Posts Tagged ‘retenue

Tendresse et juvénilité d’un merveilleux récital de Céline Frisch : « Aux sources du jeune Bach » (CD Alpha 149)

19jan

Réussir _ en sa « composition » ! _ un récital, tant au concert qu’au disque, au CD, est fort délicat !.. Que d’arbitraire artificiel, le plus souvent, en ces propositions d’interprètes musiciens ! et d’éditeurs de disques, alors pas assez scrupuleux…

Des exceptions, cependant. Et remarquables ! Magnifiques !

Somptueuses, même,

comme ici, en ce récital « magique » autour du « jeune Bach« , en le CD « Die Quellen des Jungen Bach » de Céline Frisch _ soit « Les Sources du jeune Bach » : le terme est on ne peut plus juste ; « sources« , elles sont à jamais jaillissantes, comme cela s’entend, et s’écoute, excellemment !.. _ :

le premier CD _ le CD Alpha 149 : à relever sur son calepin ! _ que nous propose cette année l’excellentissime catalogue Alpha de Jean-Paul Combet…

Par exemple, aussi, le programme,

il est vrai, celui-là même, de Frédéric Chopin lui-même, interprète _ assez rare ! _ en concert (accompagné ici, le 21 février 1842, d’acolytes-amis de très grand choix : Pauline Viardot-Garcia, la chanteuse et compositrice _ aussi, elle-même ; ainsi que sœur de Maria Malibran _, pour trois interventions de chant ; et le violoncelliste et compositeur _ encore, lui aussi _ Auguste Franchomme, pour un solo de violoncelle :

ces pièces-là sont absentes du récital de ce CD, exclusivement consacré aux œuvres de piano de Chopin de ce concert-ci : 5 « Préludes« ,  3 « Études« , 4 « Nocturnes« , 3 « Mazurkas« , l' »Andante spianato« , opus 22, la « Ballade » opus 47, l' »Impromptu » opus 51 & la « Grande Valse » opus 42… ;

l’art de « passer » de l’un à l’autre est magnifique, tant de la part du concepteur du concert et compositeur, Frédéric Chopin, que de la part de l’interprète musicien au piano, l’extrêmement fin Alain Planès…) :

pour un concert

_ et pour un public limité : très vite, Chopin préfère, en effet, se faire écouter plutôt dans des salons que dans des salles de concert : « devant un public aussi restreint que choisi« … ;

« Chopin est un poète de l’intimité et ne révèle son génie _ voilà ! _ que devant le petit nombre :

« Il était l’homme du monde intime, des salons de vingt personnes », écrit Georges Sand » ;

c’est que, fondamentalement, « l’art de Chopin est un art de chambre » ;

et «  »je n’aime pas paraître en public », confie lui-même Chopin à Lenz en 1842, avant un concert. Ce rapport conflictuel avec la scène va d’ailleurs de pair avec un trait de son pianisme : Chopin ne joue pas fort« , indique éloquemment Nicolas Dufetel dans sa présentation du livret du CD que je suis en train de présenter _

pour un concert donné le 21 février 1842

_ « à huit heures du soir« , avait dit la « Revue et Gazette musicale de Paris » du 2 mai suivant, dans les « salons de M. Pleyel« , à Paris, à propos d’un concert-récital similaire de Frédéric Chopin, le 23 avril 1841, cette fois-là : un an auparavant, donc… _ :

« dans les nouveaux salons Pleyel sis au 20 de la rue de Rochechouart, aujourd’hui détruits  : Chopin donne un de ses très rares concerts, espéré depuis des semaines, voire des mois« , indique, en ouverture, page 5, du (très bon) livret, la présentation « Un Concert de Chopin dans les salons Pleyel en 1842« , par Nicolas Dufetel,

le programme , donc, du CD, lui aussi somptueux : « Chopin chez Pleyel« , par Alain Planès,

et sur un piano Pleyel de 1836 (appartenant à la collection du facteur Anthony Sidey) :

il s’agit du merveilleux CD HMC 902052 paru chez l’éditeur Harmonia Mundi l’automne dernier _ je l’évoquai seulement, très vite, en mon article du 2 novembre « une flopée de merveilles de musiques, et une passionnante exposition, aussi, “Deadline”, cette Toussaint » : je ne l’avais pas encore écouté, seulement acheté ! _, auquel j’ai eu grand tort de ne pas consacrer jusqu’ici d’article : un des plus beaux CDs de l’année passée, 2009 !

Mais j’en viens à ce sublime récital _ de pièces de clavecin, cette fois _ à propos de la formation _ elle-même géniale ! _ du génie, davantage qu’en gestation, en éclosion, en explosion

_ quelle formidable juvénilité : j’admirai il n’y a guère, c’était le 17 octobre 2009, celle du très jeune Mendelssohn : « Le bonheur de Félix Mendelssohn : son Octuor, avec Christian Tetzlaff, en un CD AVI (en public, au Festival de musique de chambre “Spannungen”‘de Heimbach) » !

et encore le 9 janvier 2010 : « Découvrir (encore) au CD des oeuvres (encore) inédites de Félix Mendelssohn« …

Que dire de celle, juvénilité, du jeune Bach, quand c’est à sa « source«  même _ de fondamentale jeunesse ! _ que s’est formé Felix Mendelssohn via son maître (de musique) Zelter ! ainsi que je l’avançai dans cet article joyeux du 17 octobre ! _

à propos de la formation du génie

en explosion _ confondante ! _

du jeunissime pour l’éternité _ ad majoram gloriam Dei ! _ jeune Bach !!!


Il faut dire

que les « maîtres » que se donne le jeune Bach _ pour les « Toccatas«  en mi mineur BWV 914 et en sol mineur BWV 915 ; ainsi que pour le si merveilleux (unique, lui) « Capriccio sopra la lontananza del fratello diletissimo » BWV 992 _ tendrissime ! _, qu’a choisis Céline Frisch pour ce CD-récital-ci Alpha 149 _

sont rien moins que

Johann Adam Reincken _ un musicien si jubilatoire : à découvrir d’urgence ! il a vécu à Hambourg de 1623 à 1722 ; où il était titulaire de l’orgue de l’église Sainte-Catherine ; un des plus extraordinaires musiciens toutes époques confondues !!! De Reincken, nous est donnée ici une « Toccata » en sol majeur, qui « s’ouvre par une sorte de récitatif, comme improvisé. Toccare, jouer : le musicien touche le clavier de l’instrument au gré de sa fantaisie, allant de surprise en surprise. Tel est le propre du stylus phantasticus qui émerveille le jeune Jean-Sébastien. Et les épisodes se suivent, un fugato, puis, après un passage de libre transition, un second fugato, en rythme ternaire, avant une brillante péroraison. Chacun des morceaux étant plus bref que le précédent, ce resserrement donne à l’œuvre le sentiment d’une urgence » ; « voilà donc l’archétype du « praeludium » nord-allemand, que Bach retrouvera chez Bruhns ou Buxtehude et qui fécondera ses premières pièces pour le clavecin et pour l’orgue« , commente excellemment Gilles Cantagrel, page 13 du livret… _ ;

Dietrich Buxtehude _ inutile de présenter cet autre héros du jeune Bach, mieux connu, célébré, et interprété, tant au concert qu’au disque, lui ; ce héros du stylus phantasticus, de même que son ami Reincken ! Buxtehude était titulaire des orgues de l’église Sainte-Marie de Lübeck ; il a vécu (et sa musique a rayonné, jusque très loin de Lübeck et de la mer baltique) de 1637 à 1707 ; et Bach a séjourné auprès de lui trois mois pleins, en 1705, faisant, l’année de ses vingt ans, l’aller-retour Arnstadt-Lübeck, séparées par 4oo de nos kilomètres, à pied ; cf le livre passionnant de Gilles Cantagrel, auteur du livret de ce CD Alpha 149, « La Rencontre de Lübeck« , aux Éditions Desclées de Brouwer, en octobre 2003… ; cf aussi, du même Gilles Cantagrel, les indispensables « Dietrich Buxtehude et la musique en Allemagne du Nord dans la seconde moitié du XVIIe siècle » et « De Schütz à Bach _la musique du baroque en Allemagne« , aux Éditions Fayard… De Buxtehude, Céline Frisch a choisi la « Suite » en do Majeur BuxWV 226, dont Gilles Cantagrel souligne bien le souci « de toujours créer l’unité dans la diversité« , une « leçon que Bach ne manquera pas de mettre à profit« , page 14… _ ;

Johann Jakob Froberger _ le maître de la tendresse ; qu’il a prodiguée par toute l’Europe, de Vienne à Rome, de Bruxelles et Amsterdam, et Londres à Paris, entre le Stuttgart de sa naissance, en 1616, et l’Héricourt, proche de Montbéliard, de son décès, en 1667, à cinquante et un ans : la clé probablement, quoique très discrète !, de tout le répertoire de clavier de tout le Baroque !!! rien moins ! : « référence formelle et expressive de la musique pour clavecin de toute la seconde moitié du XVIIème siècle« , le formule le livrettiste, page 14. De Froberger, Céline Frisch nous donne la deuxième « Toccata«  en ré mineur du Livre de 1649 et, de ce même Livre, la deuxième « Suite«  en ré mineur : « la succession des pièces de la « Suite«  parcourt les chapitres d’une narration fascinante, comme une confession : « allemande » navrée, « courante » à la sombre ardeur, « sarabande » meurtrie, avant que ne jaillisse enfin une très bréve et volontaire « gigue«  », est-il présenté, page 15… _ ;

et Johann Kaspar Kerll _ autre maître prodigieux ; et proprement merveilleux ! de tendresse, encore : sauf un séjour de dix ans à la cour de Vienne, il fut surtout maître de Chapelle de la Cour de l’Électeur de Bavière à Munich ; il a vécu de 1627 à 1693. « Ses quatre « Suites« , dit Gilles Cantagrel page 15, héritent directement de l’art de Froberger, et à travers lui de la manière de Frescobaldi«  ; Kerll s’y distinguant peut-être, ici, « par son sens de la concision et de la densité polyphonique« , avant que n’éclate et ne se déploie une splendide « Passacaglia« , « avec ses chromatismes droits et renversés, ses foucades et son ornementation foisonnante : un prodige d’imagination« , pages 15 & 16…


En plus du merveilleux choix de cet éventail « Toccatas » versus « Suites » qui constitue l’axe de ce si beau récital de Céline Frisch, pour éclairer la formation du génie du jeune Bach

_ soit comme un versant italien et un versant français de « génie de musique« … Qu’à lui seul Froberger représente excellemment : il en est peut-être bien la principale « source » d’inspiration, en effet, via ses voyages à Rome (où il découvre Frescobaldi : c’est le versant « Toccatas« ) et à Paris (où il rencontre Louis Couperin : c’est le versant « Suites« …) ! _,

le toucher de clavecin  _ un clavecin allemand d’Anthony Sidey, indique le livret, page 5 _ et le jeu même de Céline Frisch sont confondants de tendresse ! en une virtuosité merveilleusement « retenue » : un très, très grand disque,

qui entame l’année 2010 d’Alpha dans le sublime !!! de la gravité si heureusement jouée _ les « Toccatas » _ & dansée _ les « Suites«  Ou « l’unité dans la diversité » de Bach…


Titus Curiosus, ce 19 janvier 2010

une merveille de délicatesse et profondeur musicale : les oeuvres pour flûte et musette (de Philidor, Hotteterre, Boismortier…) du CD « Le Berger poète », par (et sous la direction de) François Lazarevitch

21mai

A écouter avec ravissement les Couperin _ Louis et François _, Charpentier et Rameau,

et tout particulièrement dans une récente rafale de CDs étonnamment vivants et magnifiquement justes, tant de rendu de l’esprit que de soin de l’interprétation, par une nouvelle excellente (et extrêmement réjouissante, donc) génération de « baroqueux« 

_ cf mes articles de musique des 9 et 13 mai : « Trois nouvelles merveilles musicales, encore, de “style français”, en CD : des oeuvres de Gottlieb Muffat, Jean-Philippe Rameau et Gabriel Fauré »

et « quand les musiciens aiment passionnément la musique : le cas de l’oeuvre de Rameau » ;

mais aussi, un peu plus lointainement ceux _ puisse l’énumération n’être pas trop décourageante !!! _ des 7 novembre 2008 : « Retour aux fondamentaux en musique : percevoir l’oeuvre du temps aussi dans l’oeuvrer de l’artiste » (sur les « Pièces de clavecin » de François Couperin et Jean-Philippe Rameau) ;

26 décembre 2008 : « Un bouquet festif de musiques : de Ravel, Dall’Abaco, etc… » (et Berlioz, et Carl-Philipp-Emanuel Bach, etc…) ;

12 janvier 2009 : « une merveilleuse “entrée” à la musique de goût français : un CD de “Sonates” de Jean-Marie Leclair, avec le violon de John Holloway » ;

28 janvier 2009 : « Le charme intense de la musique de style français (suite) : avec des oeuvres de Marc-Antoine Charpentier et Georg-Philip Telemann » ;

30 janvier 2009 : « Douceur (de la musique) française _ ou pas » (en comparant des œuvres de Carlo Graziani _ premier violoncelle dans l’orchestre de La Pouplinièire de 1747 à 1762 _ et Francesco-Maria Veracini) ;

2 février 2009 : « Le “sublime” de Marc-Antoine Charpentier + la question du “déni à la musique”, en France » ;

25 février 2009 : « La grâce (et l’intelligence) “Jaroussky” en un merveilleux récital de “Mélodies françaises”, de Jules Massenet à Reynaldo Hahn _ un hymne à la civilisation de la civilité » ;

10 mars 2009 : « la poétique musicale du rêve des “Jardins sous la pluie”, voire “La Mer”, de Claude Debussy, sous le regard aigu de Jean-Yves Tadié » ;

21 mars 2009 : « Musique et peinture en vrac _ partager enthousiasmes et passions, dans la nécessité et l’urgence d’une inspiration » (à propos de Rameau, Enescu, Martinů et Fasch : dans des oeuvres, toutes, d’esprit français !) ;

11 avril 2009 : « “Vive Rameau !” : le “feu” du génie de Rameau en un jubilatoire CD Rameau (”Zoroastre” et “Zaïs”) par Ausonia et Frédérick Haas » ;

et encore du 18 avril : « Du sublime dans la musique baroque française : le merveilleux “vivier” Marc-Antoine Charpentier…« … _,

j’aurais pu penser que j’avais « cueilli » la « crème » du meilleur du « Baroque français« …

Et pourtant je viens de tomber sous le charme intensément fruité, très puissant en même temps qu’infiniment doux et souple

(et d’une simplissime « évidence » musicale ! bravo !!!),

d’un CD titré « Le Berger poète » (CD Alpha 148 : « Suites et Sonates pour flûte & musette« ), par Les Musiciens de Saint-Julien, que dirige, de la flûte traversière et de la musette, le très talentueux et merveilleusement inspiré François Lazarevitch ;

l’article qui vient

venant comme prendre une place de choix au sein de cette série d’articles sur de très beaux CDs de musique de « goût », plus encore que de « style« , si je puis dire, « français« …

Et avant que de citer quelques extraits du très remarquablement éloquent « argumentaire » que donne, en avant de chacun des disques des « Musiciens de Saint-Julien« , son ensemble, François Lazarevitch

_ qui n’a rien d’un vulgaire « musiqueur » distributeur de tonneaux de musique comme d’autres de bière : au baril et à l’hectolitre… _,

il me faut dire d’abord la qualité du plaisir à écouter un programme aussi magnifiquement « choisi » que parfaitement élégamment, et avec « vie« , « donné«  par les interprètes-instrumentistes des « Musiciens de Saint-Julien« , entourant et donnant la répartie à François Lazarevitch à la flûte traversière et à la musette

_ le « portail » du CD Alpha 148 donnant à bien contempler (à loisir !) en gros-plan le somptueux « détail » de la musette du « Portrait du Président Gaspard de Gueidan (1688 – 1767) en joueur de musette« , de 1735, un somptueux lui-même tableau du merveilleux Hyacinthe Rigaud

(1659 – 1743 _ un peintre  véritablement majeur du « premier XVIIIème siècle« … : une exposition « Hyacinthe Rigaud intime » va se tenir très prochainement au musée des Beaux-Arts Hyacinthe Rigaud de Perpignan, du 23 juin au 30 septembre 2009),

visible (j’ai pu l’y contempler l’été dernier) au spendide Musée Granet d’Aix-en-Provence,

qu’analyse, avec son brio de « feu d’artifices » coutumier, mon ami de Québec Denis Grenier _,

et interprètes-instrumentistes que je veux citer :

Alexis Kossenko et Philippe Allain-Dupré (ami lui aussi) à la flûte traversière, tous deux ; Matthias Loibner, à la vielle à roue ; Lucas Guimaraes Peres, à la basse de viole ; André Henrich, au théorbe, au luth et à la guitare ; et Stéphane Fuget au clavecin.

On peut assez rarement écouter une musique aussi parfaitement vivante et « vraie« , je veux dire aussi poétiquement juste et tendre, en la moindre des nuances d’un phrasé aussi délicatement fin et lumineux des musiciens.

Pour (un peu) entrer en la compréhension du « secret » de pareille réussite,

et avant que Jean-Christophe Maillard, le maître bien connu de la musette (auprès duquel François Lazarevitch a appris cet instrument), ne détaille très compétamment le programme du concert si royalement « choisi » de ce si heureux enregistrement, aux pages 16 à 23 du livret du CD,

voici quelques extraits bien éloquents de l’argumentaire vif et rapide (en à peine deux pages du livret) de François Lazarevitch,

sous le titre « Le Berger poète« .

D’abord, autour des répertoires de la flûte traversière et de la musette

_ « instruments au rayonnement extraordinaire tout au long de la première moitié du XVIIIème siècle« , dit d’entrée François Lazarevitch en sa présentation, page 12 _

sous la Régence et le premier Louis XV

(= entre 1715 et 1740 :

Louis XV n’a pas encore vraiment entamé, alors, la « ronde« , éclatante, à la Cour de ses brillantes maîtresses ; des sœurs de Mailly-Nesles, la première à paraître officiellement en cet « office« , fut l’aînée, Louise-Julie, comtesse de Mailly, en 1737, seulement… ; la Pompadour n’apparaissant, elle, Jeanne Bécu, qu’en 1745 seulement…),

ce programme du « Berger poète » « n’évoque en rien l’univers pastoral » effectif (champêtre) :

« ainsi même la sonate pour musette extraite du fameux « Pastor Fido » publié par Nicolas Chédeville sous le nom _ usurpé ! _ d’Antonio Vivaldi est intrinsèquement une admirable pièce de virtuosité _ très éloignée du « champêtre » rural !.. _ dans le plus pur style d’une « sonata da chiesa » pour violon« , page 12 toujours…

C’est que ces instruments « sont attachés » tout symboliquement « à l’image«  _ « de cour« , héritée, via « L’Astrée » d’Honoré d’Urfé et les cours (ainsi qu’« Académies« ) italiennes (ultra raffinées) de la Renaissance, des Grecs et des Romains de l’Antiquité… _ du berger aussi ancienne qu’indélébile.

Avec cette symbolique forte, importante et particulièrement touchante qui s’attache alors à l’image du berger : ne craignant ni l’isolement ni le silence, la tête tournée vers le ciel, le berger médite sur les beautés de la nature dont il est partie intégrante. Par ses relations privilégiées avec la Nature, sa vie entière avec le mystère de la Création n’est que poésie. Toujours marchant, il est un homme libre, guidant son troupeau en huchant« …

Cf aussi le fait que « dans la tradition chrétienne, David est un berger ; et Jésus, le Bon Pasteur, né dans une étable, entouré de bergers, est la lumière et le guide de son troupeau« 

D’autre part, « la musique de Jacques Hotteterre et de ses contemporains est essentiellement française dans l’esprit :

le rondeau de la « sarabande«  de Pierre Danican Philidor,

« Le Rossignol en amour » de François Couperin,

tout comme le « menuet«  ou la « gavotte«  de Jacques Hotteterre

…des harmonies toujours en suspension,

des mélodies simples et suaves, finement ornées,

dont l’épanchement ne va jamais sans retenue.

Semblant ne vouloir jamais s’imposer _ mais seulement aimablement se proposer… _,

cette musique _ confie avec beaucoup d’émotion François Lazarevitch page 13 _ me touche délicatement et profondément _ oui ! ces deux caractères sont proprement essentiels ! _,

comme j’espère qu’elle touchera l’auditeur _ oui, tout autant, à la suite des interprètes !


Et le chef d’assurer, page 13 du livret :

« Enfin, le « Berger poète«  symbolise ce que je cherche en musique :

tenter toujours de tourner le dos à l’effet _ vide _,

et trouver la vérité simple _ elle est à conquérir _ du son qui n’a pas besoin de se grimer,

le franc-parler et le naturel de l’articulation _ du phrasé musical _,

la conscience de la hiérarchie subtile _ à l’infini ; certes _ des notes permettant une clarté de discours et une ornementation improvisée _ libre et vraie ! _ qui fasse sens

_ le principal est dit ici…

Une liberté fondée sur une conscience du tempo qu’il faut aiguiser _ oui, au doux fil du tranchant de la « lame«  de chaque instrument… _  jour après jour.

Chercher ce que peut être « le vray poids »

_ l’expression est empruntée au grand Georg Muffat, en sa « Préface » au « Florilegium II » de 1698 : « Premières Observations sur la manière de jouer les airs de Ballets à la Française«  _

de chaque temps musical ;

et essayer de comprendre toujours mieux _ l’impossible « miracle«  de la « balance«  _ où donner de la liberté et où être ferme »…


Le livret du même François Lazarevitch à son précédent CD « A l’Ombre d’un ormeau _ brunettes  & contredanses« , des Musiciens de Saint-Julien, CD Alpha 115,

précise lumineusement ces données et clés d’interprétation d’une musique si délicatement raffinée et tellement poétiquement touchante, dans le si parfait « naturel«  de sa si claire « simplicité«  :


« Il n’y a nulle si bonne et désirable finesse

que la simplicité« ,

reprend-il, page 14 de ce livret-là, de François de Sales.

Avec ce commentaire-ci, assez éclairant :

« La simplicité n’est pas la facilité, loin de là _ on veut bien le croire, d’expert ! _ ;

et ce naturel qui lui est attaché demande un profond et patient travail«  _ délicatement tenu bien discret, avec la plus exquise politesse, de l’évidence de l’auditeur…

Et « une part importante du paysage musical français du XVIIIème siècle » _ en effet _, « jusqu’ici », « n’a que très peu retenu l’attention.

C’est qu’il est fragile et discret !

En lui, pas de tours de force, pas de paillettes, pas d’éclat _ qui époustoufle et tétanise.

Juste _ et voici l’essentiel ! _ un peu de charme, de la légèreté et de la naïveté _ toute de douceur _ ;

l’esprit français de toujours, en somme« , page 14 : c’est magnifiquement résumé là !

Vient alors une excellente explication des sources vives de ce travail :

« la chanson et la danse _ jamais très loin de la musique française, en effet _ ont en commun de ne pouvoir tolérer le complexe, le « travaillé »…

Leur fonction même impose _ certes ! _ la simplicité.

Mais si leur difficulté est invisible, elle est surtout bien réelle ;

et c’est pour cela que ces mélodies _ objet propre de ce CD Alpha 115 « A l’Ombre d’un ormeau _ brunettes  & contredanses » !.. _ ont aussi été un important vecteur pédagogique dans la formation _ même _ du goût musical« , toujours page 14.

« Les petits airs sont le lieu privilégié _ précise, alors, d’expert, François Lazarevitch _ pour l’assimilation _ pédagogique musicale _ de l’articulation et du langage des petites notes d’agrément et des doubles élaborés » _ « le double est une variation du couplet d’un air ; cette pratique étant une part essentielle de l’art du goût du chant des XVII & XVIIIémes siècles« , vient préciser alors une note de bas de page…

« Quant aux danses, aucun précepte, aucune recette ne résumera jamais _ certes : le travail est infini… _ ce qui permet de créer l’impression _ décisive _ de mouvement ;

comment « marquer (…) si bien les mouvemens de la danse (…) qu’on se sent comme inspirer même malgré soy l’envie _ aux autres _ de danser » _ indiquait ce même Georg Muffat toujours en sa même importante « Préface » au « Florilegium II » de 1698 : « Premières Observations sur la manière de jouer les airs de Ballets à la Française« 

C’est en vivant le bal _ oui ! _ et en recherchant cette indicible sensation de communion dans le mouvement avec les danseurs _ oui… _ que l’on y parvient peu à peu« , indique, avec force encouragement, François Lazarevitch, page 15.


« D’un côté, la beauté de la danse repose _ oui _ sur la cadence, liée à la rigueur absolue _ certes _ du tempo ;

et de l’autre, le charme des petits airs dépend de la liberté prise souplement _ un terme décisivement crucial _ avec la mesure.

Et cette rigueur et cette souplesse sont les deux axes _ oxymoriquement conjoints ! _ qui mènent à la maîtrise _ non purement technique seulement : jamais simplement « carrément«  mécanique _ du temps et du phrasé, travail de toute une vie ».., commente ô combien justement ! François Lazarevitch, page 15.


De cette musique :

il s’agit de « dépasser le graphique (des notations si « bizarres » _ à la première lecture, au premier « déchiffrage« , de la partition… _) et de tenter de lui donner sens _ vivant ! et vrai ! _ afin de le rendre compréhensible et intéressant _ et même bien davantage : délectable ! _ tant pour l’exécutant que pour l’auditeur », page 15.


« Depuis lors
_ il s’agit des commencements de sa formation musicale auprès d’un de ses premiers « maîtres«  de musique : Daniel Brebbia (avec Pierre Boragno ; et Philippe Allain-Dupré ; et Jean-Christophe Maillard ; et d’autres encore…) _,

ce répertoire n’a jamais quitté mon esprit ;

et j’aimerais toujours me laisser toucher _ sans ankylose _ par le doux esprit de sa poésie

et la beauté sobre de ses mélodies,

antidote aux violences contemporaines », ajoutait encore François Lazarevitch ;

qui concluait alors :

« Le travail est là ;

alors continuons…« 

En effet… 

Un disque merveilleux de grâce et poésie musicales

que ce CD « Le Berger poète : Suites et Sonates pour flûte & musette« , par François Lazarevitch et Les Musiciens de Saint-Julien,

le CD Alpha 148, à paraître très prochainement…

Titus Curiosus, le 21 mai 2009

Du sublime dans la musique baroque française : le merveilleux « vivier » Marc-Antoine Charpentier…

18avr

Coup de cœur pour un nouveau merveilleux CD Marc-Antoine Charpentier :

après le CD Alpha 138 « Motets pour le Grand Dauphin » de l’Ensemble « Pierre-Robert » dirigé par Frédéric Désenclos (cf mon article du 2 février 2009 : « Le “sublime” de Marc-Antoine Charpentier + la question du “déni à la musique”, en France » ;

une impressionnante (de justesse musicale) version de la « Missa assumpta est Maria » (H. 11), par le Concert Spirituel que dirige Hervé Niquet (CD Glossa GCD 921617)…

« La « Missa assumpta est Maria«  (H. 11 _ au catalogue Hitchcock de l’œuvre de Charpentier) peut être considérée comme la plus extraordinaire des onze messes de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), mais aussi comme un chef-d’œuvre dans l’œuvre religieuse du compositeur. C’est la dernière des messes écrites par ce musicien dans les années 1698-1702, la première datant des années 1670. » (…) Elle « illustre le style de la maturité de Charpentier et résume toutes les qualités du plus génial _ à côté des Couperin, Louis (c. 1626-1661) et François (1668-1733) et Rameau (1683-1764), probablement, et pour ce moment « baroque » _ des compositeurs français : équilibre parfait entre intimité des voix et brillance chorale, richesse du langage harmonique et habileté du contrepoint ; et enfin un sens inouï des effets selon une conception typiquement française du sublime« , indique fort justement l’introduction de la notice dans le livret du CD, sous la plume de Fannie Vernaz (page 15) ; nous reportant à un article de Thierry Favier, « Lalande et le sublime : doctrines rhétoriques et tradition oratoire dans ses premiers grands motets« , in « Lalande et ses contemporains » (aux Éditions des Abesses, à Paris, en 2008, pages 119-141)…

Selon Catherine Cessac, en son indispensable « Marc-Antoine Charpentier« , aux Éditions Fayard (seconde édition _ remaniée en août 2004), l’œuvre fut probablement donnée pour la première fois le 15 août 1702 à la Sainte-Chapelle, « un des foyers musicaux les plus actifs de la capitale » (page 16) ; où Marc-Antoine Charpentier a été nommé en 1698 « maître de musique des enfants de la Sainte-Chapelle du Palais« La « grande version » de cette « Missa«  (H. 11) « requiert des effectifs imposants qui (de toutes façons) laissent supposer qu’elle ait été donnée au moins une fois dans le cadre d’une cérémonie exceptionnelle.« 

Et dans cette version que propose ici au disque Hervé Niquet, « on entendra _ ainsi que cela se pratiquait « au quotidien«  alors, si je puis dire, en son extrême variabilité… _ , outre les cinq parties ordinaires de la messe telles que Charpentier les a écrites _ en sa très précieuse (non détruite, non volée) « partition manuscrite et autographe » cataloguée H. 11 : « Kyrie« , « Gloria« , « Credo« , « Sanctus » & « Agnus Dei » (ainsi qu’un « Benedictus pour l’orgue«  _ plusieurs autres éléments provenant d’œuvres plus anciennes de Charpentier ou bien _ aussi _ des improvisations«  _ nécessaires, exigées par la partition même, ainsi que nous allons le constater ! (page 17) : ainsi, avant le « Christe« , « l’orgue joue(-t-il) ici un couplet« «  ; et « de même, après le « Christe », Charpentier indique « Icy l’on rejoue la simphonie de devant le Kyrie puis l’on reprend le Kyrie »

« A la fin du « Gloria », nous entendrons une pièce pour voix de basse a cappella « Pour plusieurs martyrs, motet à voix seule sans accompagnement, Sancti Dei per fidem vicerunt regna » (H. 361) de Charpentier, qui date du début des années 1690. Cette liberté prise par Hervé Niquet d’ajouter ici ce motet permet _ très judicieusement, remarque la livrettiste, page 17 _ un contraste total avec la fin du « Gloria » et une certaine méditation avant le « Credo », même si aucune indication dans la partition ne mentionne ici l’ajout d’une pièce«  _ et l’auditeur ne peut que s’en réjouir, tant l’effet est splendide et sans rien de forcé ou artificiel, page 18.


« A la fin du « Credo », Charpentier indique la présence d’une offertoire

_ sans davantage de précision notée : c’est une sorte de « pense-bête » pour lui-même ; d’avoir à choisir, sur le moment, entre diverses pièces également possibles, et à cette fin bien précise, entre ses partitions (fort bien classées ;

cf, sur ce point de la méticulosité de Marc-Antoine Charpentier,

ce qu’en mentionne mon propre livret pour le CD « Un Portrait musical de Jean de La Fontaine« , par la Simphonie du Marais, dirigée par Hugo Reyne, en 1996 : CD EMI 7243 S  45229 2 5… :

le programme (de ce CD EMI, en 1995-96),

construit autour de l’amitié (si importante pour La Fontaine : dont l’œuvre commence, en 1647, par une « chanson » à l’ami Maucroix, et se clôt, le 10 février 1695, par une « lettre » à ce même ami Maucroix ! cf ici le second volume des « Œuvres complètes » de Jean de La Fontaine, « Œuvres diverses », par Pierre Clarac, en 1958),

avait pour acmé l’œuvre quasi inconnue (et retrouvée par Hugo Reyne et moi-même) de Jean de La Fontaine, pour le livret, et Marc-Antoine Charpentier : le « petit opéra » « Les Amours d’Acis et Galatée », représentée à Paris, chez Monsieur de Rians, pour « carnaval », en février 1678…


Or, Hugo Reyne et moi-même n’avons pu

_ cf la note de Catherine Cessac à ce propos à la page 138 de son « Marc-Antoine Charpentier » en l’édition de 2004 _

reconstituer ce « petit opéra » qu’à partir de plusieurs pièces (instrumentales aussi bien que chantées) réutilisées pour d’autres œuvres par Marc-Antoine Charpentier (dont une reprise, le 17 octobre 1679, de sa pièce à succès « L’Inconnu »),

une partie des manuscrits très bien classés et conservés de Marc-Antoine Charpentier, et légués, plus tard, par son neveu à la Bibliothèque du Roi _ dont le volume de l’année 1678 ! mais pas celui de l’année 1679 ! _ ayant été volée à la Bibliothèque Nationale au cours du XIXème siècle…

Fin de l’incise sur la méticulosité de Marc-Antoine Charpentier ; et retour à la nécessité d' »une offertoire » :

« A la fin du « Credo », Charpentier indique la présence d’une offertoire » _

ce qu’Hervé Niquet ajoute effectivement en introduisant les symphonies « Pour un reposoir » (H. 508) de Charpentier, pièces instrumentales pour orchestre à cinq parties écrites au début des années 1670 pour les processions de la fête du Saint-Sacrement. On pourra y entendre, entre autres, une « Ouverture » à la française, ainsi qu’une « Allemande grave », témoignant _ commente Fannie Vernaz, page 18 _ d‘un réel talent du compositeur » aussi (oui !!!) en « sa musique instrumentale« 


« Après le « Sanctus », on peut lire l’indication _ de la main de Marc-Antoine Charpentier _ « Icy on chante une Elévation courte S’il y a le temps » ; suivie de cette autre indication « Benedictus pour l’Orgue ». Hervé Niquet insère donc ici le motet « O Salutaris » (H. 262) pour un dessus vocal, deux hautbois et basse continue, pièce écrite par Charpentier au début des années 1690. Ce type d’œuvres de courte durée était le plus souvent destiné à la messe pour apporter un climat particulier _ ad hoc la musique était d’abord fonctionnelle ! ce qui est loin d’interdire la beauté ! ou le sublime ! bien an contraire : tout se faisait selon le feu sacré... _ au cours de l’office _ de la sainte messe _ entre le « Sanctus » et le « Benedictus », au moment de la levée de l’hostie » _ et, donc, du rappel du mystère (sacré) de la transsubstantiation du Corps et du Sang du Seigneur Jésus-Christ…

« C’est ici _ souligne Fannie Vernaz, page 18 _ un moment _ musicalement _ très sensuel _ par sa douceur (et son élévation) _ où la voix de dessus, associée à la sonorité douce et plaintive _ à quel degré de calme ! _ des hautbois, exprime une _ très _ tendre ferveur. » Et « une pièce d’orgue improvisée succède aussitôt à cette élévation, comme il est expressément demandé par Charpentier. »

« Après le « Domine salvum fac regem »,

Charpentier indique « Passez au motet de sortie » ; mais malheureusement le manuscrit autographe ne présente que les portées vides d’un prélude à deux temps et à quatre parties instrumentales (dessus, haute-contre, taille et basse), sans armure » _ indique Fannie Vernaz page 18… Aussi « Hervé Niquet a(-t-il) choisi de donner un second « Domine salvum fac regem » (H. 291) de Charpentier, datant des années 1680. Ce motet est écrit pour deux chœurs à quatre voix (dessus, hautes-contre, tailles et basses) accompagnés d’un orchestre à quatre parties et basse continue, dans le même ton de mineur que celui du premier « Domine salvum » ; et dans un style très élégant, tout en retenue, et caractérisé par des rythmes pointés dans le plus pur style du baroque français » _ le résultat de cet enregistrement est, d’un bout à l’autre, je tiens à le souligner, magnifique d’évidence !

Je peux aussi reproduire le commentaire conclusif que donne Fannie Vernaz,

tant je partage cette « appréciation » de sa part :

« En plus _ en effet : c’est tout à fait intéressant quant à la « fabrique » (aussi improvisée pour la particularité, chaque fois, des circonstances ; ainsi qu’en fonction des moyens du bord !..) _ du travail approfondi sur la résolution des nombreux mystères de cette messe _ de Charpentier _,

l‘interprétation qu’en font Hervé Niquet et le Concert Spirituel met en valeur un choix de couleurs instrumentales et vocales étonnamment variées, avec une palette sonore très colorée, riche d’effets ; et par conséquent particulièrement émouvante«  _ oui !

Le choix de l’effectif proposé y contribue largement : treize musiciens, dont un continuo de quatre instrumentistes, offre un bel équilibre avec les parties solistes _ 5 chanteurs : 2 dessus, une haute-contre, une taille, une basse _  et chorales (onze choristes). Selon les différents dispositifs vocaux et instrumentaux _ en permanence variés ! contrastés _, cet ensemble permet de faire ressortir _ à ressentir _ toutes les nuances du texte _ c’est capital ! et dans le style français absolument nécessaire !!! _ et l’expression des émotions aussi ardentes que profondes _ rien à ajouter, ni retrancher ! Le Baroque est un dispositif de signification via le ressenti des affects en leurs figures…

Cette interprétation, ajoutée à la gravité solennelle _ certes ! il s’agit essentiellement là d’une fête de la foi !.. _ de cette œuvre majestueuse _ en effet ! sous le règne de Louis le Grand ! _ est aussi un bel hommage au compositeur dont la musique a su imposer un style particulier dans l’histoire musicale européenne _ à la jointure des styles français et italien : car c’est à Rome que Marc-Antoine Charpentier fut d’abord formé à la musique par Giacomo Carissimi… _ ; et a permis de révéler l’un des plus grands maîtres de la musique française » _ conclut fort justement Fannie Vernaz sa notice du livret de ce CD, page 19…

Une musique _ de Marc-Antoine Charpentier _ et une interprétation _ du Concert Spirituel et Hervé Niquet _ splendides,

qui  rendent merveilleusement le « sublime« 

de Marc-Antoine Charpentier

en ce très beau CD Glossa de la « Missa assumpta est Maria » (H. 11)


Titus Curiosus, ce 18 avril 2009

De la « crise » ; et du « naufrage intellectuel » à l’ère de la « rapacité » _ suite : les palais de l' »âge d’or », à Long Island

20oct

Voici, maintenant, ce très bel article de Paul R. Krugman _ « For richer » _,

publié dans le « New-York Times » le 20 octobre 2002,

puis, en traduction française, dans le numéro 636, du 9 janvier 2003, de « Courrier international », sous le titre de « Main basse sur l’Amérique » :

« Lorsque, adolescent, je vivais à Long Island, l’une de mes excursions préférées était d’aller admirer, sur la côte nord, les magnifiques demeures de « l’âge d’or » _ la période qui sépare la fin de la guerre de Sécession, 1865, du début de la Première Guerre mondiale, 1914. Ces véritables palais n’étaient pas seulement des pièces de musée architecturales. C’étaient des monuments érigés en hommage à une société aujourd’hui disparue, dans laquelle les riches pouvaient se permettre d’employer des armées de domestiques nécessaires à l’entretien d’une maison de la taille d’un château européen. Quand je les contemplais, bien entendu, cette époque était révolue. Aucune ou presque ne servait plus de résidence privée. Celles qui n’avaient pas été transformées en musées abritaient une maison de retraite ou une école privée.

Car l’Amérique dans laquelle j’ai grandi _ l’Amérique des années 50 et 60 _ était une société de classes moyennes, tant dans les faits que dans les apparences. Les immenses écarts de revenus et de richesses de l’âge d’or avaient disparu. Certes, il y avait la pauvreté du « quart-monde », mais on considérait généralement à l’époque qu’il s’agissait d’un problème social, et non économique. Certes, quelques riches hommes d’affaires et héritiers de grosses fortunes menaient un train de vie sans commune mesure avec celui de l' »Américain moyen » ; mais ils n’étaient pas riches comme l’étaient les accapareurs qui avaient construit les manoirs et ils n’étaient pas très nombreux. L’époque où les ploutocrates constituaient une force avec laquelle il fallait compter dans la société américaine, sur un plan économique aussi bien que politique, semblait appartenir à un passé lointain.


La réalité quotidienne confirmait l’impression d’une société plutôt égalitaire. Les personnes qui avaient fait de longues études et exerçaient un bon métier (cadres moyens, professeurs d’université, voire avocats) prétendaient souvent gagner moins que les ouvriers syndiqués. Les familles considérées comme aisées vivaient dans des maisons à deux niveaux, avaient une femme de ménage qui venait une fois par semaine et passaient leurs vacances d’été en Europe. Mais, comme tout le monde, ces gens mettaient leurs enfants à l’école publique et prenaient eux-mêmes le volant pour se rendre au travail. Mais c’était il y a longtemps. L’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse était un autre pays.

Nous connaissons actuellement un nouvel « âge d’or », aussi extravagant que l’était l’original. Les palais sont de retour _ en 2002. En 1999, The New York Times Magazine a publié un portrait de Thierry Despont, « le pape des excès« , un architecte spécialisé dans les maisons pour richissimes. Ses créations affichent couramment une superficie de 2 000 à 6 000 mètres carrés ; les plus grandes sont à peine plus petites que la Maison-Blanche. Inutile de dire que les armées de domestiques sont également de retour. Les yachts aussi.

Comme le prouve l’article sur M. Despont, il serait injuste de dire que les inégalités croissantes aux Etats-Unis sont passées sous silence. Pourtant, un bref coup de projecteur sur le mode de vie des riches dépourvus de goût ne donne pas une idée précise des bouleversements qui sont intervenus dans la distribution des revenus et des richesses dans ce pays. A mon avis, rares sont ceux qui se rendent compte à quel point le fossé s’est creusé entre les très riches et les autres, sur une période relativement courte. De fait, il suffit d’évoquer le sujet pour être accusé d’appeler à la « lutte des classes« , à la « politique de l’envie« , et ainsi de suite. Aussi, très rares sont ceux qui sont disposés à parler des profondes répercussions _ économiques, sociales et politiques _ de cet écart grandissant _ en 2002.

Et pourtant, on ne peut comprendre ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis _ actuellement : c’était donc à l’automne 2002 _ sans saisir la portée, les causes et les conséquences de la très forte aggravation des inégalités qui a lieu depuis trente ans, et en particulier l’incroyable concentration des revenus et des richesses entre quelques mains. Pour comprendre l’actuelle vague _ en 2002, donc _ de scandales financiers, il faut savoir comment l’homme en costume de flanelle grise a été remplacé par le PDG au pouvoir régalien _ un tel « bilan » rétrospectif est encore plus opportun, et déssillant, en ce basculement d’octobre 2008…

Le divorce conflictuel de Jack Welch, le légendaire ancien président de General Electric (GE), a eu le mérite inattendu de soulever un coin du voile sur les privilèges dont bénéficient les grands patrons. On a ainsi appris qu’au moment de partir à la retraite, M. Welch s’était vu accorder l’usage à vie d’un appartement à Manhattan (repas, vins et blanchissage inclus), l’accès aux avions de l’entreprise et de multiples autres avantages en nature, d’une valeur d’au moins 2 millions de dollars par an. Ces cadeaux sont révélateurs : ils illustrent l’étendue des attentes des patrons, qui escomptent un traitement digne de l' »Ancien Régime« . En termes monétaires, cependant, ces faveurs ne devaient pas signifier grand-chose pour M. Welch. En l’an 2000, sa dernière année complète à la tête de GE, il a gagné 123 millions de dollars, principalement sous forme d’actions et de stock-options.

Mais les salaires mirifiques des présidents des grandes entreprises constituent-ils une nouveauté ? Eh bien, oui. Ces patrons ont toujours été bien payés par rapport au salarié moyen, mais il n’y a aucune comparaison possible entre ce qu’ils gagnaient il y a seulement une trentaine d’années et leurs salaires d’aujourd’hui. Durant ce laps de temps, la plupart d’entre nous n’avons obtenu que de modestes augmentations : le salaire moyen annuel aux Etats-Unis, exprimé en dollars de 1998 (c’est-à-dire hors inflation), est passé de 32 522 dollars en 1970 à 35 864 dollars en 1999 _ soit une hausse d’environ 10 % en vingt-neuf ans. C’est un progrès, certes, mais modeste. En revanche, d’après la revue Fortune, la rémunération annuelle des 100 PDG les mieux payés est passée, durant la même période, de 1,3 million de dollars _ soit trente-neuf fois la paie du salarié lambda _ à 37,5 millions de dollars par an, mille fois ce que touchent les salariés ordinaires _ et 2 884 % en vingt-neuf ans.

L’explosion des rémunérations des patrons est un phénomène en lui-même stupéfiant et important. Mais il ne s’agit là que de la manifestation la plus spectaculaire d’un mouvement plus vaste, à savoir la nouvelle concentration des richesses aux Etats-Unis. Les riches ont toujours été différents des gens comme vous et moi, selon l’expression de Scott Fitzgerald _ dans « Gatsby le Magnifique » , en 1925. Mais ils le sont bien plus maintenant _ de fait, ils le sont autant qu’à l’époque où l’écrivain a fait ce célèbre commentaire. C’est une affirmation controversée, pourtant elle ne devrait pas l’être. Les données du recensement montrent incontestablement qu’une part croissante des revenus est accaparée par 20 % des ménages et, à l’intérieur de ces 20 %, par 5 %. Néanmoins, nier cette évidence est devenu une activité en soi, fort bien financée. Les groupes de réflexion conservateurs ont produit d’innombrables études qui tentent de discréditer les informations, la méthodologie et, pis, les motivations de ceux qui rapportent l’évidence. Ces études reçoivent le soutien de personnalités influentes dans les pages éditoriales des journaux et sont abondamment citées par des responsables de droite. Il y a quatre ans, Alan Greenspan (mais pourquoi a-t-on toujours pensé que ce n’était pas un esprit partisan ?) a prononcé un discours important à la conférence annuelle de la Réserve fédérale _ dont il est le président _ qui revenait à nier l’aggravation des inégalités aux États-Unis.

Par leur simple existence, tous ces efforts concertés sont symptomatiques de l’influence grandissante de notre ploutocratie. Mais, derrière cet écran de fumée, créé à des fins politiques, l’élargissement du fossé ne fait aucun doute. En fait, les chiffres issus du recensement ne montrent pas la véritable ampleur des inégalités parce que, pour des raisons techniques, ils tendent à sous-estimer les très hauts revenus _ par exemple, il est peu probable qu’ils reflètent l’explosion des rémunérations des chefs d’entreprise. Or d’autres indices montrent que non seulement les inégalités s’accroissent, mais que le phénomène s’accentue à mesure qu’on s’approche du sommet. Ainsi, ce ne sont pas simplement les 20 % des ménages en haut de l’échelle qui ont vu leurs revenus s’accroître plus vite que ceux des classes moyennes : les 5 % au sommet ont fait mieux que les 15 % suivants, le 1 % tout en haut mieux que les 4 % suivants, et ainsi de suite jusqu’à Bill Gates _ le président fondateur de Microsoft est l’homme le plus riche du monde, selon le classement du magazine américain Forbes .

Des résultats encore plus saisissants nous viennent d’une enquête menée par les économistes français Thomas Piketty et Emmanuel Saez. En se fondant sur les déclarations fiscales, ils ont estimé les revenus des personnes aisées, riches et très très riches depuis 1913. Il en ressort avant tout que l’Amérique des classes moyennes de ma jeunesse ne correspond pas à l’état normal de notre société, mais à un intermède entre deux âges d’or. L’Amérique d’avant 1930 était une société dans laquelle un petit nombre d’individus immensément fortunés contrôlaient une grande part de la richesse du pays. Nous ne sommes devenus une société de classes moyennes qu’après le recul brutal de la concentration des revenus durant le New Deal _ la politique menée par Roosevelt à partir de 1933 _, et surtout durant la Seconde Guerre mondiale. Les revenus sont ensuite restés assez équitablement partagés jusque dans les années 70 : la forte progression des revenus durant les trente années qui ont suivi 1945 a été largement répartie au sein de la population.

Mais, depuis, le fossé s’est rapidement creusé. MM. Piketty et Saez confirment ce que j’avais pressenti : nous sommes revenus au temps de Gatsby le Magnifique. Après trente années durant lesquelles les parts des plus gros contribuables étaient bien inférieures à leurs niveaux des années 20, l’ordre antérieur a été rétabli.

Et les grands gagnants sont les « très très riches ». Un stratagème souvent employé pour minimiser l’aggravation des inégalités consiste à recourir à une ventilation statistique assez grossière, en divisant la population en 5 quintiles comprenant chacun 20 % des ménages ou, au maximum, en 10 déciles. Le discours de M. Greenspan à Jackson Hole se fondait par exemple sur des données par déciles. De là à nier l’existence des riches, il n’y a qu’un pas. Ainsi, un commentateur conservateur pourrait concéder que la part du revenu national accaparée par 10 % des contribuables a quelque peu augmenté, avant de souligner qu’il suffit de gagner plus de 81 000 dollars par an pour faire partie de cette catégorie. Il ne s’agirait donc que d’un simple transfert au sein de la classe moyenne.

Mais pas du tout : ces 10 % comprennent certes un grand nombre d’individus faisant partie de la classe moyenne, mais ce ne sont pas eux qui ont le mieux tiré leur épingle du jeu. L’essentiel de l’augmentation de la part de cette catégorie sur ces trente dernières années a été le fait du 1 % le plus riche (au-dessus de 230 000 dollars de revenus annuels en 1998) et non des 9 % suivants. De plus, 60 % de l’augmentation réalisée par ce 1 % sont allés à 0,1 % des contribuables, ceux dont les revenus annuels sont supérieurs à 790 000 dollars. Et, pour finir, près de la moitié de ces gains est allée à 13 000 foyers seulement (0,01 % des contribuables) qui disposent d’un revenu annuel de 17 millions de dollars en moyenne.

Alors, il n’est nullement exagéré de dire que nous sommes entrés dans un second « âge d’or ». A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, la caste des bâtisseurs de palais et des propriétaires de yachts avait plus ou moins disparu. Selon MM. Piketty et Saez, en 1970, 0,01 % des contribuables disposaient de 0,7 % du revenu total : ils ne gagnaient « que » 70 fois la moyenne, pas de quoi acheter ou entretenir une méga-résidence. Mais, en 1998, ces 0,01 % ont perçu plus de 3 % de l’ensemble des revenus. Cela signifie que les 13 000 familles les plus fortunées des États-Unis disposaient, à elles seules, d’un revenu presque égal à celui des 20 millions de ménages les plus modestes _ ou 300 fois supérieur à celui d’un ménage moyen.

Certains économistes _ mais pas tous _ essayant de comprendre ces inégalités croissantes ont commencé à prendre au sérieux une hypothèse qui aurait paru terriblement fumeuse il n’y a pas si longtemps. Cette théorie met l’accent sur le rôle des normes sociales dans l’établissement de limites à l’inégalité. Selon elle, le New Deal a eu des répercussions plus profondes sur la société américaine que ne l’ont cru ses plus fervents partisans : il a imposé des normes en matière d’égalité relative des salaires, qui ont duré pendant une trentaine d’années, créant cette société de classes moyennes que nous en étions venus à considérer comme normale. Mais ces standards ont commencé à perdre du terrain dans les années 70 et le recul n’a ensuite fait que s’accélérer.

On en a une première illustration avec les rémunérations des cadres supérieurs. Dans les années 60, les grandes entreprises américaines se sont comportées davantage comme des républiques socialistes que comme de féroces firmes capitalistes, et leurs dirigeants ressemblaient plus à des bureaucrates du service public qu’à des capitaines d’industrie. Je n’exagère pas. Il suffit de se reporter à la description du comportement du chef d’entreprise faite par John Kenneth Galbraith dans « Le Nouvel Etat industriel » _ aux Éditions Gallimard, en 1968. Selon l’économiste, une gestion saine exige de la retenue. Certes, le pouvoir de décision donne l’occasion de gagner de l’argent, mais si chacun cherchait à le faire, l’entreprise serait emportée par la cupidité. Un homme d’entreprise qui se respecte s’abstient de faire ce genre de choses ; un code efficace interdit ce type de conduite. En outre, la prise de décision collective fait en sorte que les agissements, voire les pensées de chacun, sont connus de tous. Tout ceci, selon Galbraith, plaçait la barre très haut en matière d’honnêteté personnelle.

Trente-cinq ans après, un article en couverture de Fortune s’intitulait « Vous avez acheté. Ils ont vendu« . « Dans toutes les entreprises américaines, est écrit en sous-titre, les dirigeants ont vendu leurs actions avant que leurs sociétés ne sombrent. Et qui se retrouve avec un paquet d’actions sans valeur ? Vous. » Je vous l’ai dit, notre pays a changé.

Laissons un instant de côté les malversations actuelles _ à l’automne 2002 _, et demandons-nous plutôt pourquoi les salaires relativement modestes des patrons d’il y a trente ans ont atteint leur niveau astronomique d’aujourd’hui. On a avancé deux explications, qui ont en commun de mettre l’accent sur l’évolution des normes et non sur des facteurs purement économiques. La plus optimiste trouve une analogie entre l’explosion des rémunérations des PDG et celle des joueurs de base-ball. Les patrons qui coûtent cher valent leur pesant d’or, parce que, pour une entreprise, avoir l’homme qu’il faut représente un énorme avantage par rapport à la concurrence. Dans la version plus pessimiste _ la plus plausible, selon moi _ la compétition pour attirer les talents joue un rôle mineur. Certes, un grand patron peut faire la différence _ mais ces énormes rémunérations sont trop souvent accordées à des dirigeants dont les prestations sont au mieux médiocres. La principale raison pour laquelle le chef d’entreprise gagne autant aujourd’hui est qu’il nomme les membres du conseil d’administration, lequel fixe sa rémunération et décide des nombreux avantages accordés aux administrateurs. Aussi, ce n’est pas « la main invisible du marché » qui décide des revenus astronomiques des cadres dirigeants, c’est « la poignée de main invisible » échangée dans la salle du conseil d’administration. Mais pourquoi ces patrons n’étaient-ils pas aussi grassement payés il y a trente ans ? Là encore, il s’agit de « culture d’entreprise ». Pour toute une génération, après la Seconde Guerre mondiale, la peur du scandale a imposé une certaine retenue. De nos jours, personne ne s’offusque plus. En d’autres termes, l’explosion des salaires des patrons traduit un changement social plutôt que la loi purement économique de l’offre et de la demande. Il ne faut pas la considérer comme une tendance du marché, mais comme quelque chose d’analogue à la révolution sexuelle des années 60 _ un relâchement d’anciennes contraintes, une nouvelle permissivité. Mais en l’occurrence, la permissivité est financière et non sexuelle.

Comment expliquer une telle évolution de la culture d’entreprise ? Économistes et théoriciens du management commencent à peine à y réfléchir, mais on peut d’ores et déjà suggérer quelques facteurs. L’un d’eux concerne le changement structurel des marchés financiers. Dans son nouveau livre « Searching for a Corporate Savior » _ « A la recherche du sauveur de l’entreprise » _, Rakesh Khurana, de la Harvard Business School, estime que dans les années 80 et 90, le  » capitalisme managérial » _ le monde de l’homme en costume de flanelle grise _ a été remplacé par le « capitalisme investisseur ». Les investisseurs institutionnels voulaient des chefs héroïques, souvent venus de l’extérieur, et ils étaient prêts à débourser des sommes énormes pour les attirer. D’ailleurs, le sous-titre du livre de Rakesh Khurana est « La quête irrationnelle du PDG charismatique » _ « The Irrational Quest for Charismatic CEO’s«  .

Mais les théoriciens à la mode ne trouvent rien d’irrationnel à cette quête. Depuis les années 80, on attache toujours plus d’importance au « leadership« , autrement dit aux qualités personnelles, à la personnalité charismatique du chef. Lorsque Lee Iacocca, le PDG de Chrysler, est devenu une figure connue du grand public au début des années 80, il était pratiquement seul dans ce cas : comme le rappelle Rakesh Khurana, au cours de l’année 1980, un seul numéro de Business Week a montré un PDG en couverture. En 1999, 19 unes leur ont été consacrées. Une fois qu’il est devenu normal, voire nécessaire pour un patron d’être célèbre, il est également plus facile de faire de lui un homme riche.

Les économistes ont également contribué à légitimer des niveaux de rémunération autrefois impensables. Dans les années 80 et 90, d’innombrables articles écrits par des universitaires  _ popularisés dans les revues économiques et intégrées par les consultants dans leurs recommandations _ donnaient raison à Gordon Gekko _ financier incarné par Michael Douglas dans le film « Wall Street » , réalisé par Oliver Stone en 1987 _  : la cupidité est une bonne chose, et elle marche. Pour obtenir le meilleur des dirigeants d’entreprise, prétendaient ces articles, il est nécessaire d’aligner leurs intérêts sur ceux des actionnaires. Et pour ce faire, il faut leur attribuer généreusement des actions ou des stock-options.

Loin de moi toute insinuation sur la corruption personnelle des économistes et des théoriciens du management. Il s’agirait plutôt d’un processus inconscient et subtil : les idées reprises par les écoles de commerce et qui rapportaient de coquets honoraires de consultant ou de conférencier, allaient dans le sens d’une tendance existante et donc lui apportaient leur caution.

Ce que suggèrent maintenant des économistes comme MM. Piketty et Saez est que l’histoire des revenus des patrons a valeur de symbole. Bien plus que ne l’imaginent économistes et partisans de l’économie de marché, les salaires, surtout les plus élevés, sont déterminés par les normes sociales. Dans les années 30 et 40, de nouvelles conceptions de l’égalité se sont imposées, en grande partie sous l’impulsion des hommes politiques. Dans les années 80 et 90, elles se sont vues remplacées par le « laisser-faire », avec pour conséquence l’explosion des revenus au sommet de l’échelle. Un incident en dit long sur ce phénomène. Répondant à un courrier électronique d’une téléspectatrice canadienne, Robert Novak, l’un des animateurs de l’émission Crossfire sur CNN, s’est fendu de ce petit discours : « Marg, comme la plupart des Canadiens, vous n’êtes pas bien informée et vous vous trompez. Aux États-Unis, la durée de vie y est la plus longue, l’espérance de vie y est plus grande que dans n’importe quel autre pays au monde, y compris le Canada. C’est un fait. » Mais les faits donnent tort à M. Novak. Les Canadiens vivent en moyenne deux ans de plus que les Américains. Et l’espérance de vie aux États-Unis est bien inférieure à ce qu’elle est au Canada, au Japon et dans tous les grands pays d’Europe occidentale. Nous vivons un peu moins longtemps que les Grecs, un peu plus que les Portugais. Les hommes font de moins vieux os aux États-Unis qu’au Costa Rica. Néanmoins, on comprend pourquoi M. Novak croyait que nous étions les meilleurs. Après tout, nous sommes le pays le plus riche du monde, avec un PIB réel par habitant d’environ 20 % supérieur à celui du Canada. Et dans ce pays, nous croyons dur comme fer qu’une marée montante ne laisse aucun bateau échoué. Notre richesse nationale montante ne se traduit-elle pas par un niveau de vie élevé pour tous les Américains ?

Eh bien, non. Si nous avons le revenu par habitant le plus élevé parmi les pays développés, c’est surtout parce que nos riches sont bien plus riches. D’où cette idée radicale : si les riches obtiennent plus, il en reste moins pour les autres. Cette thèse _ qui est une simple question d’arithmétique _ est systématiquement assimilée à la défense de la « lutte des classes ». Si l’accusateur se fait un peu plus précis, il dira probablement qu’il n’y a pas de quoi faire un drame de la richesse de quelques personnes. Cela pour deux raisons : d’abord, parce que si l’élite gagne apparemment beaucoup d’argent, sa part du total reste faible _ autrement dit, tout compte fait, les riches ne prennent pas une si grande part du gâteau que cela ; ensuite, parce qu’essayer de réduire les hauts salaires fait surtout du tort aux personnes défavorisées, les tentatives de redistribution entraînant une démotivation.

Il fut un temps où ces arguments étaient tout à fait pertinents : lorsque nous étions dans une société de classes moyennes. Mais ils se défendent beaucoup moins de nos jours. En premier lieu, la part des riches dans le revenu total n’est plus négligeable. A l’heure actuelle _ c’était en 2002 _, 1 % des ménages touchent environ 16 % du revenu total brut, et environ 14 % du revenu net. Cette part a pratiquement doublé en trente ans, et elle est désormais comparable à celle des 40 % de la population les moins favorisés. Le transfert en faveur des privilégiés est donc important. D’un point de vue purement mathématique, les revenus des familles modestes ont dû, normalement, augmenter bien moins que le revenu moyen. Et c’est ce qui s’est effectivement passé. Le revenu moyen des ménages, hors inflation, a crû de 28 % entre 1979 et 1997. Mais le revenu médian _ celui d’une famille au milieu de l’échelle de distribution, qui constitue un meilleur indicateur de la situation des familles américaines _ n’a augmenté que de 10 %. Quant au revenu du cinquième de la population situé au bas de l’échelle, il a même légèrement baissé.

Nous nous enorgueillissons, à juste titre, de notre croissance économique sans précédent. Mais depuis quelques dizaines d’années, il est frappant de voir à quel point cette croissance a peu profité aux familles ordinaires. Le revenu médian ne s’est accru que d’environ 0,5 % par an _ et ce gain était probablement imputable pour l’essentiel à la durée plus longue du temps de travail des femmes. En outre, les chiffres ne reflètent pas la précarité grandissante dont souffre le salarié moyen. A l’époque où le constructeur automobile General Motors était surnommé en interne « Généreux Motors« , nombre de ses salariés pensaient jouir de la sécurité de l’emploi _ l’entreprise ne les licencierait que si elle n’avait vraiment plus le choix. Nombreux étaient ceux dont le contrat de travail prévoyait une assurance maladie même après un licenciement. Ils bénéficiaient d’un régime de retraite qui ne dépendait pas de la Bourse. De nos jours, les entreprises bien établies procèdent couramment à des dégraissages massifs. Perdre son emploi, c’est perdre sa couverture médicale, et comme des millions de personnes l’ont appris à leurs dépens, un plan d’épargne d’entreprise ne garantit en aucune manière une retraite confortable.

Il n’en reste pas moins que, pour une grande partie de la population, si le système économique américain crée beaucoup d’inégalités, il génère aussi des revenus plus élevés, et par conséquent tout le monde y gagne. C’est la morale que Business Week a tirée dans un récent numéro spécial sur les « 25 idées pour un monde en mutation« . L’une de ces idées était que « les riches s’enrichissent, et c’est normal« . Les revenus les plus élevés, entend-on souvent dire, sont le fruit d’une économie de marché qui encourage avec moult récompenses les bons résultats. C’est le système qui permet ce genre de performance, autrement dit, les privilégiés n’amassent pas des fortunes aux dépens des gens comme vous et moi. Les esprits chagrins feront remarquer que l’explosion des rémunérations des patrons n’est que très vaguement liée à leurs performances réelles. Jack Welch comptait parmi les 10 PDG les mieux payés aux Etats-Unis en 2000, et on pourrait soutenir qu’il le méritait. Mais qu’en est-il de Dennis Kozlowski de Tyco _ forcé à la démission et inculpé de fraude et vol _, ou de Gerald Levin de Time Warner _ autre groupe en crise dont la comptabilité fait l’objet d’une enquête fédérale _, qui figuraient également sur cette liste ?

Est-il possible de produire des preuves directes des effets de l’inégalité ? On ne peut pas remonter le cours de l’Histoire et se demander ce qui serait arrivé si les normes sociales de l’Amérique des classes moyennes avaient continué à limiter les plus forts revenus, et si la politique gouvernementale avait lutté contre les inégalités croissantes au lieu de les renforcer. Mais nous pouvons nous comparer à d’autres pays industrialisés. Et les résultats ont de quoi surprendre. Nombreux sont les Américains qui croient que, vivant dans le pays le plus riche du monde avec le PIB réel par habitant le plus élevé, ils s’en portent forcément tous mieux : ce ne sont pas uniquement nos riches qui sont plus riches que leurs pairs à l’étranger ; la famille américaine typique est bien mieux lotie que son homologue ailleurs, et même nos pauvres s’en tirent bien par rapport au reste du monde.
Hélas, ce n’est pas vrai. Prenons le cas de la Suède, cette « bête noire » des conservateurs. Il y a quelques mois, le cybergourou conservateur Glenn Reynolds a fait sensation en soulignant que le PIB par tête de la Suède est comparable à celui du Mississippi : voyez, ces ridicules partisans de l’État-providence se sont eux-mêmes appauvris ! M. Reynolds a sans doute conclu que le Suédois moyen est aussi pauvre que l’habitant moyen du Mississippi, et par conséquent bien moins favorisé que l’Américain moyen. Mais les Suédois vivent trois ans de plus que les Américains. La mortalité infantile en Suède est moitié moindre qu’aux États-Unis, et l’illettrisme y est bien moins répandu que dans notre pays.

Comment est-ce possible ? L’une des raisons est que le PIB par habitant constitue un indicateur parfois trompeur. Les Suédois prennent plus de vacances que les Américains, ils ont donc une durée annuelle de travail moins longue. C’est un choix, et non un échec économique. Le PIB réel par heure travaillée est de 16 % inférieur à celui des États-Unis, ce qui met la productivité des Suédois à parité avec celle des Canadiens. Mais le revenu moyen inférieur à celui des États-Unis s’explique surtout par le fait que nos riches sont tellement plus riches. La famille médiane suédoise jouit d’un niveau de vie à peu près comparable à celui de son homologue américaine : les salaires sont même plus élevés dans ce pays scandinave, et la pression fiscale plus forte est compensée par une couverture médicale et des services publics généralement meilleurs. Et à mesure que l’on descend l’échelle des revenus, le niveau de vie en Suède se place bien loin devant celui aux Etats-Unis. Les familles suédoises avec enfants, appartenant aux 10 % au bas de l’échelle _ c’est-à-dire plus pauvres que 90 % de la population _ disposent d’un revenu de 60 % supérieur à celui de leurs homologues américaines. Très peu de Suédois connaissent la grande pauvreté : en 1994, 6 % d’entre eux vivaient avec moins de 11 dollars par jour, contre 14 % des Américains.

Moralité : même si l’on pense que l’inégalité criante aux États-Unis est le prix à payer pour notre revenu national élevé, il n’est pas du tout évident que le jeu en vaut la chandelle. La raison pour laquelle les conservateurs se lancent régulièrement dans une campagne de dénigrement de la Suède est qu’ils veulent nous convaincre de l’impossibilité d’un compromis entre efficacité et équité _ en d’autres termes, si l’on essaie de prendre aux riches pour donner aux pauvres, tout le monde y perd. Mais la comparaison entre les États-Unis et d’autres pays développés n’étaie en aucune manière cette thèse.

Et l’on peut même retourner contre eux l’argument des conservateurs : l’inégalité aux États-Unis a atteint un niveau tel qu’elle est devenue contre-productive. Jusqu’à une date récente, il était pratiquement admis que, quoiqu’on en dise, les nouveaux patrons « impériaux » avaient obtenu des résultats qui faisaient paraître négligeable le coût de leurs rémunérations. Mais maintenant que la bulle boursière a éclaté, il apparaît de plus en plus clairement que la facture était trop lourde. Le prix payé par les actionnaires et la société dans son ensemble pourrait être beaucoup plus élevé que le montant effectivement versé aux PDG.

Les détails des scandales financiers ont de quoi laisser perplexe : emprunts d’initiés, stock-options, structures ad hoc, évaluation au prix du marché (mark-to-market), et autres dettes achetées avec décote et revendues à leur valeur nominale (round-tripping). Une telle complexité s’explique aisément. Toutes ces pratiques étaient destinées à favoriser les initiés, à gonfler la rémunération du PDG et de ses proches. Mais si l’on ne fait plus preuve d’aucune retenue au sein de l’entreprise américaine, le monde extérieur (y compris les actionnaires) se montre en revanche toujours aussi pudibond et n’accepte pas encore que des cadres supérieurs se livrent ouvertement au pillage. Aussi faut-il camoufler les malversations, au travers de techniques complexes que l’on peut présenter à l’extérieur comme d’astucieuses stratégies d’entreprise.

Les patrons qui consacrent leur temps à imaginer des manières innovantes de détourner l’argent de l’actionnaire pour leur profit personnel ne s’occupent probablement pas très bien des vraies affaires de l’entreprise (pour preuve, les cas d’Enron, Worldcom, Tyco, Global Crossing, Adelphia, entre autres). Les investissements choisis parce qu’ils donnent l’illusion de la rentabilité, pendant que les initiés lèvent leurs options d’achat d’actions, représentent un gaspillage de précieuses ressources. Et lorsque prêteurs et actionnaires rechignent à mettre la main au portefeuille parce qu’ils n’ont plus confiance, c’est l’ensemble de l’économie qui en pâtit.

Les partisans d’un système dans lequel certains s’enrichissent énormément se sont toujours appuyés sur l’argument suivant : l’attrait de la richesse constitue une grande motivation. Motivation, d’accord, mais pour quoi faire ? Plus on apprend ce qui se passe dans les entreprises américaines, moins on est convaincu que ces mesures incitatives ont effectivement encouragé les patrons à travailler dans notre intérêt à tous.

En septembre dernier, le Sénat a examiné un texte de loi qui aurait introduit un impôt sur les plus-values pour les Américains qui renoncent à leur nationalité afin d’échapper à la fiscalité de notre pays. Le sénateur Phil Gramm s’en est offusqué, jugeant cette mesure « digne de l’Allemagne nazie« . Propos sans doute excessif, mais pas plus que la métaphore employée par Daniel Mitchell, de la Heritage Foundation _ groupe de réflexion ultraconservateur _, pour décrire un projet de loi visant à empêcher les sociétés de se reconstituer à l’étranger pour des raisons fiscales : M. Mitchell a qualifié le texte d' »équivalent fiscal du verdict Dred Scott« , en faisant allusion à l’infâme décision de la Cour suprême de 1857 qui ordonnait aux Etats anti-esclavagistes de livrer les esclaves réfugiés chez eux.

Il y a vingt ans, un ténor du Sénat aurait-il comparé à des nazis ceux qui veulent faire payer des impôts aux riches ? Un membre d’un groupe de réflexion étroitement lié à l’administration aurait-il établi un parallèle entre l’impôt sur les sociétés et l’esclavage ? Je ne le pense pas. Les commentaires de MM. Gramm et Mitchell reflètent deux changements radicaux qu’a connus la vie politique américaine. L’un concerne la polarisation croissante _ nos hommes politiques sont de moins en moins enclins à faire preuve de modération, même dans les apparences. L’autre changement porte sur la tendance des responsables politiques à défendre les intérêts des riches. J’entends par là les vraiment très riches, pas les simples individus aisés : seule une personne qui possède un patrimoine d’au moins plusieurs millions de dollars peut envisager un exil pour des raisons fiscales.

De la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 70 _ soit la période durant laquelle les inégalités de revenus étaient tombées à leur plus bas niveau _ la politique fut bien moins partisane que de nos jours. Ce n’est pas une affirmation subjective. Mes collègues professeurs de science politique à Princeton, Nolan McCarty et Howard Rosenthal, ont, avec Keith Poole de l’université de Houston, fait une analyse statistique démontrant que le comportement électoral d’un membre du Congrès est, selon son appartenance à un parti, bien plus prévisible de nos jours qu’il y a vingt-cinq ans. De fait, le clivage entre partis n’a jamais été aussi net depuis les années 20.

Mais sur quoi s’affrontent les partis ? La réponse est simple : l’économie. Cela paraît peut-être simpliste de décrire les démocrates comme un parti qui veut taxer les riches et aider les pauvres, et les républicains comme une formation qui entend maintenir les impôts et les dépenses sociales à un niveau aussi bas que possible. A l’époque de l’Amérique des classes moyennes, cela aurait été effectivement de la caricature, car la politique n’était alors pas fondée sur des questions économiques. Mais c’était un pays différent. Comme les professeurs McCarty, Rosenthal et Pool l’ont dit, « si les revenus et les richesses sont distribués de manière plutôt équitable, les hommes politiques n’ont pas grand-chose à gagner à faire de la politique en fonction de conflits qui n’existent pas« . Aujourd’hui, les conflits existent bel et bien, et notre vie politique tourne autour d’eux. En d’autres termes, les inégalités de revenus grandissantes expliquent probablement le clivage politique croissant.

Cependant, l’opposition entre riches et pauvres n’a pas eu l’effet politique que l’on aurait pu prévoir. Alors que les revenus des privilégiés se sont envolés, alors que les ménages moyens ont au mieux vu les leurs progresser modestement, on se serait attendu à voir les hommes politiques courtiser les électeurs en se proposant de faire payer les riches. En fait, la polarisation politique s’est produite parce que les républicains se sont davantage ancrés à droite, et non pas parce que les démocrates se sont déplacés vers la gauche. Du coup, la politique économique a effectivement évolué en faveur des privilégiés. Les importantes réductions d’impôts des vingt-cinq dernières années _ celles décidées par Ronald Reagan dans les années 80 et celles de George W. Bush _ ont toutes joué fortement en faveur des très riches. Malgré la confusion savamment entretenue, plus de la moitié des allégements fiscaux de Bush profiteront en fin de compte à 1 % des ménages, les plus fortunés bien sûr. La principale augmentation d’impôts durant cette période, à savoir l’alourdissement de l’imposition des revenus du travail dans les années 80, a frappé avant tout la classe ouvrière.

L’exemple le plus frappant de l’évolution de la politique au bénéfice des riches est le mouvement en faveur d’une suppression des droits de succession. Ces droits représentent avant tout un impôt sur la fortune. En 1999, seules 2 % des successions, les plus grosses, les ont supportés, et la moitié de cet impôt a été payée par 3 300 successions seulement, soit 0,16 % du total, valant au minimum 5 millions de dollars et en moyenne 17 millions de dollars. Un quart des recettes proviennent de 467 successions seulement. Les histoires d’exploitations agricoles et d’entreprises familiales démantelées pour payer les droits de succession sont des légendes du monde rural. Nous n’en avons trouvé pratiquement aucun exemple concret, malgré tous nos efforts.

On aurait pu penser qu’un impôt qui frappe si peu de personnes tout en générant des recettes fiscales considérables serait populaire et ne susciterait pas une large opposition politique. D’autant que l’on entend depuis longtemps l’argument selon lequel les droits de succession promeuvent les valeurs démocratiques, précisément parce qu’ils limitent la capacité des grandes fortunes à former des dynasties. Aussi, comment expliquer la vigoureuse campagne en faveur d’une suppression de cette taxe ? Pourquoi cette mesure constitue-t-elle le pivot de la baisse d’impôts voulue par Bush ?

Certes, ceux qui en profiteraient ne sont qu’une poignée, mais ils ont beaucoup d’argent et encore plus d’influence. C’est le genre de personnes qui attirent l’attention des hommes politiques en quête de fonds électoraux. Il ne s’agit pas simplement de financement des campagnes électorales : les partisans d’une abolition de cette taxe ont réussi à convaincre une grande partie de l’opinion de son caractère néfaste. Discuter avec des retraités relativement prospères est éclairant. Ils qualifient cette taxe d’ « impôt sur la mort » ; nombre d’entre eux croient que leur patrimoine sera grevé par les taxes, même si la plupart ne paieront en réalité pas grand-chose, voire rien du tout ; et ils sont persuadés que les PME et les exploitations agricoles familiales supporteront l’essentiel du fardeau.

Ces idées fausses ne sont pas le fruit du hasard. On les a délibérément promues. Par exemple, un document de la Heritage Foundation intitulé « Il est temps de supprimer les impôts fédéraux sur la mort, ou le cauchemar du rêve américain » évoque des cas qui, en fait, ne se produisent que rarement, sinon jamais, dans la vie réelle. « Les propriétaires de petites entreprises, en particulier ceux appartenant aux minorités, sont angoissés à l’idée que l’affaire qu’ils espèrent léguer à leurs enfants soit détruite par l’impôt sur la mort… Les femmes qui ont arrêté de travailler pour élever leurs enfants, une fois ceux-ci devenus grands cherchent désespérément des moyens de réintégrer la vie active sans mettre en péril le patrimoine familial à cause des impôts. » Et devinez qui finance la Heritage Foundation ? Des fondations créées par les familles fortunées, évidemment. Ce n’est donc pas un hasard si les idées profondément conservatrices, qui militent contre l’imposition de la fortune, sont devenues populaires alors que les riches deviennent encore plus riches : outre qu’il permet d’acheter de l’influence, l’argent sert aussi à manipuler l’opinion.

C’est probablement un processus qui se renforce de lui-même. A mesure que le fossé entre les riches et les autres se creuse, la politique économique défend toujours plus les intérêts de l’élite, pendant que les services publics destinés à l’ensemble de la population, notamment l’école publique, manquent cruellement de moyens. Alors que la politique gouvernementale favorise les riches et néglige les besoins de la population, les disparités de revenus ne cessent d’augmenter.

Les États-Unis des années 20 ne constituaient pas une société féodale. Néanmoins, c’était un pays dans lequel d’immenses privilèges, souvent hérités, formaient un contraste frappant avec une misère noire. C’était également un pays dans lequel l’État, plus souvent que de raison, se mettait au service des privilégiés tout en faisant fi des aspirations de l’homme de la rue.

Cette époque est, dit-on, révolue. Mais qu’en est-il réellement ? Les inégalités dans l’Amérique d’aujourd’hui ont retrouvé leurs niveaux des années 20. Les gros héritages ne jouent plus un grand rôle dans notre société, mais avec le temps _ et l’abrogation des droits de succession _ nous permettrons la formation d’une élite héréditaire tout aussi éloignée des préoccupations de l’Américain moyen. A l’instar de l’ancienne élite, la nouvelle exercera une énorme influence politique. Dans son livre « Wealth and Democracy » _ « Richesse et Démocratie » _, Kevin Phillips émet cette sombre mise en garde en guise de conclusion : « Soit la démocratie se renouvelle, avec une renaissance de la vie politique, soit la fortune servira de ciment à un nouveau régime moins démocratique : une ploutocratie, pour l’appeler par son nom.«  C’est un point de vue extrême, mais nous vivons à l’heure des extrêmes. Même si les apparences de la démocratie demeurent, elles risquent de se vider de leur sens. Il est par trop facile de deviner le pays que nous pourrions devenir, un pays dans lequel de grands privilèges seront réservés aux individus qui ont le bras long ; un pays dans lequel l’homme de la rue voit son horizon bouché ; un pays dans lequel l’engagement politique semble inutile, parce qu’au bout du compte seule l’élite voit ses intérêts défendus. »

Voilà pour ce très bel article _ merci à Rufus Œconomicus de me l’avoir amicalement signalé ! _ « For richer« , de Paul Krugman, en octobre 2002…

Comme quoi, la lucidité existe, et sait résister

aux « prêt-à-penser » qui font « période », « air du temps » ;

aux paradigmes dominants qui se voudraient intimidants :

« sans nulle alternative » !

Madame Thatcher en faisait alors sa posture _ et sa « marque » de « reconnaissance » (d' »élection »…) _, en la décennie 80…

Et voici que « le réel » change, comme d’un coup, de « forme » ;

« imposant » aux « réalistes » de tous poils et tous acabits de toutes les « real-politiques« ,

de modifier, le plus subito presto possible, leur « mine », leur « figure » _ ou leur(s) masque(s)… ;

ou de changer de pied leur fox-trott, leurs footsteps, leur tango et leur valse…

Du tout récent _ lundi 13 octobre : soit juste une semaine _ prix Nobel d’économie, Paul Krugman, sont disponibles en français :

« La Mondialisation n’est pas coupable _ vertus et limites du libre-échange« , aux Éditions La Découverte, en janvier 2000 ;

et « L’Amérique que nous voulons« , aux Éditions Flammarion, en août 2008,

dont voici _ pour comparaison avec ce que nous venons de lire (d’octobre 2002) la quatrième de couverture :

« Quelques mois après l’élection présidentielle de 2004, j’ai subi des pressions : je devais cesser de passer mon temps à critiquer l’administration Bush et les conservateurs en général. « Les urnes ont parlé « , m’a-t-on dit. Avec le recul, cette élection apparaît comme l’ultime exploit du conservatisme de mouvement avant sa chute.

Quand Bush est entré à la Maison-Blanche, ce mouvement s’est enfin trouvé en mesure de contrôler tous les leviers du pouvoir, et s’est vite révélé inapte à gouverner, pratiquant des politiques contraires aux intérêts de la grande majorité des Américains : une poignée de super-riches et un certain nombre de grandes entreprises ont quelque chose à gagner à la montée de l’inégalité, à la suppression de la fiscalité progressive, à l’abrogation des droits de succession et de l’État-providence.

Mais des évolutions de fond ébranlent leur tactique politique. La principale, c’est que l’électorat américain, pour le dire crûment, devient moins blanc. Les sondages suggèrent qu’en matière de politique inférieure le centre de gravité de l’électoral s’est nettement déplacé vers la gauche depuis les années 1990 et que la race est une force en perte de vitesse dans un pays qui, réellement, devient de moins en moins raciste.

Le conservatisme de mouvement a encore l’argent de son côté, mais cela n’a jamais suffi. On peut raisonnablement imaginer qu’en 2009 les États-Unis auront un président démocrate et une majorité démocrate au Congrès. Mais cette nouvelle majorité, que doit-elle faire ? Elle doit, pour le bien du pays, suivre une politique résolument progressiste. Réduction de l’inégalité et expansion de la sécurité sociale, lancement d’une assurance maladie universelle. Soit un nouveau New Deal !« 

Avec ces mots récapitulatifs de l’éditeur :

« Paul Krugman éclaire magistralement les raisons du naufrage américain _ la fin des valeurs démocratiques et de la prospérité _ en examinant de manière décapante un siècle d’histoire politico-économique. Il propose des mesures indispensables à la juste répartition des richesses et à la renaissance d’une classe moyenne… »

A bon entendeur, salut !

Titus Curiosus, ce 20 octobre 2008

Chercher sur mollat

parmi plus de 300 000 titres.

Actualité
Podcasts
Rendez-vous
Coup de cœur