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le regard de la musicologue sur le regard du philosophe (Bachelard) sur l’activité féconde de l’imaginer

12juil

Ceci

serait comme une conclusion un peu synthétique à la seconde partie de mon article précédent, A propos de la poïétique, deux exercices d’application : Jean-Paul Michel et Gaston Bachelard,

je veux dire un bilan de ma lecture de l’essai de la musicologue Marie-Pierre Lassus _ celle-ci est maître de conférences HDR en musicologie à l’université de Lille-3… _ Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres

Le titre lui-même de l’essai, déjà, fait un peu difficulté :

ce serait par pur quiproquo qu’un tel essai se retrouvât au rayon « musique«  (ou au rayon « Beaux-Arts« ) d’une bibliothèque _ comme d’une librairie, aussi.

Car le terme « musicien » est pris ici métaphoriquement par Marie-Pierre Lassus :

Gaston Bachelard n’est pas (du tout ; en rien) compositeur de musique ;

ni _ ou trop peu _ non plus, praticien de quelque instrument que ce soit (de musique ; ni même d’une voix s’adonnant au chant !)… Il semble avoir renoncé à toute pratique instrumentale _ peut-être le violon… _ au décès de sa femme, en 1920 _ il avait trente-six ans.

Si la « thèse » de Marie-Pierre Lassus (les expressions qui suivent se trouvent aux pages 15 et 16 du livre)

est bien que

« cet art«  _ la musique ! _ fut le véritable fantôme de son imagination _ œuvrante en Gaston Bachelard : jusque, et surtout, dans l’écriture de ses essais de poïétique : la part probablement la plus originale de sa recherche de pensée, de son travail d’analyste-philosophe : consacré à l’« imaginer«  (ou « rêver«  ; cf, en forme de synthèse, sa Poétique de la rêverie, publiée en 1960… _,

le « clair-obscur » _ irradiant _ de son être,

sa partie vibrante _ et, ainsi, inspirante… ; rien moins ! _ ;

ce qui amène Marie-Pierre Lassus à se demander illico, page 16 :

« Mais qu’est-ce que la musique pour ce poète ? _ l’auteur devrait ici un peu plus et mieux distinguer le caractère poétique de l’écrire (et penser) de Gaston Bachelard d’avec l’objet de l’analyse visé par celui-ci : la Poiesis, à l’œuvre dans l’activité féconde de l’« imaginer«  (que Bachelard nomme aussi, ou baptise, « rêverie« , ou « rêver«  _ Comment écrire ce pur mouvement de la vie ?«  ;

et aussi, encore, page 20, à pointer

que

Bachelard « possédait des dons exceptionnels _ de perception ? d’écoute ? _ de musicien

qu’il a su mettre à profit dans son écriture au style _ = rythme ? _ inimitable » ;

au point que, toujours page 20,

« le philosophe _ analyste de la poiesis _ était _ rien moins que _ habité _ hanté, donc, avec la plus grande fécondité : celle du « génie« , dirait un Kant… _ par cette pensée _ creusante, labourante, fécondante : voilà ! _ musicale,

tellement intégrée à son discours, qu’elle fut pour lui une seconde peau«  _ celle qui ressent, en tout cas, en vibrant de (et par) toutes ses pores ; pas seulement un étui translucide et élastique pour les organes… ;

« la musique était pour Bachelard de l’ordre de l’expérience immédiate« , page 21.

il n’empêche qu’il ne s’agit pas là d’un travail de musicien-compositeur de la part de Gaston Bachelard ;

non plus, d’ailleurs que

d’un travail de poète _ même si tout au long de l’essai Marie-Pierre Lassus parle de la « poésie de Gaston Bachelard«  _ ;

mais de poïéticien…


Par exemple, page 23,

après avoir affirmé que,

à partir d’une « poésie induite » de la musique, « Bachelard a découvert le secret de l’activité poétique, d’origine musicale,

qui doit créer son lecteur et le vivifier«  _ oui ! _,

et noté, dans l’élan, que

« de fait, après une lecture _ de notre part, comme de la sienne à elle, l’auteur de cet essai… _ de Gaston Bachelard,

l’effet éprouvé est comparable à celui qui anime l’auditeur à la sortie d’un concert

ou à l’écoute d’un disque

qui l’a é-mu : on se sent plus vif, plus actif,

et on a la même _ voilà _ impression d’entrer _ mais oui ! _ dans un monde _ riche et cohérent en ses diaprures _ de mouvements et de forces _ c’est bien là LE facteur décisif ! en effet ! _,


Et Marie-Pierre Lassus d’en conclure :

« De là cette magie de l’écriture bachelardienne

_ voilà l’objet de l’analyse de la musicologue ici : ou comment la « poésie«  (en acte !) du style de Bachelard est l’instrument approprié (et efficient) à l’objet de sa recherche analytique (philosophique) : comprendre la poïesis œuvrante de l’« imaginer«  ;

objet traqué par notre philosophe bourguignon sous les espèces variées sensibles et plus ou moins mouvantes (et chatoyantes) de l’air, du feu, de l’eau et de la terre _

qui est le résultat d’une activité intense _ du poïéticien _, transmise au lecteur par l’intermédiaire du texte _ écrit _ et de sa musicalité » _ rien moins !!! page 23.

Et, page 24 :

« Chez Bachelard, « l’excès de vie »

_ Marie-Pierre Lassus emprunte l’expression à la page 40 des Fragments pour une Poétique du Feu, œuvre posthume (inachevée) de Gaston Bachelard, établie et publiée par les soins de sa fille Suzanne Bachelard en 1988 : « si nous pouvions faire sentir que dans l’image poétique brûlent un excès de vie, un excès de paroles,

nous aurions, détail par détail, fait la preuve qu’il y a un sens à parler d’un langage chaud _ voilà : une lave en fusion ! dirais-je, pour ma part… Bachelard mettant l’expression « langage chaud«  en italiques ! _,

grand foyer _ autre métaphore _ de mots indisciplinés

où se consume de l’être,

dans une ambition quasi folle _ de la part du poïéticien qu’il se fait alors… _ de promouvoir un plus-être, un plus qu’être« … :

curieusement, Marie-Pierre Lassus interrompt sa citation à « excès de vie«  : et manque le reste ! si merveilleux ! si lumineusement parlant de l’ambition du style même de Gaston Bachelard à l’œuvre, à l’écritoire ! _ ;

Chez Bachelard, « l’excès de vie », donc _ je reprends le fil de ma citation initiale _,

perçu dans le fil (et l’élan) des « images poétiques«  à déchiffrer-analyser,

provient de son expérience _ sonore (timbres et silences compris)… _ de musicien«  _ toujours cet usage ambigu…

Et d’ajouter, toujours page 24 :

« Bachelard a conservé dans sa poésie _ encore un autre usage ambigu !!! _ cet arrière-plan musical _ à relief et développements _ qui le caractérise »…

Là où l’intuition de Marie-Pierre est beaucoup plus heureuse _ que ces ambiguïtés de formulation et d’usage des termes de « musicien«  et « poète«  _,

c’est dans l’exploration ultra-fine de ce qui demeure de « musical » dans le style philosophique d’écrire et de penser _ mais est-ce dissociable ? _ de Gaston Bachelard s’essayant à l’exploration _ « quasi folle » ?.. _ du poïétique _ opération de « de promouvoir un plus-être, un plus qu’être«  : ces expressions sont cruciales !.. On eût apprécié que Marie-Pierre Lassus s’y arrête, les relève, les retienne, en en déduise (davantage qu’elle ne le fait : trop vite, et trop en passant) ce qu’elles impliquent et de la méthode et de l’ambition quant à l’ontologie (et au rapport de soi et de l’exercice à affiner de ses sens à l’être) _ :


« En répertoriant tous les noms de musiciens, musicologues et chanteurs cités dans ses livres,

nous avons trouvé des révélations sur sa manière _ générale autant que particulière et singulière _ d’entendre », page 24.

« Il nous est apparu ainsi que

la discontinuité

qui est au fondement de la pensée bachelardienne

rejoignait une notion centrale dans la musique du début XXème siècle« 

_ et « parmi les contemporains de Bachelard, Claude Debussy nous est apparu le plus proche en tant que créateur d’une nouvelle manière d’écouter la musique _ celles des choses, ou de l’être, ou du moins de ses flux, de ses ondes, aussi ?.. auxquels se rapporter, soi et ses sens… _ au XXème siècle« , ajoutera l’auteur, Marie-Pierre Lassus, page 25… _

: « loin de se soumettre à une continuité supérieure, d’essence mélodique (comme le pensait H. Bergson),

le temps _ musical, tout autant que bachelardien _ y est toujours jaillissant,

et non donné d’avance

_ ici je renvoie à mon article (du 10 mars 2009) : « la poétique musicale du rêve des “Jardins sous la pluie”, voire “La Mer”, de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié« , une lecture de l’essai remarquable de Jean-Yves Tadié : Le Songe musical _ Claude Debussy

En musique, cela correspond au rythme

qui surgit de cet ensemble _ si riche en la complexité qualitative sensible et mouvante, sans cesse « altérée« , activement et ultra-finement « variée« , de son tissu déroulé… : cf ici l’analyse magnifique de Bernard Sève : L’Altération musicale _ ou ce que la musique apprend au philosophe… _ constitué par les sons _ ou, mieux, « les timbres« _ et les silences« , pages 24-25…


Avec ce résultat, page 25, que,

si « le temps est essentiellement affectif » _ la citation est empruntée par Marie-Pierre Lassus à L’Intuition de l’instant (page 39) _,

« la poésie _ de l’écrire, tel que se l’assigne Gaston Bachelard (en sa poïétique), selon Marie-Pierre Lassus _ doit être polyphonique et verticale,

comme la musique et l’homme«  _ cf ici L’Air et les songes (page 283) ; voir aussi L’Intuition de l’instant (page 224)…

Au passage, cela m’évoque la thèse de l’« angularité«  que formule l’assez génial, lui aussi, Henri Van Lier, en son Anthropogénie, paru récemment, aux Impressions nouvelles ; cf le bel article sur ce livre (et ce philosophe hors des sentiers battus : Henri Van Lier), par Robert Maggiori, le 6 mai 2010 dans Libération : « Le tour de l’homme« 

Chez Gaston Bachelard aussi, nous avons affaire et à une anthropologie, et à une « anthropogénie«  ! Je note au passage seulement ici cette remarque de Robert Maggiori à propos des aperçus de Van Lier sur la voix : « Pour la voix, Van Lier ne se contente pas de voir les modifications anatomiques du visage et de la cavité buccale qui ont permis son apparition : il fait une théorie du ton, du timbre _ voilà ! _, du son, du chant, du rythme _ nous y sommes !!! _, des instruments musicaux, une histoire de la musique dans le monde grec, l’Inde ou la Chine, une sémiotique du signe musical, une étude de ses fonctions incantatoires, de la magie, du chamanisme, etc.« … Avec cette thèse : « la chance de l’Homme, c’est qu’il fait des angles »… A comparer avec les intuitions de Bachelard sur ce que la verticalité vient apporter (humainement) à l’horizontalité ; et l’importance décisive, ou cruciale, du rythme… Fin de l’incise Van Lier…


Par là, « l’esthétique bachelardienne et l’esthétique sino-japonaise _ Marie-Pierre Lassus y renvoie de façon judicieuse, notamment via l’œuvre de Tchouang-Tseu ! elle y revient à plusieurs reprises en ce livre ; et la page de couverture du livre présente trois illustrations (« Libellules à fleur de l’eau«  ; « Papillon poudré émergeant des fleurs«  ; et « Les Phénix chantent en harmonie« ), d’après des planches extraites du Fengxuan xuanpin, « un des manuels de cithare qin présentés dans la compilation Qinqu jicheng (introduction à l’étude du qin) dite QQJC, pp. 407 et 398«  _ partagent une même conception du monde fondée sur les éléments de la Nature dans laquelle tout est signe pour l’homme, appelé à en déchiffrer les mystères« , page 26.

Aussi, « en tant qu’imaginaire commun à l’humanité, la Nature, et ses mouvements, fut aussi le point de départ de la musique de Debussy (fervent amateur des estampes japonaises) et de la poésie (sic) bachelardienne« , toujours page 26.


Et Marie-Pierre Lassus d’annoncer qu’elle précisera en le détail des analyses de son livre « en quoi consiste l’universalité de son « esthétique concrète »

et ce que signifie, d’autre part, l’expression de « conscience créante » en regard de la notion d’activité issue de son expérience musicale (sic),

créatrice d’une poétique _ oui ! _ conçue comme une « philosophie de l’acte » ou « philosophie de vie en action »« ,

pour aboutir à cette proposition séminale, page 27 :

« C’est à cette source musicale _ en amont _ que Bachelard revient toujours _ en son écrire ! (ou style) _, en sollicitant _ en aval _ la mémoire sensorielle du lecteur qui, au contact de ses livres _ et à son tour : en lisant vraiment ! _, se reconstruit _ voilà ! _ en apprenant _ en le lisant ! donc… _ à bien respirer (ou à chanter).

Ce faisant, il a ouvert une voie nouvelle à la pensée _ poïétique : dont l’objet d’exploration (=visé) est la poiesis_ et a suivi d’autres chemins que les voies _ traditionnelles, déjà tracées et déjà empruntées par certains _ théoriques _ Aristote distinguait theoria, praxis et poiesis _ ou esthétiques _ en tant que déjà configurées, formées, sinon formatées…

En concevant _ c’est du moins l’hypothèse de travail ici de Marie-Pierre Lassus _ la musique comme une phénoménologie _ en acte (et en œuvres ! en résultant…) _ liée à une expérience humaine _ se faisant et défaisant, et métamorphosant sans cesse : à son plus vif, du moins… _,

il s’est intéressé à ce qui est au fondement _ radical ! _ de la relation _ vivante _ entre les êtres et les choses.

La musique, telle qu’elle est envisagée _ implicitement _ par Bachelard à travers _ principalement _ sa pratique d’écoute,

n’est pas un domaine réservé aux seuls spécialistes et musicologues. Elle fait partie _ de même que la poésie (des poètes ; ainsi que de quelques uns, aussi, des prosateurs…) _ de la vie« …


Alors, « elle est chez lui à l’origine d’une ontologie,

ou d’une « poétique de la relation »

pouvant permettre à l’homme de mieux habiter _ hölderliniennement ! « en poète » ! _ le monde,

à condition de se faire lui-même _ eh ! oui ! sans le craindre, mallarméennement… _ instrument, « harpe éolienne » _ cf le final musical éolien de Vendredi in le Vendredi et les limbes du Pacifique de Michel Tournier… _, à l’écoute des sonorités des êtres et des choses« …


Et Marie-Pierre Lassus de proposer, au final de son « Coup d’archet » d’introduction à son essai,

d' »inviter le lecteur à écouter cette action secrète de la musique sous les mots _ voilà ! c’est ce que signifie le mot « style » ! _

et à les vivre comme le recommandait Bachelard afin de mieux s’éprouver lui-même« , page 28 ;

et mieux penser (musicalement et poétiquement) en le ressentant mieux (ainsi !)

ce qui n’est pas nécessairement visible (= repérable ; ni calculable : ainsi un rythme n’est-il certes pas une cadence mécanique programmable !) :

tels les timbres et les silences, par exemple ;

et les rythmes…

Une dernière chose sur cet essai, Gaston Bachelard musicien _ Une philosophie des silences et des timbres, de Marie-Pierre Lassus :

si le livre ne donne pas lieu à une réelle et claire synthèse en son final, ainsi que je le relevai en mon article précédent,

c’est que l’écrire même de Gaston Bachelard _ à l’instar de celui d’un Montaigne, ou d’un Nietzsche, et de quelques autres de ce même acabit, tel un Pascal aussi… _ ne s’y prête guère,

me semble-t-il…


Et se révèlent infiniment précieuses à cet égard
,

alors,

les remarques de Suzanne Bachelard, sa fille, en Avant-Propos : Un livre vécu (de la page 5 à la page 24) au livre posthume de son père, dont elle a établi une version qu’elle a proposée (au lectorat un tant soit peu curieux) en janvier 1988 : les Fragments pour une Poétique du Feu :

« Quand mon père entreprenait la rédaction d’un livre, après des lectures nombreuses et des notes accumulées,

il commençait par le commencement _ futur, définitif _ du livre _ achevé et proposé ainsi à la lecture du lecteur à venir _,

il ébauchait _ voilà ! _ l’introduction,

plus exactement _ et la précision a toute son importance ! on va s’en aviser… _ le commencement de l’introduction,

parfois avec une note marginale : « un début possible ».

Il travaillait par reprise et rectification. Il ne raturait pas _ mais re-commençait… Il annotait le déjà écrit et récrivait.

Nombreuses sont _ ainsi _ les pages où n’étaient marquées que les premières phrases

auxquelles il attachait _ voilà ! un « départ«  ! _ une valeur dynamique _ de propulsion du penser : de l’écrire comme du lire !

Je me souviens qu’en lisant les Monologues de Schleiermacher il me parla avec admiration du « grand coup d’archet » par lequel commence le livre : « Keine köstlichere Gabe vermag der Mensch dem Menschen anzubieten, als war er im Innersten des Gemüths zu sich selbst geredet hat ».

Écrire les premières pages, c’était prendre son élan _ oui ! se lancer… _,

se donner confiance _ comme c’est juste ! la joie du résultat de l’essayer !

Ces pages ébauchées,

la ligne d’intérêt _ la piste _ suffisamment définie pour être un premier guide _ un premier phare, fût-ce rien que la lueur vacillante d’une lanterne, ou la flamme gracile d’une chandelle ; avec son encouragement ! _,

il se mettait à la tâche, dans un continuel va-et-vient entre l’introduction et les chapitres du livre.

Cette fois _ -ci : pour ce qui ne put pas aller plus loin que des Fragments pour une Poétique du Feu _,

le livre projeté est resté, pour reprendre une expression de mon père, « en chantier ».

Le livre n’est pas resté seulement inachevé. Le livre s’est fait _ aussi ! ou plutôt est demeuré… _ plusieurs. Les intérêts _ les pistes commencées de tracer et explorer… _ se sont multipliés, entrecroisés.

Le choix (éditorial ! impératif !) _ difficile _ est resté ouvert.


Plus loin, page 17,

Suzanne Bachelard note aussi, à propos de l’exploration de l’image du Phénix,

à partir de cette citation de son père : « Pour écrire un livre sur le Phénix il faudrait être maître d’une riche érudition. Il faudrait devenir un historien instruit des mythes et des religions » :

Mon père n’en avait ni la possibilité _ temporelle : il vieillissait _ ni fondamentalement le goût. D’autres intérêts _ d’autres pistes _ l’animaient _ voilà le terme moteur !

Pourtant un regret était _ à demeure et obstinément _ actif _ toujours ce vecteur dynamique ! _ de ne pas être assez instruit.

Éternel écolier _ voilà le sort valeureux de ceux qui ont l’âme sempiternellement curieuse ! _,

mon père aimait _ encore et toujours ! _ apprendre.

On peut noter dans ses livres maintes évocations de l’enfance. Ces évocations sont le signe, non pas d’une nostalgie d’un état _ comme induré _ d’enfance,

d’une nostalgie de l’innocence _ dépassée _,

mais bien plutôt d’une nostalgie des capacités _ voilà ! ludiques ! joyeuses… _ de l’enfance,

capacité d’émerveillement de l’enfant rêveur et libre,

mais aussi capacité d’apprendre _ voilà _ et de se transformer _ ou les métamorphoses de l’épanouir passionné ! 

Le désir se renouvelait constamment de lectures de livres érudits _ à la fois ouvreurs d’autres chemins, encore, et rassureurs de connaissances elles aussi joyeuses…

Transparaissait une tension _ voilà _ entre l’audace de l’imagination libre _ ouverte à de l’altérité et créatrice : génialement peut-être… _

et le contrôle _ plus rigoureux _ d’une pensée instruite _ par-dessus l’ignorance première.

Était en jeu également le besoin de rassurer un imaginaire qui se voulait excessif« …

Voilà…

Une quête sans fermeture d’horizon, de la part de Gaston Bachelard…

C’est de là que m’est venue l’affect (= l’impression première) d’un certain piétinement de la démarche de Marie-Pierre Lassus, en son livre ;

comme si celle-ci (ou plutôt celui-ci, ce livre !) ne nous livrait qu’un état encore un peu trop frais, pas assez (éditorialement) reposé ou muri (= épanoui), de sa propre découverte à elle (= la chercheuse), peu à peu,

du « chantier » infiniment ouvert, et laissé ainsi, de la Poétique (fastueuse en ses audaces comme en sa densité, parfois !) de Gaston Bachelard : des années trente à sa mort, le 16 octobre 1962…

Le dossier est ainsi très riche ; et son exploration par Marie-Pierre Lassus

vaut assurément le détour, déjà…

Merci de ce travail

patient, ample et probe !


Titus Curiosus, ce 12 juillet 2010

Un modèle de « leçon de musique », à l’occasion de la mort de Maria Curcio, « pianiste italo-brésilienne », à Cernache do Bonjardim (Portugal)

20avr

Un bel article d’Alain Lompech, « Maria Curcio, professeur de piano italienne« , dans le Monde (du jeudi 16 avril _ je ne m’en étais pas encore avisé _,

à l’occasion de la disparition, ce 30 mars dernier, à l’âge de 88 ans, de la pianiste (et longtemps professeur de piano) italo-brésilienne, Maria Curcio, à « Cernache do Boa Jardim » _ ou plutôt Cernache do Bonjardim _, au Portugal ;

et qui nous aide à un peu mieux

(= plus finement ; avec les « petites oreilles » d’Ariane« ,

dirait Nietzsche, qui s’y entendait ;

cf, entre autres, « Les Dithyrambes de Dyonisos« , par exemple dans « Dithyrambes de Dyonisos _ poèmes et fragments poétiques posthumes : 1882-1888« , in « Œuvres philosophiques complètes« ), soit l’édition Colli-Montinari, aux Éditions Gallimard, en 1975 ;

ainsi que, plus largement, quant à la finissime sensibilité auditive de Nietzsche :

de François Noudelmann, « Le Toucher des philosophes : Sartre, Nietzsche, Barthes au piano » ;

+ mon article sur ce grand livre, du 18 janvier 2009 : « Vers d’autres rythmes : la liberté _ au piano aussi _ de trois philosophes de l’”exister« ) ;

et qui nous aide à un peu mieux percevoir

et ce que peut être (à son plus beau) la musique ;

et, peut-être davantage encore (même si les deux sont consubstantiellement liés) :

ce qu’est son apprentissage et sa transmission (délicates et magnifiques, à leur meilleur) :

de professeur à élève, comme d’élève à professeur

_ et c’est aussi un échange tant mutuel que réciproque !

Quel miracle qu’existent encore de telles rencontres entre de tels professeurs (de musique) et de tels élèves (musiciens) !!! Cela va-t-il durer ?..

Au nombre des élèves de ce très grand professeur, on peut répertorier, entre autres _ et classés par ordre alphabétique (ce que fait « The Guardian« ) _, Pierre-Laurent Aimard, Martha Argerich, Myung-Whun Chung, Barry Douglas, José Feghali, Leon Fleisher, Peter Frankl, Claude Frank, Anthony Goldstone, Ian Hobson, Terence Judd, Radu Lupu, Rafael Orozco, Alfredo Perl, Hugh Tinney, Geoffrey Tozer et Mitsuko Uchida : excusez du peu…


Comme un exemple, cet article très émouvant d’Alain Lompech

_ et donc bien davantage qu’une métaphore belle (ou même commode) _

de ce qu’est l’Art, la Culture (incarnée, vivante, créatrice et nourrisante, tout à la fois _ pas sclérosée, ni mortifère ;

pas « asphyxiante« , comme s’en inquiétait Jean Dufuffet,

éperdument en quête de toujours plus de « fraîcheur » et de « liberté » de création, lui,

in « Asphyxiante culture« , en 1968 ; cf aussi, du même : « Prospectus aux amateurs de tous genres« , en 1946 ; et « L’Homme du commun à l’ouvrage« , en 1973) ;

un Art et une Culture inspirants !

afin de prolonger de ses gestes (et peut-être même, parfois, d’œuvres, ou de « performances », telles que « jouer une œuvre de piano ») les plus beaux mouvements de la Nature, se déployant toujours, elle, même si c’est très lentement

_ les Chinois le savent particulièrement mieux que nous

(cf l’ami François Jullien : « Penser d’un dehors (la Chine) : Entretiens d’un Extrême-Occident » _ avec Thierry Marchaisse ; ou, plus récemment : « Les Transformations silencieuses _ Chantiers 1« ) ; sans compter, sur l’Art même, le très nécessaire « La grande image n’a pas de forme _ à partir des arts de peindre de la Chine ancienne« , qui vient de paraître très utilement en édition de poche (en Points-Seuil)…

Car au-delà de la « Natura naturata« , c’est à la « Natura naturans » qu’il importe de « se brancher »,

de connecter en souplesse (et si possible, avec grâce) ses « branchies » ;

afin que bientôt s’agite en musique le feuillage frémissant de toutes ses « branches » tendues vers le ciel, vers la lumière du jour, au dessus du tronc, et en largeur épanouie, et proportionnellement, aussi _ ne pas le perdre de sa « vue mentale » _,  à l’extension, toujours en acte, elle aussi, de ses racines, dans l’humus noir (toujours un peu pourrissant) d’un sol activement fertilisant _ qu’il faut aussi entretenir, fertiliser : par une vraie éducation (et pas un dressage) et une vraie culture : véritablement inspirante ; car, nous, Humains, sommes bien incapables de créer à partir de totalement rien ; la création réclame l’humilité d’apprendre du meilleur d’autres…


Sur ce point, je rejoins, bien sûr, les positions de mon ami Bernard Collignon _ même si son style est assez loin du mien : chacun fait comme il peut !.. selon l’histoire de sa sensibilité _ en son numéro 76 de sa revue « Le Singe Vert« , consacré à « L’Education Nationale«  (c’est le titre de cette « livraison » : l’article fait 11 pages ; contact : colbert1@wanadoo.fr ) :

scandaleusement pauvre, l’institution, en initiation artistique ; au lycée tout particulièrement… Cherchez l’erreur des Politiques (et des Administratifs _ qui obéissent, statutairement). Car c’est bien, à la racine, une affaire de choix politique…

Nous sommes assez loin, en France, de la finesse et justesse de projet (« Yes, we can« ) civilisationnel de la hauteur de vues d’un Barack Obama, lequel n’a pas été, pour rien, et assez longtemps

_ avant de rechercher, par l’engagement politique, justement, davantage d’efficacité à cette action-civilisationnelle-là ! _

« travailleur social » dans des quartiers difficiles de Chicago

_ cf son très très beau « Les Rêves de mon père _ l’histoire d’un héritage en noir et blanc »

(cf, ici, mon article du 21 janvier 2009 ; « Les “rêves” de Stanley Ann Dunham, “la mère de Barack Obama, selon l’article de Gloria Origgi, sur laviedesidees.fr « )…

L’objectif, auquel Barack Obama est fidèle

(cf mon autre article, du 10 janvier 2009 : « L’alchimie Michelle-Barack Obama en 1996 ; un “défi”politique qui vient de loin« ),

ne semblant pas, pour ce qui le concerne, lui _ nous allons bien voir _, de s’offrir ostensiblement (à soi) des Rolex et des croisières sous les Tropiques, en fréquentant, prioritairement, les fortunés de Wall Street ; ou les « people« …

Fin de l’incise Obama ; et retour à l’apprentissage artistique, à partir de (et selon) l’article d’Alain Lompech : « Maria Curcio, professeur de piano italienne« …

Écologiquement, les métamorphoses

des organismes (individuels) se nourrissent _ nécessairement ! _ de l’interconnexion, infinie (inassouvissable, tant que l’on est vivant !), de ces échanges (d’eux, organismes _ en commençant par leur estomac !) avec l’altérité riche et dynamisante d’autres « éléments » excellents (que soi ; et pour soi) ;

à commencer par cette forme plutôt unilatérale d’échange qu’est la prédation (unilatérale : tueuse…) !!!


Je reviens à la disparition, le 30 mars, de la pianiste-professeur de piano _ et professeur (plus encore) de musique (via la musicalité) : Maria Curcio.

Certes, disparaître, s’éteindre, à « Cernache da Boa Jardim« 

_ ou plutôt Cernache do Bonjardim, semble-t-il ; pas très loin de Pombal et de Tomar ; et Leiria, et Coimbra _

n’a pas nécessairement, à soi seul, tout du moins, grand sens

_ même pour une femme (au-delà de l’artiste en elle) dont la mère était brésilienne (de Sao Paolo ; et donc de langue portugaise : avec des intonations de la parole encore plus douces et chantantes qu’au Portugal ; au Brésil, veux-je dire) _ ;

mais tout de même : je veux y voir des filiations esthétiques, d’aisthesis ;

surtout pour quelqu’un (toujours au-delà de l’artiste en elle) dont, aussi, le père était italien…

Il n’est, encore, que de suivre, la liste des lieux _ selon cet article, déjà, d’Alain Lompech _ où a vécu Maria Curcio, de sa naissance à Naples, le 27 août 1920, jusqu’à sa disparition, le 30 mars dernier, à Cernache do Bonjardim :

_ Naples, d’abord, cette ville exceptionnellement musicale _ je me suis un peu penché sur la vie musicale à Naples au XVIIIème siècle, au moment de la préparation du CD Alpha 009 du « Stabat Mater » de Pergolèse par le Poème Harmonique de Vincent Dumestre _ ce qui m’a permis de faire la connaissance de Pino De Vittorio et Patrizia Bovi (extraordinaires artistes ! napolitains !) _ ;

_ Tremezzo, sur les bords du lac de Côme, où Maria Curcio allait recevoir des leçons de piano d’Artur Schnabel (1882-1951) entre 1935 et 1939, alors qu’elle était encore « enfant »… ;

_ Paris, où elle est élève, toujours encore « enfant », de Nadia Boulanger ;

_ Londres : elle y débute en février 1939 _ à l’« Aeolian Hall« , New Bond Street, en un programme « Beethoven, Mozart, Schubert et Stravinsky » : « La clarté latine fut la caractéristique première du jeu pianistique de Mademoiselle Maria Curcio de Naples« , commenta le chroniqueur musical du « Times« … _ ; avant de s’y installer durablement _ dans le quartier de Willesden _, avec l’aide de Benjamin Britten, comme « maître » de piano, en 1965 : Annie Fischer, Carlo-Maria Giulini et Mstislav Rostropovich lui envoient de nombreux étudiants, qu’elle  fait travailler « pas à pas« , au rythme qui convient vraiment à l’apprentissage de l’Art ; et avec l’exigence radicale de la qualité des « fondations » _ plutôt que d' »entreprendre la construction du bâtiment par le toit« … ; « Ne vous précipitez-pas !«  était son commandement (schnabelien) le plus constant ! ; « Ouvrez vos bras, et embrassez le monde !« , disait-elle aussi… « Ma tâche de pédagogue est de les libérer d’eux-mêmes«  disait-elle encore à propos de ses élèves : soit le nietzschéen « Deviens ce que tu es« , en suivant le conseil : « Vademecum, vadetecum » (in « Le Gai savoir« , les deux…)… Et, en rappelant le « but » (de l’artiste _ vrai !), elle disait aussi, après Artur Schnabel, qu’« en Art, aucun compromis n’est possible«  : voilà une excellente école : que celle de la plus haute vérité (et justesse)…

_ Amsterdam où elle passe les années de la seconde guerre mondiale, dans des conditions particulièrement difficiles (de logement, de sous-alimentation et terrible faim, de danger permanent) ; et qui altèrent irrémédiablement sa santé (tuberculose grave ; très grandes difficultés à marcher ; longues rééducations ; difficultés (jusqu’à l’incapacité) de se produire désormais en concert _ le dernier sera en 1963) ;

_ Edimbourg, où son mari avait brillamment « assuré » le rayonnement international du Festival de musique ;

_ Leeds, où elle est un membre actif du jury du concours de piano ;

_ le Portugal _ Cernache do Bonjardim _, où elle résidait depuis 2006, assistée de sa gouvernante Luzia…

Nécrologie

Maria Curcio, professeur de piano italienne

LE MONDE | 16.04.09 | 16h34

La pianiste Maria Curcio est morte le 30 mars, à Cernache do Boa Jardim (Portugal). Elle était âgée de 88 ans.

« Ton pouce ! » : de la cuisine où elle préparait les pâtes pour Laurent Cabasso, Maria Curcio avait entendu que le pianiste avait mis un mauvais doigté. Et des sucres lents, il allait en avoir besoin car, comme le dit ce musicien : « Quand Maria faisait travailler un élève, elle ne lâchait jamais prise, jusqu’à ce qu’elle obtienne _ voilà ce qu’est l’exigence _ ce qu’elle voulait. Le temps n’existait plus _ rien que l’éternité : qu’offre en effet la rencontre avec (et l’interprétation de) l’œuvre d’art ! On sortait épuisé _ mais heureusement : avec béatitude  _ de la leçon qui pouvait durer du matin au soir _ la durée étant celle (qualitative) de l’œuvrer, pas celle du temps (quantitatif et mécanique) physique de l’horloge (cf là-dessus les analyses de Bergson). Et quand elle se mettait au piano pour donner un exemple, c’était indescriptible _ en son « éclat » (plotinien)…  _ de beauté. Ce qui nous inspirait _ « L’artiste est moins l’inspiré que l’inspirant« , dit quelque part Paul Eluard… Des années après _ ces « leçons«  de Maria Curcio _, ce grand artiste dit que les séances de travail avec Maria Curcio ont changé sa compréhension du piano : « C’est difficile à expliquer, mais d’avoir travaillé avec elle fait qu’aujourd’hui je ressens dans mes muscles, dans mes mains, dans mes doigts chaque son joué par un autre pianiste _ voilà où porte la qualité de l’attention (ici l’écoute !), en son accueil exigeant et vrai de l’altérité ! _, ce qui me permet de mieux comprendre _ oui ! à côté de tant de surdité et d’inintelligence ; de tant d’in-attention ! _ les problèmes de mes _ propres _ élèves. »

Avant de devenir professeur, Maria Curcio avait donné des concerts. Née en Italie, à Naples, le 27 août 1920, d’une mère brésilienne _ et juive _ (Antonietta Pascal, pianiste et élève de Luigi Chiaffarelli, 1856-1923, à Sao Paulo) et d’un père italien _ homme d’affaire aisé _, Maria Curcio sera une enfant prodige _ apprenant le piano dès l’âge de trois ans, en 1923, et se produisant en de petits concerts dès l’âge de cinq ans, en 1925… Dotée d’un caractère ferme : elle refusera de jouer pour Benito Mussolini à qui elle _ elle avait sept ans, en 1927 _ trouvait une sale tête. Elève de Carlo Zecchi (1903-1984 _ lui-même élève d’Artur Schnabel _) _ ainsi que d’Alfredo Casella _, elle sera présentée à Artur Schnabel qui ne prenait jamais d’enfants parmi ses élèves. Il fera une exception.

Chaque été _ à partir de 1935, elle a quinze ans _ jusqu’au départ de Schnabel pour les Etats-Unis où, juif, il sera contraint de s’installer, Maria Curcio travaillera avec le grand pianiste dans sa maison _ de Tremezzo _ du lac de Côme (Italie) _ « un des plus grands talents que j’ai jamais rencontrés« , dira-t-il d’elle… A Tremezzo, elle accompagne aussi les chanteurs auxquelles Thérèse Behr, l’épouse d’Artur Schnabel et interprète reconnue de lieder, prodigue ses leçons ; et apprend aussi énormément d’elle (et du chant). Elle prend, encore, des leçons auprès du maître Fritz Busch… Elle sera également l’élève de Nadia Boulanger, à Paris. Quand Maria Curcio arrivait, la mère de l’illustre professeur disait à sa fille : « Ouvre la porte quand la petite Italienne joue…«  Mariée _ au lendemain de la guerre, en 1947 _ à Peter Diamand _ (autrichien ; né à Berlin, le 8 juin 1913 ; et mort à Amsterdam, 16 janvier 1998) qui avait été à partir de 1934 et jusqu’en 1939 le secrétaire particulier d’Artur Schnabel (ils avaient fait connaissance à Amsterdam) ; et juif, lui aussi ; avec lequel elle quitte Londres pour gagner Amsterdam en 1939, où Peter Diamand résidait et où il avait des projets de Festival (elle divorcera de lui, à l’amiable, en 1971 : son mari n’ayant pas su assez « résister«  à un penchant pour Marlene Dietrich ; mais ils demeureront « bons amis« ) _ qui sera le fondateur du Festival de Hollande _ où il exercera les plus hautes responsabilités de 1946 à 1973 _ et du Festival d’Edimbourg _ de 1965 à 1978 _, après la seconde guerre mondiale, Maria Curcio passera les années d’occupation à Amsterdam. Catholique, elle pouvait gagner quelque argent afin de nourrir son mari et la mère de celui-ci, qui se cachaient des nazis dans un réduit _ une soupente en un grenier.

De tous les élèves de Maria Curcio, Jean-François Dichamp est sans aucun doute celui qui en fut le plus proche, avec Rafael Orozco (1946-1996). Il raconte qu’elle lui avait dit « avoir souffert terriblement à Amsterdam, où l’on crevait de faim bien plus qu’à Paris ». Pendant la guerre, elle attrape la tuberculose qui met un terme à sa carrière _ d’interprète de concert virtuose. Elle sera donc professeur.

« LA MUSIQUE PARLAIT »

Lui-même enfant prodige (il jouait le rôle de Mozart enfant dans le film de Marcel Bluwal au côté de Michel Bouquet), Dichamp a vécu chez Maria Curcio à Londres pendant deux années. Il a pu voir et entendre les leçons qu’elle donnait aux nombreux étudiants qui passaient chez elle. Chaque samedi, elle recevait amis musiciens, élèves, anciens élèves dans son appartement londonien pour des soirées musicalo-amicales où il arrivait qu’elle se mette au piano. « C’était incroyable, le son était grand, jamais forcé, la musique parlait. Nous étions tous fascinés quand elle jouait les « Scènes d’enfants« , l’« Arabesque«  de Schumann, ou un nocturne de Chopin.« 

Pas loin de là, dans les années 1970, vivaient dans une grande maison les pianistes Martha Argerich, Nelson Freire, Rafael Orozco, la violoncelliste Jacqueline Dupré, les chefs d’orchestre Daniel Barenboïm, Youri Temirkanov, la violoniste Iona Brown. Ils formaient un phalanstère informel autour de cette musicienne aux conseils avisés, sans en être tous les élèves. Maria Curcio était très proche du compositeur Benjamin Britten _ et de son ami Peter Pears _ comme elle l’était du chef d’orchestre Carlo Maria Giulini et de la pianiste hongroise Annie Fischer _ elles passaient des nuits au téléphone ! _ mais aussi de Szymon Goldberg, Otto Klemperer, Josef Krips, Pierre Monteux et Elisabeth Schwarzkopf ; ou encore Charles Dutoit…

Pour Jean-François Dichamp, Maria Curcio apprenait à « avoir une relation entre le son et la main pour traduire une idée avec la palette sonore la plus large possible ». Elle apprenait « la continuité du discours. Une phrase respire _ c’est capital ! _ si on lui donne le souffle, sa respiration. Inspirer, expirer. La phrase doit avoir une continuité, une fin et un début » _ à comparer au chant : chez Mozart, chez Chopin…

Ses cours duraient le temps qu’il fallait _ idéalement. Ils n’étaient pas gratuits, mais quand l’élève n’avait pas les moyens de payer et que Maria Curcio pensait qu’elle pouvait lui apporter quelque chose, il n’était plus question d’argent entre eux _ voilà la générosité.

De l’Irlandais de Paris Barry Douglas au Roumain Radu Lupu, la liste des _ grands _ pianistes passés chez Maria Curcio est longue. Aux noms déjà cités, il faudrait ajouter ceux de Pierre Laurent Aimard, de Jean-François Heisser, de Marie-Josèphe Jude, d’Éric Lesage, d’Huseyin Sermet et de tant d’autres.

Alain Lompech

Un autre de ses élèves, le pianiste Niel Immelman, dit que pour Maria Curcio, « il n’y a pas de différence entre la musique et la technique«  : un « beau son » en tant que tel est sans intérêt pour elle ; ce qu’elle cherche, c’est « un son faisant accéder à l’essence même de l’œuvre« , en « vérité« … Aussi recommandait-elle chaudement d’étudier aussi la musique à (un peu de) distance de l’instrument : « nous devons écouter ce que nous regardons ; et regarder ce que nous écoutons«  ; et elle était extrêmement précise (et pratique, ou pragmatique) dans l’enseignement des aspects physiques du jeu même de piano. Et sa volonté très ferme savait s’adapter à la singularité de chacun des élèves _ n’est-ce pas la clé du succès de tout enseigner ? _ ; de même que sa générosité énorme _ ce qu’elle donnait sans compter d’elle-même _ témoignait de la profondeur de son désir d’apporter vraiment aux autres…

Le répertoire austro-allemand était central dans son enseignement, mais, grâce à son travail avec Alfredo Casella _ et avec Nadia Boulanger ! _ elle se trouvait « également » chez elle dans la musique française. Tout comme dans l’idiosyncrasie radicale de Leoš Janáček…

Et ses curiosités débordaient largement la musique _ cela me rappelle la personnalité de Gustav Leonhardt, lui aussi un « maître » de musique particulièrement attentif à la singularité de chacun de ses élèves (cf Jacques Drillon : « Sur Leonhardt » ; ainsi que mon article du 15 mars 2009 : « Du génie de l’interprétation musicale : l’élégance exemplaire de “maître” Gustav Leonhardt, par le brillant talent d’écriture (et perception) de Jacques Drillon« )…

Maria Curcio disait aussi, à propos de ses relations, parfois un peu complexes, avec certains « grands artistes« , et de son propre tempérament, en digne discipline du grand (et merveilleux : d’humanité) Artur Schnabel : « Vous ne pouvez pas être l’ami de tous les grands artistes, parce que tous les grands artistes ne sont pas de grands humains« 

Une belle « leçon de musique » ;

et de « grandeur » : simples…

Titus Curiosus, ce 20 avril 2009

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