant ses résultats _ : la civilisation, donc, de la civilité, c’est le « commerce » et la « société » _ actifs ! _ de la co-existence paisible, pacifique, et d’abord, ne nous leurrons pas, « pacifiée » _ qu’il a fallu  _ et qu’il faut, et qu’il faudra, encore et toujours, bien sûr, continuer de _ pacifier (= éduquer à la paix) ! _, entre des personnes qui ont bien voulu  _ et continuent de s’efforcer, activement, et non pas seulement « à leur corps défendant », de bien vouloir _ renoncer à s’agresser ; et ont décidé de  _ et continuent de _ déposer les armes (les épées, les poignards) ; de ne plus se battre en duel, pour une peccadille, mais de se saluer (se serrer la main désarmée et dégantée), se parler et converser : s’écouter et se répondre l’un l’autre. La « civilisation des mœurs » _ le livre, majeur, de ce titre (« Über den Prozess der Zivilisation« , « La Civilisation des mœurs« ), du philosophe et sociologue Norbert Elias (1897 – 1990), paru en Suisse en 1939 _ la date et le lieu ne sont que trop significatifs _, devra attendre sa réédition en 1969 (la traduction en français, chez Calmann-Lévy, date de 1973, pour sa première partie, sous ce titre ; et de 1975 pour la seconde, sous le titre de « La Dynamique de l’Occident« ), pour être enfin « effectivement reçu » (= lu, commenté, discuté, compris) d’un plus large public _ ; la « civilisation des mœurs », donc, et des « arts » _ au quotidien, et dans, et par, le quotidien _ « de la paix » _ je dis bien « et des « arts de la paix » », au pluriel _, c’est, après l' »adieu aux armes », et, positivement, la mise en place, puis l’entretien, au quotidien, en effet, de processus authentiques de « vraies » négociations, de « vrais » accords, de « vrais » contrats : toute une construction, de participation active et de toilettage permanents _ non unilatéraux, avec la mise aux point de compromis complexes _, ainsi que d’institutionnalisation de « rencontres » qui soient, elles aussi, « authentiques », « vivantes » et « confiantes » _ toute une éthique aussi ; et pas « de façade », pas hypocrite (du style « faites ce que je dis, et pas ce que je fais ») : il y aurait aussi beaucoup à dire sur l’efficace, unique _ ou « vertu « vraie », et pas seulement nominale ! _, de l’exemple ; versus les mensonges endémiques proliférants ces temps, jusqu’à s’afficher sans vergogne « décomplexés » _ assortis, les mensonges, et renforcés, du considérable succès idéologique de « la morale » et des « moralines » aujourd’hui, particulièrement, bien sûr, dans les médias : le Janus biface plaisantant grassement, à l’occasion, de son propre « sans-gêne », devant le public ébaubi s’étourdissant de ses propres applaudissements au « virtuose » _ admiré pour la performance formelle ! (sans rien, et pour cause, de « fond » !)_, et en redemandant, qui plus est ! Le vice ne l’est jamais autant que sur fond (brouillé) de ses propres hommages menteurs à la vertu, c’est bien connu (« Tartuffe« ) _ mais pas assez compris : « vraiment » compris. A comparer avec la « vraie politesse du cœur ».

cinéma de l’effroi et arts de la rencontre

Si « cinéma » de l’effroi il y a là, en cette « technique » de la terreur armée et meurtrière (dont le comble est ce massacre génocidaire _ par exemple, cette « chasse aux Juifs » en Ukraine de 41 à 44), il est aux antipodes des rythmes _ alentis _ et « arts » _ de « vraie » douceur _ de la « rencontre » personnelle, avec ses « apprivoisements » (et « focalisations » des regards) délicats et nuancés dans leur détail, même s’ils demeurent toujours fondamentalement fragiles _ ouverts qu’ils sont, non moins fondamentalement à (et sur) l’altérité : l’altérité de l’autre comme, aussi l’altérité de soi (et en soi-même : Paul Ricœur intitule un de ses grands ouvrages « Soi-même comme un autre« , aux Éditions du Seuil en juin 1996) _ ; ajoutées à leur « alliage » entre elles, fin, délicat, complexe _, et échouant souvent, peut-être, aussi _ il n’est pas facile de transformer la fébrilité affectueuse du corps désirant (= de la chair _ aux antipodes de la « viande », ou du « muscle ») en l’inquiétude sereine et heureuse du vrai tact d’un « amour » vrai : comme dans le cinéma, « à la ferraraise », d’un Michelangelo Antonioni. Nous ne cessons de tourner autour.

détruire les traces matérielles du génocide : l’opération « 1005 » _ la perspective du Tribunal de l’Histoire

Un chapitre de « Porteur de mémoires » _ je m’y recentre _, le chapitre XVI _ « La maison-mère du négationnisme : la 1005 » _ livre aussi au dossier le détail factuel de la mise en œuvre « technique » méthodique (dès l’été 1942) de l »élimination systématique des « traces matérielles » du génocide, confiée à la direction du SS Paul Blobel, et codée « 1005 » » ; à partir du cas précis d’un témoignage assez éprouvant, celui de Maria, à Voskresenské (dans le district de Nikolaiev), le 13 juillet 2006 : l’équipe de prisonniers de guerre soviétiques qui avaient « dû » _ suite à l’inondation d’une « fosse » à cadavres de Juifs lors d’un débordement de la rivière proche qui « avait découvert des corps qui étaient encore entiers » _ ; ces prisonniers avaient « dû ouvrir la  fosse, verser de l’essence et les brûler » ; et bien, ces prisonniers de guerre, enfermés à l’intérieur du « poulailler du kolkhoze » (transformé en la prison de ces prisonniers) sur lequel on avait déversé des flots d’essence, tous pris au piège, « ont brûlé vivants » : « les cris étaient terribles« , raconte ravagée de sanglots Maria (en son témoignage des pages 232 – 233, qui complète le chapitre). Si les nazis tenaient pour quantité négligeable (= pur « décor » et « désert ») les paysans ukrainiens (simples spectateurs impuissants, ou « réquisitionnés » et si peu que ce soit désormais « complices » _ « la liste des petits métiers de la mort est longue et à chaque voyage elle se rallonge« , note le Père Desbois page 124) auxquels ils laissaient, comme avec indifférence, la vie ; en revanche, ils se méfiaient très sérieusement de la machine étatique soviétique, l’ennemi de guerre, et de ses procédures rodées. Mais, à l’échelle de l’URSS, « les SS chargés de brûler les corps _ au lieu de les laisser pourrir dans les fosses _ avaient sous-estimé leur travail et s’étaient englué dans les charniers des grandes villes. L’avancée de l’Armée rouge interrompit leur volonté de destruction«  _ destruction de ces cadavres, qui allaient en conséquence de quoi poursuivre leur décomposition dans les fosses, note en conclusion du chapitre Patrick Desbois, page 229. Et dont les os qui demeurent, non dissous, ni partis en fumées, constituent, pour qui les re-cherche et les re-trouve par son enquête « scientifique », autant de « preuves » avérant les « faits » (bel et bien advenus), pour l’instruction du procès « à mener » encore _ ces crimes demeurant « imprescriptibles » : cf le livre de Vladimir Jankélévitch « L’Imprescriptible » _ ; l’instruction du procès à mener, donc, devant le tribunal de l’Histoire (et pour l’opinion universelle : l’humanité), des atrocités réalisées alors (entre 1941 et 1944) et là (en Ukraine, des Carpates jusqu’au « Don paisible« ).

le recueil de « dernières paroles » : « Olena, Olena, sauve-moi !« 

Les noms de chacune des victimes (et de toutes) « identifiées » par des « témoins » _ leurs voisins, leurs amis _ à l’instant (ou sur le chemin) de leur exécution dans les fosses (ou assassinées autrement) _ = les « identifiant » nominativement, quand cela est possible, pour la postérité, à défaut de leur donner une sépulture « personnelle » _, sont précieusement « re-cueillis » par l’équipe du Père Desbois, parmi l’établissement des diverses données factuelles des exactions (dans toute la gamme de l’horreur) ayant eu lieu en 1941, 42, 43 et 44, dans ce qui constitue le territoire actuel de l’Ukraine. De même, les exemples identifiés de quelques personnes ayant tenté de fuir au cours du transport vers les fosses d’abattage, s’ils ajoutent à la désespérance, renforcent aussi la foi en la mission « pour la mémoire des disparus », auprès d’éventuels descendants de survivants de ces personnes (et familles) massacrées : tout est méticuleusement archivé, avec les méthodes les mieux éprouvées, par l’équipe du Père Desbois. « Chaque témoin est unique, comme une protestation unique contre l’anéantissement abject de ses voisins juifs assassinés« , résume parfaitement le Père Desbois, à l’entame du chapitre XV, « Un village, une extermination« , page 215. Par exemple, à Khvativ (dans le district de Lvov, au pied des Carpates), un des tout premiers témoignages _ obtenu après un très long moment de réticence, avant de se décider à « parler enfin ! » _ d’Olena, quatre-vingt onze ans : « Dans l’un des camions _ « militaires allemands » et « remplis de femmes juives » _, soudain elle a reconnu une amie de sa mère qui s’est mise à crier : « Olena, Olena, sauve-moi ! » Elle reprend son souffle : « Plus elle criait, plus je me cachais dans les blés. J’étais jeune et j’avais peur que les Allemands nous tuent comme ils tuaient les Juifs. Cette femme a crié jusqu’à ce qu’ils la conduisent à la fosse. Jusqu’au dernier moment je l’ai entendue crier : « Olena, Olena, sauve-moi !«  » « C’est la première fois _ commente Patrick Desbois au présent de son compte-rendu, à la page 84 du livre _ qu’un témoin nous transmet les dernières paroles d’une personne juive exécutée par les nazis.«  Avec cette conclusion-ci, encore : « avec ce récit _ d’Olena _, je découvre que les témoins connaissaient les victimes par leur nom«  ; mais aussi en même temps « qu’ils ne pouvaient rien faire«  (page 84, toujours) : ce qui provoque une lourde mauvaise conscience. Bien vite, cependant, les « récits de témoins » de ce génocide « par balles » d’il y a soixante-quatre, soixante-cinq, puis, à ce jour _ le compte à rebours défilant _, soixante-six ans, vont se multiplier…

une ingéniosité de terrain en même temps que systématique au service des méthodes et du protocole d’enquête

Ainsi, de la moindre « découverte » _ le chapitre VII s’intitulant « De découverte en découverte » _, le Père Desbois, bourguignon de formation mathématique, esprit vif et aigu s’il en est, en même que caractère patient et déterminé _ que rien n’arrête facilement _, tire-t-il immédiatement, avec un redoutable sens de la déduction autant que du pragmatisme, un « enseignement de terrain » qui lui permet régulièrement d’affiner _ analytiquement _ et systématiser _ synthétiquement _, de concert, et avec la plus redoutable efficacité, méthodes et « protocole » les plus subtils d’enquête que jour après jour il a à élaborer, et appliquer, avec son équipe. Le tout formant une « méthodologie » _ le chapitre XI s’intitule « De l’empirique à la méthodologie« .

« les dernières paroles des morts » et « les dernières paroles du Christ« 

Pour le Père Desbois, prêtre catholique, l’expression « dernières paroles » _ « Je me souviens de (chacun de) ces gens qui transmettent les dernières paroles des morts« , souligne-t-il page 176 ; « tous ceux qui, jusqu’à aujourd’hui, ont gardé en mémoire les dernières paroles de leurs amis«  (page 177) _ ; l’expression « dernières paroles« , donc, ne peut manquer d’évoquer l’exemple des « Dernières Paroles du Christ » (= crucifié, sur la croix), recueillies _ au nombre de sept _ dans les évangiles de Jean, de Luc et de Matthieu _ soit dans le texte de la vulgate : « Pater, dimitte illis ; non enim sciunt, quid faciunt » (Jean, XIX, 17-18) ; « Amen dico tibi : hodie mecum eris in paradiso » (Luc, XXII, 39-43) ; « Mulier, ecce filius tuus, et tu, ecce mater tua » (Jean XIX, 25-27) ; « Eli, Eli, lamma sabbacthani ? » (Matthieu, XXVI, 45-47) ; « Sitio » (Jean, XIX, 28-29) ; « Consumatum est » (Jean, XIX, 28-29) ; et « Pater, in tuas manus commendo spiritum meum » (Luc, XXIII, 44-46). En français : « Père, pardonne leur : ils ne savent pas ce qu’ils font » ; « En vérité je te le dis : aujourd’hui tu seras avec moi au paradis » ; « Femme, voici ton fils ; et toi, voici ta mère » ; « Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ? » ; « J’ai soif » ; « Tout est consommé » ; et enfin « Père, je remets mon esprit entre tes mains« .

égards de parole et d’écoute

Parler _ fût-on le Christ (sur la croix, donc) _, c’est forcément parler à quelqu’un _ à son Père ; au « bon larron » _ comme au « mauvais » _ mourant à côté de soi ; à sa mère et à son frère (ou ami), tel Jean l’Evangéliste ; au Seigneur, à nouveau ; aux centurions-gardiens ; peut-être à soi-même ; et enfin, à nouveau à son Père, pour ces sept « paroles » du Sauveur. C’est se tendre, se tourner _ telle Marfa sur la photo _, vers une écoute ; « s’adressant », comme on dresse l’oreille, à cette écoute, au moins éventuelle, sinon effective ; demander cette écoute ; la quérir, en faire la prière : « s’il vous plaît ! » ; en attente sans doute aussi de quelque réponse, c’est-à-dire d’un é-gard : le contraire de _ vox clamans in deserto _ crier désespérément, car en vain, dans le désert. Parler, c’est espérer forcément une écoute _ quelque écoute ; et déjà s’apprêter à la recevoir, et à y répondre, à son tour, comme en (et à) quelque é-gard que ce soit, qu’on reçoit. Dialoguer, converser. Comme un regard que quelqu’un, quelqu’un d’autre que nous, à nous, spécialement, nous accorde (= nous donne) _ et qu’on lui rend (= lui donne), à notre tour ; bien loin de lui faire l’affront de le lui refuser ; ou le lui « rapporter ». Un autre avec lequel « nous faisons » ainsi « commerce » et « société », pourrait-on dire, si ces expressions ne se trouvaient souvent bien dévaluées, détournées, par les temps qui courent… « Nous entretenir » _ ensemble et mutuellement _, au lieu d’agir, soi seul (ou dans son coin), « à sens unique », parmi de pures choses, qui ne répondent pas : soit un désert ; ou carrément contre autrui. Carmen, l’institutrice, dans la « séquence ferraraise » d' »Al di là delle nuvole » _ « Par-delà les nuages« , en 1996 _ d’Antonioni, sur les images de laquelle séquence nous nous sommes un peu penchés, distingue ainsi le simple « bruit de la mer« , qui s’évanouit (= se dissipe, se dissout, « disparaît »), de la musique, en ritournelle, des « paroles » humaines (des « mots« , dit-elle), qui demeure, elle _ cette musique prenante des mots _, longtemps, voire toujours, dans l’air, à « nous parler« … Aussi sommes-nous bien loin de quitter, ici, à propos de ces « ultima verba » (des massacrés), le territoire et la configuration de la « rencontre », en l’éventail, la palette, la gamme, de ses occurrences et facettes, et par ce détour même (ou incise) des « massacres par balles » des fosses collectives d’Ukraine, ces années de la dernière décennie quarante…

« Les Sept dernières Paroles de Notre Sauveur sur la Croix » : l’œuvre musicale de Josep Haydn pour à la chapelle de la Santa Cueva de Cadix

Les « dernières paroles » du Christ (en croix) _ j’y reviens _, telles, aussi, que Joseph Haydn les a mises en musique pour l’office (avec un rituel spécifique et original) du vendredi-saint de la « Hermandad de Santa Cueva » à Cadix, à la demande, en 1785, de José Saenz de Santa Maria, marquis de Valde-Inigo, et chanoine de cette église _ le marquis venait de perdre son père, à la mémoire duquel c’était là, aussi, pour lui, une façon de rendre hommage avec grandeur. L’œuvre de musique de Joseph Haydn _ en allemand « Die sieben letzten Worte unseres Erlösers am Kreuze » _, composée tout spécialement pour cette « Confrérie de la Sainte Grotte » à Cadix, en Andalousie, était à l’origine seulement instrumentale. L’évêque qui célébrait cet office consacré à la méditation du sacrifice rédempteur du Christ, prononçait en effet du haut de la chaire chacune des paroles du Sauveur sur la croix, assortie d’un commentaire, que venait ensuite prolonger une paraphrase musicale (développée à raison d’une dizaine de minutes pour chacune), afin de « soutenir » la « méditation » orante des fidèles sur ce legs, tout uniment divin et humain, du Rédempteur. En forme de rotonde, le temple tout tendu de noir de la crypte se voyait plongé _ la célébration commençait à la demi-journée _ dans le recueillement de l’obscurité _ celle-là même de la Crucifixion de Jésus, en dépit du plein-jour extérieur : rappelant le rituel de « Ténèbres », à matines, lui, où les treize cierges demeurés allumés sur l’autel étaient successivement éteints, jusqu’à ce que le dernier (représentant le Christ), soit _ sans être éteint, lui _ seulement ôté de la vue des fidèles, déposé derrière l’autel (pour réapparaître en gloire le dimanche de Pâques _ les autres cierges, représentant, eux, les apôtres) ; le jour venant lentement bientôt dissiper la ténèbre.

le rituel des « Sept dernières paroles du Christ » à la chapelle de Cadix

Les parois, les (rares) ouvertures et jusqu’aux colonnes de la chapelle de cette crypte, étaient en effet entièrement tendues de voile noir ; seul un lustre-chandelier, suspendu au centre de la rotonde (constituant la chapelle), proportionnait son éclairage tremblé, mouvant, à l’obscurité de la cérémonie rappelant le ciel d’encre (de tempête) de Jérusalem au moment de la mort de Jésus. A midi même, les portes du temple étaient ainsi fermées, et commençait la musique. Après ce prélude du concert d’instruments, l’évêque, monté solennellement en chaire, y proclamait la première des sept paroles, assortie d’un commentaire de sa signification pour la foi. Puis, redescendu de la chaire, le célébrant s’agenouillait devant l’autel. Et c’est à ce moment de recueillement de l’assemblée des fidèles, que la symphonie revenait prolonger et nimber de son halo harmonique (= par une sonate, paraphraser mélodiquement) la parole commentée. Et ainsi, pour chacune des sept paroles, l’évêque montant en chaire, en redescendant, et l’orchestre déployant à chaque reprise ses phrases musicales pour accompagner la méditation des mots du Christ. Joseph Haydn (1732 – 1809) appliqua pour sa composition ce schéma du rituel de la Confrérie ; et compléta les sept développements musicaux (sept fois adagio) par une introduction et un final, le terremoto ou tremblement de terre, afin de figurer celui qui marqua, zébrant des éclairs de la tempête éclatant alors, le passage à l’éternité du Christ. C’est sous cette forme instrumentale orchestrale (pour 2 flûtes traversières, 2 hautbois, 2 bassons, 4 cors, 2 trompettes, timbales, violons, altos, violoncelles et contrebasse) qu’ainsi l’œuvre fut donnée à la Santa Cueva de Cadix, le vendredi-saint 6 avril 1787, en début d’après-midi, donc. Avant de devenir bientôt aussi, suite à son retentissant succès par toute la catholicité, un oratorio ; les « Paroles du Christ » n’étant, cette fois, plus prononcées (non plus que commentées) par le célébrant, mais chantées par un chœur. En 1792, en effet, Joseph Friebert (1724 – 1799), chanoine et directeur musical de la cathédrale de Passau sur le Danube, en avait réalisé une version chantée pour chœur (sur un texte en allemand qu’il avait commandé au poète berlinois Karl Wilhelm Ramler _ 1725 – 1798 _ membre de l’Académie royale, ainsi que directeur du Théâtre royal de Prusse, à Berlin) ; laquelle version d’oratorio fut donnée à la cathédrale de Passau le vendredi-saint. En découvrant un peu plus tard cette « adaptation » (bavaroise) pour chœur de son œuvre orchestrale (gaditaine), Joseph Haydn se mit à remanier, avec l’amicale participation du baron Gottfried van Swieten (1733 – 1803), la partition chorale de Friebert, tout en conservant le texte de Ramler pour les paraphrases de commentaire des « sept Paroles » du Rédempteur. Cette nouvelle et dernière version des « Sept dernières Paroles de Notre Sauveur sur la croix« , sous forme d’oratorio, donc, fut publiée par Breitkopf & Hartel à Vienne, sous l’autorité du compositeur, en 1801.

« Adieu la vie !« 

Et avant de quitter cet intense chapitre (des « dernières paroles« ), cette sublime simplissime « dernière parole »-ci, juste avant la claque du percuteur, du garçon juif à son amie Anna, lequel garçon  _ qui « était avec (elle) à l’école » _, la « sachant cachée dans une baraque en bois« , tout à côté, « au moment de se faire fusiller, s’était retourné vers elle en lui disant : « Adieu la vie ! » »(page 176). Ou comment, envers et contre tout, se réserver _ en le partageant sonorement : « Adieu la vie !«  = aussi « adieu l’amie ! » _ tout de même « le mot de la fin » ; et mot, encore et surtout, d' »amour de la vie » _ une vie « approuvée », y compris jusque là, en cette « affirmation-célébration » du bord de la fosse. Comme une nique _ plus que d’adolescent _ au regret abyssal forcément, mais forcément sans s’y attarder (trop long et lourd : surtout en pareille urgence !) ; comme une nique à la piqûre de regret de la perdre, cette rare vie-là, à ce jeu de comble d’absurdité.

Deux legs de chants d’allégresse « à la vie » : le cri de l' »adieu » du garçon juif de Bousk ; et l’explicitation de son « passer le temps » ou « s’y tenir » par le sage de la tour de Montaigne


Parole d' »Eternel retour« , à la Nietzsche (une fois saisie toute la dimension _ vertu _ d' »épreuve » de pareille « intuition »). Ou à la Montaigne au final (lui aussi : livre III, chapitre 13) des « Essais » : après une explication détaillée de son « dictionnaire« , « tout à part (lui) » : « je passe le temps, quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas « passer », je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais, et se rasseoir au bon«  _ tout une gymnastique et une cinesthésie. Et Montaigne de se gausser de « ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, gauchir et, autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable » _ quel gâchis ! Lui, la connaît « autre » ; et nous livre son mode de dégustation : « Si la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie » _ avec toute la gratitude requise. Qui lit et retient pareille leçon ? à part François Jullien dans « Du « temps »  Eléments d’une philosophie du vivre » (chez Grasset, en février 2001). Avec cet hymne flamboyant en conclusion : « Pour moi donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer« . Même si ici, pour « la cultiver » (la vie !), il fallait, à ce garçon de Bousk, faire fissa, faire vinaigre ! Mais c’est _ cet « Adieu la vie ! » _ quand même pareil (bien qu’en ultra-rapide, alors) que « cultiver » au fil des jours, certes, et au fil de l’âge, pour Montaigne : « voire en son dernier décours, où (il) la tien(t) », cette vie… Même s’il reste difficile d’appliquer encore au garçon juif de Bousk la remarque adjacente du bordelais : « et nous l’a Nature mise en mains, garnie de telles circonstances et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle _ la vie _ nous presse et si elle nous échappe inutilement«  !.. La « circonstance« , ici à Bousk, et pas qu’un peu, « presse » ; et n’est guère « favorable » à pareille montanienne « culture » de la joie du moment. D’autant que pour le coup, il y aurait certes lieu de « se plaindre » d’autres que soi (= les assassins), nous la faisant bel et bien hélas « échapper » et carrément perdre, cette « vie » pourtant « nôtre » ! Mais il en allait aussi ainsi durant les ultra-sanglantes guerres de religion, parmi les massacres desquelles vécut au quotidien Montaigne. La suite de la méditation montanienne _ sur sa vieillesse avec son lot de divers maux corporels _ demeure fort intéressante encore pour le cas de l' »adieu à la vie » du garçon juif de Bousk. Montaigne cite Sénèque : « Stulti ingrata est, trepida est, tota in futurum festur » : la vie de l’insensé est ingrate, elle est trouble, elle s’emporte vers l’avenir tout entière _ pour ce qui est de l’avenir à cette effroyable heure-là à Bousk !.. « Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. » Sauf que le garçon de Bousk, lui, ne philosophe pas sur l’art général de vivre (=  saisir, prendre et « tenir »), de vivre le présent (son présent) ; qu’il dispose de bien peu de loisir (ou de marge, ou d’écart) pour « se composer » (= « se préparer ») « à la perdre« , « sa vie » ; mais qu’il a à affronter, et avec quelle urgence, la circonstance d’une situation déterminée singulière (de meurtre infligé) laissant fort peu de marge de manœuvre : comment échapper à la balle du fusil déjà armé ?! Je poursuis la méditation de Montaigne : « Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre _ et c’est le cas ici du garçon juif de Bousk ! Il y a du ménage _ cet « art » si précieux « d’exister » (= sagesse effective, car efficiente _ merci, François Jullien : en son « Traité de l’efficacité« , chez Grasset, en 1997) que nous lègue ici, en ce dernier « essai » (livre III, chapitre 13, donc), Montaigne _ à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application _ tel est bien en effet le secret _ que nous y prêtons _ « prêter (et « plus ou moins ») application » : la formule est magnifique de justesse. Principalement à cette heure _ du « dernier décours« , de la vieillesse chargée de maladies, pour Montaigne _,  que j’aperçois la mienne _ de vie _ si brève en temps _ pas autant toutefois que celle du garçon de Bousk, en la « circonstance » _, je la veux _ mais dans un espace (= laps, moment) de temps relativement confortable, encore _, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite _ là, à Bousk, c’était le cas ou jamais de dire ce mot de « fuite » _ par la promptitude de ma saisie _ il y faut bien de la vivacité (ou « présence d’esprit », suivie de l’efficacité du geste) _, et par la vigueur de l’usage, compenser la hâtiveté de son écoulement _ on ne saurait mieux dire. A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine« , détaillait son art d’exister (= jouir vraiment de ce « cadeau des cadeaux » qu’est « vivre », en en découvrant et pratiquant « l’usage » de la « possession« ) le sage de la tour : lui dont l’âme mesure « combien lui vaut d’être logée en tel point _ la librairie à l’étage supérieur de sa tour _ que, où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle« … Mais la sagesse (et la joie) du « salut à la vie« , au moment que la balle qui la lui ôte est déjà toute prête, elle, dans le chargeur ; la sagesse (et la joie) du « salut à la vie« , donc, du garçon juif de Bousk à l’instant de venir basculer dans la fosse _ puisque c’est de lui surtout qu’il s’agit ici _, est absolument identique à la sagesse un peu plus lente, en fait « alentie », et pourtant si « prompte« (= à jamais jeune, en esprit), du vieux Montaigne, tout mûri _ sans en être alourdi _ de son expérience (« De l’expérience » est justement le titre donné par Montaigne à cet ultime « essai » de son livre) : c’est le même alerte chant d’allégresse d’action de grâce « à la vie » (du garçon _ se retournant pour crier son « adieu la vie ! » _ qu’on est en train de prendre _ = assassiner) qui nous est restitué au plus vif, mais oui, grâce au « re-cueillement » _ à Bousk, district de Lvov, le 29 avril 2004, du « témoignage » d’Anna Ivanivna Dychkant, l’ancienne jeune fille amie, de soixante-dix-sept ans maintenant à cette date _ elle n’a rien oublié. Contre le fait le plus violent (de cette mort infligée par balle _ de fusil Mauser !), la parole _ le chant, le cri _, et « il n’y a pas photo ! », demeure la plus vive.

la chaîne renouée et prolongée des témoignages

La parole prononcée _ par le garçon _ ; écoutée _ davantage qu’entendue _ par Anna, sa camarade de classe ; puis souvenue, contre vents et marées d’une vie, par cette femme ; puis restituée par la mémoire et le témoignage _ de la vieille Anna qu’elle est devenue, « en son dernier décours » _ ; en même temps que re-cueillie par ceux qui ont si fort et si délicatement, à la fois, voulu, à leur tour, que cette formidable parole (d’assassiné) soit re-dite et ré-écoutée ; puis encore transmise à toux ceux qui maintenant vont la lire, et s’arrêter, si peu que ce soit, la « méditer » ; et ne pas, voire ne plus, l’oublier, à leur tour ; et la re-dire encore, à d’autres, de nouvelles générations : soit toute une chaîne « amicale » (en même temps qu’inquiète et s’efforçant aussi de ne rien négliger en matière de mesures préventives effectives, face aux déchaînements, à fleur de tant d’instants, des haines) ; tout une chaîne « amicale », donc, de « mémoires », contre le néant de l’ignorance et de l’oubli où _ dans la fosse duquel néant _ on avait voulu enfouir _ à jamais _ tout cela. Oui, c’est le même chant d’action de grâce, le même hymne à la vie, dont l’écho, tout vibrant, retentit, re-vit, re-resplendit, n’en finit pas, grâce au recueillement du « témoignage », de se prolonger dans la lumière soyeuse du bel été sub-carpatique : « C’était l’été, il faisait bon« , à Bousk (page 182, pour le récit de ce témoignage d’Anna Ivanivna Dychkant). Montaigne encore : « C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être«  : « célébration« , avais-je commencé à dire en mon article-souche ; et dans la _ montanienne _  « loyauté« , dois-je poursuivre ainsi.

recueillir pour « construire » (au lieu de laisser dé-faire) « l’humanité »

Le Père Desbois _ qui a fondé en 2004 l’association « Yahad_In Unum » (et dirige le Service des évêques de France pour les relations avec le judaïsme ; de même qu’il est conseiller auprès du Vatican pour la religion juive) _ participe, par ce recueillement-récollection, si important, de « témoignages » des massacres « par balles » de 1941-44 dans l’actuelle Ukraine,  à l’hommage dû, aussi, à ces morts restés « sans sépultures », dans des fosses ouvertes et refermées à la va-vite, et laissées _ sauf l' »opération » « 1005 » _ plus ou moins « telles quelles » depuis. Ainsi à Khvativ (district de Lvov, aussi) et sa « Forêt sur les Juifs » (nom qui à lui seul signifie…), devant des os à fleur de terre, découvre-t-on ce commentaire du Père Desbois, page 85 : « Ici se perd la dernière trace de dignité humaine et religieuse, l’enterrement des os de ses morts. Des hommes, des femmes et des enfants sans tombe ni sépulture comme un ultime signe de déshumanisation«  _ ou « barbarie » (sur ce concept, qu’on se reporte à l’analyse du philosophe Patrick Henry). Et pour « que les descendants puissent savoir où leurs grands parents ont été assassinés » (ajoute-t-il, page 147). Et encore, au-delà de cet « acte de justice vis-à-vis des morts«  _ et de ce « besoin », des descendants (mais aussi de l’humanité tout entière, devant le tribunal de l’Histoire), de connaître la vérité _, un « travail » tel que celui du Père Desbois et de son équipe constitue « un acte de construction _ parce que « fondation » _ de la civilisation« . Et sans doute « aussi un acte de prévention d’autres génocides.«  « Mon travail _ dit avec son souci de pragmatisme le Père Desbois _ consiste aussi à dire que, même si c’est bien plus tard, quel que soit le génocidaire, quelqu’un viendra et trouvera. Le sang d’Abel ne cesse de crier vers le ciel. Comme il est écrit dans la Genèse : « Ecoute le sang de ton frère crier vers moi du sol », Genèse, 4.10 «  (pages 178-179). Que les assassins sachent : ex-humé, le crime trahit immanquablement la responsabilité de qui en a commis l’acte ; jamais à la fin des fins la mort ne parvient à bout de la vérité.

libérer du secret _ ou le pervers pacte de complicité avec les bourreaux

Un art de « retrouver » qui _ que ce soit clair, en acceptant de répondre à un tel « cri d’appel » _ fait encore partie de l’art du « rencontrer »_ pour l’équipe du Père Desbois. L’option claire _ autant éclairante, ou clarificatrice, qu’éclaircie _ du « témoignage » libère enfin ces nouveaux « témoins » _ devenus tels, actifs, et enfin : par la vertu et la grâce de leur « témoignage » _ de l’obscur et interminable autant qu’involontaire « pacte de complicité » brouillé et pervers les liant, bien malgré eux, et depuis si longtemps, aux bourreaux-exécuteurs assassins. « Pacte » qui les faisait, eux, malheureux « spectateurs » de hasard de l’horreur, un malheureux jour de la guerre, par le poison tourmenteur de quelque obscure mauvaise conscience _ de n’avoir « rien pu faire » pour leurs voisins et leurs amis, ou d’avoir été « réquisitionnés » _ sur la menace des armes _ pour quelque indigne (et en cela coupable) besogne _ ; « pacte » pervers, donc, qui, incroyablement, les faisait partager avec les meurtriers, criminels absolument cyniques, eux _ l’enfouissement des victimes dans le néant lourd, effroyablement, à son tour, du vénéneux secret. Il faut infiniment de tact et de délicatesse d’art de l’approche, du contact et de l’entretien, pour vaincre l’empoisonnement à demeure et illimité d’un tel venin, et, vidant la plaie de son pus, faire surgir la joie rédimée d’une « vraie » confiance.

à la rencontre de ce que disent les voix assassinées

Ces vies assassinées, ces voix qu’on a cru avoir fait (et définitivement) taire, « parlent » donc « encore », et disent « quelque chose », fut-ce seulement des circonstances factuelles de leur absurde meurtre, pour peu qu' »on » aille à la rencontre, d’abord, des malheureuses traces : « signaux » mutiques (tels que douilles, par exemple) « à analyser », afin qu’ils livrent « techno-scientifiquement » leur moisson d’informations à qui sait les interroger. Et pour peu, aussi et surtout, qu' »on » aille à la rencontre des « témoins ». Ces « témoins » _ ils sont la « pièce capitale » de ce qui devient l’hommage (celui de la « vérité ») aux assassinés _ pouvant « parler », eux, à la différences des « choses », muettes ; et parler avec toute la richesse de précision du « moindre détail » : si mince soit-il, celui-ci offre l’infinie richesse du « vrai » _ voilà qui change du mensonge ; ainsi que du brouillard de confusion de quelque mauvaise conscience. Avec toute la richesse de précision du « moindre détail » « vrai », donc, d’un récit « fidèle » (de ce « détail » humain-là, très « humain ») des circonstances particulières, ou singulières _ c’est aussi une affaire d' »attention » et de « focalisation », positive _ de ce qui arrivé et tombé dessus, ce jour-là, aux assassinés basculés de la fosse. Le détail _ irremplaçable _ de tel geste particulier, ou de telle parole effectivement prononcée : ces « détails » que seuls les « témoins » qui de leurs yeux, ont « vu », « re-gardé », « con-templé » ; de leurs oreilles, « entendu », « écouté » et « re-tenu » ce qui advint alors (et est donc advenu).

le temps que se lève la réticence à la révélation

Et, remarquons-le aussi, au passage, les « témoins » ne sont certes pas près, tant qu’ils sont vivants, d' »oublier » : même si, et paradoxalement parce que, le silence du secret sur tout « cela », leur pèse douloureusement. Tant ils sont, aussi, et en même temps _ et c’est un facteur décisif _, « si près de le ré-véler », ce « secret », une fois la barrière de la « réticence » levée, avec la part de « honte » (de quelque faute) qu’elle comporte, que cette culpabilité-ci soit réaliste ou fantasmée ; mais cette responsabilité adjacente-là est tellement minime comparée à celle, colossale, des tueurs ! Et cela, tant qu’un souffle de vie maintient, avec l’oxygénation du cerveau, une vivante mémoire : voilà encore pour le poids du « secret ». Ainsi voici l’exemple de la réticence à parler d’Olena : à Khvativ, village décidément pauvre en « personnes âgées » dès qu’on manifeste si peu que ce soit le désir d’en « rencontrer » quelqu’une, Svetlana, la traductrice, pénètre dans la maison où elle a pu, enfin, se faire dire et apprendre que résidait une personne âgée (de quatre-vingt-onze ans). Mais Svetlana « ne réapparaît qu’une demi-heure plus tard, la tête basse, désabusée : « Elle a tout vu, mais elle ne veut pas parler. Elle a peur du KGB. » Toute l’équipe _ qui se préparait à enregistrer le « témoignage » _ remballe, déçue. Moi, je ne peux pas me résoudre à quitter le village. J’observe la maison. Comment m’en aller, alors qu’il y a quelqu’un, à l’intérieur, qui sait tout ? Je ne partirai pas. J’attends, debout contre la barrière fermée, en regardant la porte comme une supplique. Au bout de quarante-cinq minutes _ de plus ! que la demi-heure de « négociations » de Svetlana, déjà _ la porte de la maison s’ouvre, tout doucement. Une vieille dame, petite et un peu voûtée, appuyée sur un bâton de bois noueux, sort. Elle porte un anorak gris et un beau foulard bleu. Elle s’approche lentement, lève les yeux vers moi et s’assied, en silence, sur un banc. Elle s’appelle Olena et veut bien parler. Après m’être assuré qu’elle ne repartira pas, je vais chercher Svetlana pour qu’elle me traduise les paroles de la vieille dame. Mon équipe s’installe et elle commence…«  La réticence et le secret d’Olena, c’était le terrible poids de remords sur sa conscience aujourd’hui toujours de « n’avoir rien pu faire« , sinon s’enfouir davantage encore « dans les blés » pour se cacher, à cette déchirante « dernière parole » de l’amie (juive) de sa mère, que les Allemands menaient alors à la fosse d’exécution, criant « jusqu’au dernier moment » : « Olena, Olena, sauve-moi !« … Indissolublement, « cette voix, ce cri qui a résonné dans la forêt, ces derniers mots« , re-dit encore à la page suivante (page 85) le Père Patrick Desbois…

l’hommage de la vérité

Seuls les « témoins » peuvent donner à connaître, et transmettre, et offrir _ c’est un legs inappréciable _ le « moindre détail »(de l’Histoire) des difficilement dicibles horreurs passées, que les bourreaux avaient pu croire à jamais enfouies dans le « secret » de l’effroi (d’un tel degré de déchaînement violence : de meurtres), renforcé de remords (d’en avoir été si peu que soit « complices ») des « spectateurs » malgré eux. Et par le « témoignage » très simple (= le pur et simple récit) de ce dont ils se sont trouvés un malheureux jour de guerre, les « spectateurs » bien involontaires, les « témoins » que, ce pas de la « réticence » à parler enfin franchi, voici qu’ils deviennent, comme le plus simplement du monde _ dans le cadre du « protocole d’entretien » mis peu à peu en place, avec une délicatesse infinie de doigté, par le Père Desbois _, passent du statut d' »assistants passifs » et vaguement « un peu complices » des horreurs sans nom qu’il leur est arrivé hélas de côtoyer, au statut, modeste mais effectif, d' »actants » de l’Histoire (l’Histoire des absurdes victimes de la folie génocidaire), en en rétablissant, par leur récit, leur « témoignage », une part, même si elle reste modeste, de « vérité » : contre le mensonge et le silence alliés jusqu’alors, sans qu’ils en aient eu forcément, du côté des « spectateurs », du moins une conscience nécessairement bien claire ; ils erraient plutôt, à cet égard, dans le brouillard… Par cette métamorphose des « témoins » qu’ainsi ils « deviennent », du fait singulier (et même de l' »épreuve ») que constitue pour chacun l’engagement et l’acte, d’abord difficile, d’accepter de bien vouloir « témoigner », les voici venant rendre l’hommage de la vérité (précise, détaillée) aux personnes massacrées, contre la barbarie sans nom (imposant le silence du massacre) des assassins.

et surmonter le déni de justice _ par la systématicité de la collecte-recueillement des témoignages

Soit comme une façon d' »écouter » et de « répondre » à l' »appel » des assassinés, même si peu que ce soit ; et de leur « rendre » quelque forme, si maladroite que ce soit, encore, de justice (sans non plus « déranger », ni, a fortiori, « violer », la paix du lieu où, épars, désormais, leurs restes gisent), contre le déni de justice du silence _ absolument indifférent et têtu _ du néant. Et donc « le choix _ décisif, d’autant que le temps presse, pages 85-86 _ de ne pas simplement visiter les villages où vivaient les Juifs, mais tous les villages d’Ukraine, s’appuyer sur les archives soviétiques, les archives allemandes de l’Est et de l’Ouest, la recherche balistique et l’enquête de terrain, les témoignages« . Une façon de ne pas laisser la victoire au meurtre brut et absurde ; non plus que le « dernier mot » au bruit de claquement du percuteur de l’arme du bourreau-exécuteur : carabines Mauser à chargeur de cinq balles, le plus souvent _ « cela explique pourquoi les nazis faisaient avancer les familles juives par groupes de cinq personnes«  ; pistolets Walther ; plus rarement fusils-mitrailleurs, mitrailleuses lourdes, ou autres. Sur les armes en usage parmi les bourreaux nazis, on trouvera page 80 les renseignements de l’expert en balistique de l' »équipe » de Patrick Desbois, Micha (qui est aussi anthropologue), rencontré un matin au marché « aux souvenirs » de Lvov.

En conclusion,

nous relirons « Porteur de mémoires«  du Père Patrick Desbois _ avec deux cahiers de photos de Guillaume Ribot _, aux Éditions Michel Lafon en octobre 2007 ;

et nous regarderons à nouveau les photos des lieux et des regards

de Guillaume Ribot…


Titus Curiosus, ce 12 novembre 2008

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